INSTITUT SUPÉRIEUR DE
LANGUES DE GABES
RÉPUBLIQUE TUNISIENNE MINISTÈRE DE
L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET DE LA
TECHNOLOGIE
LE LEXIQUE ALIMENTAIRE DANS
Le Ventre de Paris ' O / E 2 / $
;
RÉALISME ET MÉTAPHORE
MÉMOIRE DE MAÎTRISE
ENCADRÉ PAR : Dr. MAYA BOUTAGHOU
PÉSENTÉ PAR: FETHI ESDIRI
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 4
I. REGISTRES ALIMENTAIRES 7
1. Variété 7
2. Abondance 11
3. Symbolisme 17
II. NATURES MORTES DANS LE GOÛT IMPRESSIONNISTE
31
1. Peindre/Décrire 30
2. Jeu de Lumière et de couleurs 35
III. UN POÈME DE LA NOURRITURE 42
1. Musicalité 40
2. Style imagé 47
3. Vers un récit poétique 49
CONCLUSION 59
BIBLIOGRAPHIE 63
TABLE DES ILLUSRATIONS
IMAGE 1 : UN EXEMPLE DE DOCUMENTATION
RÉUNI PAR ZOLA POUR LE VENTRE DE PARIS, LA LISTE DES POISSONS
DE MER, AVEC LES SAISONS, LES COULEURS ET AUSSI LES ODEURS `CITÉ
DANS' LE VENTRE DE PARIS (434). 10
IMAGE 2: LES MARAÎCHERS
À LA POINTE SAINT-EUSTACHE PAR VALERY, CITÉ DANS LE
VENTRE DE PARIS, P.375. 13
IMAGE 3 : Marche du Boeuf Gras, 1864. Affiche
imprimée. Paris, Vert frères
COLLECTION MUSÉE NATIONAL DES ARTS ET TRADITIONS
POPULAIRES, CITÉ DANS MARIE SCAPRA, LE CARNAVAL DES HALLES,
CNRS. ÉDITION PARIS, 2000, P. 171 22
IMAGE 4: LA CUISINE GRASSE; LA CUISINE MAIGRE,
CES ESTAMPES ONT ÉTÉ COMPOSÉES EN 1565 PAR P.VANDAR
HEYDEN, D'APRÈS DES DESSINS DE BRUEGEL L'ANCIEN. COLLECTION VIOLET,
CITÉ DANS LE CARNAVAL DES HALLES, OP. CIT. 49
IMAGE 5: LES HALLES CENTRALES,
GRAVURE DE PREMIÈRE ÉDITION ILLUSTRÉE, CITÉ DANS
LE VENTRE DE PARIS, P.405 51
INTRODUCTION
5
Introduction
« S'il est le siècle de l'abondance et du triomphe
de la bourgeoisie, le dix- neuvième siècle est aussi, d'une
manière corollaire, le siècle de l'extension du marché
à toutes les sphères de l'existence »1, affirme
Geneviève Sicotte dans Le Festin lu.
En effet, la société française à
cette époque connaît une sérieuse transformation. Le
"matérialisme" conquiert le monde d'un jour à l'autre. À
dire vrai, le matérialisme est surtout un état d'esprit, une
manière de penser et de voir le monde due au développement rapide
de l'industrie et à la l'enrichissement de la classe moyenne. Le
gouvernement impérial, qui d'ailleurs cherche à devenir plus
dominant et plus solide, rassemble autour de lui les bourgeois et pousse le
reste des classes vers la recherche des avantages matériels ce qui fait
que les nouvelles générations sont essentiellement positivistes.
Elles croient sinon à la science du moins au bien-être qu'elle
peut procurer. La direction de la société échappe à
la littérature et subit l'influence de la science. On note l'essor du
naturalisme. Cette nouvelle doctrine qui peut être
considérée comme le grand fait littéraire dominant la
seconde moitié du XIXè siècle est, théoriquement,
une réaction contre le sentimentalisme et la spiritualité
outrés du romantisme, comme en témoigne Le Ventre de Paris
d'Émile Zola.
Cette oeuvre, publiée en feuilleton dans
l'État du douze janvier mille huit cents au dix-sept mars et
présentée avec Thérèse Raquin au
théâtre dans la même année, représente le
troisième volet de la série des Rougon-Macquart. C'est,
en fait, l'histoire de deux frères : Florent et Quenu, un gras et un
maigre. Le premier est un républicain révolutionnaire
renvoyé au bagne après avoir été accusé
injustement de commettre un meurtre. Le deuxième, Quenu, héritant
de son oncle, se marie avec une certaine Lisa. Les deux ouvrent une
charcuterie, font un bon commerce et mènent une vie tranquille jusqu'au
retour de Florent.
Ce n'est pas par hasard, peut-être, que Zola a choisi
ces deux personnages opposés. Il reprend ainsi un vieux motif
littéraire : la bataille des « Gras » et des « Maigres
».
On se trouve face à de longues descriptions qui
représentent les aliments rassemblés et étalés au
marché des Halles. Outre sa valeur ornementale et artistique,
1 Geneviève Sicotte, Le Festin lu, repas chez
Flaubert, Zola et Huysmans, Liber, 1999, p. 29.
la description des aliments acquiert une fonction symbolique
et critique. Zola, à travers ce Ventre de Paris, semble
s'ériger en critique d'art. Il développe tout au long de l'oeuvre
son parti pris à l'égard de la peinture académique
officielle. Il laisse entrevoir ses nouvelles théories, celles qui
soutiennent les idées d'un groupe de peintres dits impressionnistes,
à travers le personnage de Claude Lantier dont le nom rappelle celui de
Claude Monet, l'un de ces peintres du "Salon" qui cherchent la beauté
partout et qui prônent le plaisir de capter
l'instantanéité, de saisir et d'immobiliser des images vives dans
leur fraîcheur et leur fugacité.
De même, Zola semble critiquer la société
de son époque. La nourriture abondante des Halles évoque par
métonymie toute une classe essentiellement consommatrice qui est la
bourgeoisie. Cette classe, qui profite du climat de
sérénité que lui procure le régime impérial
du Second Empire gouverné par Napoléon III, se délecte en
« digérant, cuvant en paix ses joies et ces honnêtetés
moyennes »2. C'est de là qu'émane,
peut-être, l'importance du sujet qu'on propose d'analyser : le lexique
alimentaire dans Le Ventre de Paris ; réalisme et
métaphore. On désigne par réalisme le sens
dénotatif du lexique alimentaire et par métaphore le sens
connotatif de ce lexique. On désigne aussi par réalisme la
représentation mimétique et réaliste de l'alimentation et
par métaphore l'image extraordinaire de la nourriture. On passe de la
mimésis à la poesis. Zola décrit la nourriture
entassée dans le marché des Halles. Une nourriture qu'il
transforme à sa manière en oeuvres d'art, en natures mortes
à grandeur extravagante exerçant ainsi un véritable
travail de création. Il s'agit de montrer la valeur à la fois
artistique symbolique et critique des aliments. Dans l'étude de ce sujet
on propose un plan tripartite.
Dans un premier temps, on va présenter les registres
alimentaires, leur variété, leur abondance, et leur symbolisme.
Dans un deuxième temps, on va s'intéresser à la
manière avec laquelle Zola décrit les aliments, et notamment, au
goût impressionniste qui semble traverser l'oeuvre tout en mettant
l'accent sur le rapport entre l'acte de peindre et celui de décrire. On
analysera également le jeu de lumière et de couleur qui
caractérise cette description. Enfin, on étudiera l'oeuvre dans
ses dimensions épique et poétique. Notre étude sera
centrée sur la musicalité du texte, le style imagé pour
lequel opte Zola et le thème de fusion qui semble présenter
Le Ventre de Paris comme un poème de la nourriture.
2L'expression est à Zola.
I. REGISTRES
ALIMENTAIRES
8
I. Registres alimentaires
1. Variété
En réalité, Le Ventre de Paris peut
être considéré comme un roman de la mangeaille. Zola nous
fait l'étalage des différents types de nourriture placés
sous le signe de la diversité et de l'abondance. Ainsi, un travail
préliminaire d'étiquetage nous semble nécessaire dans la
mesure où il peut nous assurer une vision plus claire et plus
organisée de ce flot de nourriture. L'accent sera mis, dans un premier
temps, sur la diversité des aliments. Dans cette perspective, on propose
de diviser cette grande variété alimentaire en différentes
rubriques : « légumes », « fruits », « viande
», « poisson »3, « beurre»,
«fromage», «oeuf » et « pain ». Commençons
d'abord par les légumes.
* Les légumes
Le premier chapitre en représente une parfaite
illustration. Le chou marque sa forte présence. Ce légume
soutient l'esthétique de la diversité que prône le texte en
ce qu'il se déploie en de nombreuses espèces. On cite par exemple
le chou pommé, le chou-fleur, le chou rouge...etc.
Aux choux s'ajoutent carottes, pois, artichauts, salades
(laitue, scarole, chicorée, épinard, oseille, romaine),
céleri, poireaux, radis, persil, oignon, tomate, concombres et
aubergines. On a de plus le radis noir et rose et la pomme de terre.
Outre un signe de fertilité et de richesse, cette
variété de légumes engendre une multitude de couleurs et
de formes rendue plus visible par une tendance à l'organisation qui
n'est pas sans traduire un art d'étalage. En témoigne cet extrait
qui souligne la mise en ordre harmonieuse des légumes :
Elles les rangea méthodiquement sur le carreau, parant
la marchandise, disposant les fanes de façon à encadrer les tas
d'un filet de verdure, dressant avec une singulière promptitude tout un
étalage, qui ressemblait, dans l'ombre, à une tapisserie aux
couleurs symétriques.(388)4.
Le verbe « ranger », l'adverbe «
méthodiquement », le substantif « étalage » et
3 On a choisi de classer le poisson dans une rubrique à
part puisque cet aliment représente un plat indépendant dans le
menu français.
4 Les citations extraites du Ventre de Paris sont
accompagnées des numéros de pages entre parenthèses sans
autre indication.
l'adjectif « symétriques » trahissent, entre
autres, une esthétique de l'exposition et une astucieuse manipulation de
l'espace de la part de la maraîchère, Mme François. De
même, cet art est rendu plus explicite par une ponctuation marquée
par le recours fréquent aux virgules, aux points-virgules et aux
deux-points qui facilitent l'écoulement des variétés
d'aliments et leurs juxtapositions d'une manière harmonieuse et qui
trahit leur abondance. Le deuxième élément nutritif est
les fruits.
* Les fruits
L'étalage des fruits de la Sarriette est l'un des passages
les plus représentatifs de la diversité dans le texte. À
dire vrai, sous l'hyperonyme « fruits » on trouve les hyponymes
suivants : groseille, fraise, melon, cantaloup et abricot. La cerise, avec ses
différentes variétés : Montmorency, Anglaise, guigne et
bigarreau. On ajoute la pêche avec ses variantes : Mont Montreuil,
pêche de midi.
On dénombre aussi les pommes : pomme d'Api, Calville,
Rambourg , Canada. La poire, à son tour, se présente sous
plusieurs formes : Blanquette, Angleterre, beurré, Duchesse. Quant aux
variétés de prunes on cite : les reines claudes, la prune de
Monsieur et la mirabelle. On a de plus la fraise, la framboise, le cassis, la
noisette, le raisin, et le melon.
Passons maintenant aux aliments gras, à la viande.
*La viande
Sous la rubrique viande, on trouve plusieurs types de chair :
la viande de veau, de boeuf, de mouton, de cochon et la viande
de volaille. Sous l'hyperonyme volaille, on trouve l'oie, le canard, le
poulet et le dindon.
On peut citer de mrme le gibier qui comprend le chevreuil,
l'alouette, le lièvre, le lapin et la perdrix. La viande de veau et
celle du porc se déploient en plusieurs plats : rillettes, saucisson,
langue fourrée de Strasbourg, boudin noir, andouilles, jambonneau
désossé et pâté. Ce lexique de la viande est soutenu
par un lexique des instruments de cuisine. En témoigne cet extrait
décrivant une partie de la cuisine des Quenu :
À droite, la table à hacher, énorme bloc de
chêne appuyé contre la
muraille s'appesantissait, toute couturée et toute
creusée, tandis que
10
plusieurs appareils, fixés sur le bloc, une pompe à
injecter, une machine à pousser, une hacheuse mécanique.(427).
Ce passage renforce le réalisme du texte par la valeur
référentielle des objets qu'il dénombre et par le lexique
technique qu'utilise Zola.
Passons maintenant aux produits de la mer que nous
présente l'illustration ci-dessous :
IMAGE 1:
Un exemple de documentation réuni par Zola pour
Le Ventre de Paris, la liste des poissons de mer, avec les saisons,
les couleurs et aussi les odeurs `Citp~ dans' Le Ventre de Paris
(434).
* Les produits de la mer
Dans une première catégorie, on trouve :
cabillaud, plie, limande, raie et chien de mer. La deuxième classe est
celle des beaux poissons. Elle comporte : saumon, mulet, turbot, barbue, thon,
sole grise, sole blonde, équille, hareng, dorade, maquereau, rouget de
roche, merlan, éperlan, et homard tigré. La troisième
classe est celle des poissons d'eau douce qui regroupe : écrevisse
d'Allemagne, poisson blanc de Hollande et d'Angleterre, carpe du Rhin, brochet,
tanche, goujon, perche, ablette, barbillon, carpe et anguille. Il s'agit de
poissons ramenés de lieux variés. Ces poissons divers renvoient
à des saisons diverses, car bien qu'il y ait des produits qui existent
toute l'année, comme la limande et les moules, il y en a d'autres qui ne
se trouvent qu'en été comme le homard et la langouste ou en hiver
comme le hareng. Aussi, la diversité des poissons engendre t-elle une
diversité de lieux et de temps. Plaçons-nous maintenant devant
les produits de la crémerie : beurre, fromage, oeufs.
* Le beurre, le fromage et les oeufs
Ces trois aliments sont classés ensemble en vertu du
rapprochement de leurs valeurs nutritives. Ils sont considérés
comme des aliments gras. Les oeufs n'ont pas de variétés dans le
texte. Pour le beurre et le fromage, on dénombre: beurre de Bretagne,
beurre de Normandie, bondon, gouvernay, cantal, chester, gruyère,
hollande, parmesan, brie, port-salut, romantour, roquefort, fromage de
chèvre, mont-d'or, camembert, marolles, pont-l'évrque, livarot,
olivet et géromé. Arrivons maintenant au pain.
*Le Pain
Cet élément essentiel de nourriture
préserve son unité. Zola ne cite pas plusieurs
variétés de pain. Il peut être considéré
comme une unité minimale et indivisible. Cependant, dans la boulangerie
Tombereau, une partie est réservée à la pktisserie. De
mrme, une variété de gkteaux semble, à cet égard,
digne d'rtre relevée. On cite les gâteaux aux amandes, le
saint-honoré, le savarin, le flan, les tartes aux fruits, les assiettes
de baba, d'éclairs, de choux à la crème, de gkteaux secs,
de macaron et de madeleine. Ainsi, par ce dessert varié se clôt ce
long menu. En fait, loin d'rtre exhaustive, cette liste d'aliments vise moins
un simple recensement qu'une mise en exergue de toute une esthétique de
la variété que prône l'oeuvre et qui réside
12
dans la différence des formes, des couleurs, des odeurs
et des goûts de plusieurs types et espèces d'un mrme produit
alimentaire. Les fruits de la Sarriette et le marché de la marée
sont les tableaux les plus représentatifs de cette esthétique.
