Introduction.
Depuis longtemps, l'Eglise a fondé sa foi sur deux
axiomes principaux, à savoir : le salut universel de
l'humanité en Dieu d'une part ; en Jésus-Christ (à
travers l'Eglise) d'autre part. Après Vatican II, nous avons
assisté et asistons à l'avènement d'une abondante
littérature en quête d'une théologie chrétienne
(adéquate) des religions. Il s'agit d'une quête qui traduit
mutatis mutandis un désenchantement. Citons l'avènement
du « théocentrisme» . Ce nouveau paradigme tel que
interprété par certains théologiens (nous pensons à
J. Hick et à toute son école), constitue une véritable
menace pour la perspective christocentrique traditionnelle dont s'est servi
jusqu'à lors l'Eglise lors qu'il fallait aller en dialogue avec les
autres traditions. Au fait, il s'agit de questionner la validité, mieux
la ténacité du christocentrisme de la théologie
chrétienne dans ses exigences profondes, à savoir :
« l'unicité » et la signification
« universelle de l'événement-christ ».
La vague des rencontres de différentes traditions
religieuses voudrait s'abattre sans complaisance sur les vérités,
pourtant, fondamentales de la foi chrétienne. Autrement dit, ces
vérités constituent « [...] une pierre d'achoppement pour
ceux qui ne partagent pas notre foi »1(*). Certes, l'unicité et universalité du
Christ comprises de manière stricte s'érigent en une
barrière ne respectant pas ainsi toute possibilité d'un vrai
dialogue. Remédier à ce malaise, sera l'objet de notre
quête. Tout au plus, notre étude voudrait se situer dans le
contexte des traditions religieuses en général dans leur rapport
avec le mystère chrétien. Pour ce faire, ce travail sera
articulé autour de quatre points, à savoir :
Unicité-universalité dans la foi chrétienne
traditionnelle ; Jésus-Christ au centre de la foi ; La
Centralité du Christ dans la théologie oecuménique et dans
la théologie des religions, et Le sens du Christ dans le plan
divin.
1. Unicité-universalité dans la foi
chrétienne traditionnelle.
La foi chrétienne affirme l'unicité du Christ.
Autrement dit, il n'est pas d'autre possibilité que Dieu se serait
choisie pour se révéler et se manifester lui-même. Par
Jésus-Christ et en lui, Dieu s'est révélé de
manière décisive et irrévocable. L'unicité du
Christ dans la foi chrétienne est donc une certitude, une
évidence claire et distincte de l'auto-communication2(*) de Dieu à
l'humanité. De cette unicité, découle alors le principe de
l'universalité du Christ. Pour la tradition chrétienne,
l'universalité du Christ a son plein sens au-delà de l'appel
attrayant que représente l'homme Jésus pour tous ceux qui
l'approchent. Bien plus encore, l'universalité de Jésus se jauge
aussi par rapport à l'influence « de son oeuvre pour le salut
des hommes en tout temps et en tout lieu »3(*). Le Christ est le sauveur. Le
christianisme, tel qu'appliqué récemment à la
théologie des religions, élargit le sens de
l'unicité-universalité de la foi chrétienne
traditionnelle.
En effet, il sied de comprendre que le Christ comme principe
d'« unicité-universalité » n'est pas
conçu de manière exclusive mais plutôt inclusive. Il serait
même tautologique que de vouloir définir
l'unicité-universalité du Christ par une méthode
négative. Car cet ensemble,
« unicité-universalité » souligne à
suffisance combien l'idée d'une clôture, d'une exclusion devrait
être tenue à l'écart. L'unicité du Christ est
plutôt d'une aspiration cosmique en toute son ouverture. Cette
démarche n'a pas manqué d'objection cependant : quelle est
alors effectivement le sens d'une telle vision du Christ sur une terre
où plus de la moitié des hommes n'ont jamais attendu parler de
lui ? Plusieurs tentatives apologétiques ont voulu y
remédier. Tel le concept théologique du « christianisme
anonyme » ou encore du Christ présent mais caché et
« inconnu » au sein des traditions religieuses du
monde ; où la révélation du Christ s'explicite
à travers différentes manifestations culturelles.
