Titre du Mémoire : « justice,
équité et égalité entre philosophie utilitariste et
science économique : Bentham, Mill, et Rawls »
Plan
Résumé
Partie I. - Philosophie utilitariste: «Perspective
historique»
Introduction
Chapitre I - L'Utilitarisme version Jeremy Bentham
[1748-1832]
Section I. - Principe d'utilité générale:
Une révolution en éthique
Section II. - les objectifs de Bentham à travers son
Principe d'utilité
Section III. - La théorie économique de
l'utilité et les agrégats de bonheur, ou comment peut se mesurer
le bonheur
Chapitre II - John Stuart Mill [1806-1873] : sa
conception de L'Utilitarisme
Section I- L'utilitarisme altruiste ou idéaliste de
John Stuart Mill
Section II. - Sur la relation entre la justice et
l'utilité
Section III : L'utilitarisme et l'unique principe ultime
Chapitre III l'utilitarisme de Bentham versus l'utilitarisme
de Mill.
Section I. - Les caractéristiques de l'utilitarisme de
Bentham et de Mill
Section II - La théorie économique de
l'utilité et les comparaisons interpersonnelles d'utilité:
distinction entre l'utilitarisme qualitatif de Mill versus l'utilitarisme
quantitatif de Bentham
Section III Bentham: l'utilitarisme scientifique et la
réintégration des sentiments altruistes dans la morale
utilitaire.
Section IV Mill: Critique de la théorie benthamienne de
la politique et de la société, et reformulation d'une
méthodologie
Conclusion
Partie II La philosophie morale : Morale, éthique
et justice
Introduction
Chapitre I : Présentation ordonnée de la
théorie de Rawls et sa critique de l'utilitarisme
Section I : « La théorie de la justice
comme équité : une théorie politique et non pas
métaphysique ». Ou comment Rawls conçoit sa
théorie.
Section II: Rawls et sa critique de l'utilitarisme
Chapitre II Discussion et commentaire sur la théorie de
Rawls et ses critiques à l'utilitarisme
Section I.- Otfried Höffe : «Dans quelle mesure
la théorie de John Rawls est-elle kantienne ?
Section II.- Catherine Audard, question de
méthode : «Le libéralisme et la question de la fin
dominante»
Chapitre III Discussion et commentaire autour du principe
d'utilité
Section I.- L'approche de Kymlicka et celle de Nozick en ce
qui concerne le principe d'utilité de Bentham
Section II : Monique Canto-Sperber et sa théorie du
bonheur
Chapitre IV. - Influence de Rawls sur la théorie
économique contemporaine et révision par celle-ci de ses
prémisses utilitaristes.
Section I : Le concept de justice de Rawls dans
l'économie politique
Section II.- : La conception Rawlsienne de
l'équité
Conclusion
RÉSUMÉ
Il nous a paru intéressant de revenir à ces
philosophes de la tradition que sont Bentham et Mill, et de prolonger notre
étude jusqu'à certains auteurs du XXe siècle. Notre souci
est d'aborder les questions et les concepts propres à la philosophie
utilitariste, politique et morale.
Notre travail se fera en deux parties :
A partir d'une introduction historique, nous avons construit
ce travail en deux parties, les deux parties nous renvoyant à deux
problèmes. La première partie de nos travaux sera donc
consacrée à ce que nous avons intitulé: Philosophie
utilitariste: «Perspective historique»
Le matériau que nous examinons consiste presque
entièrement aux travaux consacrés à la notion du
«plus grand bonheur pour le plus grand nombre»
Notre travail entend fournir une introduction aux pères
fondateurs de la philosophie utilitariste en présentant l'oeuvre des
grandes figures historiques. Les thèses de Bentham et de Mill ont
été une référence en économie politique et
en philosophie politique depuis le début du XIXe siècle.
L'utilitarisme peut être considéré comme
la première référence fondamentale de
l'éthique1(*)
économique et sociale. Cette doctrine a constitué pendant
longtemps l'un des cadres les plus importants de la réflexion
éthique des économistes depuis le XIXe siècle
jusqu'à nos jours. Le principe paraît simple, pour les
utilitaristes: une société juste est une société
heureuse. L'utilitarisme se veut une doctrine résolument moderne,
humaniste et altruiste. Héritier des lumières du XVIIIe
siècle et profondément influencé par l'empirisme anglais,
il prône l'abandon de toute idée de droit naturel et de toute
métaphysique englobante: aucune autorité suprême ne peut
décréter ce qui est juste ou bon pour l'humanité; seuls
comptent les états de plaisir ou de souffrance vécus par les
êtres humains. Quel que soit la décision à prendre, il nous
faut faire abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos
préjugés moraux, de nos conceptions métaphysiques et de
nos croyances religieuses, et nous soucier exclusivement de poursuivre «le
plus grand bonheur du plus grand nombre».
L'utilitarisme défend l'idée qu'un comportement
ou une politique moralement juste est celui ou celle qui produit le plus grand
bonheur des membres de la société. A ce titre, l'utilitarisme de
Bentham et Mill peut être considéré comme étant une
morale politique. La morale de l'utilitarisme ne dépend pas de
l'existence de Dieu, de l'âme ou d'une autre entité
métaphysique improbable. Le bien que l'utilitarisme entend promouvoir:
le bonheur, ou le bien-être, est un objectif que nous poursuivons tous
pour nous- mêmes et pour ceux que nous aimons. La première
règle établie par les utilitaristes, est que cette recherche du
bien-être [utilité] soit effectuée impartialement, pour
chacun des membres de la société.
La deuxième partie sera consacrée à la
philosophie morale : Morale, éthique et justice, à travers
les travaux récents de philosophie politique normative, en particulier
la théorie de la justice proposée par Rawls, qui tente de
décrire la bonne société, la société juste.
Bien sûr nous ne pouvons pas aborder cette partie, sans aborder à
nouveau les oeuvres des grandes figures historiques de la philosophie
politique, que sont Bentham et Mill, nous revisiterons donc le principe
d'utilité, à travers une discussion au chapitre III de la
deuxième partie.
En ce qui concerne la méthode, il n'a pas
été question pour nous de nous livrer à des
considérations méthodologiques en expliquant comment nous
comprenons la philosophie politique, notre travail se veut uniquement un
travail d'historien. Une des difficultés que nous avons rencontré
est qu'il existe très peu d'ouvrages de Bentham et de Mill traduits en
français. Entamer un travail sur Bentham, c'est d'abord se heurter
à une hostilité philosophique et à une pénurie de
travaux en français, même si quelques travaux et traduction
récents sont à signaler. Ainsi, très peu d'ouvrages de
Bentham sont disponibles à la lecture en français mis à
part les éditions Dumont du début du XIXe siècle. Nous
pouvons nous référer à l'édition Bowring (en
anglais), beaucoup plus complète mais dont les choix ne sont pas
toujours très judicieux et justifiés. De plus, University College
of London a lancé voici déjà quelques décennies le
Bentham's Project visant à publier tous les écrits de Bentham ;
cette dernière édition est appelée, si elle ne l'est
déjà pour certains ouvrages, à devenir l'édition de
référence. Mais peu d'ouvrages sont pour l'instant disponibles.
Il nous appartient donc d'oeuvrer pour la reconnaissance de cet auteur
méconnu. Nous avons rencontré les mêmes difficultés
en ce qui concerne la traduction des ouvrages de Mill et la rareté de
travaux sur Mill en français, nous déplorons aussi l'absence des
traductions d'autres classiques de l'utilitarisme tels que Sidgwick et
Jevons.
Tout le long de nos recherches, nous avons constaté
qu'il était difficile de distinguer philosophie morale et philosophie
politique, morale et éthique, tout au moins nous allons essayer
d'établir une continuité fondamentale entre philosophie morale et
philosophie politique en prenant appui sur les explications de Nozick. «La
philosophie morale établit l'arrière plan et trace les
frontières de la philosophie politique. La définition de ce que
les individus ont ou n'ont pas le droit de se faire les uns aux autres limite
ce qu'ils ont le droit de faire à travers l'appareil d'Etat ou bien pour
constituer un tel appareil. Les interdits moraux qu'il est permis de faire
respecter sont la source de toute forme de légitimité de la
puissance coercitive de l'Etat».2(*)
Notre travail va donc suivre le plan suivant:
La première partie intitulée philosophie
Utilitariste: «perspective historique» comportera : une
introduction, de trois chapitres, le premier chapitre consacré à
l'utilitarisme version Jeremy Bentham, le deuxième chapitre à
John Stuart Mill et sa conception, de l'utilitarisme et le troisième
chapitre sera intitulé : l'utilitarisme de Bentham versus
l'utilitarisme de Mill (remarques sur la différence entre les deux
approches et leurs limites) et nous terminerons par une conclusion.
La deuxième partie, intitulée philosophie
morale : Morale, éthique et justice, sera composée :
d'une introduction, de trois chapitres : le premier chapitre sera une
présentation ordonnée de la théorie de Rawls et sa
critique de l'utilitarisme, le second chapitre sera une discussion et
commentaire sur la théorie de Rawls et ses critiques de l'utilitarisme,
ensuite suivra un troisième chapitre concernant une discussion sur le
principe d'utilité et enfin le dernier chapitre portera sur l'influence
de Rawls sur la théorie économique contemporaine et
révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes. Et nous
terminerons par une conclusion.
PARTIE I. - PHILOSOPHIE UTILITARISTE: «PERSPECTIVE
HISTORIQUE»
Introduction
À la fin du XVIIIe siècle, le monde connut des
mutations politiques telles que les Révolutions américaine et
française. Le concept d'Etat-nation moderne émergeait, et on
assista à des transformations économiques que fut la
montée en puissance de la bourgeoisie et le début du
libéralisme3(*).
Toutes ces mutations modifièrent considérablement le paysage
philosophique. Les révolutions de 1848 révélèrent
la puissance persistante des nouvelles idées de «liberté,
d'égalité et de fraternité». De nouvelles
préoccupations surgirent, et les philosophes adoptèrent une
manière différente de poser les problèmes.
En Amérique, un nouveau pays aménagé
d'une constitution inédite vit le jour, et la guerre civile sanglante
mit un terme, finalement, à l'esclavage en Occident. Par ailleurs, la
révolution industrielle amena rien de moins qu'une restructuration
complète de la société. L'Angleterre, qui, dès la
fin du XVIIe siècle, avait défini certains droits des sujets dans
le cadre de la monarchie, devient ainsi un modèle pour les penseurs
politiques prérévolutionnaires.
La place de l'Angleterre comme centre intellectuel est
renforcée par les développements du courant empiriste4(*) né au XVIIe
siècle. Hume5(*), par
exemple, valorise l'observation tirée de l'expérience et critique
le rationalisme6(*) du XVIIe
siècle. Mais, face à ce premier courant qui tend vers un
scepticisme radical, se développe un second courant qui
privilégie le rôle des sentiments sur la raison. Cette tendance
prend en France la forme du sensualisme7(*), dont Condillac est le plus grand
représentant, mais il est probable qu'une philosophie comme celle de
Jean-Jacques Rousseau trouva dans ce courant l'une de ses sources
d'inspiration. A cette période on assiste à l'existence d'une
continuité politique anglaise et une absence de rupture comme 1790 en
France.
«Chez nous, l'écrivain qui avouerait hautement ses
opinions antireligieuses, ou même antichrétiennes, compromettrait
non seulement sa position sociale, que je me crois capable de sacrifier
à un but suffisamment élevé, mais, ce qui serait plus
grave, ses chances d'être lu[...]. La véritable
émancipation des spéculations sociologiques, soit de l'empirisme,
soit de la tutelle sociologique, ne saurait avoir lieu chez nous, tant que nous
n'aurons pas fait notre 1790»8(*).
Ainsi deux cultures se font face: d'un côté le
modèle français, lié au centralisme d'Ancien régime
avec comme principe, l'État c'est la loi, et les contre-pouvoirs de
Montesquieu inspirés du modèle anglais des «checks and
balances», et une conception spécifique de la .justice
qui applique la loi, qui a compétence liée, et doit être
d'autant plus indépendant, or le débat français a pour un
des points de départ, et comme source de la loi, la réflexion de
Rousseau sur la volonté générale. En effet, c'est chez
Rousseau que la notion prend un sens politique, la volonté
générale est celle du corps social uni par et dans le contrat
social, considéré non comme un agrégat d'individus, mais
comme l'équivalent d'une personne morale et soucieux uniquement de
l'intérêt commun. C'est pourquoi la volonté
générale ne saurait se définir par la simple addition des
volontés individuelles. C'est elle qui fonde toute décision du
souverain, à condition qu'elle concerne une question
d'intérêt commun, qu'elle soit établie par la
majorité des citoyens après consultation de tous et que la
décision soit appliquée à tous. La grande question du
libéral français est comment faire pour que la politique ne soit
pas tout, qu'elle n'interfère pas avec la vie privée, dans une
culture où, par le jeu de la volonté générale, tout
est politique. L'obsession libérale par excellence dans cette culture,
est la liberté, au sens de la préservation de la
spécificité du politique et de la protection de la sphère
privée.
En face, le modèle anglais, marqué par la
révolution anglicane, est marqué par deux traits : la non
distinction entre raison politique et raison économique, d'une part ; la
loi sans l'État, d'autre part. En ce qui concerne le premier trait, la
majorité, c'est le plus grand nombre. L'idée de volonté
générale est absente de la réflexion de Locke. La
légitimité, empirique9(*), plus encore que dans le libéralisme bourgeois,
repose sur les distinctions sociales : les contre-pouvoirs sont des pouvoirs
sociaux, représentés par la chambres des Communes, les Lords, le
Juge. De là le second trait, qui impose une conception de la justice
très différente du système français. Le juge ne se
borne pas à appliquer la loi, comme en France : il représente,
lui aussi, la société, et, comme tel, il est aussi
créateur de droit. A la différence du système
français, qui fait émaner les règles collectives de la
volonté générale, les règles de droit
émanent aussi bien de la société civile que des
représentants du peuple. L'obsession libérale par excellence,
dans le système anglais, est la question de l'acquiescement de tous aux
normes collectives. L'obsession centrale est la reconnaissance et la protection
des minorités.
En fin de compte, la pensée libérale
hésite, on le voit, entre deux pôles : d'un côté,
l'aspiration intransigeante à la liberté. De l'autre, la
soumission de l'individu aux lois naturelles, telles que les perçoit et
les organise la raison. D'un côté le laisser-faire ; de l'autre,
l'organisation. D'un côté l'individualisme ; de l'autre, le
contrôle social.
Que ce soit sur le plan politique ou sur le plan
législatif, le XVIIIe siècle est tout entier
préoccupé par le problème de la nature. Cette question,
que l'on retrouve sous la plume de la plupart des philosophes, dissimule une
remise en question de l'héritage de la tradition de l'Ancien
Régime qui imposait une hiérarchisation de la
société. Or le rôle de plus en plus important de la
bourgeoisie portait atteinte aux privilèges de la noblesse. Par
conséquent, les tentatives menées pour isoler ce qu'est l'homme
indépendamment de l'influence de la société ont une
dimension critique qu'il convient de mentionner.
À la fin du XVIIIe siècle, l'indépendance
de la science par rapport à la philosophie est devenue
irrévocable. C'est en Prusse, avec la publication de la Critique de la
raison pure d'Emmanuel Kant, que fut pour la première fois
formulé philosophiquement ce constat. Malgré sa tendance
irrépressible à passer outre les frontières de ce qu'elle
peut connaître, la raison doit désormais reconnaître ses
limites, et ne plus chercher à faire de notions comme
l'âme10(*), le monde
et Dieu, des outils de rationalité scientifique. Inspiré par
l'empirisme anglais de Hume, le criticisme kantien donna naissance à
l'idéalisme allemand que l'on retrouve tout au long du XIXe
siècle.
Au départ, en économie, la notion
d'utilité était essentiellement liée à la prise de
risque. La «Théorie sur la mesure du risque» de Daniel
Bernoulli11(*)
[1700-1782], et dans celle-ci, le Paradoxe de Saint-Pétersbourg12(*) furent à la base des
théories économiques et financières de l'aversion au
risque, de la prise de risque et de l'utilité. La notion
d'utilité est devenue plus largement une mesure de bien-être ou de
la satisfaction obtenue par la consommation, ou du moins l'obtention, d'un bien
ou d'un service.
Jeremy Bentham a été un pionnier dans
l'utilisation de calculs utilitaristes en ce qui serait appelé plus tard
économie du bien-être pour obtenir des jugements concernant
l'intérêt social en agrégeant les intérêts
personnels des différents individus sous la forme de leurs
utilités respectives.
C'est ainsi que l'utilitarisme a été très
influent dans la formation de l'économie du bien-être,
dominée pendant longtemps par une adhésion quasi inconditionnelle
au calcul utilitariste dont Bentham fut l'instigateur. La préoccupation
de Bentham et celle de l'utilitarisme en général étaient
l'utilité totale d'une communauté.
La notion d'utilité est liée à la notion
de besoin. Le concept est ensuite utilisé dans les fonctions
d'utilité, fonctions d'utilité sociale, utilité cardinale
chez Jevons, boîtes d'Edgeworth, optimum au sens de Vilfredo-Pareto.
Cette notion d'utilité devient un concept central de l'économie
du bien-être.
Dès lors, la réflexion économique peut
s'affranchir de la morale et s'appuyer sur le seul calcul des avantages et
désavantages pour la richesse de l'individu et de la nation, bref selon
son utilité économique13(*). La morale devient l'objet d'un calcul individuel,
d'une arithmétique, qui influence aujourd'hui la théorie
économique, par exemple la théorie de la
responsabilité14(*), et pour ce calcul, initialement trois principes
élémentaires sont à considérer:
Le premier principe est l'individu: le statut de l'enfant
change et on peut dire la même chose de tout. L'individu acquiert le
droit naturel moderne : aujourd'hui nous considérons que chaque
humain a les mêmes droits.
Le deuxième principe est L'utilité: si les
individus sont tous égaux, alors que peuvent-ils faire pour se
supporter? Ils échangent sur les marchés qui doivent être
réglés: le prix est déterminé selon l'offre et la
demande et non plus par le rang de chacun comme au temps d'Aristote et de
Thomas d'Aquin. C'est le «juste prix» ou prix d'équilibre.
Ceci signifie que l'on doit avoir «le plus grand bonheur pour le plus
grand nombre»: chaque individu cherche à maximiser son
intérêt et contribue à un équilibre.
Le troisième principe est la liberté: elle
consiste à laisser le marché s'autoréguler seul, c'est ce
qu'on appelle «la main invisible». En 179115(*), la loi le Chapelier16(*) et le décret
Allarde17(*) appliquent le
principe de liberté de circulation des biens et des personnes: les
associations de commerçants sont supprimées et tout syndicat est
interdit.
C'est dans ce contexte de bouleversement politique,
idéologique et économique que naît et vit Mill. Il n'est
pas surprenant que tous ces bouleversements le conduisent avec tant d'autres,
notamment Bentham, à repenser la morale. Les anciennes valeurs, les
vieux modes de pensée, furent critiqués et questionnés.
C'est cet arrière-fond qui explique que les arguments de Bentham en
faveur d'une nouvelle conception de la morale eurent une influence
considérable. La morale, selon lui, n'a rien à voir avec
l'idée de faire les volontés de Dieu ni non plus avec
l'obéissance à des règles abstraites. La morale n'est rien
d'autre que la tentative d'accroître le plus de bonheur possible dans
notre monde.
La morale, n'a plus rien à voir avec l'idée de
faire les volontés de Dieu ni avec l'obéissance à des
règles abstraites. La morale n'est rien d'autre que la tentative
d'augmenter le bonheur du plus grand nombre d'individus.
Le XVIIIe siècle a donc vu naître et
s'épanouir une révolution en éthique, et certaines
théories philosophique transformèrent les mentalités,
parmi lesquelles l'utilitarisme, théorie proposée par David Hume,
et qui devient une philosophie qui évolue dans la période
classique d'une morale individuelle : Bentham, vers une morale
sociale : Mill. Mais, l'utilitarisme ne fut pas seulement une philosophie
morale, mais également un vaste mouvement intellectuel, politique et
social.
Chapitre I - L'Utilitarisme version Jeremy Bentham
[1748-1832]
Jeremy Bentham, philosophe et juriste est né à
Londres, le 15 février 1748. Il s'est révélé
être un peu un enfant prodige : bien qu'étant encore tout
petit, on le découvrit assis au bureau de son père lisant une
encyclopédie de l'histoire de l'Angleterre, et il commença
à étudier le latin à l'âge de trois ans. A douze
ans, il fut envoyé comme étudiant en Droit au Queen's College
d'Oxford, son père, un procureur prospère, ayant
décidé que Jeremy suivrait le même chemin que lui et se
dirigerait vers la loi, et étant entièrement sûr que son
fils brillant serait un jour Grand Chancelier d'Angleterre. C'est au Queen's
College d'Oxford, que Bentham découvre la théorie des droits
naturels18(*) avec
Blackstone, le grand juriste tory, et les théories pénales en
lisant le Traité des délits et des peines [1764] de
Beccaria19(*),
admiré de Voltaire pour son combat contre la peine de mort. Sa vocation
est toute trouvée : il rêve de devenir réformateur social ;
et son champ d'action sera emprunté à un débat qui s'ouvre
en Angleterre à son époque et qui émerge en France sous la
Restauration.
Bentham, cependant, a rapidement perdu toute illusion
concernant la loi, particulièrement après avoir entendu les
lectures de la principale autorité en cette matière de
l'époque, Sir William Blackstone [1723-1780]. Au lieu de pratiquer la
loi, il a décidé d'écrire à son propos et il a
passé sa vie à critiquer les lois existantes et à faire
des propositions pour leurs améliorations. C'est dans un livre de
Priestley que Bentham trouva la maxime sur laquelle il devait faire reposer
tout son système : «Le plus grand bonheur du plus grand
nombre.» A cette vue, dit-il, je m'écriai transporté de
joie, comme Archimède lorsqu'il découvrit le principe fondamental
de l'hydrostatique: je l'ai trouvé, Eurêka!
En 1789, Bentham publie son grand oeuvre, Introduction aux
principes de la morale et de la législation. Bentham veut passer de la
réforme libérale au contrôle social. La pensée de
Bentham est très éloignée de celle de la Révolution
française, car la Révolution, c'est la théorie de la
volonté générale, l'idée du droit
créé par les représentants du peuple, par l'Etat.
Le système anglo-saxon, issu de Locke20(*), est la conception de la
majorité comme expression arithmétique de la pluralité des
voix et l'idée du droit créé par les juges, et par la
société. Il résulte de cette différence
fondamentale qu'en France, la politique est perçue comme une
idée, avant que d'être traduite en expérience, et que le
droit s'impose de haut en bas. En revanche en Angleterre, la politique est
d'abord une donnée de l'expérience, et le droit doit
émerger de la société.
En bon logicien qu'il est, comme Hobbes21(*), Bentham s'est lancé
sur cette piste, plus loin que quiconque, plus loin que Locke lui-même et
que les pères de la Révolution américaine, dans son
Introduction aux principes de la morale et de la législation, il
récuse à la fois la théorie abstraite du contrat social et
la théorie des droits naturels. Non pour nier ces droits, mais pour nier
que ceux-ci soient effectivement fondés en nature, leur inventaire est
un a priori qui a peu de rapport avec la raison, il est arbitraire.
Bentham qualifie la Déclaration des droits de l'homme
de "sophisme métaphysique". Les critères d'une
société juste devront donc être reconstruits sur d'autres
bases. Ces bases, Bentham les emprunte au philosophe anglais par excellence,
David Hume [1711- 1776], le philosophe de l'empirisme. Ces bases sont: les
notions de bonheur et surtout, d'utilité.
L'homme est ainsi fait qu'il cherche naturellement le plaisir
et fuit la douleur. Cette stratégie commande l'harmonie des
sociétés humaines. Aucun objectif n'est plus absurde que la
prétention de rendre l'homme autre qu'il n'est. Si vous le rendez bon,
vous arriverez au même résultat que la fameuse fable des abeilles
de Mandeville22(*), Pour
Mandeville, la motivation réelle de l'action morale est
l'intérêt personnel; cependant, et là Mandeville
préfigure la «main invisible» au sens d'Adam Smith,
l'intérêt privé peut conduire à des résultats
heureux dans la vie publique: «vices privés, vertu publique»
est le sous titre de La fable des abeilles (1714).
Sortant des impasses auxquelles conduisent ces
hypothèses sur la motivation de l'acte vertueux, Bentham, prolongeant
les idées de Hume, prend le tournant décisif en faisant porter
l'analyse sur l'action et ses conséquences et non plus sur les motifs de
la conduite. Il faut préciser, cependant, que ce qui intéresse
Bentham, comme avant lui Beccaria, c'est l'action publique, celle des juges,
des législateurs ou des gouvernements, pas l'action morale individuelle.
Cela explique pourquoi le domaine privilégié de l'utilitarisme,
encore de nos jours, est le domaine de l'éthique appliquée, du
choix social et de la décision publique plus que celui de la
décision individuelle. L'impact de Bentham fut très important,
comme le soulignent justement Mill, en particulier dans le domaine du code
pénal en raison de sa dénonciation de l'iniquité des
peines dont le but était, surtout, de satisfaire l'esprit de vengeance
de la société et non l'utilité publique.
Dans la fable des abeilles, elles sont égoïstes et
âpres au gain ; une ruche où les abeilles seraient vertueuses et
charitables ne pourrait pas fonctionner. Le problème du
réformateur qu'est Bentham est donc de tirer le meilleur parti possible
des défauts et des qualités des hommes. Bentham essaye donc de
trouver l'arithmétique politique (il emploie l'expression) la plus
exacte, qui ajuste les uns aux autres les comportements d'individus
considérés comme égoïstes et calculateurs.
Bentham est un réformiste sans être vraiment
révolutionnaire. Il faut réformer les institutions anglaises. Il
y a une tension entre la totalité et les individus qui doivent
être protégés dans la société. Ce n'est pas
encore la lutte des classes. Il pense que la somme des utilités
individuelles donnera un vecteur commun, le principe de maximation : il faut
assurer le bien et pour un plus grand nombre.
Sous son influence, en 1793 il apparaît que le but de
toute association politique est le bonheur commun. Le droit au bonheur figure
aussi dans la déclaration des Etats-Unis d'Amérique.
Le principe d'utilité lui-même est adopté
dogmatiquement, mais on ne peut prouver le principe d'utilité, car c'est
une question de choix personnel. La chaîne des preuves doit bien
commencer quelque part. Bentham évacue le concept de justice comme
concept fondamental du droit. Il s'en sort en transformant la notion de
sympathie envers les autres, une sympathie calculée. Il ne faut pas
être bêtement égoïste mais de manière
intelligente. Sinon des égoïsmes bruts s'opposent et le bonheur de
chacun diminue. Il faut respecter les égoïsmes des autres. Il faut
que chacun s'occupe de son bonheur individuel.
Le droit est un pur instrument. Il faut réformer la
société dans un but commun. L'Etat est un apport de
laisser-faire, de libéralisme. Le droit doit créer un cadre, un
cadre d'épanouissement du bonheur. Les statuts des indigents doivent
être protégés, car les pauvres sont potentiellement une
menace. Il faut les aider un peu pour désarmer une révolte
sociale possible.
Le droit devrait être un peu plus prévisible.
Bentham demande une codification du droit anglais sur le modèle
français ou prussien. Il faut un minimum de codification pour la
sécurité juridique. Il n'aime pas le pouvoir prétorien des
juges qui font ce qu'ils veulent. L'utilité est le rejet de la tradition
qui ne sert plus à rien que l'on vénère seulement parce
qu'elle est ancienne.
L'Etat repose sur la recherche de l'utilité commune et
la recherche du maximum de bonheur pour le plus grand nombre. Le gouvernement
ne doit intervenir que pour éviter les conflits entre les
égoïsmes. Il ne doit pas se mêler de la distribution des
biens sociaux. La législation doit assurer la doctrine de
l'utilitarisme, le bien-être comme un critère moral de
l'organisation de la société. Pour Bentham et Mill, la
société doit chercher à maximiser l'utilité totale
des individus.
Bentham ne propose aucune dogmatique éthique, aucune
objectivité, l'éthique change selon les circonstances. Le droit
réalise un équilibre social, en vue du bonheur de tous. C'est ce
qu'il appelle le principe d'égalité, ce principe découle
du principe d'utilité, il n'est pas créé normativement.
Par exemple, si on a 100 choses à partager entre 5 personnes, on en
donne 20 à chacun pour qu'il soit content. Si on répartit
différemment, la somme globale mathématiquement est la
même, mais un partage inégal, partant du principe de
l'utilité marginale décroissante, ne maximise pas
l'utilité. Le partage inégal diminue donc la somme totale de
plaisir. C'est purement pragmatique et mathématique.
Bentham considère donc que l'homme réagit
principalement aux sensations agréables ou désagréables
qui l'affectent. C'est donc en agissant sur ces sentiments qu'on peut gouverner
une société humaine. Un bon gouvernement doit donc tenir une
comptabilité des peines qu'il inflige et des plaisirs qu'il dispense,
l'objectif étant que la somme des plaisirs (c'est-à-dire le
bonheur) soit maximum et la somme des peines (c'est-à-dire le malheur)
soit minimum et cela dans le but d'atteindre "le plus grand bonheur (bonheur =
bien suprême) du plus grand nombre". [The greatest happiness of the
greatest number]. Bentham est donc en cela à l'origine d'une
économie politique sur la base du calcul de l'utilité des choses
et des activités.
Universaliste est la première expression qui
caractérise l'ambition que Bentham assigne à son système
philosophique. En cela le principe d'utilité est véritablement
pragmatique. A la différence d'autres philosophes, Bentham admet les
hommes tels qu'ils sont, et non tels qu'ils devraient être, mais le
principe d'utilité prescrit également ce qui doit être
c'est-à-dire les hommes tels qu'il faudrait qu'ils agissent.
Section I. - Principe d'utilité
générale: Une révolution en éthique
L'utilitarisme peut être considéré comme
révolutionnaire, car c'est une théorie philosophique qui a
transformée les mentalités. En effet la plupart des gens pensent
certainement que la recherche du bonheur est légitime et que le plus
grand bonheur du plus grand nombre reste un objectif révolutionnaire.
David Hume et Helvétius utilisaient
systématiquement l'expression «principe d'utilité
publique»23(*),
indiquant clairement ainsi qu'il s'agit d'un critère éthique et
que ce critère n'est pas le bonheur de «l'individu qui agit»
mais celui de «tous ceux qui sont concernés».
Ce principe fut repris par Bentham. «D'Helvétius,
j'ai appris à regarder la tendance de toute institution ou action
à promouvoir le bonheur de la société comme le seul
critère et la seule mesure de son mérite, et à [...]
regarder le principe d'utilité comme un oracle qui, s'il était
correctement consulté, donnerait la seule solution véritable
à chaque question concernant le bien et le mal»24(*).
Les liens les plus étroits entre la philosophie
utilitariste et l'économie doivent être recherchés dans
l'économie du bien-être, ce qui importe c'est le bien-être
humain, pour Mill, ce qui importe est la qualité des plaisirs. C'est
Bentham qui introduisit le vocable Utilité en 1781 et qui fait de ces
principes les implications théoriques et pratiques les plus abouties. Le
principe éthique à partir duquel il jugeait les comportements
individuels ou publics était l'utilité sociale, d'où la
formule bien connue: «le plus grand bonheur du plus grand nombre».
Cette doctrine pose en hypothèse que ce qui est «utile» est
bon et que l'utilité peut être déterminée d'une
manière rationnelle. Il est à l'origine d'une économie
politique sur la base du calcul de l'utilité des choses et des
activités. Bentham défendit l'idée qu'il n'y avait qu'un
unique principe moral ultime, le « Principe d'utilité ». Ce
principe veut qu'à toutes les fois que nous devons faire un choix entre
deux actions ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre
les meilleures conséquences pour tous ceux concernés. Comme
Bentham l'écrit dans son Introduction aux principes de la morale et de
la législation.25(*)
On peut définir ce principe à partir des seules
motivations élémentaires de la nature humaine, (son penchant
«naturel» à rechercher le bonheur, le plaisir et à
esquiver la souffrance). Ce principe est formulé ainsi par Bentham:
«La nature a placé l'humanité sous l'empire, [gouvernement]
de deux maîtres souverains, la peine et le plaisir. C'est à eux
seuls qu'il appartient de nous indiquer ce que nous devons faire comme de
déterminer ce que nous ferons. Le critère du bien et du mal, (la
distinction du juste et de l'injuste) d'une part, l'enchaînement des
causes et des effets, d'autre part, est attaché à leur
trône. Le principe d'utilité constate cette sujétion, et la
prend pour fondement du système dont l'objet est d'élever
l'édifice de la félicité par la main de la raison et de la
loi. Mais assez de métaphores et de déclamations: ce n'est pas
par tels moyens que la science morale sera
améliorée. »26(*) Ce principe est basé sur un point de vue
simple, pour les utilitaristes, une société juste est une
société heureuse.
Pour Hume « nous devons chercher les lois qui sont,
dans l'ensemble, les plus utiles et les plus bénéfiques [...]
quel argument plus fort peut- on souhaiter ou imaginer pour justifier tel ou
tel devoir que le fait de savoir que plus ce devoir est considéré
comme inviolable, plus la société atteindra un degré
élevé de bonheur [...] même dans la vie de tous les jours,
nous avons recours à chaque instant au principe d'utilité
publique»27(*) Le
principe d'utilité de Bentham ne se contente pas de décrire ce
qui est comme chez Hume, mais prescrit ce qui doit être.
Les règles morales doivent être testées en
fonction de leurs conséquences pour le bien-être de
l'humanité (si le bien visé par la morale est le bien-être
de l'humanité, alors le comportement le plus recommandable du point de
vue moral est certainement celui qui maximise ce bien- être en accordant
une égale importance au bien-être de chaque individu).
Bentham pense que pour qu'un homme soit gouverné par
quelque motif que ce soit, il doit dans chaque cas regarder au-delà de
son action; il doit regarder vers les conséquences; et c'est seulement
de cette façon que l'idée de plaisir, de peine, ou de tout autre
évènement, peut donner naissance à l'action28(*).
L'utilitarisme, héritier des lumières du XVIIIe
siècle, et profondément influencé par l'empirisme anglais,
il prône l'abandon de toute idée de droit naturel29(*) et de toute
métaphysique30(*)
englobante: aucune autorité suprême ne peut décréter
ce qui est juste ou bon pour l'humanité; seuls comptent les états
de plaisir ou de souffrance vécus par les être humains. Quelle que
soit la décision à prendre, il nous faut faire abstraction de nos
intérêts et de nos penchants, de nos préjugés
moraux, de nos conceptions métaphysiques et de nos croyances
religieuses, et nous soucier exclusivement de poursuivre le plus grand bonheur
du plus grand nombre31(*).
(Bentham qui employait pour désigner le principe de sa morale,
l'expression «the principle of utility », lui substitua
l'expression employée par Hutcheson et Beccaria, mais à laquelle
le nom de Bentham devait désormais rester attaché: «the
greatest happiness principle».
Section II. - les objectifs de Bentham à travers son
Principe d'utilité
L'objectif de Bentham est de neutraliser les défauts,
de façon à maximiser (et non pas seulement optimiser) la
production de l'intérêt général à partir des
intérêts particuliers. Il ne lui suffit pas en effet d'optimiser :
il faut maximiser le rendement social. L'utilitarisme soutient que la seule
chose désirable comme fin est le bonheur [happiness],
c'est-à-dire le plaisir et l'absence de douleur, plaisir et absence de
douleur constituent dès lors les deux seules entités qui puissent
expliquer l'action humaine, et qui aient une valeur intrinsèque. Par
malheur [unhappiness], on entend la douleur et la privation de plaisir.
Nous avons donc affaire ici à l'utilité comme
hédonisme, car c'est l'expérience ou la sensation du plaisir qui
constitue le bien-être suprême de l'humanité. C'est le seul
bien qui soit une fin en soi et pour lequel tous les autres biens sont moyens.
Bentham déclarait que «le jeu de quilles a autant de valeur que la
poésie» s'il nous procure un plaisir de même intensité
et de même durée. Si nous préférons la poésie
au jeu de quilles, si nous estimons q'il s'agit là d'un passe-temps plus
estimable, c'est sans doute parce qu'il nous procure plus de plaisir. Par la
suite, Bentham défendit l'idée qu'il n'y a qu'un unique principe
moral ultime, le « Principe d'utilité ». Ce principe veut
qu'à toutes les fois que nous devons faire un choix entre deux actions
ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre les meilleures
conséquences pour tous ceux concernés32(*). Bentham admet implicitement
que tous les hommes calculent c'est-à-dire qu'ils évaluent pour
chaque action «les plaisirs et les peines» qui y sont
associées. Si les plaisirs l'emportent sur les peines, il y a bonheur et
il y aura action. Dans le cas contraire, l'individu s'abstiendra. Chaque homme
est donc animé par la recherche du maximum de plaisirs et du minimum de
peines, donc mû par son propre intérêt personnel.
Chez Bentham, le bien et le mal sont le plaisir et la douleur,
le plaisir et l'absence de douleur sont perçus comme ayant une valeur
intrinsèque. Cette idée que le bien positif est meilleur que la
douleur est de l'hédonisme. En effet, à la recherche d'un
fondement incontestable pour l'éthique, Bentham, contemporain de Kant,
pensait l'avoir trouvé dans l'éthique hédoniste
d'Épicure33(*).
Comme l'hédonisme34(*), la conception utilitariste classique part de
principe que le plaisir est une valeur intrinsèque35(*) positive et la douleur une
valeur intrinsèque négative36(*).
Du fait que l'utilitarisme en tant que doctrine morale repose
sur le plaisir, les défenseurs de l'utilitarisme classique pensent
qu'elle est bien fondée et réaliste. Elle est bien fondée
dans la mesure où ses normes étant justifiées par une
valeur intrinsèque (le plaisir en l'occurrence), elle est
réaliste parce que, d'après eux, l'être humain cherche
inévitablement à obtenir le maximum de plaisir et le minimum de
douleur ou, plus exactement, à choisir l'action qui produira le plus
grand excédent de plaisir sur les douleurs37(*). Mais en
réalité, cette conception est paradoxale.
Pour Bentham, le plaisir est un «plaisir
quelconque». Il est, en un certain sens à préciser,
indépendant de ce qui le cause (la lecture de la poésie, une
bière, une bonne partie de cartes, etc.) et de celui qui
l'éprouve: mon plaisir ne compte pas plus que le votre et ce qui importe
finalement, c'est la quantité totale de plaisir ou, plus exactement,
l'excédent total de plaisir sur la douleur. C'est bien pourquoi le
critère ultime d'évaluation des actions et des institutions
proposé par Bentham, c'est celui du plus grand bonheur pour le plus
grand nombre, «bonheur» étant compris dans un sens affectif:
état de plaisir ou d'absence de peine. Mais alors, le plaisir individuel
n'est plus la valeur suprême: c'est le plaisir de tous qui le devient. Le
passage du point de vue égoïste de l'hédonisme individuel au
point de vue altruiste de l'hédonisme universel peut être
apprécié moralement. Il a toutefois l'inconvénient de
faire perdre à l'utilitarisme son réalisme psychologique. Il est
difficile d'expliquer pourquoi l'être humain chercherait à
augmenter le plaisir de tous, même au détriment de son plaisir
individuel. Sidgwick voyait dans cette tension entre l'hédonisme
individuel et l'hédonisme universel la difficulté principale de
la moralité utilitariste38(*).
