UNIVERS ITE DE POITIERS
Sciences Humaines et Arts
DU MOUVEMENT DE REVOLUTION CIRCULAIRE DANS LA PENSEE DE PLATON
Guillaume RIVET
Master 1 philosophie 2007/2008
Sous la direction de Sylvain ROUX Jury: Jean-Christophe
GODDARD, Sylvain ROUX (18 juin 2008)
Remerciements
À Sylvain ROUX (Maître de conférences en
philosophie ancienne à l'Université de Poitiers) pour
avoir pris en charge, aiguillé et rectifié ce
mémoire
Au jury, Jean-Christophe GOD DARD (Professeur à
l'Université de Toulouse Le Mirail)
À la médiathèque François Mitterrand
et à la bibliothèque universitaire (BU) de Poitiers, pour m'avoir
permis d'accéder à des livres difficilement accessibles sans
leurs services
Introduction
La pensée de Platon1 peut s'étudier
en de nombreux thèmes, tels l'éducation et le
politique2, qui méritent chacun que l'on s'y attarde, de par
l'enseignement que le lecteur peut en tirer. Le sujet qui est exposé
dans ce mémoire ne porte pas quant à lui sur un aspect
particulier, mais plutôt sur un principe transversal, principe à
l'origine de tous les changements particuliers ayant cours dans l'univers. Il
unit la réalité, en la liant grâce à son mouvement,
établissant une rotation commune aux astres et aux vivants. En un sens,
lier l'origine de l'univers à celle de l'homme, ainsi qu'à celle
de la société, fait partie de l'ambition de ceux que l'on nomme
philosophes et dont les poètes grecs furent les
prédécesseurs. Un lien naturel est établi par eux entre le
macrocosme et l'homme, lequel est considéré comme un univers
miniature, un microcosme3. L'univers, de par son harmonie, devient
le modèle auquel l'homme et la société doivent le plus
possible se conformer, sous peine d'être voués à la
destruction. Le principe évoqué est celui du mouvement, dont la
forme est circulaire et dont la modalité est l'inversion
périodique du sens de sa rotation. C'est pourquoi Platon le nomme «
mouvement de révolution circulaire4 »
(anakuklesis), expression qui donne en partie sens au titre de ce
travail.
Il est intéressant de constater que l'expression en
question n'est pas fréquemment clairement évoquée dans le
corpus platonicien. La réalité de son action n'en est pas moins
présente, et c'est pourquoi il convient de décortiquer les
relations et les enchaînements implicites, afin de mettre à jour
une logique d'ensemble. Le mouvement de révolution circulaire s'applique
au mouvement des astres, comme chacun le sait, mais l'hypothèse de
travail ici est qu'il s'applique également au monde sublunaire, que ce
soit pour les plantes, les animaux, mais aussi pour les hommes, les
cités et les âmes. Il est donc convenu que ce mouvement existe
1 Voir biographie de Platon, Annexe, p. 63.
2 Mouze Létitia, Éducation et
politique chez Platon. Étude des livres II et VII des
Lois», Thèse soutenue le 13 décembre 2001 à
l'Université de Lille 3. Composition du jury: L. Brisson (CNRS, Paris),
M. Crubellier (Lille3), A. Laks (Lille 3, directeur de thèse), M. Narcy
(CNRS, Paris), C. Rowe (University of Durham).
3 BRISSON Luc, Platon Timée-Critias,
Paris, GF Flammarion, 2001, Introduction, pp. 9-10.
4 BRISSON Luc, PRADEAU Jean-François,
Platon Le Politique, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 108 (Le
Politique 269 e). Voir aussi : « elle se meut en cercle
elle-même en revenant sur elle-même », op. cit., p.
126 (Timée 37 a).
dans la pensée de Platon, mais son rayon d'action est
d'habitude mésestimé ; il est réduit à la rotation
des corps célestes, alors qu'il exprime son mouvement dans bien d'autres
domaines, comme le développement de ce mémoire a pour tâche
de le démontrer. L'idée directrice ici est donc que le mouvement
n'est pas un concept marginal dans la pensée de Platon, mais qu'il est
au contraire lié à l'immortalité de l'âme, au
nombre, au devenir cyclique des vivants ; en un mot, il est un acteur majeur
dans l'univers. Le mouvement en question est de type cyclique. Il s'agit d'un
mouvement général, qui s'applique aux choses
particulières. La problématique consiste donc à voir et
comprendre quelles sont les manifestations du mouvement de révolution
circulaire dans l'oeuvre de Platon. Il n'est pas besoin d'inventer la
présence du mouvement de révolutions périodiques, il
suffit de lire le texte et de rapprocher des éléments souvent
disséminés dans les divers dialogues. Les plus utiles à ce
propos sont sans doute La République, Le Politique,
Timée et les Lois. Les mythes évoqués
par Platon sont souvent pourvoyeurs d'une conception cyclique du temps,
d'où leur intérêt dans le cas présent.
Excepté pour souligner parfois l'influence d'autres auteurs sur la
pensée de Platon, nous nous concentrerons sur les écrits de ce
dernier, afin de délimiter strictement l'espace de la recherche. La
compréhension de l'exposé n'en sera que plus aisée.
Le plan du mémoire se compose de deux chapitres, le
premier correspondant à la première démiurgie -- univers
engendré par le démiurge --, le second à la seconde
démiurgie -- vivants engendrés par les dieux issus des dieux --.
En plus de faciliter l'analyse, cette décomposition à l'avantage
de respecter la bipartition Idées/sensible, chère à
l'antique philosophe. La différence entre la première
démiurgie, associée à l'intelligible, et la seconde
démiurgie, associée au sensible, tient essentiellement en une
différence de degrés entre les deux, la première
étant supérieure à la seconde ; car dans les deux cas, ce
qui meut est le mouvement de révolutions périodiques. Chaque
chapitre est divisé en trois parties, chaque partie étant
elle-même divisée en deux points. Le chapitre premier a pour but
d'exposer la volonté bonne du démiurge et les règles
mathématiques qui sont à la base de la génération
et de la perduration du monde. Les axiomes de l'harmonie posés, nous
verrons leurs applications sur les mouvements des astres, ainsi que les
règles qui régissent le ciel. Enfin, la fonction motrice de
l'âme du monde sera développée et servira
d'intermédiaire entre l'intelligible et le monde sublunaire.
De la rotation divine nous descendrons à celle des
vivants. Car si les astres ont des âmes divines, les vivants et les
hommes en particulier, doivent leur vie à l'âme qui les anime,
âme qui, quand elle est celle du monde, est au principe du mouvement.
Dès lors, il n'est pas étonnant de distinguer des cycles
politiques, qui commencent avec les gouvernements les plus vertueux pour
sombrer vers la tyrannie, elle-même source du renouveau. Si la
décadence est une fatalité dans le monde sensible, l'assurance du
retour d'une bonne gouvernance va de pair avec elle. Le mythe de Kronos viendra
appuyer l'hypothèse selon laquelle le politique est lié aux
cycles de révolutions périodiques. Enfin, nous suivrons le cycle
de transmigration des âmes, métaphore de la justice divine.
Chapitre Premier : La figure du cercle
lors de la première démiurgie
1. Théodicée et proportions
a. Une volonté bienveillante
Le mythe narré par l'astronome pythagoricien de Locres
Timée présente une explication jugée
vraisemblable de l'origine de l'univers. Le modèle théorique
hypothétique part du principe que le démiurge créé
à partir des Formes (ou Idées, éäåct) le monde
en tentant de modeler la matière de manière à la rendre la
plus parfaite possible. Le rôle du démiurge est donc central et
introduit la distinction entre le producteur et son produit. Il est
l'organisateur de l'informe et le producteur des images sensibles et est par
nature bon5. Il tend a organisé le monde de la meilleure
façon qui soit. De là s'affirme la bonté divine, rendant
l'être bon et l'intelligence de l'être bonne. C'est pourquoi il
semble permis de qualifier la fonction démiurgique de
théodicée6. L'intelligence qui connaît se fait
démiurgique parce que « celui qui a constitué le devenir,
c'est-à-dire notre univers (...) était bon, or (...) il souhaita
que toutes choses devinssent le plus semblables à lui ». Par
conséquent, le démiurge ne peut constituer que les êtres
immortels ; il ne peut façonner les êtres mortels, car «
s'ils tenaient de moi leur naissance et leur participation à la vie, ces
êtres seraient les égaux des dieux »7. La
tâche de créer les mortels est donc révolue aux dieux issus
des dieux. Nous pouvons par conséquent distinguer deux
démiurgies, la première qui consiste à
générer le divin, c'est-àdire ce qui est toujours, et une
seconde vouée à produire le mortel, c'est-à-dire ce qui
devient toujours. Platon renoue avec les ambitions des premiers
métaphysiciens en proposant une explication totale de la
réalité tout en prenant compte du sujet pensant, cher à
Socrate. Ce qui ressort le plus dans ces dialogues est le souci de
dépasser le monde de la multiplicité, de l'impermanence et de
l'illusoire grâce à l'idée générale, une et
immuable, appartenant au monde intelligible composé d'idées
hiérarchisées. La plus haute perfection, la plus
générale et
5 BRISSON Luc, Le même et l'autre dans la
structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Editions
Klincksieck, 1974, p. 29.
6 PHILONENKO Alexis, Leçons
platoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 522. En
réalité le terme théodicée est
anachronique, puisqu'il a été créé en 1710 par
Gottfried Wilhelm von Leibniz dans son Essais de théodicée
sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du
mal. Cependant ce terme illustre la pensée de Platon qui postule
que le mal vient de la résistance de la matière à
intégrer entièrement le bien : « La puissance de Dieu est la
mesure de son être. Ce n'est pas Dieu qui est impuissant à
transformer pleinement à son image le Devenir ; c'est le Devenir qui ne
peut recevoir l'Etre entièrement ». GOLDSCHMIDT Victor, La
religion de Platon, Presses Universitaires de France, Collection mythes et
religions, 1949, p. 57.
7 Op. cit.., p. 134 (Timée 41
c).
la plus raisonnable de toute est l'Idée du Bien
(agathon, Üãaèüí), assimilable à
l'Idée du Beau. Cette pensée est exposée dans le
célèbre mythe de la caverne dans La
République8 et se retrouve dans la morale, la justice,
la politique et la cosmologie platonicienne.
Le Bien Suprême est donc clairement
désigné comme étant le terme ultime et la cause finale de
toute recherche du bien, puisqu'il est « ce que toute âme poursuit
et qui constitue la fin de tout ce qu'elle entreprend, ce bien dont elle
pressent l'existence sans pouvoir, dans sa perplexité, saisir pleinement
ce qu'il peut être »9. Il confère aux autres
formes beauté, harmonie, ordre, simplicité. Les philosophes sont
naturellement « épris de cette science qui peut éclairer
pour eux quelque chose de cet être qui existe éternellement et ne
se dissipe pas sous l'effet de la génération ou de la corruption
»10, car ils sont épris de vérité. Au
sommet du système est donc placée la Forme du Bien. Celle-ci
communique l'existence et l'essence, mais elle-même est encore
au-delà de l'essence, comme le montre la comparaison avec le soleil:
« Pour les objets de connaissance, ce n'est pas seulement leur
cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien,
mais c'est leur être et aussi leur essence (ousia,
ïýæßa) qu'ils tiennent de lui, même si le bien
n'est pas l'essence, mais quelque chose qui est au-delà de l'essence,
dans une surabondance de majesté et de puissance »11.
Ainsi le modèle (paradéigma,
ðaðÜäåéãìa) du Bien Suprême
existe en soi, il se suffit à lui-même et n'est pas qu'un plan de
création attendant un exécutant. Il faut remarquer que Platon
accorde une grande importance à la forme du Bien, puisqu'il
présente la bonté comme étant « le principe tout
à fait premier du devenir, c'est-à-dire du monde
»12 . La bonté est associée à la recherche
de perfection et d'ordre. Plus précisément, « la
bonté démiurgique est essentiellement la bonté,
déjà dérivée, de l'Intelligence procédant du
Bien, mais qui, rencontrant la Matière, prolonge la diffusion du Bien
»13.
Or, ce qui est le plus synonyme d'harmonie et d'ordre est la
symétrie (summetros,
Óòììåçðéct), celle-ci
s'opposant au chaos, au désordre et au sans mesure (ametros,
Üììåçðïñ). Le propre de la
symétrie est par conséquent de rester semblable (ana
logon, aíÜëïãïí), même lors
du mouvement. Le démiurge choisit cette propriété et
l'impose à l'Univers, car elle ressemble aux formes pures.
Découvrir les symétries dans le monde sensible est par
ailleurs
8 L EROUX Georges, Platon La
République, Paris, GF Flammarion, 2004, pp. 359-384 (La
République, VII, 514a-51 7b).
