O. PRELIMINAIRES.
Dans son ouvrage des doctrines politiques, Histoire des
doctrines politiques depuis l'antiquité, le politologue Mosca, voulant
élaborer une synthèse critique du Prince de Machiavel,
écrit :
L'humanité en vieillissant acquiert toujours de
nouvelles connaissances (bien que quelquefois dans les époques de
décadence intellectuelle, il lui arrive d'oublier ce qu'elle a appris).
Aussi ne faut-il pas s'étonner si nous qui vivons au [XXIe]
siècle et, par conséquent, dans une époque plus
avancée au point de vue intellectuel que le XVIe siècle,
puissions voir plus loin et plus juste que ce que voyait le secrétaire
de florence .
C'est avec ces considérations que nous voudrions
entreprendre nos investigations sur Le Prince de Machiavel. Il nous a paru
nécessaire de situer cette oeuvre dans son contexte historique pour
enfin comprendre qu'elle est tout d'abord fille de son temps.
En effet, le but qui oriente notre quête à
travers l'univers florissant de la pensée machiavélienne n'est
pas celui d'y trouver « une panacée politique», une solution
aux problèmes récurrents du monde. Une telle approche serait
doublement difficile face à la dimension finie de l'ouvrage humain et
face à l'évolution vertigineuse que connaît le monde
actuel. Quoiqu'il en soit, Le Prince reste un des livres les plus importants de
la pensée politique moderne . Les auteurs qui, après Machiavel ,
ont entrepris de réfléchir sur le pouvoir se sont tournés
vers cet ouvrage afin, notamment, d'en critiquer les conclusions. Le Prince
énonce (parfois sur la politique) des jugements si moralement
inacceptables que le terme de « machiavélisme » a
été forgé pour les qualifier et les récuser.
Il est cependant nécessaire de rappeler que la
pensée de Machiavel n'est pas ce à quoi on la réduit
parfois. Elle n'est pas qu'un pur pragmatisme, à savoir une
pensée dont l'intérêt ne réside que dans des
considérations d'ordre utilitaire, qui dit comment prendre et conserver
le pouvoir. Certes, la dimension stratégique est bien présente
dans la pensée de l'auteur comme cela apparaît si clairement dans
les trois derniers chapitres et surtout dans le XXVIe (et dernier) chapitre du
Prince : Exhortation à prendre l'Italie et la délivrer des
barbares.
Au-delà des suggestions et moyens pragmatiques dont
certains sont répugnants, la politique telle que Machiavel la
présente se développe dans l'histoire mondiale, où, il est
plus question de penser les conditions de la prospérité politique
des nations et non de susciter un cycle infernal des intrigues au sein des
gouvernements. La politique est pour Machiavel l'activité humaine la
plus grave sur laquelle repose le destin d'un peuple. C'est ainsi qu'un des
enjeux philosophiquement importants du livre est la définition de la
virtù.
En effet dans un monde dominé par le hasard que
Machiavel nomme fortuna, il convient de repenser les normes du comportement
politique valeureux, efficace, afin de fournir un modèle de comportement
aux nouveaux responsables politiques. Il faudrait donc prendre garde à
la portée morale des arguments machiavéliens sous la double
condition du réalisme pragmatique: voir les choses telles qu'elles sont
et agir efficacement. Dès lors, on voit surgir une nouvelle norme morale
dans les pages les plus sombres de l'ouvrage de Machiavel.
En effet, il peut donc exister une excellente politique au
niveau des imaginations: celle qu'on pourrait nommer l'idéal moral de la
politique. La leçon de Machiavel, c'est que la défense de la
patrie implique que l'attitude politique se pense elle-même comme
étant indépendante de la morale traditionnelle. La politique
n'est pas pour autant coupée de principe du bien et du mal, mais il lui
est nécessaire de se concevoir parfois au-delà du bien et du mal
classiques.
C'est d'ailleurs ce dont atteste l'histoire politique la plus
glorieuse, comme celle des fondateurs d'empire ou de religion,
évoqués au chapitre VI du Prince . C'est aussi l'histoire
politique qui régénère le monde actuel. Aussi Le Prince
pose-t-il un problème fondamental, que l'on ne saurait résoudre
une fois pour toute : il nous avertit que l'efficacité politique
consiste à savoir parfois s'écarter des règles morales
habituelles, sans pour autant se dégager complètement d'une
idée d'excellence qui se confond avec l'idéal patriotique.
1. Problématique.
Discourir sur l'efficacité politique selon
Machiavel, c'est tout d'abord porter au fond de soi-même la meilleure
connaissance du caractère fluctuant de l'expérience humaine.
C'est aussi vouloir opérer un détour par rapport à
l'entreprise traditionnelle de la philosophie politique, qui s'est longtemps
occupée à déterminer le meilleur régime de la vie
commune, le cas échéant, en demandant à l'imagination d'en
construire le type idéal.
Si les ouvrages fondamentaux de la philosophie politique
traditionnelle se sont attelés à définir la meilleure
politique possible en contrepoint de la pratique réelle, c'est parce que
tous visaient à énoncer les devoirs du responsable politique en
vertu d'une certaine idée du bien. Cela n'est pas le cas pour Machiavel.
Désormais, seule l'urgence de la situation impose de tirer des
leçons pratiques. La recommandation de l'efficacité en politique
ne veut plus tenter de conformer la réalité de la vie politique
à un idéal moral. L'efficacité politique ressort de la
motivation fondamentale que porte le politique réaliste : sauver l'Etat
en retenant de la réalité ce qui n'est pas inanité pour un
agir efficace.
Dès lors, le bon responsable politique n'est plus
nécessairement celui qui s'accommode aux modèles utopiques d'une
certaine idée du bien. Si d'après la tradition, l'agir de
l'homme politique devrait se laisser imprégner d'une certaine
contemplation du bien alors il est clair que l'ethos ou l'agir d'un tel
politique peut ne pas être efficace dans la praxis. Voilà
pourquoi, Machiavel procède tout autrement. Par un souci de
réalisme, il entreprend de voir l'homme tel qu'il est, passionné
et avide lorsqu'il est question de politique, sans le juger.
Toutefois l'efficacité politique exige de nous une
conversion dans la manière de voir le monde. Comme sur le modèle
phénoménologique, l'efficacité politique invite à
la purification du regard. Elle nous réapprend la manière
adéquate de répondre aux problèmes auxquels nous sommes
confrontés. Cependant, le réalisme politique de Machiavel ne
saurait se laisser réduire au simple dépassement de
l'idéalisme moral et politique traditionnels. Bien plus, il s'agit d'une
pensée (équilibrée) qui enseigne la quête
perpétuelle « du juste milieu » comme réponse efficace
aux exigences que recommande l'incertitude des conditions existentielles. En
cela donc, il n'est pas simplement question de dépasser la visée
politique traditionnelle mais aussi de réaliser un détour dont
seule la nécessité d'Etat ou la raison d'Etat doit justifier la
réponse adéquate du prince aux situations mouvantes.
Par ailleurs, le réalisme machiavélien n'exclut
en rien la possibilité d'une politique morale. La conception de la
fortuna, cet élément caractéristique de l'histoire
politique ressort avec énergie combien il est trop difficile d'atteindre
l'idéal en face de l'hyper résistance que nous rencontrons dans
la réalisation effective des choses. Il s'agit là d'une
vérité qui doit alerter le politique du grand risque qu'il court.