Par ailleurs, tous ces aliments qui existent
réellement, semblent renforcer, par leurs valeurs,
référentielles la dimension réaliste de l'oeuvre. En
effet, le dénombrement des différents aliments peut être lu
comme l'essence du naturalisme en ce qu'il paraît illustrer l'obsession
documentaire et scientifique de cette doctrine. On est dans la fonction
référentielle du langage : l'accent est mis sur la valeur
informative et encyclopédique de l'oeuvre.
L'étalage des différents types de
légumes, de fruits, de poissons etc, est en quelque sorte un
étalage d'informations et des connaissances qui
caractérisent le style naturaliste. Cela dit, une fonction
informative vient s'ajouter à la description ornementale des aliments.
À ce propos P. Hamon affirme :
Une description sera donc le lieu d'introduction et
d'accentuation, dans un énoncé, non seulement d'une
compétence sémiologique, mais aussi d'une compétence du
taxinomique en général. Focalisant l'attention du lecteur sur les
relations des mots en ordre proche, ces mots seront, dans le texte,
distribués dans les cases des grilles et de structures de «
rangement » organisées. Taxinomie et savoir sont deux notions
certainement indissociables. Une taxinomie, c'est une découpure
rationalisée. Toute taxinomie est régie par un
savoir5.
La tendance à classer les aliments selon un rapport
«d'hyperonyme / hyponyme » assure leur organisation voire leur
hiérarchisation. De même, la diversité des aliments fait
l'aspect informatif et mathésique de la description.
Aussi la variété caractérise-t-elle la
matière nutritive dans Le Ventre de Paris. Ce roman se
transforme, dans certains de ses passages en pages culinaires, en une
véritable encyclopédie d'aliments, en des pages culinaires. Bref,
en étalage et des produits nutritifs et d'informations.
De même, cet art est rendu plus explicite par une
ponctuation marquée par le recours fréquent aux virgules, aux
points-virgules et aux deux-points qui facilitent l'écoulement des
variétés d'aliments et leurs juxtapositions d'une manière
harmonieuse tout en montrant leur abondance.
5 P. Hamon, Introduction à l'analyse du
descriptif, Hachette, Université, p. 54.
14
16
18
2. Abondance
La propension à la parataxe et aux structures
énumératives et accumulatives met aussi en évidence
l'abondance de la nourriture dans Le Ventre de Paris. En effet, si la
variété des aliments touche leurs natures, leurs formes et leurs
odeurs, autrement dit, le côté formel et esthétique de la
matière, l'abondance, elle, met l'accent sur la quantité des
aliments.
A cet égard, le penchant de Zola pour l'hyperbolisation
et, selon l'expression de Zola, « l'agrandissement » des aliments est
certain. L'abondance selon une logique de croissance qui traverse le texte,
glisse vers la surabondance, l'hypertrophie, bref, vers l'excès. Zola
lui-même affirme « J'agrandis cela est certain... ».
L'accumulation de la nourriture entraîne de nombreux passages descriptifs
qui, par le recours à des phrases longues et à des structures
énumératives et accumulatives vise, dans un premier lieu, la
reproduction exhaustive des aliments. La description cherche à peindre
l'objet alimentaire dans sa fraîcheur et à le présenter,
ainsi,comme réel.
Parmi les aliments les plus abondants dans le texte, on cite les
légumes. Le début de l'oeuvre en présente une parfaite
illustration:
IMAGE 2 :
" Sur le carreau, les tas dpchargps s'ptendaient
maintenant jusqu'à la chaussée. Entre chaque tas, les
maraîchers ménageaient un étroit sentier pour que le monde
pût circuler. Tout le large trottoir, couvert d'un bout à l'autre,
s'allongeait avec les bosses sombres des lpgumes ". (391).
Deux éléments fondamentaux constituent la
composante de ce petit tableau : l'homme et la nature.
Les légumes présents dans ce tableau sont la
carotte, le navet, le pois et le chou. Le premier signe d'abondance est
l'emploi du pluriel : « les tas déchargés », « les
bosses sombres des légumes », la manche bleue d'une blouse
».
Dans « , la manche bleue d'une blouse », par un
effet de contraste, les déterminants « la » et « une
» rendent plus visible le pluriel de l'article indéfini « des
». De même, on passe de la synecdoque particularisante à la
synecdoque généralisante : si les maraîchers sont
désignés par les manches de leurs blouses, les légumes
sont présentés surtout par leur couleur. Accentué par la
métaphore nominale « floraison », soutenue elle-mrme par
l'adjectif à valeur hyperbolique « énorme », ce tableau
rend plus visible la grande quantité des légumes.
En revanche, l'abondance subit un glissement vers la
surabondance. Au niveau lexical, ce glissement se traduit par un changement des
expressions qui déterminent les aliments. On ne parle plus de «
bouquets » de carottes et de navets mais plutôt de « montagnes
» et des « entassements » de choux et de pois :
Et derrière, les neufs autre tombereaux, avec leurs
montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts.
(387).
Ce passage, décrivant l'arrivée des
maraîchers aux Halles, nous montre la grande quantité des
légumes. L'adjectif numéral cardinal « neuf »
accentué par l'expression métaphorique « montagnes de »
marquée par le pluriel et répétée deux fois dans
une forme d'insistance, ainsi que le substantif « entassements »,
disent l'hypertrophie des légumes. Cette hypertrophie atteint son
paroxysme, et dans une souple progression, « les montagnes » et
« les entassements » se transforment en un véritable
écoulement de la matière nutritive :
Ces tas moutonnants comme des flots pressés, le fleuve
de verdure qui semblait couler dans l'encaissement de la chaussée,
pareil à la débâcle des pluies d'automne, prenaient des
ombres délicates et perlées.(399).
Dans ce passage les légumes dépassent toute
mesure : c'est l'esthétique zolienne du débordement. Le narrateur
emprunte l'image des flots, de fleuve et des pluies pour rendre compte de leur
quantité démesurée. Le participe présent «
moutonnant » exprime une action continue et illimitée et produit
une impressin de réalité.
Il nous renvoie à l'image des vagues d'eau dans leur
mouvement. Cette image est renforcée par le verbe « couler »
qui croise le substantif « débâcle » dans les
sèmes « fuite » et « énergie ».
Par le biais d'une « comparaison filée »,
opérée par « comme » puis par « pareil à
», le « narrateur-descripteur » fait un rapprochement entre les
légumes et l'eau, deux éléments naturels qui partagent
l'idée du débordement, de la force et du mouvement
énergique.
En revanche, l'abondance, dans ce roman, ne concerne pas
uniquement les légumes. Elle caractérise bien d'autres
aliments.
Outre les procédés typographiques et
linguistiques, Zola use de « la construction par contraste de l'objet
décrit »6. Marie Scapra, dans une étude
ethnocritique du Ventre de Paris intitulée Le Carnaval des
Halles, explique d'une manière circonstanciée ce
procédé :
Dans un premier temps, c'est l'idée du nombre qui
suscite celle de l'engorgement, de « l'entassement » ; mais
l'hyperbolisation est due également à la technique de la
construction par contraste de l'objet décrit, «
perçu » par un personnage dont le statut et l'état vont
faire qu'il n'en pourra ressentir que le côté remarquable et
spectaculaire. Ainsi, comment mettre mieux en scène le
pléthorique alimentaire qu'à travers le regard d'un
meurt-de-faim7
Marie Scapra semble faire allusion, ici, à Florent.
C'est à travers les yeux de ce personnage que nous voyons les
légumes. Elle met l'accent sur l'importance du point de vue dans la
description. L'abondance outrée des légumes est influencée
par la sensation de la faim qui hante Florent et qui sert, apparemment, d'un
amplificateur d'images. Cette analyse de Marie Scapra souligne, en effet,
l'importance de la sensation et du tempérament dans la mise en images ou
la description chez l'écrivain ou l'artiste indifféremment. Cette
conception constitue le fondement de la doctrine naturaliste. En
témoigne cette citation de Zola où il montre la place essentielle
qu'occupe la personnalité de l'artiste dans son oeuvre : « les
écrivains naturalistes sont ceux dont la méthode de
l'étude serre la nature et l'humanité de plus près
possible, tout en laissant, bien entendu, le tempérament particulier de
l'auteur libre de se
6 On doit cette expression à Marie Scapra.
7 Marie Scapra, Le Carnaval des Halles, une ethnocritique du
Ventre de Paris de Zola, CNRS Éditions, Paris, 2000, p. 31.
manifester ensuite dans l'oeuvre »8. La
description des légumes à travers le regard de Florent, un «
meurt-de-faim », relève d'une propension de la part du narrateur
à amplifier l'objet décrit. Cette amplification relève
d'une « rhétorique du pléthorique » que prône le
roman.
Par ailleurs, c'est aussi sous le signe de l'excès que
l'auteur nous décrit la charcuterie des Quenu. La description de la
cuisine est, à ce propos, l'un des passages les plus
représentatifs du débordement dans l'oeuvre :
La graisse débordait, malgré la propreté
excessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait les carreaux
rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte du fourneau,
polissait les bords de la table à hacher d'un luisant et d'une
transparence de chrne verni. Et au milieu de cette buée amassée
goutte à goutte, de cette évaporation continue des trois
marmites, où fondaient les cochons, il n'était certainement pas,
du plancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse. (427).
Le narrateur dans ce passage, fait un « zoom » sur
la graisse. Il s'agit, en effet, d'un signe de surabondance en ce qu'elle
présente une marque d'embonpoint. Repartie surtout dans le tissu
conjonctif sous-cutané, la graisse, placée entre la chair et la
peau, n'est pas sans traduire une abondance et un excès de santé.
Dans ce passage, en signe d'hégémonie, la graisse serpente la
cuisine de la charcuterie « du plancher au plafond ». En position de
sujet, le mot « graisse » régit cinq verbes : «
débordait », « suintait », « cirait », «
donnait », « polissait ». Exprimant une action illimitée,
l'imparfait fait écho à la quantité illimitée de
cette graisse. Le verbe « déborder » soutenu par l'image du
suintement entre les plaques de faïence et, renforcé par la
construction concessive opérée par la préposition «
malgré », souligne le foisonnement de la graisse qui envahit le
lieu.
Dans la mrme perspective, l'adjectif numéral «
trois », caractérisant les marmites, corroboré par le
pluriel régissant le mot « cochons », exprime la grande
quantité de viande. Dans une harmonie imitative, la dernière
phrase de cet extrait, faisant écho à la buée dense «
amassée goutte à goutte », de la cuisine, peut-être
l'expression d'une grande concentration sémantique : dans le cadre d'une
construction négative restrictive, la métaphore du clou pissant
la graisse peut être sentie comme une image, non dénuée
d'humour, de l'abondance excessive.
8 Article de 1876 où Zola définit le naturalisme
comme un élargissement du réalisme, cité dans
Germinal (Balise).
Par ailleurs, la description du marché de la marée
rend compte, elle aussi, du foisonnement, sciemment exagéré, des
produits de la mer :
C'était le long du carreau, des amoncellements de petites
bourriches, un arrivage continu de caisses et des paniers. (433).
Dans cet extrait, le terme « amoncellement » et
l'expression « arrivage contenu » connotent la quantité
illimitée des poissons. Un peu plus loin, on se trouve face à une
autre illustration de l'hypertrophie alimentaire :
Les sacs de moules, renversés, coulaient, dans des
paniers ; on en vidait d'autres à la pelle. Les mannes défilaient
les raies, les soles, les maquereaux, les saumons, apportés et
remportés par les compteurs- verseurs, au milieu des bredouillements qui
redoublaient.(483).
L'isotopie de l'abondance est lisible à travers les
verbes « coulaient », « défilaient » qui
évoquent l'idée du grand nombre. L'énumération est
ouverte comme pour dire que la liste n'est pas finie. Le syntagme
prépositionnel « à la pelle » est une expression de la
grande quantité. De même, le verbe « redoublaient »
exprime la croissance et la multiplication. Le verbe « coulait »
réhabilite une métaphore mentionnée dans la description
des légumes et de la cuisine des Quenu ; c'est la métaphore de
l'écoulement énergique de la matière qui se transforme en
mer disant ainsi l'idée de la démesure et du débordement.
C'est ce que Marie Scapra appelle le «phénomène de
grossissement » :
Ce phénomène de « grossissement » est
tellement net que l'on peut littéralement parler de gigantisme,
opéré le plus souvent par le biais de la métaphore
corporelle. Ce n'est pas seulement les « tas » des denrées qui
sont impressionnants mais les denrées en elles-mêmes : que dire au
premier chapitre de ces « énormes choux blancs », de ce «
gros radis noir » et surtout de ces potirons « élargissant
leur gros ventres » ? Les espaces qui les exposent, à savoir
l'ensemble du marché, sont pris aussi dans cette logique. Les Halles
centrales, sont pris aussi dans cette logique. Les Halles centrales qu'elles
soient vues par le narrateur, Claude ou Florent (et par tous les autres
personnages, d'ailleurs), nous sont décrites, presque toujours, d'une
façon hyperbolique9 .
À dire vrai, des nourritures énormes et des
lieux énormes évoquent corollairement des consommateurs
énormes. Ce sont les Gras. Aliments et personnages se partagent entre
gras et maigres, reprenant ainsi la bataille des « Gras »
9 Marie Scapra, Op. Cit. , p.32.
et des « Maigres ». Zola opère, en effet, une
réécriture de Rabelais et de Bruegel. Il y a dans le roman les
traces d'un réalisme copieux et puissant cher à Rabelais : son
art de mettre en évidence la matière nutritive dans sa
vitalité. Au niveau du style, Zola emprunte à ce dernier le goEt
de l'excès rendu plus visible par le recours fréquent aux
structures énumératives et accumulatives.
La description des légumes et des Halles nous renvoie,
en fait, à l'art rabelaisien d'agrandir la réalité
jusqu'au gigantisme, dont « Gargantua » représente une
parfaite illustration. Cependant, poussée à fond, la tendance de
Zola à « l'agrandissement » des aliments provoque des images
qui, à force de recourir à la métaphore, donnent à
la nourriture une valeur poétique, certes, mais surtout symbolique qui
fera l'objet de notre troisième sous-partie.
3. Symbolisme
Variée et abondante jusqu'au débordement, la
nourriture dans Le Ventre de Paris acquiert une dimension symbolique.
Les aliments ne sont pas employés uniquement pour leurs valeurs
référentielles. Ils sont dotés d'une charge significative
et symbolique.
Pour Zola « l'image et le symbole sont [...]
indissociables du premier coup d'oeil jeté sur le réel
»10. Dans le long menu que nous propose Zola, on va commencer
par analyser la symbolique du pain.
Cet aliment est doté d'une valeur religieuse et
sociale. Il est présenté dans le texte comme une unité
minimale et indivisible de nourriture, le noyau autour duquel gravitent les
aliments. Contrairement aux autres aliments, le pain n'est ni varié ni
abondant. Sa présence dans le roman est associée à
l'idée de la faim chez le personnage de Florent, au manque de
nourriture, bref, à la misère. Le pain est souvent associé
à l'image du Christ. Ainsi un rapport semble lier le pain, Flaurent et
l'image du Christ. Comme le Christ, Florent est chargé de
spiritualité : « Son comportement est marqué par des vertus
comme la charité et le partage qui sont à la base de son
engagement politique »11. Son amour pour les enfants, montre sa
douceur.