S'il est vrai que dans le mystère du Christ, Dieu
lui-même se tourne vers les hommes en auto-manifestation et
auto-révélation, alors le mystère christique s'actualise
partout où Dieu entre dans la vie des hommes. Un tel syllogisme
hypothétique n'est tenable que dans la mesure où il y a
vérité dans son antécédent, à savoir :
S'il est vrai que dans le mystère du Christ, Dieu lui-même se
tourne vers les hommes en auto-manifestation et
auto-révélation... Or c'est parfois là, la pierre
d'achoppement pour ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne. Comment
comprendre le Christ comme le seul et véritable
« lieutenant » de la révélation de
Dieu ? Surtout lorsqu'on a longtemps été initié
à contempler ce même Dieu à travers d'autres
figures ?4(*) Notre
Dieu, ne serait-il alors qu'une idole ? C'est là que commence la
phobie du prosélytisme. Dès lors, s'accentue la question du vrai
ou du faux Dieu. Une chose est d'être avec Dieu et une autre est de
recevoir la grâce de le reconnaître dans la condition humaine de
Jésus de Nazareth. Car le Christ est entré dans notre histoire et
cela dans un contexte bien déterminé.
Certes, « Le Christ de la foi est
inséparable du Jésus de l'histoire ; mais sa présence
et son action ne sont pas liées par les limites du bercail
chrétien »5(*). La théologie du Christ cosmique, bien qu'elle
soit favorable à l'égard des autres traditions religieuses, pense
J. Dupuis, reste à la merci d'une
« étrangéité
ésotérique » pour tous ceux qui ont l'effroi
d'être considérés comme des chrétiens anonymes. Ceux
qui, pour nous chrétiens, respirent du Christ et le logent dans leur
« demeure » sans pour autant le reconnaître. Ceux
à qui nous chrétiens collons notre statut de chrétien. La
démarche qui attribue une signification universelle à un
événement historique particulier de « Jésus de
Nazareth » pose un vrai problème historique. Il est
évident que la valeur relative de l'histoire emboîte le pas
à la signification absolue que le christianisme attribue au fait
Jésus-Christ. Car qu'on le veuille ou pas, tout fait historique est
tributaire de certaines limites (imperfections) liées à son
espace et en son temps. Cependant, ayant conscience « du paradoxe de
l'absolu », pousser au loin un tel débat fausserait toute
distance que nous devons garder vis-à-vis de l'absolu même.
2. Jésus-Christ au centre de la foi.
Dans la foi chrétienne, le Christ et son oeuvre
occupent une place centrale et unique qu'aucune autre tradition religieuse n'a
attribuée à son fondateur. Pour l'Islam le prophète
Mohammed apparaît comme le dépositaire du message de Dieu, celui
à qui Dieu parle en premier6(*). Il en est de même pour le bouddhisme. Gautama
est considéré comme le maître. Illuminé, il montre
le chemin aux autres. Tandis que pour le chrétien, en
Jésus-Christ, le messager et le message se fondent en un. Le Christ est
alors le tout de la foi chrétienne. A la différence des autres
traditions religieuses, le christianisme n'est pas « une religion du
livre », de la loi écrite mais plutôt d'une personne, le
Christ.7(*) La
centralité du Christ nous est témoignée avec force dans le
Nouveau Testament.
En effet, la théologie paulinienne souligne la place
du Christ au centre de la foi chrétienne. Le Christ est
présenté comme « mystère »,
héritage fait aux juifs et aux nations (Eph. 3,5 - 7). Il est le
« seul médiateur entre Dieu et les hommes » (1Tm.
2,5). Dans la vision paulinienne, le Christ est la réalisation
même du projet salvifique de Dieu sur l'humanité : que
« tous les hommes soient sauvés » (1Tm. 2,4). La
centralité du Christ réapparaît aussi dans le discours de
Pierre au Sanhédrin : « il n'est pas sous le ciel d'autre
nom donné aux hommes, par lequel il nous faille être
sauvé » (Ac 4, 12). On pourrait aussi citer les grandes hymnes
de Paul par exemple l'hymne trinitaire de Eph. 1, 3-13 ou encore l'hymne
christologique de Col. 1, 15-20. L'on peut aussi mentionner d'autres textes
néo-testamentaires, où Jésus apparaît de
manière aussi claire comme le sauveur de l'humanité : Jn 3,
17 ; Ac. 10,44-48 ; 17,24-31.
Alors, que disent les Pères à ce propos ?