L'autre objection importante à la version
hédoniste de l'éthique utilitariste, c'est l'argument de
l'impersonnalité. La focalisation utilitariste sur les plaisirs et les
peines introduit un élément d'impersonnalité, en ce sens
qu'elle laisse supposer que les plaisirs et les peines pourraient être
conçus indépendamment des individus qui les éprouvent ou
les possèdent, et être agglomérés: d'où
l'idée qu'un calcul des plaisirs et des peines n'est pas
complètement absurde en principe, même s'il pose toutes sortes de
problèmes techniques. En réalité, tout ce que dit
l'utilitariste, c'est que le calcul qui sert à déterminer le
bonheur du plus grand nombre admet la possibilité de compensations
interindividuelles. Ce que l'un ressent ou ne ressent pas peut être
compensé par ce que l'autre ressent ou ne ressent pas; de la même
façon, disons qu'un individu peut compenser une perte de salaire par un
gain au loto. L'idée que l'individualité de l'individu n'est pas
respectée dans l'utilitarisme sous-tend un grand nombre d'autres
objections à cette théorie morale. Les utilitaristes
affirmeraient leur engagement envers le principe de considération
égale de chacun, mais la formule signifierait en fait:
«considération de la valeur de chacun dans la mesure de sa
contribution à la maximisation du bonheur du plus grand nombre.»
En réponse à cela nous examinerons l'approche
que suggère Kymlicka et celle de Nozick, dans la partie II
intitulée la philosophie morale, au chapitre III intitulé :
Discussion et commentaire autour du principe d'utilité, section I :
L'approche de Kymlicka et de Nozick en ce qui concerne le principe
d'utilité de Bentham.
Section III. - La théorie économique de
l'utilité et les agrégats de bonheur, ou comment peut se mesurer
le bonheur
Les plaisirs sont divers selon les individus : La
santé de l'esprit, la richesse, l'honneur, la connaissance. Chacun a ses
propres plaisirs. Il s'en dégage une hiérarchie des plaisirs
commune qu'il faudra arbitrer. Il sera difficile de démêler le
paradoxe des choix individuels et des choix collectifs. Parfois, il est
impossible d'organiser le choix. Le principe de l'utilité constitue la
référence commune des théoriciens de l'économie du
bien être, soucieux des aspects éthiques de l'allocation des
ressources rares.
Bentham tente de définir une méthode scientifique que le
législateur doit utiliser pour le calcul des plaisirs et des peines.
Chez Bentham, l'utilitarisme prend un tour qui
l'éloigne du calcul de l'intérêt hobbesien. Alors que chez
Hobbes il s'agit seulement de la survie (« la première loi de
nature est celle qui nous dicte de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour
préserver notre propre vie »), Bentham pose au premier plan la
question du bonheur. Il s'agit, en effet, de construire une "
arithmétique des plaisirs " qui permette d'accorder " le bonheur au plus
grand nombre ".
Est utile ce qui augmente le bonheur de la communauté,
mais à condition de ne pas oublier que la communauté est un "
corps fictif " et que le bonheur doit donc être compris comme celui des
individus membres de la communauté.
Au lieu d'opposer l'intérêt commun au plaisir
individuel, Bentham affirme que l'intérêt commun n'est pas autre
chose que l'intérêt des individus et l'intérêt des
individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou ce qui revient au
même, la minimisation de la somme des peines. Une fois ce principe admis,
nous disposons d'un critère permettant de reconnaître une action
morale : est moral ce qui permet d'augmenter la somme globale de plaisirs
disponibles pour une communauté donnée. Ce n'est donc plus
l'intérêt égoïste qui commande. Les utilitaristes
britanniques ont toujours affirmé clairement que leur critère du
bien et du mal, c'est le bonheur « de la
communauté » ou le bonheur « de
l'humanité » ou celui « de tous ceux qui sont
concernés »
Pour en rendre compte, il construira avec l'aide de son ami
James Mill, quatorze tableaux qui correspondent à quatorze
espèces d'intérêts différents recensés
auxquels se rattachent l'ensemble des plaisirs et des peines qui peuvent
être ressenties. Cependant, tous les intérêts ne se trouvent
pas sur le même plan, certains ont plus d'influence que les autres, ce
qui n'est pas sans poser problème.
En effet, trois d'entre eux s'élèvent au dessus
des autres : c'est tout d'abord l'intérêt pour l'argent (interest
of the Purse), c'est ensuite l'intérêt pour l'honneur (interest of
the Trumpet), c'est enfin l'intérêt pour le pouvoir (interest of
the Spectre).
Cependant, le fonds général de
récompenses, tel que Bentham l'avait définit en 1811 dans sa
Théorie des récompenses en distinguant justement ces trois
sources, s'efface peu à peu au profit des seules richesses
matérielles. L'intérêt pour l'argent acquérant
dès lors une force irrésistible. A partir de là se produit
une petite contradiction : les plaisirs réduits aux seuls plaisirs
matériels ne peuvent être obtenus qu'en échange d'une
activité productive c'est à dire en contrepartie d'un travail ;
or tout travail constitue une peine qui vient en diminution dans le
décompte du bonheur.
Comment dès lors concilier la possibilité de
maximiser les richesses (donc des plaisirs) tout en minimisant le travail (donc
des peines) ? Pour y parvenir, deux solutions s'offrent à l'individu
calculateur. S'il ne peut obtenir par son activité les biens qu'il
souhaite, il peut les acquérir de façon malhonnête en les
dérobant à autrui. Pour un minimum d'effort, le délinquant
accroît ainsi son revenu au dépend des autres. Ou bien, si sa
position sociale le permet comme c'est le cas pour les fonctionnaires, il peut
organiser l'administration de telle façon que ses revenus soient en
proportion inverses de ses efforts. Ce sont alors les citoyens ou les
justiciables qui supporteront le coût de l'oisiveté d'une partie
minoritaire de la population. Or, force est de constater que ce transfert des
peines (coûts) individuelles vers la collectivité auquel la
société anglaise du XVIIIe et XIXe siècle est
confronté apparaît de plus en plus critiquable.
Bentham distingue de la méthode utilitaire du calcul
celles basées sur le principe d'ascétisme et sur le principe de
sympathie et d'antipathie.
Le principe d'ascétisme,
dans sa phase d'appréciation, ne s'oppose pas au principe
d'utilité puisqu'ils veulent tous deux évaluer la tendance des
actions à augmenter le plaisir ou la peine des individus ; par contre,
dans sa phase d'approbation et de promotion des actions, il consacre son
opposition au principe utilitariste puisqu'il va condamner les actions qui
augmentent le bonheur et promouvoir celles qui le diminuent. A ce principe
correspond la morale du sacrifice c'est-à-dire le sacrifice du plaisir
immédiat pour le plaisir futur (notamment le plaisir après la
mort), ou de l'intérêt des individus à
l'intérêt public. Pour Bentham, c'est un mauvais calcul. Il n'est
que l'application pervertie du principe d'utilité. Le principe
d'ascétisme ne peut être la méthode du législateur :
d'une part, ses conséquences furent les guerres saintes et les
persécutions religieuses et d'autre part, il n'est pas
universalisable.
Bentham adresse le même type
de critiques au principe de sympathie et d'antipathie. Pour Bentham, ce
principe regroupe toutes les théories qui, avant le principe
d'utilité, ont servi de base à la législation.
Pour Bentham, c'est un principe négatif, voire une absence de
principe, qui approuve ou désapprouve les actions par sentiment mais le
jugement ainsi porté n'admet d'autre raison que le jugement
lui-même. Or un tel principe ne peut être satisfaisant
pour Bentham non pas à cause du sentiment (le principe d'utilité
est lui-même un sentiment : un sentiment d'approbation), mais
parce qu'il trouve son fondement, sa justification et sa règle dans ses
sentiments internes alors qu'un principe est la marque d'une
considération extérieure qui va être capable de
contrôler et de diriger les sentiments internes.
Donc le principe d'utilité est celui qui, à
l'exclusion des principes d'ascétisme et de sympathie et antipathie,
doit servir au législateur. Et le calcul arithmétique des
plaisirs et des peines est la seule méthode qui peut fonder une science
sociale.
En ce qui concerne les règles
du calcul, la connaissance des plaisirs et des peines est indispensable au
législateur. En effet, ce sont les fins qu'il a en vue ; il est
nécessaire qu'il en connaisse la valeur afin de pouvoir constituer des
sanctions, les instruments qu'il va utiliser pour arriver à ses fins
sont donc les plaisirs et les peines. La condition du calcul des plaisirs et
des peines est de supposer que ces derniers sont des objets de sciences
c'est-à-dire quantifiables, donc comparables. Dans le calcul, il faut
tenir compte de certaines circonstances, quand on considère pour une
personne en elle-même, la valeur d'un plaisir ou d'une peine,
considérée en soi-même :
Selon Bentham, on évalue une action d'après les
plaisirs qu'elle doit procurer et qui en sont la conséquence. Le plaisir
immédiat qui résulte de l'action a quatre qualités :
1° son intensité;
2° sa durée;
3° sa certitude ou son incertitude ;
4° sa proximité ou son éloignement
Lorsqu'un acte peut engendrer plusieurs sensations, il faut
ajouter deux nouvelles circonstances : la fécondité
(probabilité qu'il soit suivi de sensations du même genre) et sa
pureté (probabilité qu'il ne soit pas suivi de sensations du
genre opposé). Enfin, si l'on considère un certain nombre de
personnes, il faut envisager son extension.
Pou Bentham, l'art du législateur est donc
caractérisé par sa méthode, il doit utiliser le calcul des
plaisirs et des peines pour trouver le droit tel qu'il doit être et
atteindre le plus grand bonheur du plus grand nombre. L'utilisation du calcul
par Bentham trouve une explication très simple, étant
donné que Bentham veut fonder l'art de la législation
d'après une science objective des actions humaines, il est logique qu'il
utilise la seule méthode qui aboutisse à des résultats
scientifiques. Ceci nécessite de fonder scientifiquement la psychologie
: il faut réduire tous les phénomènes de la vie mentale
à des relations mécaniques et détruire l'illusion du
libre-arbitre. Il faut donc traduire le langage de la psychologie en
langage scientifique. Bentham réduit ainsi tous les motifs
déterminant les actions à un seul, il s'agit de chercher le
plaisir et de fuir la peine. Ajoutons à cela que pour Bentham, il est
possible de quantifier les sensations et nous comprenons complètement
les raisons qui poussent le législateur à utiliser le calcul des
plaisirs et des peines.
Plaisirs et peines constituent dès lors les deux seules
entités qui puissent expliquer l'action humaine. Bentham admet
implicitement que tous les hommes calculent c'est à dire qu'ils
évaluent pour chaque action les plaisirs et les peines qui y sont
associées. Si les plaisirs l'emportent sur les peines, il y a bonheur et
il y aura action. Dans le cas contraire, l'individu s'abstiendra. Chaque homme
est donc animé par la recherche du maximum de plaisirs et du minimum de
peines, donc mû par son propre intérêt personnel.
Laisser croire que les hommes puissent être mus par
d'autres principes comme l'altruisme c'est selon Bentham se faire
nécessairement une image erronée de la nature humaine. Seul
l'intérêt constitue le guide de chaque individu. La
société pour Bentham ne peut pas être un corps quelconque.
Il faut émanciper les individus de ses prescriptions et de se
iniquités constitutionnelles. Cela doit aussi être une
éthique sociale. Le calcul personnel doit devenir un calcul social. Sa
tâche du droit est de procurer un instrument de calcul social du bien et
du mal. La tâche est d'éviter la souffrance et de favoriser le
plaisir. Le plus grand plaisir (bonheur) pour le plus grand nombre. Comment
résoudre la contradiction entre tout le monde et la majorité?
Cela sera la majorité. Dans cette optique, le droit ne vise pas la
justice et la sécurité, mais le plus grand bonheur pour tout le
monde.
Bentham n'a pas laissé dans le flou les règles
de son arithmétique politique. La nature de tous les nombres sur
lesquels elle s'applique n'est pas la même. Ainsi, l'intensité et
la durée d'un plaisir ont un minimum qui est le plus faible degré
de plaisir qui se laisse distinguer d'un état d'insensibilité
pour la première et la moindre portion de durée perceptible
à la conscience pour la seconde. Leur minimum pris comme unité,
ces deux grandeurs peuvent croître de manière illimitée. La
proximité et la probabilité d'un plaisir ont, quant à
elles, un maximum qui est la réalité actuelle de ce plaisir pour
la première et la certitude absolue d'un plaisir actuellement
éprouvé pour la seconde. Avec le même
présupposé que pour l'intensité et la durée, la
proximité et la probabilité peuvent décroître de
manière illimitée. Donc les degrés d'intensité et
de durée doivent s'exprimer à l'aide de nombres entiers alors que
ceux de proximité et de probabilité doivent utiliser des nombres
fractionnaires.
De plus, la nature des opérations de
l'arithmétique législative n'est pas la même. Les plaisirs
de valeurs différentes s'additionnent alors que la valeur d'un plaisir
donné est multipliée par le nombre des individus qui
l'éprouvent ; les éléments qui constituent la valeur sont
multipliés entre eux : les nombres qui expriment l'intensité par
ceux qui en expriment la durée, ceux qui expriment la grandeur par ceux
qui en expriment la probabilité ou la proximité. Aussi
précise soit-elle, Bentham ne pense pas que cette méthode puisse
s'appliquer à tous les actes législatifs mais c'est en tentant de
s'y conformer que la législation tendra vers la science exacte. De plus,
le calcul permet au législateur de disposer d'un outil de mesure des
effets d'une loi. C'est le sens que doit prendre le quantum de
sensibilité dans les estimations des sensations provoquées par
une décision, et ce dernier est nécessaire dans toute
législation : Bentham admet qu'un même motif peut produire des
effets différents voire opposés sur une pluralité
d'individus.
Ainsi le principe de Bentham est le principe de
l'utilité, sa morale est une morale utilitaire. Aussi proscrit-il tout
service qui ne doit rien rapporter à celui qui le fait, sa morale est
égoïste. Mais, par des observations bien conduites, il montre qu'il
ne peut y avoir de bonheur individuel sans bonheur social, aussi donnera-t-il
des règles qui canaliseront et limiteront l'égoïsme
étroit et aveugle qui tournerait contre lui-même, Bentham
conseille donc la bienfaisance intelligente et éclairée,
l'amitié qui nous concilie la faveur des autres hommes et contribue
à notre bonheur, en un mot tout ce qui peut augmenter nos plaisirs et
diminuer nos peines. Et le principe de la morale nous permet
précisément de savoir exactement quelles sont les actions qu'il
faut faire et celles qu'il faut éviter. Nous n'avons pour cela
qu'à procéder à l'évaluation arithmétique
des plaisirs. L'arithmétique des plaisirs, telle est la science nouvelle
que Bentham veut substituer aux anciennes morales issues de l'arbitraire et de
l'autorité.
Tous les plaisirs ont sept propriétés.
Voulez-vous apprécier la bonté d'une action par comparaison avec
une autre, rien n'est plus facile. Vous êtes enclin, par exemple,
à l'ivrognerie : Bentham ne s'attachera pas à vous montrer dans
l'ivrognerie une action honteuse, dégradante, mauvaise en
elle-même, nullement; mais il s engage à vous montrer
mathématiquement qu'elle vous sera nuisible. Sans doute, sous le rapport
de l'intensité, de la proximité, de la certitude, elle ne laisse
rien à désirer, quoique sur ce point une foule d'autres plaisirs
puissent rivaliser avec elle. La durée est courte; il y a là un
premier inconvénient. Pourtant, à ces quatre premiers points de
vue, l'ivrognerie est avantageuse : c'est ce que Bentham appelle, dans le
budget moral, la colonne des profits; mais voyons la colonne des pertes. En
premier lieu, fécondité nulle. Quant à l'impureté,
elle est extrême. En effet, faisons entrer en ligne de compte :
1° les indispositions et autres effets
préjudiciables à la santé;
2° les peines contingentes à venir,
résultat probable des maladies et de l'affaiblissement de la
constitution;
3° la perte de temps et d'argent
proportionnée à la valeur de ces deux choses;
4° la peine produite dans l'esprit de ceux qui nous
sont chers, tels que, par exemple, une mère, une épouse, un
enfant;
5° la défaveur attachée au vice de
l'ivrognerie, le discrédit notoire qui en résulte aux yeux
d'autrui;
6° le risque d'un châtiment légal et
la honte qui l'accompagne, comme par exemple, les lois punissant la
manifestation publique de la folie temporaire produite par l'ivresse;
7° le risque des châtiments attachés aux
crimes qu'un homme ivre peut commettre;
8° le tourment produit par la crainte des peines d'une
vie future.39(*). Il est
évident, conclut Bentham, que mathématiquement, l'ivrognerie est
une action mauvaise; la colonne des pertes probables l'emporte de beaucoup sur
celle des profits assurés. L'ivrognerie, au point de vue commercial,
serait une spéculation mauvaise; on achèterait trop cher le
plaisir qu'elle procure. Ainsi en toutes choses, le bien, c'est la recette, le
mal, la dépense. La morale devient une affaire d'arithmétique.
Le principe de l'antagonisme du plaisir et de la peine
répond ainsi à l'ensemble de cette problématique.
L'utilitarisme affirme qu'il ne peut y avoir de conflit entre
l'intérêt de l'individu et celui de la communauté, car si
l'un et l'autre fondent leur action sur
l'« utilité », leurs intérêts seront
identiques. Cette démarche joue sur tous les plans de la vie
sociétale : religieux, économique, éducatif, dans
l'administration, dans la justice ainsi que dans les relations internationales.
Dans des conditions de concurrence pure et parfaite, tout acteur
économique ne recherchant qu'à maximiser sa satisfaction
individuelle, les démonstrations mathématiques prouvent un
optimum social.
Si Bentham souligne l'importance de raisonner à partir
d'un principe qui demande aux gens de considérer leur propre
intérêt comme l'égal des autres, ce n'est pas innocent ;
nous allons maintenant en saisir toutes les conséquences.
Premièrement : L'utilitarisme peut tolérer
le sacrifice des droits de l'homme et impliquer l'exacerbation des
différences de conditions. D'ailleurs, Sidgwick considère que le
« plaisir ou le bonheur présents doivent avec raison
être sacrifiés dans la perspective ultérieure d'un plaisir
ou d'un bonheur plus grand. Dans une logique de « bien
universel », il considère que chacun est moralement tenu de
considérer autant que le sien propre le bien de n'importe quel autre
individu. On doit sacrifier sa propre situation si cette attitude est
indispensable à la réalisation d'un plus grand bonheur pour un
plus grand nombre. Il ne s'agit plus de l'optique de l'individu mais de celle
de la société dans son ensemble.
Par conséquent l'individu est invité dans un
1er temps à rechercher le plaisir et à éviter
les peines sans se préoccuper de la compatibilité de son
comportement avec celui d'autrui. Puis dans un second temps cet individualisme
a pour revers la subordination de la personne humaine à la
société afin d'assurer l'identification des intérêts
au bien commun.
Deuxièmement : La répartition du plus grand
bonheur du plus grand nombre aboutit à exacerber les différences
originelles de conditions entre individus. Ceci est dû au fait qu'il faut
augmenter le revenu de l'individu le plus avantagé tant que sa
satisfaction reste supérieure à celle de l'autre personne ;
le revenu le plus élevé est attribué donc à celui
qui par sa plus grande capacité de jouissance permet à la
satisfaction collective d'atteindre son niveau maximal. Ce résultat ne
correspond à aucune idée courante de la justice. Toutefois, un
état économiquement efficace et unanimement
préféré ne signifie pas pour autant qu'il soit le meilleur
sur le plan éthique ; c'est à dire le plus juste.
Ainsi, la portée éthique de la nouvelle
économie du bien-être se trouve-t-elle singulièrement
réduite : non seulement il existe un grand nombre d'états
efficaces que cette analyse ne peut comparer et donc départager, mais la
détermination des états efficaces envisageables est tout à
fait contingente et relative à la nature de l'état social initial
avant l'échange.
A la recherche d'un fondement incontestable pour
l'éthique, Bentham, pensait l'avoir trouvé dans l'éthique
hédoniste40(*)
d'Épicure. Comme l'hédonisme, la conception utilitariste
classique part du principe que le plaisir est une valeur intrinsèque
positive et la douleur une valeur intrinsèque négative.
http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm
- UP#UP
http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm
- UP#UP
http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm
- UP#UPL'objet de la doctrine utilitariste est de déterminer un
nombre aussi réduit que possible de prescriptions morales et de lois
juridiques nécessaires à l'organisation rationnelle de la vie en
société. Bentham à travers le « Principe du plus
grand bonheur du plus grand nombre », tente d'élaborer une
norme qui est l'élargissement au niveau collectif d'un principe
d'utilité défini au niveau individuel (maximisation de
l'utilité).
Chapitre II - John Stuart Mill [1806-1873] : sa
conception de L'Utilitarisme
John Stuart Mill est philosophe et économiste
britannique, il naquit à Londres en 1806, aîné d'une
famille qui comptera neuf enfants. Il est le fils de James Mill
économiste, philosophe et historien, disciple de Hume et de Bentham.
Mill a reçu une éducation benthamienne qu'il
raconte dans son Autobiographie. En effet Bentham était un ami du
père de John Stuart Mill, James, qui le fit participer à
l'éducation de son fils.
A dix ans, il connaît par coeur l'histoire universelle
et les littératures grecque et latine. A treize ans, il a bouclé
son programme de maths, physique et chimie et cosmographie, et il a
écrit une histoire de Rome.
A treize ans, il aborde l'économie politique, et
à quatorze ans l'économie politique n'a plus de secrets pour
Mill. Entre 1820 et 1821, pour la première fois, Mill quitte la
Grande-Bretagne pour passer un séjour d'un an en France, tout d'abord
à Paris, où il est reçu par J.- B. Say41(*), puis dans le midi de la
France où il est l'hôte de Samuel Bentham, frère du
philosophe Jeremy Bentham. Depuis ce premier séjour, Mill gardera toute
sa vie une affection particulière pour la France.
En 1822, à son retour de Grande-Bretagne, Mill lit le
Traité de législation de Bentham. Converti dès ce jour
à la philosophie de l'utilité, il devient disciple de Bentham.
Mill devait déclarer plus tard, dans son Autobiography, que la lecture
du traité de législation de Bentham l'avait transformé.
Mill fonde avec quelques amis, disciples de Bentham et de James Mill une
société utilitariste [l'Utilitarian Society] qui dura trois ans.
En 1825 c'est la dissolution de la «Société
utilitariste» que Mill remplace par une société de
discussion [Debating Society], ouverte à toutes les tendances. Mill
commence à écrire des articles en 1823, il publie ses Essais
d'économie politique en 1829 à 23 ans.
Le surmenage intellectuel vaut à Mill une crise morale
et physique à l'âge de vingt ans, il se révolte alors
contre son éducation utilitariste, et comprend alors la valeur du
sentiment, influencé par des penseurs romantiques, tel que Coleridge, il
se sent de plus en plus à l'étroit dans la doctrine scientiste et
utilitariste de son père et de Bentham, et l'hostilité de son
père à tout ce qui relève du sentiment lui paraît de
plus en plus inacceptable. Mill se tourne vers la poésie romantique et
la philosophie de l'histoire. Mill parle de cette crise et de la question qui
la gouverne, dans son autobiographie: «Imagine que tous tes buts dans la
vie soient réalisés, que tous les changements auxquels tu aspires
dans les institutions et les opinions puissent être entièrement
accomplis à cet instant précis: serait-ce pour toi une grande
joie, un grand bonheur? Sur quoi, irrésistible, ma conscience intime me
répondit clairement: « non!» alors le coeur me
manqua..."42(*)
En 1830, il tombe amoureux de Mme Taylor. Sa passion est
aveugle, son amour exalté, elle lui ouvre le monde du rêve, de la
poésie, de l'amour partagé ; il noue avec elle des liens
d'amitié, il considère qu'elle l'a révélé
à lui-même. Il l'épouse en 1851, après la mort de M.
Taylor. Lorsqu'elle meurt, en 1858, il la fait enterrer à Avignon et
s'installe dans une petite maison, à Saint Véran, d'où il
peut voir le cimetière.
Mill s'illustre d'abord comme journaliste dans des revues
prônant un libéralisme radical. De 1835 à 1840, il dirige
la «Revue de Londres et de Westminster», organe du parti radical.
Disciple et ami d'Auguste Comte qu'il soutient financièrement, il est
profondément marqué par le positivisme. Mill se lie aussi
d'amitié avec Tocqueville43(*).
Mill est très attaché à la France,
où il se rend souvent, il est marqué par les idées
d'Auguste Comte44(*) et de
Saint-Simon45(*), dont on
aperçoit l'influence lorsqu'il récuse comme Bentham
l'intervention de l'Etat dans l'économie. De 1841 à 1847, il aura
une correspondance avec Auguste Comte.
Il doit attendre, d'avoir 37 ans, pour être reconnu
après la publication de son Système de logique (1843). Dans son
Système de logique, Mill explique qu'il veut ramener la logique
à l'expérience, cet ouvrage est surtout une réponse
à Comte, il dit que la science sociale est possible et qu' «il faut
découvrir ce que les choses sont, mais pas comment doivent
être», «il n' y a pas de vérités absolues».
Mill n'admet que l'induction46(*) comme raisonnement fécond mais refuse de
fonder cette dernière sur la croyance à l'uniformité du
cours de la nature, la considérant en tant que fondée sur la loi
de la causalité universelle47(*) qui résulte de notre habitude à voir se
succéder des séries de phénomènes selon un ordre
toujours identique. . Mill critique donc ainsi, l'apriorisme48(*), L'intuitionnisme49(*) et les philosophes qui
prétendent qu'il y a des vérités absolues.
Pour Mill la perception de la réalité du monde
se base sur l'expérience individuelle et les associations
d'idées. En logique, il élabore une théorie originale de
l'induction et des procédés d'expérimentations. Mill a
aussi développé une théorie politique concrète qui
a fortement marqué le libéralisme économique et politique
anglais.
Mill codifie les règles de la méthode
expérimentale dans un esprit tout à fait baconien: la
déduction est une généralisation des opérations
inductives. Pour Mill, dans une certaine mesure, l'activité humaine
reste libre: l'homme intervient dans la chaîne des causes et des effets
en ce qu'il a la faculté de coopérer à la formation de son
caractère, ce qui justifie le droit de punir, car l'homme est alors
responsable.
A 42 ans, en 1848, Mill atteint la
célébrité avec son chef d'oeuvre, les Principes
d'économie politique, qui deviendra la bible de l'économie
classique. Mill représente plusieurs courants de pensée: on le
considère comme étant l'un des représentants les plus
marquants de l'utilitarisme, et l'un des grands penseurs anglais du
libéralisme, et il a une attirance vers le socialisme utopique. Mill
incarne la synthèse de tout cela, et il pense que la
réalité est trop complexe pour être enfermée dans
une explication théorique unique. Mill se situe à la
charnière entre les aspirations du XVIIIe siècle pour la
liberté, la raison et la science et les courants du XIXe siècle
qui tendent vers l'empirisme et le socialisme.
En économie, avec les Principes d'économie
politique, on le rattache au courant libéral. Il faut replacer cet
ouvrage dans le contexte politique de l'Angleterre de [1790-1832]: Mill parle
surtout de la place de Etat dans la société. Les raisons qui
l'ont poussé à écrire ce livre nous paraissent
fondamentales: Mill voit la misère augmenter et l'apparition du
prolétariat, le chartisme, en Grande Bretagne les mouvements socialistes
mettent en doute la propriété privée, et le gouvernement
britannique apporte une mauvaise réponse aux Irlandais. Pour Mill le
problème Irlandais est préoccupant: l'Irlande doit-elle avoir son
parlement? Devrait-on annuler l'annexion? Laisser aux Irlandais leur religion?
Mill est très cultivé: il professe en logique un
associationnisme50(*),
hérité de son père, de Hume et de l'empirisme du XVIIIe
siècle, fondé sur la réalité du monde
extérieur et celle des esprits: la logique ne doit plus être
considérée telle une science de la conséquence formelle
(science de la déduction), mais en tant que science de la
vérité. Sa théorie ne laisse aucune place à
l'intuition, il est athée mais admet l'idée de Dieu. En 1942 il
écrivait ceci à Auguste Comte: «Le temps n'est pas venu
où, sans compromettre notre cause, nous pourrons en Angleterre diriger
des attaques ouvertes contre la théologie, même chrétienne.
Nous pouvons seulement l'éluder, en l'éliminant tranquillement de
toutes les discussions philosophiques et sociales» 51(*). Il reste relativement discret
dans ses écrits sur ses convictions religieuses. Cependant dans une
autre lettre adressée à Auguste Comte, on peut lire ceci:
«Ayant eu la destinée, très rare en mon pays, de n'avoir
jamais cru en Dieu, même dans mon enfance, j'ai toujours vu dans la
création d'une vraie philosophie sociale le seul fondement possible
d'une régénération générale de la morale
humaine et dans l'idée de l'humanité, la seule qui put remplacer
celle de Dieu»52(*).
Mill mènera une vie consacrée, pour une part
importante, aux réformes politiques, économiques, et sociales. Il
jouera un rôle essentiel dans le progrès du libéralisme
aussi bien au sens politique, comme on peut le constater dans son livre De la
Liberté (1859), et dans son texte en faveur de l'émancipation des
femmes De l'asservissement des femmes (1869) qui en est une conséquence
logique. Mill est un des grands pionniers du féminisme.
Mill est un défenseur du régime
représentatif [Le Gouvernement représentatif, Mill, 1861], il est
pour la démocratie représentative (suffrage universel), Mill se
prononce pour une codification du droit anglais, et milite pour la
défense des droits des femmes [Mill, L'Assujettissement des
femmes, 1869]. Il très tôt s'associe aux travaux de
l'école du philosophe Bentham et contribue à l'édition du
« traité du témoignage en justice» de celui-ci.
Entre temps Mill entre à la Compagnie des Indes (sous
les ordres de son père) où il fera toute sa carrière qui
le conduira aux plus hauts postes de responsabilité. En particulier, de
1856 à 1858 Mill occupe le poste de son père à la
Compagnie des Indes, et il ne quittera la Compagnie des Indes qu'à sa
dissolution en 1858, lorsqu'il s'installe en France près d'Avignon. En
1861, il publie sa grande oeuvre politique, Considérations sur le
gouvernement représentatif.
En 1865, Mill est élu député de
Westminster à la Chambre des Communes comme candidat radical, où
il défend le droit de vote des femmes et leur émancipation,
devenant un des précurseurs du féminisme, la même
année il publie L'Examen de la philosophie de Hamilton, faisant fi des
partis, invoquant ses principes, il n'est pas surpris de ne pas être
réélu à la chambre des Communes en 1868, il regagne
Avignon. Il restera, dès lors, à Saint Véran, avec sa
belle fille, Helen Taylor, écrivant, discutant, lisant, faisant de la
botanique. Il meurt le 7 mai 1873 et est enterré à Avignon avec
sa femme.
Mill est avec Bentham et Herbert Spencer, un des
représentants les plus remarquables de l'utilitarisme. Il est reconnu
comme un grand philosophe et économiste, mais sa pensée
économique sera dominée avant tout par des profonds
questionnements philosophiques. En tant que philosophe, il distingue en autre
les plaisirs non seulement par leur quantité mais aussi d'après
leur qualité. La morale de Mill substitue à
l'intérêt particulier l'intérêt général
comme critère de l'action éthique: son principe directeur est la
recherche du bonheur général; ainsi peuvent être
justifiés le dévouement à autrui et le sacrifice,
susceptible d'augmenter la somme totale de bonheur.
En 1861, Mill publie un ouvrage intitulé
L'Utilitarisme. On a dit de l'utilitarisme de Mill, qu'il était un
utilitarisme «altruiste», par opposition à l'utilitarisme de
Bentham, qui serait un utilitarisme «égoïste», ce qui
n'est pas tout à fait vrai en ce qui concerne l'utilitarisme de Bentham.
En effet, Bentham dans son oeuvre fait allusion à la nature
égoïste de l'individu. Il considère que le bonheur est
lié à la quantité de plaisir. Il en a donc une conception
quantitative, et arithmétique. Pour Mill, au contraire, ce qui importe
est la qualité des plaisirs. Par exemple les plaisirs de l'esprit sont
plus importants que ceux du corps. Mieux encore, le plaisir de l'autre peut
parfois être plus important que le sien propre. De même, le plaisir
ou l'intérêt de la collectivité valent parfois mieux que le
plaisir individuel.
En 1861, la philosophie pratique et plus spécialement
la morale de Mill semblent avoir acquis leur forme définitive dans
L'Utilitarisme. Le bonheur, qui reste, comme chez Bentham, la fin
dernière de la conduite humaine, n'est plus simplement lié
à la satisfaction de nos désirs, sans distinction de
qualité. Une hiérarchie de dignité entre les tendances
s'impose.
C'est le bonheur de l'homme en tant qu'homme, sans qu'il
faille pour autant jeter le discrédit sur aucun des plaisirs compatibles
avec la dignité humaine, qui est notre fin normale. Le bonheur
«standard», qui résulterait d'un calcul mathématique,
tel que le concevait Bentham, n'est pas celui qu'exige la nature humaine. A la
morality, qui est l'accomplissement des obligations de justice et
fraternité imposées par la conscience collective, et qui
condensent, tant bien que mal, l'expérience séculaire acquise par
l'humanité au cours d'un effort continu, soit pour rendre possible la
vie en société, soit pour remplir les conditions du bonheur
général, s'ajoute pour chacun de nous, la libre poursuite des
fins personnelles pour le choix desquelles les considérations de
qualité, fondées sur une expérience sui generis, joueront
un rôle décisif, ce choix relevant de l'Aesthetics.
Dans L'Utilitarisme [1861] Mill présente les
principales idées de la théorie, pour lui d'abord, nous devons
envisager un certain état de choses dont nous souhaiterions qu'il se
réalise- là où tous seraient le plus heureux possible.
La règle fondamentale de la morale utilitariste peut
être formulée simplement. Il s'agit d'agir en vue de créer
une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible
en jouissances.
Mill est porteur d'une théorie utilitariste dite «
altruiste » : ce qui importe pour les êtres humains, ce n'est pas la
quantité mais la qualité de plaisir qu'ils reçoivent.
Ainsi une action qui est bonne pour la société mais mauvaise
à titre individuel est plus souhaitable que le plaisir individuel. Bien
loin d'être l'apologie de l'égoïsme, l'utilitarisme soutient
que le bonheur personnel ne doit pas peser davantage dans la balance du
jugement moral que celui d'autrui. Il s'appuie, comme le kantisme, sur le
principe d'impartialité dont Mill donne la formulation suivante:
«Entre son propre bonheur et celui des autres, l'utilitarisme exige
d'être aussi impartial qu'un spectateur désintéressé
et bienveillant le serait»53(*).
En matière de morale, John Stuart Mill adapte
l'utilitarisme de Jeremy Bentham dont il perçoit les limites. Il fonde
le devoir sur la recherche du bonheur général et l'étend
au droit et à la politique. Influencée par Hume, la philosophie
de Mill est un empirisme où la perception de la réalité du
monde se base sur l'expérience individuelle et les associations
d'idées. En logique, il élabore une théorie originale de
l'induction et des procédés d'expérimentations. Socialiste
libéral, il développe une théorie politique
concrète qui a fortement marqué le libéralisme
économique et politique anglais.
Bentham, le maître, concentrait son raisonnement sur la
finalité du bonheur. Avec Mill, nous sommes en présence d'une
pensée qui, située d'abord dans le prolongement de l'utilitarisme
benthamien, évolue en direction du premier pôle libéral, en
retrouvant la priorité classique, qui est celle de la liberté. Il
reste anglais par le souci de la défense de la représentation des
minorités.
Les thèses défendues dans De la Liberté
(1859) sont : défendre la souveraineté de l'individu sur son
propre corps et son esprit, protester contre les règles victoriennes,
condamner le conformisme, et dénoncer l'opinion publique. Pour Mill,
la seule liberté digne de ce nom est celle de travailler à
notre propre bien de la manière qui nous est propre, pour autant que
nous ne cherchions pas à priver les autres ou à leur faire
obstacles dans leurs efforts pour l'obtenir. Mill considère que
l'individu n'a pas de compte à rendre à la société
pour ses actes tant que ceux-ci ne concernent les intérêts
d'aucune autre personne que lui-même. Ainsi la société n'a
pas sur ce point à légiférer. La liberté est la
protection contre toute contrainte, la plus redoutable de toutes étant
celle d'une opinion publique qui veut imposer ses coutumes et ses croyances. La
liberté n'est pas la loi du nombre. L'individu doit, en revanche, rendre
compte pour les actes préjudiciables aux intérêts d'autrui.
Il s'interroge sur le problème électoral,
faut-il augmenter le suffrage? Pour Mill, le système politique
compliqué, ce qui favorise l'aristocratie, la liberté politique
est d'abord la participation au pouvoir, et Mill est profondément
démocrate. Il défend une démocratie représentative
où tous les courants sont représentés et non pas seulement
la majorité. Il faudrait que les minorités puissent être
entendues avec une chance de triompher par la force de leurs arguments s'ils
sont conformes à la raison.
L'idée d'une marche irrésistible de l'histoire
vers la démocratie et le risque de la tyrannie de la majorité lui
vient de Tocqueville. Pour Mill, l'individualisme est un élément
du bien-être, pour lui l'histoire est remplie de faits montrant la
vérité réduite au silence par la persécution, et
tout ce qui écrase l'individualité est despotisme, s'il
prétend faire respecter la volonté de Dieu ou les injonctions des
hommes.54(*).
La pensée économique de Mill peut être
décrite comme une économie libérale classique:
Loi de l'intérêt personnel ; loi de la libre
concurrence ; loi de la population, héritée de Malthus ; loi de
l'offre et de la demande; loi du libre-échange international etc.
La pensée politique de Mill procède des
mêmes préoccupations que sa pensée économique, elle
s'inscrit dans la même logique. Au départ, Mill reprend la
thèse utilitariste du «plus grand bonheur»: il adhère
au système représentatif tel que le décrit Bentham. Mill
se pose la question des limites du pouvoir qui peut être exercé
par la société sur l'individu. Cela le conduit à mettre
l'accent sur le pôle individualiste de la pensée libérale,
c'est-à-dire à se rapprocher de la lignée de Benjamin
Constant55(*), et à
mettre l'accent sur la liberté, sans sacrifier l'utilité, qui
reste pour lui la solution suprême de toute question morale"56(*). Mais il s'agit moins pour
Mill de maximiser l'utilité que de l'optimiser. "L'espèce humaine
gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble,
qu'à l'obliger de vivre comme bon semble au reste"57(*).
De cette pensée, il en résulte trois
thèses:
La première est une conception ouverte de la nature
humaine: "il n'y a pas de raison pour que toutes les expériences
humaines soient construites sur le même modèle ou sur un petit
nombre de modèles. Si une personne possède une quantité
raisonnable de sens commun et d'expérience, sa propre façon
d'arranger son existence est la meilleure, non parce qu'elle est la meilleure
en elle-même, mais parce qu'elle est la sienne". Mill écrit encore
: "la diversité n'est pas un mal, c'est un bien".
L'homme d'autre part ne se réduit pas à une
identité. Il doit être capable de se choisir.