9 Ibid., p. 348 (La République,
VI, 505 e).
10 Ibid., p. 316 (La République,
VI, 485 b).
11 Ibid., p. 353-354 (La
République, VI, 509 b).
12 Op. cit., p. 118 (Timée, 29
e).
13 GOLDSCH MI DT Victor, La Religion de
Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 56.
une manière de connaître les copies des Formes.
En étudiant les rapports mathématiques, Platon comprend que ces
dernières permettent de découvrir les indices de l'intelligible
dans le sensible. Expliquons : Á et C n'ont aucune ressemblance.
Cependant, il suffit qu'A/B = B/C (B étant une identité
intermédiaire) pour qu'il existe un rapport entre A et C. L'âme du
monde a une structure mathématique et régit le mouvement avec des
rapports mathématiques. Elle est aussi l'identité
intermédiaire entre l'être et le devenir.
Que désigne le terme démiurge
(dêmiourgos,
äÞìéïíðãïñ) ? Le
mot provient du grec dêmios, qui signifie
plébéien, populaire, et de ergon, signifiant l'oeuvre,
le travail14. Mais Platon lui confère un sens philosophique.
Il faut donc le comprendre ici comme désignant le « le fabriquant
et le père de l'univers »15 . Il est le fabricant de par
son travail artisanal, tout en étant dirigé par un modèle
théorique. C'est pourquoi il n'est pas un créateur, mais
l'organisateur d'une matière et de formes déjà
présentes. Il est une entité distincte, dont la description se
fait souvent avec des termes anthropomorphiques. Il éprouve des
sentiments, souhaite, réfléchit, prévoit, raisonne et
parle. Cependant, il n'est pas un individu, mais plutôt une fonction ; sa
volonté s'appliquant au réel dans son ensemble, il devient celui
qui ordonne le monde, à la manière d'un représentant
juridique. Le travail artisanal est explicitement avancé par Platon, qui
le compare à un modeleur de cire, à un ouvrier travaillant le
bois ou à un assembleur d'éléments16. Le
démiurge imprime une forme à la matière, sans être
l'auteur de la forme. Les éléments de l'Univers sont le feu,
l'air, l'eau et la terre17, comme le font savoir l'opinion
traditionnelle et Empédocle à ce sujet. Il est fait mention de
relations entre les quatre éléments, les formes
géométriques connues à l'époque de Platon et les
lettres18. En somme, pour que la genèse de l'univers se
fasse, il faut une volonté exclusivement bienveillante -- le
démiurge --, puis une mise en ordre du chaos originel afin de
transformer celui-ci en un cosmos harmonieux -- travail artisanal du
matériau brut --. Il faut ajouter à cela le calcul et la
géométrie afin de rendre ce cosmos équilibré et
beau (kalon) -- fonction
14 GOBRY Ivan, Le vocabulaire grec de la
philosophie, Paris, Ellipses, Collection Vocabulaire de..., 2000, p.
33.
15 Op. cit., p. 116 (Timée 28
c).
16 Ibid., p. 190 : « Voilà ce
qu'avait en vue celui qui, à la façon d'un modeleur de cire,
fabriqua notre corps » (Timée 74 c) ; p. 123
(Timée 36 e) : « Ce dernier passa à l'assemblage de
tout ce qu'il y a de matériel à l'intérieur de cette
âme » ; voir aussi Timée 74 c, 28 c, 33 b, 30 b, 33
d, 76 e. CHAMBRY Emile, Platon
ProtagorasEuthydème-Gorgias-Ménexène-Ménon-Cratyle,
Paris, GF Flammarion, 1967, p. 401 (Cratyle 389 c). Op. cit.,
pp. 482-483 (La République, X, 596 c).
17 Op. cit., p. 261 (Gorgias 507
e). BRISSON Luc, Platon Phèdre, Paris, Flammarion, 2004,
pp. 117-118 (Phèdre 245 e- 246 c). Op. cit., p. 118
(Le Politique 269 d). MAROUANI Ahmed, Dieu, la nature et l'homme
dans les derniers dialogues de Platon, Thèse pour le Doctorat de
philosophie sous la direction de MATTEI Jean- François,
Université de Nice Sophia-Antipolis, faculté des Lettres, Arts et
Sciences Humaines, 2001, p. 218.
18 Op. cit., p.146 (Timée 48
b), p. 156-157 (Timée 54 d- 55 b) et p. 247.
intellectuelle et esthétique du démiurge --, et
il faut enfin introduire une intelligence qui anime la matière --
l'âme du monde19 --. Ce sont ces étapes que nous allons
évoquer dans ce chapitre.
Avant la démiurgie, l'univers existait, le
réceptacle (khôra ou chôra,
ýëç) était là, les Idées planaient dans
un lieu supra céleste, mais un chaos total régnait.
Khôra est par conséquent en deçà de
l'origine, elle est une errance, privée de logique et de discours qui
pourrait la raconter, elle est sans signification ni valeur. De plus, elle
n'engendre rien de sensible ou d'intelligible, elle n'est qu'un lieu de
réception. Elle est pourtant douée d'un mouvement qui lui est
propre, qui est source de résistance à la volonté
démiurgique et qui la rend rebelle à la perfection des
Idées20. Elle contraint le démiurge, de sorte qu'il
organise tout ce qu'il y a de visible de manière à ce qu'il n'y
ait rien d'imparfait, mais seulement « dans la mesure du possible »,
précise Platon régulièrement21. Ceci signifie
que le démiurge n'a pas un pouvoir absolu, puisqu'il est limité
par le milieu spatial, par le modèle des formes intelligibles et par la
nécessité. Il résulte de la résistance de
Khôra au savoir une part d'indétermination qui se
retrouve dans ce qui devient toujours, c'est-à-dire dans le monde
sensible. Cette limitation s'exprime dans le sensible, associé au
devenir, lequel s'oppose au savoir total qui est toujours.
Le démiurge commence donc par fondre les alliages avant
de constituer l'âme cosmique : « Entre l'être indivisible et
qui reste toujours le même et l'Etre divisible qui devient dans les
corps, il forma par un mélange des deux premiers une troisième
sorte d'Etre ; et de nouveau en ce qui concerne le Même et l'Autre, il
forma un composé tenant le milieu entre ce qu'il y a en eux
d'indivisé et ce qu'il de divisible dans les corps ; et, prenant ces
trois ingrédients, il forma de la même façon par un
mélange, où ils entrainent tous, une seule réalité,
en unissant harmonieusement par force la nature de l'Autre, rebelle au
mélange, au Même, et en les mêlant à l'Etre, formant
une unité à partir de ces trois choses22 ».
L'âme est composée par les mêmes éléments que
les autres réalités, c'est-à-dire par l'Etre, le
Même (tauton, ç~ýçüí) et
l'Autre (thatéron,
èÜçåðïí). Le premier mélange se
fait entre l'être divisible et l'être indivisible, entre le
Même divisible et le Même indivisible, entre l'Autre divisible et
l'Autre indivisible. Le second mélange se fait à partir du
résultat du premier mélange, autrement dit
19 Voir Chapitre I, 3, a, p. 23.
20 DERRIDA Jacques, Khôra, Paris,
Editions Galilée, 1993.
21 Exemples lisibles de cette restriction dans
Timée en 32 b, 37 d, 38 c, 42 e, 53 b, 65 c, 71 d, 89 d.
22 Ibid., p. 124 (Timée 35
a).
entre l'Etre intermédiaire, le Même
intermédiaire et l'Autre intermédiaire. Le résultat de ces
mélanges est l'âme du monde23.
b. Un découpage harmonieux
Le démiurge partage le mélange en le retranchant
(diaireîn, äécßðåéí),
suivant certaines proportions. Il est nécessaire d'exposer les
règles de base qui constituent ces proportions, même s'il n'est
pas nécessaire d'entrer dans les détails, détails dont la
complexité risquerait de nous égarer. Il convient d'expliquer les
proportions, car si elles ne sont pas le mouvement en tant que tel, elles lui
fournissent les règles sans lesquelles il serait inenvisageable. Le
nombre (arithmos, Üðßèìüñ)
est une pure abstraction obtenue par la raison, agent de mesure et de
beauté. Il n'y a pas de mouvement circulaire qui puisse être
désordonné, car le cercle est associé à
l'idée de perfection et le désordre est synonyme de chaos. Le
mouvement qui anime le monde est donc impérativement lié à
une mesure, sans laquelle il dégénérerait, se
détruirait et ne pourrait pas être. C'est aussi grâce
à la mesure que le démiurge peut découper la
matière en deux bandes24. La bande de l'Autre est
divisée en sept, ce qui correspond au mouvement jugé
irrégulier des sept planètes connues à l'époque de
Platon, c'est-à-dire la Terre [1], la Lune [2], Mercure [3],
Vénus [4], Mars [9], Jupiter [8] et Saturne [27 ou 33]. La
bande du Même représente alors le mouvement apparemment
régulier des étoiles fixes. Il faut rendre compte du mouvement
régulier des corps célestes grâce à la proportion :
« de tous les liens, le plus beau, c'est celui qui impose à
lui-même et aux éléments qu'il relie l'unité la plus
complète, ce que, par nature, la proportion réalise de la
façon la plus parfaite25 ». La bande de l'Autre se
divise en sept, en fonction d'une suite d'entiers positifs : 1 ?1 ; 2?2 ; 3?3 ;
4?4 ; 5?9 ; 6?8 ; 7?27
Ce qu'il est aussi possible de noter en montrant une double
médiété26 géométrique :
23 Voir Chapitre I. 3, a, p. 23.
24 Malgré le fait que Platon nomme les deux
bandes bande du Même et bande de l'Autre, ces bandes
sont bien constituées du mélange du Même et de l'Autre,
cela sans doute pour rendre compte de la différence observée
entre les astres fixes et les planètes.
25 Ibid., p. 120 (Timée 31
c).
26 Platon définit lui-même ce qu'est
la médiété, ou proportion : « Chaque fois que trois
nombres quelconques, que ces nombres soient entiers ou en puissance, celui du
milieu est tel que ce que le premier est par rapport à lui,
lui-même l'est par rapport au dernier, et inversement que ce que le
dernier est par rapport à celui du milieu, celui du milieu l'est par
rapport au premier, celui du milieu pouvant devenir premier et dernier, le
dernier et le premier
Première progression
|
20
|
21
|
22
|
23
|
Seconde progression
|
30
|
31
|
32
|
33
|
Deux autres types de suites proportionnelles sont
ajoutés : « Après quoi, il combla les intervalles doubles et
triples, en détachant encore des morceaux du mélange initial et
en les intercalant entre les premières, de façon qu'il y ait dans
chaque intervalle deux médités, la première surpassant
l'un des extrêmes tout en étant surpassée par l'autre d'une
même fraction de chacun d'eux, et la seconde surpassant l'un des
extrêmes d'un nombre égal à celui dont elle est
elle-même surpassée. De ces relations, naquirent dans les
intervalles ci-dessus mentionnés, des intervalles nouveaux de un plus un
demi, un plus un tiers et un plus un huitième. À l'aide de
l'intervalle de un plus un huitième, le dieu a comblé tous les
intervalles de un plus un tiers, laissant subsister de chacun d'eux une
fraction, telle que l'intervalle restant fût défini par le rapport
du nombre deux cent cinquante-six au nombre deux cent quarante-trois
27».
Voici un schéma annoté du découpage :

1
2
3
4
8
9
Même Mélange
du Même
Autre et de l'Autre.
27

2/1 2/1 2/1 2/1 3/2 9/8 Gamme
Octaves Quinte Ton
|
|
harmonique.
|
|
|
|
La médiété harmonique ajoutée est
traduite ainsi : x-a=a/n et b-x=b/n donc x-a/a = b-x/b = 1/n et (x-a) b= (b-x)a
ou x=2ab/(a+b)
La médiété arithmétique
ajoutée est traduite ainsi : (x-a) = (b-x) ou x= (a+b)/2
En insérant les moyens proportionnels harmoniques et
arithmétiques dans la première médiété
géométrique, cela donne pour les extrêmes :
pouvant à leur tour devenir moyens ». Ibid.,
p. 120 (Timée 32 a). Platon connaissait la
médiété arithmétique, la
médiété harmonique et la médiété
géométrique.
27 Ibid., p. 125 (Timée 36
b).
Pour les médiétés harmoniques : 4/3 ; 8/3 ;
16/3 Et pour les médiétés arithmétiques : 3/2 ; 3 ;
6 Ce qui donne : 1, 4/3, 3/2, 2, 8/3, 3, 4, 16/3, 6, 8.
En insérant les moyens proportionnels harmoniques et
arithmétiques dans la seconde médiété
géométrique, cela donne pour les extrêmes :
Pour les médiétés harmoniques : 3/2 ; 9/2 ;
27/2 Et pour les médiétés arithmétiques : 2 ; 6 ;
18
Ce qui donne : 1, 3/2, 2, 3, 9/2, 6, 9, 27/2, 18, 27.