Nombreux, tel A. Grillmeier8(*) sont les auteurs qui ont traité de la question
christique dans la tradition post-apostolique. En général, il est
constaté que ces auteurs n'ont pas posé de question de
l'« unicité » du Christ. Ils ont plutôt mis
l'accent sur le Christ « sommet » de tout et sur le Christ
comme celui vers qui le tout doit converger. Pour J. Dupuis, l'absence bien
qu'étonnante de la question de
l' « unicité » du Christ chez les Pères
peut cependant se justifier. En effet, à l'époque patristique, la
question de l'unicité de Jésus-Christ sauveur universel n'est pas
encore au centre de toute discussion théologique, au centre de la foi. A
cette époque les débats théologiques sont davantage
tournés vers la question de l'identité personnelle du Christ.
« Un point paraît clair en ce qui a trait à l'attitude
des Pères au sujet de l'unicité de Jésus-Christ :
elle est la pierre de touche de tout l'édifice de la foi
chrétienne, partout impliquée dans l'élaboration de la
doctrine »9(*).
Pour les Pères, la raison de l'unicité de Jésus-Christ est
intrinsèque à la nature des exigences de l'économie de
l'incarnation. Cette auto-communication divine ne pouvait qu'avoir des
répercussions cosmiques.
Qu'en est-il alors du christocentrisme dans la tradition
ecclésiale récente ? J. Dupuis reconnaît que le
concile a bel et bien évolué au cours de ses sessions vers un
christocentrisme et une pneumatologie plus nets. Cela apparaît dans la
constitution pastorale Gaudium et Spes. Toutefois, la
centralité du Christ y reste fortement soulignée : « le
Seigneur est le terme de l'histoire et de la civilisation, le centre du genre
humain, la joie de tous les coeurs et la plénitude de leurs
aspirations »10(*). Par ailleurs, dans la constitution
dogmatique Lumen Gentium, le Christ s'offre comme
lumière des nations. Bien que resplendissant sur le visage de l'Eglise,
le Christ lumière veut illuminer tous les hommes.
L'Eglise, « pour sa part, est dans le Christ comme
un sacrement ou, si l'on veut, un signe et un moyen humain » (L G
n°1). Le concile, dans une fidélité créatrice,
voulait avec plus de précision livrer aux fidèles et à
l'humanité entière la vraie nature de l'Eglise et de sa mission
universelle. « Il importe en effet que la communauté humaine,
toujours plus étroitement unifiée par de multiples liens sociaux,
techniques, culturels, puisse atteindre également sa pleine unité
dans le Christ » (LG n°1). Comprendre l'Eglise comme
« sacrement universel du salut », c'est tout d'abord
souligner avec force la place du Christ comme étant « le salut
lui-même ». En ce sens, pense J. Dupuis, l'Eglise est
elle-même « sacrement du Christ ».
Autrement dit, cette définition invite au
décentrement radical de l'Eglise : « elle se trouve
désormais entièrement centrée sur le mystère de
Jésus-Christ. Lui est, peut-on dire, le mystère absolu, elle, au
contraire, est mystère dérivé et
relatif. »11(*)
Pour J. Dupuis cette définition qui consigne à l'Eglise sa vraie
place de « sacrement du Christ » est porteuse d'une
richesse théologique considérable. Car, non seulement elle
mène à son terme toute conception de l'incarnation,
évitant ainsi toute « inflation
ecclésiologique », mais aussi débouche sur une
perspective christocentrique où l'approche ecclésiologique
traditionnelle semble être dépassée. La centralité
du Christ ainsi replacée au coeur de la démarche dans la foi
chrétienne se doit d'être discutée, dans un contexte plus
large : le contexte oecuménique et celui de la théologie des
religions.
3. La Centralité du Christ dans la théologie
oecuménique et dans la théologie des religions.
3.1. L'oecuménisme.
Dans son décret, Unitatis Redintegratio sur
l'oecuménisme, le concile insiste sur la méthode et la
manière d'exprimer la foi chrétienne. Celles-ci ne doivent en
aucun cas se substituer à des obstacles pour un vrai dialogue avec les
frères : « dans le dialogue oecuménique, les
théologiens catholiques fidèles à la doctrine de l'Eglise,
doivent procéder en conduisant leurs recherches sur les divins
mystères, en union avec les frères séparés, dans
l'amour de la vérité, la charité et
l'humilité » (UR n°11). Au départ de tout dialogue
oecuménique, les dispositions d'amour de la vérité, de
charité et d'humilité s'imposent comme conditions essentielles
pouvant mener au résultat escompté. Dans cette démarche,
il est cependant demandé de tenir compte de la
« hiérarchie » des vérités qui fondent
la foi chrétienne : le mystère du Christ doit être
pris dans toute sa dimension absolue.