10Roger Ripoll, Réalité et mythe
chez Zola, cité dans Colette Becker, Zola, Le Saut dans les
étoiles, Presses de Sorbonne nouvelle, Paris, 2002, p. 219.
11 Marie Scapra, Op. Cit. , p. 217.
Sacrifiant ses études pour s'occuper de son frère
Quenu, il nous rappelle ses sacrifices:
De plus, le parcours de Florent semble être dans un
rapport intertextuel (plus ou moins parodique) avec celui du Christ entrant
dans Jérusalem, deux jours avant la Pâque. Si c'est le cheval
Balthazar qui le conduit dans la capitale, Jésus, lui,
arrive dans la ville sainte monté sur un «
ânon » ou une « ânesse » ; s'il a fort
à faire avec les légumes et autres verdures des Halles, le
fils de Dieu voit son
chemin jonché de « branches d'arbres »
coupées par le peuple »12.
Le rapport entre l'image de Florent et celle du Christ nous
pousse à étudier le pain, qui semble faire le lien entre les
deux, dans une perspective religieuse.Comme c'est dit dans Le Dictionnaire
des symboles, :
Le pain est évidemment symbole de nourriture
essentielle. S'il est vrai que l'homme ne vit pas seulement de pain c'est
encore le nom de pain que l'on
donne à sa nourriture spirituelle, ainsi qu'au Christ
eucharistique, le pain de vie13.
Le pain est aussi, à la limite, « La
présence symbolique de Dieu en présence substantielle, en
nourriture spirituelle »14, la voix de la justice divine, en
quelque sorte, faisant appel à un partage égal des biens
terrestres.
Dans une perspective sociale, le pain évoque par
métonymie les ouvriers, cette classe prolétaire qui se bat pour
la vie, pour gagner son pain. Tandis que la classe bourgeoise mène une
vie de luxe incarnant ainsi l'égoïsme. Une iniquité contre
laquelle Florent veut lutter. Ne dit-il pas :
« La révolution politique est faite, voyez-vous ; il
faut aujourd'hui songer au
travailleur, à l'ouvrier ; notre mouvement devra
être tout social » (459) ?.
La présence du pain évoque celle du vin qu
acquiert, à l'instar du pain une valeur religieuse et sociale. Dans
l'Eucharistie, le vin représente le sang du Christ. Associé
à l'image de l'effusion, il symbolise le sang du Christ. Cependant, dans
le roman, le vin a aussi une valeur sociale.
Le cabinet de M Le Bigre est presque le seul lieu dans
l'oeuvre où l'on boit du vin. Cette boisson est fortement liée
aux réflexions et aux débats politiques. Le vin a une valeur
intellectuelle en ce qu'il est le symbole « de la connaissance et de
12 Ibid., p. 218.
13 Dictionnaire des symboles, p.722.
14 Ibid.
20
l'initiation »15.
Les personnages qui boivent du vin, qui fument leurs pipes et
qui causent politique s'opposent à ceux qui sont plongés dans
leurs commerces. Ils incarnent le clan penseur de la société qui
fait écho à un autre clan spéculateur et consommateur. Le
vin semble représenter, ainsi, l'aspect social du Ventre de
Paris.
Zola l'utilise, peut-r~tre, pour encrer son oeuvre, dans son
contexte sociopolitique au moment où elle risque de perdre la tramontane
dans la description des flots de nourriture. Comme l'affirme Le
Dictionnaire des symboles :
[...] le vin apparaît, comme dans les rêves comme,
un élément psychique de valeur supérieure : c'est un bien
culturel, en rapport avec une vie intérieure positive. L'âme
éprouve le monde du vin comme un divin miracle de la vie ; la
transformation de ce qui est terrestre et négatif (la nourriture) en
esprit libre de toutes attaches16.
En revanche, le vin n'est pas sans établir avec le sang
un certain rapport desimilitude. Les deux ont en commun la couleur rouge et le
sème de « liquidité ». Dans le texte, le sang
représente un élément incontournable, chargé de
significations. En signe de vie, il représente par sa couleur
l'idée du feu et de l'énergie. Associé à l'image de
l'écoulement, le sang acquiert surtout une valeur symbolique. Il nous
renvoie à l'idée de la violence et au caractère animal de
l'homme, et versé, « il appelle l'idée de la mort qu'on
donne »17. Il a aussi une valeur prémonitoire en ce
qu'il annonce la révolution qui se prépare et devient ainsi un
signe de bestialité:
Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c'est encore lorsque le
sang coule et que je le reçois en le battant avec la main, dans le
sceau. Il faut qu'il soit d'une bonne chaleur crémeux,
sans être trop épais (427).
L'image du sang qui coule, récurrente dans l'oeuvre,
paraît d'une grande expressivité. Elle dévoile le
cannibalisme tacite qui hante l'r~tre humain. En donnant libre cours à
ses pulsions, l'homme répond aux appels de son instinct, à
l'envie effrénée de tuer, de faire couler le sang voire de le
manger. Il se transforme ainsi en vampire, en véritable
prédateur. Zola semble adopter la doctrine de Darwin affirmant que
l'homme était à l'origine un animal, mais qu'il a
évolué par la suite, et que « les divers êtres vivants
actuels résulteraient de la sélection naturelle au sein du milieu
de
15 Dictionnaire des symboles. p.1016.
16 Ibid.
17 L'expression est à Marie Scapra.
vie »18.
À ce propos, Zola s'adresse aux frères Goncourt
: « les caractères de nos personnages sont déterminés
par les organes génitaux. C'est de Darwin ! La littérature c'est
çà »19.
Par ailleurs, pour préparer le boudin, Quenu se sert du
sang. N'est-ce pas une manière civilisée de consommer cette
matière ? Comme si le fait de manger de la viande ne pouvait pas
satisfaire la voracité de l'homme, seul manger du sang peut
étancher cette soif insatiable:
[...] s'il faut bien manger, et notamment de la viande, nous
sommes avec elle dans un rapport ambigu, nous valorisons la viande rouge (la
vraie viande) tout en tentant de masquer notre envie de consommer du sang, pour
l'euphémisation, quand nous le pouvons, de son animalité (et de
la nôtre). De la même manière, nous nous efforcerons
d'esquiver la question de l'acte de tuer et de « verser le sang »,
dont N. Vialles montre qu'ils sont pourtant au coeur de notre façon de
considérer la viande. Et le roman de Zola nous renvoie à
plusieurs reprises à ces faits même qui nous gênent. Si
l'abattage des grosses bêtes ne se fait plus aux Halles, les resserres du
carreau de la triperie ruissellent de sang20.
Si le vin se transforme dans l'Eucharistie en sang, le sang
évoque par métonymie la viande rouge. Dans Le Ventre de
Paris, la viande est plus qu'un simple aliment. Elle est dotée
d'une valeur culturelle et symbolique. Sa couleur rouge évoque
l'idée de l'énergie et du feu. Le feu nous renvoie aux braises du
charbon. Le charbon nous rappelle la mine, les mineurs, les machines, bref la
Révolution industrielle. C'était, en fait, l'expression de toute
une doctrine bourgeoise fondée sur la notion du travail. Les bourgeois
spéculateurs visaient à établir leur
prospérité et leur domination aux dépens des autres. Ainsi
au moment où les rares sociétés se
démantèlent, les paysans, les couches moyennes, satisfaites de la
prospérité et de l'ordre, étaient favorables au
régime. Le mode de vie était remarquablement aisé, le
foisonnement de la viande rouge, aliment rare et précieux à
l'époque, le dit bien :
Dans le système traditionnel des aliments, les viandes
rouges sont les plus appréciées ; ce sont « les vraies
» viandes, les plus roboratives, parce que leur consommateur projette sans
doute sur elle les pouvoirs du sang qu'il lit dans leur coloration. [... ].
À Paris, (comme dans de nombreuses villes), la corporation des bouchers
a été longtemps aussi crainte que puissante et le cortège
du Boeuf gras, très populaire, manifeste clairement l'ambivalence et la
fascination des rapports
18 Dictionnaire encyclopédique universel, Édition
« précis », 1998, p.341.
19 Marie Scapra, Op. Cit. , p. 17.
20 Ibid.,p. 69.
22
qu'entretient le peuple avec cette viande(rare et
riche)21.
La viande acquiert ainsi une dimension carnavalesque qui
caractérise d'ailleurs la description des aliments en
général comme le remarque Marie Scarpa : « Pendant
longtemps, et sur toutes les tables, « il n'y a point de frte sans
abondance de viande. Le Carnaval qui est la fête de la « grande
bouffe » par excellence, en témoigne encore davantage
»22.
L'allusion au cortège du Boeuf gras paraît
à cet égard importante. Cette tradition remonte au XV
siècle : « Il s'agit d'une manifestation de la puissance des
bouchers à l'époque comme le présente l'illustration
ci-dessous :
IMAGE 3 :
"Et sur la route, sur les routes voisines, en avant et
en arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des
convois pareils[...] une bête trop grasse, tenait la tête de la
file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles".
(385)
La scène consiste en « un cortège de
masques et des chars qui entourent un boeuf splendide paré de rubans et
accompagné de violons, tambours et fifres »23.
C'était le roi qui donnait aux bouchers le privilège d'organiser
ce cortège. Le début du roman y fait allusion. L'expression
« sur la route » nous rappelle l'image du carnaval qui traverse les
rues. De même, le mot « arrivage » qui exprime l'idée du
grand
21 Ibid., p. 186.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 182.
nombre, accentuée par le verbe « traverser »,
évoque la foule qui forme le carnaval.
Le cheval de Mme François, contrairement à
l'image ordinaire du cheval, est décrit comme « une bête trop
grasse ». Placé en tr~te de file, il ressemble à un boeuf de
cortège.
Par ailleurs, la viande rappelle un autre animal outre le
boeuf, c'est le cochon. Cet animal est en effet d'une grande valeur non
seulement symbolique mais aussi culturelle:
« Presque universellement, le porc symbolise la
goinfrerie, la voracité; il dévore et engouffre tout ce qui se
présente. Dans beaucoup de mythes c'est ce rôle de gouffre qui lui
est attribué [...]. Il symbolise donc toute une classe sociale, celle
par excellence de la bourgeoisie digérant. Le porc emprunte à
cette classe les tendances obscures qu'il symbolise : ignorance, gourmandise,
luxure et égoïsme. »24.
Zola l'utilise, apparemment, comme symbole d'une classe de la
société française, la bourgeoisie. De surcroît, cet
animal corrobore l'esthétique de la variété et de
l'abondance qui caractérise le texte. Le cochon a aussi une connotation
péjorative: « C'est une injure »25. De ce
côté, il est lié à Florent.
Si cet animal a une valeur sociale négative, Florent,
à son tour, a une mauvaise réputation dans la
société qui habite les quartiers des Halles. Comme le cochon, ce
dernier mangeait de la nourriture pourrie pendant son exil au bagne. L'image du
porc dans le texte est employée pour exprimer l'idée de
l'abondance nutritive et de la grande consommation, deux tendances qui
caractérisent la vie bourgeoise sous le Second Empire. D'ailleurs :
« la symbolique occidentale a toujours fait du porc l'un
des attributs de la luxure et de la gourmandise, double vice que le latin
médiéval exprime dans le mot gula dont la
représentation allégorisée est toujours un cochon, le porc
est une gueule constamment ouverte, un orifice béant, un gouffre
»26 .
En sus, La grande quantité de nourriture
est surtout le signe d'une société essentiellement
consommatrice. Une société occupée par le commerce et
l'entassement de l'argent et dont la vie est marquée par l'aisance.
Cette aisance est rendue plus visible par la description du marché des
poissons et des poissonnières.
24 Dictionnaire des symboles. p. 778.
25 Ibid.
26 Ibid.
24
Au XIXè siècle, les marchés aux poissons
sont le symbole des marchés urbains. Le poisson est associé
à la richesse et au luxe en vertu de son prix cher et de son goût
exquis. C'est ce qui explique, peut-être, le lien entre cet aliment et
les bijoux que souligne Zola dans sa description de la marée :
C'était comme les écrins, vidés à
terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et bizarres, un
ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches
gigantesques, de bijoux barbares, dont l'usage échappait. (436).
La métaphore filée des bijoux semble trahir une
valorisation des poissons, voire une sacralisation de cet aliment. Par
ailleurs, « le poisson est encore symbole de vie et de
fécondité en raison sa prodigieuse faculté de production
et du nombre infini de ses oeufs [...], il est lié aussi à la
prospérité, rrver qu'on mange du poisson est d'heureux augure
»27 . C'est, peut-être, pour cette valeur de
fertilité et d'abondance que Zola consacre à cet aliment une
longue et flamboyante description. Le flamboiement qu'évoque la
métaphore des bijoux plonge le lecteur dans un monde merveilleux pareil
à celui des contes. Les bijoux, ainsi que les poissonnières,
semblent faire l'aspect carnavalesque du roman en ce qu'ils créent une
atmosphère de frte et jouent, ipso facto, un rôle ornemental. Ils
évoquent l'or qui, avec la chair, représente les deux pôles
autour desquels gravite l'oeuvre zolienne en général et Le
Ventre de Paris en particulier. L'or et la chair représentent le
couple « argent /nourriture ». Chez Zola, c'est dans la scène
du repas que se fait l'union entre ces deux éléments : «
L'aliment est le substitut ou l'équivalent de l'argent, et le repas, en
tant qu'espace de relation entre les personnages, illustre la façon dont
circule cet argent »28.
De surcroît, d'autres variantes de la chair sont
dignes d'rtre étudiées. On cite la volaille. Sous cette rubrique
nous étudierons l'oie. Cet animal est riche en connotations.
En fait, le motif de la volaille est fréquemment
présent dans le roman. Zola en fait une description exhaustive, une
sorte de dossier qui étudie les volailles depuis leur élevage
jusqu'à leur consommation. On a là l'un des grands traits du
naturalisme : l'application de la méthode scientifique dans
l'étude de la société, de ses moeurs et de ses rites
alimentaires. Si « la volaille vivante est toujours donnée sous le
signe du
27 Ibid., p. 773-774.
28 Geneviève Sicotte, Op. Cit., p.169..
nombre et du bruit, les poules et les poulets [...] parmi les
viandes les plus courantes, les moins chères, servant pour
l'alimentation quotidienne et les festins sans prétention
»29, l'oie, en revanche, est un signe de « consommation
festive ». L'image de Gavard tenant ces oies est à cet égard
mérite de s'attarder là-dessus :
Florent s'était aussi retourné, machinalement.
Il vit un petit homme, carré, l'air heureux, les cheveux gris et
taillés en brosse, qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse
dont la tête pendait et lui tapait sur les cuisses. (403).
Ce portrait paraît, en fait, d'une grande
expressivité. Gavard, "carré", s'oppose à Florent qui est
« grand » et « maigre ». Les gens carrés ou trapus
sont, généralement, des gens forts et robustes tant sur le plan
physique que social. En témoigne le portrait du père Goriot ou de
M Grandet dans les romans de Balzac. Il s'agit, en effet, d'une image
stéréotypée du bourgeois.