Pou Mill, ce qui est vraiment important, ce n'est pas
seulement ce que font les hommes, mais aussi ce qu'ils sont. (...) La nature
humaine n'est pas une machine qu'on puisse construire d'après un
modèle pour faire exactement un ouvrage désigné, c'est un
arbre qui veut croître et se développer de tous les
côtés, suivant la tendance des forces intérieures qui en
font une chose vivante. L'homme qui laisse le monde, ou du moins son monde,
choisir pour lui sa manière de vivre, n'a besoin que de la
faculté d'imitation des singes. L'homme qui choisit lui-même sa
manière de vivre se sert de toutes ses facultés. Il doit employer
l'observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir,
l'activité pour rassembler les matériaux de la décision,
le discernement pour décider, et quand il a décidé, la
fermeté et l'empire sur lui-même pour s'en tenir à sa
décision délibérée ; et plus la portion de sa
conduite qu'il règle sur son jugement et ses sentiments est grande, plus
toutes ces diverses qualités lui sont nécessaires
- La deuxième thèse est la définition de
la liberté comme le pouvoir de faire ce qui ne nuit pas à autrui
et de n'être contraint que dans les matières qui touchent le bien
des autres (pas dans celles qui touchent "leur simple déplaisir").
On voit comment Mill prolonge mais aussi redresse Bentham, ce
dernier voulait autant que possible, au nom du bonheur, effacer ce qui est
cause de déplaisir (il eût par exemple interdit de fumer, etc.).
Pour Mill, le citoyen responsable est celui qui s'élève à
la conscience de cette limite, et qui ne va ni en - deçà, ni
au-delà. "La seule liberté qui mérite ce nom est celle de
chercher notre bien à notre propre façon, aussi longtemps que
nous n'essayons pas de priver les autres du leur ou d'entraver leurs efforts
pour l'obtenir."
La troisième thèse est l'idée que la
fameuse intériorisation des normes, les apprentissages
nécessaires à la vie en commun, (et ici Mill ne perd pas de vue
Bentham), ne doivent pas être organisés de façon verticale,
centralisée, mais sur la base des institutions locales et des
associations. Celles-ci, écrit-il, "tirent les hommes hors du cercle
étroit de l'égoïsme d'eux-mêmes et de leur famille et
les accoutument à la compréhension des intérêts
collectifs en les habituant à agir pour des motifs publics ou
semi-publics et à se comporter en fonction des buts qui les unissent
plutôt que de les isoler les uns des autres". L'influence de Tocqueville
est ici évidente, mais Mill va plus loin que Tocqueville,
l'apprentissage passe aussi, selon lui, par une représentation la plus
large possible. Lui qui, au départ, plaidait derrière la plupart
des libéraux et derrière Bentham, pour le pouvoir des sages,
(Cette minorité, qui est, en principe, une minorité
composée d'élites, puise sa légitimité, selon
Bentham, dans "le tribunal de l'opinion").
Mill pense que la pratique du vote peut avoir une vertu
éducative. «La liberté, on le voit est la fois condition (en
tant que conscience de ses propres limites) et conséquence de l'exercice
de la citoyenneté.»
L'Etat doit rendre l'éducation obligatoire même
si Mill ne s'oppose pas à l'existence d'écoles privées de
peur de l'uniformisation des idées. Il faut coordonner
l'intérêt individuel. Ainsi, le commerce doit-il être un
acte social dont la fin est de servir l'intérêt
général. L'Etat ne doit pas avoir trop de tâches car ce
serait augmenter son pouvoir. Les grandes sociétés sont donc
à laisser au privé. Mill se méfie de l'Etat central
d'où l'idée que les municipalités doivent assurer les
tâches (entretien des routes, des canaux...). L'Etat doit aider les
efforts individuels et apporter les secours nécessaires. Mill n'est pas
un ultra-libéral: face à la faiblesse du peuple, l'Etat doit
agir.
Mill récuse pour autant, comme Bentham, l'intervention
de l'État dans l'économie. Mais - et ici on aperçoit
l'influence de Saint-Simon - il pense que l'État peut intervenir dans le
domaine de la répartition sociale. On a presque, chez Mill, sur ce plan,
une doctrine socialiste de la redistribution qui a conduit certains auteurs
à parler de son "socialisme", de cela nous n'en savons pas grand-chose,
ce qui est vrai c'est que le problème de la cohésion sociale est
au coeur de la pensée libérale de l'époque.
Pour Mill, il faut garantir l'égalité des
chances. Ceux qui ont gagné davantage ne doivent pas être
sanctionnés (par exemple par une taxe trop importante sur les grandes
fortunes), mais, inversement, les enfants doivent fournir des efforts pour leur
héritage. En l'absence d'héritier direct, les héritages
doivent revenir à l'Etat. L'Etat doit prendre en charge la formation de
la santé. Mill se dévouera pour l'émancipation des femmes.
Mill apparaît donc comme un libéral influencé par des
objectifs sociaux.58(*).
Section I- L'utilitarisme altruiste ou idéaliste de
John Stuart Mill
Le but principal de la philosophie morale de Mill, comme le
montre le livre VI de son Système de logique inductive et
déductive (1843), fut de donner un fondement
épistémologique à l'utilitarisme et de réfuter les
thèses «intuitionnistes» héritées des
philosophes de «sens moral» qui contestaient la possibilité
d'une éthique rationnelle basée sur l'expérience et
l'observation. A la fin de son Système de logique, Mill définit
avec précision la morale telle qu'il la conçoit, en la situant
dans le plan général d'une philosophie «de la
pratique». Il envisage la constitution d'un «art de la vie», qui
comprendrait trois rameaux: la morality, qui aurait pour objet de nous faire
connaître le right et le wrong, c'est-à-dire la correction morale;
la policy ou prudence, qui formulerait, dans le domaine de l'expedient, les
règles d'une gestion avisée des affaires privées ou
publiques (à cela se bornait en somme la morale de Bentham); et enfin
l'aesthetics qui, avec l'aide du sentiment, guiderait notre imagination
pratique dans la recherche du beau, du noble et de l'aimable. A cet «art
de la vie» seraient subordonnées toutes les techniques
particulières, auxquelles les sciences ne fourniraient que leurs moyens
d'action, leurs fins étant imposées par la nature
(médecine par exemple) ou choisies par la volonté humaine
(métallurgie par exemple). La policy et l'aesthetics sont
subordonnées elles-mêmes à la morality. Et le principe
suprême auquel il faut se référer pour établir entre
les techniques l'ordre hiérarchique qui s'impose, et résoudre en
dernière instance tous les problèmes de l'action, est le principe
d'utilité59(*).
Mill redéfinit dans L'Utilitarisme, sa philosophie de
la façon suivante: «La doctrine qui donne comme fondement à
la morale l'utilité ou le principe de plus grand bonheur, affirme que
les actions sont bonnes [right] ou sont mauvaises [wrong] dans la mesure
où elles tendent à accroître le bonheur, ou à
produire le contraire du bonheur. Par «bonheur» on entend le plaisir
et l'absence de douleur; par «malheur» [unhappiness], la douleur et
la privation de plaisir»60(*).
Une bonne action est donc celle qui produit les meilleures
conséquences. C'est celle qui engendre la plus grande somme de bonheur
par rapport à la somme du malheur. Le bonheur que revendique Bentham
n'est pas forcément le bonheur personnel, contrairement à
certains auteurs qui traitent le principe d'utilité de Bentham
d'utilitarisme égoïste, mais le bonheur de l'ensemble des personnes
concernées. Le bonheur de l'ensemble des personnes a
préséance sur le bonheur de l'individu. Le bonheur d'une personne
n'est pas plus important que celui d'une autre. Mill l'évoque de la
manière suivante: «l'idéal utilitariste n'est pas le plus
grand bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur
totalisé [altogether]... ».61(*). On aperçoit ici l'idéal utilitariste
de Mill, qui est le bonheur général et non le bonheur individuel.
Tout le problème pour Mill, est de créer des motivations
désintéressées chez un être naturellement
orienté vers lui-même.
Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a
été expliqué précédemment, la fin ultime,
celle en fonction et en vertu de laquelle sont désirables toutes les
autres choses désirables (que nous considérons notre propre bien
ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi
dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de
satisfactions tant en quantité qu'en qualité ; le
critère de qualité, et la règle qui permet de comparer
à la quantité, étant représentés par la
préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs
possibilités d'expérience que par leur pratique de l'analyse et
de l'observation de soi-même, sont les mieux à même
d`établir des comparaisons. Etant donné que c'est là,
selon l'opinion utilitariste, la finalité de l'action humaine, c'est
nécessairement également la norme de la moralité. Mill
définit donc en conséquence cette morale, comme étant
l'ensemble des règles et des préceptes de la conduite humaine
dont le respect serait de nature à assurer, dans la plus large mesure
possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il
faut ajouter que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des
choses, à l'ensemble des créatures capables de sensation62(*).
Cette doctrine ne reconnaît que le plaisir (et l'absence
de la douleur) comme valeur, en cela on peut affirmer que l'utilitarisme est
une théorie hédoniste, et le bonheur est l'action produisant le
plus grand bien (plaisir). Or le bien et le plaisir sont deux choses distinctes
car on peut éprouver du plaisir, cela ne veut pas dire que c'est
forcément bon.
Cette définition de la doctrine de l'utilitarisme de
Mill, peut être considérée en philosophie morale comme
étant une théorie axiologique63(*), et une théorie de la valeur qui n'admet
qu'une seule valeur irréductible, c'est en cela que l'on peut la
qualifier de doctrine moniste. En même temps on retrouve dans cette
définition, un aspect normatif64(*) et descriptif : « Par le principe
d'utilité, on entend ce principe qui approuve ou désapprouve
toute action quelle qu'elle soit, selon la tendance qu'elle semble
présenter d'augmenter ou de diminuer le bonheur de celui ou de ceux dont
l'intérêt est en jeu ; en d'autres termes qui reviennent au
même, de promouvoir ce bonheur ou de s'y opposer ».65(*) . Cependant, le
caractère dominant ici est normatif : le principe d'utilité
est une véritable éthique normative, l'hédonisme
d'Epicure: le plaisir et la souffrance définissent l'éthique du
bien et du mal. Mais on ne sait pas à quoi cela est utile. Il faut
procurer les plus grands plaisirs et éviter la souffrance. La seule loi
de la nature est la loi des plaisirs et de la souffrance. Seule chose qui a une
valeur intrinsèque (good/bien): bonheur «par bonheur on entend le
plaisir et l'absence de douleur ; par malheur, la douleur et la privation
de plaisir.» Le plaisir et la souffrance remplacent les notions classiques
du bien et du mal, de vice et vertu. Cette loi se place d'un point de vue
descriptif et prescriptif normatif: c'est ainsi que cela doit être. Le
principe d'utilité dit ce qui est et ce qui doit être; c'est un
principe de prescription et de description. Il faut donc abandonner tous les
principes du Droit naturel.
Le caractère normatif nous indique que nos actions
devraient promouvoir certaines valeurs dans le monde, c'est donc une
théorie téléologique ou
«conséquentialiste», Mill affirme d'ailleurs que toute
justification morale est une justification téléologique66(*). Bien et morale
dépendent uniquement des conséquences, on ne tient pas compte des
motivations, des actions elles mêmes, des supposées lois morales
abstraites ou universelles; de Dieu ou des religions. Tout est
théoriquement justifiable si cela augmente la quantité de bonheur
totale.
Il n'y a en outre, aucun élément subjectif qui
entre dans l'équation, on met de côté : les passions,
les goûts, les préférences, les droits, les individus, les
croyances. Les droits des personnes ne sont pas sacrés et par
conséquent peuvent être sacrifiés s'il en résulte un
plus grand bien, c'est la fin qui justifie les moyens: la seule chose qui
compte c'est le bonheur mesuré par l'accroissement du plaisir et la
diminution de la souffrance totale.
Parmi les utilitaristes, ceux qui se réclament de
l'observation scientifique, neutre et positive, posent que chaque individu
(homo oeconomicus) connait ses intérêts mieux que tout autre. Il
suffit alors de constater ce que fait un individu pour dire a posteriori qu'il
a choisi de faire ce qui maximisait sa satisfaction personnelle. C'est une
forme de tautologie. Cette satisfaction personnelle peut se trouver dans
l'égoïsme comme dans l'altruisme.
Les utilitaristes qui se réclament d'une norme pour
indiquer ce qu'il convient de faire tenteront de définir les actions qui
satisfont à l'intérêt ou au bonheur du plus grand nombre.
La moralité utilitaire reconnaît pleinement que les êtres
humains ont le pouvoir de sacrifier leur plus grand bien au bien des autres.
C'est alors au législateur de définir tout un ensemble de
règles et de peines pour que chacun, calculant son intérêt
dans ce cadre préalable, aboutisse à la fois à son bonheur
et à celui du plus grand nombre. « C'est une noble chose que
d'être capable de renoncer entièrement à sa part de bonheur
ou aux chances de l'atteindre ; mais en fin de compte, il faut bien que ce
sacrifice de soi-même soit fait en vue d'une fin : il n'est pas sa
fin à lui-même ; et si l'on nous dit que sa fin n'est pas le
bonheur, mais la vertu, qui vaut mieux que le bonheur... »67(*)
Si les intérêts individuels correspondaient
toujours à l'intérêt collectif, les deux propositions
utilitaristes n'entreraient jamais en conflit et ce débat n'aurait pas
lieu. La question se pose alors de savoir si les fondateurs de
l'économie politique (Bentham, Smith) ont réellement cru en
l'hypothèse de l'harmonie pré-établie des
intérêts ou s'ils ont donné à l'Economie Politique,
à la Morale et au Droit la mission de construire cette convergence.
Il est certain que les fondateurs de l'économie
politique ont lutté contre l'absolutisme royal qui se drapait dans
l'intérêt général. Tributaires d'un discours
religieux fortement relié à l'État Monarchique
(Anglicanisme) ils ne pouvaient qu'invoquer une autre vision de la Providence.
Leur démarche consistait à remplacer l'argument d'un Dieu
éternel inspirant le Prince par celui d'un Créateur agissant
à travers l'ensemble de ses créatures. La main invisible
relève plus du libre-arbitre que de l'absolutisme. Ils ont
critiqué le conservatisme des corporations, prôné le
libre-échange, la libre circulation des grains et des marchandises, la
liberté tout court. Croyaient-ils, pour autant, que la démocratie
qu'ils appelaient de leurs voeux se résumait à l'anarchie des
marchés?
Mill nous dit que le sacrifice n'a de valeur morale que s'il a
pour objet le bonheur d'autrui. Il y a de la noblesse à être
capable de renoncer entièrement à sa part de bonheur ou à
la possibilité de le trouver; mais, après tout, ce sacrifice de
soi doit avoir quelque fin; il n'est pas à lui-même sa propre fin.
«Honorons ceux qui peuvent ainsi - renoncer pour eux-mêmes aux
satisfactions de l'existence lorsque, par un tel renoncement, ils apportent une
précieuse contribution à l'accroissement de la quantité de
bonheur qui existe dans le monde; mais celui qui le ferait ou qui
prétendrait le faire pour un autre motif n'est pas plus digne
d'admiration que l'ascète juché sur sa colonne68(*).69(*)
Ainsi s'achève la réfutation de l'objection:
«l'idéal utilitariste est trop élevé pour
l'humanité», ou, en d'autres termes: «Il est impossible de
rattacher sa conduite, dans la vie quotidienne, à un idéal aussi
élevé, aussi lointain et aussi indéterminé que
«le plus grand bonheur du plus grand nombre»70(*).
Section II. - Sur la relation entre la justice et
l'utilité
Aristote distingue l'action injuste qui relève du Droit
de celle qui relève de la Morale. Etre respectueux du Droit c'est,
certes, être juste, mais cela ne signifie pas nécessairement que
l'on soit, soi-même, un être moral respectueux du Juste. On peut
respecter le Droit par simple peur de la sanction, et sans vouloir agir par
Justice. On peut, tout aussi bien, commettre des actes injustes par simple
erreur, ou parce qu'on y est contraint sans vouloir être injuste.
La Justice a pour objet de donner à chacun le sien
selon une égalité proportionnelle.
Tout d'abord la justice générale (distributive)
permet de donner, ni trop ni trop peu, qualitativement et quantitativement, aux
citoyens ce qui leur revient en fonction de leur mérite social. La
justice distributive admet l'existence d'une inégalité
originaire, c'est Mill qui fut le premier à prendre en compte ces
inégalités.
http://www.aesplus.net/problemes_sociaux.htm
- UP#UPPour Mill, les inégalités se transmettent de
père en fils et deviennent des inégalités subies depuis la
naissance.
La justice résultat ou téléologique qui
définit la justice en fonction des conséquences que produit un
mode d'organisation de l'économie sur la répartition de la
richesse ou du revenu, c'est aussi l'abandon de l'égalité
formelle, on cherche à aboutir à un résultat
égalitaire ou une égalité concrète. Celle-ci
justifie un traitement inégalitaire dès lors qu'il permet
d'atteindre l'égalité c'est le cas notamment du principe de la
discrimination positive : Quand on produit l'égalité des
hommes et des femmes, ou l'égalité des handicapés avec
celui des valides, ou encore des étrangers avec les nationaux, on
cherche par ce principe une égalité effective, on ne cherche pas
à traiter les femmes et les hommes de la même manière, ni
les handicapés et les valides, les étrangers et les nationaux,
mais à leur donner les mêmes chances.
L'approche de Mill consiste à distinguer : la
liberté commerciale qui est pour lui une condition de
l'efficacité économique de la liberté personnelle
où réside le concept de justice.
Contrairement à ses successeurs, il considère
que ce principe de liberté commerciale est toujours en conflit avec la
liberté personnelle à laquelle il donne la primauté. Pour
surmonter cette différence, il propose que les individus puissent
concurrencer avec les mêmes chances.
Dans son ouvrage L'Utilitarisme71(*), Mill commence d'abord par
déterminer quel est le caractère distinctif de la justice ou de
l'injustice :
Premièrement, ce qui est la plupart du temps
considéré comme injuste, c'est de priver quelqu'un de sa
liberté personnelle, de sa propriété, ou de toute autre
chose lui appartenant légalement. En résumé, il est juste
de respecter, injuste de violer les droits légaux de quiconque. Mais ce
jugement admet de nombreuses exceptions, par exemple, la personne qui est
privée de ses droits peut être déchue légalement de
ces droits dont elle est tellement privée ; certains soutiennent
qu'il faut quelques soient les lois (bonne ou mauvaise), pour
l'intérêt commun de l'humanité, maintenir inviolé
le sentiment de soumission à la loi. Mais d'autres soutiennent le
contraire, a savoir que l'on peut sans reproche désobéir à
toute loi qui aura été jugée mauvaise, même si on ne
la juge pas injuste, mais seulement peu avantageuse (inexpedient) ;
d'autres, enfin, limiteront la permission de désobéir au cas des
lois injustes ; en effet, chaque loi impose certaines restrictions
à la liberté naturelle de l'humanité72(*), ce qui est une injustice
à moins qu'on la légitime en montrant qu'elle oeuvre pour son
bien.
Deuxièmement, les droits légaux dont elle a
été déchue sont peut être des droits qu'elle
n'aurait pas dû avoir ; en d'autres termes, la loi qui lui a
conféré ces droits peut être une loi mauvaise.
Troisièmement, il est universellement
considéré comme juste que chaque personne reçoive ce
qu'elle mérite (en bien comme en mal) ; et il est injuste qu'elle
obtienne un bien, ou subisse un mal, qu'elle ne mérite pas. Comme elle
implique l'idée de mérite, la question se pose de savoir ce qui
constitue le mérite : D'une manière générale,
une personne mérite le bien (good) si elle agit bien (right), le mal
(evil) si elle agit mal (wrong) ; et, d'une manière plus
particulière, elle mérite le bien de la part de ceux auxquels
elle a fait du bien, du mal de ceux auxquels elle a fait du mal.
Quatrièmement, il est reconnu comme injuste, de l'aveu
de tous, de manquer à sa parole vis-à-vis d'autrui : violer
un engagement, ou décevoir des attentes suscitées par notre
propre conduite.
Cinquièmement, il est universellement reconnu comme
incompatible avec la justice d'être partial : accorder une faveur ou
une préférence à une personne plutôt qu'à une
autre dans des domaines où la préférence et la faveur
n'ont pas à s'appliquer.
Il est universellement admis que la partialité est
incompatible avec la justice ; accorder un traitement de faveur à
une personne, ou la préférer à une autre en des
matières où la faveur et la préférence ne doivent
pas intervenir est injuste.
L'impartialité, en tant qu'obligation de justice, peut
être comprise comme le fait d'être influencé exclusivement
par les seules considérations qui sont censées devoir influencer
le cas particulier en question et de résister à la sollicitation
des motifs, quels qu'ils soient, qui conduiraient à adopter une conduite
différente de celle que ces considérations dicteraient. Ceux qui
pensent que l'utilité demande des distinctions de rang ne
considèrent pas comme injuste que les richesses et les privilèges
sociaux soient distribués de manière inégale ; mais
ceux qui pensent que cette inégalité est désavantageuse
pensent qu'elle est également injuste.
Mill après avoir ainsi tenté de
déterminer les éléments distinctifs qui entrent dans la
composition de l'idée de justice73(*), de demande si le sentiment (feeling) qui accompagne
l'idée lui est attaché par un don spécial de la nature ou
s'il peut s'être développé selon une loi connue, quelle
qu'elle soit, à partir de l'idée elle-même ; et, en
particulier, s'il peut avoir son origine dans des conditions qui portent sur ce
qui est avantageux pour la communauté (general expediency).
Grâce à son intelligence supérieure, un
être humain est capable de saisir entre lui-même et la
société humaine à laquelle il appartient, une
communauté d'intérêts en vertu de laquelle toute conduite
qui menace la sécurité de la société prise dans son
ensemble menace la sienne propre et incite son instinct de défense
personnelle.
Dans ce sentiment pris en lui-même il n'y a rien de
moral, ce qui est moral c'est sa subordination exclusive aux sympathies
sociales, c'est qu'il soit à leur service et se rende à leur
appel.
Avoir un droit, c'est avoir quelque chose dont la
société doit me garantir la possession, en vue de
l'intérêt général, cet intérêt est
celui de la sécurité. Tout en combattant les
prétentions des théories qui admettent un principe imaginaire de
justice non fondé sur l'utilité, j'estime que la pratique de la
justice fondée sur l'utilité est la partie maîtresse, la
partie incomparablement la plus sacrée et la plus obligatoire de toute
moralité.
Pour Mill en conclusion, « la justice demeure le
terme approprié pour désigner certaines utilités sociales
qui sont infiniment plus importantes et, par conséquent, plus absolues
et impératives que toutes les autres utilités prises comme
classe ; et qui en conséquence, devraient être, et sont
naturellement, protégées par un sentiment différent non
seulement en degré, mais en nature ; et qui se distingue de
sentiment plus faible accompagnant la simple idée de la promotion du
plaisir ou de l'agrément humains, par le fait que ses commandements sont
tout ensemble plus décisifs et sanctions plus
sévères. »74(*)
Section III : L'utilitarisme et l'unique principe ultime
Bentham défendit l'idée qu'il n'y a qu'un unique
principe moral ultime, le «Principe d'utilité». Ce principe
veut qu'à toutes les fois que nous devons faire un choix entre deux
actions ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre les
meilleures conséquences pour tous ceux concernés. Comme Bentham
l'écrit dans son Introduction aux principes de la morale et de la
législation75(*) : Chaque personne désire son propre
bonheur, on ne désire jamais en définitive que le bonheur, mais
cela ne suffit pas à prouver qu'il soit le seul critérium. Ce qui
va pousser Mill à s'interroger :
Les questions qui portent sur les fins sont, en d'autres
termes, des question sur ce qui est désirable. « La doctrine
utilitariste pose que le bonheur est désirable et que c'est la seule
chose désirable en tant que fin ; toutes les autres n'étant
désirables que comme moyens pour cette fin. »76(*). Que faut-il pour que cette
doctrine puisse justifier sa prétention à recueillir notre
adhésion ? - quelles sont les conditions qu'elle devrait remplir
à cet effet ?
La seule preuve que l'on puisse donner qu'un objet est visible
est le fait qu'effectivement les gens le voient. La seule preuve qu'un son est
audible est qu'on l'entende : et il en est de même pour les autres
sources de notre expérience. De la même manière pour Mill,
le seul indice qu'il soit possible de produire qu'une chose est
désirable, c'est que les gens la désirent effectivement. Si la
fin posée par la doctrine utilitariste n'était ni en
théorie ni en pratique reconnue comme une fin, rien ne pourrait jamais
convaincre qui que ce soit que c'en est une. Aucune raison ne peut être
donnée prouvant que le bonheur général est
désirable si ce n'est que chacun, dans la mesure où il pense
qu'il peut l'atteindre, désire son propre bonheur.
Mais puisque c'est bien là un fait, non seulement nous
avons toute la preuve possible dont notre cas est susceptible, que le bonheur
est un bien, mais encore tout ce qu'il est possible d'exiger : que le
bonheur de chacun est un bien pour lui et que, par conséquent, le
bonheur général est un bien pour la somme (aggregate) de toutes
les personnes. Le bonheur a ainsi prouvé qu'il mérite
d'être l'un des fins de la conduite et, en conséquence, l'un des
critères de la moralité. Mais cela ne suffit pas à prouver
qu'il soit le seul critère. Pour cela, il faudrait également
montrer, semble-il, que non seulement les gens désirent le bonheur, mais
même qu'ils ne désirent jamais autre chose. Or il est clair qu'ils
désirent en fait des choses qui, pour le langage ordinaire, sont
nettement distinctes du bonheur. Par exemple, il désirent la vertu la
vertu et l'absence de vice aussi réellement que le plaisir et l'absence
de douleur. Le désir de vertu n'est pas aussi universel que le
désir du bonheur, mais c'est un fait aussi authentique. C'est pourquoi
les adversaires de la norme utilitariste estiment qu'ils ont le droit d'en
inférer qu'il existe d'autres fins de l'action humaine que le bonheur et
que le bonheur n'est pas la norme de l'approbation et de la
désapprobation. Mais est-ce que la doctrine utilitariste nie que les
gens désirent la vertu ou est-ce qu'elle soutient que la vertu n'est pas
une chose désirable ? Tout au contraire. Elle soutient non
seulement que la vertu doit être désirée, mais encore
qu'elle doit l'être de manière désintéressée,
pour elle-même. Les utilitaristes placent la vertu en tête des
choses qui sont bonnes comme moyens d'atteindre la fin ultime, mais ils
reconnaissent également comme fait psychologique la possibilité
qu'elle soit, pour l'individu, un bien en soi, sans considérer aucune
fin au delà d'elle-même ; ils tiennent que notre esprit n'est
pas dans l'état souhaitable, dans l'état conforme à
l'Utilité et le plus susceptible d'engendrer le bonheur
général, s'il n'aime pas la vertu de cette manière - comme
une chose désirable en elle-même, même si, dans le cas
individuel, elle ne produit pas toujours les autres conséquences
désirables qu'elle tend à produire et à cause desquelles
elle est considérée comme une vertu.
Cette opinion ne s'écarte en rien du principe du plus
grand bonheur. Les éléments du bonheur sont très
variés et chacun d'entre eux est désirable en soi et pas
seulement comme une partie qui vient grossir un agrégat. Le principe
d'utilité ne veut pas dire qu'un plaisir donné, comme par exemple
la musique, ou une absence de douleur, comme la santé, doivent
être considérés comme des moyens d'atteindre une
réalité collective77(*)[ collective something] appelée bonheur et
doivent être désirés pour cette raison. Ils sont
désirables et désirés en eux-mêmes et pour
eux-mêmes ; ils ne sont pas seulement des moyens, ils sont des
parties de la fin. La vertu, selon la doctrine utilitariste, n'est pas
naturellement et originellement une partie de la fin78(*), mais elle est capable de le
devenir ; ainsi, chez ceux qui l'aiment de manière
désintéressée, elle est devenue non comme un moyen, mais
comme une partie du bonheur79(*). Pour mieux illustrer ce point, nous pouvons nous
rappeler que le cas de la vertu n'est pas unique, qu'il y a bien des choses qui
étaient à l'origine un moyen et qui, si elles n'étaient
pas devenues un moyen pour quelque chose d'autre, seraient restées
indifférentes, mais qui, par association80(*) avec ce dont elles sont un moyen, en sont venues
à être désirées pour elles-mêmes et, qui plus
est, avec la plus grande intensité.
Prenons l'exemple de l'argent, sa valeur est seulement celle
des choses qu'il permet d'acheter ; des désirs pour les autres
choses qu'il est un moyen de satisfaire. L'argent est désiré non
en vue d'une fin, mais comme une partie de cette fin. D'un moyen du bonheur, il
est devenu lui-même un des principaux éléments de la
conception individuelle du bonheur. On pourrait en dire autant de la
majorité des principales fins de l'existence humaine-le pouvoir, par
exemple, ou la célébrité ; avec cette
différence que chacune de ces fins comporte une certaine quantité
de plaisir immédiat qui semble, au moins, lui être naturellement
inhérente. Dans ces cas, le moyen est devenu une partie de la fin et une
partie plus importante qu'aucun des objets dont il est le moyen.
Mill fait bien la distinction entre la vertu et l'amour de
l'argent, du pouvoir, ou de la célébrité :
« tous ces désirs peuvent rendre, et souvent rendent
effectivement, l'individu nuisible aux autres membres de la
société à laquelle il appartient, tandis que rien ne peut
mieux préparer l'individu à devenir une providence pour ses
semblables que la culture en lui de l'amour désintéressé
de la vertu. En conséquence, l'utilitarisme, tout en tolérant,
tout en approuvant ces autres désirs acquis par nous, jusqu'à la
limite au-delà de laquelle ils deviendraient plus nuisibles qu'utiles au
bonheur général, prescrit et exige que l'on cultive l'amour de la
vertu et qu'on l'élève au plus haut degré possible, parce
qu'il la tient pour la chose qui contribue le plus au bonheur
général. »81(*).
« Si la nature humaine est constitué de telle
sorte que nous ne désirons pas ce qui n'est ni une partie du bonheur ni
un moyen du bonheur, nous ne pouvons fournir d'autre preuve que ce sont
là les seules choses désirables et nous n'en avons pas besoins.
S'il en est ainsi, le bonheur est la seul fin de l'action humaine et la
promotion du bonheur est la pierre de touche qui permet de juger la conduite
humaine ; de là il suit nécessairement que le bonheur doit
être le critère de la moralité, puisque la partie est
toujours incluse dans tout »82(*).
Il apparaît donc une contradiction possible entre cette
affirmation et l'affirmation qui envisage un utilitarisme hédonistique.
La seule chose qui sauve la cohérence risque d'être purement
nominaliste : qu'on appelle « plaisir » tout ce qui
est désirable, même s'il n'y a pas de continuité ou
homogénéité entre les différentes choses qui sont
désirables. Il s'agit là d'un utilitarisme
« idéal » et non pas hédonistique. Plusieurs
choses sont intrinsèquement désirables par les individus. Ce qui
pose un réel problème :
Comment choisir entre plusieurs plaisirs idéaux qui
peuvent entrer en conflit ? Il y a là le même problème
qu'avec les droits naturels, critiqués par Bentham.
Peut-on dire que la vertu est bonne en soi, si ses
conséquences sont néfastes ? Exemple : un individu
respecte les règles morales et cause pour cela des souffrances
innombrables à d'autres. Un autre n'a pas de goût pour la vertu,
mais ne fait aucun mal ou fait du bien par inadvertance. Peut-on trouver
désirable en soi le comportement du premier ? La seule
réponse possible est qu'on peut considérer comme bon en soi
seulement ce qui est un moyen de provoquer du bien sur les autres.
Nous examinerons dans la deuxième partie, au chapitre
III intitulé Discussion et commentaire autour du principe
d'utilité à la section II, comment Monique Canto-Sperber analyse
et conçoit sa théorie du bonheur.
Chapitre III l'utilitarisme de Bentham versus
l'utilitarisme de Mill.
De Bentham, Mill retient le principe de l'utilité, mais
le principe seulement. Encore donne-t-il au mot «utile» un tout autre
sens que Bentham, en distinguant soigneusement «l'utile» de
«l'expédient». On peut définir les principes de
l'utilitarisme en tant que théorie éthique, ou doctrine
éthique qui pose en hypothèse qu ce qui est «utile» est
bon et que l'utilité peut être déterminée d'une
manière rationnelle83(*). Cette théorie découle du bon sens: il
faut faire les choses utiles et éviter les choses inutiles. Les
conséquences de nos actes ne sont pas complètement bonnes ou
mauvaises. Il faut en prendre le solde. Tout le monde partage, un peu ce
rationalisme là, c'est une philosophie sociale empiriste, fondée
sur l'expérience.
Les utilitarismes de Mill et de Bentham ont pour point commun
de ne prendre en compte que les sensations et le plaisir et les peines qui en
découlent. La différence entre les deux tient dans la prise en
compte de la diversité des plaisirs et des peines quand il s'agit de
déterminer si une action est bonne ou mauvaise. Pour l'utilitarisme
égoïste, une action est bonne si elle procure du plaisir à
son auteur, elle est mauvaise si elle lui procure de la peine. Pour
l'utilitarisme égoïste, en outre, une action qui entraîne du
plaisir pour lui sera bonne même si elle a des conséquences
néfastes pour autrui. Pour Mill, une action ne peut être bonne si
elle entraîne plus de déplaisir pour autrui que de plaisir pour
soi. Pour Mill, ce qui compte c'est le plaisir du plus grand nombre: «
Chacun doit compter pour un, personne pour plus d'un »
Mill et Bentham appelèrent leur doctrine «
utilitarisme », non pas parce qu'elle mettait en avant la recherche de
l'utilité individuelle comme facteur qui explique les actions humaines
mais parce qu'elle propose l'utilité publique - le bonheur de la
communauté - comme critère pour les juger. L'utilitarisme est
donc une philosophie qui fait de l'utilité le seul critère de la
moralité84(*).
L'utilitarisme attaque le concept du droit naturel, elle se
veut au départ individualiste, l'utilitarisme veut émanciper
l'individu. L'individu doit obéir à l'utilitaire, car plaisir et
souffrance sont loi de la nature. Le droit doit servir le bien et éviter
le mal. Il est un instrument et non un but en soi.
-Une action est moralement correcte si et seulement s'il n'y a
aucune action alternative qui engendre une félicité majeure chez
les personnes concernées.
-Une action est moralement due si et seulement si toute autre
action alternative produit une félicité mineure chez les
personnes concernées.
-Une action est moralement erronée si et seulement si
elle n'est pas moralement correcte.
Ainsi l'utilitarisme de Bentham et de Mill défend
l'idée qu'un comportement ou une politique moralement juste est celui ou
celle qui produit le plus grand bonheur des membres de la
société. A ce titre on peut donc considérer l'utilitarisme
comme une morale politique. La morale de l'utilitarisme ne dépend pas de
l'existence de Dieu, de l'âme ou d'une autre entité
métaphysique improbable. Le bien que l'utilitarisme entend promouvoir
[le bonheur, ou le bien être - est un objectif que nous poursuivons tous
pour nous-mêmes et pour ceux que nous aimons.
Deux aspects sont à prendre en considération: le
premier aspect établi par les utilitaristes, c'est que cette recherche
du bien être [utilité] soit effectuée impartialement, pour
chacun des membres de la société. Le deuxième aspect est
son conséquentialisme.
Mill l'économiste, sans renoncer à admettre
comme valables les travaux des économistes libéraux concernant la
production des richesses, affirme que leur répartition n'obéit
pas à des lois inflexibles, mais peut et doit être
organisée par la volonté humaine en quête de la justice.
Du côté de Bentham, vu que la morale
fondée sur le principe de l'utilité de chaque acte personnel est
excessivement individualiste, la doctrine de Bentham débouche sur la
nécessité d'un Etat «arbitre impartial». Au niveau
individuel est considéré comme juste le comportement qui maximise
l'excès d'une somme de plaisirs sur une somme des peines. Au niveau
collectif le bonheur du tout social qu'est la société sera la
somme des plaisirs et des peines ressentis par l'ensemble des individus: sera
socialement juste l'organisation de la société qui assure le plus
grand bonheur du plus grand nombre. Le bien ainsi désigné comme
l'utilité prend ici une forme hédoniste (Maximiser les plaisirs
et minimiser les souffrances). Le comportement juste s'en suit par simple
maximisation du bien. Le principe de l'utilité constitue la
référence commune des théoriciens de l'économie du
bien être, soucieux des aspects éthiques de l'allocation des
ressources rares.
L'utilitarisme de Mill est un utilitarisme social
teinté de libéralisme et d'individualisme : on juge des
actions par leurs conséquences sur le bonheur individuel. La
rationalité individuelle permet de confronter les désirs aux
moyens de les satisfaire, l'adaptation des moyens aux fins.
Selon Mill, «la seule preuve qu'on puisse donner pour
établir qu'une chose est désirable, c'est qu'en fait on la
désire. Si la fin que la doctrine utilitariste admet pour son compte,
n'était pas, en théorie et en pratique, reconnue comme
étant une fin, rien ne pourrait jamais convaincre qui que ce soit
qu'elle en est une.»85(*). «Et chaque personne désire son propre
bonheur, dans toute la mesure où elle croît pouvoir l'atteindre.
[...] le bonheur de chaque personne est un bien pour cette personne, et le
bonheur général est donc un bien pour toutes les personnes prises
dans leur ensemble.»86(*)
Selon le principe du plus grand bonheur, la fin
dernière par rapport à laquelle et pour laquelle toutes les
autres choses sont désirables (que nous considérions notre propre
bien ou celui des autres) est une existence aussi exempte que possible de
douleurs, aussi riche que possible en jouissances, envisagées du double
point de vue de la quantité et de la qualité, la règle qui
permet de l'apprécier en l'opposant à la quantité [for
measuring it, against quantity], c'est la préférence
affirmée [felt] par les hommes qui, en raison des occasions fournies par
leur expérience, en raison aussi de l'habitude qu'ils ont de la prise de
conscience [self consciousness] et de l'introspection [self observation] sont
le mieux pourvus de moyens de comparaison. Telle est, selon l'opinion
utilitariste, la fin de l'activité humaine, et par conséquent
aussi, le critérium de la moralité.
Section I. - Les caractéristiques de l'utilitarisme
de Bentham et de Mill
L'utilitarisme existe en de nombreuses versions
différentes (sans doute plus de cent si l'on tient compte de toutes les
variantes), suivant que l'on applique ce principe au choix des actes ou au
choix des règles, suivant l'extension donnée aux notions de
plaisir et de douleur, suivant que l'on cherche à maximiser le plaisir
ou la satisfaction des préférences, suivant l'étendue de
l'ensemble des «êtres affectés» susceptibles
d'être pris en compte, suivant qu'il s'agisse de considérer les
conséquences effectives ou les conséquences attendues.
Parmi les philosophes moraux, utilitariste est un adjectif
signifiant quelque chose comme relatif à l'utilitarisme, et sert aussi
comme nom pour désigner les défenseurs de l'utilitarisme.
Utilitarisme n'a pas d'emploi courant en dehors du monde
académique; par contre, utilitariste sert d'adjectif pour décrire
une certaine attitude. Dans ce sens, avoir une attitude utilitariste envers
quelque chose est ne lui attribuer d'autre valeur que comme moyen pour une fin.
On prend une attitude utilitariste envers d'autres gens si on
ne les considère comme importants que dans la mesure où ils sont
utiles ou nuisibles à son propre plaisir, ou à sa promotion, ou
à sa recherche du pouvoir, ou à l'avancement de sa cause.
La confusion entre les deux sens du mot utilitariste est
rendue encore plus difficile à éviter par une objection courante
soulevée à l'encontre de l'utilitarisme. On reproche en effet
à cette théorie d'exiger dans de nombreuses circonstances le
sacrifice des intérêts d'une minorité dans le but de
maximiser les satisfactions de la majorité. Cette objection peut
être fondée, ou ne pas l'être; la littérature
à ce propos est immense. Mais même dans un tel cas l'utilitarisme
exige que les intérêts de chacun soient pris en compte de
façon égale. Aucun être sensible concerné par une
décision ne doit être traité comme un simple moyen pour les
fins d'autrui.