Pour J. Dupuis, la foi chrétienne n'a plus rien
d'absolu à amener dans le concert de l'oecuménisme et du dialogue
interreligieux, sinon son christocentrisme. Pourtant,
enchaîne-t-il, « dans les deux domaines
précités [oecuménique et dialogue interreligieux], la
véritable question qui se pose est celle du rapport des
vérités subalternes au mystère absolu de
Jésus-Christ, fondement de la foi ; non de leur rapport au
mystère de l'Eglise catholique, elle-même une vérité
dérivée »12(*). Depuis l'encyclique Mystici Corporis (1943)
de Pie XII, l'oecuménisme catholique dit préconciliaire a
posé le problème oecuménique en terme de rapport
horizontal des autres « Eglises ». Il était question
de préconiser un oecuménisme de retour à la
véritable Eglise du Christ. Cela n'est pas le cas pour Vatican II.
En effet, à l'issue de Vatican II, l'on est
porté à une évidence : la perspective christologique
s'est imposée à l'ecclésiologie du concile. Selon cette
perspective, la véritable question en théologie
oecuménique se fonde sur le rapport vertical des Eglises et des
communautés chrétiennes. Autrement dit, l'oecuménisme
devient un oecuménisme de la réunion des Eglises
séparées, de la recomposition de l'unité idéale
autour du mystère de Jésus-Christ. Ainsi, le concile arrive
à une pleine reconnaissance de
« l'ecclésialité » des Eglises orthodoxes.
L'Eglise catholique reconnaît les grandes valeurs, les dons du Saint
Esprit qui existent en dehors de ses limites visibles : telles la parole
de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l'expérience et
la charité. « En conséquence, les Eglises et
communautés séparées, bien que nous les croyions victimes
de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et
de valeur dans la mystère du salut » (UR, n°3). Car
l'esprit du Christ ne refuse pas de se servir d'elles comme de moyens de salut
dont la force dérive de la plénitude de grâce et de
vérité qui a été confiée à l'Eglise
catholique. Certes, il a fallu une grande force spirituelle aux pères
conciliaires pour lire la volonté divine à travers
l'opacité les signes du temps d'aujourd'hui. Pourtant pour Dieu,
même les ténèbres ne sont pas ténèbres.
3.2. Le rapport avec les autres traditions de
l'humanité.
L'on attendrait qu'à ce niveau, le problème
soit posé aussi dans le rapport vertical de relation au mystère
du Christ présent et à l'oeuvre dans le monde comme c'est le cas
dans le rapport oecuménique. Il n'en est point question dans la longue
tradition de l'Eglise. On se trouve encore confronté à la
question du rapport horizontal des religions au christianisme, au
mystère de l'Eglise. C'est le grand débat de
« extra ecclesiam nulla salus ». Précisons
que cet adage a eu un usage historique bien précis :
emprunté à Fulgence de Ruspe, il a d'abord été
appliqué aux « païens » et aux juifs. Ensuite,
lorsqu'au 13è siècle (1215) l'adage est repris dans le symbole du
quatrième concile du Latran et par la bulle Unam Sanctam (1302)
de Boniface VIII, il ne vise que de manière particulière ceux
qui sont en dehors de l'Eglise de façon volontaire et coupable. Et
enfin, on le retrouve encore dans le décret pour les Jacobites (1442) du
concile de Florence.
Dans cette dernière apparition, l'intention
première de l'adage visait certainement ceux qui se sont
séparés de l'Eglise volontairement et ne se sont pas joints
à elle avant la fin de leur vie.13(*) Un tel adage lu à la lumière de notre
temps étonne sans doute car il est porteur d'une vision exiguë. Une
vision qui a « risqué » (car cela n'étant pas
possible) d'enfermer le salut dans une perspective centrée sur la
primauté ecclésiale. Primauté aujourd'hui seconde et
même dérivée de la primauté absolue du
mystère de Jésus-Christ. Pour J. Dupuis, la manière
positive d'annoncer un tel adage, serait de le centrer sur la perspective
christologique. Alors on aurait une tournure telle que « tout salut
est par le Christ ». Cette dernière formule véhicule le
mieux le contenu de l'affirmation néo-testamentaire : où
Jésus apparaît de manière aussi claire comme le sauveur de
l'humanité : Jn 3, 17 ; Ac. 10,44-48 ; 17,24-31.