1 4/3 3/2 2 8/3 3 4 16/3 6 8
4/3 9/8 4/3 4/3 9/8 4/3 4/3 9/8 4/3
Les trois intervalles qui subsistent sont 4/3 et 9/8 pour la
première médiété géométrique

1 3/2 2 3 9/2 6 9 27/2 18 27
3/2 4/3 3/2 3/2 4/3 3/2 3/2 4/3 3/2
et 4/3 et 3/2 pour la seconde.
Ceci correspond en musique pour la proportion 4/3 à la
quarte, pour la proportion 3/2 à la quinte et pour la proportion 9/8
au ton. En ajoutant l'octave 2/1 -entre la quarte et la quinte- et
le leimma 256/243 -intervalle entre deux tons 9/8-, nous
obtenons un arrangement musical28. L'âme du monde est donc
d'un point de vu musical composée de quatre octaves, une quinte et un
ton : 2/1 x 2/1 x 2/1 x 2/1 x 3/2 x 9/8 = 27
Platon met ici à profit une découverte des
pythagoriciens qui avaient constaté que le son d'un instrument de
musique reste consonant quelque soi la dimension de l'instrument, tant que les
rapports mathématiques entre les cordes restent
égaux29. L'essentiel est le rapport mathématique et
non le son lui-même, car Platon, contrairement aux pythagoriciens, ne
considère pas qu'il existe une musique des sphères
audible30. Platon suppose que l'harmonie (harmonia,
Üðìïíßa) musicale est de la même nature
que celle qui régit les mouvements astronomiques. C'est pourquoi la
musique doit s'efforcer d'imiter l'harmonie divine31. La
parenté entre les deux disciplines est d'ailleurs affirmée dans
La République : « comme les yeux sont attachés
à l'astronomie, de même les oreilles sont attachées au
mouvement harmonique, [...] ces connaissances sont liées l'une à
l'autre comme des soeurs, ainsi que les pythagoriciens l'affirment, et nous
également, [...] qui sommes d'accord avec eux32 ».
Un autre point à souligner tient à l'usage du
mythe fait par Platon. La genèse du monde est un mythe qui a la
particularité d'être conté par un pythagoricien, le
personnage nommé Timée. En effet, le mythe (mythos,
ìýèïñ) n'est pas opposé à la
rationalité (logos, ëüãïñ), et la
philosophie n'est pas opposée à la musique. Le mythe reste un
récit fictif composé par des personnages ; il est fait de
paraboles et d'allégories. Il ne vise pas la vérité, mais
le vraisemblable, répondant aux questions métaphysiques en
interrompant puis en remplaçant l'argumentation et la déduction
par la narration et la suggestion. Le rôle essentiel du mythe est de
porter un sens caché, il est un adjuvant à la réflexion,
ainsi qu'un stimulant moral. De plus, Platon utilise le mythe afin de formuler
des explications de phénomènes que la raison ne peut pas
résoudre, car le logos n'est par principe compatible qu'avec
l'immobile33. Le devenir
28 Pour une étude plus approfondie sur le
thème de la gamme harmonique chez Platon : MOUTSOPOULOS
Evangkélos, La musique dans l'oeuvre de Platon, PUF, Paris,
1959. MOREAU Joseph, La construction de l'idéalisme
Platonicien, Les Belles Lettres, 1936, § 283, pp. 481-484.
29 Voir illustration 1, Annexe p. 64.
30 Op. cit., p. 127 (Timée 37
b) : « emporté sans son articulé ni bruit dans ce qui
se meut par soi-même ».
31 Ibid., p. 200 (Timée 80
b).
32 Op. cit., p. 383 (La
République, VII, 530 b).
33 Ce principe est par ailleurs commun à
Platon et à Parménide, ce dernier disant dans un de ses
poèmes : « Or c'est le même, penser et ce à dessein
de quoi il y a pensée. Car jamais sans l'être où il est
devenu parole, tu ne trouveras le penser ; car rien d'autre n'était,
n'est ni ne sera à côté et en dehors de l'être,
puisque le Destin l'a
étant quant à lui par définition
constamment en changement -- principe que Platon tire sans doute de la lecture
d'Héraclite34 --, il n'est en conséquence pas possible
d'en tirer une science. La seule pensée qui puisse expliquer ce que la
raison ne peut pas saisir est donc de nature mythique. Autrement dit, le
discours sur le devenir relève du récit mythique, du
vraisemblable, tandis que la compréhension de l'intelligible
relève de la science, de l'argumentation et des mathématiques.
Les deux axes de la pensée sont unis afin de pallier aux limites de
chacun d'eux, ce qui permet d'exposer le comment et le pourquoi de la formation
de l'univers, ainsi que l'origine du mouvement qui l'anime.
enchai né de façon qu'il soit d'un seul tenant et
immobile ». BEAU FRET Jean, Parménide Le poème,
Paris, PUF, Collection Epiméthée, 1955, p. 87 (le
poème de Parménide VIII-35).
34 «Héraclite dit, n'est-ce pas ? Que tout
passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à un courant
d'eau, qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve ».
Op. cit., p. 419 (Cratyle 402 a).
2. Des proportions au mouvement des astres.
a. Un mouvement réglé
Platon explique les mouvements de la nature à partir de
considérations mathématiques. C'est à partir de
règles géométriques que naissent les mouvements du ciel.
En effet, la suite des nombres positifs représente la distance entre la
Terre et les six autres planètes en rotation autour de celle-ci ; elle
correspond aussi au rayon de leurs orbites, à leur disposition et enfin
la vitesse de leur révolution, qui varient en fonction de la longueur du
cercle que ce dernier décrit. Comme nous l'avons déjà vu
un peu plus tôt, la qualité principale de la symétrie est
de rester semblable à elle-même lors de transformations
liées à une rotation autour d'un axe ou à une translation
parallèle. Or, de toutes les figures, le cercle est la figure qui reste
la plus identique à elle-même, quelles que soient les rotations
appliquées à elle. La symétrie s'applique aussi aux
révolutions circulaires des astres, qui reviennent immuablement à
leur point de départ initial : « c'est la course circulaire qui est
uniforme et la mieux réglée35 ». La
régularité du mouvement des astres permet, grâce à
leur constance, de servir de mesure (metron,
ìçðï), d'étalon pour mesurer le temps ; les
astres sont donc des étalons temporels : le jour et la nuit sont
engendrés par le cercle du Même, la succession des mois est
engendrée par le mouvement de la Lune, la succession des années
par le mouvement du Soleil. Enfin, la grande année? de Platon,
c'est-à-dire le retour de tous les corps célestes à leur
position initiale, est engendrée par le mouvement des cinq autres
planètes. La durée de la grande année? dans la vie du
monde est de 12 960 000 ans, soit exprimé géométriquement,
un carré de 3600 de côtés36. Il existe des
périodes dont les astres sont la mesure, et une grande année? qui
marque l'avènement d'un autre cycle. Les mouvements de tous les cercles
de l'âme du monde et le mouvement des révolutions des astres
engendrent le temps. Le monde sensible engendre le temps, et non l'inverse. Il
existe donc pour mesurer le temps, les temps divers des planètes dont
les mesures sont les mouvements du Soleil et de la Lune, et un temps commun qui
domine tous les autres -- nommé grande année? -- qui est un
étalon de mesure primordial lié à la perfection du cercle
du Même. Le temps de la grande année? domine les
35 Op. cit., p. 130 (Timée 39
c).
36 Op. cit., p. 696, Notes (La
République, VIII, 546 b-546 d).
temps relatifs au Soleil et à la Lune, puisque le
mouvement de la sphère des fixes domine les mouvements
sidéraux37.
Rappelons comment le démiurge en arrive à
créer le mouvement du Même et celui de l'Autre. Le
découpage exécuté sur « toute cette plaque, il la
découpa en deux morceaux, dans le sens de la longueur ; et les deux
bandes ainsi obtenues, il les appliqua l'une sur l'autre en faisant
coïncider leur milieu à la façon d'un khi ».
Autrement dit, il partage le mélange en deux bandes et les fait se
couper de manière à former un X.
« ... puis il les courba en cercle pour former un seul
arrangement, soudant l'une à l'autre leurs extrémités au
point opposé à leur intersection. Ensuite, les dotant du
mouvement circulaire uniforme qui se produit au même endroit, il prit ces
deux cercles et il fit l'un extérieur, l'autre intérieur. Or, le
mouvement extérieur il le désigna comme étant celui du
Même, le mouvement intérieur, comme celui de l'Autre38
». En joignant les deux bandes nous obtenons deux sphères, une
sphère du Même englobant le mouvement de la sphère de
l'Autre.

Le premier cercle du Même entraîne les
étoiles fixes de la gauche vers la droite -c'est-à- dire d'est en
ouest- dans le plan de l'Équateur. Ce cercle contient toute la
réalité sensible et rien ne perturbe son mouvement, car il n'y a
rien en dehors de lui. Le mouvement de la sphère et celui des astres est
le même, les astres étant pour ainsi dire fixés sur la face
interne du cercle du Même; le second cercle entraîne les sept
planètes de la droite vers la gauche -- c'est-à-dire d'ouest en
est -- dans le plan de l'Écliptique (AB : tropique du Cancer CD :
tropique du Capricorne ED : plan de l'Équateur CB : plan de
l'Écliptique).
37 Op. cit., p. 131 (Timée 39
d).
38 Ibid., p. 124 (Timée 36
c).

Les orbites des sept planètes sont placées sur
la révolution intérieure que le démiurge divise six fois.
Le centre des orbites est le même pour tous, c'est la Terre : « la
révolution intérieure, il la divisa à six reprises, pour
former sept cercles inégaux, correspondant chacun à un intervalle
double ou à un intervalle triple, de telle sorte qu'il y ait trois
intervalles de chaque sorte. Il prescrivit que ces cercles aillent en sens
inverse les uns des autres, trois avec des vitesses semblables, et les quatre
autres avec des vitesses différentes les unes par rapport aux autres et
différentes de celles des trois autres, mais suivant un mouvement
réglé39 ». La révolution intérieure
de l'Autre est divisée six fois pour obtenir sept cercles correspondant
aux orbites des planètes40 (voir schéma ci-contre).
Le centre de cette révolution est ajusté
à celle du corps du monde afin que ce milieu corresponde parfaitement
aux deux révolutions. Ainsi, les cercles sont tous homocentriques. Le
monde sensible est doté par le démiurge d'un principe qui rend
compte à la fois du mouvement ordonné astronomique, qui est
physique, et du mouvement ordonné du monde sensible, qui est celui de la
connaissance. Le cercle du Même permet à l'âme du monde un
contact direct avec les Formes intelligibles, tandis que le cercle de l'Autre
permet un contact avec le sensible. Une fois l'ajustement accompli, peut
commencer « en tournant en cercle sur elle- même, une vie
inextinguible et raisonnable pour toute la durée des temps41
». Ce système astronomique repose donc uniquement sur une
combinaison de mouvements circulaires. La raison de l'âme du monde
résulte quant à elle de son illumination par les formes
intelligibles.
39 Ibid., p. 126 (Timée 36
d).
40 Voir illustration 2, Annexe, p. 65.
41 Ibid., p. 126 (Timée 36
e).
b. Les mouvements cosmiques
Il existe un mouvement propre au Tout composé du
mouvement du Même et de celui de l'Autre. Le Même entraine dans sa
rotation axiale la sphère du corps du monde « depuis le milieu
jusqu'à la périphérie du ciel42 ». Le
Même est le seul cercle qui tourne avec une uniformité et une
régularité parfaite ; l'Autre n'entraine que les planètes
en mouvant les sept cercles, c'est-à-dire les orbites des
planètes43. Nous pouvons aussi détailler les
mouvements des parties produits par les étoiles individuelles, les sept
planètes et la Terre. La révolution diurne des étoiles
ainsi que leur rotation axiale sont engendrées par le mouvement du
Même44. Le mouvement général des sept
planètes est communiqué par le Même, tandis que l'Autre
engendre les trajectoires circulaires des sept cercles, de part son mouvement
même45. La double rotation qui résulte de ces deux
mouvements forme une torsion : « entraînant sur son axe l'ensemble
des cercles que ces corps décrivent, le mouvement du Même leur
donnait l'apparence d'une hélice, étant donné que, dans
deux plans, ces corps devaient avancer en sens inverse
simultanément46 ». L'expression de mouvement de
révolution circulaire, qui semble redondante, exprime alors
assez bien ce double mouvement, ainsi que l'inversion de la rotation lors de la
grande année.