Le mot utilitarisme employé en philosophie fait
référence à une certaine théorie de l'acte juste,
théorie dont les défenseurs classiques sont Jeremy Bentham, John
Stuart Mill et Henry Sidgwick. L'acte juste dans une situation donnée,
c'est-à-dire l'acte qu'il faut choisir, est, selon l'utilitarisme, celui
qui produira le plus grand solde possible de plaisir, compté
positivement, et de douleur, comptée négativement, pour tous les
êtres affectés par cet acte. Si aucun acte possible ne produira de
solde positif de plaisir, alors l'acte juste est celui qui produira le plus
petit solde de douleur.
On définira donc la doctrine utilitariste par deux
éléments essentiels : en premier lieu, c'est d'abord, un
welfarisme, et en second lieu, c'est un conséquentialisme, en
troisième lieu, c'est une théorie axiologique.
Premièrement l'utilitarisme est un welfarisme,
c'est-à-dire une thèse sur le summum bonum87(*) que recherche, directement,
tout être humain rationnel. Pour l'utilitarisme, c'est le bonheur et on
appellera alors «utilité» ce qui contribue au bonheur, au
bien- être de tout être rationnel, et non pas ce qui est simplement
instrumental pour une fin, quelle qu'elle soit88(*). L'utilitarisme en déduit qu'il ne faut pas
chercher ailleurs le critère du bien et du mal moral: c'est le «le
principe du plus grand bonheur du plus grand nombre, chacun comptant de
manière égale»89(*). On parle aussi de conséquentialisme
welfariste: le bien des individus, la seule chose qui intervienne dans
l'évaluation des conséquences, est exclusivement conçu
comme leur niveau de bien-être [welfare].
Cependant il est à noter que concernant le Summum
Bonum, dès les premières pages de l'utilitarisme,90(*), la morale de Mill
apparaît comme singulièrement différente, par son esprit,
de celle de Bentham. Mill pose le problème moral en termes de
philosophie ancienne, se réfère à Socrate et à
Platon, et attribue même à Socrate l'honneur d'avoir
défendu dès l'antiquité la thèse utilitariste.
Bentham, lui, n'avait que mépris pour les philosophes de
l'antiquité. Les conceptions anciennes du Souverain Bien lui
paraissaient ridicules91(*).
Cet aspect implique que nous vérifions à chaque
fois si le comportement ou la politique en question produisent ou non un
bien-être identifiable. Nous avons tous eu affaire à des gens qui
prétendent que telle ou telle activité est moralement
condamnable, tout en étant incapables de signaler les
conséquences censément négatives qui en
découleraient. Le conséquentialisme nous défend de
formuler de tels interdits, ci elles ont toute l'apparence de l'arbitraire
moral. Il exige que quiconque condamne un comportement donné
démontre que quelqu'un d'autre est lésé par ce
comportement, qu'il a des conséquences nuisibles pour la vie d'un tiers.
De même, du point de vue conséquentialiste, un comportement n'est
moralement louable que s'il bénéficie en même temps
à quelqu'un d'autre.
L'utilitarisme correspond donc à deux de nos intuitions
essentielles: la première concerne l'importance de bien-être
humain, et la seconde le fait que les règles morales doivent être
testées en fonction de leurs conséquences pour ce
bien-être. En découle alors une première règle: si
le bien visé par la morale est le bien-être de l'humanité,
alors le comportement le plus recommandable du point de vue moral est
certainement celui qui maximise ce bien être en accordant une
égale importante au bien être de chaque individu. Le
conséquentialisme propose une méthode simple et directe pour
résoudre les questions morales: il suffit d'évaluer le
degré de bien-être des individus, plutôt qu'à
consulter des autorités spirituelles ou à s'appuyer sur
d'obscures traditions. «Historiquement, l'utilitarisme était donc
une doctrine fort progressiste, elle exigeait en effet que les coutumes et les
autorités qui avaient opprimé l'humanité pendant des
siècles soient jugées en vertu du critère du
progrès humain (l'homme est la mesure de toutes
choses) ».92(*)
En deuxième lieu, l'utilitarisme est un
conséquentialisme, c'est-à-dire qu'il circonscrit soigneusement
le domaine légitime du jugement moral: c'est l'action qui doit
être jugée et ses conséquences pour le plus grand bonheur
du plus grand nombre, non le caractère de l'agent ou ses motifs. Sans
cette limitation, on sortirait du rationnel pour entrer dans le domaine des
jugements de valeur arbitraires et la philosophie morale perdrait toute
autonomie. L'utilitarisme ne juge que ce qui est observable, et la justesse
d'un acte se juge d'après ses conséquences. En effet les actions,
les politiques et les institutions ne sont pas jugées en fonction de
leur nature intrinsèque, ni en fonctions des intentions qui les
inspirent, ni des vertus qu'elles manifestent ou des devoirs auxquels elles se
conforment; elles seront jugés en fonctions des conséquences que
l'on peut leur attribuer. L'utilitarisme se présente donc comme un
conséquentialisme individualiste.
Le conséquentialisme nous demande d'oeuvrer directement
ou indirectement à la promotion du meilleur état de choses
possible, meilleur non pas pour moi personnellement, mais pour tous ceux qui
sont concernés, c'est-à-dire meilleur d'un point de vue impartial
ou impersonnel93(*). Ce
genre de principe inspire une éthique qu'on a plutôt l'habitude de
dire concrète: l'éthique de la responsabilité, par
opposition à l'éthique de la conviction94(*). Le conséquentialisme
est une théorie impérative en ce sens qu'elle se focalise sur les
actions et les principes et non sur la personnalité ou le
caractère des agents95(*). Le conséquentialisme est de type
téléologique96(*), car il faut toujours faire le plus de bien et le
moins de mal possible ou, plus exactement, faire en sorte que le bien
excède le mal dans l'ensemble. Ce qui est intéressant bien
sûr, c'est tout ce qui en dérive du point de vue de
l'éthique normative.
On peut envisager la possibilité que le meilleur
résultat d'ensemble sera généralement celui qui vient en
conséquence d'actions accomplies à la suite d'un calcul
réfléchi portant sur leurs avantages et leurs
inconvénients du point de vue du bien être du plus grand nombre.
« C'est ce que supposent les utilitaristes de l'acte dont la doctrine
est conséquentialiste. Mais il y a aussi des raisons de penser que le
meilleur résultat d'ensemble sera généralement celui qui
vient en conséquence d'actions accomplies sans calcul,
conformément à certaines règles de devoir et d'obligation
courantes telles que tenir ses promesses, ne pas mentir, ne pas tuer des
innocents, etc.). C'est ce qu'affirme les utilitaristes des règles dont
la doctrine est aussi conséquentialiste. »97(*)
Pour le conséquentialiste, des règles morales
telles que: «il ne faut pas porter de faux témoignages»,
«il ne faut pas tuer des civils innocents», «il ne faut pas
torturer» sont justifiées par des valeurs: la vérité,
le respect de l'autonomie et de l'intégrité physique ou
psychologique d'autrui, la vie humaine. C'est en cela que sa conception de la
justice morale des règles est téléologique: ce sont les
valeurs visées qui leur donnent un caractère moral.
Le conséquentialisme suggère donc que nous ayons
à coeur de promouvoir l'utilité des individus et,
idéalement, nous voudrions pour satisfaire toutes les
préférences informées de tous les individus.
Malheureusement, une telle ambition est impossible à réaliser.
Les ressources disponibles pour satisfaire les préférences des
gens sont limitées. En outre, ces préférences peuvent
entrer en conflit entre elles.
Quelles sont donc les préférences que nous
devons satisfaire en priorité? D'un point de vue
conséquentialiste, ce sont les conséquences en terme de
bien-être humain qui comptent. Mais que se passe-t-il si le
bien-être d'un individu entre en conflit avec celui d'un autre? Pour
répondre à cette question, il faut développer le contenu
de l'approche conséquentialiste. Comment l'utilitarisme
développe-t-il l'idée que nous devons promouvoir l'utilité
des individus? Nous avons vu que les utilitaristes affirment que l'action
moralement bonne est celle qui maximise l'utilité - c'est-à-dire
celle qui satisfait le plus grand nombre possible de préférences
informées.
Les préférences de certaines personnes ne seront
pas satisfaites si elles entrent en conflit avec la maximisation globale de
l'utilité. C'est regrettable, mais étant donné que le
nombre des gagnants l'emporte nécessairement sur celui des perdants, il
n' y a aucune raison que les préférences de ces derniers aient la
priorité sur celles des gagnants, qui sont plus nombreuses (ou plus
intenses)98(*).
Du point de vue utilitariste, une quantité
donnée d'utilité pèse du même poids moral q'une
quantité équivalente, quels qu'en soient les
bénéficiaires. Dans le calcul des utilités, personne
n'occupe de position privilégiée, personne ne peut revendiquer un
plus grand bénéfice de tel ou tel acte utilitariste. C'est
pourquoi nous devrions favoriser les conséquences qui satisfont le plus
grand nombre possible de préférences (informés) parmi les
membres de la société. Pourtant, notre intuition nous
suggère que, lorsqu'il est impossible de satisfaire toutes les
préférences, toutes les qualités équivalentes
d'utilité ne pèsent pas nécessairement du même poids
moral.
Dans des travaux récents, Kymlicka soulignait la
différence des deux interprétations de l'utilitarisme en ce qui
concerne l'identité de ce «nous»: dans la première,
chacun d'entre nous est censé agir conformément à des
principes utilitaristes, y compris dans nos actions les plus personnelles (il
s'agit de l'utilitarisme moral généralisé); dans la
seconde, ce sont les principales institutions sociales qui ont l'obligation
d'obéir à des principes utilitaristes (il s'agit de
l'utilitarisme politique).99(*)
Il y a également deux façons de concevoir
l'idée d'agir conformément à des principes utilitaristes:
dans le premier cas, l'agent doit orienter son action en appliquant
consciemment le calcul des utilités, en essayant de voir comment chaque
action particulière peut affecter la satisfaction des
préférences informés, il s'agit ici de l'Utilitarisme
direct de Bentham.
Dans le second cas, le principe de maximisation de
l'utilité n'entre qu'indirectement (voire pas du tout) dans le processus
de décision de l'agent. Les actions moralement bonnes sont celles qui
maximisent l'utilité, mais les agents sont plus susceptibles de la
maximiser en obéissant à des règles ou à des
habitudes non utilitaristes q'en mettant en oeuvre un raisonnement
utilitariste, c'est l'utilitarisme de Mill, L'Utilitarisme indirect.
Troisièmement, l'utilitarisme de Mill est un
théorie axiologique100(*), (valeur - qualité) qui est en philosophie la
théorie des valeurs morales. Cette théorie cherche à
établir une hiérarchie entre les valeurs et se composent en deux
parties: l'éthique et l'esthétique. Elle peut aussi
désigner la science de la qualité.
Section II - La théorie économique de
l'utilité et les comparaisons interpersonnelles d'utilité:
distinction entre l'utilitarisme qualitatif de Mill versus l'utilitarisme
quantitatif de Bentham
Mill va tenter de concilier les thèses de Bentham avec
les nouvelles conceptions de l'individu et de la société qui se
développent en Allemagne avec Herder, et en France avec les
Saint-simoniens et Auguste Comte. Conciliation difficile qui le conduira
à formuler un «utilitarisme indirect» pour lequel le bonheur
ou le plaisir, au sens du bonheur général, n'est pas directement
la fin de l'action bonne, mais le principe qui la rend moralement valable, ce
qui permet de distinguer qualitativement entre les différents
plaisirs.
Le principe d'utilité heurte le côté
rationnel. Il n'est pas possible de rejeter le principe de l'utilité. Si
on le remplace par un autre principe, c'est qu'il en existe un plus utile. Et
il retombe donc dans le principe. Tout est utilité. Comme on est
déjà en présence du meilleur principe, on ne peut pas le
rejeter. Cependant, ce raisonnement est un sophisme, car le meilleur est
considéré comme le plus utile.
Pour Mill, ce n'est pas seulement la quantité. Le
principe de qualité rentre en jeu, car tous les plaisirs ne se valent
pas. Il y a une échelle qualitative des plaisirs. L'altruisme est aussi
naturel chez l'homme que la recherche de son propre désir
égoïste. Le concept de justice rejoint le concept d'utilité.
L'utilité est liée à la notification de
sécurité juridique. Lorsqu'on analyse le concept éthique,
c'est d'abord l'expérience qui nous parle. Ce qui est juste est aussi
utile.
Mill introduit donc l'idée d'une différence
qualitative entre les plaisirs. L'expérience nous apprend à
discriminer entre plaisirs nobles et bas dont nous seuls sommes les juges
compétents. D'autre part, il affirme la multiplicité des
composantes du bonheur. La culture de soi, de notre caractère, le
développement de l'individualité à travers
l'expérience de la diversité constitue le visage proprement
humain du bonheur qui ne se réduit pas à une addition de
satisfactions et d'expériences agréables. Le principe
d'utilité ne peut donc s'appliquer que dans un contexte où
l'éducation et les conditions sociales permettent si ce n'est à
tous, en tout cas à une large majorité, de réaliser leurs
potentialités, ce qui est, en définitive, la définition du
bonheur pour Mill. Il va donc proposer sa version modifiée de
l'utilitarisme et différente de celle de Bentham.
Mill introduit ici une autre dimension, d'une part, sa morale,
comme d'ailleurs celle de Bentham, a résolument rompu ses attaches avec
la métaphysique plus ou moins servante des croyances religieuses; elle
devient une technique qui est liée aux sciences humaines; et la fin
suprême, à la réalisation de laquelle tous les efforts
doivent tendre dans tous les domaines, nous est révélée
par l'expérience: c'est le bonheur de l'homme. Mais d'autre part, en
faisant une place à l'aesthetics, qui relève, selon lui, du
sentiment et de l'imagination, il fait leur part aux exigences du romantisme de
son temps.
Mill ne voit pas d'opposition entre l'intérêt
individuel et l'intérêt général. Pour Mill, il y a
un sentiment d'injustice. On ressent cela face à un mal infligé
à la société même s'il ne nous concerne pas. Ce mal
doit être réprimé. Mill se rapproche de Kant d'une certaine
manière. Selon l'impératif kantien, la conduite doit être
telle que tous les êtres raisonnables puissent l'adopter avec profit pour
l'intérêt collectif.
Généralement, cette position de Mill est
considérée comme opposée à l'idée
benthamienne que la valeur intrinsèque positive d'un plaisir varie
seulement en fonction de ses «dimensions», où les dimensions
ont le même «poids», on interprète cette position de
Mill comme assument que «certains plaisirs sont intrinsèquement
meilleurs que d'autres, même s'ils sont moins intenses et/ou de moindre
durée». Cette position de Mill peut entraîner quelques
objections:
On peut objecter que cette distinction entre qualités
de plaisir apparaît très ambiguë, et il ne pourrait pas
être autrement. Mill semble réduire la différence
qualitative à une différence quantitative marquée par des
discontinuités dans la fonction d'utilité. Un plaisir est
qualitativement supérieur lorsqu'il est désiré beaucoup
plus qu'un autre plaisir (un plaisir inférieur) au plus haut
degré, même lorsqu'il est accompagné d'une plus grande
somme d'insatisfaction.
En effet, cette distinction paraît donc
problématique, car elle ne tient pas compte des différentes
dimensions du plaisir/peine. Un plaisir «inférieur» en
intensité mais durable pourrait être plus grand qu'un plaisir
supérieur de courte durée. Ou bien l'intensité a un poids
supérieur à la durée, mais de combien? Ajoutant un
critère qualitatif, Mill rend le calcul de l'utilité plus
difficile.
La seule réponse acceptable à ces objections est
de renoncer totalement au calcul et d'y substituer une hiérarchie de
plaisirs de différente valeur intrinsèque, établie (de
façon apparemment consensuelle) par ceux qui ont éprouvé
les plaisirs supérieurs.
Mais peut-on renoncer vraiment au calcul? Personne ne nie la
valeur supérieure de la vertu, de l'instruction, de la liberté,
mais peut-on les justifier comme plaisirs en soi sans égard aux
conséquences? Si je dois choisir maintenant entre lire un livre et
donner à boire à une personne mourant de soif, je peux dire -
suivant à la lettre le raisonnement de Mill - que la vertu consistant
à sauver la vie d'un homme l'emporte en tant que plaisir sur le plaisir
de l'instruction. Mais si chef d'état ou président d'une
fondation je dois établir dans mon budget la proportion entre l'argent
donné pour financer l'instruction et l'argent donné en aide au
tiers monde, comment je peux juger? Il faut que je trouve une justification
basée sur les conséquences immédiates et lointaines de ces
financements. Autrement je serais obligé à financer seulement le
«plaisir» prioritaire (probablement celui d'aider le tiers monde, qui
ne peut être compensé par l'autre même au plus haut
degré)! Remarquer que selon l'approche de Mill, instruction, vertu
deviennent désirables comme plaisirs en soi et non pas comme moyens
à d'autres plaisirs.
Pour Mill, il faut admettre, que les auteurs
utilitaristes101(*) ont,
en général, situé la supériorité des
plaisirs de l'esprit sur les plaisirs du corps essentiellement dans leur plus
grande permanence, sécurité, économie, etc.-
c'est-à-dire dans leurs avantages accessoires plutôt que dans leur
nature intrinsèque.
Et, sur tous ces points, les utilitaristes ont pleinement
prouvé leur thèse; mais il auraient pu placer le débat sur
un autre terrain, qu'on a le droit d'appeler plus élevé, tout en
restant pleinement en accord avec eux-mêmes. Il est tout à fait
compatible avec le principe d'utilité de reconnaître le fait que
certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus
précieuses que d'autres. Alors que, lorsqu'on évalue toutes les
autres choses, on considère la qualité tout autant que la
quantité, il serait absurde que, pour les plaisirs, l'estimation soit
censée ne dépendre que de la seule quantité.
Selon Mill, ce qui fait la différence de
qualité entre des plaisirs, ou ce qui fait qu'un plaisir est plus
précieux qu'un autre, en tant simplement que plaisir, mis à part
le fait qu'il soit plus grand quantitativement [greater in amount], se
résume en une seule réponse possible: de deux plaisirs, s'il en
est un auquel tous ceux, ou presque, qui ont l'expérience de l'un et de
l'autre accordent une préférence bien arrêtée, sans
qu'intervienne aucune obligation morale de le préférer, c'est ce
plaisir-là qui est le plus désirable. Si l'un des deux est
placé si haut au-dessus de l'autre par ceux qui ont l'expérience
compétente des deux, au point qu'ils le préfèrent
même en sachant qu'il est obtenu au prix d'une plus grande somme
d'insatisfaction [discontent], et qu'ils n'y renonceraient en échange
d'aucune quantité de l'autre plaisir, aussi grande que ce dont leur
nature est capable, nous sommes fondés d'attribuer à la
satisfaction [jouissance] ainsi préférée une
supériorité en qualité qui l'emporte tellement sur la
quantité que celle-ci, en comparaison ne compte guère, ou compte
peu.102(*)
Or c'est un fait incontestable que ceux qui connaissent
également bien l'un et l'autre mode de vie, et sont également
capables de les apprécier et d'en tirer une satisfaction, accordent une
préférence très marquée à celui qui fait
appel à leurs facultés nobles.
Peu de créatures humaines consentiraient à
être changées en l'un quelconque des animaux inférieurs en
échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la
bête; aucun être humain intelligent ne consentirait à
être un imbécile, aucun être instruit à être un
ignorant, aucune personne capable de sentiment (feeling) et de conscience
à être égoïste et vile, même si on les
persuadait que l'imbécile, l'ignorant et la canaille sont plus contents
chacun de son lot respectif qu'eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas
renoncer à ce qu'ils possèdent de plus que ces gens-là en
échange de la satisfaction la plus complète de tous les
désirs qu'ils ont en commun avec eux. [...].
D'après Mill, « les êtres humains
ont des facultés plus élevées que les appétits
animaux et, lorsqu'ils ont pris conscience de ces facultés, ils
n'envisagent plus comme étant le bonheur un état où elles
ne trouveraient pas satisfaction»103(*). En effet l'être humain à des plaisirs
qu'il doit à l'intelligence, à la sensibilité, à
l'imagination et aux sentiments moraux, qui a priori sembleraient absents chez
les animaux.
Quelle est selon Mill, la conséquence du fait que
«les êtres humains ont des facultés plus
élevées que les appétits animaux»?
Ici aussi, personne ne nie la valeur intrinsèque d'une
noble aspiration à s'améliorer, qui se base sur l'insatisfaction
des résultats acquis. Mill semble dire que Socrate insatisfait est
quelqu'un qui poursuit une chose qui a une valeur félicifique
intrinsèque, l'autonomie, le perfectionnement humain, et qui n'est pas
comparable aux plaisirs inférieurs. Donc même insatisfait, Socrate
est «heureux» au sens où il poursuit cette valeur. Mais
Socrate insatisfait est acceptable seulement s'il y a un moment dans lequel sa
recherche produit du plaisir, c'est-à-dire si ses espérances de
plaisir le compensent (ou compensent quelqu'un d'autre, ou le monde entier) de
ses souffrances!
On peut objecter que bien des gens qui sont capables de
goûter les plaisirs supérieurs leurs préfèrent
à l'occasion [...], les plaisirs inférieurs. Mais ce choix n'est
nullement incompatible avec l'affirmation catégorique de la
supériorité intrinsèque des plaisirs
supérieurs104(*).
Mill ne défend guère ce que l'on pourrait
appeler sa « doctrine des niveaux hiérarchiques du
bonheur ». Cette théorie dit que les hommes ne sont pas
prêts à sacrifier une quantité donnée de plaisirs de
qualité inférieure. Selon Mill, la possession de facultés
supérieures rend possible l'expérience de qualité
supérieure, mais demande davantage pour être heureux, et
entraîne aussi une plus grande vulnérabilité à la
souffrance qu'un être de type inférieur. Mais les gens ne
voudraient pas renoncer à leurs facultés supérieures pour
réduire cette vulnérabilité, même s'ils le
pouvaient.
Bentham considère que le bonheur est lié
à la quantité de plaisir. Il en a donc une conception
quantitative, arithmétique. Pour Mill, au contraire, ce qui importe est
la qualité des plaisirs. Par exemple, les plaisirs de l'esprit sont plus
importants que ceux du corps. Pour Mill préférer les plaisirs de
l'esprit au plaisirs du corps, relève d'un sens de la dignité que
tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou une autre en
proportion - mais pas, bien entendu, en proportion exacte - de leurs plus
hautes facultés et qui est une partie si essentielle du bonheur de ceux
chez qui il est développé que rien de ce qui entre en conflit
avec lui ne pourrait être, autrement que pour un instant, l'objet de leur
désir. Quiconque suppose que cette préférence s'exerce au
détriment du bonheur - que l'être supérieur, dans des
circonstances équivalentes, n'est pas plus heureux que
l'inférieur - confond deux idées extrêmement
différentes, celle de bonheur et celle de satisfaction. Il est
incontestable que l'être dont les capacités à
éprouver de la satisfaction sont faibles à les plus grandes
chances de les satisfaire pleinement; et un être très doué
aura toujours le sentiment que le bonheur, quel qu'il soit, qu'il peut
rechercher sera imparfait, le monde étant ce qu'il est.
Mais il peut apprendre à en supporter les
imperfections, dans la mesure où elles sont supportables; et elles ne le
rendront pas envieux de celui qui, à la vérité, est
inconscient de ces imperfections seulement parce qu'il n'a aucune idée
du bien qu'elles limitent.
Dans le chapitre II de son livre L'Utilitarisme,105(*) Mill présente son
analyse du summum bonum comme ce qui le distingue de Bentham. Est-il ou non,
lui aussi, un hédoniste comme Bentham, c'est-à-dire quelqu'un qui
fait du plaisir le bien suprême? Mill reste hédoniste, mais,
défenseur de la liberté individuelle, il refuse la relation
causale directe entre les actions humaines et la recherche de la satisfaction
que Bentham croyait pouvoir observer. Rien ne distinguerait l'homme de la
bête alors que, pour lui, «Il vaut mieux être un être
humain insatisfait [dissatisfied] qu'un porc satisfait, Socrate insatisfait
qu'un imbécile satisfait. Et si l'imbécile ou le porc sont d'avis
différent, c'est parce qu'ils ne connaissent que leur version de la
question. L'homme à qui on les compare connaît les deux
côtés »106(*).
Le bilan félicifique inter-temporel de l'individu
supérieur insatisfait doit être supérieur à celui de
l'individu inférieur satisfait [content]107(*). Autrement comment continuer
à affirmer que plaisir et absence de douleur ont une valeur
intrinsèque? L'insatisfaction en soi n'est pas un plaisir, et le travail
de la recherche non plus. Elles sont des moyens à des plaisirs futurs.
Eventuellement à des plaisirs supérieurs, mais à des
plaisirs tout de même.
De plus, les plaisirs visés par Socrate sont-ils
seulement ses propres plaisirs (supérieurs, mais égoïstes),
les plaisirs de l'autonome recherche de perfectionnement humain ou sont-ils
ceux de toute l'humanité qui bénéficiera de ce
perfectionnement? Mill pourrait répondre: les deux en même temps
(rappelons nous de sa double définition de «chose
désirable».
Pour Mill les deux éléments qui rendent une
chose désirable sont :
-le plaisir q'elle procure directement (fin en soi)
- les plaisirs (ou l'élimination de douleurs) qu'elle
est susceptible de procurer (moyen).
D'autre part on peut aussi objecter que bien de ceux qui sont
capables de plaisirs nobles se laissent parfois tenter de donner la
priorité aux plaisirs plus bas. Mais cela est tout à fait
compatible avec une pleine appréciation de la supériorité
intrinsèque des plaisirs nobles. Souvent, les hommes, par faiblesse de
caractère, choisissent le bien le plus proche tout en sachant qu'il a
moins de prix; et cela n'est pas moins vrai quand il faut choisir entre deux
plaisirs physiques que lorsque le choix est entre plaisir physique et mental.
Quelques fois les hommes recherchent les plaisirs sensuels au détriment
de la santé tout en sachant parfaitement que la santé est bien
plus importante.
«Les hommes perdent leurs aspirations supérieures
comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu'ils n'ont pas le
temps ou l'occasion de les satisfaire; et ils s'adonnent à des plaisirs
inférieurs non parce qu'ils les préfèrent
délibérément, mais parce que ce sont soit les seuls
auxquels ils aient accès soit les seuls qu'ils soient désormais
capable d'apprécier, ou encore les seuls dont ils soient capables de
jouir un peu plus longtemps»108(*). On est en droit de douter si un homme qui serait
demeuré sensible de manière égale aux deux
catégories de plaisirs a jamais préféré les plus
bas en connaissance de cause et de sang-froid; toutefois il y a bien des gens
qui, à tout âge, se sont épuisés dans un vain effort
pour combiner les deux. On pourrait alors se demander, pourquoi les personnes
expérimentées préfèrent parfois les plaisirs
inférieurs aux plaisirs supérieurs? A cela Mill donne deux
explications : la faiblesse de caractère et l'opportunisme. Mill a en
même temps une argumentation très circulaire, pour lui les bons
plaisirs sont ceux qui sont préférés par les bonnes
personnes.
Mill pense qu'on ne peut pas faire appel de ce verdict
prononcé par les seuls juges compétents. Pour lui, lorsqu'il
s'agit de décider lequel des deux plaisirs est le plus digne
d'être obtenu ou lequel des deux modes de vie est, en dehors des
attributs moraux et de ses conséquences, le plus satisfaisant pour les
sentiments (feelings), le jugement de ceux qui sont qualifiés par leur
connaissance de l'un et de l'autre ou, s'ils ne sont pas d'accord entre eux,
celui de leur majorité doit être admis comme définitif.
Mill se pose la question du bonheur109(*) que nous pouvons
espérer: lorsque on affirme catégoriquement qu'il est impossible
qu la vie humaine soit heureuse, cette assertion, sans être un pur jeu de
mots, n'en reste pas moins une exagération. Si l'on entend par bonheur
une série continue d'exaltations [excitement] très
agréables, il est évident qu'une telle chose est impossible.
«un état de plaisir exalté ne dure qu'un moment, dans
certains cas quelques heures, quelques jours même, et encore avec des
interruptions; c'est l'embrassement occasionnel et éclatant de la
jouissance, ce n'en est pas la flamme permanente et stable»110(*). C'est là une chose
dont étaient pleinement conscients aussi bien les philosophes qui ont
enseigné que le bonheur est la fin de l'existence humaine que ceux qui
les ont fustigés. Ce qu'ils entendaient par bonheur n'était
certes pas une vie de délices, mais une vie qui connaît des
moments de ce genre avec des douleurs peu nombreuses et passagères, des
plaisirs nombreux et variés, avec une nette prédominance de
l'action sur la passivité, et dont le fondement est l'idée qu'il
ne faut attendre plus de la vie que ce qu'elle peut donner.
Section III Bentham: l'utilitarisme scientifique et la
réintégration des sentiments altruistes dans la morale
utilitaire.
Epicure remarquant qu'après le plaisir, venaient
toujours des douleurs qui le dépassaient en intensité, il pensa
que l'intérêt bien entendu était de renoncer à ces
plaisirs. D'ailleurs, il y avait pour lui deux sortes de plaisirs: les premiers
courts et intenses, qu'il nommait plaisirs en mouvement; les autres longs et
plus faibles qu'il appelait plaisirs en repos. L'expérience
établit que les premiers entraînent toujours après eux de
grandes douleurs: ils bouleversent l'âme, en troublent
l'équilibre. De là des maladies morales. Les seconds au contraire
sont moins intenses, mais plus continus; ils n'exposent pas l'homme aux risques
des plaisirs violents. L'instinct raisonné conseillera donc de les
choisir de préférence aux autres. Or, où les trouve-t-on?
Dans le travail, la méditation, la sobriété,
l'étude de la philosophie. Voilà comment au nom de
l'intérêt l'utilitarisme arrive déjà à
recommander une vie vertueuse.
Epicure, se fondant sur l'intérêt, parvenait donc
à recommander une vie assez élevée. Mais sa méthode
conservait bien de l'arbitraire. Il n'est pas facile de déterminer le
degré d'intensité des plaisirs. Il n'aboutit en somme qu'à
des maximes excellents, mais qui ne forment pas un système. C'est ce que
lui reproche Bentham. Celui-ci se propose de chercher un critérium plus
sûr, plus scientifique. C'est là le but de son arithmétique
des plaisirs.
De plus, Epicure recommandait à ses sectateurs de ne
pas sortir d'eux-mêmes. La vie qu'il recommandait était
sévère et assez élevée, mais égoïste
dans ses principes comme dans ses conséquences: l'épicurien
devait se désintéresser de la société des autres
hommes, fuir les affaires publiques ainsi que les charges de la famille ou de
l'amitié. Il devait vivre pour lui seul. En même temps qu'il veut
fonder un utilitarisme plus scientifique, Bentham se préoccupe de
réintégrer les sentiments altruistes dans la morale utilitaire.
Voyons comment s'y est pris Bentham pour réaliser ces deux
progrès.
Quelques variables que soient les plaisirs et les peines, ils
ne peuvent agir sur nous que par un certain nombre de caractères
déterminés. Considérons un plaisir ou une peine. La valeur
dépendra de quatre conditions: Intensité, durée,
certitude, proximité. Mais ce n'est là que sa valeur
intrinsèque. Si nous considérons un acte au point de vue de ses
conséquences pour nous et pour ceux qui nous entourent, nous
déterminerons de nouveaux caractères des plaisirs et des peines.
Alors, pour apprécier la bonté d'un acte, voici ce qu'il faut
faire. Il faut examiner les plaisirs ou les peines qui en peuvent
résulter, puis distinguer dans quelle mesure ces plaisirs ou ces peines
présentent les caractères dont nous venons de parler. Cet examen
fait, on dressera une liste des pertes et des gains probables et l'on se
décidera en faveur du total le plus fort. La marche est lente, mais elle
est sûre.
Voici comment Bentham réalise le second progrès.
Il montre, par la simple application de sa méthode, que les plaisirs les
plus avantageux sont ceux qui ne concernent pas l'individu tout seul, ceux qui
ne sont pas purement égoïstes. Il croit pouvoir démontrer
que le plaisir est en raison directe du nombre de gens qu'il oblige de sorte
qu'il arrive à recommander le dévouement au nom même de
l'intérêt. Comme on le voit, toute cette partie de sa morale est
animée d'un grand optimisme. Il croit que la meilleure manière de
trouver notre plus grand plaisir, c'est de trouver le plus grand plaisir des
autres parce qu'il y a une harmonie naturelle entre tous les
intérêts humains.
Bentham réintègre ainsi les devoirs sociaux dans
la morale utilitaire. Stuart Mill a essayé de faire la même chose
pour l'amour du bien et celui du vrai. Jusqu'ici, dit-il, les utilitaires ont
eu le tort de ne considérer dans les plaisirs que la quantité,
non la qualité. Or celle-ci est bien distincte de la quantité.
C'est elle qui fait que les uns sont supérieurs aux autres. Les plaisirs
du goût sont bien plus vifs que ceux de la vue, et nous trouvons pourtant
le plaisir de contempler une oeuvre d'art supérieur à celui de
manger des mets délicats. Attachons-nous donc aux plaisirs
qualitativement, et non quantitativement supérieurs. Il y a une
espèce de dignité de certains plaisirs qui les rend
préférables aux autres.
Mais comment appliquer ce critérium; comment comparer
la qualité des plaisirs? Pour savoir lequel est préférable
de deux plaisirs, dit Mill, il faut s'adresser à ceux qui les ont
éprouvés tous deux. Leur décision sera la bonne. Mais
s'ils ne sont pas d'accord? Si les divers juges compétents
diffèrent d'opinion? On va aux voix et l'on tiendra pour
supérieur celui des deux plaisirs qui aura été
déclaré tel par la majorité.
M. Herbert Spencer a repris et rajeuni la doctrine de Mill. Ce
qui le distingue de celui-ci, c'est comme il le dit lui-même, moins une
différence de doctrine que de méthode. Il reproche à son
prédécesseur de procéder d'une manière trop
empirique. Il voudrait que la comparaison qualitative des plaisirs se fît
d'une manière plus scientifique, que l'on montrât pourquoi tel
plaisir était supérieur à tel autre. Voici comment il
concevrait alors la morale utilitaire: « la nature de l'homme
étant connue, on en déduirait le genre de vie qui doit mener au
bonheur: il appartient à la loi morale de déduire des lois de la
vie et des conditions de l'existence quels sont les actes qui tendent à
produire le bonheur, et quels sont ceux qui produisent le malheur. Cela fait,
ces déductions doivent être reconnus comme lois de la conduite, et
l'on doit s'y conformer »111(*). Au lieu de procéder empiriquement, Spencer
cherche à procéder avec méthode, comme dans les sciences
physiques: il cherche quelles sont les causes propres à produire le
bonheur.
Tel est le développement qu'a reçu à
travers l'histoire l'idée utilitaire.
Pour Bentham, est moral ce qui a des conséquences
heureuses, et non de bonnes intentions. L'utilitarisme de Bentham est donc une
doctrine purement conséquentialiste. Comme l'utilitarisme
s'intéresse aux conséquences et non aux intentions, la valeur
morale des actions est aléatoire: il faut attendre de connaître
les conséquences finales avant de savoir si l'action était bonne
ou mauvaise. C'est en cela que l'utilitarisme est une doctrine axiologique, car
la moralité d'une action dérive de quelque bonté
connectée à cette action, par exemples à ses
conséquences, elle s'oppose ainsi aux doctrines déontologiques
pour lesquelles la moralité d'une action dérive des règles
qui l'inspirent.
Téléologique: Lorsqu'on apprécie un acte,
il faut apprécier les conséquences de l'acte, et pas l'acte en
lui-même. Cela s'oppose totalement à la science de
l'éthique du bon ou du mauvais, à la science déontologique
comme chez Kant. Par conséquent, lorsqu'on a un choix à faire,
nous devrions nous demander quelle conduite favoriserait la plus grande
quantité de bonheur pour tous ceux concernés. La morale exige ce
qui est le mieux selon ce critère.
Afin de se faire une idée du caractère radical
du Principe d'utilité, on doit comprendre la morale qu'il rend caduque :
toute référence à Dieu ainsi qu'à des règles
morales soi-disant « écrites dans le ciel ». La morale n'est
désormais plus conçue comme la fidélité à un
code divin ou à des règles morales absolues et inexorables. La
morale concerne le bonheur d'êtres vivant dans notre monde, et à
rien d'autre. Il nous permet, voire exige, de faire tout ce qui est
nécessaire afin d'accroître ce bonheur. À l'époque,
ces idées étaient révolutionnaires.
Section IV Mill: Critique de la théorie benthamienne
de la politique et de la société, et reformulation d'une
méthodologie
Premièrement, en posant que les hommes agissent
toujours selon leurs intérêts, Bentham n'a fait que donner un
habit plus philosophique à la proposition «extrêmement
triviale» que les hommes feront toujours ce qu'ils sont le plus
disposés à faire. La proposition tombe sous deux reproches: la
tautologie que Bentham serait plutôt enclin à attribuer aux
autres, et l'imprécision qui la permet: s'il a pu distinguer deux sortes
d'intérêt (relatifs à soi, à la
société), Bentham a accordé trop d'importance aux premiers
confortant ainsi l'usage «vulgaire» du terme. (...que les hommes
n'agiront que dans le sens de leur intérêt
égoïste).
L'utilitarisme de Bentham est concret, empirique. En
même temps, c'est un utilitarisme individualiste. Chacun part de
l'individu. Il part de l'individu pour construire le social.
Bentham considère que le bonheur de l'individu
s'identifie avec les intérêts de l'humanité, Mill de son
côté, souligne l'écart dans l'état actuel de nos
sociétés, entre le bonheur privé et le bien public. Il
faut bien sûr oeuvrer à réduire cet écart mais, en
attendant, le sacrifice de l'individu pour le bien commun reste la plus haute
des vertus. Il est de coutume de présenter l'utilitarisme de Bentham
comme étant un utilitarisme égoïste, cette idée assez
rependue opposé à l'utilitarisme de Mill qui serait altruiste,
comme nous l'avons vu, ceci n'est pas tout à fait vrai, puisque les deux
utilitarismes prônent le bonheur de tous. Certes, le sacrifice de
l'individu ne saurait avoir valeur en lui-même mais seulement en ce qu'il
augmente ou tend à augmenter la somme totale du bonheur. Cependant
Bentham estimait que la bienfaisance qui n'exige aucun sacrifice personnel peut
s'exercer sans limite. Mais s'il y a lieu d'envisager un sacrifice personnel,
la prudence s'impose. En vertu du principe du plus grand bonheur, l'agent doit
produire pour autrui la plus grande quantité de bonheur aux moindre
frais pour lui-même.112(*).
Deuxièmement, l'intérêt d'une action est
déterminé par son utilité, selon Bentham. Mais là
encore, il y a une ambiguïté : confondre l'effet et
l'utilité, c'est-à-dire « le principe de
l'utilité et celui des conséquences
spécifiques ». Outre que l'action se verrait soumise à
la condition irréalisable d'un calcul perpétuel, elle ne pourrait
être évaluée moralement (louée ou
blâmée) que par les conséquences qu'entraînerait sa
généralisation.
Troisièmement, les motifs de l'action (les
intérêts prépondérants à tel ou tel moment),
donc, ne sont appréciés que par leurs conséquences;
abstraitement parlant, ils sont tous bons et une recherche à ce propos
se fonde sur cette notion vague que c'est dans l'origine de l'action
plutôt que dans celle-ci qu'on en trouvera le vice ou la vertu. L'action
morale, en ce sens, peut se passer d'acteur, puisqu'il lui devient
indifférent. Mill remarque que, si un homme peut s'abstenir d'un crime
en raison des conséquences (remords ou punition) envisagées, il
peut aussi reculer devant la pensée même de commettre cet acte.