En abordant le problème politique, notre désir
ne voudrait pas laisser de côté « ce qui se fait pour ce
qui se devrait faire » . L'efficacité politique n'est pas dans la
fuite des responsabilités d'Etat mais dans la réponse
adéquate qu'il faut y porter hic et nunc. Au travers de trois
chapitres, à savoir Le paradoxe de l'efficacité politique dans Le
Prince ; Efficacité dans le rapport entre morale et politique ;
Fondement de l'efficacité politique, nous montrerons que l'idée
de l'efficacité dans Le Prince de Machiavel n'est pas à saisir
comme une recette politique. Elle ressort plutôt du paradoxe des exemples
de vie des hommes éminents qui ont fait preuve d'une certaine bravoure
dans les situations concrètes auxquelles ils ont été
confrontés pour conserver à tout prix leurs Etats. C'est en cela
que se ramène l'effort consenti au premier chapitre.
Par contre, le deuxième chapitre nous enseigne qu'un
prince qui se veut conserver doit orienter toute son entreprise vers la fin
qu'il poursuit : conserver et sauver l'Etat. Seule l'idée de conserver
le pouvoir en même temps que la société politique doit
définir la règle de conduite du prince. L'idéal moral n'a
plus de primauté sur le bien suprême qu'est la conservation
d'Etat. La nécessité d'Etat devient la réalité sur
laquelle se doit jauger le bien et le mal.
Dans le troisième chapitre, le travail saisit
l'efficacité politique comme l'exigence apodictique qui contribue
à la conservation de l'Etat. L'efficacité, non seulement qu'elle
résulte du caractère politique mais aussi elle assigne à
la lourde responsabilité d'assurer la prééminence d'Etat.
Dès lors, l'efficacité politique apparaît comme la mesure
rationnelle, raisonnable, immédiate qui doit modérer les
appétits individuels (violences) pour la réalisation d'un
objectif (commun). L'efficacité politique trouve donc son fondement dans
la nécessité d'Etat .
Pour mener à bien une telle entreprise, nous
avons éprouvé la nécessité d'une
méthodologie bien appropriée. Pour ce faire, nous nous sommes
penchés essentiellement vers l'herméneutique. En effet, la
méthode herméneutique a des origines lointaines , comme dans la
Doctrina christiana de S. Augustin où « Augustin enseigne [...]
comment l'esprit s'élève au-delà du sens littéral
et moral jusqu'au sens spirituel » . Cette méthode se fonde sur une
pratique, celle de l'interprétation et de la compréhension.
L'herméneutique en grec Herméneutikè, se laisse guider
surtout par un art, tekhnè d'où la définition de
Schleiermacher « l'interprétation est un art » .
L'herméneutique se sert donc d'un instrument
linguistique et méthodique (annonce, traduction, explication,
interprétation) pour lire et déchiffrer les textes. Elle est
particulièrement conçue comme une technique du retour au sens
premier qui a été dévié, déplacé ou
monopolisé durant des siècles et au cours de conflits implacables
idéologiques, religieux et politiques. Aussi, en entreprenant nos
investigations sur Le Prince de Machiavel, cette méthode nous a paru
commode et elle peut nous aider à « s'originer » dans les
textes même de l'auteur.
En effet, rappelons que la pensée de
Machiavel, au cours des temps, donna lieu à une diversité
d'interprétations au point qu'elle n'a été réduite
qu'à la simple annonciation de problèmes politiques
accompagnés de leurs solutions. L'herméneutique, au-delà
de la technique politique, conduit donc à la compréhension du
dessein réel de la pensée machiavélienne.
2. Eclaircissement des concepts clés.
2.1. Le machiavélisme et la pensée
machiavélienne.
La pensée machiavélienne n'est pas
réductible à une simple vision machiavélique. On appelle
machiavélique tout responsable politique ou encore toute pensée
capable d'employer n'importe quel moyen pour parvenir à ses fins. Les
circonstances de composition du Prince nous éclairent pourtant sur les
recommandations données par Machiavel.
S'il est vrai que c'est dans le combat pour la puissance que
les qualités humaines, quelles qu'elles soient, peuvent devenir des
armes politiques, il est tout aussi vrai que chez Machiavel la puissance ne se
confond guère avec ses attributs. « L'ambition
démesurée, la cruauté, la violence, la ruse, l'absence
totale de scrupules par lesquelles on définit communément le
héros « machiavélique » - alors qu'en fait Machiavel
cite aussi des exemples de douceur, de vertu et de mansuétude - toutes
ces particularités du tempérament ou de la « nature »
personnalisent le combat, mais ne constituent en aucune façon une fin en
elles-mêmes» .
La pensée machiavélienne n'a pas du tout pour
but de souligner la suprématie du pouvoir par rapport à la
liberté des individus. Si quelque théorie cynique il y a, elle
est uniquement en raison de la nécessité d'Etat. Elle traduit
l'idée qu'en situation d'exception se justifie une suspension de la loi
et, par conséquent, qu'il faut distinguer ce qui relève de
l'éthique de ce qui relève de la politique. A vrai dire, la
pensée machiavélienne est d'abord le fruit d'une
expérience personnelle, fruit d'une observation politique italienne de
son temps. Machiavel n'a fait que traduire parfois dans des
énoncés terribles le mode d'agir des hommes politiques de son
temps.
1.2.2. La fortune et la vertu.
Deux concepts philosophiquement importants par lesquels
Machiavel explique le cours de l'histoire. Dans la tradition philosophique le
concept de vertu a été souvent pensé en rapport avec le
bien moral et partant en rapport avec le bonheur de l'homme. Avec Machiavel la
vertu (en italien virtù), cesse d'être un concept moral. Elle est
désormais un concept politique désignant premièrement les
qualités qui rendent un homme propre à l'exercice du pouvoir
politique. La vertu chez Machiavel se confond alors avec la force du
caractère entendue comme une grande énergie mise au service d'une
grande ambition. Elle est aussi le talent politique voire le bon sens
politique, mieux une aptitude à bien évaluer et à savoir
exploiter une situation politique qui peut être l'oeuvre de la fortune.
Le rapport entre la fortune et la vertu ressort
fortement dans les chapitres six et sept du Prince. Parlant des exemples de vie
des hommes éminents qui ont fait preuve de courage et d'intelligence
face aux situations concrètes auxquelles ils ont été
confrontés pour conserver leurs Etats, Machiavel écrit ceci
:« Et en examinant bien leurs oeuvres et vie, on ne trouve point qu'ils
aient rien eu de la fortune que l'occasion, laquelle leur donna la
matière où ils pussent introduire la forme qui leur plaisait ;
sans cette occasion, les talents de leur esprit se seraient perdus, et sans
leurs talents, l'occasion se fut présentée en vain » . Cet
extrait permet de comprendre que la virtù et la fortuna ne sont pas par
principe irréconciliables. La valeur politique est l'intelligence des
situations historiques mieux, un discernement assidu des signes du temps.
De la sorte, elle ne peut ni négliger les
occasions favorables au projet entrepris (maintenir et sauver l'Etat) ni agir
à contre temps. La valeur politique est la capacité d'adapter
l'action aux circonstances tout en modelant celles-ci aux fins poursuivies.
