Justice, équité et égalité entre philosophie utilitariste et Science économique: Bentham, Mill, et Rawls( Télécharger le fichier original )par Didier HAGBE Université Lyon II - Master 2 Histoire des théories économiques et managériales 2005 |
Section IV Mill: Critique de la théorie benthamienne de la politique et de la société, et reformulation d'une méthodologiePremièrement, en posant que les hommes agissent toujours selon leurs intérêts, Bentham n'a fait que donner un habit plus philosophique à la proposition «extrêmement triviale» que les hommes feront toujours ce qu'ils sont le plus disposés à faire. La proposition tombe sous deux reproches: la tautologie que Bentham serait plutôt enclin à attribuer aux autres, et l'imprécision qui la permet: s'il a pu distinguer deux sortes d'intérêt (relatifs à soi, à la société), Bentham a accordé trop d'importance aux premiers confortant ainsi l'usage «vulgaire» du terme. (...que les hommes n'agiront que dans le sens de leur intérêt égoïste). L'utilitarisme de Bentham est concret, empirique. En même temps, c'est un utilitarisme individualiste. Chacun part de l'individu. Il part de l'individu pour construire le social. Bentham considère que le bonheur de l'individu s'identifie avec les intérêts de l'humanité, Mill de son côté, souligne l'écart dans l'état actuel de nos sociétés, entre le bonheur privé et le bien public. Il faut bien sûr oeuvrer à réduire cet écart mais, en attendant, le sacrifice de l'individu pour le bien commun reste la plus haute des vertus. Il est de coutume de présenter l'utilitarisme de Bentham comme étant un utilitarisme égoïste, cette idée assez rependue opposé à l'utilitarisme de Mill qui serait altruiste, comme nous l'avons vu, ceci n'est pas tout à fait vrai, puisque les deux utilitarismes prônent le bonheur de tous. Certes, le sacrifice de l'individu ne saurait avoir valeur en lui-même mais seulement en ce qu'il augmente ou tend à augmenter la somme totale du bonheur. Cependant Bentham estimait que la bienfaisance qui n'exige aucun sacrifice personnel peut s'exercer sans limite. Mais s'il y a lieu d'envisager un sacrifice personnel, la prudence s'impose. En vertu du principe du plus grand bonheur, l'agent doit produire pour autrui la plus grande quantité de bonheur aux moindre frais pour lui-même.112(*). Deuxièmement, l'intérêt d'une action est déterminé par son utilité, selon Bentham. Mais là encore, il y a une ambiguïté : confondre l'effet et l'utilité, c'est-à-dire « le principe de l'utilité et celui des conséquences spécifiques ». Outre que l'action se verrait soumise à la condition irréalisable d'un calcul perpétuel, elle ne pourrait être évaluée moralement (louée ou blâmée) que par les conséquences qu'entraînerait sa généralisation. Troisièmement, les motifs de l'action (les intérêts prépondérants à tel ou tel moment), donc, ne sont appréciés que par leurs conséquences; abstraitement parlant, ils sont tous bons et une recherche à ce propos se fonde sur cette notion vague que c'est dans l'origine de l'action plutôt que dans celle-ci qu'on en trouvera le vice ou la vertu. L'action morale, en ce sens, peut se passer d'acteur, puisqu'il lui devient indifférent. Mill remarque que, si un homme peut s'abstenir d'un crime en raison des conséquences (remords ou punition) envisagées, il peut aussi reculer devant la pensée même de commettre cet acte. C'est dans cette mesure où la peine -l'idée pénible - précède la possibilité de l'acte qu'il peut vraiment être dit vertueux. Ce qui précède l'action c'est non un intérêt mais le sentiment (impulse). C'est l'existence de tels sentiments qui n'ont pas de but extérieur qui détermine un caractère: la qualité morale de l'acteur s'établit lorsque l'acte ou son évitement deviennent eux-mêmes le but. Mill pense que de ce point de vue, la philosophie de Bentham s'est révélée néfaste pour ceux chez qui les intérêts sociaux devraient être développés en priorité et transformés en principes permanents d'action. Quatrièmement, Mill reprochera donc à Bentham l'indigence de sa conception de la nature humaine; mais ce genre d'insuffisance n'a pas seulement des conséquences sur l'étude du comportement individuel: elle se retraduit dans la pauvreté de ses idées plus générales sur la société, c'est-à-dire une approche limitée au politique et au juridique; sur le second point Bentham est crédité de nombreux mérites (dans le champ pénal, l'approche «conséquentialiste» des comportements opère) mais sa théorie de la démocratie est fautive: elle considère l'homme vivant en société sans gouvernement et se demande lequel serait le plus expédient, et conclut pour la démocratie représentative; ce résultat est acquis en général et en supposant les hommes semblables. En fait, Bentham ne procède pas différemment des théories contractuelles qu'il critique par ailleurs: l'obéissance aux lois est l'effet d'un calcul raisonnable. Vers la fin de son essai, Mill renvoie la discussion du principe d'utilité à un moment plus favorable, c'est-à-dire la réserve à la spéculation. Ce qui est une façon de l'invalider pratiquement. C'est aussi une des leçons de L'Utilitarisme: si l'analyse philosophique peut s'efforcer de le mettre à jour dans sa pureté, il n'intervient en fait que par l'intermédiaire d'autres principes; il s'agit de redonner sens à ces principes dérivés (justice, devoir...) qui constituent les déterminants immédiats de l'action et ne possédaient aucun sens propre pour Bentham. L'intervention d'autres principes dans la discussion morale amène à instrumentaliser celui d'utilité. Tant qu'on le maintient dans le domaine des vérités spéculatives, il n' y a pas de raison de ne pas lui en préférer d'autres pour l'établissement de certains faits. Sur le plan pratique, celui des principes intermédiaires, il n'intervient pas ordinairement mais doit servir