C'est dans cette mesure où la peine -l'idée pénible -
précède la possibilité de l'acte qu'il peut vraiment
être dit vertueux. Ce qui précède l'action c'est non un
intérêt mais le sentiment (impulse). C'est l'existence de tels
sentiments qui n'ont pas de but extérieur qui détermine un
caractère: la qualité morale de l'acteur s'établit lorsque
l'acte ou son évitement deviennent eux-mêmes le but. Mill pense
que de ce point de vue, la philosophie de Bentham s'est
révélée néfaste pour ceux chez qui les
intérêts sociaux devraient être développés en
priorité et transformés en principes permanents d'action.
Quatrièmement, Mill reprochera donc à Bentham
l'indigence de sa conception de la nature humaine; mais ce genre d'insuffisance
n'a pas seulement des conséquences sur l'étude du comportement
individuel: elle se retraduit dans la pauvreté de ses idées plus
générales sur la société, c'est-à-dire une
approche limitée au politique et au juridique; sur le second point
Bentham est crédité de nombreux mérites (dans le champ
pénal, l'approche «conséquentialiste» des comportements
opère) mais sa théorie de la démocratie est fautive: elle
considère l'homme vivant en société sans gouvernement et
se demande lequel serait le plus expédient, et conclut pour la
démocratie représentative; ce résultat est acquis en
général et en supposant les hommes semblables. En fait, Bentham
ne procède pas différemment des théories contractuelles
qu'il critique par ailleurs: l'obéissance aux lois est l'effet d'un
calcul raisonnable.
Vers la fin de son essai, Mill renvoie la discussion du
principe d'utilité à un moment plus favorable,
c'est-à-dire la réserve à la spéculation. Ce qui
est une façon de l'invalider pratiquement. C'est aussi une des
leçons de L'Utilitarisme: si l'analyse philosophique peut s'efforcer de
le mettre à jour dans sa pureté, il n'intervient en fait que par
l'intermédiaire d'autres principes; il s'agit de redonner sens à
ces principes dérivés (justice, devoir...) qui constituent les
déterminants immédiats de l'action et ne possédaient aucun
sens propre pour Bentham. L'intervention d'autres principes dans la discussion
morale amène à instrumentaliser celui d'utilité. Tant
qu'on le maintient dans le domaine des vérités
spéculatives, il n' y a pas de raison de ne pas lui en
préférer d'autres pour l'établissement de certains faits.
Sur le plan pratique, celui des principes intermédiaires, il
n'intervient pas ordinairement mais doit servir d'instrument de transaction
entre principes rivaux, dans la mesure où toutes les doctrines morales
l'avouent même implicitement, et lui ménage une fonction: bien que
l'application du critère puisse être difficile, celui-ci vaut
mieux que rien du tout. L'appel «direct» au principe sert seulement
à régler un conflit entre des fins secondaires qui, en même
temps, sont les seules fins réelles. Lorsqu'il n'opère pas en
termes de «téléologie», sa discussion est plutôt
liée au problème «scientifique» de la mise en ordre des
contenus de la philosophie éthique113(*). Le problème du bonheur, fin ultime de la
moralité, relève lui de l'art de la vie et se voit remanié
en conséquence; si son contenu s'enrichit, sa discussion va se
restreindre. D'abord la culture de l'individualité doit avoir sa place
à côté des problèmes d'organisation sociale. Le
perfectionnement des dispositions plus passives de la sensibilité - la
culture des sentiments - empêche de s'en tenir au seul point de vue de
Bentham, celui du moraliste; la valeur d'un individu et de ses actions
amène à le combiner à deux autres formes
d'appréciation, «esthétique» et
«sympathique». Le but, par ailleurs, reste le même, mais on
peut l'atteindre que si l'on renonce à en faire le principe de nos
actions: «.... Je n'ai jamais cessé de considérer que le
bonheur est le critère de toutes les règles de conduite, et le
but de la vie. Mais je tenais à présent que ce but serait atteint
à condition de ne pas en faire un but direct. Ceux là seuls sont
heureux, me disais-je, qui ont l'esprit occupé d'autre chose que leur
propre bonheur ; de celui d'autrui, des progrès de
l'humanité, même de quelques arts ou de quelques
intérêts suivi non comme un moyen mais comme une fin idéale
en soi...Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cesserez de
l'être»114(*).
Que le but puisse se déplacer de la fin sur le moyen
autorise un véritable développement moral puisque la vertu peut
devenir ainsi désirable en elle-même. En retour, les buts
secondaires deviennent les parties du bonheur ; le désirable en soi
n'existe qu'à travers des désirables de fait. Mais cela suppose
une formule générale d'action suffisamment large pour laisser
subsister le programme traditionnel de l'utilitarisme «le plus grand
bonheur du plus grand nombre », en lui ajoutant le souci de permettre
à des styles de vie différents de s'affirmer. La perfection de
l'existence reste l'affaire de l'individu.
Conclusion
La philosophie de Mill est largement ouverte à
l'avenir, tout en restant fidèle à l'empirisme anglais
traditionnel, il a élargi et enrichi la notion même de
l'expérience. La hiérarchie des plaisirs établie par des
consciences «compétentes» est déjà l'esquisse de
«l'expérience morale». Comme Bentham, il fonde les
impératifs moraux sur l'expérience, mais l'expérience, ici
ce sont des faits normatifs, des jugements de valeur et les règles qui
leur sont liées dans une société donnée.
Après Mill, l'utilitarisme, perd sa dimension
polémique pour devenir une philosophie plus universitaire avec Henry
Sidgwick. Ce dernier est très intéressant parce qu'il cherche
à opérer une synthèse entre l'utilitarisme et Kant en
montrant à quel point ils sont proches. Son objectif est
d'émanciper la philosophie morale de la psychologie, en particulier de
la psychologie naturaliste et associationniste de Bentham et de Mill, et de
prouver l'autonomie de la réflexion morale. Il en conclura, à la
fin de son livre Les méthodes de l'éthique (1874), que
l'hédonisme égoïste et l'hédonisme universaliste sont
également rationnels bien qu'incompatibles, d'où le
déchirement de devoir accepter la dualité de la raison pratique.
Le débat avec l'utilitarisme va être, après Sidgwick, l'une
des dominantes de la vie intellectuelle en Angleterre, tant chez les
philosophes, avec Moore, partisan d'un utilitarisme
« idéal », non limité à
l'hédonisme, que chez les économistes du bien être
(Edgeworth, Jevons) qui s'appuieront sur la conception benthamienne pour
critiquer la théorie classique de la valeur-travail et la remplacer par
la théorie de l'utilité marginale.
Ce sont les économistes qui, au XXe siècle,
relanceront la discussion sur la signification du critère utilitariste
du bien-être. Tout d'abord, en rejetant la possibilité des
comparaisons interpersonnelles de bien-être qui sont nécessaires
pour maximiser l'utilité générale, les critiques de
l'économie du bien-être se détacheront du modèle
benthamien. D'autre part, en expliquant, avec Pareto, que le calcul du
bien-être maximal ne peut garantir une décision publique
équitable parce qu'il indique plusieurs solutions et non une seule, la
science économique montrera qu'il faut compléter le
critère utilitariste par un critère de justice. C'est de
là que viendra l'inspiration d'économistes comme John Harsanyi ou
Amartya Sen et de philosophe comme Bernard Williams et John Rawls et un
puissant mouvement de contestation de l'utilitarisme, mais également de
renouvellement de ses concepts, caractérise la deuxième
moitié du XXe siècle avec des auteurs telles que, Monique
Canto-Sperber et Catherine Audard pour ne citer que ceux là.
Ce critère de la justice, nous l'aborderons en
deuxième partie, en présentant la théorie de Rawls et ses
critique à l'utilitarisme, suivie d'une discussion et commentaire
d'auteurs telles que Catherine Audard et Monique Canto-Sperber, et nous
terminerons par un chapitre consacré à l'influence de Rawls sur
la théorie économique contemporaine et révision par
celle-ci de ses prémisses utilitaires.
PARTIE II LA PHILOSOPHIE MORALE : MORALE,
ÉTHIQUE ET JUSTICE
Introduction
Dès sa constitution au cours du 19ème
siècle, l'économie normative a constamment eu pour assise
philosophique l'utilitarisme avec notamment Mill et Bentham, or d'autres
auteurs tel que Rawls ont apporté un renouveau ou une différence
du point de vue de la philosophie politique. Malgré les
évolutions, l'orthodoxie économique continue de penser en terme
d'individualisme utilitariste étroit, pour lequel les interactions entre
les hommes ou entre les hommes et l'environnement sont souvent
négligées. Or ces interactions constituent l'objet de la morale
ou de l'éthique. Ce qui n'est pas le cas dans la pensée
utilitariste de Mill comme nous pouvons l'apercevoir dans sa définition
de la morale utilitariste :
« La morale peut être définie comme
l'ensemble des règles et des préceptes qui s'appliquent à
la conduite humaine et par l'observation desquels une existence pourrait
être assurée, dans la plus large mesure possible, à tous
les hommes ; et point seulement à eux, mais, autant que la nature
des choses le comporte, à tous les êtres sentants de la
création. »115(*).
La morale est constituée, pour l'essentiel, de
principes ou de normes relatives au bien et au mal, qui permettent de qualifier
et de juger les actions humaines. Ces normes peuvent être des lois
universelles qui s'appliquent à tous les êtres humains et
contraignent leur comportement. Il s'agit, par exemple, du respect dû
à l'être humain en tant qu'homme, de l'obligation de traiter les
individus de manière égale, du refus absolu de la souffrance
infligée sans raison. De telles normes constituent le socle commun des
cultures démocratiques libérales. Certaines d'entre elles ont
été codifiées dans des systèmes juridiques, elles
ont été traduites dans des lois ou principes juridiques dont la
base est clairement morale. D'autres ont gardé leur nature propre de
règles morales. Ce qui distingue ces dernières des lois
juridiques proprement dites est le fait qu'elles sont non pas tant publiques et
consignées dans des codes que connues de tous et
intériorisées. La contrainte qu'exerce la morale se traduit par
le fait que la violation de ses règles suscite le trouble de la
conscience, la désapprobation ou le jugement moral négatif,
plutôt que des sanctions publiques administrées par des corps
organisés.116(*).
Les morales utilitaristes ont ainsi contribué à former en nous
une exigence d'attention aux conséquences, qui est au coeur des
éthiques modernes de la responsabilité. Sur le plan moral,
l'utilitarisme est une philosophie morale qui entretient des rapports complexes
de cousinage avec l'économie. Bentham pose que les hommes sont des
êtres qui recherchent le plaisir et que la promotion du plus grand
bonheur devrait être le critère moral du bien. Mill de son
côté insiste sur le fait que l'utilitarisme est un
hédonisme éthique en ce sens qu'une action individuelle est
morale si elle prend comme critère le plus grand nombre et non
l'intérêt individuel.
En effet pour Bentham, le plaisir est un « plaisir
quelconque ». Il est, en un certain sens à préciser,
indépendant de ce qui le cause (la lecture de la poésie, une
bonne partie de cartes, un verre de bière, etc.) et de celui qui
l'éprouve : mon plaisir ne compte pas plus que le vôtre et ce
qui importe finalement c'est la quantité totale de plaisir ou, plus
exactement, l'excédent total de plaisir sur la douleur. C'est bien
pourquoi le critère ultime d'évaluation des actions et des
institutions proposé par Bentham, c'est celui du plus grand bonheur du
plus grand nombre, « bonheur » étant compris
dans un sens affectif : état de plaisir ou d'absence de peine. Mais
alors, le plaisir individuel n'est plus la valeur suprême : c'est le
plaisir de tous qui le devient. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous ne
sommes pas tout à fait convaincu que l'utilitarisme117(*) de Bentham, soit un
utilitarisme égoïste.
Le passage du point de vue égoïste de
l'hédonisme individuel au point de vue altruiste de l'hédonisme
universel peut être apprécié moralement. Toutefois il est
difficile d'expliquer pourquoi l'être humain chercherait à
augmenter le plaisir de tous, même au détriment de son plaisir
individuel. Henry Sidgwick voyait dans cette tension entre l'hédonisme
individuel et l'hédonisme universel la difficulté principale de
la morale utilitariste. L'économie politique a associé dés
l'origine le libéralisme à l'individualisme118(*), l'utilitarisme à
l'hédonisme119(*). Il en résulte une théorie
économique largement centrée sur le rapport de l'individu face
à ses biens. L'individualisme méthodologique n'est pas synonyme
d'égoïsme. C'est une explication des phénomènes
sociaux à partir des seuls comportements individuels. L'individualisme
méthodologique s'oppose au holisme120(*). Ainsi, Emile Durkheim distingue deux formes
d'individualisme : l'individualisme utilitariste et l'individualisme
associé à la philosophie morale de Kant ou à la doctrine
politique de Rousseau. Ce dernier concept qui a abouti à la
Déclaration universelle des droits de l'homme, ne repose pas sur
l'égoïsme mais sur le respect de l'humain. Il contribue à
l'individualisation, et à l'accroissement des libertés de chacun,
par l'affaiblissement de l'appartenance à une entité
collective.
Certains auteurs ont quelquefois différencié
l'individualisme utilitariste de Bentham, à celui de Mill, en qualifiant
celui de Bentham comme étant égoïste et celui de Mill comme
étant altruiste. Nous ne sommes pas tout à fait convaincus de
cette distinction ; l'individualisme utilitariste de Bentham connaît
toutefois une certaine évolution et une certaine socialisation en
fonction des époques et des auteurs. Le terme utilitarisme
désigne une idéologie mêlée de psychologie
sensualiste121(*),
d'hédonisme122(*)
éthique, et de démocratie123(*). La démocratie s'exprime dans la
volonté du bonheur pour le plus grand nombre et dans
l'égalité en théorie des individus lors de
l'agrégation des niveaux d'utilité pour le calcul du
bien-être global.
La morale ou l'éthique réapparaît avec
Mill, pour qui l'homme est d'abord un être social. Tout homme
considère comme naturel « la mise en harmonie de ses
sentiments et de ses buts avec ceux de ses semblables »124(*). Dans l'utilitarisme
altruiste de Mill, tant qu'un écart existe entre le bonheur individuel
et le bonheur public, le bien d'autrui doit l'emporter sur le bonheur
personnel.
« L'une des objections importantes à la
version hédoniste de l'éthique utilitariste, c'est l'argument de
l'impersonnalité. L'utilitarisme laisse supposer que les plaisirs et les
peines pourraient être conçus indépendamment des individus
qui les éprouvent ou les possèdent, et être
agglomérés : d'où l'idée qu'un calcul des
plaisirs et des peines n'est pas complètement absurde en principe,
même s'il pose toutes sortes de problèmes techniques. En
réalité, tout ce que dit l'utilitarisme, c'est que le calcul qui
sert à déterminer le bonheur du plus grand nombre admet la
possibilité de compensations interindividuelles. Ce que l'un ressent ou
ne ressent pas peut être compensé par ce que l'autre ressent ou ne
ressent pas ; de la même façon disons qu'un individu peut
compenser une perte de salaire par un gain au loto. »125(*).
John Rawls, cherche à construire une théorie
politique, cette théorie politique est appuyée sur une conception
de la morale dont l'inspiration kantienne est explicite. La troisième
partie de la Théorie de la justice est, d'ailleurs, consacrée aux
fins et vise bien à réinsérer la théorie politique
dans une philosophie morale.
Définie par les célèbres deux principes
(qui sont en fait trois), une telle société est d'abord une
société dont les membres jouissent pleinement et également
des "droits de l'homme", plus précisément d'un ensemble
dûment spécifié de libertés fondamentales. Elle est
ensuite une société d'où est bannie toute forme de
discrimination : dans les limites imposées par les libertés
fondamentales - qui empêchent notamment d'abolir la famille -,
tout doit être fait pour que seuls les talents innés puissent
légitimement affecter les possibilités d'accès aux
diverses positions sociales. Enfin, si dans une société juste il
peut y avoir des inégalités socio-économiques, c'est
seulement à la condition qu'elles permettent à ceux qui occupent
les positions sociales les moins avantagées d'accéder durablement
à des avantages socio-économiques plus importants que sous tout
arrangement plus égalitaire. La justice, en d'autres termes, ne consiste
ni à gonfler autant que possible la somme des avantages
socio-économiques ni à en égaliser autant que possible la
répartition, mais à rendre aussi grande que -durablement -
possible la part la plus petite.
Cette conception de la justice n'implique pas de rejet a
priori du marché. Elle est par ailleurs très loin
d'entériner un capitalisme dérégulé. Elle ne
justifie pas non plus un capitalisme flanqué d'un Etat-providence
recueillant les nombreux exclus du marché. En revanche, rien en elle
n'exclut en principe un "socialisme libéral" combinant la
propriété publique des moyens de production et une pleine
liberté de choix occupationnel qu'un marché du travail performant
rendrait compatible avec une allocation efficace des ressources. Et rien
n'exclut non plus une "démocratie des propriétaires" combinant la
propriété privée des moyens de production avec une
diffusion si large du capital et des qualifications que les interventions
ciblées et stigmatisantes de l'Etat-providence en deviendraient sans
objet.
La conception de la justice sociale ainsi grossièrement
esquissée s'adosse à l'imposante tradition "contractualiste"
issue de Kant, que Rawls a renouvelée en avançant la
célèbre notion de "position originelle", une situation fictive
caractérisée par la poursuite de l'intérêt personnel
derrière un voile d'ignorance qui contraint à
l'impartialité.
Echappant rapidement au cercle des seuls philosophes, la
conception rawlsienne de la justice distributive n'a pas tardé à
s'infiltrer chez les économistes. Ceux-ci ont certes souvent
commencé par croire que Rawls proposait simplement de substituer
à la maximisation du bien-être moyen, figure centrale de la
vulgate utilitariste dont ils étaient imprégnés, la
maximisation du bien-être minimal. Mais ils ont peu à peu
perçu qu'il offrait une alternative bien plus radicale à
l'utilitarisme, faisant comme lui place à des considérations
d'efficacité économique, mais solidement encastrées dans
un cadre éthique autrement plausible, de par la place qui y est faite
aux libertés fondamentales et au souci prioritaire des moins
favorisés.
Dans cette deuxième partie nous aborderons dans un
premier chapitre, la présentation de la théorie de Rawls, dans un
second chapitre nous étudierons Rawls et la critique de l'utilitarisme,
puis dans un troisième chapitre notre travail portera sur la discussion
et les commentaires sur la théorie de Rawls et ses critiques de
l'utilitarisme, et enfin dans un dernier chapitre, nous observerons l'influence
de Rawls sur la théorie économique contemporaine et
révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes.
Chapitre I : Présentation ordonnée
de La théorie de Rawls et sa critique de l'utilitarisme
Section I : « La théorie de la
justice comme équité : une théorie politique et non
pas métaphysique ». Ou comment Rawls conçoit sa
théorie.
John Rawls ne conçoit pas sa théorie de la
justice comme étant une conception dépendant des
prétentions philosophiques, ni la prétention à une
vérité universelle ou celles concernant la nature essentielle et
l'identité de la personne. Pour Rawls, dans une démocratie
constitutionnelle, la conception publique de la justice devrait être
autant que possible, indépendante des doctrines religieuses et
philosophiques sujettes à des controverses. La conception publique de la
justice doit être politique et non pas métaphysique. Rawls a donc
conçu sa théorie de la justice comme équité comme
une conception politique de la justice, même si cette conception se veut
morale, elle est faite pour s'appliquer à un certain type d'objet,
à savoir les institutions économiques, sociales et politiques
d'une démocratie constitutionnelle avec un seul système
unifié de coopération sociale. John Rawls126(*), insiste sur le fait que la
théorie de la justice comme équité ne représente
pas l'application d'une conception morale générale à la
structure de base de la société comme si cette structure
était simplement un as parmi d'autres auxquels elle s'appliquerait. De
ce point de vue Rawls pense que sa théorie est différente des
doctrines morales traditionnelles, car celles-ci sont en général
considérées comme des conceptions générales de ce
type. Rawls pense que le point essentiel est qu'en matière de pratique
politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un
fondement publiquement reconnu pour une conception de la justice, dans le cadre
d'un Etat démocratique moderne.
Pour Rawls, la théorie de la justice comme
équité doit en cela essayer de ne reposer que sur les
idées intuitives qui sont à la base des institutions politiques
d'un régime démocratique constitutionnel et sur les traditions
publiques qui en commandent l'interprétation. L'objet de l'ouvre de
Rawls était de proposer une théorie de la justice valable pour
une démocratie qui soit à la fois assez systématique et
raisonnable et qui offre une alternative à l'utilitarisme.
La théorie de la justice comme équité de
Rawls essaie d'arbitrer entre ces traditions concurrentes, tout d'abord en
proposant deux principes de justice pour servir de guide dans la
réalisation par les institutions de base de valeurs de la liberté
et de l'égalité, et ensuite en définissant un point de vue
d'après lequel ces principes apparaissent plus appropriés que
d'autres à la nature des citoyens d'une démocratie, si on les
considère comme des personnes libres et égales,
c'est-à-dire comme doués d'une personnalité morale qui
leur permet de participer à une société envisagée
comme un système de coopération équitable en vue de
l'avantage mutuel.
I) La position originelle
Pour déterminer des principes de justice, dans la
lignée des théories du contrat social, Rawls va construire ce
qu'il appelle la position originelle, une situation hypothétique qui n'a
rien à voir avec l'« état de nature ». Au
fondement de sa construction, Rawls imagine une position originaire dans
laquelle les individus prêts à discuter des principes de justice,
appliqués dans la société où ils seront
amenés à vivre ensemble, ignoreraient tout ce qui les
différentiera concrètement. Ils sont placés
« sous un voile d'ignorance » : c'est-à-dire
une situation dans laquelle ils sont obligés de faire abstraction de
leur position sociale réelle, de la qualité de leurs biens
premiers naturels, ainsi que de leur conception particulière de la vie
bonne, pour ne tenir compte que de leurs connaissances générales
de la nature humaine et du fonctionnement des sociétés.
Dans ce cadre méthodologique, que Rawls appelle
« procédural »127(*), Rawls conçoit la justice selon deux
principes128(*).
Premier principe
Chaque personne doit avoir un droit égal au
système total le plus étendu de libertés de base
égales pour tous, compatible avec un même système pour
tous.
Second principe
Les inégalités économiques et sociales
doivent être telles qu'elles soient :
au plus grand bénéfice des plus
désavantagés, dans la limite d'un juste principe
d'épargne, et
attachées à des fonctions et à des
positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste
[fair] égalité des chances.
De ces principes, Rawls va définir deux règles
de priorité.
Première règle de priorité
(priorité de la liberté) : les principes de la justice
doivent être classés en ordre lexical, c'est pourquoi les
libertés de base ne peuvent être limitées qu'au nom de la
liberté. Il y a deux cas :
une réduction de la liberté doit renforcer le
système total des libertés partagé par tous ;
une inégalité des libertés doit
être acceptable pour ceux qui ont une liberté moindre.
Seconde règle de priorité (priorité de la
justice sur l'efficacité et le bien-être) : le second
principe de la justice est lexicalement antérieur au principe
d'efficacité et à celui de la maximisation de la somme totale
d'avantages ; et la juste (fair) égalité des chances est
antérieure au principe de différence. Il y a deux cas :
une inégalité des chances doit améliorer
les chances de ceux qui en ont le moins ;
un taux d'épargne particulièrement
élevé doit, au total, alléger la charge de ceux qui ont
à le supporter.
Selon Rawls, ces principes s'appliquent, en premier lieu,
à la structure de base, ils commandent l'attribution des droits et des
devoirs et déterminent la répartition des avantages
économiques et sociaux. Leur formulation présuppose que, dans la
perspective d'une théorie de la justice, on divise la structure sociale
en deux parties plus ou moins distinctes, le premier principe s'appliquant
à l'une, le second à l'autre.
Ainsi, nous distinguons entre les aspects du système
social qui définissent et garantissent l'égalité des
libertés de base pour chacun et les aspects qui spécifient et
établissent des inégalités sociales et
économiques.
II) Les biens premiers et les principes d'égale
liberté et d'égalité équitable des chances.
Rawls a établi une liste des libertés de base
les plus importantes129(*), et propose de formuler les exigences de la justice
en termes de bien premiers, c'est-à-dire des moyens
généraux requis pour forger une conception de la vie bonne et en
poursuivre la réalisation, quel qu'en soit le contenu exact. Il
distingue les biens premiers naturels, comme la santé et les talents,
qui ne sont pas directement sous le contrôle des institutions sociales,
des biens premiers sociaux, qu'il répartit en trois
catégories :
les libertés fondamentales : les libertés
politiques (droit de vote et d'éligibilité), la liberté
d'expression et de réunion, la liberté de pensée et de
conscience ; le droit de propriété personnelle, la
protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement
arbitraires, tels qu'ils sont définis par le concept de l'Etat de droit,
la liberté de la personne qui comporte la protection à
l'égard de l'oppression psychologique et de l'agression physique
(intégrité de la personne) ;
Chances d'accès aux positions sociales : c'est le
principe d'égalité équitable des chances, il n'exige pas
que l'on garantisse à toutes les catégories de citoyens la
même probabilité d'accès aux diverses positions
sociales ; il demande seulement que des personnes ayant les mêmes
talents aient la même possibilité d'accès à ces
positions.
Avantages socio-économiques liés à ces
positions : le revenu et la richesse, les pouvoirs et les
prérogatives, et « les bases sociales du respect de
soi », les loisirs.
Ces libertés doivent être égales pour tous
d'après le premier principe. Une société juste, conforme
aux deux idéaux d'égal respect pour les conceptions de la vie
bonne, d'une part, et d'égal souci de la possibilité pour chacun
de les réaliser, d'autre part, est une société dont les
institutions répartissent les biens premiers sociaux de manière
équitable entre ses membres en tenant compte, notamment du fait que
ceux-ci diffèrent les uns des autres en termes de biens premiers
naturels.
Le second principe s'applique, dans la première
approximation, à la répartition des revenus et de la richesse et
aux grandes lignes des organisations qui utilisent des différences
d'autorité et de responsabilité. Si la répartition de la
richesse et des revenus n'a pas besoin d'être égale, elle doit
être à l'avantage de chacun et, en même temps, les positions
d'autorité et de responsabilité doivent être accessibles
à tous. On applique le second principe en gardant les positions
ouvertes, puis, tout en respectant cette contrainte, on organise les
inégalités économiques et sociales de manière
à ce que chacun en bénéfice.
III) Le principe de différence
Ce principe suppose que l'on définisse une position
véritablement accessible à tous, parce qu'elle ne requiert aucun
talent particulier, par exemple la position de travailleur non qualifié,
et il exige que le niveau des espérances (en termes de revenu, de
richesse, de pouvoir, etc.) associées à cette position sociale
soit maximisé.
En second lieu, le principe de différence prend en
compte la possibilité que les inégalités entre les niveaux
des avantages économiques associés à différentes
positions sociales aient un effet positif sur la somme des avantages à
partager. Ainsi, des inégalités de revenu peuvent amener
travailleurs et épargnants à travailler et à
épargner davantage, et surtout d'une manière plus judicieuse d'un
point de vue collectif. Des inégalités de richesse et de pouvoir
peuvent permettre de localiser le pouvoir de décision économique
chez ceux qui sont le mieux à même d'en faire bon usage. De ce
fait, même les personnes les plus mal loties pourraient connaître,
grâce à ces inégalités, un sort bien meilleur qu'en
cas d'égalité stricte.
En résumé, en ce qui concerne les deux principes
de Rawls, pris ensemble, le premier ayant priorité sur le second, les
deux principes régissent les institutions de base qui réalisent
ces valeurs. Si l'on revient à la procédure du voile d'ignorance,
on comprend bien pourquoi on peut penser que l'intérêt rationnel
des individus ne connaissant pas leur position dans la société
(et pouvant donc faire partie des plus défavorisés) peut
être de défendre en priorité la situation de ces plus
défavorisés.
D'après les principes de Rawls, certains biens sociaux
sont plus importants que d'autres et ne peuvent donc pas être
sacrifiés au profit de ceux-ci. L'égale liberté est
prioritaire par rapport à l'égalité des chances, qui
elle-même est prioritaire par rapport à l'égalisation des
ressources. Mais une inégalité n'est acceptable que si elle
bénéficie aux plus défavorisés. Ces deux principes
constituent la réponse de Rawls au problème de la justice.
D'un côté, Rawls grâce à son
principe de différence, justifie l'existence d'
« inégalités naturelles », et de l'autre, il
donne un fondement conceptuel à l' « économie
sociale de marché ». Raymond Boudon note d'ailleurs à
ce sujet : « il consent à ce que cette
élévation du plancher soit obtenue par une augmentation des
inégalités. Peu lui importe que le riche devienne très
riche si l'on peut démonter que cela permet au pauvre de devenir moins
pauvre : tels est le message des courbes de différence rawlsiennes.
Tel est le contenu du célèbre principe de
différence : la différence entre le mieux et le plus mal
loti doit se justifier par le fait qu'elle contribue à améliorer
la condition du second. On voit ainsi glisser la démarche de la
philosophie à la sociologie, de la sociologie à
l'économie. »
Section II: Rawls et sa critique de l'utilitarisme
Soulignons tout d'abord que même si Rawls décrit
l'utilitarisme il est conscient de la multitude de formes que revêt
l'utilitarisme, et avoue lui-même que la forme d'utilitarisme qu'il
décrit dans sa Théorie de la justice est la stricte doctrine
classique qui reçoit sa formulation la plus claire et la plus accessible
chez Bentham et chez Sidgwick,130(*).
En réaction à l'utilitarisme, Rawls se place
dans la lignée des théories du contrat social (Rousseau, Locke,
Kant). Sa démarche est à la fois libérale et
égalitaire. Il s'agit de concilier la liberté individuelle de
concevoir sa vie et l'égalité d'accès aux moyens de mener
sa vie selon ses vues. La théorie de Rawls peut être perçue
comme un libéralisme égalitaire. L'oeuvre de Rawls s'axera sur
les principes d'éthique, de justice et de libéralisme.
Si nous partons du principe que toutes les personnes sont
estimées avoir droit à l'égalité de traitement,
à moins que quelque intérêt social reconnu n'exige le
contraire, la justice n'a sa place que pour autant qu'elle ne contredit pas la
recherche du bonheur maximum des individus. Cette subordination de la justice
au bien - et même plus exactement au bonheur - trouve son expression
concentrée dans la formulation qu'en donne Sidgwick et qui constitue le
point de départ de la critique de Rawls : L'idée principale
en est qu'une société est bien ordonnée, et par là
même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de
manière à réaliser la plus grande somme totale de
satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie.
Premièrement, John Rawls reproche aux utilitaristes de
proposer une conception impropre de la justice et s'attelle à renouer
les liens que l'utilitarisme avait alors défaits entre justice
commutative et justice distributive. S'opposant aux utilitaristes, Rawls pose
que « chaque membre de la société possède une
inviolabilité fondée sur la justice ou comme le disent certains,
sur le droit naturel, qui a priorité sur tout, même sur le bien
être de tous les autres. La justice nie que la perte de la liberté
de certains puisse être justifiée par un plus grand bien que les
autres se partageraient »131(*).
Rawls fait d'abord remarquer que l'utilitarisme
appliqué à la justice repose sur l'idée qu'il y a un
passage naturel entre ce qui est bon pour l'individu à ce qui est bon
pour le groupe, autrement dit : la justice sociale est l'application du
principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du
groupe considéré comme un agrégat. Dans la conception
utilitariste, le juste est conçu comme ce qui maximise le bien. Une fois
les principes utilitaristes clairement identifiés, Rawls les remet en
cause radicalement, car ils s'opposent au principe d'égalité sur
lequel repose la théorie du contrat social.
Puisque chacun désire protéger ses
intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du
bien, personne n'a de raison de consentir à une perte durable de
satisfaction pour lui-même afin d'augmenter la somme totale. En l'absence
d'instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait
accepter une structure de base simplement parce qu'elle maximise la somme
algébrique des avantages , sans tenir compte des effets permanents
qu'elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de
base. C'est pourquoi pour Rawls, semble-t-il, le principe d'utilité est
incompatible avec une conception de la coopération sociale entre
personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en
contradiction avec l'idée de réciprocité implicite dans le
concept d'une société bien ordonnée. Or une
société est bien ordonnée lorsqu'elle n'est pas seulement
conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu'elle est aussi
déterminée par une conception publique de la justice.
C'est-à-dire qu'il s'agit d'une société où,
premièrement, chacun accepte et sait que les autres acceptent les
mêmes principes de la justice et où, deuxièmement, les
institutions de base de la société satisfont, en
général, et sont reconnues comme satisfaisant ces principes.
Rawls doute visiblement que les hommes soient une
espèce dotée naturellement d'un altruisme solide et durable. En
effet, Il pense qu'il est tout à fait improbable que des personnes se
considérant elles-mêmes comme égales, ayant le droit
d'exprimer leurs revendications les unes vis-à-vis de autres, consentent
à un principe qui puisse exiger une diminution des perspectives de vie
de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d'avantages
dont jouiraient les autres.
Par conséquent, il est certainement raisonnable de
considérer que les individus, en fait, calculent prudemment ce qui sera
le plus favorable pour eux et pour leur propre conception du bien. Ce que
conteste Rawls, ce n'est pas cela. C'est qu'on puisse étendre cette
conception des comportements humains aux principes sur lesquels devrait
être construite une société bien ordonnée. Le
passage du bien individuel au bien collectif constitue la clé des
conceptions morales des utilitaristes, car l'utilitarisme ne peut être
une conception morale que si le bien individuel et le bien collectif peuvent
être identifiés. Les deux concepts principaux de l'éthique
sont ceux du juste et du bien ; Rawls pense que « le concept de
personne moralement valable en est dérivé. La structure d'une
théorie éthique est donc largement déterminée par
la manière dont elle définit et relie entre elles ces deux
notions de base. Or pour Rawls, la façon la plus simple de les relier
est celle qu'adoptent les théories téléologiques : le
bien est défini indépendamment du juste et, ensuite, le juste est
défini comme ce qui maximise le bien »132(*).
Si nous continuons néanmoins à estimer que la
maximisation de l'utilité est notre principal objectif, alors mieux vaut
la concevoir comme un idéal non moral, comme une valeur de type
esthétique, par exemple133(*). Si le bien est défini par le plaisir, nous
avons l'hédonisme, s'il est défini par le bonheur, c'est
l'eudémonisme. Rawls avance un autre exemple134(*) de conception
téléologique, à savoir celui de Nietzsche. Le bien que la
théorie de Nietzsche entend maximiser (la créativité)
n'est accessible qu'à quelques heureux élus. Les autres individus
ne sont utiles que dans la mesure où ils promeuvent le bien de ces
élus. Dans l'utilitarisme, la valeur à promouvoir est plus
simple, tout un chacun est capable de participer ou de contribuer à sa
maximisation (même si cette maximisation peut entraîner le
sacrifice de beaucoup de gens). Cela signifie que dans la
téléologie utilitariste, contrairement à celle de
Nietzsche, les préférences de chaque individu comptent. Mais dans
aucune des deux ne prévaut le principe d'égalité de
traitement.
Deuxièmement, tandis que la doctrine du contrat accepte
comme fondées, dans l'ensemble, nos convictions en faveur de la
priorité de la justice, l'utilitarisme au contraire, cherche à en
rendre compte comme si elles étaient une illusion socialement utile.
Troisièmement, tandis que l'utilitarisme étend
à la société le principe de choix valable pour un
individu, la théorie de la justice comme équité,
étant une doctrine du contrat, pose que les principes du choix social
et, partant, les principes de la justice sont eux-mêmes l'objet d'un
accord originel.
Quatrièmement, Rawls mentionne que l'utilitarisme est
une théorie téléologique, ce qui n'est pas le cas pour la
théorie de la justice comme équité. Par définition,
cette dernière est une théorie déontologique,
c'est-à-dire une théorie qui soit ne définit pas le bien
indépendamment du juste, soit n'interprète pas le juste comme une
maximisation du bien.
Cinquièmement, Rawls note que dans l'utilitarisme, si
des hommes prennent un certain plaisir à établir des
discriminations entre eux, à imposer aux autres une diminution de
liberté afin d'accroître le sentiment de leur propre valeur, il
faut alors, dans nos réflexions, accorder à la satisfaction de
ces désirs un poids qui soit en rapport avec leur intensité, ou
selon d'autres critères, et faire de même pour les autres
désirs exprimés. Si la société décide de
refuser de les satisfaire ou de les réprimer, c'est parce qu'ils tendent
à être socialement destructeurs et qu'un plus grand
bien-être peut être obtenu par d'autres moyens. Au contraire dans
la théorie de la justice comme équité, les personnes
acceptent par avance un principe de liberté égale pour tous et
elles le font dans l'ignorance de leurs fins plus
particulières.135(*)
Enfin, La philosophie morale de Kant, dans sa forme
originelle, pose des questions redoutables. En particulier, elle conduit
à accepter un ensemble de postulats nécessaires pour la raison
pratique, comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et
l'existence d'un souverain bien qui réconcilierait l'obéissance
au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la morale de Kant ne serait donc
possible que si on est un bon protestant piétiste.
Pour Kant et les Kantiens, c'est dans l'idée du devoir
que se trouve le principe suprême de la moralité. Certes, Kant
commence ses fondements de la métaphysique des Moeurs en affirmant qu'il
n'y a rien qui pourrait être « sans restriction tenu bon
à l'exception d'une volonté bonne »136(*), ce qui pourrait laisser
penser qu'il n'accorde pas de suprématie à l'idée de
devoir : elle serait subordonnée, en réalité,
à celle de volonté bonne. Mais pour Kant, en
réalité, dire de quelqu'un qu'il a une « volonté
bonne » revient en fait à affirmer qu'il agit « par
respect du devoir » purement et simplement et non pas
« conformément au devoir ».
Il reste que Kant pose une question bien embarrassante :
comment l'homme pourrait-il être conduit à admettre les lourds
sacrifices qu'impose le respect de la loi morale s'il est privé de cette
référence à une transcendance divine.
Des individus placés dans des conditions initiales
adéquates et ne raisonnant que d'un point de vue utilitariste
adopteraient les principes de justice non utilitaristes. En tant qu'individu
ayant besoin de coopérer avec les autres individus tout en ayant des
intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des
autres individus, je souhaite raisonnablement que la société que
je forme avec les autres soit un système de coopération
équitable.
Or le principe de maximisation du bien général
peut entrer et entre nécessairement en conflit avec les principes d'une
coopération équitable. En particulier, la maximisation du bien
général peut fort bien conduire au sacrifice de la position que
certains membres de la communauté occupent. Les Grecs anciens ne
concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint sans
l'institution de l'esclavage ; c'est même un des arguments
fondamentaux d'Aristote en faveur de l'esclavage : s'il n'y a plus
d'esclaves, tous devront travailler, se préoccuper de la reproduction
des conditions de la vie et il n'y aura plus d'hommes libres,
c'est-à-dire d'hommes qui puissent se livrer aux activités les
plus élevées et les plus dignes de l'essence humaine.
Mais personne ne pourrait choisir une situation où il
risque d'être esclave à moins d'être fou, disait
déjà Rousseau et, par conséquent, une
société fondée sur l'esclavage, même si elle
maximise le bien général, ne serait pas une société
bien ordonnée.
On peut certes imaginer qu'il y a des frontières
déterminées au delà desquelles le principe
d'utilité doit céder le pas aux droits naturels de la personne
qui interdirait par exemple l'esclavagisme, mais en ce cas l'utilitarisme ne
peut plus prétendre fournir le critère permettant de
définir les comportements humains auxquels doit s'attacher la
qualification de " bon ": un comportement est bon non pas s'il est
utile, mais s'il respecte la personne.