A ce sujet, J. Dupuis pense qu'il n'est pas aisé de
trop s'appuyer sur Vatican II. Car dit-il, le simple fait qu'il a
été établi la reconnaissance des valeurs positives au sein
des autres traditions par le concile, ne nous permet pas du tout d'en dire
plus. S'il est vrai que l'Eglise a opté pour la perspective
christocentrique pour le mystère individuel du salut des personnes (GS
n°22), il est tout aussi vrai que cette perspective peut s'appliquer
lorsqu'il s'agit des traditions religieuses elles-mêmes, prises comme des
réalités historiques. A ceci, il sied de souligner
l'adéquation de la perspective christocentrique comme voie
appropriée pour un oecuménisme et une théologie des
religions digne de ce nom. En posant la question du dialogue sur le rapport
vertical du mystère christique par rapport aux autres traditions, la
perspective christocentrique transcende bien l'approche ecclésiologique
quelque peu étriquée. Mais la question du rapport avec les autres
traditions de l'humanité ne devrait pas faire fi du débat actuel
au centre de la théologie des religions.
En effet certains courants, notamment le
théocentrisme, posent l'impossibilité de lier le salut universel
« soit à Jésus-Christ confessé explicitement
dans l'Eglise instituée par lui (1), soit même au mystère
de Jésus-Christ lui-même considéré comme
opérant le salut au-delà des limites des communauté
chrétiennes (2). »14(*) Au coeur de ce débat, la perspective
christocentrique soit-elle inclusive, reste, pour John Hick, comparable au
système ptoléméen de l'univers. Elle n'est qu'illusion. Et
avec elle, tous les efforts construits tout autour pour le soutenir. Ils ne
sont que des « épicycles » qui tôt ou tard
finiront par éclater avec elle. La vraie réalité et la
vraie clef de la théologie des religions gisent plutôt dans
l'univers théocentrique que Hick voit comme le système
copernicien.
D'où l'idée d'une « révolution
copernicienne » de la christologie. Dieu lui-même est le centre
de tout. « Pareil changement de paradigme implique
nécessairement l'abandon de toute prétention à une
signification privilégiée, soit pour le christianisme, soit pour
Jésus-Christ lui-même »15(*). Il faut donc « passer le
Rubicon », autrement dit, il faut reconnaître
l'authenticité et la valeur égales des différentes
religions, et abandonner toute prétention de caractère exclusif
ou même normatif pour le christianisme.
A entendre Gavin D'Costa, dans son livre Theology and
Religious Pluralism16(*), un tel acharnement de la part de John Hick et
de ses disciples n'est que la conséquence d'une interprétation
partiale de deux axiomes fondamentaux de la foi chrétienne. Rappelant
ces deux axiomes: la volonté salvifique universelle de Dieu
et la médiation nécessaire de Jésus-Christ
(et le rôle de l'Eglise) en tout mystère du salut. Gavin D'Costa
montre que le contraste entre l'exclusivisme (H. Kraemer), l'inclusivisme (K.
Rahner) et pluralisme (J. Hick) a son noeud dans une herméneutique
fragmentaire de ces deux axiomes. Pour lui, l'exclusivisme s'appuie sur le
second axiome et néglige le premier. Tandis que le pluralisme,
martèle le premier au détriment du second. Seul l'inclusivisme
parvient à rendre compte de deux et les tient ensemble dans
« une pensée bien pesée ». Soulignons tout au
plus que dans la théologie chrétienne, le théocentrisme
n'a jamais été en tension avec le christocentrisme. La
théologie chrétienne est théocentrique en étant
christocentrique. Il n'est guère question de faire le choix entre deux
théologies interchangeables et ouvertes dans leur
réalité.
4. Le sens du Christ dans le plan divin.
La question du sens du Christ dans le plan divin vise,
à vrai dire, le sens même du mystère de l'incarnation. Dans
la foi chrétienne, Jésus-Christ est le médiateur universel
entre Dieu et l'humanité. C'est par lui que nous sommes sauvés.