Il existe des différences de vitesse entre les
planètes : « Il prescrivit que ces cercles aillent en sens inverse
les uns des autres, trois avec des vitesses semblables, et les quatre autres
avec des vitesses différentes les unes par rapport aux autres et
différentes de celles des trois autres, mais suivant un mouvement
réglé47 ». Il en découle que pour se faire
une idée juste des huit révolutions, le démiurge est
obligé d'éclaircir le problème de la mesure en allumant le
Soleil, qui était déjà à sa place, mais sans
émettre de rayons lumineux. Il est alors possible de constater que la
Lune ( ) tourne plus rapidement que le cercle de l'Autre ; le Soleil ( ),
Vénus ( ) et Mercure ( ) vont à la même vitesse que le
cercle de l'Autre, en complétant leur révolution en une
année, bien que seul le Soleil possède le mouvement du cercle de
l'Autre sans modification ; Vénus et Mercure modifient le cercle de
l'Autre parce qu'ils ont reçu une impulsion dans le sens contraire du
cercle de l'Autre48. Mars ( ), Jupiter ( ) et Saturne ( )
ralentissent le mouvement du cercle de l'Autre car ces planètes tournent
dans le
42 Ibid., p. 122 (Timée 34 a,
b), p. 126-127 (Timée 36 c, e) et Annexe 4, p. 294.
43 Ibid., p. 122-129 (Timée 36
c-d, 37 b- 38 c).
44 Ibid., p. 131 (Timée 40 a,
b).
45 Ibid., p. 122 (Timée 36
c), p. 129 (Timée 39 a) et p. 122 (Timée 36 c-
d).
46 Ibid., p. 130 (Timée 39
a).
47 Ibid., p. 126 (Timée36
d).
48 Ibid., p. 129 (Timée 38
d).

sens inverse de celui du mouvement de l'Autre, à la
manière de Vénus et de Mercure. Les variations de vitesse, les
régressions intermittentes accélérées avant
l'arrêt du mouvement principal et enfin le renversement temporaire de son
sens ne changent en rien au fait que les planètes aient une trajectoire
circulaire. Il n'y a donc pas d'errance d'une trajectoire à l'autre des
planètes d'après Platon, bien que l'astronomie antique qui
l'affirme se base sur la distinction entre les fixes, c'est-à-dire les
étoiles, et les planètes, qui errent (planetes,
ðåðéctãõãÞñ)49.
La course des astres ne peut pas être déraisonnable, puisque ce
sont des divinités purement intellectuelles qui garantissent son
mouvement.
Outre sa participation au mouvement du Même, le
mouvement propre de la Terre ( ) est celui d'une rotation axiale et centrale ;
elle reste fixée au centre du monde et semble assimilée à
la divinité du foyer, Hestia50. Cette astrologie est issue de
l'observation et surtout du calcul, qui permet de prévoir les mouvements
des astres, puisque ceux-ci sont réguliers. C'est pourquoi Platon n'en
dit pas plus et renvoie pour les détails à « une
représentation mécanique des mouvements
considérés51 », ce qui est probablement une
allusion à une sphère armillaire52.
Il est maintenant clairement établi que l'usage de
modèles géométriques dans la l'astronomie et la cosmologie
apparaît particulièrement important. Ils permettent de
modéliser les corps célestes, leurs tailles et leurs positions,
la régularité de leur révolution ainsi que leurs
périodes. Cette application spéculative géographique et
cosmologique est d'ailleurs pour Aristophane à l'origine de
l'étymologie du mot géométrie (mesure de --
toute -- la terre)53 ; et en effet, cela semble
bien correspondre à la philosophie naturelle et politique de la
Grèce archaïque54.
49 Ibid., p. 122 (Timée 36
b-40d). B RI SSON L uc, PRAD EAU Jean-François, Platon Les Lois
Livres VII à XII, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 191 et 193
(Lois X 898 d-899 d), p. 70 (Lois VII821 b, c).
50 « Hestia est la déesse du « foyer »,
celle qui, au centre, est le point de référence universel.
Voilà pourquoi elle a été associée à la
terre privée de mouvement et qui se trouve au centre du cosmos ».
Op. cit., p. 118 (Phèdre 246 c) et p. 210 (Notes
184). Op. cit., p. 133 (Timée 40 b-c).
51 Ibid., p. 132 (Timée 40
d).
52 Voir illustration 3, Annexe, p. 66.
53 « Le Disciple- De la géométrie.
Strepsiade- Et à quoi cela sert-il ?
Le Disciple- A mesurer la terre.
Strepsiade- Celle que l'on distribue par lots ?
Le Disciple- Non, mais la terre entière ».
COU LON Victor, Aristophane, les acharniens, les cavaliers,
les nuées, Paris, Les Belles Lettres, Collection des
universités de France, 1987, p. 172 (les nuées, v.
200).
54 Hérodote attribut quant à lui
comme origine à la géométrie la mesure de la
terre, c'est-à-dire l'arpentage, LEGRAND Ph. -E.,
Hérodote, Histoires, Livre II, Euterpe, Paris, Les Belles
Lettres, Collection des universités de France, 1968 (Livre II,
109).
Le fait que la géométrie puisse servir à
modéliser les mouvements physiques des astres amène à
parler de mouvement d'un point sur un cercle de la même manière
que si on parlait du mouvement d'une planète sur son orbite, par
exemple. C'est en dotant la géométrie de mouvement qu'A rchytas
de Tarente, Eudoxe et Ménédème d'Erétrie
résolvent des problèmes difficiles55 et qu'est
fondée la mécanique mathématique56. Mais il
s'agit davantage de l'étude des machines et de l'usage des instruments,
que du mouvement lui-même.
Rappelons que, pour Platon, les mathématiques sont des
objets idéaux qui ne sont pas sensibles car aucun
géomètre, astronome, arithméticien « ne crée
les figures, mais ils découvrent celles qui existent57
». Il est donc mal approprié de parler de géométrie
comme s'il était possible de construire les figures, c'est même
« ridicule »58 d'après lui : « Aussi bien
dois-tu savoir qu'ils ont recours à des formes visibles et qu'ils
construisent des raisonnements à leur sujet, sans se représenter
ces figures particulières, mais les modèles auxquels elles
ressemblent ; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et sur la
diagonale en soi, mais non pas sur cette diagonale dont ils font un
tracé, et de même pour les autres figures. Toutes ces figures, en
effet, ils les modèlent et les tracent, elles qui possèdent leurs
ombres et leurs reflets sur l'eau, mais ils s'en servent comme autant d'images
dans leur recherche pour contempler ces êtres en soi qu'il est impossible
de contempler autrement que par la pensée59 ».
Au-delà de ce principe, Platon fait des mathématiques
l'intermédiaire entre l'intelligible et le sensible. En effet elles
diffèrent des formes intelligibles par leur pluralité et
diffèrent du sensible à cause de leurs formes éternelles
et dépourvues de changement. Il découle de ces remarques que pour
Platon les objets géométriques ne se meuvent pas. La
géométrie des solides est bien distinguée du mouvement en
astronomie dans La République60.
55 MUGLER Charles, Commentaires d'Eutocius et
fragments, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de
France, 1972 (de la sphère et du cylindre, livre
second).
56 Platon y fait allusion dans La
République, Livre VII, 528 b, op. cit., p. 380. Archytas :
« Il fut le premier, en se servant des principes propres à la
mécanique, à traiter méthodiquement de la
mécanique, et le premier il introduisit dans une figure
géométrique un mouvement instrumental, en cherchant à
obtenir, par la section du demi-cylindre, deux moyennes proportionnelles, en
vue de la duplication du cube ». GOULET-CAZE Marie- Odile,
Diogène Laece, vies et doctrines des philosophes illustres, Le
Livre de Poche, Classiques modernes, Librairie Générale
française, 1999, p. 1007, (Livre VIII, § 83) Eudoxe p.
1019 Livre VIII § 90. Ménédème d'Erétrie, p.
344, Livre II.
57 Op. cit., p. 130 (Euthydème 290
c).
58 Op. cit., p. 378 (La
République, VII, 527 a).
59 Ibid., p. 356 (La République,
VII, 510 d- 511 a).
60 « Après la surface plane, dis-je, nous avons
pris le solide déjà en mouvement, avant de le considérer
tel qu'il est en lui-même. Il serait correct de reprendre la
troisième dimension à la suite de la deuxième. Il s'agit
de cette dimension, bien sûr, qui concerne les cubes et qui participe de
la profondeur ». Ibid., p. 379 (La République, VII,
528 a).
La géométrie plane ou solide est donc
immobile61 (akinêtos,
Üêßíççïñ) et sert à la
connaissance de l'intelligible et de l'éternel62, tandis que
l'astronomie et la mécanique participent du mouvement. Ainsi, si la
géométrie fonde la structure ontologique de
l'univers63, le mouvement de révolution qui l'anime est quant
à lui essentiellement d'ordre mécanique.
Nous pouvons conclure de cet exposé que ce qui
sous-tend l'idée de révolution circulaire a une origine mythique
et est lié à un déterminisme géométrique.
Platon reprend la mythologie traditionnelle en affectant à chaque
planète un dieu olympien. À cette mythologie grecque, il
entrelace des proportions, les médiétés, qui
règlent la place des dieux dans le ciel et qui déterminent la
vitesse des mouvements des planètes. De même, la symétrie,
synonyme d'harmonie, est liée à la beauté et au bon, qui
sont des valeurs morales. Le bien est d'ailleurs un facteur déterminant
puisqu'il guide les actes du démiurge et qu'il devient par voie de
conséquence le point de fuite de l'univers. Enfin, l'âme du monde
désigne à la fois une âme, c'est-à-dire un principe
spirituel, et l'ordre du monde, d'essence mathématique. Il s'agit donc
d'une pensée complexe faite de complémentarité. Nous
trouvons enfin dans la démiurgie la justification du choix par la
divinité de la force circulaire, jugée la plus symétrique,
la plus semblable à elle-même, celle qui rappelle le plus
l'immobilité et la perfection des Formes. Le mouvement qui règne
dans le ciel ne peut donc être que circulaire.
61 V ITRAC Bernard, Quelques remarques sur
l'usage du mouvement en géométrie dans la tradition euclidienne :
de Platon et Aristote à Omar Khayyâm, Centre Louis Gernet de
recherche comparées sur les sociétés anciennes (CRCSA),
Paris, France, CNRS, UMR 8567, document numérique BU Droit-Lettres UFR
Poitiers, consulté le 08/02/2008.
62 « On étudie la géométrie en vue de
la connaissance de ce qui est toujours, et non de ce qui se produit à un
moment donné puis se corrompt ». Op. cit., p. 378 (La
République, VII, 572 b).
63 Comme il a été vu Chapitre I, 1, b,
p. 11.
Ertt HtP ReHPHn.ItiPP Rr.IHltCHtleP H
a. L'âme du monde comme principe du mouvement
Nous avons vu que le corps du monde est sphérique, et
que l'âme du monde est constituée par le démiurge lorsque
celui-ci fait le mélange entre l'Etre intermédiaire, le
Même intermédiaire et l'Autre intermédiaire64.
L'être qui anime l'univers est l'âme du monde (psuchê
toû kosmou, çïí
êïæìïí). Elle est le principe du mouvement
circulaire du corps du monde, de part son auto motricité et son
immortalité. Il est indispensable d'éclaircir la notion
de mouvement chez Platon, dans la mesure où cela fait
partie intégrante de la problématique.
En effet, l'âme du monde est la source du mouvement de
révolution circulaire, lequel régit les cycles célestes
aussi bien que ceux qui s'appliquent aux hommes65. Il convient donc
ici de montrer en quoi consistent les mouvements de l'âme, puis de
distinguer les diverses fonctions qui lui incombent.
L'immortalité de l'âme découle de son
mouvement incessant. Le mouvement est associé à la vie, sans lui
il n'existe pas de vie. L'âme est par nature immortelle, et son
immortalité est indissociable de son mouvement à jamais
ininterrompu. De plus, l'âme se meut elle-même, ce qui implique
qu'elle est toujours, qu'elle est un être vivant66 et qu'elle
est, par conséquent, la source de ce qui est mû. Elle est
l'origine et le commencement. L'âme est donc le principe du mouvement,
est inengendrée et par là incorruptible. Ainsi, l'âme
appartient au domaine des principes, à un ordre de réalité
principiel, or le Principe (archê, aðj) est
immortel67. Cette proposition est posée comme un axiome par
Platon qui est défini comme tel : « Or, comme
c'est une chose inengendrée, c'est aussi
nécessairement une chose incorruptible. A supposer, en effet, que le
principe soit anéanti, jamais ne pourraient venir à l'être
ni ce principe à partir de quelque chose ni autre chose à partir
de ce principe, s'il est vrai que toutes choses viennent à l'être
à partir d'un principe68 ». Cependant, il faut signaler
que l'antériorité de l'âme est postulée dans
Phèdre et les Lois, alors que dans
Timée c'est le démiurge qui fabrique l'âme.
