CONCLUSION
Pour tout dire, les pages précédentes ont voulu
dialoguer avec le juridique, à partir de la conception
nietzschéenne du châtiment. Il est évident que le
judiciaire ne châtie qu'une faute révélant suffisamment une
intention criminelle (anima nocendi). Nietzsche situe l'origine de
cette faute dans la notion matérielle de dette, qui cimente la relation
créancier et débiteur, maître et esclave. D'où les
liens historiques difficiles entre Aristocrates et populace, Allemands et
Juifs, Rome et Judée, semblent prolonger ce rapport de maître
à esclave, fondé sur la gravité et l'atrocité.
Bref, sur la volonté consciente de faire mal.
Puisque la faute commise lèse à la fois la
victime et la société, le criminel mérite un
châtiment, parce qu'il aurait pu agir autrement. Châtiment, puisque
son action mauvaise est signe d'ingratitude envers la société qui
lui assure protection. Mais aussi parce que le sujet accuse ainsi un
écart lamentable de conduite par rapport aux normes du groupe. Nietzsche
ne soutient nullement l'impunité. Au contraire, la société
doit sanctionner tout délit, pour se faire rétribuer ses droits
violés par le malfaiteur (rétribution), pour mettre de dernier
hors d'état de nuire (prévention individuelle), pour
décourager toute velléité du groupe à imiter son
exemple (intimidation collective), ou pour éliminer un
élément dégénéré du groupe
(élimination). En ce sens, le châtiment est un bien pour le
coupable et pour la société.
Mais dans cette affirmation s'affichent des controverses.
Comment justifier le retour constant du mal dans l'agir du malfaiteur
purifié au châtiment ? C'est que la répression, de
quelque ampleur soit-elle, n'est pas un instrument propice à rendre
l'individu définitivement bon. En effet, les philosophies du Droit ont
jusqu'ici reconnu les succès du châtiment dans la
résolution des différends. Mais Nietzsche voit dans tout acte
punisseur un versant mauvais : si l'individu vit dans le mensonge et avoue
difficilement ses fautes, n'est-ce pas par crainte du
châtiment qu'il encourt ? Encore faut-il relever que la plupart de
lois n'apprennent à l'homme que des interdits, sous peine d'une
sanction. En cela, elles le maintiennent dans une crainte permanente et
détournent la transparence de son agir.
L'on perçoit donc que le fondement du Droit
pénal réside définitivement dans la notion de
châtiment, qui découle d'une faute ayant suscité
la colère des membres du groupe. Chez Nietzsche, cette faute est
symbolisée par l'image d'une dette impayée, de sorte que
commettre un délit - ce qu'atteste le Droit pénal, c'est
contracter une dette envers la société. Cette dette se paie par
le châtiment. Le coupable est alors mis hors la loi et
châtié comme un véritable ennemi du groupe. On comprend
pourquoi le droit revient à l'Etat (et non à la personne
lésée) d'exercer le châtiment, par l'autorité
judiciaire, qui vise ainsi à empêcher la victime elle-même
d'exercer une vengeance privée. D'où l'Etat seul a le droit de
venger la faute commise à un sujet et de maltraiter le coupable, par des
sanctions pénales, au nom de la victime.
Finalement, aussi plausible que soit sa conception du
châtiment, Nietzsche n'a pas le dernier mot de la vérité.
Il est vrai que l'individu doit se libérer de l'esprit de vengeance pour
accéder à l'espérance. Nous croyons également en
l'Eternel Retour du Même, qui nous fait découvrir que toutes les
tendances modernes (mondialisation, développement durable,
démocratie, etc.) ne sont pas nouvelles. Mais, si Nietzsche ne comprend
tous les rapports intersubjectifs que dans la relation de maître à
esclave, du puissant au faible, du créancier au débiteur ou de
Rome à Judée, bref dans une relation de domination, il n'y a donc
aucune place pour l'amitié entre les hommes, malgré leurs
différences. Par conséquent, tous les principes
d'égalité (de chances, en droits, devant la justice, etc.) entre
les individus se trouvent nécessairement limités. Le Christ
n'aura donc rien apporté au monde. Quoiqu'il en soit, nous voudrions
être de ceux qui croient au bien-fondé de tout châtiment
juste, puisque mille générations d'hommes y ont recouru pour
réduire la criminalité. A bien saisir cette vérité,
le plus infaillible des hommes devrait être une divinité.
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