C'est un fait. Cependant ce fait n'a pas manqué de poser un vrai
problème théologique. Le passage de la particularité de
l'événement sauveur de Jésus de Nazareth à la
valeur universelle attribuée au fait demeure aux yeux de certains, un
vrai scandale historique. La question du sens du Christ prend beaucoup plus
d'ampleur encore dans le contexte du pluralisme des traditions religieuses et
de la théologie des religions. Pourquoi le Christ ? Il ne s'agit
pas d'une question nouvelle, elle est aussi vieille que le christianisme
lui-même. Cette question a fait objet de plusieurs débats dans la
tradition chrétienne.
Mise en exergue par Saint Anselme dans son
« Cur Deus homo », cette question a fait
école et a entretenu un long débat théologique entre
thomistes et scotistes.17(*) En effet, on a fait dire à Saint Anselme que
la rédemption de l'humanité pécheresse (en son offense
infinie à Dieu) exigeait que justice soit faite à Dieu18(*). On a ainsi collé au
mystère du salut une connotation purement juridique. Le Christ se serait
ainsi offert simplement en signe d'expiation réparatrice19(*). Pour les thomistes,
l'incarnation est sans façon ramenée à des raisons de
convenances. Il convenait que le fils incarné satisfasse aux exigences
de la justice et mérite le salut de l'humanité. Le Christ, ainsi
réduit à sa fonction rédemptrice, ferait du monde
chrétien, un monde vraiment accidentel. Car hormis le
péché, le monde chrétien n'aurait jamais vu le jour.
Il n'en est pas question quant aux scotistes. Pour ces
derniers, le Christ est présent en Dieu dès l'abord du
mystère créateur comme la couronne et le centre, mieux, comme le
principe même qui rend ce cosmos crée intelligible. Il est hors de
question de réduire le Christ à une seconde pensée dans
le plan de Dieu. Même si l'homme n'avait pas péché, le fils
se serait incarné en Jésus-Christ pour couronner le plan divin de
la création. Bien que cette thèse soit proche du message
néo-testamentaire, en particulier de S. Paul, bien qu'elle
débouche sur une christologie plus radicale, pense J. Dupuis, la
thèse scotiste comme d'ailleurs la thomiste pèchent en ce
qu'elles lisent le mystère de la rédemption par rapport au temps.
De ces deux thèses, il ressort que l'absolu est réduit au fait
historique20(*).
En effet, pour S. Thomas et les siens, Jésus-Christ
était absent du plan divin dans un premier temps et y est entré
en tant que sauveur en un temps second. Par contre, Duns Scot et ses
successeurs reconnaissent dès le premier temps la présence de
Jésus-Christ dans le plan de Dieu. Seulement dans ce premier temps, ils
n'attribuent guère à Jésus-Christ l'acte sauveur.
Jésus-Christ le devient en un second temps après que
l'humanité ait péché. Pour J. Dupuis, la question sur
« le motif de l'incarnation » convoque à une
reconnaissance a priori de la gratuité entière de la part de Dieu
dans « l'événement
Jésus-Christ ». C'est dans le principe de
l'« auto-communication immanente » de Dieu que se trouve la
lumière du motif de l'incarnation. Par le Christ, l'auto-donation
créatrice et réparatrice de Dieu nous enveloppe, libre de toute
succession de temps dans le plan divin. L'incarnation est donc à
percevoir dans une vision d'adoption où la rédemption cède
la place à la déification.
L'incarnation du Christ est l'autre face de notre
adoption. Dans un mouvement similaire de l'incarnation dont le Christ est la
tête, nous sommes « christifiés » par la
surabondance de l'amour divin. C'est ainsi que nous avons pris part à
notre vraie identité : des dignes fils de Dieu (Jn 1,12 ;
3,11-17). Saint Paul affirme avec force l'immanence du Christ par qui
l'humanité a été rachetée (Rm 5,12-20). Cette
même vision est présente chez les Pères de l'Eglise lors
qu'ils insistent sur le don divin fait à l'humanité en
Jésus-Christ. En effet, ils mettent en exergue l'immanence du Christ,
mieux son identification réelle avec l'humanité
pécheresse. C'est l'idée que véhiculent certains axiomes
répétés dans la patristique : « il s'est
fait homme afin que nous soyons divinisés » ; à
cet effet, il a assumé tout ce qui est humain, car « ce qui
n'a pas été assumé n'a pas été
sauvé »21(*).