De mrme, l'image de Gavard portant ses oies sous les bras
n'est pas dénuée de symbolisme. Les bras, qui symbolisent le
travail et l'activité, sont occupés par les deux oies grasses.
Gavard peut rtre l'image du bourgeois qui a renoncé à la doctrine
du « Travail », et s'est livré à celle du « manger
». Cette image s'étend sur toute une classe sous le Second Empire.
Une classe adulée qui a profité de l'atmosphère de paix,
d'ordre, de sérénité, et de la prospérité du
commerce pour déguster les saveurs de la nourriture
débordante.
De plus, dans un sens vieilli, une oie blanche est une fille
très innocente : « oie blanche peut être au lit mais
inimitable aux fourneaux » (Orsenna)30 . Ainsi, les aliments
« agissent comme des marqueurs de classes, comme des signes positifs ou
négatifs qui indiquent l'appartenance sociale »31. En
outre, les volailles évoquent, par métonymie, un autre aliment.
C'est l'oeuf.
Nonobstant sa petite forme, cet aliment est d'une grande
valeur alimentaire et symbolique. Il est à la fois une concentration
d'aliments - puisqu'il remplace la viande - et de sens. Il est, pour ainsi
dire, une espèce d'aphorisme alimentaire.
L'oeuf est lié à l'idée de la
fertilité, de l'abondance, de la naissance et de la
renaissance. C'est le symbole de la fécondité et du
foisonnement. « [D'ailleurs], voici ce que les anciens disent sur l'oeuf :
les uns l'appellent la pierre de cuivre, d'autres la
29 Marie Scapra, Op. Cit., p. 190.
30 Le Petit Robert, sens du mot « oie ».
31 Geneviève Sicotte, Op. Cit. , p. 164.
26
pierre qui n'est pas une pierre, d'autre la pierre
égyptienne, d'autres l'image du monde »32.
Cette dernière appellation semble digne d'rtre
soulignée. On dit souvent que la terre n'est pas tout à fait
circulaire mais qu'elle a plutôt une forme ovale. Imitant la forme du
globe terrestre, l'oeuf acquiert donc une valeur cosmique. Sa forme renforce le
goJIt du circulaire qui, comme par hasard, balise Le Ventre de Paris :
« Lui même enclos dans une coquille, l'oeuf évoque par
métonymie le mouvement cyclique de retour à la mère
»33.
Si la terre est entourée par le ciel, le jaune de
l'oeuf est aussi entouré d'un liquide transparent, comme l'air,
appelé l'albumine ou le blanc de l'oeuf. La terre, elle, est liée
à l'image de la mère. Elle est conçue comme la mère
de l'Homme, symbole de sa naissance et de son premier contact avec le monde
extérieur.
De plus, pendant la période de l'accouchement, l'homme
en forme de foetus, recroquevillé dans le ventre de sa mère,
prend une position d'oeuf. Dans le roman, la clôture qu'exprime la forme
circulaire de l'aliment, et notamment l'oeuf, fait écho à une
clôture de l'espace. Les lieux sont divisés en clos et ouverts. En
effet, le lieu ouvert est un espace de travail tandis que le lieu fermé
jouit d'une certaine intimité. En témoigne la salle à
manger, le lieu du repas. A dire vrai, le repas, plus qu' « un moment
réaliste du texte où s'affirme le regard sociologique et
ethnologique du romancier »34, est aussi le lieu de la
circulation et de la matière nutritive et de la matière verbale.
Comme l'a montré Geneviève Sicotte, la clôture peut
être aussi le signe sinon d'une rupture du moins d'un rapport
problématique avec le monde, avec le « cosmos ». Ce
thème est très développé chez Huysmans. Pour lui
«le lieu clos est doublement marginal face à la norme
établie par le discours [...]. La clôture du repas désigne
le retrait symboliste ou décadent face au monde»35. Le
héros huysmanien que semble représenter Florent, souffre d'une
absence d'entente avec le monde extérieur, avec la
société. Une rupture autant avec la matière nutritive
qu'avec la matière verbale et qui prend la forme de l'anorexie:
· table, Quenu le bourrait de nourriture, se fkchait
parce qu'il était petit mangeur et qu'il laissait la moitié des
viandes dont on lui emplissait son assiette. (415).
32 Dictionnaire des symboles, p. 693.
33 Geneviève Sicotte, Op. cit. , p. 230.
34 Ibid. ,p. 156.
35 Ibid., p. 235.
Revenons à l'oeuf, en effet, la consommation des oeufs
permet aussi de ne pas manger de viande, et par conséquent
d'échapper au rituel nutritif commun. Aussi, Zola emprunte-t-il l'image
du repas huysmanien, c'est-à-dire « lieu conflictuel par
excellence, capable de mettre en texte sur le mode métonymique le
difficile rapport avec le monde du protagoniste mangeur »36,
d'où la nécessité d'une échappée vers
l'ailleurs :
Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre
était la vie, l'éternel berceau, la santé du monde :
ÀL'omelette est prr~te ! cria la maraîchère.
(487).
Cette joyeuse collation dans la cuisine de Mme François
s'oppose au morne repas dans la cuisine des Quenu, un repas
caractérisé, pour Florent, par l'inappétence.
Passons maintenant à la description des légumes
qui est aussi au service de ce curieux motif de la circularité qui
marque Le Ventre de Paris.
La description du chou, du navet, des radis est reprise
plusieurs fois dans le roman. Les légumes sont essentiellement mis au
service de l'esthétique de l'abondance qu'illustre le texte. Le navet
est un aliment commun, « innombrable » et « impérissable
».
Quant au chou, en plus de sa valeur décorative, il est
souvent lié à l'idée de l'enfance et de la naissance. On
dit que les enfants naissent dans les choux. D'où le verbe chouchouter :
entourer de tendresse, choyer. Cet aliment peut être conçu comme
une sorte de berceau alimentaire. Il acquiert aussi une valeur symbolique. Sa
forme ronde rappelle « les boules de canon »37. Il
fonctionne ainsi comme un élément de prolepse qui, à
l'instar du sang, annonce le projet révolutionnaire qui se
prépare, un projet qui sera malheureusement tué dans l'oeuf.
De même, la reprise de ces légumes, et notamment
celle du chou, donne lieu à une description circulaire, une description
« à rallonges »38, ou à une longue spirale
descriptive qui nous rappelle le« cercle herméneutique » de
Spitzer39 :
36 Ibid,. p. 222.
37 On doit cette idée à Marie Scapra.
38 On doit cette expression à Geneviève Sicotte qui
l'a utilisée en la mettant entre deux guillemets sans indiquer son
origine.
39 Il s'agit de Léo Spitzer, un linguiste allemend, qui
dans Études de style, à sa démarche qu'il a
appelé « le cercle herméneutique » dont les principes
consistent à guider la lecture. Il faut lire et relire l'ouvrage
jusqu'à ce qu'il apparaisse « un détail de style constant
», sur lequel l'attention va se focaliser.(Cité dans
Introduction à l'analyse stylistique, Op. Cit., p. 94.
)
28
Rappelons en quelques mots les principes qui doivent, selon
Spitzer guider la lecture : il faut lire et relire l'ouvrage jusqu'à ce
qu'apparaisse « un détail de style constant » sur lequel
l'attention va se focaliser, puisque ce détail constant « doit
correspondre à un élément de l'âme de l'oeuvre et de
l'écrivain40.
Le « détail de style » qui marque
l'écriture zolienne dans Le Ventre de Paris, relève peut
être du goût pour le circulaire. Ce roman exige une lecture peu ou
prou spitzerienne caractérisée par un « va-et-vient constant
entre le détail et le centre vital »41 de l'oeuvre qui
est la métaphore du ventre d'où l'idée de la
circularité. Au niveau sémantique, cette circularité peut
rtre aussi l'expression du sentiment de vertige qui hante Florent. Ce «
petit mangeur » paraît souffrir de la nausée, d'une «
forme de paranoïa qui s'empare de lui dans son dégo€~t
grandissant du quartier »42.
La circularité évoque aussi l'idée de la
folie: « la folie est le rrve d'un seul »43. Ce seul est
Florent qui rêve de changer le monde en un lieu utopique, platonicien,
outre mesure, où règne la justice et l'égalité. La
folie signifie aussi « ce qui échappe au contrôle de la
raison »44.On p ne nourriture en montagnes, en flots, en
tableaux, en symphonies et qui échappe, ainsi, à l'image
ordinaire et logique de la nourriture. Enfin, la folie est un signe de
décadence. La voix de la raison se perd dans un grand tourbillon de
sensations utopistes pour annoncer la rupture avec la logique et par
conséquent avec la réalité, d'où la
nécessité d'une euthanasie, d'une mort douce qui permet
d'échapper à la souffrance provoquée par la
réalité, de rompre avec la vie, et de mettre fin à
l'agonie. C'est peut-rtre l'état psychique de Florent. Son corps maigre
met en relief la protubérance de ses os. Il peut rtre assimilé au
squelette d'un mort. Il s'agit peut-rtre d'un mort vivant. Cette idée de
la mort et de la décadence est rendue plus explicite par la description
dysphorique des beurres et des fromages :
La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les
moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches
de cuivres rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal
fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau
des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse
d'homme endormi : un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par
cette entaille d'un peuple de vers. (500).
40 Catherine Fromilague, Anne Sancier..., Op. Cit., p.
94.
41 Ibid.
42Marie Scapra, Op. Cit. , p. 31.
43 Le Petit Robert, définition du mot «
folie ».
44 Ibid.
En fait, le commerce des beurres connaît une crise
à la fin du XIXe siècle. Le verbe « fondaient » nous
renvoie aux origines de cet aliment. Cet aliment était, comme le
souligne le dictionnaire des symboles, « une énergie vitale
fixée ». Corollairement, l'écoulement du beurre est, en
quelque sorte, l'écoulement de cette énergie. Le beurre a aussi
une valeur religieuse. En Inde, « il était invoqué dans les
hymnes comme une divinité primordiale : « voici le nom secret du
beurre, langue des Dieux, nombril de l'immortel [...]. Le beurre symbolise
toutes les énergies, celle du corps, celle de l'k~me, celle des dieux et
des hommes, qu'il est censé revigorer, en grésillant au feu des
sacrifices »45.
En revanche, dans notre roman, cet aliment peut être
senti comme un mauvais augure. Son effondrement et sa pourriture peuvent
symboliser autant la décadence du régime impérial que la
déchéance du projet révolutionnaire de Florent. Les deux
comparaisons, dans le passage cité plus haut, « semblables à
des blessures mal fermées », « qui battait comme une poitrine,
d'une haleine lente grosse d'homme endormi », évoquent la
métaphore de l'homme malade. Une métaphore qui, devenue un
cliché, désigne l'Empire en décadence. On cite à
titre d'exemple l'Empire turc des Ottomans appelé avant sa
décadence « l'homme malade ».
Ainsi, dans cette grande première partie
consacrée aux registres alimentaires, on a essayé
premièrement de classer les aliments en différentes rubriques. Ce
travail de taxinomie vise d'abord à organiser les flots de nourriture.
Puis, à mettre en exergue l'esthétique de la
variété qui caractérise la description des aliments dans
Le Ventre de Paris.
Ce travail de taxinomie fait l'objet de la première sous
partie. Par la suite, on a abordé l'abondance des aliments. On a
essayé de montrer l'esthétique de l'excès et de la
déformation des aliments que prône le texte.
Et enfin, on a voulu mettre l'accent sur la dimension symbolique
des aliments. On a essayé de montrer que le symbolisme de la
matière nutritive tourne autour des valeurs religieuses,
socioculturelles, économiques et politiques. Ainsi, variée,
abondante, et chargée de symboles, la description de la nourriture dans
Le Ventre de Paris, balance entre réalisme et la
métaphore, entre la reproduction mimétique et la
déformation hyperbolique. Zola plonge le lecteur dans un monde
fantastique hanté par une nourriture à grandeur extravagante. Un
monde qu'une description
45 Dictionnaire des symboles, p. 119.
30
impressionniste, des jeux de lumière et une astucieuse
manipulation des couleurs, rendent plus curieux, et qu'on se propose d'analyser
de plus près dans notre deuxièm partie.
II. NATURES MORTES
DANS LE GOUT
IMPRESSIONNISTE
32
II. Natures mortes dans le goût
ipressionniste
1. Peindre/Décrire
Dans cette partie, on va essayer de montrer le rôle que
joue la description dans le passage de l'image réelle des aliments
à leur image métaphorique. C'est en quelque sorte cette touche
d'artiste qui transfigure le réel et le transforme en objet
métaphorique.
« En réalité, il est impossible de
séparer le peintre de l'écrivain dans Le Ventre de
Paris, mais il convient de bien voir l'au-delà du peintre et
l'au-delà du romancier ainsi que l'a proposé M. David Baguele y,
dans son étude sur « Le supplice de Florent»
»46.
Zola, dans ce roman, illustre une théorie qui remonte
à Horace. Il s'agit de l'ut pictura poesis ou «
il en est de la poésie comme d'une peinture ». Une
théorie qui met l'accent sur le rapport étroit entre le peintre
et l'écrivain. Les deux cherchent la visualisation, l'un par son pinceau
l'autre par sa plume, l'un par les couleurs l'autre par les mots. La
différence est que l'espace de représentation pour le peintre est
la toile tandis que celui de l'écrivain est le texte. L'ut pictura
poesis est donc l'expression de tout un mécanisme de
représentation mimétique.
Dans Le Ventre de Paris, l'influence de cette
théorie peut se manifeste à travers le choix des personnages. La
description des Halles se fait à travers deux points de vue principaux
celui de Claude Lantier, un peintre, et Florent qui remplit le statut de
l'homme instruit l'homme penseur et par extension le poète :
Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de
faire de la politique absolument comme je fait de la peinture. Vous vous
chatouillez, mon cher. Et comme l'autre protestait :
-Laissez donc ! vous êtes un artiste dans votre genre,
vous rêver politique ; je parie que vous passez des soirées ici,
à regarder les étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote
de l'infini~ Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et
de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même
que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois Puis là,
entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais
à être votre ami Ah ! grand poète que vous êtes !
(510).
46 Préface du Ventre de Paris, édition des
Rougon Maquart, p. 381.
34
Claude Lantier, nous rappelle Claude Monet, ami de Zola. Le
choix de ce nom et du personnage même de Claude ne paraît pas
anodin. Son nom « Lantier » rime avec « Monet » et «
Manet », (Edouard Manet, chef de file des impressionnistes). Le discours
de Claude semble à la fois la voix d'un peintre et d'un critique d'art.
On a l'impression que Zola prône à travers ce personnage une
conception de l'art adoptée par un groupe de peintres dits
impressionnistes.
Il s'agit, en effet, d'un mouvement pictural qui se forma en
France dans le dernier tiers du XIXè siècle en réaction
contre la peinture académique. Ce mouvement a déstabilisé
la tradition de la peinture, et opéré les révolutions
stylistiques qui ont marqué le début du XXè siècle.
Zola paraît remarquablement influencé par les idées des
jeunes peintres du « Salon ». Ses romans, notamment le Ventre de
Paris, un roman essentiellement descriptif, se transforment, par moments,
en une succession de tableaux impressionnistes qui prônent le goût
du plein air et les effets de lumière.