64 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.
65 Cela sera exposé au chapitre II, p. 29.
66 Op. cit., p. 181 (Lois X, 895
c).
67 ROUX Sylvain, La recherche du principe chez
Platon, Aristote et Plotin, Paris, Librairie Philosophique, J. Vrin, 2004,
p. 33.
68 Op. cit., p. 117 (Phèdre
245 d).
Dans les deux cas, il faut comprendre qu'elle est immortelle,
bien que dans le second cas elle ait été engendrée par le
démiurge.
Dans les Lois, dix types de mouvements sont
distingués. Il existe deux mouvements circulaires ; le premier tourne
autour d'un centre immobile et correspond au mouvement des astres fixes,
c'est-à-dire au cercle du Même. Le second est du même type,
mais correspond au mouvement des planètes, c'est-à-dire au cercle
de l'Autre. Le centre commun est la terre, puisque Platon pense à partir
d'un monde géocentrique. Contrairement aux mouvements circulaires
autonomes des deux cercles, les six types de mouvements linéaires
décrivent des corps qui en rencontrent d'autres. Il existe la
combinaison (sugkrisis) et la séparation (diakrisis),
la croissance (auxesis) et la décroissance (phtisis),
la génération (génesis) et la corruption
(phthora). De plus, la sphère du monde meut ce qui se trouve en
elle, sans pour autant être à la source du mouvement. Il reste le
mouvement circulaire de l'âme, seule à être motrice et
automotrice69. Une hiérarchie est établie entre les
dix mouvements et celui de l'âme est jugé supérieur
à tous les autres, pour la simple raison qu'elle est le principe du
mouvement, comme nous l'avons dit plus tôt. Comme l'âme du monde
est la seule à engendrer le changement, elle est la cause de l'animation
des myriades de choses mises en mouvement. Ce qui se meut soi-même est
donc antérieur à tout autre changement. C'est pourquoi
l'âme est antérieure au corps, au feu, à l'eau, à la
terre ou à l'air. De plus, si l'âme peut exister sans corps, un
corps ne peut naître et perdurer sans âme et sans mouvement. Pour
résumer, l'âme est le principe de toute chose, car elle est
antérieure à tout, car elle est la plus puissante et la cause de
tout mouvement, et enfin parce qu'elle est la source de toutes les
vies70, en plus d'être elle-même vivante.
L'être de l'âme réside en ce qu'elle se
meut sur elle-même et qu'elle est immortelle (athanatos,
ÜèÜíctçïñ). Elle est animée,
contrairement à ce qui a besoin d'une cause extérieure pour se
mouvoir, c'est-à-dire contrairement à ce qui est inanimé.
En somme, seul l'être qui est au principe de son mouvement est
animé. Par conséquent, seule l'âme est chargée de
mouvoir ce qui est inanimé. Pour que l'âme mette en mouvement un
corps, il faut qu'elle soit en contact avec le corps en question, et qu'elle
soit affectée par des impressions corporelles. C'est pourquoi
l'âme est instituée par le démiurge comme moteur
(kinoun, êéíïýí) du mouvement
du monde : « cet être ne peut ni être anéanti ni venir
à l'être ; autrement le ciel tout entier et tout ce qui est soumis
à la génération s'effondreraient, s'arrêteraient et
jamais ne
69 Op. cit., pp. 177-179 (Lois X, 893
c-894 c).
70 Ibid., p. 184 (Lois X, 896 b).
retrouveraient une source de mouvement leur permettant de
venir de nouveau à l'être71 ». Le mouvement de
l'âme est le plus parfait qui soit, il est donc constitué d'une
« rotation uniforme dans le même lieu et sur
lui-même72 », rotation circulaire semblable à
celle du ciel. Il existe plusieurs types de mouvements. Les révolutions
cosmiques de l'âme immortelle sont composées de sept mouvements
possibles composés de six directions linéaires qui la font
avancer d'avant en arrière, de droite à gauche et de haut en bas,
ainsi que dans un sens circulaire73. L'âme du monde fait donc
tourner les astres, à la manière des dieux, permettant ainsi au
temps de s'écouler : « Au sujet de tous les astres, de la lune, des
années, des mois et de toutes les saisons, quel autre discours
pourrions-nous bien tenir si ce n'est celui-là même : puisqu'une
âme ou des âmes sont apparues être les causes de tous les
mouvements, et puisque ces âmes ont la bonté d'une excellence
totale, nous déclarerons que ce sont des divinités, soit qui fait
d'elles des êtres vivants, soit de quelque autre
façon74 ». Le mouvement est nécessairement
lié au temps, dont les astres sont la mesure75.
b. La fonction médiatrice de l'âme
L'âme du monde est unique et par nature bonne,
puisqu'elle est divine (théion,
èåßïí)76. C'est pourquoi elle a
été chargée par le démiurge de régler le
mouvement du corps du monde : « c'est plutôt première et
antérieure par la naissance et par l'excellence que le dieu constitua
l'âme, pour qu'elle puisse commander au corps et le garder sous sa
dépendance77 ». L'âme est la seule à se
mouvoir elle-même parce qu'elle est un corps composé du
Même, de l'Autre et de l'Être. En effet seuls les corps
composés peuvent se mouvoir, les corps simples ne pouvant qu'être
mus78. Le mélange des trois entités a
été divisé et lié suivant des proportions et un
mouvement de révolution circulaire lui est appliqué79.
Le démiurge a donc fait en sorte que l'âme contienne le corps du
monde, afin de créer l'univers.
71 Op. cit., p. 116-117 (Phèdre
245 c-246 e).
72 Op. cit., p. 123 (Timée 34
a).
73 Ibid., p. 137 (Timée 43
b).
74 Op. cit., p. 192 (Lois X, 899
b).
75 Voir Chapitre I, 2, b, p. 19.
76 Ibid., p. 190 et p. 294 (Lois X, 898 c
et Lois XII, 966 e).
77 Op. cit., p. 124 (Timée 34
c).
78 CHAMBRY Emile, Platon
Thééthète-Parménide, Paris, GF Flammarion,
1967, p. 230 (Parménide 138 d).
79 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.
Le corps et l'âme du monde sont concentriques et
l'âme englobe la totalité de l'univers, de son centre --
c'est-à-dire de la terre -- à la périphérie du
ciel, de sorte que l'âme du monde tourne en cercle sur elle-même
éternellement80. Elle entraine le corps du monde dans sa
rotation : « il faut affirmer que c'est elle qui de toute
nécessité conduit la révolution du ciel en veillant sur
elle et en l'ordonnant81 ». Le mouvement de l'âme est par
conséquent universel. Il existe donc la part visible du ciel, et la part
invisible qui est l'âme et qui participe à la raison et à
l'harmonie.
Ce mélange fait que l'âme perçoit le
discours portant sur le sensible, car le cercle de l'Autre lui transmet les
informations qui relèvent des opinions et des croyances. Elle
perçoit de manière identique les révélations du
cercle du Même sur la raison, qui produisent l'intellection et la
science. Voici comment elle connaît l'Autre : « Dans une partie de
cette section, l'âme, traitant comme des images les objets qui, dans la
section précédente, étaient les objets imités, se
voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir
d'hypothèses ; elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une
conclusion82 ». Et voici comment elle connaît le
Même : « Dans l'autre section toutefois, celle où elle
s'achemine vers un principe anhypothétique, l'âme procède
à partir de l'hypothèse et sans recourir à ces images,
elle accomplit son parcours à l'aide des seules formes prises en
elles-mêmes83 ». L'âme est donc le processus qui
synthétise les deux types de connaissances qui dérivent soit de
la sensation, soit de l'intellection. En plus de la fonction motrice,
l'âme du monde a donc une fonction cognitive, qui dérive de sa
structure mathématique. Les mathématiques s'appliquent aussi bien
dans le cercle du Même que dans le cercle de l'Autre, ce qui
confère à l'âme du monde une caractéristique
particulière. Elle est l'articulation entre le ciel et le monde
sublunaire.
Elle fait aussi le lien entre la théologie et la
rationalité ; la théologie s'exprime par le fait que Platon
conçoit les planètes et les étoiles comme étant des
dieux dont les mouvements dépendent d'une âme, alors que la
rationalité s'exprime par la circularité de ces mouvements,
laquelle découle de sa rationalité. Les dieux unissent deux
notions, la notion de bonté et celle de rationalité, notions qui
sont complémentées par la forme sphérique du ciel, par
le
80 Op. cit., p. 126 (Timée 36
e).
81 Op. cit., p. 190 (Lois X, 898
c).
82 Op. cit., p. 355 (La
République, VI, 510 b).
83 Ibid., p. 355 (La République,
VI, 510 b).
mouvement circulaire des corps célestes et par
l'harmonie qui y règne84. Le fait que l'âme soit
immortelle et source de tous les mouvements, ainsi que la perfection de
l'ordonnancement des astres, sont d'ailleurs les deux arguments dont se sert
Platon pour conduire à la croyance aux dieux85. En effet, les
astres, dont les corps sont faits de matière, sont doués
d'âmes qui leur confèrent le mouvement ; or ces âmes sont
celles des dieux olympiens. C'est pourquoi l'astronome, pour Platon, n'a pas
à être athée pour autant ; l'astronome ne doit pas voir les
astres comme des choses faites « que de pierre, de terre et de plusieurs
autres corps privés d'âme86 ». Cela confirme la
fonction cognitive de l'âme car, tout comme les dieux, rien de ce qui est
objet de sensation et de science ne peut lui échapper87.
La régularité observable et déductible
des mouvements célestes confirme que l'âme du monde a une
structure mathématique. C'est pourquoi elle est dite raisonnable. Platon
associe donc non seulement le mouvement à la vie, mais il corrèle
également cognition et mouvement : « se soucier, commander,
délibérer, et toutes les fonctions de ce genre ? Est-il pensable
d'attribuer ces fonctions à quoi que ce soit d'autre qu'à
l'âme, et ne devrions-nous pas affirmer qu'elles en sont les fonctions
spécifiques ?88 ». Si nous ajoutons la cognition au fait
que l'âme du monde participe au cercle de l'intelligible et à
celui du sensible, nous pouvons en déduire que l'âme
possède la connaissance de tout ce qui est. Sa fonction est aussi de
combler l'écart entre la matière et l'intelligible ; l'âme
du monde est à la fois un principe immortel et le moteur de la
matière. L'observation montrant qu'il existe des règles et de la
nécessité qui ordonnent la matière ne doit pas rendre
matérialiste. Cela montre au contraire qu'il existe un principe à
la source de cette perfection : comment « ces corps, s'ils étaient
dépourvus d'âme, pourraient [...] obéir à des
calculs d'une si merveilleuse précision89 » ? La
réponse de Platon est qu'il « existe dans les astres un intellect
qui est le guide des êtres90 ». Cet intellect est
l'âme du monde.
D'autre part, le ciel dans son ensemble et tous les vivants
sont la propriété des dieux ; l'homme étant, de tous
les vivants, celui qui révère le plus la
divinité91. Le mouvement qui
84 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.
85 Op.cit., p. 294 (Lois XII, 966
d-e).
86 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967
b).
87 Ibid., p. 197 (Lois X, 901 d).
88 Op. cit., p. 117 (La
République, I, 353 d) et op. cit., p. 185 (Lois X, 896
d).
89 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967
d).
90 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967
d).
91 Ibid., p. 199 (Lois X, 902 b).
anime les dieux ne peut que se répercuter sur les
hommes, puisque les dieux sont les gardiens des vivants, et que les humains
forment une partie des troupeaux que les dieux possèdent92,
comme l'exprime le mythe de Kronos93. Il convient donc de voir les
conséquences du mouvement de révolution circulaire non seulement
dans le domaine céleste, mais aussi dans le monde sublunaire, puisque
« c'est de l'âme que viennent pour le corps et pour l'homme tout
entier tous les maux et tous les biens94 ».
92 DIXSAUT Monique, Platon Phédon,
Paris, GF Flammarion, 1991, p. 209 (Phédon 62 b).
93 Voir Chapitre II, 2, a, p. 44. Op. cit.,
pp.112-117 (Le Politique 271 c-274 d).
94 CHAMBRY Emile, Platon Premiers dialogues :
Second Alcibiade-Hippias Mineur-Premiers
AlcibiadeEuthyphron-Lachès-Charmide-Lysis-Hippias Majeur-Ion,
Paris, GF Flammarion, 1967, p. 277 (Charmide 156 e).