Bref, la vertu politique a pour fonction de donner une forme à la
matière des événements ; c'est, selon Machiavel, ce qu'ont
remarquablement réussi les grands exemples qu'il donne (aux chapitres VI
et VII). Les pénibles épreuves que traversaient leurs peuples
furent pour eux littéralement une chance, celle de montrer leur valeur
et d'orienter favorablement le cours de l'histoire. Par-là, Machiavel
entend montrer que nulle situation n'est jamais pitoyable pour l'homme
vaillant, c'est-à-dire un politique chez qui le savoir-faire politique
est devenu comme une seconde nature.
CHAPITRE. I :
LE PARADOXE DE L'EFFICACITE POLITIQUE DANS LE
PRINCE.
1. Le politique et son but primordial.
L'image du politique machiavélien se résume fort
bien en la personne du prince. En effet, le prince machiavélien
accède au trône par deux moyens, à savoir le moyen de la
fortuna ou celui de la virtù. De ces deux manières la
préférence ne semble plus être que du côté de
la virtù. La fortune est trop capricieuse pour maintenir pendant
longtemps un prince au trône s'il n'a pas appris par lui-même
à lui donner la forme nécessaire par ses talents.
Dès lors, le politique machiavélien est
appelé à cultiver (en lui), l'idée d'une recherche
continuelle du sens de la mesure. C'est dans la dialectique entre virtù
et fortuna que le politique machiavélien peut désormais
quêter le but qui lui revient en sa qualité d'homme d'Etat.
Mettant en garde l'oeuvre pure et simple d'une heureuse fortune, Machiavel
écrit : « De plus les Seigneuries qui viennent si vite, comme
toutes les autres choses naturelles qui naissent et croissent soudain, ne
peuvent avoir les racines et d'autres fibres assez fortes pour que le premier
orage ne les abatte » .
Cet extrait, riche en sens, renferme mutatis mutandis
l'objectif que se doit fixer le politique machiavélien. L'accession au
trône revêtant ici d'un caractère grave, rappelle en
même temps que l'on ne doit pas se complaire d'une simple oeuvre de la
fortune. Car la fortune n'est guerre la condition d'efficacité
même si elle peut en constituer la chiquenaude initiale. Il n'est donc
pas question de poursuivre un but éphémère qu'un premier
coup d'orage aussi passager pourrait écrouler. Le politique
machiavélien est façonné par l'idée de
conservation. Il s'agit d'une conservation durable, résistible contre
tous les assauts, l'oeuvre capricieuse et incontrôlable de la fortune.
C'est justement ce que Machiavel reproche aux princes de
l'Italie qui ne purent jamais porter à bien le destin de leur peuple :
« N'ayant en temps de paix jamais pensé que ce temps peut changer
[...] quand, après, les orages sont venus, ils ont plutôt
pensé de se sauver que de se défendre, ayant espérance que
le peuple excédé de l'insolence des vainqueurs les dût
rappeler » . S'il est vrai que le (commun) défaut de tous les
hommes, c'est d'oublier la fureur de la tempête durant la bonace, il est
tout aussi vrai que le politique machiavélien doit demeurer un prince
prévoyant sur qui reposent le destin du peuple et la
nécessité d'Etat. N'est-ce pas cela même le synonyme de
gouverner ?
Si but primordial il y a chez le politique
machiavélien, cela s'inscrit de facto dans la ré-dynamisation du
bien commun. En ce sens, le politique machiavélien comme celui du monde
actuel sont tous deux en quête de paix, de justice mieux, d'une
quiétude à la dimension de toute la population. Autrement dit, le
but dont le politique machiavélien se charge reste encore plausible dans
les climats historiques du monde actuel bien que la réalisation n'en
soit plus la même. Si autrefois la réalisation d'un tel but
concourait du caractère politique du prince qui pouvait tout
légitimer, aujourd'hui (sans pour autant verser dans la
permissivité) l'organisation de l'ordre étatique se propose de
passer par les moyens constitutionnels démocratiques. Elle est le fruit
d'un dialogue qui convoque à un accord intersubjectif,
c'est-à-dire à l'objectivité d'interlocuteurs.
2. Le rôle de la vertu à l'absence d'une
heureuse fortune.
Maintenir et sauver l'Etat, tel est le projet qu'entreprend le
politique machiavélien. Il s'agit d'un projet dont la réalisation
s'inscrit dans un certain ordre historique. C'est dire que l'histoire
n'étant qu'en partie prévisible, qu'on le veuille ou pas, on ne
peut pas rêver d'une stabilité accomplie d'un Etat historiquement
établi. Deux raisons peuvent fonder cette affirmation. D'une part,
l'horizon des succès envisagés dans le projet entrepris demeure
encore problématique et d'autre part, l'on s'en gardera de toutes
complaisances de soi-même, car nous ne sommes pas toujours les
maîtres de la dégénérescence qui s'inscrit aussi
dans la nature, dans le devenir des choses.
C'est ce que vient à propos exprimer ces paroles de
Marie-Claire Lepape : « Le mouvement hasardeux de l'histoire de l'ordre
au désordre, et du désordre à l'ordre, les
inéluctables révolutions du monde sont l'excuse des
médiocres, mais aussi l'échec possible de la volonté libre
» . Nous voudrions que l'on nous comprenne bien à ce niveau et que
l'on ne nous prête pas l'intention de verser dans la pure conception
déterministe des événements du monde. Cela n'est pas la
thèse de Machiavel. Contrairement au déterminisme absolu,
Machiavel pense que l'individu n'est pas complètement
dépouillé de sa part de responsabilité face à tout
ce qui lui advient.
En effet, Machiavel stipule que l'individu est capable de
modifier le fait imprécatoire de la fortune :
Je sais bien qu'aucuns furent et sont en opinion que les
affaires de ce monde soient en cette sorte gouvernées de Dieu et de la
fortune, que les hommes avec toutes leur sagesse ne les puissent redresser, et
n'y aient même aucun remède ; par ainsi ils pourraient estimer
bien vain de suer à les maîtriser, au lieu de se laisser gouverner
par le sort .
Le sort a en lui-même sa propre rationalité.
Selon son gré, il peut nous être favorable comme cela advient
qu'il nous soit porteur des malheurs quelquefois.
Qu'importe, il n'est donc plus question que l'homme se
remette totalement en état de résignation en face de caprices de
la fortune, du hasard. La conception déterministe reste redoutable. Elle
spolie l'individu de toute responsabilité de ce qui lui advient pour
l'assigner ainsi à quelques causes extérieures ou
intérieures dont l'individu serait incapable de maîtriser. Dans un
monde où la question de responsabilité est de mise, une telle
conception pose certainement question. Non seulement qu'elle est atypique mais
aussi elle n'a aucune garantie reconstructive pour la prospérité
en ce qu'elle tend à avilir l'homme dans ses capacités
créatrices et même prévisionnelles. Ces capacités
créatrices, prévisionnelles ou rationnelles, c'est justement ce
que renferme le concept de virtù sur le plan politique.
Pour en venir à la position machiavélienne face
à la conception déterministe, l'on notera : Machiavel reste
d'avis que la fortune (le hasard) peut être maîtresse de la
moitié de nos oeuvres sed etiam, elle nous laisse gouverner à peu
près l'autre moitié. Le rôle de la virtù est
à retrouver pleinement dans l'autre moitié qui nous revient :
l'aptitude à bien évaluer, à savoir exploiter une
situation politique en vue de faire face aux tempêtes qui s'abattront sur
l'Etat.