d'instrument de transaction entre principes rivaux, dans la mesure où toutes les doctrines morales l'avouent même implicitement, et lui ménage une fonction: bien que l'application du critère puisse être difficile, celui-ci vaut mieux que rien du tout. L'appel «direct» au principe sert seulement à régler un conflit entre des fins secondaires qui, en même temps, sont les seules fins réelles. Lorsqu'il n'opère pas en termes de «téléologie», sa discussion est plutôt liée au problème «scientifique» de la mise en ordre des contenus de la philosophie éthique113(*). Le problème du bonheur, fin ultime de la moralité, relève lui de l'art de la vie et se voit remanié en conséquence; si son contenu s'enrichit, sa discussion va se restreindre. D'abord la culture de l'individualité doit avoir sa place à côté des problèmes d'organisation sociale. Le perfectionnement des dispositions plus passives de la sensibilité - la culture des sentiments - empêche de s'en tenir au seul point de vue de Bentham, celui du moraliste; la valeur d'un individu et de ses actions amène à le combiner à deux autres formes d'appréciation, «esthétique» et «sympathique». Le but, par ailleurs, reste le même, mais on peut l'atteindre que si l'on renonce à en faire le principe de nos actions: «.... Je n'ai jamais cessé de considérer que le bonheur est le critère de toutes les règles de conduite, et le but de la vie. Mais je tenais à présent que ce but serait atteint à condition de ne pas en faire un but direct. Ceux là seuls sont heureux, me disais-je, qui ont l'esprit occupé d'autre chose que leur propre bonheur ; de celui d'autrui, des progrès de l'humanité, même de quelques arts ou de quelques intérêts suivi non comme un moyen mais comme une fin idéale en soi...Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cesserez de l'être»114(*). Que le but puisse se déplacer de la fin sur le moyen autorise un véritable développement moral puisque la vertu peut devenir ainsi désirable en elle-même. En retour, les buts secondaires deviennent les parties du bonheur ; le désirable en soi n'existe qu'à travers des désirables de fait. Mais cela suppose une formule générale d'action suffisamment large pour laisser subsister le programme traditionnel de l'utilitarisme «le plus grand bonheur du plus grand nombre », en lui ajoutant le souci de permettre à des styles de vie différents de s'affirmer. La perfection de l'existence reste l'affaire de l'individu. Conclusion La philosophie de Mill est largement ouverte à l'avenir, tout en restant fidèle à l'empirisme anglais traditionnel, il a élargi et enrichi la notion même de l'expérience. La hiérarchie des plaisirs établie par des consciences «compétentes» est déjà l'esquisse de «l'expérience morale». Comme Bentham, il fonde les impératifs moraux sur l'expérience, mais l'expérience, ici ce sont des faits normatifs, des jugements de valeur et les règles qui leur sont liées dans une société donnée. Après Mill, l'utilitarisme, perd sa dimension polémique pour devenir une philosophie plus universitaire avec Henry Sidgwick. Ce dernier est très intéressant parce qu'il cherche à opérer une synthèse entre l'utilitarisme et Kant en montrant à quel point ils sont proches. Son objectif est d'émanciper la philosophie morale de la psychologie, en particulier de la psychologie naturaliste et associationniste de Bentham et de Mill, et de prouver l'autonomie de la réflexion morale. Il en conclura, à la fin de son livre Les méthodes de l'éthique (1874), que l'hédonisme égoïste et l'hédonisme universaliste sont également rationnels bien qu'incompatibles, d'où le déchirement de devoir accepter la dualité de la raison pratique. Le débat avec l'utilitarisme va être, après Sidgwick, l'une des dominantes de la vie intellectuelle en Angleterre, tant chez les philosophes, avec Moore, partisan d'un utilitarisme « idéal », non limité à l'hédonisme, que chez les économistes du bien être (Edgeworth, Jevons) qui s'appuieront sur la conception benthamienne pour critiquer la théorie classique de la valeur-travail et la remplacer par la théorie de l'utilité marginale. Ce sont les économistes qui, au XXe siècle, relanceront la discussion sur la signification du critère utilitariste du bien-être. Tout d'abord, en rejetant la possibilité des comparaisons interpersonnelles de bien-être qui sont nécessaires pour maximiser l'utilité générale, les critiques de l'économie du bien-être se détacheront du modèle benthamien. D'autre part, en expliquant, avec Pareto, que le calcul du bien-être maximal ne peut garantir une décision publique équitable parce qu'il indique plusieurs solutions et non une seule, la science économique montrera qu'il faut compléter le critère utilitariste par un critère de justice. C'est de là que viendra l'inspiration d'économistes comme John Harsanyi ou Amartya Sen et de philosophe comme Bernard Williams et John Rawls et un puissant mouvement de contestation de l'utilitarisme, mais également de renouvellement de ses concepts, caractérise la deuxième moitié du XXe siècle avec des auteurs telles que, Monique Canto-Sperber et Catherine Audard pour ne citer que ceux là. Ce critère de la justice, nous l'aborderons en deuxième partie, en présentant la théorie de Rawls et ses critique à l'utilitarisme, suivie d'une discussion et commentaire d'auteurs telles que Catherine Audard et Monique Canto-Sperber, et nous terminerons par un chapitre consacré à l'influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaires. * 112 Bentham, Introduction to the Principles of Morals and Legislation, chap. II, éd. Harrison, pp.132-136. * 113 L'utilitarisme, p.533 ; sur la téléologie ou doctrine des fins, voir « la logique des sciences morales », système de logique, VI, chap. 12, 6. * 114 Mill, Autobiographie, p.134. |
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