Certes, le plan divin en Jésus-Christ tel qu'il est
compris ici, pose toujours problème dans le contexte du pluralisme
religieux et du dialogue. Il s'agit d'un problème qui n'est pas
récent. Mais il s'agit aussi d'un problème qui s'annonce long. Il
persistera toujours si pas sur le sens de l'incarnation par rapport à la
liberté et la dignité de l'homme, du moins sur sa portée
historique et son universalité prétendument unique.
« Qu'une culture particulière ait presqu'exclussivement
recueilli l'héritage d'un événement unique de salut,
lui-même inséré dans une tradition religieuse
particulière, semble faire fi des autres traditions religieuses et
cultures de l'humanité »22(*), cela reste un scandale23(*).
Les revendications du christianisme au sujet de
l'événement-Jésus face à ses obscurités
historiques plus accessible aujourd'hui pose un réel problème. Il
s'agit d'un problème qui remet en cause la validité même
des dites revendications. Suffit-il encore à notre temps, pour
défendre le christocentrisme, de le dire non exclusif mais
inclusif ? Autrement dit, le christocentrisme traditionnel de la
théologie chrétienne résiste-t-il au choc de la rencontre
actuelle entre culture et traditions religieuses ? En tout, disons avec
Karl Rahner que s'il est une urgence qu'on puisse assigner à la
christologie, c'est de montrer la signification universelle et cosmique de
l'événement Jésus-Christ, : « Le Christ
apparaîtrait alors comme le sommet de l'histoire (du salut), dont la
christologie serait le dernier mot ».24(*)
Conclusion.
Nous voulons nous résumer en ces
termes : l'unicité-universalité de
la foi chrétienne traditionnelle est aujourd'hui tributaire d'un grand
élargissement dans sa compréhension. Jésus-Christ au
centre de la foi chrétienne fait du christianisme,
non pas « une religion du livre », ni d'une loi
écrite mais plutôt d'une personne, le Christ. Ainsi la
véritable question en théologie oecuménique devient la
question de rapport vertical des Eglises et des communautés
chrétiennes. Autrement dit, oecuménisme devient un
oecuménisme de la réunion des Eglises séparées, de
la recomposition de l'unité idéale autour du mystère de
Jésus-Christ. S'il est vrai que l'Eglise a opté pour la
perspective christocentrique, pour le mystère individuel du salut des
personnes (GS n°22), il est tout aussi vrai que cette perspective peut
s'appliquer lorsqu'il s'agit des traditions religieuses elles-mêmes,
prises comme des réalités historiques.
A ceci près, le sens du
Christ dans le plan divin trouve sa pleine signification
dans le principe d' « auto-communication immanente » de
Dieu où se trouve la lumière du motif de l'incarnation. C'est par
le Christ que l'auto-donation créatrice et réparatrice (acte de
pure gratuité d'amour) de Dieu nous enveloppe, libre de toute succession
de temps dans le plan divin. L'incarnation est donc à percevoir dans une
vision d'adoption où la rédemption cède la place à
la déification. Toutefois, la conscience que nous avons de la
complexité du débat actuel dans la théologie des
religions, montre combien le prix que doit payer la foi chrétienne
traditionnelle dans le mystère de la personne et l'oeuvre de
Jésus-Christ est considérable. Nous pensons en même temps
qu'un christocentrisme ouvert reste possible et ouvre le chemin à une
théologie chrétienne digne de ce nom. Etant donné que dans
le mystère du Christ, Dieu lui-même se tourne vers les hommes en
auto-manifestation et auto-révélation. Le mystère
christique s'actualise partout où Dieu entre dans la vie des hommes.
Bibliographie.
- Anselme de Cantorbéry, Pourquoi Dieu s'est fait
Homme, par René Roques, Cerf, Paris, 2005.
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The Challenge of Other Religions. Oxford, Basil Blackwell, 1986.
- Dupuis, (J.), Jésus-Christ à la rencontre
des religions. Desclée, Paris, 1989 (livre de base).
- Grillmeier, (A.), Le Christ dans la tradition
chrétienne. De l'âge apostolique à Chalcédoine
(451). Paris, Le Cerf, 1973.
- Küng, (H.), Etre chrétien, Paris, Seuil,
1978.