La vertu (la valeur politique) semble être la
catégorie par excellence par laquelle on réussit à donner
un sens favorable à la fortune pour autant qu'on peut le faire. Car la
fortune jouera toujours un rôle. A entendre Machiavel, devant une
mauvaise fortune, la virtù consiste à être hardi
plutôt que prudent. Car la fortune ressemble fort à cette femme
que l'on doit battre et soumettre. La fortune est davantage soumise à
ceux qui la traitent avec brutalité qu'à ceux qui la prennent
avec autant de considérations.
3. Pour la réalisation d'un ordre objectif.
Machiavel décrit la réalité politique
comme un lieu de méchanceté, de médiocrité, de
sottise des hommes. A cela, il convient de préciser que l'idéal
machiavélien n'est pas d'affirmer nécessairement la
méchanceté ou la sottise des hommes. Moins encore, il ne s'agit
pas de concevoir l'action politique comme étant essentiellement
violence. Ce qui est en jeu et qu'il faut bien révéler ce que la
condition des hommes mal éduqués , extravagants constitue aussi
l'objet de la politique. Dès lors, l'idée de l'ordre qui traverse
la pensée machiavélienne est donc d'essence protectrice et
même vitaliste. Elle s'insère dans l'idéal du projet
initialement entrepris : maintenir et sauver l'Etat. Pour Machiavel il n'y a
pas de situation politique si fâcheuse que celle dans laquelle les
appétits individuels troublent la quiétude du prince et partant
celle de tous les peuples.
Hormis les appétits divergents, le manque d'ordre peut
aussi signifier qu'on n'a pas suffisamment estimé les situations
émouvantes dans lesquelles l'on se trouve. Ainsi pense Machiavel «
Gouverner c'est mettre [ses] sujets hors d'état de [te] nuire et
même d'y penser ; ce qui s'obtient soit en leur ôtant les moyens de
le faire, soit en leur donnant un tel bien-être qu'ils ne souhaitent pas
un autre sort » . La réalisation d'un ordre objectif au sein de
l'Etat s'étend pratiquement sur deux niveaux à différentes
échelles. On doit vieller à la fois à l'ordre
intérieur qu'à la sécurité de ses frontières
en vue de favoriser un voisinage sain.
Au niveau de l'intérieur, c'est-à-dire parmi ses
sujets, il faudrait veiller à l'attitude de son peuple. Un peuple
opprimé peut ne pas se montrer collaborateur à l'ordre public.
Car, il vit une incohérence intérieure. Une incohérence
qui résulte d'une insatisfaction profonde (est en fait le fruit d'un
besoin existentiel) encore inassouvi. La caractéristique d'un peuple
déchiré est de bâtir des châteaux en espagne.
Rêvant ainsi d'une cité dont les conditions de possibilité
doivent passer par la détérioration de l'ordre publique dans
lequel ils vivent. L'analyse de Machiavel va plus loin jusqu'à la source
des symptômes épidermiques qui soulèvent l'ordre de l'Etat.
L'on pourrait à ce point croire que l'ordre étatique
n'était que la conséquence d'une satisfaction adéquate de
besoin de la population. Mais il y a plus que cela.
L'Etat doit aussi tirer son honneur en sachant comment punir
ceux de ses citoyens qui commettront quelques actes inciviques. A ce sujet,
Machiavel préconise que : « Le prince qui ne traite pas un criminel
de manière qu'il ne puisse plus le devenir passe pour ignorant ou pour
un pleutre » . Outre la sécurité soutenue à
l'intérieur d'Etat, un bon chef doit faire de la consolidation de ses
frontières un souci personnel. Ainsi surgit l'importance
d'établir une armée efficace que l'on doit nécessairement
marier aux bonnes lois.
Aux yeux de Machiavel, seule l'armée constituée
de ses concitoyens a du prix pour assurer l'ordre efficace dans l'Etat. Cette
présomption montre le peu d'estime que Machiavel avait dans le fait
d'associer à son armée les forces extérieures quelle que
soit leur renommée. Le prince reste le seul garant de l'ordre
étatique sous le regard du peuple. L'idée de l'ordre chez
Machiavel culmine dans l'assimilation de la cause d'Etat à la nature du
prince. Laquelle nature doit être veillée avec tant de soins
possibles ! Cette auto-assimilation du prince à la res publica, on ne la
trouve ni chez le peuple (car il reste versatile) ni chez les ministres (car on
n'en trouve de mauvais). Seul le prince dont la justification dernière
se confond à la cause d'Etat est l'icône de l'ordre suprême
de la nation. Pour mieux veiller l'ordre public le prince doit être un
homme dont l'entreprise ne peut en aucun cas laisser le pays choir dans
l'impasse.
4. L'impasse ou l'inefficacité.
Un point saillant qui prépare le terrain au
débat aussi important que nous aurons dans la suite de nos
investigations : il s'agit du débat entre politique et morale. Nous
sommes dans un contexte où le prince est déjà en plein
exercice du pouvoir. Un prince initié à la pensée ou
à la virtù machiavélienne se doit nécessairement
heurter contre bien des difficultés dans l'application des tactiques qui
lui sont proposées pour conserver et sauver la nation.
Rappelons que si en politique d'une part, la
nécessité d'Etat devient la catégorie par excellence
à laquelle se doivent jauger toutes les autres décisions dans la
cité, d'autre part, les recommandations de Machiavel sont toujours
orientées vers la quête d'une mesure qui soit favorable à
la fois et à l'apparaître du prince et au projet entrepris :
« je dis que ce serait bien d'être tenu pour libéral ;
toutefois, être libéral dans la mesure qu'il faut pour en avoir la
réputation, c'est te nuire à toi-même ; car, l'étant
avec mesure et comme il se doit, tu ne seras pas connu pour tel, et le mauvais
renom du contraire ne te sera pas épargné » . Il est certain
qu'un prince qui ignore la vraie mesure de son peuple, rencontrera autant
d'obstacles capables d'emboîter le pas à l'efficacité de
ses entreprises.
Il est nécessaire que l'efficacité politique ne
se ramène pas seulement à une « réponse de la
volonté humaine aux violences de la fortune [l'efficacité n'est
pas seulement une] violence exemplaire, un avertissement destiné
à combattre l'excès sur son propre terrain, à rivaliser
dans l'audace avec la passion elle-même, a laquelle elle oppose une
cruauté réfléchie et dominée, une ruse
maîtrisée ou, tout aussi bien, une bonté mesurée
» . L'efficacité est plus qu'un simple extincteur du feu qui
brûlera sur divers recoins de la cité. Plus que l'action d'une
puissante garnison qui viendrait mater les situations émouvantes -
violence de la fortune - comme le conçoit Marie-Claire Lepape,
l'efficacité politique chez machiavel embrasse aussi le vaste champ de
la gestion de l'Etat notamment le domaine de l'économie.
Devant l'élargissement du sens machiavélien du
concept d'efficacité, la virtù revêt derechef d'une
importance noble. En effet, elle permet de travailler de telle façon que
l'efficacité dont l'Etat a besoin trouve son fondement
déjà dans la volonté participante des citoyens à la
gestion de la res publica. Nous retrouvons par ce fait même, le sens
propre du verbe « gouverner » chez Machiavel : mettre ses sujets hors
d'état de nuire à l'Etat voire d'y penser. Il ne s'agit pas
d'avilir ses sujets par je ne sais quelle pratique ascétique ! Il s'agit
de récréer des conditions telles que les sujets n'en viennent pas
verser dans ce que Alexis de Tocqueville appellerait « le despotisme doux
» . Autrement dit, le peuple doit collaborer à la bonne marche de
l'Etat avec autant de responsabilité et le même empressement que
les gouvernants. Le jeu de la mesure où le peuple est de facto
participant est fortement recommandé ici. La règle du jeu doit
être la vertu opérante dont le prince en premier doit faire
preuve.