Chapitre Deuxième : Le cycle
appliqué aux vivants
1. La sphère du politique
a. De l'idéal à la décadence, de la
raison au désir
La scission entre le monde immortel du cercle du Même et
celle du monde enchaîné à la fatalité de la
décadence du cercle de l'Autre n'est pas si stricte que les
commentateurs le laissent souvent entendre. En effet, le mouvement circulaire
qui régit la rotation du ciel est semblable à celui qui meut le
monde sublunaire. Si la perfection du Même fait défaut à
l'Autre, le principe qui les anime reste bien du même ordre. Il s'agit en
fait surtout d'un changement qualitatif. Rappelons donc que les planètes
possèdent chacune une âme propre95. Ces âmes sont
des dieux qui ont pour vocation d'être les démiurges des trois
espèces mortelles composées par les oiseaux, les animaux
terrestres et les animaux aquatiques. Les dieux96 ne sont ni
immortels ni totalement indissolubles, mais il est peu probable qu'ils soient
dissolus, et encore moins qu'ils meurent97. Ils prennent le relai du
démiurge, tout en étant à un degré de perfection
inférieur à celui-ci. Les dieux sont en effet composés des
restes des ingrédients qui ont composé le mélange de
l'âme de l'univers. Ils sont donc issus d'ingrédients de second et
de troisième ordre ; il en découle premièrement qu'ils
sont d'une perfection moindre par rapport au démiurge, et secondement
que la démiurgie des dieux engendre des vivants d'une perfection moindre
par rapport à la celle du démiurge. Les dieux sont à un
degré de perfection moindre que le démiurge, tout comme le
sensible est à un degré moindre de perfection que l'intelligible.
C'est pourquoi la connaissance du sensible ne peut être que l'opinion
(doxa, äüîa), laquelle ne peut atteindre que le
vraisemblable, à cause du caractère changeant de son objet : la
matière. Le sensible ne peut en conséquence pas être pris
pour modèle, car si le démiurge « prenait pour modèle
un objet engendré, le résultat ne serait pas beau
»98 . Il existe donc une hiérarchie dont le
critère est la perfection, synonyme de vérité. Nous
remarquons que l'intelligible l'importe toujours qualitativement sur la
matérialité,
95 « Il divisa le mélange en autant d'âmes
qu'il y a d'astres, et il affecta chaque âme à un astre ».
Op. cit., p. 135 (Timée 41 e).
96 Pour plus de clarté dans l'exposé,
est nommé démiurge l'artisan de la création de
l'univers et sont nommés dieux les dieux engendrés par
les dieux qui ont pour charge de s'occuper des mortels.
97 Ibid., p. 133 (Timée 40
b).
98 « Peut devenir objet d'opinion au terme d'une
perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui
naît et se corrompt, et qui n'est réellement jamais. De plus, tout
ce qui est engendré est nécessairement engendré sous
l'effet d'une cause ; car, sans l'intervention d'une cause, rien ne peut
être engendré ». Ibid., pp. 115-116
(Timée 27 d - 28 a).
hiérarchie qui semble admise dans la
société antique grecque : « C'est que le travail manuel, aux
yeux des Grecs, est une activité de bas étage, indigne d'un homme
libre. Platon et Aristote considèrent la fabrication
(poïésis) d'un objet quelconque, et même la
création d'une oeuvre d'art, comme une occupation de second ordre ; le
sage ne doit s'adonner qu'à la praxis et à la
théôria, c'est-à-dire, d'une part, à la
pratique des affaires politiques, au commandement des hommes, et, d'autre part,
à l'étude de la philosophie. Dans le mythe du
Phèdre, Platon classe les genres de vie selon leur valeur, en
neuf échelons : le laboureur et l'artisan occupent le septième
échelon, juste au-dessus du démagogue et du tyran, qui sont, aux
yeux du philosophe, les pires fléaux et les plus méprisables des
hommes99 ».

Intelligible (vrai)
Sensible (vraisemblable)
Avant de laisser les rênes aux dieux et de les semer sur
leurs lieux célestes respectifs, le démiurge prodigue ses
directives et leur révèle la nature de l'univers ainsi que les
lois de la destinée. Il revient aux dieux la création des
oiseaux, des animaux terrestres et des animaux aquatiques. Par ailleurs, les
éléments sont associés aux différents types
d'êtres : les dieux sont
99 FLACELI ERE Robert, La vie quotidienne en
Grèce au siècle de Périclès, Librairie
Hachette, 1959, p. 74.
associés au feu, les oiseaux à l'air, les
poissons à l'eau et les animaux marcheurs ou rampants à la
terre100. La correspondance se poursuit entre les
éléments et les polyèdres réguliers101.
Les vivants sont composés d'un enlacement entre une partie immortelle,
autrement dit l'âme, et une partie mortelle, autrement dit le corps. Ils
sont voués à naître, à se nourrir, à
croître, à mourir, leurs âmes libérées par la
mort étant vouées à rejoindre le monde divin. La
rotondité de la tête rappelant la forme divine du cercle, c'est
elle qui règne sur le corps, tout comme l'âme du monde
règne sur le sensible. Ainsi, le corps rattaché à la
tête permet à celle-ci de se mouvoir via l'usage des membres, le
corps étant le véhicule de l'âme et l'âme celle qui
donne la direction au mouvement102. L'organisation du microcosme
imite donc celle du macrocosme103 et le mouvement cyclique
s'applique également aux vivants, comme nous allons le voir.
Le principe de mouvement circulaire règle le ciel et
rythme la vie des vivants dans le monde sublunaire, cela nous l'avons vu. Mais
il ne faut pas oublier que la vie politique de la cité des hommes
n'échappe pas aux mouvements cycliques. Platon présente la
généalogie des quatre espèces de régimes politiques
défectueux, de manière à montrer une dégradation
commençant avec la timocratie et s'accentuant avec l'oligarchie, la
démocratie et enfin la tyrannie. Il s'agit de régimes
défectueux par rapport à la cité juste, bonne et
droite, dirigée par des rois philosophes -- autrement appelée
aristocratie104. L'aristocratie (aristocratia,
Üðéæçïêðoeçßa) ne
correspond pas qu'à un idéal, à un âge d'or ou
à un mythe105 ; elle aussi est un type distinct de
constitution politique parmi les cinq exposées dans La
République106. Les types de gouvernements qui ne sont
pas justes sont présentés comme étant des
déviations107. S'il n'existe qu'un idéal pour Platon,
il existe un grand nombre de constitutions politiques108 ; il n'en
présente que quatre afin d'obtenir une classification
générique et car il n'est pas possible de compléter une
description exhaustive des types de gouvernements dans le
détail109.
100 Op. cit., p. 131 (Timée 39 d-40
a).
101 Ibid., Annexes, p. 301 (Timée).
102 Ibid., p. 140 (Timée 44 d).
103 Ou est autosimilaire, c'est-à-dire que le tout est
semblable à une de ses parties, comme dans un objet fractal.
104 Op. cit., p. 260 (La République, V, 449
a).
105 « Il en existe peut-être un modèle dans le
ciel pour celui qui souhaite le contempler et, suivant cette contemplation, se
donner à lui-même des fondations ». Ibid., p. 480
(La République, IX, 592 b).
106 Ibid., p. 258 (La République, IV, 445
d).
107 « Rappelons-nous à partir de quelle position nous
avons dérivé, afin de revenir sur le chemin que nous avons
quitté ». Ibid., p. 402 (La République, IV, 443
c).
108 Ibid., p. 228 et 403 (La République, IV,
445 c et Livre VIII, 544 d).
109 Ibid., p. 409 (La République, VIII, 548
d).
Présentons maintenant ces types de gouvernements. Le
régime le moins imparfait des régimes défectueux est la
timocratie (timokratia,
çéìïêðaçßa), ou encore
timarchie. Ce type de gouvernement semble se rapprocher de celui de
Lacédémone, c'est-à-dire de Sparte. Il est
l'intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie. Il tient de
l'aristocratie « par son respect des gouvernements, par l'abstention du
corps militaire vis-à-vis des tâches de l'agriculture, des
métiers manuels et de toute activité lucrative, par
l'organisation des repas en commun, par la pratique de la gymnastique et des
combats guerriers »110. La timocratie se démarque par le
luxe et par la prospérité. Ses citoyens ont un caractère
irascible et violent. Il y a donc trois classes d'individus : les citoyens, qui
ont des droits politiques, une éducation collective et une vie
communautaire qui possèdent des terres cultivées par des
esclaves, s'entraînent militairement et défendent la cité.
Les périèques, hommes libres, mais privés de droit
politique, vivent groupés autour de la ville et cultivent leurs terres.
Enfin, les hilotes, esclaves, habitent ensemble et cultivent la terre des
citoyens en leur versant une redevance. La timocratie ressemble beaucoup
à la cité idéale dans sa structure sociale, excepté
en ce qui concerne les hilotes et l'entrainement militaire. La timocratie a
pourtant des caractéristiques qui lui sont propres, en particulier la
place de l'honneur gagné par les armes, devenu idéal principal de
la cité111. En conséquence, les hommes qui composent
la timocratie tentent d'échapper à la loi, ils aiment la
richesse, sont avares de leurs biens et sont prodigues des possessions des
autres.
Le régime suivant est l'oligarchie
(oligarchia, ïëéãaðóßa),
c'est-à-dire « la constitution politique fondée sur la
valeur de la propriété, où les riches commandent et
où les pauvres n'ont aucune part au pouvoir »1 12 . La
timarchie dégénère en oligarchie à cause de la
cupidité. La recherche immodérée de la richesse
entraîne dans un premier temps la désobéissance civile,
suivie d'une perte de valeur de la vertu au profit de la richesse
pécuniaire. Ainsi, la valeur dominante ne devient plus l'honneur et la
victoire, mais l'argent. L'homme oligarchique est guidé par la
convoitise et la pusillanimité. Ce changement social est ensuite
110 Ibid., p. 408 (La République, VIII, 547
d).
111 « La peur de placer les sages au rang des gouvernants
-en raison du fait qu'on ne trouvera plus des hommes d'une telle fermeté
et d'une telle simplicité, mais seulement des types
mélangés-, l'inclinaison à favoriser des hommes remplis
d'ardeur virile et plus rustres, doués naturellement pour la guerre plus
que pour la paix, l'estime portée aux ruses des affaires de guerre et
aux stratagèmes, la conduite perpétuelle de l'activité
guerrière ». Ibid., p. 408 (La République,
VIII, 547 e-548 a).
112 Ibid., p. 412 (La République, VIII, 550
c-d).
pérennisé par la loi, qui constitue
l'oligarchie. Les pauvres, en plus d'être méprisé, sont
alors privés du droit de participer aux responsabilités du
pouvoir.
L'oligarchie comporte plusieurs défauts notables
comparée à la cité juste. La richesse n'est pas un
critère qui garantit la compétence à gouverner.
L'interdiction aux pauvres de participer au pouvoir écarte en outre des
personnes qui auraient pu se révéler compétentes. La
richesse prise comme seul critère n'est donc pas pertinente en ce qui
concerne la gouvernance d'une cité. De plus, la cité est
divisée en deux cités antagonistes, celle des pauvres et celle
des riches, ce qui entraîne inévitablement des tensions sociales.
En cas de guerre contre une autre cité, les oligarques ne pourraient pas
recourir au peuple pour se défendre, par crainte d'armer celui-ci, et ne
consentiraient pas non plus à dépenser leur argent pour
défendre la cité, à cause de leur avarice. La cité
serait alors en mauvaise posture. Autre défaut, le fait de concentrer
tous les pouvoirs et toutes les activités essentielles aux mains des
mêmes personnes. Le propre de la constitution oligarchique est aussi de
permettre à des individus d'acquérir des richesses excessives,
mais aussi de tout vendre et donc de devenir démunis et indigents. Force
est de constater que l'oligarque dilapide son bien sans gouverner ni servir la
cité. C'est pourquoi il est comparé à un faux bourdon qui
refuse de travailler et dilapide le labeur des abeilles113. Le
pauvre, quant à lui, finit soit mendiant, soit malfaiteur. L'oligarchie
entraine par conséquent la paupérisation du peuple ainsi que bon
nombre de maux, dont celui de l'augmentation de la criminalité.
L'oligarchie dégénère en
démocratie. Le désir des oligarques d'acquérir toujours
plus de biens leur fait négliger la modération et tolérer
l'indiscipline, réduisant « parfois à la pauvreté des
hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur
naissance »114 . Les inactifs de la cité se multiplient
à cause du désir de s'enrichir des financiers, qui accumulent
l'argent en multipliant les mendiants. Il en découle une haine de la
part des pauvres qui appellent de leurs voeux un nouveau régime qui leur
soit davantage profitable. Pourtant, les riches ne changent en rien leur
manière d'agir, négligent tout hormis l'argent, amplifient
l'hostilité des indigents, se font les fossoyeurs de leur domination. La
fragilité de l'oligarchie, comparée par Platon à un corps
malade115, fait naître la dissension au sein de la
cité, jusqu'au moment où « les
113 « Un tel homme naît comme le faux bourdon de la
maison, pour devenir le fléau de la cité ». Ibid.,
p. 415 (La République, VIII, 552 c).