Zola, opte pour une description marquée par un jeu sur les
contrastes, une passion pour le clair-obscur qui présentent les aliments
comme des créatures à grandeur extravagante. Le choix du matin
pour la description des Halles ne paraît pas fortuit. Le lever de soleil
est un moment sacré pour les peintres impressionnistes. Il s'agit
d'étudier l'effet de la lumière sur l'objet décrit. Dans
Le Ventre de Paris, la plupart des tableaux descriptifs sont peints
avec la lumière du matin :
J'ai réfléchi à ça toute la
semaine... Hein ! Les beaux légumes, ce matin. Je suis descendu de bonne
heure, me doutant qu'il y aurait un lever de soleil superbe sur ces gredins de
choux. (392)
Ainsi, on peut dire que le choix du personnage de Claude rend
compte de la dimension artistique du Ventre de Paris. Ces «
gigantesques natures mortes » sont présentées à
travers le point de vue d'un spécialiste en vue de les rendre plus
crédibles plus authentiques et plus frappantes. Il y a, peut-être,
lieu de parler d'une théorie de l'« Écran » que Zola
définit ainsi :
Un chef d'école est un Écran très
puissant, qui donne les images avec une grande vigueur. Une école est
une troupe de petits Écrans opaques d'un grain très grossier,
qui, n'ayant pas eux-mêmes la puissance de donner des images, prennent
celle de l'Écran puissant et pur dont ils font leur chef de
file47.
L'accent est mis sur l'importance du point de vue. Qu'il soit
celui de
47 Colette Becker, Op. cit., p. 235.
l'écrivain, du narrateur ou du personnage, il s'agit
d'une manière personnelle de voir les choses. La nourriture
débordante des Halles est décrite à travers deux
«Écrans » : l'artiste, Claude, et l'homme d'esprit, Florent.
Zola pose ainsi la charnière où s'articulent les deux axes,
esthétique et politique, de son oeuvre. Les grandes fresques de natures
mortes vues à travers le regard de Florent peuvent être
conçues comme l'expression d'une nouvelle conception de l'art de la
représentation qui touche autant le peintre que le descripteur.
Derrière le
personnage de Claude semble se cacher Zola le peintre,
influencé par ses amis du café Guerbois. Il partage avec eux le
dégoEt pour les ateliers académiques où l'on
prétend leur apprendre à peindre en appliquant les conventions du
grand style. Ces artistes sont hantés, en effet, par l'envie de vivre,
de respirer le grand air, et ils pensent que l'art ne doit pas forcément
sentir le renfermé pour rtre noble et grand. Ils fuient donc l'ambiance
des ateliers et partent à la campagne étudier la nature suivant
ainsi l'exemple des peintres de Barbizon48. Aussi Zola semble -t-il
attiré par ces jeunes peintres, voyant dans leurs idées l'essence
même de sa doctrine naturaliste :
Dans les oeuvres purement littéraires, la nature
intervient et règne bientôt avec Rousseau et son école ;
les arbres, les oiseaux, les montagnes, les grands bois deviennent des
êtres, reprennent leur place dans le mécanisme du monde ; l'homme
n'est plus une abstraction intellectuelle, la nature le détermine et le
complète.49
Dans le Ventre de Paris, sa description des produits de
la nature parâit, à la limite, comme l'expression d'un
panthéisme naturaliste qui situe le divin partout
où éclate le vivant et qui va jusqu'à diviniser la
nature. Cette nature mère qui ne cesse d'éblouir l'homme par
sa beauté, sa puissance, ses lois, son harmonie et sa
perfection. Ainsi, Zola reprend, peut-être, la philosophie de Rabelais
et de Diderot qui prônent l'idée de l'excellence de la nature :
« La nature ne fait rien d'incorrect. Toute forme, belle ou laide, a sa
cause ; et de tous les rtres qui existent, il n'y en a pas un qui ne soit
comme il doit être » affirme ce dernier dans Essai sur la
peinture (à la page 656). Pour Diderot la nature est un
organisme doué d'une vie qu'il incombe à l'artiste de
saisir.Peindre la nature est, pour lui, un enjeu, un défi : il ne suffit
pas pour
48 Il s'agit là d'une sorte de synthèse des
différents documents que nous avons lus au sujet des
impressionnistes.
49 Zola, « Le Roman expérimental »,
« Le Naturalisme au théâtre », OEuvre critique
I, Notices et Notes de Henri Mitterand, Cercle du livre précieux,
Paris,1880, p. 1234-1235.
l'observateur, qu'il soit peintre ou homme de lettre, d'imiter
superficiellement la nature. L'enjeu pour le peintre est de produire des
choses, belles certes, mais surtout vivantes. Seuls les génies qui
s'intéressent au mouvement avant la forme peuvent faire ce travail. Il
paraît que Zola prétend rtre l'un de ces génies en risquant
cet enjeu. Par le biais d'un style impressionniste, il vise, peut-être,
à saisir la nature dans son mouvement, à capter
instantanément ce qu'il voit, bref à saisir l'insaisissable :
l'impression fugitive. Il s'érige en peintre, en descripteur, voire en
photographe pour ainsi dire. Son travail aboutit à une longue
série d'images, le cliché d'un film documentaire sur la
nourriture débordante des Halles.
Zola semble opérer une révoltions
esthétique. Son roman curieusement descriptif, présente une
nouvelle définition de la description qu'il met au service de son projet
naturaliste :
Décrire n'est plus notre but ; nous voulons simplement
compléter et déterminer [...]. Cela revient à dire que
nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir
de rhétoricien. Nous estimons que l'homme ne peut être
séparé de son milieu, qu'il est complété par son
vêtement, par sa maison, par sa
province50.
Ainsi nous pouvons conclure que la description, chez Zola, n'est
pas uniquement ornementale. Ce dernier, à l'instar des écrivains
réalistes, la libère de son rôle décoratif. La
description devient tributaire d'une fonction didactique.
Décrire un objet signifie désormais, pour Zola, reproduire
minutieusement et apporter des informations, un savoir sur cet objet
décrit. Outre sa fonction mimétique :
La description est donc le lieu textuel où se
surdétermine une compétence linguistique (essentiellement
lexicale et paradigmatique) et une compétence encyclopédique (une
mémoire, la Mathésis, le savoir sur les objets ou les sujets, sur
le monde et/ou le(s) texte(s))51.
Zola voit donc dans la nature la matière principale de
sa description. Elle représente un lieu d'apprentissage, une
intarissable source de savoir, bref une encyclopédie
perpétuellement ouverte recelant une infinité d'informations. ce
propos, l'auteur de l'Assommoir, affirme :
La nature est entrée dans nos oeuvres d'un élan
si impétueux, qu'elle les a emplies, noyant parfois l'humanité,
submergeant et emportant les personnages au milieu d'une débâcle
de roches et de grands arbres[...]. On trouve là des documents
excellents, qui seraient très précieux dans une histoire de
l'évolution
50 Zola, « Le Roman expérimental », p.
1299.
51 P. Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, Op.
Cit., p. 54.
36
naturaliste52.
Nous nous permettons de dire que, pour Zola, décrire
c'est observer pour bien analyser. La description n'est plus une fin. Elle est
plutôt un moyen d'acquérir le savoir. Elle est douée d'une
fonction épidictique et didactique en ce qu'elle fait l'éloge des
différents produits de la nature et de sa force harmonieuse et permet de
comprendre le fonctionnement de son organisme. De même, la description a
aussi une fonction herméneutique en ce quelle permet de décrypter
les mystères de cette nature. Par ailleurs, dans une autre perspective,
la description de la matière nutritive débordante des Halles
semble avoir une fonction critique. Le choix du personnage de Florent est
à cet égard, digne d'être souligné. Ce personnage
incarne, en fait, le savoir. Plongé dans une foule de gourmands, ses
pensées révolutionnaires se heurtent à l'ignorance et
à l'égoïsme de ces « gras » qui ne pensent
qu'à « manger et dormir en paix ».
Leurs esprits sont envahis par leurs désirs. Zola les
qualifie d'ailleurs de bétail. Cette métaphore met l'accent sur
leur ignorance qui les rapproche des bêtes et souligne en mr me temps
leur goinfrerie. La vie se réduit pour eux à l'acte de manger. La
nature débordante devient donc ce voile qui les emprche de raisonner.
C'est de là qu'émane peut-être le dégoût que
prouve Florent pour la nourriture excessive. Si Claude déguste, dans une
extase d'artiste, la beauté des aliments et voit en eux des oeuvres
d'art, Florent, au contraire, voit dans les flots des aliments des
géants sinon terrifiants du moins importuns. Les « gigantesques
natures mortes » qui enlèvent la parole à Claude, deviennent
pour lui des obstacles, des murailles qui empêchent les gens d'rtre
lucides, de voir au-delà des choses, et les enferment ainsi dans un
cycle monotone : travailler, manger, dormir. Selon lui pour rompre ce cycle
ennuyeux et sortir de cette sphère d'ignorance, il faut rompre avec la
nourriture, et corollairement, avec cette société consommatrice.
Solitaire, pensif et voyageur, Florent devient l'image d'un poète. Un
poète pensant son siècle.
En effet, la dimension poétique du Ventre de
Paris est d'autant plus sensible que nous nous permettons de parler
dÇn long poème des nourritures. D'ailleurs, Zola le dit
explicitement dans une lettre du six novembre mille huit cent quatre-vingt deux
: « pour mon compte, je suis poète ; tous mes livres en portent la
trace. Il n'y a pas un
52 Zola, Le Roman expérimental, p. 1300.
seul de mes livres excepté Pot-Bouille,
peut-être, qui ne soit traversé par une figure de fantaisie
»53.
En inventant le personnage de Florent, Zola pensait,
peut-être, à Hugo. Comme lui, ce dernier s'est exilé
à causes des propos mordants et des sarcasmes féroces qu'il a
adressés au gouvernement suite à la défaite de mille huit
cent soixante- dix.
Ainsi, nous pouvons donc dire qu'il y a deux personnages
clés dans Le Ventre de Paris : Claude, le peintre, et Florent,
le poète. Ce sont aussi, selon l'expression de Zola, deux «
Écrans » qui permettent de lire l'oeuvre dans deux perspectives
différentes ; la première esthétique, la deuxième
poétique certes mais aussi critique. De toutes façons, il s'agit
bien de la peinture et de la poésie. Nous nous trouvons derechef, dans
l'ut pictura poesis. Le Ventre de Paris, n'est-il pas une
application de cette fameuse théorie d'Horace ?
Ce qui est certain c'est que le style de Zola est visiblement
artiste, il est marqué par un curieux jeu de lumière et une
manipulation fantaisiste des couleurs qu'on propose d'analyser dans la
deuxième sous-partie.
2. Jeu de Lumière et de couleurs
Suite à la publication du Ventre de Paris,
Manet adresse à Zola une lettre qui révèle la
parenté de ce dernier avec les pionniers de l'impressionnisme et dans
laquelle il « souhaite reprendre à Zola ce qu'il lui avait
prr~té »54.
Comme on a essayé de montrer plus haut, la description
de la nourriture des Halles est faite en fonction de la lumière. Zola
reprend l'un des motifs principaux des peintres impressionnistes dont
l'idée maîtresse est de saisir le changement qu'effectuent les
rayons de lumière sur les objets décrits d'où l'importance
du lever de soleil comme temps idoine à l'étude de ces
changements. Le soleil, se levant, semble ôter le voile qui cache la
belle nature et enclencher des sensations d'admiration et des impressions
fugaces comme le court moment du lever. L'enjeu est de figer ces sensations et
d'immobiliser ces spectacles fuyants :
53 Citation de Zola, citée dans Zola, Le Saut dans les
étoiles, Op. Cit. , p. 208.
54 Préface du Ventre de Paris, p. 382.
38
À chaque heure, les jeux de lumière changeaient
ainsi les profils des Halles, depuis, les bleuissements du matin et les ombres
noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant,
s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule. (451).
Dans sa dimension symbolique, le soleil « exprime le
bonheur de celui qui sait être en accord avec la nature (Enel) ; l'union
sincère, la joie, [...] ; la concorde, la clarté de jugement
littéraire ou artistique, [...], le cabonisme, la façade
simulatrice et les décors prestigieux »55. Le soleil
crée aussi un « effet de réel », car son mouvement
cyclique du lever au coucher peut être senti comme un signe de vie. La
lumière insaisissable de ses rayons peut symboliser cette force divine
magique qui galvanise la nature et lui donne la vie. Zola l'utilise,
peut-être, pour présenter la nourriture débordante des
Halles comme vraisemblable : la flamboyance que produit la lumière
efface les contours des objets décrits et crée ainsi une illusion
de mouvement.
Par ailleurs, la lumière a aussi une valeur
théktrale. On l'utilise dans une technique appelée « la
poursuite » consistant à focaliser la lumière sur un
personnage ou un élément et laisser dans l'obscurité, en
arrière plan, le reste de la scène. Il s'agit d'une
manière d'attirer l'attention et de mettre en exposition.
La lumière est aussi par définition un «
agent physique capable d'impressionner l'oeil, de rendre les choses visibles
»56, d'où l'expression « mettre en lumière,
en pleine lumière quelque chose ».
Nous pouvons dire alors que Zola utilise la lumière
pour « mettre la nourriture en montre ». A ce propos Marie Scapra
affirme :
Que peut-on lire, en effet, derrière cette insistance,
dans le roman, à mettre en scène la matière alimentaire
dans sa dimension pléthorique ? que la description « hyperbolisante
» des Halles n'est pas sans rapport avec cette « fête du ventre
» qu'est toujours le carnaval, notamment populaire, dont l'une des
caractéristiques est bien de « mettre la nourriture en montre
», et de façon spectaculaire, parce que l'un de ses buts est de
valoriser tout ce qui sert à nourrir le corps57.
Par ailleurs, le jeu de lumière peut être
conçu comme un hommage au maître du clair-obscur, Rembrandt. Zola
use de cette technique pour peindre les quartiers des Halles. Il manifeste,
encore une fois, son goût pour la peinture impressionniste. On le voit
par un visible penchant pour les scènes de la vie quotidienne.
55 Dictionnaire des symboles, p. 895.
56 Le Petit Robert.
57 Marie Scapra, Op. Cit. p. 166.
Outre les scènes de la vie quotidienne, Le Ventre
de Paris comporte plusieurs autres genres picturaux: nature morte,
paysage.. .etc.
Au Moyen Age, le paysage était un simple décor.
Ce n'est qu'à la fin du XVIème siècle qu'il devient un
genre artistique à part entière. On peut se demander : quel est
le rapport entre le paysage et le lexique alimentaire ?
A vrai dire, l'exemple de paysage, dans l'oeuvre, est la
campagne de Nanterre. Or ce lieu représente la source de la nourriture
entassée dans le marché des Halles. En effet, le paysage
paraît très représentatif de la doctrine naturaliste
puisqu'il décrit le milieu de l'homme en particulier et des rtres
vivants en général. Rappelons-le, le naturalisme est surtout
l'étude de l'homme dans son rapport avec son milieu. La nature est aussi
le champ d'observation du naturaliste et le lieu de ses
descriptions et de ses analyses méticuleuses. Pour Florent, le
romantique, la nature est une échappatoire, un lieu de distraction qui
lui permet de fuir la nausée que lui provoque la nourriture
débordante des Halles :
Il se promena lentement dans le potager, pendant que Claude
faisait une esquisse de l'écurie, et que Mme François
préparait le déjeuner. Le potager formait une longue bande de
terrain, séparée au milieu par une longue bande de terrain,
séparée au milieu par une allée étroite. (487).