CHAPITRE.II:
EFFICACITE DANS LE RAPPORT ENTRE MORALE ET
POLITIQUE.
1. L'action politique au-delà de
l'impératif moral inconditionnel.
La notion d'impératif inconditionnel nous fait penser
à morale kantienne. En discourant sur les conditions de
possibilité de la morale, Kant distingue les impératifs
hypothétiques de l'impératif catégorique. Les
impératifs hypothétiques renvoient davantage à la
nécessité pratique d'une action possible,
considérée comme moyen conduisant à une fin que l'on
poursuit. Tandis que l'impératif catégorique représente
une action comme nécessaire à elle-même objectivement
(universellement) et sans rapport à un autre but. Les enjeux
déterminants de la morale kantienne ressortent en termes d'obligation,
de devoir et de commandement.
Agir moralement signifie alors n'agir rien que par devoir en
s'écartant de tout désir utilitariste, mieux,
conséquentialiste. Il n'y a donc chez Kant qu'un seul impératif
catégorique : « Agir uniquement d'après la maxime qui fait
que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle
» . L'impératif catégorique donne donc un critère
formel, de cohérence, qui commande de vérifier les
possibilités d'universalisation de notre maxime sans qu'il y ait
contradiction. Il faut alors se demander si une règle d'action qu'on
s'octroie soi-même peut devenir ainsi la règle de tout homme
placé dans la même condition. Si oui, c'est qu'on est en
présence de la loi morale. Dans le cas contraire, cela signifie qu'on
veut faire une exception pour soi. Kant a sans doute le mérite d'avoir
fondé la morale sur du solide, d'avoir posé les conditions de
possibilité d'un agir moral efficace. N'est-ce pas là même
un défi pour l'homme en tant qu'il est un être de liberté
et capable de bien ?
Cependant l'on doit éviter de verser dans ce que
Machiavel appellerait l'« idéalisme moral ». En effet,
l'idéalisme moral aplatit l'action politique, l'enferme dans la
cécité du jugement et la rend moins efficace. Au regard de
Machiavel, la connaissance de l'idéal, du bien que poursuit la
visée éthique reste chose noble. Toutefois, l'on ne doit pas
manquer de souligner l'impossibilité dans laquelle l'on se retrouve
souvent devant l'effort réalisé dans la conformité de son
vécu pratique à l'idéal théorique que l'on se
propose : « il y a si loin de la sorte qu'on vit à celle selon
laquelle on devrait vivre que celui qui laissera ce qui se fait pour ce qui se
devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu'à se
conserver » . La morale classique n'est plus l'unique voie qui
décide de la validité du bien. Il n'en est donc plus question,
surtout lorsqu'il s'agit de prôner pour la prééminence de
la chose publique.
La politique, dans son but primordial, semble partager les
mêmes objectifs que la morale : la gestion des groupes et de leurs
intérêts. Toutefois, chez Machiavel, il apparaît une nette
séparation entre les vertus morales et les vertus politiques. La
réalisation de la sagesse politique s'en gardera d'être
éternellement sous emprise de la morale. Le prince doit jouer selon
l'opportunité. Au-delà de la mesure d'action qu'exige
l'objectivité morale, le prince discernera plutôt la
validité de son action en conformité avec la
nécessité d'Etat. L'action politique, si seulement si
nécessité l'exige pourra passer outre, mieux sublimer
l'impératif moral pour ne le rencontre que dans leurs aspirations
ultimes qui se résument mieux dans la réalisation dialectique de
« l'universel concret et de l'universel de l'individu » selon ces
mots chers à E. Weil. Autrement dit, la conformité à ce
qui se devrait faire (la morale) se heurte contre l'action politique dont les
moyens sont parfois moralement difficiles à admettre.
Toutefois, il ne s'agit pas d'une récusation pure et
simple des vertus morales. Même s'il n'est pas nécessaire au
prince d'avoir toutes les vertus, il doit cependant paraître les
posséder pour garantir la quiétude de son peuple. Le rapport
entre la morale et la politique reste un rapport de supplément
plutôt que de subordination. A ce titre, la vissé d'une bonne
politique est moralement acceptable. La politique renvoie donc à la
gestion efficace des affaires d'Etat. La règle du jeu qui sous-tend
l'efficacité politique n'exige que des bons effets pour qu'il n'y ait
que des bonnes causes. Ce principe n'est réalisable que dans la mesure
où le prince sera suffisamment vertueux et plein de bons sens politique.
1.1. Du bon sens dans l'agir du prince.
La fin du livre XV se révèle comme un grand
champ du discernement et redonne sens à la conscience finie du prince en
face de sa lourde responsabilité. Machiavel nous replonge une fois de
plus dans la recherche du « juste milieu ». Le juste milieu qu'il
replace au fondement même de toute entreprise du prince. Le prince est
ensuite saisi comme un être relationnel. Il n'est pas du tout le surhomme
machiavélique comme d'aucuns l'ont souvent envisagé. La
confidence de sa conduite n'est pas un tabou. Le prince est jugé en
fonction de certaines qualités qui lui apportent louange ou blâme.
Autrement dit, un tel prince sera tenu pour libéral, pour ladre; tel
outre sera estimé généreux ou rapace ; cruel, plein de
pitié ; parjure, fidèle à sa parole ;
efféminé et pusillanime, l'autre encore sera traité de
hardi et courageux ; de plein d'humanité ou orgueilleux ; luxurieux,
chaste ; intègre, roué ; dur ou aimable ; religieux ou
incrédule, et ainsi de suite.
A entendre Machiavel, il serait même souhaitable qu'un
prince porte toutes ces susdites qualités. Puisqu'il est évident
que les qualités ne se peuvent toutes avoir à cause de notre
finitude humaine, Machiavel suggère plutôt au prince de s'exercer
au sens de la mesure. « Car, tout bien considéré, [le
prince] trouvera quelque chose qui semble être vice, mais en la suivant,
il obtient aise et sécurité » . Toute vertu ne concourt pas
nécessairement à la conservation de l'Etat et à la
sauvegarde du trésor public.
Lorsqu'on s'applique à bien analyser une vertu morale
sous le modèle machiavélien , on peut alors se rendre compte
jusqu'où sa possession est une chose dangereuse pour un prince. Car un
prince tout libéral se complait à donner de son bien pour
satisfaire autrui, il dépense par pur altruisme. Mais cette
généreuse disposition tend à amenuiser sa richesse; ainsi
pour continuer à pratiquer sa libéralité, le prince se
voit obligé de taxer excessivement la population, ce qui le rend
justement détestable à ses propres sujets.
En effet, la libéralité qui de prima facie est
une vertu, peut cependant rendre impopulaire et par conséquent affaiblir
le prince et son Etat. Il vaut mieux que le prince soit parcimonieux, qu'il
donne peu de son bien et qu'il passe même pour un avare s'il doit lors de
toute attaque se protéger contre les ennemis extérieurs sans
toutefois accabler son peuple des impôts exagérés.