114 Ibid., p. 421 (La République, VIII, 555
d).
115 Ibid., p. 422 (La République, VIII, 556
e).
pauvres, forts de leur victoire, exterminent les uns,
bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le
pouvoir politique et les responsabilités de gouverner
»116. C'est ainsi que l'avènement de la
démocratie se fait, par les armes ou par la peur des anciens
gouvernants.
La démocratie (dêmocratia,
äçìïêðaçßa) a comme fondement la
liberté d'expression et la liberté de vivre selon son bon
plaisir. Il est celui qui comporte le plus de diversités et de
bigarrures, car il accueille le plus de caractères différents.
C'est aussi celui qui possède la constitution politique la plus
hétéroclite. La liberté qui y règne en fait la plus
belle et la plus délicieuse des manières de mener son
existence117. La démocratie paraît aussi attrayante,
car l'ouverture d'esprit et la tolérance envers les condamnés y
sont grandes : « Il s'agit apparemment d'une constitution politique
agréable, privée d'un réel gouvernement, bariolée,
et qui distribue une égalité bien particulière tant aux
égaux qu'à ceux qui sont inégaux 118».
C'est pourquoi Platon compare les condamnés à des
fantômes119, soulignant ainsi l'impunité qui
règne dans la cité démocratique.
Cependant, la séduisante démocratie cache des
vices. La constitution démocratique est un mélange
incohérent de divers types d'institutions et de lois empruntées
aux autres régimes. L'anarchie et le manque d'unité qui en
résulte laissent à l'individu seul le choix des décisions
à prendre. De plus, l'égalité bien particulière qui
y règne vient en fait d'une liberté sans mesure qui
méprise les principes de la cité juste.
L'égalité démocratique est différente de
l'égalité géométrique120, et n'est donc
pas conforme à la justice en soi. C'est pourquoi, dans la
démocratie, les vertueux et les méritants sont comparables
à ceux privés de vertu et de mérite ; du point de vu de
Platon, c'est donc une injustice qui engendre une mauvaise éducation et
de mauvais dirigeants politiques. L'homme démocratique, privé
d'une réelle éducation, est « vide de connaissances,
d'occupations nobles et de discours vrais »121 . C'est pourquoi
l'opinion a tant d'importance dans la démocratie, et c'est pourquoi les
hommes
116 Ibid., p. 423 (La République, VIII, 557
a).
117 Ibid., p. 424 (La République, VIII, 558
a).
118 Ibid., p. 425 (La République, VIII, 558
c).
119 « Les condamnés s'y promènent comme les
esprits des héros ». Ibid., p. 424 (La
République, VIII, 558 a).
120 « Au plus important, elle attribue davantage, et au
plus petit elle attribue moins, donnant à chacun une juste part en
proportion de sa nature ; et tout naturellement elle accorde dans tous les cas
aux mérites plus grands de plus grands honneurs, tandis que, à
chacun de ceux qui sont le contraire pour la vertu et pour l'éducation,
elle dispense ce qui leur devient suivant cette proposition ». BRISSON
Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Les Lois Livres I à
VI, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 292 (Lois, VI, 757 c).
121 Op. cit., p. 428 (La République, VIII,
560 b).
politiques n'ont pas d'autres choix pour se faire respecter
que d'être en accord avec les tendances de la masse, c'est-à-dire
de devenir des démagogues. L'ignorance et le mépris de la
connaissance sont illustrés par l'allégorie -- ou plutôt
l'image -- du navire, dans laquelle la cité démocratique est
désignée par le navire, les citoyens par les matelots et le
gouvernant par le pilote122. Le capitaine et le médecin
valent un grand nombre d'autres hommes, car ils possèdent une science
que les lois écrites et la foule ne peuvent pas avoir. Il est convenu
dans Le Politique « qu'une foule ne sera jamais capable
d'acquérir une technique quelconque123 ». De plus, le
capitaine et le médecin, tout comme le roi, enrichissent leurs
connaissances et leurs techniques par leurs recherches. Le fait que le
démocrate se laisse dicter ses décisions par la foule
désirante est donc une mauvaise chose pour la cité. Pour
décrire le mal qui ronge l'oligarchie et la démocratie, Platon
use fréquemment de deux autres comparaisons, celle de la ruche et celle
de la maladie, le malade ou la ruche étant la cité, la maladie
étant la bile ou les faux bourdons, et le bon législateur
étant le bon médecin ou le bon apiculteur124.
La limitation des désirs est bien moindre dans le
régime démocratique que dans l'oligarchie, à cause de ce
même manque d'éducation et de mesure. L'illusion de
l'égalité prive en effet le démocrate de la sagesse des
gardiens philosophes. Platon est généralement critique envers la
masse, car celle-ci est asservie au désir non nécessaire ; elle
ne se contente pas des besoins naturels, utiles et indispensables, tels que,
par exemple, préparer ses repas et se nourrir. Elle veut plus que le
nécessaire, allant à l'encontre de la modération et de la
sagesse. C'est pourquoi elle finit par refuser la limitation de ses
désirs, la pudeur et enfin l'ordre. Il s'opère alors un
renversement des valeurs où tout ce qui contraint le désir non
nécessaire est dénigré et ostracisé : « Taxant
la pudeur de stupidité, ils la rejettent au-dehors et la bannissent sans
vergogne. La modération, qu'ils invectivent en la taxant de
lâcheté, ils la rejettent en la couvrant d'injures et ils
expulsent la mesure et la discipline dans la dépense, en persuadant le
jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs
inutiles, qu'il s'agit d'attitudes de paysans et indignes d'un homme libre
»125 . Le renversement des valeurs est clairement
exprimé. La démesure est travestie en éducation
réussie, l'anarchie en liberté, la
122 « Un grand nombre d'entre elles [les cités],
il est vrai, comme les navires qui sombrent, périssent un jour ou
l'autre, ont péri et périront encore, par la faute de leurs
piètres pilotes et matelots, coupables de l'ignorance la plus grave dans
les matières les plus importantes, puisque, sans rien connaître
à la politique, ils s'imaginent posséder cette science dans tous
les détails, plus exactement que tous les autres ». Op.
cit., p. 185 (Le Politique 302 a). « Celle du capitaine de
navire de bon aloi et celle du médecin qui vaut un grand nombre d'autres
hommes ? ». Ibid., pp. 176-177 (Le Politique 297 e- 298
e).
123 Ibid., p. 182 (Le Politique 300 e).
124 Op. cit., pp. 435-437 (La République,
VIII, 564 b-565 c). BRISSON Luc, Platon Le Banquet, Paris, GF
Flammarion, 2007, p. 163 (Le Banquet 214 b).
125 Op. cit., p. 429 (La République, VIII,
560 d).
prodigalité en magnificence, l'impudence en courage.
Dans cette description, la démocratie ressemble à une «
frénésie bachique »126 où règnent
l'anarchie et l'impudence. Il existe aussi une égalité entre les
désirs bons et les désirs mauvais, entre le vrai et le faux.
Cette égalité est en réalité une
indifférenciation ; l'illusion des désirs équivalents
prive donc l'individu démocrate de la priorité de la raison, ce
qu'exprime Platon en comparant le jeune homme démocrate aux compagnons
d'Ulysse. Ceux qui mangent les lotus oublient le passé et succombent aux
désirs immédiats, tout comme le démocrate succombe
à la sensualité et oublie sa patrie127.
Aucun principe ne vient régler la vie de l'homme
démocratique, qui laisse ses envies passagères guider le cours de
son existence. L'idéal de l'égalité (isonomia,
éæüççça)128 fait que le
démocrate croit à l'égalité dans la structure
politique, mais aussi dans la structure de l'existence. La liberté se
propage jusqu'à l'intérieur des foyers, passant du domaine de la
vie publique à celui de la vie privée. Il s'instaure une
égalité entre les désirs nécessaires et les
désirs non nécessaires, l'âme de l'homme
démocratique étant uniquement guidée par le plaisir. C'est
pourquoi il refuse d'avoir un maître, puisque le désir est son
unique maître. En conséquence, tout ce qui contraint la
satisfaction des désirs est vécu telle une frustration par le
citoyen, lequel devient facilement irritable et irrespectueux des lois.
Le désir de liberté pousse à la
volonté de devenir libre et efface les distinctions entre le citoyen, le
métèque et l'étranger, abolissant ainsi la
hiérarchie sociale. De même, dans le domaine privé, «
le père prend l'habitude de se comporter comme s'il était
semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et
réciproquement quand le fils se fait l'égal de son père et
ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l'endroit de ses parents
»129 . Le maître en vient à craindre ses
subornés et à devenir indulgent avec eux, tout comme les vieux en
viennent à craindre de paraître antipathiques aux jeunes. Les
élèves respectent peu leurs instructeurs ; il s'instaure une
égalité de droit entre les sexes ainsi qu'entre les hommes libres
et les esclaves. L'égalité en vient même à
s'instaurer entre les hommes et les animaux
126 La « frénésie bachique » renvoie
sans doute aux bacchanales, célébration de Dionysos dans laquelle
le peuple et les femmes en particulier se livraient à des transes et
à des délires orgiaques. Ibid., p. 429 (La
République, VIII, 561 a).
127 « De retour chez ces Lotophages ». Ibid.,
p. 429 (La République, VIII, 560 c).
128 L'isonomia et l'isegoria sont
l'égalité de tous devant la loi et le droit de tous de prendre la
parole devant l'assemblée. L'origine de l'isonomia vient de
l'institution en Grèce archaïque d'une démocratie
militaire. Le cercle formé par l'assemblée des guerriers a
en effet placé la parole « au centre » (esmeson,
êíçðïò). Voir : VERNANT Jean-Pierre,
Entre mythe et politique, Collection La librairie du XXIe
siècle, Seuil, 2004, 190 pages.
129 Op. cit., p. 432 (La République, VIII,
562 e).
domestiques130. La permissivité excessive
devient la maladie de la cité qui mène la démocratie
à sa perte : « En contrepartie de cette fameuse liberté
étendue et indépendante des circonstances <de la
démocratie>, il s'est laissé envelopper dans la servitude la
plus pénible et la plus amère, la soumission à des
esclaves »131.
b. Le cycle des gouvernances
Des excès de la démocratie nait la tyrannie
(turannis, çòðaííßñ),
« la servitude la plus étendue et la plus brutale se
développant, à mon avis, à partir de la liberté
portée a son point le plus extrême »132 . Il
résulte tout d'abord du désordre de la démocratie une
division interne en trois groupes. Le premier groupe est composé d'une
classe de paresseux valorisée par la société qui domine le
débat démocratique. Le deuxième groupe est
constitué de riches qui s'accaparent les biens des plus démunis,
en redistribuant une faible part de sa richesse au troisième groupe, de
manière à ce que ce dernier ne puisse rassembler ses forces pour
se révolter. Ce troisième groupe est celui du peuple laborieux et
modeste qui ne s'occupe pas des affaires publiques. La désaffection par
le peuple des réunions de l'assemblé démocratique
empêche ce groupe de profiter de la force latente imputable au grand
nombre de citoyens qui le compose. Les conspirations entre les trois groupes
renforcent le sentiment d'anarchie, si bien que le peuple appelle de ses voeux
l'homme providentiel qui saura unir et protéger la cité. L'homme
en question fait d'abord preuve de charme et de douceur, afin de mieux gagner
les faveurs du peuple : « Au début, durant les premiers jours [...]
il n'est que sourire et amabilité envers tous ceux qu'il rencontre
[...]. Il clame qu'il n'est pas un tyran, il se répand en promesses,
aussi bien en privé qu'en public, il libère les gens de leurs
dettes, et il redistribue la terre au peuple et à ceux de son entourage,
et à tous il se montre agréable et plein de douceur
»133 . Afin d'imposer son importance en tant que chef, de se
débarrasser de ceux qui refusent son commandement et d'appauvrir les
contribuables pour affaiblir leurs envies de conspirations, il provoque des
guerres. Celui qui apparaît comme étant le protecteur n'est en
130 « C'est là que les chiennes, pour suivre le
proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et
les chevaux comme les ânes, habitués à se déplacer
fièrement en toute fierté, bousculent à tout coup le
passant qu'ils trouvent sur leur chemin ». Ibid., p. 433 (La
République, VIII, 563 d).
131 Ibid., p. 443 (La République, VIII, 569
c).
132 Ibid., p. 434 (La République, VIII, 564
b).