Le deuxième genre pictural que nous offre Zola est la
nature morte. Dans le Ventre de Paris, ce genre pictural, qui
représente généralement les fruits et les légumes,
est le lieu d'une manipulation particulière des couleurs :
Des femmes assises avaient devant elles des corbeilles
carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, de dahlias, de
marguerites. Les bottes s'assombrissaient pareilles à des taches de
sang, pâlissaient doucement avec des gris argentés d'une grande
délicatesse. Près d'une corbeille, une bougie allumée
mettait là, sur tout le noir d'alentour, une chanson aiguë de
couleurs, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias,
le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. (396).
Les fleurs sont des éléments fréquemment
présents dans les tableaux de nature morte. Ils représentent le
plaisir de la vie par leurs couleurs vives. L'accent est mis sur la couleur
rouge « universellement considérée comme le symbole
fondamental du principe de vie »58. Il est employé pour
rendre plus vivantes les fleurs décrites.
58 Dictionnaire des symboles, p. 831.
40
De plus, les fleurs symbolisent la brièveté de
la vie et disent la fugacité du temps, l'un des thèmes principaux
chez les peintres impressionnistes. Nous trouvons aussi les légumes qui
présentent l'une des composantes premières des natures mortes
dans le Ventre de Paris :
Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées,
ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs coeurs
éclatants; les paquets d'épinards, les paquets d'oseilles, les
bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements
de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du
vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenu
qui allait en se mourant jusqu'aux panachures des pieds de céleris et
des bottes de poireaux.. (399).
On remarque dans ce tableau que la description est
focalisée essentiellement sur les couleurs des aliments. C'est,
peut-être, une manière d'exprimer l'importance de la couleur. Les
objets sont décrits plus pour leurs couleurs que pour leurs formes. La
juxtaposition des couleurs est en quelque sorte une juxtaposition
d'objets sans autre lien que le rapprochement ou l'assortiment. Cette technique
existe avant les impressionnistes. Nous pensons à Arcimboldo qui recourt
à l'entassement et à l'assemblage des objets et des
végétaux dans des tableaux qui développent le goIt de la
promiscuité. On cite à titre d'exemple le
Bibliothécaire et L'Été.
Au niveau syntaxique, Zola emploie des constructions
paratactiques marquées par le recours à l'accumulation et
à l'énumération. La juxtaposition des adjectifs de couleur
nous renvoie à la technique de juxtaposition des couleurs et à la
tendance à la fragmentation de l'espace qui marquent le style
impressionniste.
Par ailleurs, et toujours en vue de créer un effet de
réalité, Zola donne une grande importance aux sensations
notamment olfactives. l'Histoire nous parle du talent des peintres grecs de
l'Antiquité dans la représentation des objets inanimés. On
raconte que l'un de ces peintres, Zeuxis probablement, a
représenté une grappe de raisin avec un tel réalisme que
des oiseaux l'ont picorée. Zola, à son tour, décrit des
oies et des dindes rôties avec un réalisme qui n'est pas sans
saliver un lecteur gourmand :
Les volailles tombaient dans les plats ; les broches sortaient
des ventres, toutes fumantes ; les ventres se vidaient, laissant couler le jus
par le trou du derrière et la gorge, emplissant la boutique d'une odeur
forte de rôti. (407).
La description de la triperie qui comporte un
émiettement des bêtes consommées paraît comme un
pronostic du morcellement qu'expriment les esthétiques cubistes et
divisionnistes du XXè siècle.
En somme, Le Ventre de Paris peut rtre conçu
comme une mise en pratique de l'ut pictura poesis. Dans ce roman, le
peintre et le poète sont étroitement liés d'où
l'importance du rapport « peindre/décrire » qu'on a
essayé d'analyser dans notre première sous-partie. Le choix des
personnages semble renforcer cette dualité : Claude et Florent sont,
à la limite, un peintre et un poète qui cherchent leur source
d'inspiration dans la matérialité du monde, dans la nature. Une
nature qui ne cesse de les éblouir et de les influencer par sa force
mystérieuse et par la splendeur de ses produits. Ces produits qui,
débordants et rassemblés dans les Halles, engendrent une orgie
descriptive. Zola semble user d'une « écriture artistique » de
fin de siècle qu'il renchérit par une passion pour la
lumière et les couleurs, et qui transforme les Halles en un univers
onirique, un lieu fantastique et Le Ventre de Paris en un poème
de la nourriture qui fera l'objet de notre troisième partie.
III. UN POEME DE LA
NOURRITURE
43
III. Un poème de la nourriture
1. Musicalité
Par la recherche du rythme, le goût pour les
sonorités, le foisonnement des images métaphoriques, le penchant
perpétuel de Zola au symbole et à l'agrandissement des aliments,
et par le souffle poétique qui traverse l'oeuvre, Le Ventre de
Paris peut être lue comme un long poème de la nourriture.
Dans ce roman, le merveilleux se mêle au vrai, la
légende à l'histoire pour célébrer « le
carnaval des Halles ». Or que trouve-t-on, de plus remarquable dans un
poème que sa musicalité et son style imagé ?
Le Ventre de Paris est marqué par une
quête du rythme repérable d'abord au niveau de sa construction
même. Pour commencer, une description cursive de la
poéticité au niveau de l'oeuvre en général nous
paraît utile.
Le roman est bâti sur des parallélismes qui
expriment la symétrie ou l'opposition et qui donnent lieu à
plusieurs couples : « Paris/ Nanterre », « Les quartiers des
Halles/Cayenne », « Les gras/Les maigres », « La
peinture/la poésie », « Les hommes/Les femmes », «
L'or/la chair », « L'économie/La politique » etc. Toutes
ces dualités illustrent une technique de contrepoint très
récurrente chez Zola et qui n'est pas sans trahir une vision
manichéenne du monde.
De plus, ce rythme binaire qui règle l'ensemble des
thèmes dans le roman est secondé par une tendance à la
répétition : le premier chapitre qui offre un premier tour dans
les Halles est repris par le quatrième chapitre. La description de la
charcuterie revient plusieurs fois. Le lever du soleil se répète
chaque jour dans un mouvement cyclique. Les sentiments de nausée
s'emparent de Florent et lui reviennent à chaque contact avec la
nourriture débordante. Dans un mouvement circulaire, le roman s'ouvre
sur l'avènement de Florent de « l'île de diable » et se
termine par le retour de ce dernier en exil. Cet effet de
répétition n'est pas sans créer un rythme et une
redondance qui structurent l'ensemble de l'oeuvre.
Au niveau énonciatif, on remarque une alternance entre
le dialogue et la narration.
Par ailleurs, si on examine la trame narrative, on remarque
que le rythme d'évolution correspond à une cadence mineure.
L'acmé de l'oeuvre, prise de Florent par les policiers, se situe au
dernier chapitre. Les cinq premiers chapitres forment la protase de l'oeuvre et
créent ainsi un effet de suspens par le retardement de
l'événement principal.
Zola cherche, peut-r tre, à prolonger l'intrigue de son
roman. Il paraît que mrme la construction dramatique de l'oeuvre est
repartie en « Gras » et « Maigres » : une grasse
description s'oppose à une maigre intrigue. Ainsi, par sa construction
mrme, basée sur les parallélismes et les
répétitions, le roman annonce, de prime abord, une certaine
poéticité.
En sus, le goût de Zola pour le rythme est remarquable
dès les premières lignes de l'oeuvre :
Au milieu du grand silence, et dans le désert de
l'avenue, les voitures des maraîchers montaient vers Paris, avec les
cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les
façades des maisons, endormies aux deux bords, derrière les
lignes confuses des ormes. (385).
Une isotopie de la musique marque cet extrait : « Les
cahots rythmés », « les échos », le verbe «
battaient », le substantif « silence » et le participe
passé « endormies » opèrent une antithèse qui
met en relief cette isotopie et indique le début d'une symphonie. On
remarque, qu'au théktre, avant de commencer une symphonie, on exige le
silence. Zola paraît s'imposer donc comme un chef d'orchestre et annonce
le commencement d'une longue symphonie qui chante la nourriture
débordante des Halles. Le lexique qui renvoie à la
musicalité jalonne toute l'oeuvre. D'ailleurs Maupassant
décrivant les oeuvres de Zola affirme :
Ce sont des poèmes sans poésies voulues, sans
les conventions adoptées par ces prédécesseurs, sans
aucune des rengaines poétiques, sans parti pris, des poèmes
où les choses quelles qu'elles soient, surgissent égales dans
leur réalité, et se reflètent élargies, jamais
déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou
belles indifféremment dans ce miroir grossissant mais toujours
fidèle et probe que l'écrivain porte en lui59.
Au niveau rhétorique, la musicalité est
repérable à travers le recours à des
procédés comme le parallélismes, les figures de
répétition, les rythmes des phrases etc. On propose d'analyser
ces procédés dans des extraits qu'on a choisi en fonction de leur
sonorité :
Il était une fois un pauvre homme. On l'envoya
très loin, très loin, de l'autre côté de la
mer... Sur le bateau qui l'emportait, il y avait quatre cents forçats
avec lesquels on le jeta. Il dut vivre cinq semaines au milieu de ces
bandits, vêtu
59 Guy de Maupassant, Èmile Zola, 1883,
`cité dans' Le Ventre de Paris, édition des
Rougon-Maquart établie par La Bibliothèque de la
pléiade, partie intitulée « Naturalisme et romantisme
», notes introduites par Pierre Cogny.
45
comme eux de toile à voile, mangeant à leur
gamelle. De gros poux le dévoraient, des sueurs terribles le laissaient
sans force. (428)
C'est la répétition qui marque ce passage. On
note la reprise anaphorique du syntagme « très loin » qui
n'est pas sans créer une redondance. De surcroît, une
répétition des sons /e/ et /a/ nous semble digne d'rtre
mentionnée : « l'emportait » rime avec « avait » et
« forçat » fait écho à « jeta ». Il y
a aussi place à l'homéotéleute ou rime à
l'intérieur d'un récit : « toile », voile » et
« gamelle » riment ensemble. On a une première rime /e/ :
emportait, avait /AA, puis une deuxième rime /a/ : forçat, jeta
/BB. Il y a lieu de parler d'une rime plate (AA, BB). Les sons /e/ et /a/ par
les sons aigus qu'ils provoquent visent peut-être à provoquer le
lecteur et à attirer son attention
Au niveau sémantique la présence de la nature
renforce la poéticité de l'extrait. Le soir est un moment propice
à la méditation. Il favorise le déversement des sentiments
que la tendance à la parataxe rend plus fluides. La focalisation interne
permet de transcender les sensations de Florent et de rendre compte de son
humeur maussade. La nature est ainsi en diapason avec la psychologie de ce
dernier. C'est une nature complice qui joue le rôle d'une
échappatoire, un refuge, souvent présente dans la poésie
romantique. Cela renforce l'aspect poétique du passage et justifie,
entre autres, la recherche du rythme et des sonorités qui atteste les
tendances romantiques de Zola.
En outre, le goût de ce dernier pour la
musicalité est sensible dans le passage où il décrit les
fromages :
C'était une cacophonie de souffles infects, depuis les
lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande,
jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des renflements sourds du
cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant
large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées,
les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des
mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres,
s'épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du
géromé, du marolles, du livarot, du pont-l'évêque
peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de
puanteurs. Cela s'épandait, se soutenait, au milieu du vibrement
général, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu
de nausée et d'une force terrible d'asphyxie. (502).
« Cette association de l'odorat à l'ouïe se
retrouvera chez Huysmans, qui transpose goût et ouïe dans le
célèbre orgue à bouche de des Esseintes, dans A
rebours »60.
60 Le Ventre de Paris, note de bas de page n°:111,
p. 501.
Par les termes qui renvoient au domaine de la musique ; «
cacophonie », « renflements sourds », « un chant long de
basse », « notes piquées », vibrement
général », Zola semble faire un étalage de sa culture
musicale. L'expression « explosion de puanteurs » nous paraît
très expressive dans la mesure où elle illustre une fusion entre
le son et l'odorat. Ce thème de fusion traverse d'ailleurs toute
l'oeuvre. On l'étudiera de plus près dans notre dernière
sous partie.
En associant le lexique de l'odorat et celui de l'ouïe au
lexique alimentaire, Zola vise, peut-être, à créer un
« effet de réel », et à présenter les aliments
comme plus vraisemblables. Ou, peut-être, voulait-il par ce
procédé rendre plus léger son style étouffé
par la densité de la matière.
Aussi, Le Ventre de Paris, dans ses meilleures pages,
se transforme en une épopée de la matière nutritive et
verbale. On a essayé, à cet égard, de mettre en relief le
goût de Zola pour tout ce qui relève du rythme et des
sonorités, lisibles à travers la construction mrme de
l'oeuvre.
On a étudié également la
musicalité au niveau énonciatif, autrement dit, les figures de
répétitions, les rimes, les assonances, bref tout ce qui
relève de la sonorité et du rythme.
Le style de Zola transforme Le Ventre de Paris en un
espace où se brouillent les frontières entre la
réalité et le mythe, entre le réalisme et la
métaphore. Ces aliments débordants des Halles oscillent entre
l'authenticité de leurs couleurs, l'extravagance de leur dimensions et
l'hypertrophie de leurs quantités plaçant ainsi le lecteur dans
un univers de doute : ces flots de nourriture, relèvent-ils du
réalisme ou de la métaphore ?
Le style de Zola renforce ce doute. Il s'agit d'un style
imagé, hanté de mythes, de symboles et de fantaisies que nous
proposons d'étudier dans notre deuxième sous- partie.
2. Style imagé
On désigne par style imagé, un style
figuré, orné d'images et de métaphores. C'est ce qui
marque le plus l'écriture de Zola, dans le Ventre de Paris.
D'ailleurs, on le voit bien par le choix du titre de l'oeuvre qui peut rtre lu
comme une métaphore filée du ventre. Zola joue sur le
sémantisme de ce mot qui entretient avec
47
l'alimentation un rapport métonymique. A quoi peut
servir un ventre sinon à la digestion de la nourriture. Parfois, Zola
vise le sens dénotatif du mot ventre. Parfois c'est plutôt le sens
métaphorique et symbolique de ce mot qu'il semble vouloir mettre en
exergue. Ainsi, comme le montre Marie Scapra, l'image du ventre balance entre
le réalisme et la métaphore :
Au premier niveau, réaliste, les Halles sont un
marché alimentaire fonctionnel ; puis, prises par un processus de
métamorphose épique, elles deviennent ce ventre géant
déjà évoqué, signe de la « grande table
toujours servie », de « l'orgie » des appétit bourgeois
et du second Empire ; enfin, l'amplification, se faisant plus universelle,
atteint le plan du mythique et les Halles sont la métaphore d'une sorte
de principe alimentaire général,
l'Appétit61.