L'exigence du vrai sens de l'équilibre devrait davantage accompagner nos
délibérations pour déterminer ce qui est réellement
avantageux à l'Etat et à l'humanité. D'où
l'importance soulignée de la prudence du prince qui doit être
saisie selon la perceptive même de la virtù.
1.2. La démarcation ou le réalisme
machiavélien.
La tradition philosophique politique s'est longtemps
préoccupée à la question de savoir « quel est le
meilleur régime politique » qu'il fallait adopter. Cette question a
été largement problématisée par Platon chez les
Grecs (dans La République mais également dans Les Lois, La
Politique et Le Critias) ; Cicéron pour les Romains (dans La
République et Les Lois) ; S. Augustin pour les chrétiens (dans La
Cité de Dieu). Ces ouvrages se caractérisent par un effort
considérable des constructions idéelles, utopiques et même
impressionnantes pour l'esprit (de par leurs formes).
Machiavel en sa qualité d'écrivain politique est
davantage captivé par la réalité et le tourment
(politiques) de son temps. Comme tout bon fidèle lecteur des anciens, il
a sans doute parcouru leurs écrits, espérant y trouver une
solution efficace et salutaire à la situation désastreuse que
traversait son pauvre pays, l'Italie de la renaissance. De ses lectures des
anciens, se dégage un constant : « les anciens auraient discouru
sur des républiques et les principautés qui ne furent jamais vues
ni connues pour vraies » . C'est ce même constat que nous
replaçons à la source du désir refondateur qui a
caractérisé les réflexions politiques de Machiavel. La
démarcation, dont il est question, est d'abord portée par le
souci de penser et de produire des choses qui soient efficaces et profitables
à la postérité politique.
Il importe dès lors, de retenir de la
réalité ce qui est utile pour agir efficacement ; c'est dire que
l'on doit s'exercer « à pourvoir n'être pas bon et d'en user
ou n'user pas selon la nécessité » . D'où
l'importance de la recommandation stratégique qui se profile
derrière le concept d'apparence. Il est donc paradoxalement
réaliste que Machiavel favorise l'apparence plutôt que
l'être authentique comme ce sur quoi il voulait autrefois fonder ses
réflexions politiques. Cela se justifie du fait que les hommes se fient
sans recule à l'image de la vertu que leurs responsables donnent
d'eux-mêmes. Mais encore, l'on notera que « le vulgaire ne juge pas
que de ce qu'il voit et de ce qui advient ; or en ce monde il n'y a que le
vulgaire » .
2. Le combat politique.
Aujourd'hui, il n'est pas du tout étonnant de parler du
combat politique. En effet, certains auteurs évolutionnistes ont
souligné clairement le caractère aussi belliqueux de la vie
humaine dans sa dimension sociale. De même que les bêtes
s'affrontent, poussées par je ne sais quels instincts, de même les
hommes sont doublement dira-t-on en lutte. Ils se retrouvent dans une
société où l'on doit non seulement vivre mais aussi
s'assurer de toutes sécurités. L'on vit le tragique d'un combat
doublement nourri et par la raison et les passions égoïstes qui
n'aident pas souvent l'homme à s'émanciper pour aller de l'avant.
Une approche réaliste élucide bien la pertinence
des rapports intersubjectifs que Machiavel souligne dans le combat politique.
Il ne s'agit pas du tout d'adhérer au principe de « l'homme loup
pour l'homme» comme l'a si bien affirmé Hobbes, ni de concevoir la
politique, la vie en société comme une fourberie de bataille sans
fin. La pointe n'est pas ici de dénigrer la politique mais de souligner
quelques insuffisances ontologiquement liées à finitude humaine.
Le combat politique rappelle sans complaisance que l'homme n'est pas seulement
un être de raison. Il est non seulement calculateur mais aussi, à
la merci de ses propres passions. L'homme est aussi bien capable de donner sens
à sa vie que de pouvoir subir les caprices de la fortune. L'on n'est
plus « maître dans sa propre maison ».
Toutefois, au-delà de tout ce qui échappe au
contrôle humain, le combat politique prend sens dans la mesure où
il est d'abord orienté vers la recherche d'une gestion efficace de la
chose publique, des affaires d'Etat. Précisant sa pensée,
Machiavel écrit : « il faut savoir qu'il y a deux manières
de combattre, l'une par les lois, l'autre par la force » . Ainsi, l'on n'a
pas de la peine à comprendre que si la raison en l'homme était
constante, si l'homme avait la pleine maîtrise de sa raison, Machiavel
s'arrêterait à concevoir tout simplement le combat politique comme
la quête du « juste milieu » au moyen d'un dialogue raisonnable
et rationnel.
Mais « le plus que l'homme » indique en même
temps l'insuffisance de vouloir mener le combat politique uniquement par la
première manière, c'est-à-dire au moyen des lois. Il faut
donc recourir à son corrélatif qui est la force. Car « l'une
sans l'autre n'est pas durable » . L'on comprend que la loi sans la force
ne dure, mais alors, pourquoi la force sans la loi ne peut-elle durer ? Une
question qui peut éclaircir davantage les véritables intuitions
machiavéliennes. Intuitions, en fait, qu'on pourrait retrouver dans les
premières motivations qui ont été à la source du
secret du Prince : trouver un libérateur mieux, un rédempteur de
l'Italie asservie de barbares.
Pour ce faire, le prince ne peut pas combattre uniquement au
moyen des passions (de la bête). Un gouvernement qui s'appuie sur la fore
peut bien mettre les peuples à dos et durer un temps, mais s'il ne
s'appuie sur des lois que ceux-ci estimeront justes, il ne pourra durer
indéfiniment. C'est justement ce qui se profile derrière cette
pensée de Blaise Pascal : « La justice sans force est impuissante ;
la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la
justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que
ce qui est fort soit juste » . Il s'agit d'une pensée toujours
à la recherche de l'équilibre. Elle converge bien avec
l'intuition machiavélienne. L'on comprend mal que la fortuna (le hasard)
nous porte éternellement en position de puissance si nous n'avons pas
appris nous-mêmes, grâce à la virtù, à
transformer notre puissance en « droit et l'obéissance en devoir
».
2. 1. Savoir bien user de la bête et de l'homme.
Nous entrons ici dans une des pages les plus sombres de la
pensée de Machiavel. En effet, Machiavel est persuadé qu'un bon
gouverneur doit: « savoir bien pratiquer la bête et l'homme » .
Lorsqu'on pratique l'homme dans la gestion de l'Etat, cela renvoie à
l'application des lois, à gouverner selon les prescriptions
légales. Tandis que l'usage de la bête fait tantôt allusion
à la force tantôt à la ruse. Autrement dit, la violence et
la ruse sont utilisées comme des garde-fous pour un pouvoir encore
égoïste. En réalité, Machiavel reprend ici de
manière claire un précepte ancien de la mythologie grecque. En
effet, en Grèce antique, comme dans la tradition philosophique, la
politique était toujours sous la coupe de la morale. Ainsi, bon nombre
de vérités ne pouvaient être révélées
que sous forme mythique en raison de directives morales de leur
époque.