- Paul VI allocution du 3 février 1965 :
Osservatore Romano, 4 fév. 1965. Cité dans Vatican II, les Seize
documents conciliaires, 1967.
- Le dialogue interreligieux dans l'enseignement officiel
de l'Eglise Catholique du Concile Vatican II à Jean Paul II
1963-2005. Documents rassemblés par Mgr. Francesco Gioia. Paris,
Ed. de Solesmes, 2006.
- Rahner, (K.), « Problèmes actuels de
christologie », Ecrits théologiques, Vol. I, Paris,
Desclée de Brouwer, 1958.
- Rahner, (K.), Theological investigations, Vol.
XVI, Seabury, New York, 1979.
- Ratzinger, (J.), Le nouveau peuple de Dieu, Paris,
Aubier-Montaigne, 1971.
- Vatican II. Les seize documents conciliaires.
Préface d'Andreé Naud, Fides, 1967.
* 1Jacques Dupuis,
Jésus-Christ à la rencontre des religions.
Desclée, Paris, 1989, p. 118.
* 2 La précision du
sens de l'incarnation comme une autocommunication de Dieu, n'apparaît pas
encore dans la tradition chrétienne. Ici, l'incarnation est plutôt
discutée par rapport au rachat de l'humanité déchue,
réduisant ainsi le mystère de la deuxième personne aux
dimensions purement temporelles : cf., il était, ou encore il s'est
fait homme après que l'humanité ait péché.
* 3 Jacques Dupuis, Op. Cit.
, p. 188.
* 4 C'est ici que la
considération théologique du judaïsme devient importante, et
aussi celle des « saints païens » de l'Ancien
Testament (Daniélou).
* 5 Jacques Dupuis, Op. Cit.
, p.119.
* 6 « En
premier » ici, n'a son sens que par rapport aux fidèles
post-Mohammed. Car selon la doctrine musulmane, Dieu a parlé en premier
à Adam et toute une série de prophètes. Dans cette
logique, Mohammed est le dernier dépositaire de la parole de Dieu.
* 7 H. Küng, Etre
chrétien, Paris, Seuil, 1978, pp. 238-239.
* 8 Aloys Grillmeier, Le
Christ dans la tradition chrétienne. De l'âge apostolique à
Chalcédoine (451). Paris, Le Cerf, 1973.
* 9 J. Dupuis,
« The Uniqueness off Jesus Christ in the Early Christian
Tradition », dans « Religious Pluralism »,
Jeevadhara, n.47 (Sept-Oct. 1978), pp. 406-407. Cité par J. Dupuis,
Op., Cit., p. 121.
* 10 Paul VI allocution du 3
février 1965 : Osservatore Romano, 4 fév. 1965.
Cité dans Vatican II, les Seize documents conciliaires p. 237.
* 11 Jacques Dupuis,
Jésus-Christ à la rencontre des religions.
Desclée, Paris, 1989, p. 122.
* 12 Jacques Dupuis, Op.
Cit. , p. 123.
* 13 J. Ratzinger, Le
nouveau peuple de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 145.
* 14 Jacques Dupuis, Op.
Cit. , p. 134.
* 15 Ibid. , pp. 138-139.
* 16 Gavin D'Costa,
Théology and Religious Pluralism: The Challenge of Other
Religions. Oxford, Basil Blackwell, 1986.
* 17 A ce sujet, J. Dupuis
renvoie au livre de J.B. Carol, Why Jesus Christ ? Thomistic and
Scotistic and conciliatory Pespectives, Manassas, Trinity Communications,
1986.
* 18 Seul le Dieu-homme peut
faire cette réparation d'une offense infinie. (Cf. Cur Deus Home, livre
2, chapitre 6.)
* 19 Dans son petit livre,
on voit que pour S. Anselme, le salut de l'homme est très important.
* 20 Ici les vues de J.
Dupuis deviennent très discutables. Voilà pourquoi nous concluons
avec K. Rahner.
* 21 Jacques Dupuis, Op.
Cit. , p. 131.
* 22 Ibid. p. 132.
* 23 Ici J. Dupuis
néglige la tension universel-particulier dans le mode divin de se
comporter avec l'humanité. Cette tension est essentielle pour bien
illuminer l'événement-Christ.
* 24 K. Rahner, «
Problèmes actuels de christologie », Ecrits
théologiques, Vol. I, Paris, Desclée de Brouwer, 1958, p.
138.
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