Marie Scapra résume, en quelque sorte, le
fonctionnement de la métaphore du ventre dans le roman. C'est cette
métaphore qui fait le poids critique de l'oeuvre. Étant par
définition l'interpénétration de deux mondes
différents : le réel et l'imaginaire, elle crée une sorte
de brouillage sémantique qui renforce l'aspect poétique de
l'oeuvre. La dimension pamphlétaire de l'oeuvre est masquée par
son aspect poétique dI au style dont use Zola. Ce dernier
présentant les notes préparatoires du Ventre de Paris,
s'adresse aux lecteurs du Gaulois:
L'idée générale est : le ventre-le ventre
de Paris, les Halles où la nourriture afflue, pour rayonner sur les
quartiers divers ; -le ventre de l'humanité, et par extension la
bourgeoisie digérant, cuvant en paix ses joies et ses
honnêtetés moyennes62.
De surcroît, placé au centre du corps, le ventre
est doué d'une grande importance. C'est le lieu où se produit la
force qui permet à l'r~tre humain de survivre. Protubérant, cet
organe peut rtre aussi un signe d'embonpoint et par conséquent d'une
certaine aisance de vie. C'est, à la limite, le symbole de
l'égoïsme. Un gros ventre est un ventre surchargé.
L'embonpoint peut être également le signe d'une bonne santé
voire d'un excès de santé. Cependant, l'excès est un signe
de déséquilibre. Un ventre trop plein suppose selon « la
technique de contre point » que prône Zola, un ventre vide. Car,
comme l'affirme Geneviève Sicotte , chez Zola, tout est
mesuré et « s'il y a manque d'un côté, c'est qu'il y a
trop plein de l'autre »63.
De mr me, la forme ronde du ventre nous paraît d'une
grande valeur symbolique. Zola paraît hanté par le goût de
la circularité. Le ventre a une forme
61 Marie Scapra, Op. cit. , p. 54.
62 Le Ventre de Paris, préface, p. 379.
63 Geneviève Sicotte, Op. cit. p. 173.
circulaire, les Halles aussi, les aliments ont une forme
ronde, notamment les oeufs, les lieux aussi sont fermés donc
circulaires, les marchandises circulent, l'argent circule également. La
nourriture, comme l'a montré Marie Scapra, dans son étude du
thème de la circularité, dans le Ventre de Paris, fait
un mouvement circulaire : elle part de la campagne de Nanterre pour y revenir.
La description se fait à travers tantôt l'oeil de Florent
tantôt à travers celle de Claude. Or l'oeil, qui est naturellement
rond, renforce à son tour le motif de la circularité dans
l'oeuvre.
De même la circulation de la matière nutritive
fait écho à celle de la matière verbale assurée par
le personnage de Mlle Saget qui fait circuler les informations dans les
quartiers des Halles.
Ainsi, le roman devient une infinité de cercles
enchâssés, une interminable mise en abyme qui renforce
l'enchevr~trement de l'oeuvre déjà provoqué par
l'abondance et la variété des aliments.
Dans le mr me ordre d'idées, la circulation des
aliments nous fait penser à la chaîne alimentaire qu'exprime le
passage décrivant le retour des légumes à la terre sous
forme de déchets, un retour qui symbolise le retour à l'origine,
à la mère :
Les épluchures des légumes, les boues des
Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque, restaient
vivantes, revenaient où des légumes avaient poussé, pour
tenir chaud à d'autres générations de choux, de navets, de
carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient,
s'étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à
la terre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort. (486).
Cet extrait nous paraît très représentatif
du motif de la circularité qui hante le Ventre de Paris.
L'expression « sans jamais se lasser » dit bien l'idée de la
répétition et de la circularité. Les légumes,
sortis de la terre toute fraîches et luisantes, y retournent
fanés, épuisés, esquintés après avoir fait
le tour des Halles. Ils retournent à leur origine, à leur
mère. Le texte est traversé par une métaphore
anthropomorphique qui humanise la matière nutritive : le mot «
générations » est employé généralement
pour désigner les êtres humains.
De même, le verbe « retournaient » n'est pas
sans traduire une certaine personnification des légumes. Ce verbe
exprime la volonté de retour. La volonté est souvent liée
aux êtres humains. Le verbe « vouloir » exprime à son
tour l'idée de la volonté voire d'une conscience qui ne peut rtre
accordée à des légumes. Zola vise, peut-être,
à travers ce procédé de personnification, à une
valorisation des aliments.
De toute façon, l'emploi du substantif «
générations », du verbe « retournaient », qui
n'est pas sans exprimer une personnification de la nature, est un emploi
figuré qui renforce le style imagé pour lequel opte Zola. Outre
celle du ventre, Zola use de la métaphore des « Gras » et des
« Maigres » :
La métaphore des « gras » et des «
maigres », amplement relayée par Hugo et Zola, mais dont les
racines sont immémoriales (voir Brueguel), est fréquemment
convoquée pour critiquer l'absence de fraternité et
d'égalité. Mais l'image qui domine le paysage discursif est celle
du mode sans merci, livré à « la lutté pour la vie
»et où l'alternative est simple : manger ou être
mangé64.
IMAGE 4:
" Les Gras, énormes à crever,
préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés
par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'ichalas envieux ; et
encore les Gars, à table, les joues dp~bordantes, chassant un Maigre qui
a eu l'audace des s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille
au milieu d'un peuple de boules ". (488).
64 Geneviève Sicotte, Op. cit., p. 59.
50
Imitant les estampes de Bruegel, Zola use de l'art de portrait
pour renforcer son style, déjà riche en images
métaphoriques, et pour mettre en exergue l'opposition entre les gras et
les maigres. Cette métaphore est en rapport indirect avec l'objet
alimentaire, sujet de notre travail. C'est en quelque sorte l'arrière
plan sociologique de l'oeuvre, sa dimension ethnographique et ethnocritique. Le
thème essentiel de cette métaphore est la lutte pour la vie, pour
manger. La nourriture représente l'élément catalyseur qui
provoque cette lutte. Les "Gras" et les "Maigres" deviennent deux symboles.
À cet égard P.Hamon met l'accent sur la dimension
allégorique du style zolien où le symbole se taille la part du
lion. D'ailleurs Zola lui-même affirme fièrement :
Qui donc abusa jamais plus que moi du symbole ? Mes livres
sont des labyrinthes où vous trouviez, en y regardant de près,
des vestibules et des sanctuaires, des lieux ouverts, des lieux secrets, des
corridors sombres, des salles éclairées65.
La métaphore du labyrinthe est, en fait,
fréquemment présente chez Zola. Parallèlement à la
mine-labyrinthe de Germinal, on a dans Le ventre de Paris les
Halles-labyrinthe. Leurs caves sombres, les pavillons, les ruelles
évoquent tous l'image d'un dédale. La partie du roman qui nous
décrit les coins des Halles le montre bien. En sus, une autre image
métaphorique également récurrente chez Zola, et qui fait
d'ailleurs une sorte de métaphore filée lézardant
l'oeuvre. C'est la métaphore de la machine à propos de laquelle
Colette Becker affirme :
L'image de la machine lui sert à rendre compte du
fonctionnement de tout mécanisme aux rouages complexes : le grand
magasin, la Bourse, les Halles, ou le corps humain, « délicate
machine », ou encore certains mécanismes abstraits, comme la
spéculation, les machines à pièces de cent sous
montée par Saccard 66.
En effet, la machine est aussi le symbole de toute une
révolution industrielle qui a marqué le XIXè
siècle. Si Zola introduit cette image, c'est que son époque
l'exige. La machine, sous la plume de Zola se transforme, pour ainsi dire, en
un mythe contemporain. Il est, à la limite, le prodigieux symbole de
tout un siècle d'industrie. La description des Halles à travers
le regard de Florent, un étranger, nous rappelle le passage qui
décrit le Voreux dans les premières pages de Germinal :
« Le
65 Dorothy E. Speirs et Dolorès A. Signori, Entretiens
avec Zola, Les Presses de l'Université d'Ottaw 1990, P. 140.
Cité dans Zola, Le Saut dans les étoiles, Op.
Cit. , p. 218.
66 Colette Becker, Op. cit. p. 221.
Voreux, à présent, sortait du rr~ve. [...] Cette
fosse tassée au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de
briques dressant sa cheminée comme une corne menaçante, [lui]
semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour
manger le monde »67.
La description du Voreux et celle des Halles fonctionnent en
parallèle illustrant le motif d'une « apparition fantastique »
que souligne l'expression « sortir du rêve ». L'accent est mis
sur les impressions que suscite la vue d'un énorme monument pour la
première fois. Le Voreux communique le sens du grand appétit.
C'est l'expression de la voracité, l'envie démesurée
d'engloutir. Le marché des Halles, présenté dans
l'illustration ci-dessous, est décrit comme un récipient
énorme, un ventre géant où se mêlent les
nourritures.
Leur description est d'inspiration fantastique voire
surréelle évoquée d'emblée par le mot
rêve.
IMAGE 5:
" Et Florent regardait les grandes Halles sortir de
l'ombre, sortir du rêve où il les avait vues, allongeant à
l'infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d'un gris
verdktre, plus gpante encore avec leur mkture prodigieuse, supportant les
nappes sans fins de leurs toits. Elles entassaient leurs masses
géométriques ". (398-399).
67 Émile Zola, Germinal, G-F. Flammarion, Paris,
1968, p. 33.
52
L'image des Halles est brouillée par les sensations de
Florent. Une première métaphore anthropomorphique transforme les
grands marchés en une créature fantasmagorique. Les Halles, ce
ventre de Paris, est présenté comme un « ventre de
métal » exprimant ainsi la rigidité et la puissance. Sa
composition : « boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de
fonte », trahit la dominance de la matière dans l'écriture z
olienne. De plus, l'emploi de la comparaison : « comme une machine moderne
» seconde la métaphore de la machine qui jalonne le texte. Ces deux
procédés presque toujours en parallèle, corroborent la
dimension poétique du style zolien en ce qu'ils aiguisent l'imagination
du lecteur et favorisent le surgissement des images. De plus, le jeu du
clair-obscur, leitmotiv qui marque l'écriture de Zola, participe
à la création d'une atmosphère fantastique. Florent est
émerveillé par ce monument qu'il ignore, et dont le
mystère est renforcé par l'emploi des adjectifs indéfinis
mis en parallèle : « quelque machine à vapeur/quelque
chaudière », comme pour intensifier l'auréole
d'énigme et du merveilleux qui entoure le lieu.
C'est l'art de Zola d'entourer le réel d'un halo de
mystère et de le ciseler par une description ampoulée et un style
bourré d'images qui envahit le lecteur et le plonge dans un monde de
rêve et de contes merveilleux ourdis par l'imagination et la fantaisie
d'un poète.
De mrme, l'imparfait de la description, par sa valeur
épique, efface les limites temporelles des verbes et place la
description hors du temps. Brouillage du temps et de l'espace, on est, en fait,
dans un monde sans frontières, le monde de la fantaisie, de
l'imagination et du rrve. On est dans le monde des abstractions, du
fantastique.
En somme, en poète, Zola fait preuve d'un curieux goEt
pour les métaphores. Son style est riche en images inspirées,
tantôt des mythes, tantôt de son imagination où il conjugue
la science avec la fantaisie au mode du surréel. L'opération
aboutit à des descriptions fantastiques qui effacent les
frontières entre la réalité et l'imagination.
Ainsi, métaphores abolissant les limites entre le
concret et l'abstrait, le matériel et l'immatériel, apparitions
fantastiques, musicalités, rrves, sommes-nous déjà dans le
récit poétique ?
3. Vers un récit poétique
Dans Le ventre de Paris deux mondes s'enchevrtrent :
un monde poétique et un monde sinon fantastique du moins
étrange.
En effet, maints lieux communs de l'étrange sont
repérables dans l'oeuvre. On a d'abord le topos du lieu inconnu :
Florent est un étranger qui vient voir les nouvelles Halles pour la
première fois, car ces grands marchés, comme on l'a
déjà mentionné, étaient construits pendant son
exil. Ils sont pour lui un lieu inconnu. De plus, ces grands marchés
décrits dans la lumière terne des becs de gaz, évoquent le
lieu commun du château qui caractérise le roman noir. À
cela s'ajoute l'emploi récurrent de la métaphore, le jeu du
clair-obscur, l'importance donnée à l'ombre et aux effets de
lumière en général.
Zola marque les aliments des Halles et les Halles mrmes d'une
teinte de mystère. L'abondance des nourritures, leur entassement et
leurs grandes tailles n'est pas sans créer, au moins pour Florent, une
atmosphère d'étrangeté inquiétante.
Il lui semble parfois qu'elles sont dotées de vie. Zola
les présente comme des ttres animés :
A certains craquements, à certains soupirs
légers, il semblait qu'on entendît naître et pousser les
légumes. Les carrés d'épinards et d'oseilles, les bandes
de radis, de navets, de carottes, les grands plants de pomme de terre et de
choux, étalaient leurs nappes.(487).
La construction impersonnelle « il semblait que »
fonctionne comme une formule modalisante exprimant une certaine
illusion, un doute qui fait l'essence mrme du fantastique:
Le fantastique, c'est l'hésitation
éprouvée par un rtre qui ne connaît que les lois
naturelles, face à un événement en apparence
surnaturel68.
Ainsi Florent hésite, se demande, peut-r tre, s'il a
entendu, ou non, naître et pousser les légumes. Que les
légumes poussent et naissent est tout à fait naturel. Ceci
relève du réel. Mais entendre les légumes pousser et
naître paraît surnaturel. Cela relève du surréel. Il
s'agit d'un mot clés.
68 Tzvetan Todorov, Introduction à la
littérature fantastique, Èdition du Seuil, Points, 1970, p.
29.
C'est l'essence mr me du récit poétique tel que le
définit Jean Yves Tadié :
54
Mythes symboles et rêves hantent le récit
poétique au XX siècle; ils assument dans la littérature
française, qui passait, jadis, pour si raisonnable et maintenant, pour
si moderne, la survie du langage archaïque, des « rêves
séculaires de la jeune humanité ». Et c'est bien d'abord au
traitement du langage qu'un récit est poétique. Ni la conception
des personnages, ni celle du temps ou de l'espace, ou la structure ne sont une
condition suffisante: la densité, la musicalité, les images ne
manquent au contraire jamais, et peuvent aller jusqu'à procurer
l'impression qu'ouvrir ces récits c'est lire de longs poèmes en
prose. Le récit, parce qu'il a voulu reprendre à la musique et
à la poésie leur bien, a était traité comme un
poème69.
Bien que le récit poétique n'ait triomphé
qu'à partir des années vingt, suite à la crise du roman,
et à ce qu'on appelle la banqueroute du roman naturaliste,
l'écriture zolienne, notamment dans Le Ventre de Paris, semble
en être une anticipation. L'importance que ce dernier accorde à la
matière, autant nutritive que verbale, la surabondance des mots
entraîne une sursignification et parallèlement les
débordements de la matière verbale entraînent un
débordement sémantique.
Les choses commencent à sursignifier comme l'a
mentionné Geneviève Sicotte, dans son analyse de la dimension
symbolique des aliments.
L'importance que donne Zola à la matière est
rendue plus visible par le recours à la métaphore
anthropomorphique. Ce dernier, dans son culte de la chair va jusqu'à la
personnification des parties du corps :
Ce dos énorme très gras aux épaules,
était blrme, d'une colère contenue, il se renflait, gardait
l'immobilité et le poids d'une accusation sans réplique. Quenu,
tout à fait décontenancé par l'extrr~me
sévérité de ce dos qui semblait l'examiner avec la face
épaisse d'un juge, se coula sous les couvertures, souffla la bougie, se
tint sage. (463).