Et on retombe alors dans une morale déontologique de
type kantien, ce à quoi pourtant l'utilitarisme nous promettait
d'échapper. Si on essaie de justifier le respect de la personne d'un
point de vue utilitariste, les choses sont encore plus compliquées.
C'est pourquoi traditionnellement les utilitaristes reprennent toujours plus ou
moins des doctrines du bonheur collectif comme justification ultime. À
la doctrine utilitariste qui suppose la détermination des comportements
individuels par ce qu'on croit être le bien commun, Rawls oppose le
principe de respect, le caractère inviolable des droits de la personne
et le principe d'égale liberté.
Chapitre II Discussion et commentaire sur la
théorie de Rawls et ses critiques à l'utilitarisme
Les différents principes établis par Rawls ont
suscité plusieurs débats, nous n'examinerons pas toutes les
discussion autour de la théorie de Rawls, mais quelques unes qui ont
incité à une reformulation des principes et qui ont conduit
naturellement Rawls à préciser sa position entre autre à
l'égard de la philosophie morale de Kant.
Section I.- Otfried Höffe : «Dans quelle
mesure la théorie de John Rawls est-elle kantienne ?
Fort du principe benthamien du « plus grand bonheur
pour le plus grand nombre », l'utilitarisme ne considère
pourtant pas la justice comme un concept fondamental normatif, mais comme une
fonction du bien-être collectif ; il n' y a pas de place dans
l'utilitarisme pour une fonction originaire, mais seulement pour une fonction
subsidiaire de la justice. Rawls se retourne de manière directe contre
l'utilitarisme, donc contre la position éthique prédominante dans
le monde anglo-américain. Mais en soumettant - d'accord en cela avec
l'utilitarisme - les situations juridiques et politiques à une critique
normative générale, il rejette aussi - certes, d'une
manière indirecte - un positivisme radical en matière de droit et
d'Etat. Sans rien enlever à l'originalité de la critique
rawlsienne de l'utilitarisme, il faut rappeler que, malgré la
prépondérance de l'utilitarisme, l'effacement de toute
perspective de justice n'a pas laissé le monde anglo-saxon
indifférent. Parmi les représentants classiques de cette
réaction, on citera Henry Sidgwick, qui non seulement a donné de
l'utilitarisme la présentation la plus
différenciée137(*), mais reconnaît dans la justice un principe
correctif de l'utilitarisme138(*).
A Theory of Justice de John Rawls a la signification d'un
changement de paradigme, qui chez Rawls se place sous le signe de Kant.
Déjà, Sidgwick avait reconnu l'importance de
l'éthique kantienne139(*). Il estimait cependant la position kantienne
conciliable avec l'utilitarisme. Cette thèse de la compatibilité
est toutefois en opposition avec celle de Rawls.
Selon l'utilitarisme, la justice n'est exigée que pour
autant qu'elle maximise le bien-être de tous ceux qu'elle concerne. Ici,
la justice devient fonction du bien-être collectif et, par
conséquent, le niveau de la satisfaction collective a priorité
absolue sur la liberté individuelle. Un Etat policier ou militaire
serait alors non seulement permis mais moralement prescrit, car, si son
excellente organisation porte peut-être atteinte à la
liberté individuelle et implique des inégalités criantes,
elle garantit cependant un plus grand avantage collectif. Par contre, Rawls est
convaincu que l'idée de justice exige pour chaque individu des droits
inaliénables, que nous appelons les droits de l'homme, et qui ne
sauraient être supplantés même par le bien-être de la
société dans son ensemble. En effet on retrouve chez Kant au
moins deux passages qui parlent indéniablement en faveur des droits de
l'homme inaliénables. Dans les fondements de la métaphysique des
moeurs, Kant écrit : « l'homme, et en
général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et
non pas simplement comme moyen dont telle et telle volonté puisse user
à son gré. » et dans sa doctrine du droit, Kant affirme
un droit inaliénable et inviolable.
Malgré leur accord fondamental sur les droits de
l'homme, il y a une série de points sur lesquels Kant et Rawls
s'opposent. Ainsi Kant, par exemple, refuse un droit de résistance,
alors que Rawls considère - sous certaines conditions, certes - une
désobéissance civile comme légitime. En outre, Kant a
contesté aux apprentis, aux domestiques et à toute la gent
féminine la citoyenneté active, ce qui s'oppose peut -être
déjà au premier principe de justice de Rawls - la liberté
égale la plus étendue - et qui, en tout cas est, totalement
incompatible avec le deuxième principe de justice, qui préconise
l'accessibilité à tous des charges et des positions sociales. De
plus, selon Kant, l'Etat social (c'est-à-dire l'Etat - providence) n'a
pas rang de justice politique, il n'a aucune signification originaire. Par
contre, la théorie de Rawls présente un attrait politique
considérable car, en accord avec nos constitutions, elle reconnaît
une signification de justice originaire non seulement à l'Etat de droit,
mais également à l'Etat social.
Une théorie de la justice peut être
appelée « kantienne » au moins en trois sens. Elle
est kantienne en un sens faible si elle reprend le programme du philosophe
Königsberg, et en un sens plus fort si elle reconnaît les
éléments centraux de la réalisation de ce programme,
c'est-à-dire les éléments fondamentaux de la
réponse kantienne ; elle est kantienne en un sens fort si, de plus,
elle veut coïncider avec Kant sur de nombreux points de détail. On
peut donc en conclure que Rawls n'est pas kantien au sens le plus fort. Par
ailleurs, Rawls ne fait pas que reprendre la problématique kantienne. Il
se base également sur le concept kantien de l'autonomie140(*), considère les
principes de justice comme des impératifs catégoriques au sens
kantien141(*) et la
position originelle comme une interprétation opératoire des
concepts kantiens d'autonomie et d'impératif
catégorique142(*). Et finalement, Rawls reprend l'idée d'un
contrat social qui n'est pas au centre de la philosophie du droit de Kant, tout
en y étant présente. Rawls choisit donc un kantisme
« moyen » en présentant une théorie de la
justice qui est kantienne dans le fond mais pas dans le détail.
Cependant, dans la Doctrine du Droit, Kant cherche un concept moral et un
critère du droit, et cette recherche correspond exactement au programme
de Rawls, qui voit dans la justice la «première vertu des
institutions sociales143(*)».
D'après Otfried Höffe, « Comme
« vertu » non pas relative mais absolument première
la justice est un concept moral, valable sans restriction ; ses exigences
ne souffrent pas les moindres compromis avec d'autres buts et, dans cette
mesure, ce sont des impératifs au sens de Kant. D'autre part, les
principes de justice ne s'adressent pas en premier lieu à la disposition
fondamentale d'une personne, mais à l'ordre fondamental d'une
société, en particulier à un ordre juridique. C'est
pourquoi ce ne sont pas des impératifs catégoriques quelconques,
mais des impératifs catégoriques de droit 144(*)». C'est par un tel
impératif catégorique qu'est définie la tâche
essentielle d'une interprétation kantienne.
Comme le suggère Höffe, « selon Kant,
à la différence de la vertu, trois éléments sont
caractéristiques du droit. Materialiter, il y va des conditions de
possibilité de faire coexister des êtres doués de
liberté : liberté d'action ou de libre arbitre. Formaliter,
les principes de coexistence doivent certes satisfaire au critère moral
de la stricte universalisation, mais il n'est pas exigé que les
personnes coexistantes soient elles-mêmes morales. Alors que pour la
vertu, cela dépend de la moralité, la légalité
suffit au droit. Troisièmement et découlant de ce qui
précède : comme il s'agit des conditions de
possibilité d'une existence d'être doués de liberté,
et comme la légalité, suffit, les impératifs
catégoriques de vertu, inséparablement liès à la
faculté de contraindre.145(*)»
Si l'on considère maintenant la théorie de la
justice de Rawls à partir de la définition kantienne du droit, on
retrouve dans le premier principe de justice le premier élément
de définition du droit de Kant : la coexistence de liberté.
Dans le deuxième principe de justice apparaissent cependant d'autres
éléments, notamment le bien-être des personnes les plus
défavorisées, que Kant considère comme
étrangères au droit. De son côté, Rawls parle sans
distinction d'une « théorie morale » et d'une
« personne morale », et ne tient donc pas compte de la
différence entre droit et vertu, c'est-à-dire entre
légalité et moralité. Finalement, Rawls ne fait jouer pour
ainsi dire aucun rôle à la faculté de contraindre du
droit146(*). Dans la
théorie de Rawls, la faculté de contraindre du droit, n'a pas de
signification primaire, ni même secondaire, tout au plus de
troisième rang147(*).
La question de savoir si la théorie de la justice est
une théorie morale ou catégorique, au sens kantien, se pose du
fait que Rawls recourt au cadre conceptuel des théories de la
décision. Selon ces théories, un choix est rationnel lorsque, au
moyen d'un processus de calcul et d'information exempt de passion, on tente de
maximiser l'avantage personnel. Dans toutes leurs variantes, les
décisions rationnelles sont des calculs déterminés par
l'intérêt propres des individus concernés. Selon Kant, des
décisions qui découlent de l'intérêt personnel sont
valables de manière (pragmatique) hypothétique, mais non pas
catégorique. Bien que le choix rationnel des principes de justice
apparaisse comme le résultat précis d'un choix prudentiel, et que
Rawls tienne beaucoup à ce point, il serait précipité de
refuser aux principes de justice une signification morale et
catégorique. Car Rawls laisse se dérouler le choix des principes
de justice comme nous l'avons vu, dans une situation initiale sous un voile
d'ignorance. En raison de ce voile d'ignorance, il est impossible à
celui qui choisit de faire dépendre sa décision de propres
circonstances : les particularités individuelles, sociales ou
culturelles ne jouent plus aucun rôle. La situation initiale est donc
celle d'un rapport symétrique de tous les décideurs. On pourrait
également parler d'une situation de choix idéale, au sens strict,
libre de toute domination ; dans celle-ci, toutes les personnes vivant au
présent, dans le passé ou à l'avenir sont reconnues comme
strictement égales. Rawls a placé comme sujet du choix rationnel
un sujet universel.
Dans la situation initiale, les décideurs rationnels ne
peuvent pas maximiser leur propre avantage, et cela parce qu'ils ne sont pas
des sujets portés par un avantage propre, soit individuel, soit
spécifique au groupe auquel ils appartiennent. Le porteur du choix de la
justice est, au sens strict, un sujet universel, indifférent à
toutes les déterminations individuelles et particulières, que
Kant désignerait comme être de raison pure. Comme le
suggère Höffe, « En ce sens, on pourrait se demander si
Rawls n'a pas malgré tout réhabilité le sujet
nouménal de Kant. Cependant, il ne l'a pas réhabilité dans
le contexte théorique, mais dans le contexte pratique ; autrement
dit, le sujet ne peut se décider que de manière impartiale,
c'est-à-dire raisonnablement et moralement.148(*).Ainsi se confirme le premier
élément de l'interprétation kantienne. Les principes de
justice choisis sous le voile d'ignorance ont la signification
d'impératifs catégoriques. Par conséquence la
théorie de la justice de Rawls est définitivement
Kantienne »
En introduisant la justice comme un concept moral et
catégorique, et le voile d'ignorance comme une interprétation
opératoire de l'exigence catégorique, Rawls ne peut
défendre des principes de justice valables pour une culture et une
époque spécifiques. En outre, si Rawls fait disparaître
toutes les différences sociales et culturelles sous le voile
d'ignorance, il les déclare sans importance quant à la
justification et à l'étendue de la justification. Ici il adopte
effectivement un point de vue strictement kantien ; et celui-ci ne
s'accorde pas avec la relativisation de la justice selon le degré de
développement socioculturel.
Section II.- Catherine Audard, question de
méthode : «Le libéralisme et la question de la fin
dominante149(*).»
Pour bien comprendre les critiques de Rawls, il faut se
rappeler que l'utilitarisme a été conçu, dès ses
débuts chez Hume, comme une machine de guerre contre le platonisme
moral. Dans celui-ci, qui affirme un ordre moral indépendant et
antérieur au sujet moral, les concepts moraux comme ceux du juste et du
bien, de la valeur morale, ne peuvent être dérivés de
concepts non moraux.
Au contraire, l'utilitarisme part de l'individu et de sa
subjectivité vécue, pourrait-on dire, en considérant que
les seuls faits moraux fondamentaux sont ceux qui concernent le bien-être
de l'individu. Pour Rawls, «le principe d'utilité définit le
bien par la satisfaction du désir, ou mieux, peut-être, par la
satisfaction d'un désir rationnel. 150(*)» Les utilitaristes
préciseraient toutefois que ce ne sont pas les désirs, mais les
systèmes de désirs et de préférences qui peuvent
être rationnels, puisque c'est par eux qu'est atteinte la maximisation du
bien-être. Selon Rawls, le comportement de l'agent moral cherchant
à maximiser sa satisfaction est rationnel d'après l'utilitarisme
au sens où le sont « un entrepreneur décidant comment
maximiser son profit en produisant telle ou telle marchandise, ou un
consommateur décidant comment maximiser sa satisfaction par l'achat de
telle série de biens »151(*). Pour Rawls, le concept de rationalité doit
être interprété au sens étroit, courant dans la
théorie économique, comme la capacité d'employer les
moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données.
Ces données morales subjectives constituent alors le
seul point de vue pertinent pour évaluer ce qui est juste et ce qui ne
l'est pas. Le bien est défini indépendamment du juste et,
ensuite, le juste est défini comme ce qui maximise le bien. Plus
précisément sont justes les institutions et les actes qui
produisent le plus grand bien possible. Il est naturel de définir la
rationalité par la maximisation de quelque chose, et, en morale, par la
maximisation du bien.152(*). D'où le qualificatif de
«téléologique» que Rawls applique à
l'utilitarisme. Dans cette justification du principe d'utilité n'entre
en ligne de compte aucun fait, aucun critère extérieur aux
désirs et aux préférences des individus.
Au nom de la liberté individuelle, ici entendue comme
pure liberté de choix, comme « liberté
négative », le contenu particulier et contingent de ces
préférences, quelles qu'elles soient, doit être
respecté. Il s'agit d'un droit fondamental, essentiel dans une
société libérale et pluraliste, héritière
des guerres de religion et de la réforme,
« caractérisée par le principe de la tolérance
et la croissance du gouvernement constitutionnel et des institutions de vastes
économies de marché industrielles »153(*). En ce sens donc,
l'utilitarisme semble se conformer aux exigences profondes du
libéralisme; mais il n'en est rien. «Nous pouvons comprendre la
nature subjective de la conception utilitariste du bien comme étant une
manière d'adapter la notion de bien rationnel unique [du platonisme] aux
exigences institutionnelles de la société démocratique
moderne, donc, le bien doit être conçu comme subjectif, comme la
satisfaction des désirs et des
préférences »154(*).
On voit alors clairement le sens de la critique de
Rawls : le platonisme moral que l'on voulait éviter
réapparaît, sous une forme
« démocratisée » certes, mais bien
réel tout de même. L'utilitarisme serait donc en fait incompatible
avec le libéralisme puisqu'il fait du bien-être une fin dominante
de la pratique humaine, alors qu'il existe d'autres conceptions du bien
également compatibles avec la raison humaine. L'utilitarisme
réintroduit donc les controverses métaphysiques et religieuses
dont le libéralisme155(*) cherche à se débarrasser par le
principe de tolérance.
Catherine Audard prend, pour illustrer cette critique, un
exemple qui revient sans cesse dans Théorie de la justice. Supposons,
par exemple, que la majorité de la société haïsse
certaines pratiques religieuses ou sexuelles et les considère comme une
abomination. L'idée seule qu'elles puissent exister suffit à
susciter chez la majorité colère et haine. Même si ces
émotions sont inacceptables du point de vue moral, il ne semble pas
exister de moyen efficace de les exclure comme étant irrationnelles. La
recherche de la plus grande satisfaction possible des désirs peut donc
justifier des mesures extrêmement répressives à l'encontre
d'actions qui ne nuisent pourtant pas à la
société ».156(*)
Si pour éviter ce sectarisme de l'opinion populaire, on
se replie sur une autre interprétation du bien-être subjectif,
sera-t-on plus satisfait ? L'hédonisme, de ce point de vue,
paraît plus convaincant. En effet, en posant que le plaisir est la fin
dominante d'un agent rationnel, on ne pose pas une fin unique, mais
plutôt une qualité commune à plusieurs fins, ce qui devrait
permettre une plus grande tolérance. «Ainsi, on pourrait dire que
le plaisir est le trait commun à l'expérience de respirer des
roses, de manger du chocolat, à l'affection réciproque etc.
Chercher à maximiser les sensations agréables semble
éviter les manifestations de fanatisme et d'inhumanité tout en
définissant une méthode rationnelle de choix purement
personnel »157(*). C'est en raison de ce caractère plus
tolérant que l'utilitarisme et, avec lui, les doctrines
téléologiques ont été amenées à
adopter une forme d'hédonisme. Mais, dès que l'on veut
préciser ce qu'est le plaisir, comparer les divers plaisirs individuels
pour maximiser le bien-être total, on ne peut le faire sans se servir
d'un critère autre que le plaisir ou bien sans tomber dans l'arbitraire
des goûts et des préférences : « le
problèmes de la pluralité des fins renaît tout entier
à l'intérieur de la classe des sentiments
subjectifs »158(*).
On n'a le choix, selon Rawls, qu'entre une
interprétation totalitaire, d'une part, qui prétend à
l'objectivité, mais s'oppose à la liberté de choix de
l'individu et à la pluralité des conceptions acceptables du bien,
et une interprétation subjectiviste du bien être comme plaisir,
d'autre part, mais qui ne fournit aucun critère pour faire des
comparaisons interpersonnelles et maximiser le solde net de satisfaction.
Pour Catherine Audard, les principes du libéralisme ne
sont compatibles avec une théorie de la justice que si celle-ci
correspond au souci que des êtres rationnels ont de la satisfaction de
leurs intérêts sans leur imposer de vision du monde, de conception
d'un bien extérieur indépendant. Ces principes excluent la
dimension coercitive de la morale et, a fortiori, des principes de justice qui
doivent nécessairement imposer des limites à la poursuite du
bonheur par chacun.
La théorie de la justice doit donc comporter une
certaine « neutralité » morale pour ne choquer
aucune conscience, aucune vision du monde individuelle et, pourtant, doit
recueillir l'adhésion de tous, doit faire partie du bien de chacun,
sinon elle n'aurait aucune application effective.
« Il faut trouver une théorie de la justice
qui recueille l'adhésion unanime des agents rationnels comme le ferait
une théorie téléologique, mais sans coercition, sans
contredire le postulat du libéralisme »159(*).
Nous allons maintenant dans un troisième chapitre,
aborder une discussion et commentaire autour du principe d'utilité.
Chapitre III Discussion et commentaire autour du
principe d'utilité
Section I.- L'approche de Kymlicka et celle de Nozick en ce
qui concerne le principe d'utilité de Bentham
La première position, qui est peut-être la plus
influente dans la tradition utilitariste, consiste à dire que c'est
l'expérience ou la sensation du plaisir qui constitue le bien-être
suprême de l'humanité. C'est le seul bien suprême qui soit
une fin en soi et pour lequel tous les autres biens sont des moyens. Kymlicka
suggère qu' « on peut nourrir de sérieux doutes
sur l'explication de notre préférence en faveur de certaines
activités plutôt que d'autres. Bien qu'il s'agisse d'un
cliché, il est probablement vrai que les poètes trouvent souvent
l'expérience de l'écriture pénible et frustrante, tout en
l'appréciant au plus haut point. C'est tout aussi vrai de la lecture de
la poésie, qui nous apparaît souvent plus perturbante
qu'agréable. Bentham pourrait répondre que le bonheur de
l'écrivain, comme celui du masochiste, repose précisément
sur ces sensations apparemment désagréables. Peut-être le
poète éprouve-t-il vraiment de plaisir dans ces tourments et
cette frustration160(*) ». Il en résulte de la part de
Kymlicka un fort doute161(*).
Robert Nozick a élaboré un argument de la
version hédoniste du bien être. Il nous demande d'imaginer que des
neuropsychologues nous harnachent à une machine qui nous injecte des
drogues. Ces drogues produisent les états de conscience les plus
agréables que nous puissions imaginer. Si le plaisir était notre
bien suprême, nous serions tous volontaires pour être ainsi
prisonniers à la vie de la machine, dans un état d'intoxication
perpétuelle, ne ressentant rien d'autre que du bonheur. Mais il est en
fait probable qu'on ne trouverait guère de volontaires. Loin
d'être la meilleure vie que nous puissions imaginer, on pourrait à
peine appeler cela une vie digne de ce nom, et la plupart des gens y verraient
une existence vaine et dénuée de toute valeur. Certaines
personnes préféreraient même sans doute être mortes
que mener une pareille existence. Il est clair que mieux vaut ne pas être
prisonniers de la machine de plaisir et mener à bien les
activités que nous jugeons propres à une existence digne
d'être vécue. Même si nous devons nous contenter de l'espoir
que ces activités nous procureront du bonheur, nous ne saurions les
échanger contre la garantie absolue de ce bonheur.162(*).
La théorie de l'utilité fait l'hypothèse
que l'humanité est rationnelle, c'est-à-dire que les individus
maximisent leur utilité. On peut donc envisager l'utilité comme
satisfaction des préférences.
En examinant l'utilité comme satisfaction des
préférences, Kymlicka déclare que le bien-être d'un
humain ne se réduit donc pas à une séquence
appropriée d'états mentaux. Reste donc une autre option,
l'interprétation de l'utilité comme «satisfaction des
préférences».163(*)
Maximiser l'utilité des individus signifie de ce point
de vue satisfaire leurs préférences quelles qu'elles soient. On
peut souhaiter éprouver l'expérience de la création
poétique, et la machine de Nozick suffit à cet usage, mais on
peut également souhaiter écrire de la poésie et se passer
de la machine. Les utilitaristes favorables à cette
interprétation nous demandent de satisfaire au même titre toutes
les préférences, car le bien-être se résume selon
eux à la satisfaction des préférences. Mais si les deux
premières interprétations excluent trop de choses de leur vision
du bien-être, cette dernière est trop généreuse dans
ce qu'elle inclut. Pour Kymlicka, la satisfaction de nos
préférences ne contribue pas toujours à notre
bien-être. Imaginons que nous commandions un repas et que certains
d'entre nous veuillent de la pizza tandis que les autres désirent un
plat chinois. Si la meilleure façon de satisfaire la majorité des
préférences est de commander de la pizza, ce type d'utilitarisme
nous adjoint à le faire. Mais que se passe - t- il si, à notre
insu, la pizza est empoisonnée, ou tout simplement
périmée ? Le fait de la commander irait à l'encontre
de notre bien-être.
Ce qui est bon pour nous, peut être différent
des préférences que nous exprimons à un moment
donné. C'est un aspect qui est particulièrement souligné
par les marxistes dans leur théorie de la fausse conscience : les
travailleurs sont socialisés de telle manière qu'ils ne peuvent
percevoir leur véritable intérêt, à savoir le
socialisme. Mais le même type de problème se pose souvent de
façon moins dramatique ou controversée. Il se peut très
bien que l'information adéquate nous fasse simplement défaut,
comme dans l'exemple de la pizza, ou que nous ayons commis des erreurs au
moment de calculer les coûts et les bénéfices de telle ou
telle action. On ne peut donc pas soutenir que les préférences
définissent notre bien. Il est plus correct de dire qu'elles constituent
une prédiction concernant notre bien. Nous souhaitons posséder
les biens qui méritent d'être possédés, et nos
préférences du moment reflètent nos croyances sur ce qui
mérite d'être possédé. Mais il n'est pas toujours
facile de savoir quels sont ces biens, et nos croyances pourraient parfaitement
être erronées.
L'utilitarisme de la satisfaction des
préférences affirme qu'une chose a de la valeur si un grand
nombre d'individus la désirent. Mais ce qui n'est pas tout à
fait vrai, c'est le fait qu'un bien ait de la valeur qui nous donne une bonne
raison de le préférer. Et si un bien est dénué de
valeur, la satisfaction de ma préférence erronée à
son égard ne contribuera en rien à mon bien-être. Par
conséquent, mon utilité ne sera pas maximisée par la
satisfaction de n'importe laquelle de mes préférences, mais par
la satisfaction de celles qui ne sont pas fondées sur des croyances
erronées.
Dans son ouvrage Les théories de la justice, une
introduction, Kymlicka164(*) examine les deux principaux arguments en faveur de
la maximisation de l'utilité conçue en tant que critère de
la validité morale, avec pour chacun d'entre eux, une
interprétation différente de ce qu'est l'utilitarisme.
La première interprétation que nous allons
appeler l'égale considération de tous les
intérêts165(*), considère l'utilitarisme comme un principe
d'agrégation des intérêts et des désirs. Les
individus ont des préférences distinctes et potentiellement
conflictuelles, et nous avons besoin d'un critère qui permette de savoir
quels compromis entre ces préférences sont moralement
acceptables, et lesquels sont les plus équitables à
l'égard des personnes dont le bien-être est en jeu. Une des
réponses les plus fréquentes est qu'il convient d'accorder la
même considération aux intérêts de chaque individu.
Du point de vue moral, l'existence de chaque être humain pèse du
même poids, et tous les intérêts individuels devraient se
voir accorder la même considération.
Comme l'explique Bentham, chacun compte pour un (une
unité), et personne pour plus qu'un (une
unité)-« everybody to count for one, nobody for more than
one ».
Dans cette version de l'utilitarisme, par conséquent,
notre raison d'accorder un même poids aux préférences de
chacun, c'est que cela revient à traiter chacun sur un pied
d'égalité, avec le même respect et la même
considération. Si nous faisons notre ce critère de
validité morale, nous serons amenés à admettre que les
actions moralement bonnes sont celles qui maximisent l'utilité. Mais il
est important d'observer que, dans ce cas, la maximisation n'est pas l'objectif
direct de notre critère. La maximisation apparaît comme un effet
annexe d'un critère destiné à permettre une
agrégation équitable des préférences des individus.
L'exigence de maximiser l'utilité découle entièrement de
l'exigence préalable de traiter tous les individus avec une égale
considération.
Le premier argument en faveur de l'utilitarisme se
présente donc comme suit :
les individus comptent, et ils comptent tous à
égalité ; par conséquent,
on doit accorder le même poids aux intérêts
de chaque individu ; par conséquent,
les actions moralement bonnes maximiseront
l'utilité.
Cet argument en termes d'égalité de traitement
est implicite dans la thèse de Mill selon laquelle : dans la
règle d'or de Jésus de Nazareth, nous pouvons déchiffrer
intégralement l'esprit de l'éthique utilitariste. Faire ce que tu
voudrais qu'on te fasse, et aimer ton prochain comme toi-même, tel est
l'idéale perfection de la moralité utilitariste.
Il existe toutefois une autre interprétation de
l'utilitarisme, il s'agit de l'utilitarisme téléologique, dans
cette seconde version, la maximisation du bien est première et non plus
dérivée, et si nous traitons chaque individu à
égalité, c'est uniquement parce que c'est la seule façon
de maximiser la valeur. Notre devoir prioritaire n'est point de traiter les
individus comme des égaux, mais de produire des états de fait
désirables. Dans cette perspective, l'utilitarisme s'intéresse
avant tout non pas aux individus, mais aux états de faits.
D'après Rawls, il s'agit là d'une théorie
« téléologique », au sens où l'action
moralement bonne est définie en terme de maximisation du bien,
plutôt qu'en terme d'égale considération des
individus.166(*) Il
s'agit là d'une forme distincte de l'utilitarisme. Cette version
fonctionne totalement à l'inverse de la première.
La première définit comme nous l'avons vu, la
moralité en terme d'égalité de traitement, principe duquel
découle le critère d'agrégation utilitariste, dont il
apparaît qu'il maximise le bien. La seconde définit la
moralité en terme de maximisation du bien, principe duquel
découle le critère d'agrégation utilitariste, dont il se
révèle par ailleurs qu'il traite à égalité
les intérêts des différents individus.
Cette inversion a des conséquences majeures sur les
plans théorique et pratique. Nous sommes face à deux
méthodes indépendantes, permettant de justifier la maximisation
de l'utilité. Rawls soutient que l'utilitarisme est fondamentalement une
théorie du second type, qui définit la moralité en terme
de maximisation du bien.167(*). Il y a toutefois quelque chose d'étrange
dans l'interprétation que nous avons appelé l'utilitarisme
téléologique. En effet, il n'apparaît pas du tout
clairement pourquoi la maximisation de l'utilité, en tant qu'elle est
notre objectif direct, devrait être considérée comme une
obligation morale. Une obligation pour qui ? La moralité, telle que
nous la percevons dans notre vie de tous les jours, repose sur des obligations
interpersonnelles - les obligations qui nous lient les uns aux autres. Mais
à qui nous lie l'obligation de maximiser l'utilité ? Cela ne
peut pas être une obligation envers un état de fait en soi
maximalement désirable, car les états de fait n'ont pas de droits
moraux. Peut-être sommes-nous obligés envers les individus qui
bénéficieraient de la maximisation de l'utilité ?
Mais si cette obligation est en fait de traiter tous les individus avec une
égale considération, ce qui paraît le plus plausible, cela
nous ramène à la première version de l'utilitarisme, celle
qui est fondée sur l'égalité de traitement. Si nous
continuons néanmoins à estimer que la maximisation de
l'utilité est notre principal objectif, alors mieux vaut la concevoir
comme un idéal non moral, comme une valeur de type esthétique,
par exemple. Dans la seconde interprétation, les individus sont
perçus comme des producteurs ou des consommateurs potentiels du bien
à maximiser, et notre obligation morale concerne ce bien, et non pas les
individus.
D'après Kymlicka, « Si l'utilitarisme doit
être interprété comme une doctrine égalitariste,
alors le principe de maximisation du bien-être n' y joue aucun rôle
autonome. Les utilitaristes doivent admettre que nous ne pouvons avoir recours
au critère de maximisation que s'il s'agit là de la meilleure
façon de traiter les individus sur un pied
d'égalité ». 168(*)
Cependant on ne peut pas affirmer à la fois que la
moralité est fondamentalement un problème de maximisation du bien
et qu'elle repose fondamentalement sur le respect du droit des individus
à une égale considération. Si l'utilitarisme devait se
contenter d'un seul de ses critères, il perdrait nombre de ses attraits.
Si on l'interprète comme une théorie téléologique
de la maximisation, il cesse de satisfaire nos intuitions fondamentales sur le
sens de la moralité ; si on le conçoit comme une doctrine
égalitariste, il engendre un certain nombre de résultats qui vont
à l'encontre de notre perception de l'égalité de
traitement.
Section II : Monique Canto-Sperber et sa théorie du
bonheur
Pour Monique Canto-Sperber169(*), la recherche du bonheur est un ressort
évident de l'action humaine. C'est pour cette raison que le bonheur joue
un rôle essentiel en philosophie de l'action : il représente
cette raison dont il est, dans la plupart des cas, superflu de demander le
pourquoi. Mais la question décisive est de savoir si le fait
d'être la fin dernière de toutes les actions humaines
confère au bonheur la moindre valeur morale. Certains philosophes ont
répondu positivement à cette question : le bonheur que
chacun recherche est l'unique source de moralité. D'autres ont
répondu qu'il n'en était rien : il faut obéir aux
exigences de la morale indépendamment de leurs conséquences sur
notre bonheur. Ce clivage donne lieu à deux orientations majeures bien
définies dans l'histoire de la philosophie.
Selon la première orientation, la recherche du bonheur
définit le cadre de toute moralité. Dans la mesure où le
bonheur est conçu comme le moyen de déterminer la moralité
des actions au lieu d'être une dimension intrinsèque à
l'action morale, cette perspective se distingue nettement de
l'eudémonisme. De façon épisodique dans
l'antiquité, mais surtout au XVIIe siècle, chez Hobbes, comme au
siècle suivant chez Hume et de façon encore plus claire chez les
premiers utilitaristes, on voit défendre l'idée que la
capacité d'une action ou d'un état de choses à produire le
bonheur pourrait être le critère de leur moralité. La
manière de définir ce bonheur varie grandement selon les auteurs.
La conception qui leur est commune prête toutefois à une
série d'objections issue de la morale commune. La plus forte est de
demander comment il se fait que des individus renoncent à des actions
promettant les plus grands bonheurs quand ils les considèrent comme
immorales, s'il est vrai que le bonheur est la source de la moralité des
actions ? D'où vient le critère, indépendant du
bonheur qu'elles procurent, qui fait que de telles actions sont jugées
immorales ?
La seconde orientation souligne la divergence entre
l'aspiration à la vertu et la poursuite du bonheur. Dès
l'antiquité, cette opposition est un lieu commun de la
littérature proverbiale. Placé à la croisée des
chemins, Héraclès hésite entre la vertu, austère et
sans joie, et le vice, paré de tous les attraits de la vie heureuse. La
certitude de l'incompatibilité entre la moralité et le bonheur
peut certes conduire à l'immoralisme : on opte pour le bonheur sans
se soucier de la vertu, et résolu, si besoin est, à mal agir.
Mais la même certitude peut mener aussi à la plus rigoureuse des
moralités. Car elle est au fondement de la thèse qui
déclare que, aussi grande que soit l'importance du bonheur dans la vie
humaine, la vertu ou l'accomplissement de la moralité suppose une forme
de renoncement au bonheur ou à certaines formes de bonheur ; La
philosophie kantienne a donné l'interprétation la plus profonde
de cette divergence entre les fins humaines, les unes orientées vers le
bonheur, les autres vers la moralité.
Monique Canto-Sperber, pense que cette conception prête
à de fortes objections : si le bonheur est distinct de la
moralité et si la recherche du bonheur reste la principale source de
motivation à agir, comment rendre compte du désir d'agir
moralement, comment expliquer que des personnes rationnelles veuillent se
comporter moralement tout en sachant que cela détruira leur
bonheur ?
Le trait le plus caractéristique du bonheur est le
sentiment de satisfaction éprouvé à l'égard de la
vie entière et le souhait que cette vie se poursuive de la même
façon. Un tel sentiment de satisfaction doit être rapporté
aux désirs et projets que la personne nourrit à l'égard de
sa vie. Mais encore faut-il que ses désirs les plus intenses soient en
gros satisfaits et qu'ils soient relativement compatibles entre eux. La
personne peut certes entretenir des désirs contraires - comme de
très fortes ambitions professionnelles associées à la
nostalgie d'une vie de famille riche -, mais dans ce cas la frustration du
désir vaincu ne doit pas occasionner un sentiment d'amertume de nature
à compromettre tout bonheur.
La satisfaction éprouvée à l'égard
des séquences, événements, obstacles surmontés,
expériences vécues, décisions de sa propre vie, ne
résulte pas seulement du fait que ce qui est vécu est
satisfaisant ; elle inclut aussi un facteur de réflexion consciente
et d'appréciation de la vie comme un tout cohérent. C'est la
forme la plus riche du bonheur, alors que la plus pauvre sera faite de la
simple satisfaction de désirs immédiats.
Les philosophes de l'antiquité ont lié de
façon essentielle la recherche du bonheur à la
moralité170(*).
D'où le nom d'eudémonisme171(*) donné à leur philosophie.
Les hommes poursuivent une fin dernière qu'ils se
représentent en même temps qu'il la désirent et dont la
possession permet l'accomplissement parfait de la nature humaine. C'est ainsi
que toutes les éthiques antiques ont défini la recherche du
souverain bien, à la fois le bien humain, le bonheur, et le bien moral.
Plusieurs traits caractérisent cette recherche. D'abord, ce souverain
bien doit porter sur l'ensemble de la vie humaine. Il ne consiste pas en
événements, en épisodes ou en sensations, mais doit
pouvoir être pensé comme un aspect de l'activité qu'est la
vie même. Le deuxième trait est que cette recherche est
rapportée à une disposition naturelle en l'homme.
L'eudémonisme antique, qui identifie la vie heureuse et
la vie morale, est caractérisé par deux thèses : la
vertu réalise la fonction humaine de raison ; l'accomplissement de
cette fonction est le bonheur. Le bonheur se présente comme une
réalité à la fois divine et accessible à la plupart
des hommes. Il ne peut résulter du hasard ; il exige au contraire
un considérable effort ; seuls les êtres présentant
une certaine valeur morale et exerçant leur raison peuvent être
dits heureux. Socrate faisait de la recherche du bonheur la fin ultime qui
permet d'expliquer nos actions et nos désirs.
Chapitre IV. - Influence de Rawls sur la théorie
économique contemporaine et révision par celle-ci de ses
prémisses utilitaristes.
Dès sa constitution au cours du 19ème
siècle, l'économie normative a constamment eu pour assise
philosophique l'utilitarisme avec notamment Mill et Bentham. Or d'autres
auteurs ont apporté un renouveau ou une différence du point de
vue de la philosophie politique. Nous allons étudier dans ce chapitre le
concept de justice dans l'économie politique, la notion de justice et
d'équité (différence entre Rawls et les utilitaristes),
l'analyse de la notion de choix rationnel.
Section I : Le concept de justice de Rawls dans
l'économie politique
L'originalité de la démarche de Rawls se
manifeste par l'exclusion de deux sacrifices qu'une société
pourrait être portée à exiger d'une partie de ses
membres : exclusion d'un sacrifice des plus défavorisés au
nom de l'efficacité économique, donc condamnation du
« libéralisme sauvage » ; exclusion d'un
sacrifice des plus favorisés au nom de la justice sociale, donc rejet du
« socialisme autoritaire ».
John Rawls considère que, du point de vue
économique et social, l'état le plus juste d'une
société est celui qui, parmi tous les états possibles,
assure au membre le plus défavorisé une position maximale. Au
demeurant, il peut arriver que s'améliore la situation des plus
défavorisés sans que se réduise l'écart les
séparant des plus favorisés.
En ce qui
concerne l'argument du contrat social, Rawls considère le premier
argument en faveur de ses principes de justice comme moins important que le
second. Ce dernier repose sur l'idée de « contrat
social », et il s'agit d'un argument concernant le type de
moralité politique que les individus choisiraient s'ils
établissaient une société à partir d'une
« position originelle ». Comme l'observe Rawls, à
propos de l'argument de l'égalité des chances :
« aucune des remarques sur l'égalité des chances ne
suffit à justifier cette conception de la justice car, dans la
théorie contractuelle, tous les arguments, à strictement parler,
doivent être avancés en terme de ce qu'il serait rationnel de
choisir à partir d'une position originelle. Mais j'entends ici
préparer le terrain à cette interprétation
privilégiée des deux principes de justice de façon que ces
critères, en particulier le principe de différence,
n'apparaissent pas au lecteur comme étranges ou trop
excentriques172(*)».
Ce qui pose un problème car les arguments
contractualistes nous demandent d'imaginer un état de nature
présent avant l'existence d'une quelconque autorité politique.
Chaque individu n'y dépend que de lui-même, au sens où il
n' y a pas d'autorité supérieure susceptible d'obtenir son
obéissance ou bien responsable de protéger ses
intérêts ou ses possessions. Cette conception nous rapproche de
celles de Hobbes, Locke, Kant et même de Rousseau, qui en ont tiré
des conclusions différentes, mais tous se sont exposés à
la même critique, à savoir qu'un tel contrat ou un tel état
de nature n'ont jamais existé.
Mais comme l'observe Kymlicka, « l'idée
d'égalité morale repose en partie sur l'affirmation qu'aucun
d'entre nous n'est intrinsèquement subordonné à la
volonté d'autrui, que personne ne vient au monde en étant la
propriété de quelqu'un d'autre, ou en lui étant assujetti.