Machiavel met à nu ce qui fut voilé autrefois :
« Cette règle fut enseignée au prince en paroles
voilées par les anciens auteurs qui écrivent comme Achille et
plusieurs autres de ces grands seigneurs du temps passé furent
donnés à élever au Centaure Chiron pour les instruire sous
sa discipline » . L'intuition du meilleur usage de la bête se donne
au regard de ces deux animaux : le lion et le renard. Il semble que l'homme
politique doit beaucoup apprendre de ces deux bêtes. Si le lion peut de
se défendre contre le loup, le renard, quant à lui, est capable
de reconnaître les pièges qui lui sont tendus et qui peuvent faire
de lui la proie de son ennemi. Si l'association du prince au lion, quelque peu
traditionnelle, ne choque pas tellement (car communément le lion,
appelé le roi de la forêt, symbolise la force, l'autorité)
cependant, l'association du prince au renard reste moins convenue et symbolise
la ruse, la tournure d'esprit qui est moralement ambiguë.
Si le prince bon doit de temps à l'autre se comporter
comme un lion, cela ne va pas sans évoquer les situations tragiques qui
susciteraient en lui un tel comportement d'exception. Car un prince doit
être à mesure de se laisser aller selon que le vent de la fortune
lui inspirerait la meilleure façon de se conserver en même temps
que le patrimoine de l'Etat. La ruse est portée à sa forme
extrême dans l'infidélité à la parole donnée,
mais une infidélité toujours dissimulée. En cela, toute
promesse faite ne tient qu'à consolider le projet entrepris : sauver et
conserver l'Etat. « Le sage Seigneur ne peut garder sa foi si cette
observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l'ont induit
à promettre soient éteintes » . La ruse peut permettre
d'arriver à la « meilleure fin » mais s'il ne doit donc faire
aucun doute pour le prince que la fin justifie le moyen, une telle
vérité ne peut pas être divulguée sans fard (pour la
bienveillance du paraître qui est une fois de plus, une exaltation de la
ruse).
2.2. Justification du recours à la ruse.
La ruse semble contribuer d'une manière ou d'une autre
à la conservation du pouvoir du prince. Dans un monde où tous les
hommes sont, comme l'affirme Machiavel (sans hésitation) « ingrats,
changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gagner » , le
prince n'a pas à compter sur la loyauté de ses sujets. Les hommes
sont comme enchaînés par le flux de leurs intérêts
égoïstes. Consciemment ou inconsciemment, ils baignent dans la
lâcheté. Ils sont susceptibles d'une inconstance dans la prise de
position.
Aussi, deviennent-ils incapables de pactiser jusqu'au moment
suprême de leur vie. C'est au prince de prendre des précautions
à cet égard. Il n'a pas à attendre « d'avoir
été trompé pour tromper ». La ruse est l'une des
tactiques, des stratégies propices à l'efficacité de
l'acte politique. La ruse en politique pourrait conduire donc à la
meilleure fin, à la réalisation de la stabilité et de la
perpétuation de la chose publique.
CHAPITRE.III:
FONDEMENT DE L'EFFICACITE POLITIQUE.
1. L'homme, le politique et la nécessité
d'Etat.
Le projet entrepris par le politique
machiavélien peut se résumer en un seul propos: la
nécessité d'Etat. Par conséquent, le politique comme tout
bon conducteur doit emmener son entreprise vers la fin politique attendue de
tout le peuple : conserver l'Etat. La nécessité d'Etat exige une
bonne dose d'efficacité politique. Cependant, l'efficacité
politique demeure un objet de désir dont la réalisation doit se
concrétiser à travers chaque action utile des acteurs
politiques.
1.1 L'homme.
La conception de l'homme chez Machiavel prend forme dans un
contexte où se déploie le vrai sens de son réalisme
politique. En s'éloignant de toute utopie politique, Machiavel arrive
à une connaissance approfondie de l'essence de l'homme. En outre, la
conception de l'homme qui se profile derrière la pensée de
machiavel reste, comme d'ailleurs la plus part de ses affirmations, le fruit de
ses nombreuses lectures des anciens. Au départ de toutes
réflexions politiques, les hommes sont à supposer d'avance,
méchants.
En effet, l'homme chez Machiavel est toujours prêt
à faire preuve de sa méchanceté. Si jamais il venait d'en
manquer, cela se justifierait par le manque d'occasion à sa
portée. Il faudrait donc s'y attendre avec le temps qui semble
être « le père de toute vérité ». La
méchanceté de l'homme est tellement avide si bien que s'il
s'acharnait sur une victime, il la pourchasserait au point de ne plus
apercevoir l'ennemi qui lui tend piège pour l'anéantir. Ainsi se
révèle l'insatiabilité du désir humain. Le paradoxe
du désir et celui du pouvoir d'acquisition en l'homme, le plonge dans un
profond mécontentement, où il semble n'être plus
habité que par le dégoût qui « lui fait blâmer
le présent, louer le passé, désirer l'avenir, et tout cela
sans aucun motif raisonnable » .
Aussi, pense Machiavel, les hommes « oublient plus
tôt la mort de leur père que la perte de leur patrimoine » .
Pour lui, les hommes tiennent fortement au respect de leur être et de
leurs avoirs. Une vision qui exhume le caractère des hommes qui
s'attachent à l'inessentiel. Cependant, l'on ne doit pas oublier que
l'homme est tout d'abord un être de raisonnement. Au fondement de son
expérience, l'homme est aussi celui qui sait distinguer l'essentiel de
ce qui est superflu. Aussi pensons-nous, qu'au-delà d'une lecture de
l'homme faite sans complaisance, Machiavel croit en la capacité humaine
de gérer, avec efficacité, les affaires d'Etat. Malgré
cela, un prince expérimenté doit savoir que d'une offense
réitérée à l'égard de ses sujets et de leurs
biens ne peut que résulter (tôt ou tard) haine et trahison.
Voilà deux choses qui ne contribuent guère à l'idée
de la conservation d'Etat.
Toutefois, sa vision quelque peu généraliste de
l'homme, s'avère être équilibrée et même
réaliste en ce qu'il reconnaît que: « Les hommes ne savent
être ni tout bons ni tout mauvais ; jamais il n'arrive qu'un capitaine,
après la victoire, veuille quitter l'armée, puisse s'effacer avec
modestie ou sache embrasser les partis violents qui comportent quelque honneur
; toujours il tergiverse, et ses tergiversations même le font
écraser » . Machiavel ne voulait pas offrir un discours
achevé dans son appréciation de l'homme. C'est à juste
titre, qu'il invite de saisir l'homme dans sa réalité où
celui-ci se caractérise par un embarras de choix.
1.2. Le politique.
Le politique machiavélien doit se caractériser
non seulement par son désir du conquérant mais aussi par sa force
d'action. Si du désir de conquérant doit lui revenir honneur
(grâce à son audace presque invincible), alors sa force le
transporte sans cesse au-dessus des petites vertus et lui imprime le
caractère indéniable de grands hommes politiques capables
d'initiative. Que le politique soit naturellement porté par le
désir de conquérir, cela est tout à fait ordinaire. Seule
l'attitude contraire (qui se manifeste parfois par l'extrême violence
soit par une miséricorde et une tolérance
démesurées) mériterait alors blâme. Le politique ici
doit se distinguer par son sens de la mesure.
C'est surtout dans l'hardiesse que le politique
machiavélien est appelé à lutter contre les caprices de la
fortune dont la manie est de réagir à la manière d'une
femme ; cédant ainsi à la brutalité de jeunes gens qui la
traitent avec moins de respect et plus de férocité. Le politique
machiavélien devra se laisser cultiver par l'esprit de la grandeur. Car,
la fortune semble être inoffensive aux grands hommes. La fermeté
de leur esprit les rend moins vulnérables à l'inconstance de la
fortune. Toujours tourné vers la quête de l'intérêt
commun, le politique doit employer toute son industrie pour attirer à
lui tout le pouvoir.