Ce curieux « grand plan » fait sur le dos de Lisa
s'avère d'une prodigieuse importance. Cette manière
d'évoquer le personnage par une partie du corps, est très
fréquente chez Zola. Elle exprime l'importance que ce dernier donne
à la chair, à la matière qui constitue le corps humain. Il
y a là le tempérament d'un naturaliste, un spécialiste
dans l'analyse du corps, bref, un anatomiste. De mrme, la personnification du
dos de Lisa n'est pas indifférente. Il s'agit d'une métaphore
anthropomorphique
69 Jean-Yves Tadié, Le Récit
poétique, Gallimard, 1994, p. 179.
filée qui structure le passage.
C'est aujourd'hui une constante dans le récit
poétique en ce qu'elle exprime un jeu sur le signifiant abolissant les
frontières entre le concret et l'abstrait. Du concret relève le
«dos » caractérisé par l'adjectif « blême
» employé ordinairement pour désigner le visage. De
même, le substantif « colère » renvoie au monde abstrait
des sensations. Ce « télescopage » entre l'abstrait et le
concret a un nom : le zeugme. Ce procédé de style consiste en
fait, à juxtaposer des éléments dissemblables. C'est
surtout l'expression d'une absence de liaison, une fragmentation du
réseau sémantique, et rompt ainsi la linéarité d'un
texte. Zola met sur le même niveau, par coordination, ce qui
relève du matériel, de l'anatomique « le dos » et ce
qui relève du sentimental, du caractériel, de l'abstrait, «
colère », « sévérité ». Ce
glissement sémantique est de nos jours l'une des marques du récit
poétique.
On a là la magie zolienne de papillonner entre le
réel et l'imaginaire, entre l'anatomique et le poétique. La
métaphore personnalisante du dos, enclenchée par le verbe «
examiner » dit bien la place qu'occupe le corps chez Zola. Aussi, à
travers cet extrait, et tout au long du roman d'ailleurs, Zola
développe-t-il une esthétique de fusion, d'effacement des
frontières : l'abstrait avec le concret, l'anatomique avec le
sentimental, le fantastique avec le poétique, le réalisme avec la
métaphore. Zola dans son Ventre de Paris qui, par la forme
circulaire qu'évoque le mot ventre et qui nous rappelle l'image du
récipient, fait une grande préparation où il met tout :
des tas de légumes, de fruits, de viandes, de poissons de volailles etc.
Il prépare un repas géant à un gourmand tout aussi
géant : Paris.
En naturaliste, Zola, motivé par un esprit
scientifique, développe son goût pour l'expérience et
prépare ainsi une solution littéraire, pour ainsi dire, dans
laquelle il opte pour un mélange des tons. Dans Le Ventre de
Paris, l'épique, le mythologique, le fantastique et le
poétique s'interpénètrent et fusionnent ensemble.
En effet, le thème de la fusion traverse toute l'oeuvre.
Dès le début, Zola nous offre une nouvelle image du repas :
Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient
du café, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rang de
consommateurs était formé au tour d'une marchande de soupe aux
choux. Le sceau de fer- blanc étamé, plein de bouillon, fumait
sur le petit réchaud bas dont les trous jetaient une lueur pâle de
braise. (397).
56
Il s'agit d'une nouvelle forme de repas : « le repas du
peuple » qui s'oppose au repas familial intime :
Evalué à l'aune de la séparation entre le
privé et le public et entre le haut et le bas, le repas du peuple fait
figure de dînette, de « demi- portion » ; rogné par le
temps et par l'argent qui manquent, il est caractérisé par
l'inorganisation et par une socialité toujours peu ou prou
incomplète70.
C'est une autre illustration du thème de la fusion. Ce
repas public représente d'abord la fusion entre l'intérieur et
l'extérieur, entre le privé et le public. Ensuite, la fusion
d'une part entre l'homme et l'animal et d'autre part entre l'homme et son
milieu.
Zola recourt, dans sa peinture de la société,
à la métaphore de l'animal. Ces bourgeois qui habitent Paris sont
présentés comme des bêtes animées par le besoin de
manger et l'instinct de la « lutte pour la vie».
Dans le mr me ordre d'idées, le chef de file des
naturalistes explique : « les naturalistes reprennent l'étude de la
nature aux sources mrmes remplaçant l'homme métaphysique par
l'homme physiologique et ne le séparant du milieu qui le
détermine » 71 . Dans Le Ventre de Paris, le passage qui
décrit la Sarriette entourée de ses fruits est certes, comme l'a
signalé P.Hamon dans Le Personnel du roman, l'un des moments
les plus représentatifs de cette doctrine naturaliste en ce
qu'il montre le rapport exigu entre l'r~tre humain et le milieu qui
l'influence.
Ainsi, le thème de la fusion, non seulement jalonne
l'oeuvre, mais paraît comme l'une des idées maîtresses sur
lesquelles est bâti le roman. Le Ventre de Paris devient donc
l'expression de toute une nouvelle conception de l'oeuvre littéraire. Ce
roman contient des éléments que nous trouvons aujourd'hui
dans le récit poétique à propos duquel Dominique
Combe affirme :
Aussi, le genre mixte du « roman poétique »
doit-il être compris comme juxtaposition des éléments
contradictoires dans une totalité supérieure puisqu'il est
étranger à une synthèse organique véritable [...].
Le roman poétique loin d'r~tre un genre synthétique, n'est qu'un
genre hybride d'inspiration fragmentaire72.
70 Geneviève Sicotte, Op. Cit., p.173.
71 Zola, OEuvres Complètes, « Le
Naturalisme », p. 508.
72 Dominique Combe, Poésie et Récit;
Une Rhétorique des genres, José Corti, 1989, p.
144-145.
A cet égard, le thème de la fusion peut rtre
senti comme une demande d'abolir les frontières qui séparent les
genres littéraires. Il s'agit surtout d'une tendance qui
caractérise la fin du XIXè siècle pour annoncer une
nouvelle conception de l'oeuvre littéraire. La poéticité
et le récit gastronomique peuvent être perçus comme une
tentative de promouvoir le genre romanesque par des innovations qui visent
à réhabiliter ce genre en dégradation et qui annoncent en
même temps une nouvelle conception du roman en particulier et de l'oeuvre
littéraire en général. Ainsi Zola, avec une «
écriture artiste » marquée par la juxtaposition, les
séries énumératives et accumulatrices, le style
imagé fondé sur les images métaphoriques, les descriptions
dans le goût impressionniste, fait du Ventre de Paris une oeuvre
d'art. On y trouve de la poésie, du roman, du théâtre et
même des procédés qui renvoient à la peinture comme
l'ekphrasis. Zola parle déjà d'un nouveau type de roman où
s'interpénètrent science, littérature et art, un roman
analyste, moderne.
Définissant sa conception du roman et du romancier moderne
Zola affirme :
Il est, avant tout, un savant de l'ordre moral. J'aime
à me le représenter comme l'anatomiste de l'k~me et de la chair.
Il dissèque l'homme, étudie le jeu de passions, interroge chaque
fibre, fait l'analyse de l'organisme entier. Comme le chirurgien, il n'a ni
honte ni répugnance lorsque il fouille les plaies humaines. Il n'a souci
que de vérité. Et étale devant nous le cadavre de
nôtre coeur. Les sciences modernes lui ont donné pour instrument
l'analyse et la méthode expérimentale.73.
Il paraît que la vérité et la
liberté sont donc les deux thèmes centraux sur lesquels Zola pose
sa conception du roman moderne. Le Ventre de Paris, à cet
égard, peut-être lu comme une réalisation de cette
conception. C'est en quelque sorte un résumé de la doctrine
naturaliste. Dans sa dimension documentaire, cette oeuvre cherche la
vérité. Par sa valeur poétique, sa dimension artistique et
son allure épique elle vise la liberté. Le choix de la nourriture
comme sujet de l'oeuvre n'est paraît pas fortuit. La nourriture
évoque par métonymie une classe goinfre ; la bourgeoisie. Cette
classe qui soutient le régime impérial et lui sert de base. Ce
régime, en revanche lui procure un climat de paix et de
tranquillité qui favorise l'essor de son commerce. Dans une
autre perspective, le libéralisme littéraire que vante Zola fait
écho à un libéralisme économique qui traverse les
marchés à l'époque. Dans une perspective symbolique, Zola
compare les Halles à une table gigantesque « toujours servie
».
73 Émile Zola, OEuvres Complètes,
« Deux Définitions du roman », p. 281.
58
Ne pouvons- nous pas dire que cette « gigantesque table
» bourgeoise dont parle Zola, est le dernier repas festif de cette classe
goinfre ? Car le déclenchement de
la guerre franco-allemande lui réserve des jours
difficiles.
Pour la bourgeoisie adulée le Carnaval sera bientôt
fini. C'est la période du Carême qui se prépare.
CONCLUSION
60
Conclusion
On arrive, de file en aiguille, au terme de cette
étude. Dans notre analyse du lexique alimentaire dans Le Ventre
Paris, on a opté, dans une première partie, pour une
classification, un dénombrement des différents types de
nourritures repérés dans l'oeuvre. Ce travail de taxinomie fait
l'objet de notre première sous partie qui, comme son nom l'indique, vise
à mettre en exergue la variété des aliments.
Dans la deuxième sous partie, on a essayé de
mettre l'accent sur l'abondance des aliments. On a étudié la
tendance de Zola au grossissement de la nourriture tout en soulignant la
parenté de son style avec celui de Rabelais d'où le foisonnement
des énumérations et des accumulations. Dans la troisième
sous partie, on a vu que le symbolisme des aliments tourne autour des valeurs :
politique, religieuse, socio- économique et philosophique. Tout ce
travail s'inscrit sous le titre de la première partie de notre
étude.
Dans la deuxième partie, on essayé
d'étudier à la description des aliments dans le roman. On a
d'abord essayé de traiter le rapport entre l'acte de décrire et
celui de peindre visant ainsi la mise en valeur de la dimension artistique de
l'oeuvre. Puis on a mis l'accent sur l'écriture zolienne, une
écriture qualifiée d'artiste, marquée par les jeux de
lumière et de couleurs. Le résultat de notre réflexion sur
le style de Zola aboutit à la possibilité d'un rapprochement avec
le style impressionniste des peintres du "Salon" et avec l'écriture
« artiste » des Goncourt. On a de mrme conclu qu'il est possible de
parler d'une écriture suivant l'Ut pictura poesis.
Dans notre troisième, et dernière partie, on a
voulu mettre l'accent sur la dimension poétique de l'oeuvre. On a
essayé de montrer pourquoi nous pouvons aller jusqu'à dire que,
dans Le Ventre de Paris, il est question d'un poème de la
nourriture. On a, de mrme, essayé d'rtre sensible à la
musicalité dans l'oeuvre autant au niveau de la construction
du roman qu'au niveau de la description des aliments. On a, par la suite,
essayé d'analyser le style imagé de Zola. On a voulu être
attentifs, à cet égard, au foisonnement des images
métaphoriques, métaphores : « Halles/ventre », «
Halles/machine », « Halles/table gigantesque » etc. Toutes ces
images se conjuguent avec les jeux de lumière et d'ombre pour
créer une atmosphère fantastique et mythique et plonger le
lecteur dans un univers onirique.
Dans la troisième, et dernière sous partie, on a
essayé de montrer en quoi cette oeuvre de Zola représente les
traits d'un récit poétique. Le thème le plus marquant
dans
l'oeuvre est celui de la fusion, du brouillage. Zola efface
les frontières entre l'acte de décrire et celui de peindre, entre
la poésie et la prose, entre les différents aspects de son oeuvre
: documentaire, réaliste, mythologique et symbolique.
Zola n'est pas le seul à exploiter ce thème de
la fusion. Il s'agit de toute une tendance qui a marqué la fin du
XIXè et le début du XXè siècle : abolition des
limites entre les genres littéraires et mise en premier plan de la
matérialité de l'oeuvre, autrement dit de sa
littérarité qui ne réside plus dans le sens qu'elle
recèle mais plutôt dans sa valeur poétique. D'ailleurs, J-K
Huysmans affirme :
[...] après ce styliste prestigieux, Gautier,
nôtre maître à tous, au point de vue de la forme, il
était difficile de donner une note nouvelle, une note bien à soi
dans la description purement plastique. Zola l'a fait. Il a une manière
personnelle, neuve, un procédé qui lui appartient en propre pour
brosser de gigantesques toiles74.
Cependant, si splendide et artiste qu'il
soit, le style de ce dernier n'est pas dénué de
quelques irrégularités. Maints critiques accusent le style de
Zola d'rtre trop énergique parfois jusqu'à la brutalité et
d'rtre marqué par un manque de raffinement et de délicatesse. On
lui reproche aussi ses descriptions amplifiées et l'encombrement de
détails qui ne sont pas sans rendre son style monotone. D'autres pensent
que son infériorité est remarquable dès qu'il s'agit de
traduire les réalités morales. On lui reproche de les transposer
en images matérielles qui les alourdissent et les déforment.
Comparé avec Flaubert, J-Huysmans lui reproche, quand
même, quelques lacunes :
Comme cuisine littéraire, comme maniement d'outils,
Flaubert possède une énergique concision, le mot qui dit plus
qu'une ligne et donne à la phrase une intensité vraiment
admirable, les Goncourt s'attaquent avec leur style orfèvre aux
sensations les plus fugitives et les plus ténues, Zola est moins
soigné qu'eux, il a des répétitions inutiles des adjectifs
qui reviennent trop vite, il est moins ciseleur, moins
joaillier75.
Par ailleurs, au moment où il désire, dans sa
doctrine naturaliste, appliquer la méthode scientifique basée sur
l'observation exacte, Zola se laisse aller parfois à sa fantaisie. Son
instinct de poète l'emporte sur celui du naturaliste. D'une part, il
affirme que la vérité seule peut produire des oeuvres d'art et
qu'il ne faut donc pas imaginer ; il faut juste observer et décrire
minutieusement. D'autre part, il définit son naturalisme comme "
74 J-Huysmans, Émile Zola et l'Assommoir, `
Cité dans' Le Ventre de Paris, 1877,
préface, p. 49.
75 Ibid.
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la nature vue à travers un tempérament". Ceci
paraît contradictoire et son style ampoulé d'images
métaphoriques, de mythes, met en question le positivisme de sa doctrine.
Certes, la dimension artistique de ses oeuvres fait de lui un peintre, mais
elle met en branle l'image équilibrée qu'il donne du roman
naturaliste en tant que réconciliation entre la science, jugée
comme trop sèche voire épineuse, et la littérature,
considérée comme trop spirituelle voire inutile.
De toute façon, Zola « possède une
envergure, une ampleur de style, une magnificence d'image qui demeure sans
égale »76. Sous sa plume, Le Ventre de Paris
devient une grande fresque dans le goût impressionniste
représentant le lever de soleil sur les Halles. À sa
manière, Zola peint le grand marché de Paris comme une
créature fantastique qui apparaît sous plusieurs formes. Les
Halles sont un marché, un ventre de métal, un lieu fantastique,
un Eden qui rassemble tous les biens terrestres, un véritable Eldorado
de nourritures.
76 J-Husmans, Op. cit. p. 49.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
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