Nous sommes tous nés libres et égaux. »173(*).Tout au long de l'histoire
de l'humanité, nombreux sont les groupes à qui l'on a
refusé cette qualité. Dans les sociétés
féodales, par exemple, les paysans étaient
considérés comme naturellement subordonnés aux
aristocrates. Ce fut la mission historique des auteurs classiques du
libéralisme, comme Locke, de rejeter cette prémisse
féodale, en imaginant un état de nature au sein duquel tout le
monde jouissait d'un statut égal. Comme disait Rousseau,
« l'homme est né libre, et pourtant il est partout dans les
fers». L'idée d'un état de nature n'est donc pas une
assertion d'ordre anthropologique sur l'existence présociale de
l'humanité, mais une assertion d'ordre moral sur l'absence de
subordination naturelle entre les êtres humains.
Rawls pense d'ailleurs s'éloigner de la conception de
Hobbes, Locke, et même celle de Rousseau : « mon but est
de présenter une conception de la justice qui généralise
et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie
familière du contrat social présente, par exemple chez Locke,
Rousseau et Kant »174(*). L'objet du contrat est de déterminer des
principes de justice à partir d'une position
d'égalité : dans la théorie de Rawls, si la position
originelle « correspond » à l'idée
d'état de nature, elle se différencie néanmoins, car Rawls
estime que l'état de nature, tel qu'il est traditionnellement
conçu, ne reflète pas vraiment une « position initiale
d'égalité175(*)».
C'est ici que l'argument contractualiste rejoint l'argument
intuitif. La version traditionnelle de l'état de nature est injuste
parce que certains individus y ont plus de capacités de
négociation que d'autres - plus d'aptitudes naturelles, plus de
ressources initiales, ou simplement plus de force physique - et peuvent donc
résister plus longtemps pour obtenir un meilleur accord, tandis que les
moins forts ou les moins doués doivent faire des concessions. Les
incertitudes de la nature affectent tout un chacun, mais certains sont mieux
armés pour les affronter, et ils ne consentiront pas au contrat social
tant que celui-ci n'entérinera pas leurs avantages
Pour Rawls c'est une injustice, il élabore donc la
« position originelle », dans cet état de nature
nouvelle manière, les individus sont placés derrière un
« voile d'ignorance ».
Pour Kymlicka, en ce qui concerne l'état de nature, le
voile d'ignorance ne reflète pas une théorie de l'identité
personnelle. Il s'agit pour lui d'un test intuitif d'équité qui
fonctionne de la même façon que le procédé qui
consiste, quand nous voulons diviser un gâteau en parts égales,
à s'assurer que la personne chargée d'effectuer cette tâche
ne sait pas quelle part elle obtiendra. De même comme l'explique Rawls,
le voile d'ignorance garantit que les individus qui pourraient être
à même d'influencer le processus de sélection en leur
faveur grâce à leur position avantageuse soient dans
l'impossibilité de le faire. C'est ce que explique Rawls :
« il ne faut donc pas se tromper sur la nature des conditions quelque
peu inhabituelles qui caractérisent la position originelle. Il s'agit
simplement de fournir à notre imagination une représentation
concrète de contraintes qu'il semble raisonnable d'imposer aux arguments
en faveur de principes de justice et, par conséquent, à ces
principes eux-mêmes. Il semble par exemple raisonnable, et
généralement accepté, que personne ne devrait être
avantagé ou désavantagé dans le choix de ces principes par
la loterie naturelle ou les circonstances sociales. De même, on s'accorde
généralement à penser qu'il devrait être impossible
à quiconque de façonner les principes en fonction de sa propre
situation[...]. De cette façon, on aboutit naturellement au voile
d'ignorance176(*)»
Rawls va tenter d'établir comment ses deux principes
fonctionnent en tant que conception de l'économie politique,
c'est-à-dire en tant que critères pour évaluer les
rapports économiques et les programmes de politique économique,
ainsi que les institutions qui leur sont liées. L'économie du
bien-être est souvent définie de la même façon. Rawls
n'utilise pas le terme bien-être (welfare) car pour lui ce terme
suggère une conception morale utilitariste implicite ; il
préfère l'expression choix social (social choice).
D'après Rawls, les principes de la justice
définissent un idéal partiel de la personne que les organisations
socio-économiques doivent respecter (un idéal de la personne qui
impose des contraintes à la satisfaction des désirs existants).
De ce point de vue, la théorie de la justice comme équité
est opposée à l'utilitarisme. Or il peut sembler que, puisque
l'utilitarisme ne fait pas de distinctions entre la qualité des
désirs et que toutes les satisfactions ont une valeur, il ne comporte
pas de critères pour choisir entre des systèmes de désirs
ou des idéaux personnels. L'utilitariste peut se défendre en
disant que, étant donné les conditions sociales et les
intérêts humains tels qu'ils sont, et si l'on prend en ligne de
compte la façon dont ils se développeront dans telle ou telle
organisation des institutions, le fait d'encourager un type de besoins
plutôt qu'un autre a des chances de conduire à un plus grand solde
net (ou à une moyenne plus élevée) de satisfaction. C'est
sur cette base que l'utilitariste choisit entre les idéaux personnels.
Certaines attitudes, certains désirs, moins compatibles avec une
coopérative sociale fructueuse, tendent à réduire le
bonheur total (ou moyen). Pour Rawls, de manière schématique, on
peut dire que les vertus morales sont les dispositions et les désirs
efficaces dont on peut attendre qu'ils conduisent à la plus grande somme
de bien-être. L'opposition de l'utilitarisme avec la théorie de la
justice consiste en ce que la théorie de la justice comme
équité établit indépendamment une conception
idéale de la personne et de la structure de base de sorte que non
seulement certains désirs et inclinations sont nécessairement
découragés, mais que l'effet des circonstances initiales finira
par disparaître. Or dans l'utilitarisme nous ne pouvons pas être
sûrs de ce qui se passera.
Ce que Rawls va résumer de la manière
suivante : « l'essentiel est que, en dépit des traits
individualistes de la théorie de la justice comme équité,
les deux principes de la justice ne dépendent pas de manière
contingente des désirs existants ou des conditions sociales
présentes. Ainsi, nous sommes capables d'en déduire une
conception de la structure de base juste et de l'idéal personnel qui lui
correspond, qui peuvent servir de critère pour évaluer les
institutions et pour guider la direction générale du changement
social. [...]. En supposant certains désirs généraux,
comme le désir de biens sociaux premiers, et en prenant comme base
l'accord qui serait conclu dans une situation initiale convenablement
définie, nous pouvons parvenir à l'indépendance
nécessaire vis-à-vis des circonstances existantes. La position
originelle est caractérisée de façon à ce que
l'unanimité soit possible ; les réflexions de n'importe quel
individu sont typiques de celles de tous. Il en va de même pour les
jugements bien pesés des citoyens d'une société bien
ordonnée, dans laquelle s'exercent les principes de la justice. Chacun a
un sens de la justice semblable et, de ce point de vue, une
société bien ordonnée est
homogène »177(*).
Section II.- : La conception Rawlsienne de
l'équité
Il y a dans la théorie de la justice de Rawls, un
élément qui ne peut se résumer seulement à une des
conditions d'un choix rationnel, c'est l'équité [fairness]. Un
choix rationnel conduit à une solution efficace, pas à une
solution juste. C'est pourquoi il faut compléter la description de la
situation contractuelle initiale en disant qu'elle est équitable.
Qu'est-ce que l'équité ? C'est une propriété
que possèdent une procédure, un contrat ou un jeu où
chacun applique des règles en sachant que les autres les appliquent
également. La procédure suivie est celle d'un fair game. Tous les
joueurs doivent avoir des chances réelles de gagner, le jeu ne doit pas
être faussé d'avance, mais se dérouler selon des
règles équitables respectées de tous. On peut, bien
entendu, perdre la partie, mais on aura joué en ayant eu toutes ses
chances et donc le résultat sera lui-même reconnu comme
équitable, bien que déplaisant. C'est ici qu'intervient le
concept essentiel de justice procédurale pure178(*). Le caractère
équitable des conditions de choix des principes garantira en quelque
sorte l'équité et la justice du résultat. «Une
procédure équitable transmet donc son caractère au
résultat...»179(*). Pour Catherine Audard, il est possible que cette
condition rende l'argumentation de John Rawls circulaire, (Nozick l'affirmait
déjà)180(*). « C'est bien là un
élément éthique nouveau qui montre que la théorie
de la justice n'est pas qu'une partie de la théorie du choix
rationnel. »181(*)
Cependant dans son analyse de la justice procédurale,
Rawls combine les deux éléments sans vouloir voir qu'ainsi il
oscille entre les impératifs de la prudence et ceux de la morale sans
parvenir à fonder une conception unitaire de la raison pratique ni
rester dans les limites de la «neutralité» morale,
chère au libéralisme. Qu'est-ce que la justice procédurale
pure ? Tout d'abord, il faut la distinguer de la justice formelle qui ne
peut diriger le choix des principes puisqu'elle conduit à
« une obéissance aveugle au système qui, lui, peut
être injuste.182(*)
Rawls veut donc traiter la répartition comme une
question de justice procédurale pure. On comprendra mieux cette notion
d'une justice procédurale pure en la comparant à la justice
procédurale parfaite et à la justice procédurale
imparfaite.
La justice procédurale parfaite. Dans cette situation,
on dispose à la fois d'un critère indépendant du juste et
de l'injuste et d'une procédure qui garantit la justice du
résultat. L'exemple donné par Rawls est le cas le plus simple du
partage équitable d'un gâteau. Si l'on prend comme critère
indépendant que la division en parts égales est la division
équitable, alors il suffit de stipuler que c'est la dernière
personne à se servir qui doit découper le gâteau.
Dans la justice procédurale imparfaite, il existe un
critère indépendant, mais pas de procédure garantissant le
résultat. L'exemple qui est pris est celui d'un procès criminel.
Le résultat souhaité est que l'accusé soit
déclaré coupable si, et seulement si, il a commis le crime dont
on l'accuse. La caractéristique d'une justice procédurale
imparfaite est que, alors qu'il y a un critère indépendant pour
déterminer le résultat correct, il n'y a aucune procédure
utilisable pour y parvenir en toute sécurité.
Dans la justice procédurale quasi pure, on n'a pas de
critère indépendant et le résultat n'est pas
entièrement garanti par la procédure. C'est le cas du processus
politique.183(*).
Dans la justice procédurale pure, au contraire,
s'exerce quand il n'y a pas de critère indépendant pour
déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c'est une
procédure correcte ou équitable, qui détermine si un
résultat est également correct ou équitable, quel qu'en
soit le contenu, pourvu que la procédure ait été
correctement appliquée. Rawls va donc supposer que
l'équité du contexte dans lequel l'accord est atteint est
transférée aux principes de justice
sélectionnés ». L'exemple choisi est celui des jeux de
hasard. Dans cette exemple, si les personnes s'engagent dans une série
de paris équitable, la répartition de l'argent après le
dernier pari est elle-même équitable ou du moins pas injuste,
quelle qu'elle soit. Rawls suppose ici que des paris équitables sont
ceux où l'espérance de gain est nulle, que les paris sont
volontaires, que personne ne triche et ainsi de suite. Un trait distinctif de
la justice procédurale pure est qu'il est nécessaire d'appliquer
réellement la procédure qui doit déterminer le
résultat juste. Donc pour appliquer à la répartition la
notion de justice procédurale pure, il est nécessaire de
créer un système d'institutions qui soit juste(just) et de
l'administrer impartialement.
Le rôle du principe de l'équité des
chances est de garantir que le système de coopération est un
système basé sur une justice procédurale pure. Si ce
principe n'est pas satisfait, la justice distributive ne peut être
laissée à elle-même, même dans des domaines
restreints.
Au contraire, la justice attributive s'applique quand on a
à répartir une quantité donnée de biens entre des
individus définis dont ont connaît les désirs et les
besoins. Les biens à distribuer n'ont pas été produits par
les individus et ceux-ci ne sont pas dans des relations de coopération
existantes. Comme il n'y a pas de revendication à priori sur les biens
à distribuer, il est naturel de les répartir selon les
désirs et les besoins, ou même de maximiser le solde net de
satisfaction. La justice devient une forme de l'efficacité, à
moins que l'égalité ne soit préférée. Si on
la généralise correctement, la conception attributive conduit
à l'utilitarisme classique.
Rawls veut donc trouver des conceptions simples qui puissent
constituer une conception raisonnable de la justice. Tels sont les conceptions
de la structure de base, du voile d'ignorance, d'un ordre lexical, de la
position la moins favorisée ainsi que d'une justice procédurale
pure. D'après Rawls, si on les associe correctement les uns aux autres,
ils devraient s'avérer assez efficaces.
Dans l'exemple de la théorie des prix,
l'équilibre de prix y étant « le résultat
d'accords librement décidés entrer vendeurs et acheteurs
volontaires184(*) pour
chacun, il représente la meilleure situation compatible avec le droit et
la liberté des autres de chercher à satisfaire leurs
intérêts de la même façon »185(*). Mais, tandis que la
théorie des prix essaie de rendre compte des mouvements du marché
par des hypothèses sur les tendances effectives en jeu[...] la
conception de la position originelle inclut des traits spécifiques
à la théorie morale[...] des conditions que l'on pense
raisonnable d'imposer au choix des principes 186(*). Cette dernière
remarque fait intervenir, de manière significative, le terme
« raisonnable ». Il ne suffit pas de conditions
rationnelles pour que le résultat du choix soit juste, il faut imposer
des conditions également raisonnables, sinon l'équité
pourrait être confondue avec l'efficacité, au sens de
l'optimalité de Pareto. C'est ici que l'analyse des principes de justice
eux-mêmes, du principe de différence en particulier, est
essentielle.187(*).
«Une organisation de la structure de base est efficace quand il n' y a
aucun moyen de changer la répartition de façon à augmenter
les perspectives de quelques-uns sans diminuer en même temps les
perspectives de certains »188(*). Mais le principe d'efficacité ne peut pas
être utilisé tout seul comme conception de la justice, le servage
peut, par exemple, être considéré comme une organisation
efficace, mais nous ne pouvons la qualifier de juste. Donc, la
répartition, en particulier celle des inégalités
économiques et sociales, n'est juste que si elle est à l'avantage
des plus défavorisés.
Rawls va proposer les biens sociaux premiers comme bases des
attentes et va procédé à une analyse des attentes et de la
façon dont on doit les évaluer.189(*).
Pour y parvenir, Rawls propose alors une comparaison avec
l'utilitarisme. L'utilitarisme suppose une mesure relativement précise
de l'utilité. Il est non seulement nécessaire d'avoir une mesure
cardinale pour chaque individu représentatif, mais encore il faut
supposer que l'on dispose d'une méthode pour rendre commensurables les
échelles d'utilité des différentes personnes, si l'on veut
donner un sens à l'affirmation que les gains des uns l'emportent sur les
pertes des autres. Selon Rawls, le principe de différence essaie
d'établir des bases objectives pour les comparaisons interpersonnelles
de deux façons. Tout d'abord, « tant que nous pouvons
identifier l'individu représentatif le moins avantagé, seuls des
jugements ordinaux sur le bien-être sont nécessaires. Nous savons
à partir de quelle position le système social doit être
jugé. Peu importe l'écart entre la situation matérielle de
cet individu et celles des autres. Les difficultés
supplémentaires que rencontre une évaluation cardinale
n'apparaissent pas puisqu'il n'y a pas besoin d'autres comparaisons
interpersonnelles. Le principe de différence exige donc moins de nos
jugements concernant le bien-être. Jamais nous n'avons à calculer
une somme d'avantages impliquant une mesure cardinale.190(*)». En second lieu, le
principe de différence d'après Rawls, introduit une
simplification en ce qui concerne la base des comparaisons interpersonnelles.
Ces comparaisons sont faites en termes d'attentes vis-à-vis des biens
premiers. En fait, Rawls définit ces attentes simplement comme l'indice
de ces biens sur lesquels portent les attentes d'un individu
représentatif. Les attentes d'un individu sont supérieures
à celles d'un autre si cet indice, pour quelqu'un dans sa position, est
plus élevé. Or les biens premiers191(*) sont tout ce qu'on suppose
qu'un être rationnel désirera, quels que soient ses autres
désirs.
Rappelons que pour Rawls, une société bien
ordonnée est une société qui, à la
différence du monde de l'utilitarisme, refuse que le plus grand bonheur
du plus grand nombre puisse justifier le sacrifice des droits de certains,
même si ce sacrifice peut paraître rationnel. « Chaque
personne possède un inviolabilité fondée sur la justice
qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la
société, ne peut être transgressée. Pour cette
raison, la justice interdit que la perte de la liberté de certains
puisse être justifiée par l'obtention, par d'autre, d'un grand
bien »192(*).
Dans son argumentation, Rawls affirme donc non seulement la
supériorité du raisonnable sur le rationnel, mais
également une conception du bien particulière : le respect
de soi-même et de ses droits est un bien supérieur au
bien-être de la communauté. «Personne n'a de raison de
consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même dans
le but d'augmenter la somme totale de satisfaction »193(*). L'argument de Rawls n'est
ici compréhensible qu'en sortant de la neutralité qu'il a
tenté de s'imposer vis-à-vis des différentes conceptions
du bien et en affirmant la supériorité de l'individualisme et de
l'agnosticisme religieux sur l'altruisme et le sacrifice de soi. Seule une
idéologie individualiste rejettera ce type de sacrifice en montrant,
comme le fait Rawls, qu'il détruit le respect de soi-même et
qu'aucun être doué de raison n' y consentirait. La
société bien ordonnée de Rawls n'est donc pas un cadre
neutre, mais véhicule une conception de la personne humaine et de son
bien d'où les principes de justice sont dérivés.
L'autre aspect déraisonnable d'une
société qui légitimerait la condition de ses membres les
plus défavorisés, c'est le coût social d'un tel sacrifice.
Pour Rawls, une justification des institutions politiques et sociales qui
repose seulement sur des intérêts personnels ou de groupes ne peut
être stable.
Jamais on n'obtiendra sur cette seule base « la
coopération volontaire de chaque participant, y compris des plus
défavorisés »194(*). L'idée d'équité est ainsi
complètement intégrée dans la procédure de choix
des principes : elle est la condition pour que ces principes obtiennent
l'unanimité, c'est-à-dire l'accord des plus
défavorisés et pas seulement de la majorité et cela sans
faire intervenir d'éléments extérieurs éthiques,
religieux comme la sainteté, ou psychologiques comme l'existence de
dispositions altruistes, d'un coût du sacrifice de soi
sélectivement chez les plus défavorisés. Pourquoi supposer
que ceux-ci soient déraisonnables au point d'accepter de sacrifier leur
bien-être au bien de la communauté ? On ne saurait mieux
affirmer les valeurs de l'individualité et de l'autonomie qui ne sont
certes pas neutres idéologiquement. Mais comment un principe de justice
peut-il être neutre ? Cela est peut être possible pour le
premier principe de Rawls, celui de la liberté égale pour
tous195(*), puisqu'il ne
fait que formuler la règle de base d'un système libéral
sans laquelle il deviendrait vite auto contradictoire. Mais c'est bien plus
difficile pour le second principe et le principe de différence. Il y a
donc une contradiction chez Rawls entre ses convictions morales personnelles et
son effort pour constituer une théorie de la justice
« neutre » à l'égard des différents
systèmes de valeurs présents dans une société
à un moment donné.
Comment donc obtenir l'unanimité sur le choix des
principes de justice ? En ne recourant qu'à la rationalité
des partenaires et libérant celle-ci de toute soumission aux
contingences de la nature et de l'histoire grâce à l'instrument
d'un « voile d'ignorance ». 196(*) « Puisque les
partenaires ignorent ce qui les différencie et qu'ils sont tous
également rationnels et placés dans la même situation, il
est clair qu'ils seront tous convaincus par la même
argumentation ».197(*) Rawls rajoute donc la clause de l'ignorance. Les
partenaires n'étant plus séparés, comme dans la vie
réelle, par la conscience de leur position particulière et de
leurs intérêts contradictoires, ils pourront donc atteindre un
accord unanime. Rawls exclut une conception de la raison capable d'intuition
intellectuelle et la décrit bien plutôt comme le common sense ou
la prudence.
Catherine Audard voit dans le choix rationnel lui-même
le retour du platonisme moral, alors qu'il semblait être chassé
par la théorie rawlsienne. Elle va faire deux rapprochements198(*) .
Tout d'abord le voile d'ignorance n'est pas sans
évoquer le rêve de Rousseau de citoyens qui, dans le processus
législatif, seraient privés de toute information
particulière permettant les comparaisons et ravivant les conflits.
«Si, quand le peuple suffisamment informé délibère,
les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de
petites différences résulterait toujours la volonté
générale et la délibération serait toujours
bonne »199(*).
Y aurait - il dans la philosophie contractualiste un essentialisme
caché, l'idée que l'un est plus réel que le
multiple ? Que ce dernier n'exprime que des contingences qu'il doit
être possible d'écarter ? Ce sont là des questions
troublantes quand on veut laisser au seul common sense le soin de justifier une
théorie de la justice et qu'on affirme sa
« neutralité » à l'égard des doctrines
métaphysiques. On voit ainsi que la pluralité des personnes est
contredite par le voile d'ignorance et que l'objectivité y est
fondée sur l'identité des sujets rationnels, et non sur un
véritable processus de négociation et de discussions à
partir de points de vue distincts : « la nature du moi en tant
que personne morale est la même pour tous »200(*). Pour éviter, au
contraire, que la pluralité des personnes soit dissoute derrière
le voile d'ignorance et d'encourir le reproche adressé par Rawls
à l'utilitarisme, à savoir que « la pluralité
des personnes n'est pas vraiment prise au sérieux par
l'utilitarisme »201(*), il faudrait que cette ignorance concerne non pas
l'individualité psychologique et sociale, mais les chances que ces
accidents de la nature et de l'histoire soient sources d'avantages ou de
désavantages dans un contexte donné. Si l'on veut éviter
une sorte d'unanimité prédestinée, il faut
préserver dans leur intégralité les tensions et les
conflits entre partenaires et non pas les faire ainsi disparaître.
N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique d'un processus
équitable que les réponses ne soient pas données d'avance,
mais soient découverte au cours d'un échange réel ?
L'objectivité des principes de justice, et donc l'accord unanime qui les
entoure, ne peuvent donc être fondés sur la seule affirmation de
l'identité des sujets rationnels, mais doivent faire intervenir un
élément supplémentaire, que Rawls appelle
« politique ».
L'autre rapprochement qui fait soupçonner une certaine
forme d'essentialisme chez Rawls est une convergence avec Marx à propos
de l'objectivité. L'objectivité chez Rawls est possible, on l'a
vu, grâce au voile d'ignorance, c'est-à-dire à la
suppression théorique de toutes les contingences sociales et naturelles
qui divisent les hommes. L'équivalent du voile d'ignorance serait, chez
Marx, le prolétariat universel sans attaches contingentes d'aucune sorte
dans la nature et dans l'histoire. Il s'agit du seul groupe social
(la »non - classe », plutôt) capable de transcender
réellement les conflits d'intérêts et d'en assurer la
fusion. Etant « hors jeu » dans la répartition des
atouts naturels et surtout sociaux, il joue le rôle, dans la
découverte de la justice, des partenaires dans la position originelle,
dépouillés de leurs caractéristiques naturelles et
sociales. Il y a, dans cet outil du voile d'ignorance, de quoi inquiéter
le libéralisme. C'est bien la peur de faire réapparaître le
spectre d'une vérité morale accessible seulement à un
être réconcilié avec son essence à l'issue d'une
ascèse ou d'un dépouillement, comme dans l'intuition
platonicienne, ou d'une rédemption par la révolution
prolétarienne, comme chez Marx, qui est derrière les critiques du
voile d'ignorance, formulées par les libéraux.
Le rapprochement cesse très vite : le voile
d'ignorance est une condition méthodologique du choix des principes dans
ce qu'on pourrait appeler une « expérience de
pensée ». Il n'a pas le pouvoir de supprimer réellement
les différences. Au contraire, la mission du prolétariat
révolutionnaire est de faire disparaître ces mêmes
contingences, faisant du même coup disparaître un des
éléments du contexte d'application de la justice : les
conflits d'intérêts, et donc le problème de la justice
lui-même. Cela dit, il n'est pas certain que le voile d'ignorance, en
affaiblissant lui aussi le poids des tensions et des conflits dans le contexte
d'application de la justice, ne diminue pas la crédibilité des
principes de justice présentés par Rawls.
John Rawls présente alors sa méthode comme une
démarche contractualiste derrière le voile d'ignorance, visant un
accord final à la suite de négociations et de discussions. Ainsi
Rawls a tenté de montrer comment l'unanimité sur les principes de
justice est possible grâce au voile d'ignorance qui protège
chacun, et en particuliers les plus défavorisés, de la
partialité des autres. «La conception de la justice qui aura
été préférée représentera une
authentique réconciliation des
intérêts »202(*). Elle pourra obtenir l'adhésion de tous sans
qu'il soit besoin d'exercer une contrainte.
En quoi consiste le choix rationnel ? Rawls soutient que
ce qui est rationnel, c'est d'adopter la stratégie dite du
« maximin », à savoir celle qui maximise ce que vous
obtiendrez si vous vous retrouviez dans la position minimale,
c'est-à-dire la plus défavorable. Comme l'explique Rawls, cela
revient à partir de l'hypothèse que c'est votre pire ennemi qui
décidera de la place que vous occuperez dans la
société203(*). Par conséquent, vous devez choisir une
formule qui maximise le minimum susceptible d'être obtenu. Imaginons par
exemple une société constituée par trois personnes, avec
trois possibilités de répartition :
10 :8 :1
7 :6 :2
5 :4 :4
D'après la stratégie de Rawls, vous devez
choisir la troisième option. Si vous ne savez pas quelle est la
probabilité que vous vous retrouviez respectivement dans la position la
meilleure ou dans la plus défavorable, votre choix rationnel devra se
porter sur cette option. Car, même si vous occupez la position la plus
défavorable, elle vous permettra d'obtenir plus que si vous étiez
aussi mal loti dans les deux autres formules de répartition. Notez bien
que vous devez choisir la troisième option alors même que les deux
premières offrent un taux moyen d'utilité plus
élevé. Le problème, c'est que, dans les deux premiers cas,
il y a une certaine probabilité (indéterminée) que vous
soyez contraint de mener une vie totalement insatisfaisante. Et comme chacun
d'entre nous n'a qu'une vie, il est irrationnel de prendre le risque qu'elle
soit si peu satisfaisante. C'est pourquoi, conclut Rawls, les individus
placés en position originelle choisiraient le principe de
différence. Or ce résultat coïncide parfaitement avec le
contenu du premier argument intuitif. Quand les individus sélectionnent
des principes de justice en ayant recours à une procédure de
décision équitable, ils arrivent aux mêmes principes que
ceux que notre intuition nous indique comme équitables.
Catherine Audard à travers l'analyse du voile
d'ignorance, examine l'exemple du « maximin »204(*) , et nous démontre
que la pensée de Rawls est beaucoup plus proche, en dernier ressort, de
l'utilitarisme et d'une conception instrumentale de la morale que du kantisme
auquel il se réfère avec la notion d'équité. Elle
s'interroge : est-ce que cette réconciliation des
intérêts fait réellement intervenir autre chose que la
prudence rationnelle, prudence qui n'est pas vraiment un calcul des
intérêts, mais elle manifestait le
« désengagement » du sujet vis-à-vis de ses
fins ? Pour elle c'est pour se protéger un fois de plus que les
partenaires ont choisi le principe de différence et non parce que cela
leur semblait un choix « raisonnable », c'est-à-dire
conforme à leur nature de personne morale, capables d'un sens de la
justice et d'une conception du bien qui ne seraient pas dictés
uniquement par leurs intérêts et leurs
préférences ? L'argument du maximin nous explique pourquoi,
derrière le voile d'ignorance, c'est le principe de différence
qui serait choisi : « les inégalités
économiques et sociales ne sont justes que si et seulement si elles sont
au plus grand bénéfice des plus
désavantagés »205(*). Au lieu de servir des arguments classiques dans la
philosophie morale, Rawls utilise le maximin ou règle de choix dans des
conditions d'incertitude. Dans l'ignorance où nous sommes de notre
situation dans la société, l'attitude rationnelle consiste
à « choisir la solution dont le plus mauvais résultat
est supérieur (maximum minimorum) à chacun des plus mauvais
résultats des autres »206(*). En conclusion, donc, les partenaires sont
obligés d'imaginer des principes de justice valables pour une
société où leur pire ennemi leur assignerait leur place.
Ils devront donc adopter, pour leur propre protection, des principes qui
maximisent la situation des plus désavantagés - d'où le
principe de différence.
CONCLUSION
John Rawls à partir de 1980207(*), a clarifié208(*) sa position sur
différents points de sa théorie de la justice comme
équité.
Premièrement, Rawls insiste sur le fait que sa
théorie de la justice comme équité ne représente
pas l'application d'une conception morale générale à la
structure de base de la société, comme si cette structure
était simplement un cas parmi d'autres auxquels elle s'appliquerait.
Rawls considère alors de ce point de vue, que sa théorie est
différente des doctrines morales traditionnelles, car celles-ci sont en
général considérées comme des conceptions
générales qui valent pour toutes sortes d'objets, depuis les
actions individuelles jusqu'au droit public international. L'utilitarisme en
est un exemple bien connu puisqu'on dit habituellement que le principe
d'utilité, quelle qu'en soit la formulation, vaut pour toutes sortes
d'objets. Le point essentiel pour Rawls, est qu'en matière de pratique
politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un
fondement publiquement reconnu pour une conception de la justice, dans le cadre
d'un Etat démocratique moderne. D'après lui, les conditions
historiques et sociales de ces Etats ont leurs origines dans les guerres de
religion qui ont suivi la Réforme et dans le développement
ultérieur du principe de tolérance ainsi que dans le
progrès du gouvernement constitutionnel et des institutions propres aux
économies de marché industrielles à grande échelle.
Pour Rawls, puisque la théorie de la justice comme équité
est conçue comme une conception politique de la justice valable pour une
démocratie, elle doit essayer de ne reposer que sur les idées
intuitives qui sont à la base des institutions politiques d'un
régime démocratique constitutionnel et sur les traditions
publiques qui en commandent l'interprétation.
Ainsi Rawls, précise que le but de la théorie de
la justice comme équité n'est ni métaphysique ni
épistémologique, mais pratique. En effet elle se présente
comme une base pour un accord politique informé et de plein gré
entre des citoyens qui sont considérés comme des personnes libres
et égales. Quand cet accord est fondé solidement sur des
attitudes sociales et politiques publiques, il garantit le bien de tous les
individus et de tous les groupes qui font partie d'un régime
démocratique juste.
Pour Rawls, l'idée intuitive fondamentale, celle qui
permet de relier systématiquement les autres idées intuitives de
base et qui les commande, est que la société est un
système équitable de coopération sociale entre des
personnes libres et égales. La théorie de la justice comme
équité prend donc son départ dans une intuition dont nous
pensons qu'elle est implicite dans la culture publique d'une
société démocratique. Dans leur pensée politique et
dans le contexte de la discussion publique des questions politiques, les
citoyens ne traitent pas l'ordre social comme un ordre naturel et fixe ou comme
une hiérarchie institutionnelle justifiée par des valeurs
aristocratiques ou religieuses.
Deuxièmement Rawls précise l'idée de
coopération sociale en indiquant trois de ses éléments.
La coopération est distincte d'une activité qui
serait coordonnée purement socialement, comme par exemple par des ordres
émis par une autorité centrale. La coopération est
guidée par des règles publiquement reconnues et par des
procédures que ceux qui coopèrent acceptent et considèrent
comme régissant leur conduite à juste titre.
La coopération implique l'idée que les termes en
sont équitables (fair), chaque participant peut raisonnablement les
accepter, à condition que tous les autres les acceptent
également. Les termes équitables de la coopération
impliquent une idée de réciprocité ou de
mutualité ; tous ceux qui sont engagés dans la
coopération et qui y jouent leur rôle conformément aux
règles et aux procédures doivent en tirer des avantages d'une
manière appropriée, évaluée par un critère
correct de comparaison. C'est la conception de la justice politique qui
définit les termes équitables de la coopération. Etant
donné que l'objet premier de la justice est la structure de base de la
société, la théorie de la société comme
équité les définit grâce à des principes qui
précisent les droits et les devoirs de base dans le cadre des
principales institutions de la société et en dirigeant les
institutions de la justice à l'arrière-plan durablement de
façon que les avantages produits par les efforts de chacun soient
équitablement acquis et répartis d'une génération
à l'autre.
L'idée de coopération sociale exige que l'on ait
une idée de l'avantage rationnel de chaque participant,
c'est-à-dire de son bien. Cette idée du bien précise ce
que cherchent à atteindre tous ceux qui sont engagés dans la
coopération, qu'il s'agisse d'individus, de familles ou de groupes, ou
même d'Etats-nations, quand on considère le système de leur
point de vue.
Il faudrait souligner qu'une conception de la personne, au
sens où Rawls l'entend ici, est une conception normative, qu'elle soit
légale, politique ou morale ou même philosophique ou religieuse,
dépendant de la vue d'ensemble dont elle fait partie. Pour Rawls, dans
le cas présent, la conception de la personne est morale, partant de
notre conception quotidienne des personnes comme unités de
pensée, de délibération et de responsabilité de
base correspondant à une conception politique de la justice, et non
à une doctrine morale générale. C'est effectivement une
conception politique de la personne et donc, étant donné les
objectifs de la théorie de la justice comme équité, une
conception des citoyens.
Le sens de la justice est la capacité de comprendre,
d'appliquer et de respecter dans ses actes la conception publique de la justice
qui caractérise les termes d'une coopération équitable. Et
être capable d'une conception du bien, c'est pouvoir former,
réviser et poursuivre rationnellement une conception de notre avantage
au bien. Dans le cadre de la coopération sociale, il ne faut pas prendre
ce bien au sens étroit mais plutôt le concevoir comme ce qui a de
la valeur dans la vie humaine. C'est pourquoi, en général, une
conception du bien consiste en un système plus ou moins
déterminé de fins ultimes209(*), ainsi que de liens avec d'autres personnes et
d'engagements vis-à-vis de divers groupes et associations. Ces liens et
ces engagements donnent naissance à l'affectation et au
dévouement ; c'est pourquoi l'épanouissement des personnes
et des groupes qui sont l'objet de ces sentiments fait aussi partie de notre
conception du bien. En outre, nous devons y inclure aussi une réflexion
sur notre relation au monde - religieuse, philosophique ou morale - qui permet
de comprendre la valeur et l'importance de nos fins et de nos liens avec
autrui.
Pour Rawls, outre le fait de posséder ces deux
capacités morales, un sens de la justice et une conception du bien, les
personnes ont aussi à tout moment une conception particulière du
bien qu'elles essaient de réaliser. Etant donné que Rawls
souhaite se placer dans la perspective d'une société qui soit un
système équitable de coopération, il suppose donc que les
personnes en tant que citoyens ont toutes les capacités qui leur
permettent d'être des membres normaux et à part entière de
la société.
Troisièmement, Rawls revient à présent
sur l'idée de la position originelle. Pour lui, cette idée est
introduite pour découvrir quelle est la conception traditionnelle de la
justice, ou la variante de ces conceptions, qui précise le mieux les
principes à la base de la réalisation de la liberté et de
l'égalité - à condition de traiter la
société comme un système de coopération entre des
personnes libres et égales. Avec cet objectif, Rawls peut à
présent introduire l'idée de la position originelle et comment
elle sert cet objectif.
Etant donné que la théorie de la justice comme
équité reprend la doctrine du contrat social, Rawls nous propose
comme idée de coopération sociale, une conception dans laquelle
les termes de la coopération sont établis par les personnes
elles-mêmes à la lumière de ce qu'elles considèrent
comme leur avantage mutuel. Les termes équitables de la
coopération sociale sont donc conçus comme étant ceux sur
lesquels se mettent d'accord les participants, c'est-à-dire des
personnes libres et égales en tant que citoyens nés dans la
société où se déroule leur vie. Mais leur accord,
comme n'importe quel autre accord valide, doit être obtenu dans des
conditions appropriées. En particulier, ces conditions doivent traiter
équitablement ces personnes libres et égales et ne doivent pas
permettre que certains aient plus d'atouts que d'autres dans la
négociation. En outre doivent être exclues les menaces de la force
et de la coercition, la tromperie et la fraude, et ainsi de suite.
Ces considérations sont bien connues, étant
donné la réalité quotidienne. Mais les accords de la vie
quotidienne se font dans une situation plus ou moins clairement définie
qui est enracinée dans les institutions environnantes de la structure de
base.
La première difficulté propre à toute
conception politique de la justice qui utilise l'idée du contrat, qu'il
soit social ou autre, est de trouver un point de vue à partir duquel
puisse être atteint un accord équitable entre des personnes libres
et égales.
C'est ce point de vue, avec le trait particulier que Rawls a
appelé le voile d'ignorance, qui est la position originelle. Et la
raison pour laquelle la position originelle ne doit pas tenir compte des
contingences du monde social et ne doit pas être affectée par
elles est que les conditions d'un accord équitable sur les principes de
la justice politique entre des personnes libres et égales doivent
éliminer les inégalités dans la répartition des
atouts dans la négociation que ne manqueront pas de susciter, dans les
institutions de toute société, les tendances cumulées
naturelles, sociales et historiques. Ces avantages contingents et ces
influences accidentelles venues du passé ne devraient pas influencer un
accord sur les principes qui doivent diriger désormais les institutions
de la structure de base elle - même depuis le présent jusque dans
le futur.
La seconde difficulté à laquelle Rawls se trouve
confronté est la suivante : il est clair que la position originelle
doit être traitée comme un procédé de
présentation et, que, donc, tout accord atteint par les partenaires doit
être considéré comme à la fois hypothétique
et non historique. Mais alors étant donné que les accords
hypothétiques ne créent pas d'obligation, quelle est la
signification de la position originelle ? La réponse de Rawls est
donnée par le rôle que jouent les divers traits de la position
originelle en tant que procédé de présentation. Ainsi il
est nécessaire que les partenaires soient situés
symétriquement si on les considère comme les représentants
de citoyens libres et égaux qui doivent atteindre un accord dans des
conditions équitables. Selon Rawls, le fait que nous occupions une
certaine position sociale n'est pas une raison valable pour que nous
acceptions, ou que nous attendions que d'autres acceptent, une conception de la
justice qui favorise ceux qui occupent cette position sociale. C'est la raison
pour laquelle dans la position originelle, les partenaires n'ont pas le droit
de connaître leur position sociale et la même idée est
étendue à d'autres cas. Elle est exprimée de
manière figurée en disant que les partenaires se trouvent
derrière un voile d'ignorance; elle décrit les partenaires -
chacun d'eux étant responsable des intérêts essentiels
d'une personne libre et égale. En somme Rawls surmonte ces deux
difficultés en traitant la position originelle simplement comme un
procédé de présentation. En tant que procédé
de présentation, l'idée de la position originelle sert de moyen
pour la réflexion publique et permet une autoclarification. Pour Rawls,
le voile d'ignorance, n'a aucune implication métaphysique concernant la
nature du moi, il n'implique pas que le moi soit ontologiquement
antérieur aux faits concernant les individus que les partenaires n'ont
pas le droit de connaître.