En effet, la sagesse exige qu'on ne condamne pas celui qui a
usé d'un moyen hors de lois communes pour ordonner une monarchie ou
fonder un Etat : « Ce qui est à désirer, c'est que si le
fait l'accuse, le résultat l'excuse ; si le résultat est bon, il
est acquitté ; tel est le cas de Romulus. Ce n'est pas la violence qui
restaure, mais la violence qui ruine qu'il faut condamner » . Le politique
doit se complaire dans la doctrine de bons effets. Selon la logique de
l'efficacité, la violence du politique s'écarte du
caractère fatal que l'on rattache communément aux passions
naturelles.
A entendre Marie-Claire Lepape, elle est tout d'abord une
violence restauratrice, elle constitue la réponse de la volonté
humaine aux violences de la fortune. C'est finalement lorsqu'on s'est
initié à l'école de la virtù que l'on devient petit
à petit « un bon politique » . Le politique qui se conservera
dans son Etat, c'est celui qui non seulement a la capacité d'être
bon mais aussi de ne faire preuve de sa bonté que si, celle-ci l'aide
à réaliser le but qu'il poursuit. Sans quoi, l'on doit se garder
de toute bonté mal éclairée. Le politique doit, si non par
peur de s'éteindre soi-même, du moins par la
nécessité d'Etat, marcher contre quelques évidences
morales classiques. Le rang social et la fonction que recouvre un politique le
rendent déjà redoutable de certains de ses sujets.
Cependant, le politique machiavélien n'est pas à
élever au rang de surhomme. Aussi, a-t-il besoin de partager sa vie avec
les autres (ses sujets, amis et collègues). Toute la question, c'est de
savoir quelle est la meilleure des attitudes que le politique doit adopter dans
ses rapports. Autrement dit, quel est le sentiment qui doit accompagner ses
relations ? Est-ce celui d'être aimé ou craint ? Devant cet
embarras de choix, Machiavel conseille au politique d'être à la
fois aimé et craint. Une suggestion qui est trop difficile à
réaliser. Car, il n'est pas aisé d'être aimé et se
faire craindre en même temps. Ce sont là deux attitudes qu'il
n'est pas toujours commode de concilier dans la pratique. Le don de susciter
à ses sujets une intensité presque égale d'amour et de
crainte reste un caractère politique qui n'est pas donné à
tout politique.
Puisqu'il parait difficile de marier ces deux tendances,
Machiavel ajoute et précise qu'« il est beaucoup plus sûr de
se faire craindre qu'aimer, s'il faut qu'il y ait seulement l'un des deux
» . Il vaut mieux pour un politique d'être craint qu'aimé. On
nuit moins à un homme redoutable qu'à celui qui se fait aimer.
Une chose est d'être aimé, une autre c'est d'être
aimé d'un véritable amour. Il est bon que le politique soit
craint plutôt que d'être haï ou aimé d'un amour
versatile. Le politique chez Machiavel est comme cet opportuniste dont seul
l'exercice de la vertu doit orienter l'efficacité de l'action.
La sagesse lui est naturelle car la bonne action de son
industrie ne peut en aucun cas trouver son fondement de bons cerveaux qui
l'entourent. Voilà pourquoi Machiavel dit : « Cette règle
générale n'est jamais en défaut, qu'un prince, s'il n'est
sage de soi-même, ne saurait être bien conseillé, à
moins que d'aventure il ne se repose et remette entièrement sur un seul
qui le gouverne en tout, et que celui-là soit homme fort sage » .
La fameuse réputation qui plane sur la cour royale ne se fonde que sur
la sagesse du prince. Car le prince a l'obligation de refléter à
travers la bonne gouvernance de ses ministres et sujets.
1.3. La nécessité d'Etat.
La notion de la nécessité d'Etat exprime en
premier lieu, cette indépendance de l'Etat qui est source de ses propres
règles de conduite. Elle traduit l'idée qu'en situation
d'exception se justifie une suspension des règles communes et, par
conséquent, qu'il faut distinguer ce qui relève de
l'éthique de ce qui relève de la politique. C'est ce que nous
avons essayé de démontrer au chapitre précédent.
Dans la notion de la nécessité d'Etat, repose et se justifie la
validité même du sujet développé autour de cette
question. Lors- que la nécessité d'Etat s'impose, aucune violence
du politique ne peut encore être conçue comme
préjudiciable.
La nécessité d'Etat se veut suprême et
même universelle. Elle contribue non seulement au bien être
individuel, d'un groupe des gens mais aussi de l'humanité
entière. Elle sublime en raison toute violence égoïste qui
agite et perturbe l'ordre public. Si le concept de nécessité
d'Etat a vu le jour dans la renaissance italienne, l'on retiendra cependant que
l'idée qu'il profile derrière lui, n'est pas du tout nouvelle.
Car, Platon le soulignait déjà: « Le mensonge est utile aux
hommes, comme une espèce de pharmakon dont l'emploi doit être
réservé aux médecins et interdit aux profanes. C'est donc
aux gouvernants de l'État qu'il appartient de tromper les ennemis et les
citoyens dans l'intérêt de l'État et personne d'autre n'y
doit toucher » . C'est donc en ces mots que le sage Platon osait
véhiculer la subtilité de l'art politique pensé et
repensé aujourd'hui comme indépendant de toutes actions
moralement orientées.
En effet, la métaphore du pharmakon employée ici
ne se comprend qu'en relation avec ce que Machiavel écrit au chapitre
XVIIIè, lors qu'il met à nu ce qu'autrefois la tradition ne
pouvait mettre à la lumière du jour : « cette règle
fut enseignée aux princes en paroles voilées par les anciens
auteurs qui écrivaient comme Achille et plusieurs autres de ces grands
seigneurs du temps passé furent donnés à élever au
Centaure Chiron pour les instruire sous sa discipline » . Les
écrits de Platon sont justement à classer parmi les tant d'autres
dont parle Machiavel. En effet, de même que le secret de l'usage du
pharmakon (qui est un remède et un poison) doit être gardé
aux seuls hommes de l'art dont les médecins, de même il revient
aux seuls responsables politiques, donc au gouvernement, de sauvegarder
à tout prix la nécessité, (l'existence première, la
vie, la bonne marche et la quiétude) d'Etat. La nécessité
d'Etat s'inscrit dans la logique du salut public et s'oppose contre toute
tendance égoïste du pouvoir.
La nécessité d'Etat ne peut se réclamer
que de celui qui en a la légitimité, le cas
échéant, de l'homme politique suprême. « Aussi est-il
nécessaire au prince qui se veut conserver, qu'il apprenne à
pouvoir n'être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la
nécessité » . La nécessité dont il est
question ici, c'est donc ce mouvement hasardeux de l'histoire de l'ordre au
désordre, et du désordre à l'ordre, ces
inéluctables révolutions du monde qui contraignent le prince bon
à des mesures d'exception. L'on s'aperçoit combien, dans le
combat politique, la loi de la fortune ne cesse de revenir au galop. C'est donc
en cela que consiste la nécessité, cette matière à
laquelle le prince doit donner la forme adéquate grâce à la
vertu politique. Le prince a ainsi un devoir d'oeuvrer pour l'équilibre
politique de son Etat.
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