Quatrièmement, L'une des distinctions les plus
profondes entre les conceptions politiques de la justice est entre celles qui
tolèrent une pluralité de conceptions du bien qui s'opposent et
même sont sans commune mesure, et celles qui soutiennent qu'il n'existe
qu'une seule conception du bien qui doit être reconnue par les individus
dans la mesure où ils sont pleinement rationnels. Les conceptions de la
justice de chaque côté de cette séparation se distinguent
de plusieurs manières fondamentales. Platon, Aristote et la tradition
chrétienne représentée par saint Augustin et saint Thomas
d'Aquin sont du côté du bien unique rationnel. De telles
philosophies ont tendance à être téléologiques et
à soutenir que des institutions sont justes dans la mesure où
elles favorisent efficacement ce bien. En fait, depuis l'époque
classique, il semble que la tradition dominante ait été qu'il
n'existe qu'une conception rationnelle du bien et que le but de la philosophie
morale, comme de la théologie et de la métaphysique, soit de
déterminer sa nature.
L'idée de Rawls est que, l'utilitarisme classique
appartient à cette tradition dominante, et par opposition, le
libéralisme en tant que doctrine politique suppose qu'il existe de
multiples conceptions du bien, en conflit et incommensurables entre elles.
Chacune étant compatible, autant que nous puissions en juger, avec la
pleine rationalité des êtres humains. Comme conséquence de
cette hypothèse, le libéralisme considère comme un trait
caractéristique d'une culture démocratique libre le fait que des
conceptions du bien en conflit et incommensurables entre elles soient soutenues
par ses citoyens.
Selon Rawls, le libéralisme en tant que doctrine
politique pose que la question à laquelle la tradition dominante a
essayé de répondre n'a pas de réponse valable pour une
conception politique de la justice dans une démocratie. Dans une telle
société, une conception politique téléologique est
hors de question, on ne peut pas atteindre un accord public sur la conception
requise du bien.
Rappelons que l'origine historique de cette hypothèse
libérale est la réforme et ses conséquences. Jusqu'aux
guerres de religion au XVIe et XVIIe siècle, les termes
équitables de la coopération sociale étaient
étroitement délimités ; la coopération sociale
basée sur le respect mutuel était considérée comme
impossible entre des personnes de confession différente ou avec des
personnes soutenant une conception du bien fondamentalement différente.
Ainsi l'une des racines historiques du libéralisme fut le
développement de diverses doctrines demandant la tolérance
religieuse.
Un des thèmes de la théorie de la justice comme
équité est la reconnaissance des conditions sociales qui donnent
naissance à ces doctrines dans le contexte subjectif de la justice et
ensuite l'explication des implications du principe de
tolérance210(*).
Le libéralisme tel qu'il a été formulé au XIXe
siècle par Benjamin Constant, Tocqueville et Stuart Mill accepte la
pluralité de conceptions du bien incommensurables entre elles comme un
fait de la culture démocratique moderne, à condition, bien
entendu, que ces conceptions respectent les limites qu'indiquent les principes
de la justice pertinents. Une des tâches du libéralisme en tant
que doctrine politique est de répondre à la question de savoir
comment comprendre l'unité de la société, étant
donné qu'il ne peut y avoir d'accord public sur un bien rationnel unique
et qu'il existe une pluralité de conceptions opposées et
incommensurables. Et, en supposant que l'unité de la
société soit concevable d'une manière quelque peu
définie, dans quelles conditions serait-elle effectivement
possible ? Rawls dans sa théorie de la justice comme
équité, comprend l'unité de la société
à partir de la conception de la société comme
système de coopération entre les personnes libres et
égales. L'unité de la société et
l'allégeance des citoyens à leurs institutions communes ne sont
pas fondées sur le fait qu'ils adhèrent tous à la
même conception du bien, mais sur le fait qu'ils acceptent publiquement
une conception politique de la justice pour régir la structure de base
de la société. Le concept de justice est indépendant du
concept du bien et antérieur à lui, au sens où ses
principes limitent les conceptions du bien autorisées. Quant à la
question de savoir si cette unité est stable, pour Rawls, toutes choses
égales par ailleurs, une conception sera plus ou moins stable dans la
mesure où les conditions vers lesquelles elle mène soutiennent
des doctrines morales, philosophiques et religieuses complètes pouvant
constituer ce qu'il appelle un overlapping consensus stable. Rawls conclut que,
dans une société marquée par de profondes divisions entre
des conceptions du bien opposées et incommensurables entre elles, la
théorie de la justice comme équité nous permet au moins de
concevoir comment l'unité de la société peut être
à la fois possible et stable.
BIBLIOGRAPHIQUE
ARISTOTE. Ethique de Nicomaque. Paris: Garnier, 1965.
ARNSPERGER Christian. « Engagement moral et
optimisation individuelle », in : MAHIEU
François-Régis. Et RAPOPORT H., Altruisme, analyses
économiques. Paris : Economica, 1998.
ARNSPERGER Christian « Ethique économique et
sociale », in : VAN PARIJS. Philippe, Paris: La
Découverte, 2000.
AUDARD Catherine. Anthologie historique et critique de
l'utilitarisme [trois volumes]. Paris : Seuil, 1999.
BENTHAM Jeremy. A Fragment on Government [1776]. Cambridge:
Cambridge University Press, 1988.
BENTHAM Jeremy. An Introduction to the Principles of Morals
and Legislation, 1789 Oxford: Clarendon Press, 1996.
BOURDIEU Pierre. La domination masculine. Paris : Seuil,
1998.
BLAUG Mark. La méthodologie économique. Paris:
Economica, 1982
BLAUG Mark. La pensée économique : origines
et développement. Paris: Economica, 1986
CANTO-SPERBER Monique. La philosophie morale britannique.
Paris: Presses Universitaires de France, 1994.
CANTO-SPERBER Monique. LA PHILOSOPHIE MORALE, in : OGIEN
Ruwen. Paris : puf, 2006.
COURNOT Augustin. Recherches sur les principes
mathématiques de la théorie des richesses. Paris:
Calmann-Lévy, 1974.
DUPUY Jean-Pierre. « John Rawls, le refus de
l'arbitraire et ses limites », in Libéralisme et justice
sociale, Paris: Calmann-Lévy, 1992.
DUPUY Jean-Pierre. Le sacrifice et l'envie : le
libéralisme aux prises avec la justice sociale. Paris:
Calmann-Lévy, 1992.
EDGEWORTH. Francis Ysidro. Mathematical Psychics, Application
of the Mathematics to the Moral Science, London: Kegan Paul, 1881
FLEURBAEY Marc. Théories économiques de la
justice, Paris : Economica, 1996
FOUCAULT Michel. Surveiller et punir, Paris : Gallimard
1993.
HÖFFE Otfried. L'État et la justice: John Rawls et
Robert Nozick, Paris : Vrin, 1988.
HUME David. Enquiries Concerning Human Understanding and
Concerning the Principles of Morals, Oxford: Clarendon Press, 1986.
JACKSON Julius. A guided tour of John Stuart Mill's
Utilitarianism, London Toronto: Mayfield, cop. 1993.
JEVONS William Stanley. The Theory of Political Economy,
London: Macmillan and Co, 1911.
JEVONS William Stanley. Théorie de l'économie
politique, Paris : Giard, 1909.
KANT Emmanuel. Fondements de la Métaphysique des
Moeurs, Portiers : Delagrave, 1976.
KANT Emmanuel. Critique de la raison pratique, Paris :
Gallimard (1985).
KANT Emmanuel. Leçons d'éthique, Paris : Le
Livre de Poche 1997
KASPI André. Les Américains, tome 1. Naissance
et essor des Etats-Unis [1607-1945]. Paris : Seuil, 1986.
KASPI André. Les Américains, tome 2. Les
Etats-Unis de 1945 à nos jours. Paris : Seuil, 1986.
KYMLICKA Will. Les théories de la justice, une
introduction Paris : La Découverte, 1996, nouvelle édition
2003.
LALANDE André. Vocabulaire technique et critique de la
philosophie (5ème édition), Paris : Presses
Universitaires de France, 1999.
LOCKE John [1690]. Traité du gouvernement civil,
Paris : Flammarion
MALINVAUD Edmond. Leçons de théorie
microéconomique, Paris : Dunod. 1972
MILL John Stuart. La nature, Paris : la
Découverte, 2003.
MILL John Stuart. La liberté, [1858], trad. Laurence
Lenglet, Paris : Gallimard, 1990.
MILL John Stuart. Dissertations et Discussions [1859-1875],
volume II, Political, Philosophical, and Historical. London: J.W. Parker and
son, 1869.
MILL John Stuart. L'Utilitarisme [1861] Paris :
Flammarion, 1988.
MILL John Stuart. L'Utilitarisme Essai sur Bentham. Paris:
Quadrige/Presses Universitaires de France, 1998.
MILL John Stuart. Auguste Comte et le positivisme [1865],
Paris : F. ALCAN, 1890.
MILL John Stuart, L'Asservissement des femmes [1869], Paris:
Payot, 1975.
MILL John Stuart. Autobiography. London: England New York,
USA: Penguin Books, 1989.
MILL John Stuart, Essais sur la religion. Paris :
librairie Germer Baillière, 1875.
MILL John Stuart. « Système de logique
inductive et déductive [1843], trad. L. Peisse, Bibliothèque des
classiques des sciences sociales » [en ligne]. Disponible sur :
http://www.Uqac. CA/class/classiques/Mill_john_stuart/systeme
logique/systeme_logique L. html (consulté le 23 Mars 2006)
NOZICK Robert. Anarchie, Etat et utopie, Paris : Presses
Universitaires de France, 1988.
POPPER Karl. [1973], La logique de la découverte
scientifique, Paris : Payot, 1978.
RAWLS John. La Justice comme équité [1957],
Paris : La Découverte, 2003
RAWLS John (1971). Théorie de la justice, Paris: Seuil,
1987
RAWLS John. « Kantian Constructivism in Moral
Theory ». Journal of Philosophy, n°77. Septembre 1980.
RAWLS John. « La théorie de la justice comme
équité : une théorie politique et non pas
métaphysique ». Philosophy and Public Affairs, vol. 14,
n°3. 1985
RAWLS John. Justice et démocratie, Paris : Seuil,
1993.
RAWLS John. Libéralisme politique, Paris : PUF,
1995
RAWLS John. Le droit des gens, Paris : Esprit, 1996
RAWLS John. « L'information incomplète, la
philosophie morale et l'économie normative », l'Economie
normative, Paris Economica, 1997, pp 209-218
RICOEUR Paul. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
1990
RICOEUR Paul. Lectures 1, Paris Seuil, 19991
RICOEUR Paul. Le Juste, Paris, Esprit, 1995.
ROUSSEAU Jean-Jacques [1754] Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité parmi les hommes [1750], Paris :
Gallimard, 1979.
SANDEL Michael, Le libéralisme et les limites de la
justice, Paris : Seuil, 1999.
SCHUMPETER Joseph Aloïs. Histoire de l'analyse
économique, Tome I, L'âge des fondateurs des origines à
1790, Paris : Gallimard, 1983.
SIDGWICK Henry. The Methods of Ethics [1907],
Indianapolis/Cambridge: Hackett, 1981.
VAN PARIJS Philippe. Qu'est-ce qu'une société
Juste? Introduction à la pratique de la philosophie politique,
Paris : Seuil, 1991.
VAN PARIJS Philippe & ARNSPERGER Christian, Ethique
économique et sociale, Paris : La Découverte, 2000, nouvelle
édition 2003.
VERGARA Francisco. Les fondements philosophiques du
libéralisme, Paris : La Découverte, 2002.
WALZER Michael, Sphères de justice, trad.Paris :
Seuil, 1997.
* 1 Ethique: relatif à
la morale. De éthos, moeurs, pour le philosophe P. Ricoeur,
l'éthique relève du bien, la morale recouvrant le domaine de
l'obligation - partie de la philosophie qui a pour objet les problèmes
fondamentaux de la morale (fin et sens de la vie humaine, fondement de
l'obligation et du devoir, nature du bien et de l'idéal, valeur de la
conscience morale, etc.) ; l'éthique est une discipline
systématique correspondant à la morale théorique et
souvent liée à une recherche métaphysique, par quoi elle
se distingue de la morale pratique ou appliquée.
* 2 Nozick, 1974, p.6
* 3 Libéralisme :
Doctrine économique fondée sur la liberté laissée
aux comportements individuels : liberté d'entreprise,
liberté des échanges, liberté de choix dans les
dépenses comme dans l'épargne et l'investissement.
* 4 Le mot empirisme qualifie
toute doctrine philosophique admettant que la connaissance humaine
déduit de l'expérience aussi bien ses principes que ses objets et
ses contenus. En général opposé aux différentes
formes de rationalisme- bien que l'empirisme de Hume ait tenu un rôle
important dans la constitution du rationalisme critique de Kant.
* 5 David HUME [1711-1776],
Philosophe et historien écossais, sa philosophie est construite autour
de l'empirisme qui est source de connaissance pour l'entendement humain. Il
prône un scepticisme modéré.
* 6 Le rationalisme : le
rationalisme est une doctrine qui pose la raison comme source principale de
toute connaissance vraie de la réalité.
* 7 Sensualisme :
doctrine selon laquelle les sensations sont les matériaux de base de
toutes nos connaissances et de toutes nos idées.
* 8 Mill, lettre à
Auguste Comte, 20 décembre 1841.
* 9 En philosophie de la
connaissance, l'adjectif « empirique » qualifie le contenu
expérimental, ou la source expérimentale, d'une connaissance,
synonyme de a posteriori ; il est alors d'usage de distinguer la
connaissance empirique de la connaissance rationnelle (par exemple : les
mathématiques).
* 10 Définition et
existence de l'âme : Le mot âme avait chez les philosophes de
l'Antiquité un sens très général: il
désignait tout principe de vie et de mouvement, si bien qu'on pouvait
distinguer dans l'être une pluralité d'âmes; Platon en
comptait trois, Aristote cinq: les âmes nutritive, sensitive, motrice,
appétitive et rationnelle. Chez les modernes, le mot âme a une
signification beaucoup plus précise, désignant ce qui dans
l'homme est «un» et le principe de son être, le moi permanent.
L'existence d'une âme transcendante au corps est affirmée par les
doctrines spiritualistes. Dans la doctrine catholique par exemple:
«L'âme est immédiatement unie au corps et principe de toute
vie et de tout mouvement dans le corps» (Xve concile de Vienne, 1312). Les
doctrines matérialistes considèrent au contraire que les
phénomènes psychologiques sont étroitement liés
à leur substrat physiologique, d'une part, aux réalités
sociales, d'autre part, et qu'ils dépendent largement de ceux-ci. Les
unes acceptent, les autres nient la dualité de substance.
* 11 Daniel Bernoulli
[1700-1782] est l'un des trois membres les plus importants d'une très
rare dynastie de mathématiciens et physiciens, originaire d'Espagne et
installée à Bâle.
* 12 Le paradoxe de
Saint-Pétersbourg (1738) et l'intuition de l'utilité marginale Le
concept d'utilité marginale allait cependant naître de
l'intérêt, déjà ancien, manifesté par les
philosophes au sujet d'un paradoxe connu sous le nom de "paradoxe de
Saint-Pétersbourg", lequel fut résolu par Daniel Bernoulli
(1700-1782) en 1738, qui lui appliqua sans le nommer le concept
d'utilité marginale décroissante. Le concept d'utilité
marginale décroissante dit simplement ceci : chaque unité
supplémentaire de bien que l'on consomme procure une supplément
d'utilité décroissant. Pour voir comment ce concept s'applique au
paradoxe de Saint-Pétersbourg, on rappellera d'abord en quoi celui-ci
consiste. Premièrement, s'il a été appelé ainsi,
c'est simplement parce que Daniel Bernoulli (1700-1782) fut pendant quelques
années professeur de mathématiques à
Saint-Pétersbourg et que c'est donc logiquement devant l'académie
de Saint-Pétersbourg, en 1738, qu'il présenta pour la
première fois la solution à ce paradoxe qui était connu
mais sans solution jusqu'alors.
* 13 En économie,
l'utilité est une mesure du bien-être ou de la satisfaction
obtenue par la consommation d'un bien ou d'un service. C'est un concept central
de l'économie du bien-être.
* 14 Dans nos actions, nous
prenons souvent en compte les conséquences de nos actes. Ces
conséquences peuvent donc être considérées comme des
critères possibles de notre comportement, ce qui fait de ce type de
morale, un type normatif. Pour l'utilitarisme, les conséquences de
l'action favorables à tous déterminent ce qui est bien et ce qui
est mal. Jeremy Bentham, propose d'une part de considérer les
conséquences de nos actions, et, d'autre part, de mesurer le plaisir et
la peine qui en résultent. Dans la théorie de la
responsabilité, la responsabilité morale est fondée sur
l'identité personnelle et la similitude sociale. Cette théorie
est présente dans l'éthique de l'économie durable par
exemple.
* 15 Révolution
française
* 16 La loi le Chapelier:
promulguée en France le 14 juin 1791 est une loi instaurant la
liberté d'entreprendre et qui proscrit les coalitions, les corporations,
les syndicats et les grèves, elle a été abrogée le
25 mai 1864 par la loi Ollivier qui abolit le délit de coalition et
instaure le droit de grève.
* 17 Le décret
d'Allarde des 2 et 17 Mars 1791 contribuera à établir la
liberté d'exercer une activité professionnelle en affirmant le
principe suivant: «il sera libre à toute personne de faire tel
négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle
trouvera bon»
* 18 Ces droits, selon les
libéraux, ne découlent pas d'une définition
législative, ce sont des droits inhérents à la nature
humaine et dont la légitimité est supérieure à
toute loi sur lesquels se fondent tous les concepts se réclamant du
libéralisme.
* 19 Cesare
BECCARIA [1738-1794] : intellectuel Italien très
inspiré par Montesquieu, il s'intéresse très tôt aux
questions liées à l'équité du système
judiciaire, à 26 ans dans son oeuvre « des délits et
des peines » [1764], il pose les bases de la réflexion
juridique moderne.
* 20 LOCKE
[1632-1704]: John Locke est né en 1632 à Wrington, d'un
père juriste. Il fait ses études à Oxford où il
s'intéresse à la théologie, à la physique, à
la chimie, à la médecine et au droit.
* 21 Thomas HOBBES
[1588-1679] : Philosophe anglais, il est l'un des premiers penseurs de
l'Etat moderne et fondateur de la philosophie civile. Il s'intéresse
beaucoup aux mathématiques et à la physique, il travaille avec
David Bacon, lors de la révolution anglaise, il s'installe à
Paris en 1640, où il fréquente Descartes et il subit l'influence
des libertins.
* 22 Bernard Mandeville, la
fable des abeilles « La ruche murmurante ou les fripons devenus les
honnêtes gens », trad. Jean Bertrand, GALLICA, 1740.
* 23 Utilité
publique: on parle d'utilité publique, lorsque la réalisation
d'un ouvrage (route, pont, usine) ou autre est déclare ainsi, à
la suite d'une enquête, aux résultats favorables, auprès
des citoyens concernés.
* 24 Jeremy Bentham, The
Correspondence..., [The Athlone press, 1968), Volume II, 99.
* 25 L' introduction aux
principes de la morale et de la législation de Bentham a
été publié l'année de la révolution
française [1789]
* 26 Bentham 1789
* 27 David Hume, An Inquiry
Concerning the Principles of Morals, in Enquiries..., Oxford, Clarendon Press,
1992, [195-203]
* 28 Voir Bentham 1789
* 29 Ces droits, selon les
libéraux, ne découlent pas d'une définition
législative, ce sont des droits inhérents à la nature
humaine et dont la légitimité est supérieure à
toute loi sur lesquels se fondent tous les concepts se réclamant du
libéralisme.
* 30 Considérons ici
la « métaphysique » dans le sens où on
l'employait couramment au XVIIIe siècle, chez beaucoup de philosophes
de cette époque, la recherche des principes généraux d'un
art ou d'une science quelconques, sans qu'une telle recherche apparût
comme capable de nous donner accès au monde des « choses en
soi ».
* 31 Cette expression [the
greatest happiness of the greatest number] semble avoir été
employée pour la première fois, non par Bentham, mais par
Hutcheson [Enquiry into our ideas of beauty and virtue, 5e éd. 1753, V.
Plamenatz-The English Utilitarians, p.22) et aussi par Beccaria dans son
traité des délits et des peines (trad. Anglaise en 1767).
* 32 Voir Bentham 1789
* 33 Voir Catherine Audard
(éd.), Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, T1 :
Bentham et ses précurseurs, Paris, PUF, 1999.
* 34 Du grec
hêdonê, qui signifie « plaisir »
* 35 Ce qui signifie
exactement valeur intrinsèque ou absolue, par opposition à
relative n'est pas facile à déterminer. En
épistémologie morale, c'est-à-dire pour ce qui concerne la
justification de nos jugements moraux ou de nos croyances morales, l'appel
à une valeur « intrinsèque » telle que
l'amour ou le plaisir permet, en principe, de justifier des jugements ou des
croyances sans avoir elle-même besoin d'être
justifiée : demander pourquoi le plaisir ou l'amour sont des
valeurs positives n'est pas une question pertinente.
* 36 Monique
Canto-Sperber : Il est assez curieux que la conception de Bentham,
fondée sur le plaisir, ait pris le nom d'
« utilitarisme », l'utile n'étant pas
nécessairement le plaisant ou l'agréable ; mais il faut
prendre « utilité » au sens fonctionnel dans ce cas.
Ce qui est « utile », c'est ce qui sert le mieux, ce qui
contribue le plus, au plaisir individuel ou universel.
* 37 Voir Monique
Canto-Sperber, La philosophie Morale, Paris PUF 2006
* 38 Henry Sidgwick, The
Methods of Ethics, 7ème ed. 1907; Indianapolis, Hackett
Publishing company, 1981, avec une préface de John Rawls, p. 87.
* 39 Déontologie,
t1, p. 190.
* 40 Hédonisme :
du grec hêdonê, qui signifie plaisir.
* 41 Jean - Baptiste Say
[1767-1832], Maître et pédagogue de l'école
française d'économie politique libérale.
* 42 Autobiographie,
Trad. De Guillaume Villeneuve, Paris, Aubier, 1993, p. 80-81 et 128.
* 43 Alexis de Tocqueville
[1805-1859], licencié en droit, auteur de La Démocratie en
Amérique, l'ouvrage le plus important jamais publié sur les
institutions politiques de Etats-Unis d'Amérique.
* 44 Auguste Comte
[1798-1857] : philosophe et sociologue français, il fut le
secrétaire de Saint - Simon de 1817 à 1824. Il forgera en 1839 le
terme de sociologie dans son cours de philosophie positive pour désigner
l'étude des lois relatives aux phénomènes sociaux.
* 45 Saint -Simon (Claude
Henri de Rouvroy, conte de) [1760-1825] : Saint - Simon développera
une théorie des classes sociales dans laquelle il oppose une
majorité de travailleurs exploitée et une minorité
d'exploiteurs que sont les oisifs, les propriétaires rentiers et plus
généralement tous ceux qui n'entreprennent pas. Les conceptions
de Saint-Simon annoncent les thèmes fondamentaux du socialisme
moderne.
* 46 Induction :
processus d'apprentissage à partir des exemples.
* 47 CAUSALITÉ En
Philosophie on entend par causalité la propriété
d'opérer comme cause. Le principe de causalité se formule ainsi :
tout changement suppose une cause ou tout ce gui commence a
nécessairement une cause.
* 48 Apriorisme :
méthode de raisonnement fondée sur des idées [à
priori] du latin a priori : en partant de ce qui est avant,
c'est-à-dire en fondant sur des données antérieures
à l'expérience. Nom donné quelquefois à la
philosophie kantienne.
* 49 L'expression
« école intuitionniste » [intuitive school] est
courante dans la philosophie anglaise. Ainsi que le mot intuitionalism, elle
désigne les doctrines qui admettent : 1) que la connaissance repose
sur l'intuition de vérités rationnelles et supérieures
à l'expérience, 2) que l'existence d'une réalité
matérielle est directement connue et n'est ni inférée, ni
construite.
* 50 Associationnisme :
terme générique désignant des ensembles de théories
fondées sur le principe que la pensée ou les comportements sont
formés de multiples associations d'idées.
* 51 Mill, lettre à
Auguste Comte, 17 Décembre 1842
* 52 Mill, lettre à
Auguste conte, 5 Avril 1844
* 53 Mill,
L'utilitarisme, Essai sur Bentham, p. 50
* 54 Voir Mill, De la
liberté 1859
* 55 « Le but de
toute société est la liberté, qui n'existe pas sans
propriété. La liberté, c'est la faculté
d'être heureux (hédonisme) sans qu'aucune puissance humaine ne
trouble arbitrairement ce bonheur. L'arbitraire est l'ennemi principal de la
liberté. » [Benjamin Constant (1776-1830)], il a écrit
en 1815 Principes de politique applicables à tous les gouvernements
représentatifs.
* 56 Mill, De la
liberté 1859, p.125
* 57 Mill, Ibid. p. 129
* 58 Mill, Ibid.,
pp.213-214
* 59 A noter que Mill
distingue avec soin l'utile [useful] de l'expédient [expedient]. Est
utile tout ce qui peut contribuer au bonheur général. Est
expédient tout ce qui peut permettre de réaliser une fin
prochaine, souvent assez basse, ou seulement personnelle.
* 60 Mill, L'Utilitarisme,
éd. 1988, pp. 48-49
* 61 Mill, Ibid. Chap. II,
p.57
* 62 Comparer avec Henry
Sidgwick, Methods of Ethics (1874), qui, lui aussi, exprime cette
préoccupation pour l'ensemble des êtres vivants et du règne
animal un objet de sollicitude éthique, préfigurant en cela les
préoccupations de la fin du XXe siècle pour les droits des
animaux.
* 63 Théorie
axiologique : en philosophie morale, les théories axiologiques
(théories de la valeur) sont ou bien des théories monistes (qui
n'admettent qu'une seule valeur irréductible) ou bien des
théories pluralistes (qui admettent une pluralité de valeurs
irréductibles).
* 64 Théorie
normative : une théorie normative qui dit que les actions devraient
promouvoir certaines valeurs dans le monde est un théorie
téléologique (ou
« conséquentialiste ») une théorie normative
qui dit que nos actions devraient exemplifier le respect de certaines valeurs
est une théorie déontologique.
* 65 Mill, L'Utilitarisme,
Chap. II, p.57
* 66
Téléologie : du grec télos, fin et logos, discours.
Etude des fins, en particulier des fins humaines, c'est-à-dire du but
auquel tend un acte. Par extension, étude des fins que se proposerait la
nature conçue comme providence.
* 67 Mill, L'Utilitarisme,
p.64
* 68 Comme Siméon le
Stylite (390-459) : l'une des pratiques les plus connues de
l'ascétisme chrétien était le séjour
prolongé sur une colonnade en ruines ou au sommet d'une colonne
isolée.
* 69 Mill, Ibid. pp.
64-65
* 70 Mill, Ibid. p. 68
* 71 Mill, L'Utilitarisme,
chez Flammarion, éd. 1988, p. 117-126
* 72 Mill tente, à la
différence de Bentham, de défendre l'idée d'un droit
naturel à la liberté.
* 73 Mill,
L'Utilitarisme, éd. 1988 chez Flammarion, p.118-123
* 74 Mill,
L'Utilitarisme, Essai sur Bentham, PUF, Trad. Catherine Audard,
éd. 1998, p. 143
* 75 Publié en 1789,
l'année de la révolution française.
* 76 Mill L'Utilitarisme
Essai sur Bentham PUF, éd. 1998, p. 85-86
* 77 caractère
« agrégatif » du bonheur pour Mill comme pour
Bentham : c'est le solde net des utilités individuelles
(déduction faite des « désutilités »,
pour employer le vocabulaire contemporain).
* 78 Référence
à Hume et aux vertus artificielles comme la justice.
* 79 Voir Mill
L'Utilitarisme éd. 1988 pp. 106-107
* 80 C'est l'association des
idées, non la loi de la nature, qui permet de comprendre nos jugements
moraux, conformément à la thèse de hume ; voir aussi
Mill, Le système de logique, 2e loi de
l'association.
* 81 Mill,
L'Utilitarisme, éd. 1988, p.109
* 82 Mill,
L'Utilitarisme, Essai sur Bentham éd. 1998 p. 93
* 83 On peut parler de
Méta Éthique, théorie de l'action rationnelle.
* 84 Il est important de
préserver la distinction voulue par Mill entre moral, la morale au sens
des moeurs, et morality, la moralité.
* 85 Mill, L'Utilitarisme,
p.104
* 86 Mill, Ibid. 104
* 87 Summum bonum = le
Souverain Bien.
* 88 C'est le sens de la
distinction, en anglais, entre useful, ce qui produit une satisfaction des
besoins humains ou des désirs humains, et expedient, ce qui sert une
fin, quelle qu'elle soit.
* 89 Bentham, Introduction
aux principes de morale et de législation.
* 90 Mill,
L'Utilitarisme, P. 37
* 91 Voir Bentham, La
Déontologie, p. 49-72 de la traduction Laroche.
* 92 Kymlicka, Les
théories de la justice, une introduction, pp. 19-20
* 93 Monique Canto-Sperber,
La philosophie Morale, Chap.III, page 83- Samuel Scheffler, The Rejection
of Consequentialism, Oxford, Clarendon Press, édition
révisée, 1994.
* 94 Max Weber, Le
savant et le politique `1919).
* 95 Sidgwick, The Methods
of Ethics, p. 105-106
* 96
Téléologie : du grec télos, fin et logos, discours.
Etude des fins, en particulier des fins humaines, c'est-à-dire du but
auquel tend un acte. Par extension, étude des fins que se proposerait la
nature conçue comme providence.
* 97 Monique Canto-Sperber,
La philosophie morale, éd. PUF 2006, Chap. III , p. 85
* 98 Voir Will Kymlicka,
Les théories de la justice, p. 28, 2003.
* 99 Voir Kymlicka, Les
théories de la justice 2003
* 100 Du grec axia, valeur,
qualité
* 101 Mill vise Bentham et
son analyse du plaisir.
* 102 Mill,
L'utilitarisme, Chap. II, P.52
* 103 Ibid., p. 50
* 104 Ibid., p.54
* 105 Ibid., p. 54
* 106 Platon désigne
le philosophe comme le seul juge compétent de la qualité des
plaisirs parce que lui seul possède les trois parties de l'âme
auxquelles correspondent ces qualités. Mill se réfère ici
très probablement à ce texte (République, liv.IX).
* 107 La distinction entre
satisfaction [content] et le bonheur [happiness] est d'une importance capitale
dans la morale de Mill. Mill reproche d'ailleurs à Bentham de ne pas
distinguer les deux.
* 108 Ibid., p. 55
* 109 Mill fait la
différence entre bonheur [happiness] et satisfaction [content], et fait
apparaître l'importance de deux notions : les aspirations et la
dignité.
* 110 Ibid., p. 59
* 111 Lettre de Herbert
Spencer à Stuart Mill.
* 112 Bentham,
Introduction to the Principles of Morals and Legislation, chap. II,
éd. Harrison, pp.132-136.
* 113 L'utilitarisme,
p.533 ; sur la téléologie ou doctrine des fins, voir
« la logique des sciences morales », système de
logique, VI, chap. 12, 6.
* 114 Mill,
Autobiographie, p.134.
* 115 Mill,
L'Utilitarisme, Chap. II, p.58
* 116 Monique Canto-
Sperber, Ruwen Ogien, La philosophie morale, 2ème 2d.
2006, pp. 5-6.
* 117 Henry SIDGWICK, The
Methods of Ethics, 7ème ed., 1907; Indianapolis, Hackett publishing
Company, 1981, Paris, PUF, 1994, pp 227-251.
* 118
L'individualisme : processus au cours duquel l'individu s'affranchit de
plus en plus des règles et des valeurs issues de la conscience
collective.
* 119
Hédonisme : c'est la tentation de rechercher par les sens corporels
le plaisir, la satisfaction, le bonheur.
* 120 Holisme :
Doctrine philosophique selon laquelle ce n'est jamais un énoncé
scientifique isolé, mais le corps tout entier de la science qui affronte
le verdict de l'expérience. Le holisme, issue d'Emile Durheim, consiste
à expliquer des faits sociaux par d'autres faits sociaux. Pierre Duhem
soutient qu'il n' y a aucune «expérience cruciale, contrairement
à ce que disait Francis Bacon en science », le principe du
holisme dit que l'on connaît un être quand on connaît
l'ensemble, la totalité, du système dont il est une partie.
* 121 Doctrine selon
laquelle les sensations sont les matériaux de base de toutes nos
connaissances et de toutes nos idées.
* 122 Doctrine assimilant
le Souverain Bien au plaisir. C'est, plus spécialement, l'attitude des
Cyrénaïque- mais le prétendu hédonisme des
épicuriens aboutit à l'ascétisme le plus strict.
* 123 Régime
politique dans lequel la souveraineté est exercée par le peuple,
c'est-à-dire par l'ensemble des citoyens, au moyen du suffrage
universel. Selon Rousseau, la démocratie - qui réalise l'union de
la morale et de la politique - est un état de droit exprimant la
volonté générale des citoyens qui sont à la fois
législateurs et sujets des lois.
* 124John Stuart
MILL : L'Utilitarisme : Essai sur Bentham, Quadrige/ Presses
Universitaires de France, 1998.
* 125 Monique
Canto-Sperber, Ruwen Ogien, La philosophie morale,
2ème éd. 2006, pp.40-41
* 126Rawls, Individu et
justice sociale autour de John Rawls, Dans son art. « La
théorie de la justice comme équité : une
théorie politique et non pas métaphysique. ». pp.
279-317
* 127
Procédural : il s'agit d'une procédure pour découvrir
les meilleurs principes de justice, tenant compte de la diversité des
valeurs propre aux sociétés occidentales dites
démocratiques.
* 128 Nous les
présentons exactement tel que Rawls les décrit dans sa version
finale, en section 46, p.341 de sa Théorie de la justice
éd.1997
* 129 Rawls, Théorie
de la justice, p.92
* 130 Rawls,
Théorie de la justice p.49
* 131 Voir Rawls, op.cit.
[1971], trad. Catherine AUDARD, 1997, p.53.
* 132 Rawls,
Théorie de la justice, éd. 1997, p.50
* 133 Voir Kymlicka,
Les théories de la justice, une introduction, P. 45.
* 134 Voir Rawls, 1971,
p.25
* 135 Voir Rawls,
Théorie de la justice, 1971, p.56.
* 136 Kant: Fondements de
la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos, DELAGRAVE 1976, p
87.
* 137 Voir Methods, livre
IV
* 138 Methods, livre III,
chap. V, et Livre IV, chap. III
* 139 Cf. Methods,
préface 6e édition
* 140 Voir Rawls,
Théorie de la justice, p. 251 : p. 288
* 141 TJ,
p.253 :289
* 142 TJ, p. 256 : p.
293
* 143 TJ, p.3 :p.29
* 144 cf. Höffe,
1987 : Dans sa philosophie pratique, Kant n'utilise pas l'expression
« impératif catégorique de droit », mais il
développe l'idée. Dans le paragraphe C de l'introduction à
la Doctrine du droit , Kant formule une loi universelle de droit qui,
conformément à la perspective morale de la doctrine du droit,
représente la loi morale du droit, et qui de ce fait, face aux rapports
juridiques effectifs, a la signification d'un impératif
catégorique de droit.
* 145 Cf. Höffe,
1987.
* 146 Voir TJ,
p.241 :277 ; p.314 : P. 352 ; p. 575 : p. 616.
* 147 TJ, p.241 :
p.277 ; p.314 :p.352 ; p.575 :p.616.
* 148 cf. Höffe
1987
* 149 Voir Individu et
justice sociale autour de John Rawls, Catherine Audard, questions de
méthode : « le libéralisme et la question de la
fin dominante, pp.163-189
* 150 Rawls 1971 :
51
* 151 Rawls 1971 :
53
* 152 Rawls
1971 :50
* 153 Rawls 1971 :
281
* 154 Rawls 1982 :
182
* 155 Catherine
Audard : Le « libéralisme » est un terme qui,
en France, a deux sens dont l'unité et la cohérence font
problème. Il y a, tout d'abord, ce qu'on appelle le libéralisme
politique, courant appelé « libertarien » par les
Anglo-saxons pour ne pas l'assimiler au libéralisme. Il y a ensuite le
libéralisme économique ou néo-libéralisme.
* 156 Rawls 1971 :
490
* 157 Rawls 1971 :
597-598
* 158 Rawls 1971 :
599
* 159 Individu et
justice sociale autour de John Rawls. Catherine Audard :
« le libéralisme et la question de la fin
dominante » p.167
* 160 Kymlicka, les
théories de la justice, p.21, 2003
* 161 Kymlicka, Les
théories de la justice, p.21, 2003
* 162 Nozick, 1974, pp.
42-45
* 163 Kymlicka, les
théories de la justice, une introduction, éd. 2003 p. 23
* 164 Will Kymlicka,
Les théories de la justice, pp. 41-59
* 165 Voir Will Kymlicka,
Les théories de la justice, p. 42-43
* 166 Rawls, 1971, p.24.
* 167 Rawls, 1971, p.
27.
* 168 Kymlicka, Les
théories de la justice, p. 46.
* 169 Monique Canto-Sperber
et Ruwen Ogien, La philosophie Morale, PUF, 2006, pp. 27-32
* 170 Voir Monique
Canto-Sperber et Ruwen Ogien, La philosophie Morale, PUF, 2006,
pp ; 33-38
* 171
Eudémonisme : du terme grec eudaimonia, bonheur,
prospérité ou félicité)
* 172 Rawls, 1971, p.75.
* 173 Kymlicka, Les
théories de la justice, une introduction, p.72
* 174 Rawls,
Théorie de la justice, 1971, éd. 1997, p.37
* 175 Rawls, 1971, p. 11
* 176 Rawls, 1971, pp.
18-19
* 177 John Rawls,
Théorie de la justice, éd. 1997, p. 304.
* 178 Rawls 1971 :
153
* 179 Rawls 1971 : 118
* 180 Nozick 1974 :
208-209
* 181 Individu et justice
sociale autour de Rawls, p.172
* 182 Rawls 1971 :
8-90
* 183 Rawls 1971 :
237, 403
* 184 Rawls se situe
évidemment dans le cadre du processus idéal du marché.
* 185 Rawls : 152
* 186 Rawls : 153
* 187 Rawls 1971 : 98,
106
* 188 Rawls 1971 :
101
* 189 Rawls 1971,
éd. 1997, p. 121
* 190 Rawls 1971,
éd. 1997, p.122
* 191 Dans l'ensemble, on
peut dire que les biens sociaux premiers sont constitués par les droits,
les libertés et les possibilités offertes, les revenus et les
richesses.
* 192 Rawls 1971 :
30
* 193 Rawls
1971 :40
* 194 Rawls
1971 :41
* 195 Rawls 1971 :
341
* 196 Voir Rawls
1971 : 159-169
* 197 Rawls 1971 :
171
* 198 Catherine Audard,
Individu et justice sociale p. 178-179
* 199 Rousseau 1762 :
87
* 200 Rawls 1971 :
606
* 201 Rawls 1971 :
53
* 202 Rawls 1971 :
173
* 203 Rawls, 1971,
p.152-153.
* 204 Catherine Audard, Le
rationnel : le voile d'ignorance et l'objectivité des principes.
Dans Individu et justice sociale autour de John Rawls, pp. 180-181
* 205 Rawls 1971 :
41
* 206 Rawls 1971 :
185
* 207 Voir l'Article paru
dans philosophy and Public Affairs, 1985, vol. 14, n°3.
* 208 Ces modifications
sont évidents dans les trois conférences
intitulées « Kantian Constructivism in Moral
Theory », Journal of Philosophy, 77, septembre 1980.
* 209 C'est-à-dire
de fins que nous voulons réaliser pour elles-mêmes.
* 210 La distinction entre
le contexte objectif et subjectif de la justice est faite dans la
théorie de la justice, p.159
|
|