133 Ibid., p. 439 (La République, VIII, 566
d-e).
fait que le futur tyran, autrement dit « l'homme le plus
mauvais »134. Une fois la foule sous son emprise, la soif de
pouvoir transforme le protecteur en tyran, tout comme Lycaon est
transformé en loup après avoir servi la chair d'un de ses enfants
à Zeus135. Il promet le partage, mais se sert des tribunaux
pour exiler et tuer, il divise la cité en montant le peuple contre les
riches et use de la violence. La désapprobation, liée au
comportement odieux du tyran, oblige ce dernier à supprimer les
dernières personnes de valeur qui osent encore critiquer ses actions. La
cité est donc privée des hommes qui constituaient ses
qualités. Dès lors, les ennemis du tyran, en complotant pour le
faire périr, offrent au despote un prétexte qui légitime
une garde personnelle, ce que le peuple lui accorde, au regard du péril
encouru par leur chef. Cette garde, composée de miliciens et
d'affranchis, est d'autant plus nombreuse que le mépris du peuple
croît. C'est dans les trésors sacrés de la cité puis
dans les richesses des citoyens que le tyran trouve les moyens de subsister.
Mais le peuple en vient à se fâcher d'avoir à nourrir le
tyran et sa suite, si bien que le tyran fait violence au peuple. En comparant
le peuple à un père faible et le tyran à un fils indigne,
Platon fait du tyran un impie, mais il est aussi présenté comme
un homme ivre et un amoureux, car son âme est sans modération et
folle de désir1 36. La cité, tout comme l'âme du
tyran, est esclave, pauvre, craintive, plaintive, troublée et assaillie
par les remords, par les désirs, par les passions érotiques, et
elle est forcément la plus malheureuse137.
La présentation des régimes étant
accomplie, il est possible de les classer selon plusieurs critères qui
suivent un même mouvement descendant. La part plus ou moins importante
des gouvernants dans la cité peut servir de critère : « le
gouvernement d'un seul donne la royauté et la tyrannie ; pour sa part,
le gouvernement de ceux qui ne sont pas nombreux donne l'aristocratie, dont le
nom est de bon augure, et l'oligarchie ; à son tour, du gouvernement du
grand nombre nous en avons tiré ce que nous nommions alors du seul nom
de démocratie138 ». Plus le nombre de gouvernants est
élevé, moins la science du politique est bien
maîtrisée139. Il est aussi possible de classer les
régimes selon le degré de bonheur et de vertu, les régimes
les
134 Ibid., p. 453 (La République, IX, 576
b).
135 « La légende de Zeus Lycien en Arcadie ».
Ibid., p. 437 (La République, VIII, 565 d-e).
136 « _ Un parricide, [...] voilà comment tu
décris le tyran, un soutien nourricier qui brutalise ses vieux parents,
et voilà bien, apparemment, ce qu'on s'entend à reconnaître
comme la tyrannie » et p. 450 « de même il estimera pour son
propre compte, si jeune soit-il, pouvoir prendre le dessus sur son père
et sur sa mère, et les priver de ce qui leur revient, en s'appropriant
les biens paternels lorsqu'il aura dépensé sa part ».
Ibid., p. 443 (La République, VIII, 569 a-b) (La
République, IX, 574 b) et p. 451 (La République, IX, 574
d) « pour aller ensuite piller un temple ». p. 448 (La
République, IX, 573 a-c).
137 Ibid., pp. 456-457 (La République, IX,
577 d- 578 b).
138 Op. cit., p. 186 (Le Politique 302 d).
139 « Si donc il existe une technique royale, la foule que
composent les riches et la totalité du peuple ne devraient jamais
arriver à acquérir cette science politique ».
Ibid., p. 182 (Le Politique 300 e).
plus vicieux et malheureux étant ceux qui se
rapprochent le plus du bas du tableau (ci-dessous). Or la vertu et le bonheur
sont associés à la raison, la loi et l'ordre, tandis que les
désirs érotiques et tyranniques sont associés au
désordre et au malheur140.
Il est aussi possible de classer les régimes selon ce
qui détermine le plus la conduite du régime, puisque vertu et
vrai plaisir sont liés. La raison est donc supérieure à
l'ardeur et l'ardeur jugée supérieure au désir : « ce
sera le plaisir de l'homme de guerre et de celui qui recherche les honneurs
[timarchie], car leur plaisir à tous deux est beaucoup plus proche du
sien [aristocrate] que celui de l'homme qui se voue à la recherche du
profit141 [oligarchie]».

Vertu/bonheur Cité idéale : aristocratie Raison :
amie de la sagesse

Timocratie : guerrier, militaire Ardeur :
amie de la victoire
Oligarchie : les plus riches gouvernent Amie
de l'argent
Espèce désirante
Démocratie : la masse gouverne
Vice/malheur Tyrannie : un homme gouverne
Ainsi, ce qui fait le mouvement des régimes est le
plaisir et la souffrance. Or se sont des plaisirs et des souffrances relatives
à des états antérieurs ; se sont donc des
mystifications142. À ce mouvement s'oppose le repos, vrai
plaisir qui n'entraine pas de souffrance liée à la privation d'un
plaisir relatif. Les non-philosophes ne connaissent pas le vrai plaisir --
autrement dit le repos -- et s'enlisent dans les passions, dans un mouvement
qui est en réalité une chute vers la vie animale143.
La tyrannie est donc la figure la plus aboutie de la démesure, et c'est
pourquoi c'est à partir d'elle que peut naître un mouvement
ascendant, mouvement qui clôt le cycle des régimes politiques en
revenant vers les gouvernements vertueux : « Car
140 « Le tyran vivra la vie la plus
désagréable, tandis que le roi vivra la vie la plus
agréable ». Op. cit., p. 472 (La République,
IX, 587 a-b).
141 Ibid., p. 465 (La République, IX, 583
b).
142 Ibid., p. 467 (La République, IX, 583
e-584 b).
143 « Ceux qui ne possèdent donc pas
l'expérience de la réflexion et de la vertu, qui se rassemblent
constamment dans les festins et dans les activités de ce genre, sont
emportés [...] vers le bas, et ensuite de nouveau vers la région
médiane, et ils errent de cette façon leur vie durant. Jamais ils
ne franchissent ce niveau pour accéder à la hauteur
véritable, et jamais ils ne parviennent à cette contemplation
orientée vers le haut. Ils ne sont pas dès lors comblés
par l'être qui existe réellement, ils ne goûtent jamais au
plaisir qui soit ferme et pur. Bien au contraire, le regard constamment
tourné vers le bas, à la manière du bétail, ils
sont penchés vers le sol et ils vont pâturant de table en table,
s'engraissant et copulant. Ils se querellent pour obtenir toujours plus de ces
choses-là, ils s'encornent mutuellement, ils se blessent à coups
de sabots de fer, ils se tuent avec leurs armes, emportés par leur
insatiabilité ». Ibid., p. 471 (La République,
IX, 586 a-586 b).
de fait une action démesurée dans un sens a
tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit
dans les saisons, dans la végétation ou dans les organismes, et
cela ne vaut pas moins pour les constitutions politiques144 ».
Vice et vertu forment donc les deux pôles de la sphère du
politique. La démesure et l'avidité conduisent toujours à
la perte de la cité, comme l'allégorie politique du récit
concernant l'Atlantide nous le rappelle. En effet, le mythe de l'Atlantide, qui
évoque l'âge d'or de l'Athènes primordiale145,
est une leçon de morale et un avertissement pour les contemporains de
Platon : « Tu vantes des hommes qui ont régalé les
Athéniens en leur servant tout ce qu'ils désiraient, et qui ont,
dit-on, agrandi l'État. Mais on ne voit pas que l'agrandissement
dû à ces anciens politiques n'est qu'une enflure où se
dissimule un ulcère. Car ils n'avaient point en vue la tempérance
et la justice, quand ils ont rempli la cité de ports, d'arsenaux, de
remparts, de tributs et autres bagatelles semblables146 ». En
somme, ceux qui préfèrent les biens et les plaisirs à la
raison et à l'harmonie sont voués à corrompre les
cités les plus belles. Cependant, tout comme de la liberté
excessive naît la servitude la plus abusive, du désordre politique
et de la tyrannie viendra nécessairement le besoin de rétablir la
justice et la vertu au gouvernement des hommes, puisqu'une action
démesurée dans un sens entraine une réaction tout aussi
forte dans le sens opposé.
Les gouvernements participent du même mouvement que
celui qui entraîne le cercle de l'Autre, puisqu'ils font aussi partie de
ce qui est toujours en devenir. En tant que vivant, la cité est
composée d'un corps et d'une âme. Nous avons vu que les
cités sont classées en trois types, le premier type étant
celui de l'homme qui apprend -- la royauté et l'aristocratie --, le
deuxième type étant celui de l'homme qui a de l'ardeur -- la
timarchie -- et le troisième celui de l'espèce désirante
-- oligarchie, démocratie et tyrannie --147 . Ainsi, «
puisqu'il existe trois espèces de l'âme, il me semble qu'il y aura
aussi trois espèces de plaisirs, propres à chacune d'elles. Il en
sera de même pour les désirs et pour les principes de
commandement148 ». Les trois parties de l'âme
correspondent aussi aux trois classes sociales de la cité,
c'est-à-dire au dirigeant -- partie de l'âme raisonnable qui
connaît et qui dirige --, au guerrier -- partie de l'âme qui
recherche les honneurs -- et au peuple -- partie de l'âme qui
désire argent et plaisirs -- 149 . Cela correspond à la structure
de l'âme, avec son cocher, partie raisonnable de
144 Ibid., p. 434 (La République, VIII, 563
e).
145 Op. cit, Introduction, p. 319 (Critias).
146 Op. cit., p. 274 (Cratyle 519 b).
147 Voir Chapitre II, 1, b, p. 38.
148 Op. cit., p. 460 (La République, IX, 580
d).
149 Ibid., p. 465 (La République, IX, 583
a).
l'âme, et ses deux chevaux, parties désirantes de
l'âme, que le cocher doit savoir dompter150. Tous ces
éléments permettent de voir un lien tissé par Platon entre
les types de gouvernements et les types d'âmes, autrement dit entre
l'existence sensible et la partie immortelle de ce vivant.
Les cités appartiennent au sensible, et par
conséquent, même la plus vertueuse et la plus parfaite des
cités, en naissant, est vouée à la corruption et à
la dissolution. La raison du déclin de la cité idéale se
trouve dans l'impossibilité des chefs de la cité à
discerner le cycle des révolutions périodiques de la
fécondité et de la stérilité151. Platon
compare donc le cycle institué par le démiurge152 avec
celui en vigueur pour les gouvernements. La génération divine
contient un nombre parfait, alors que pour les hommes, ce n'est pas le cas :
« c'est le nombre géométrique tout entier qui est le
maître de tout ceci, des naissances qui sont les meilleures comme de
celles qui sont les moins bonnes153 ». Car le nombre
(arithmos, Üðéèìüñ) est pour
Platon ce qui règle les grandes harmonies cosmiques et humaines. Il
convient en effet à un stratège de savoir compter, pour commander
et pour être véritablement un être humain, le calcul
étant une connaissance qui conduit « naturellement à
l'intellection154 ». Il résulte du défaut
d'homogénéité et d'harmonie de la cité le
début de sa décadence et le commencement d'un nouveau cycle.
Il est désormais établi une corrélation
entre le politique et la sphère de l'intelligible grâce à
l'âme et au nombre géométrique (ou
médiété), le tout étant guidé par la
recherche morale du bien, de l'harmonie et du beau. Il est de même
visible que le politique est entrainé par des révolutions
périodiques qui le mène de la décadence au bonheur et du
bonheur à la décadence, lors de la rotation des cycles.
150 Voir Chapitre II, 3, b, p. 51.
151 Ibid., p. 405 (La République, VIII, 546
a-b).
152 Voir Chapitre I, 1, b, p. 11.
153 Ibid., p. 406 (La République, VIII, 546
c).
154 Ibid., pp. 370-371 (La République, VII,
522 d-523 a).
2. Un devenir cyclique
a. Le mythe de Kronos
Nous en sommes à la seconde démiurgie, celle qui
donne lieu à la création des mortels. Nous sommes dans le cercle
de l'Autre, c'est-à-dire sous le règne du temps
(chronos, óðüíïñ). Platon nous dit
ce qu'est le temps et comment il a été conçu par le
démiurge. Celui-ci n'est en fait qu'une image de
l'éternité, une imitation de l'éternité qui se meut
en cercle suivant le nombre, un simulacre progressant selon le
nombre155. Ainsi, il est impropre de parler de temps pour
l'être, qui est éternel et toujours au présent, mais il
convient de parler au passé et au futur de ce qui est en mouvement et
qui change, de ce qui est transmis par les sens. Le sensible est
enchainé au mouvement (kinêsis,
êßíçæéñ) du cercle de l'Autre, il
est pris dans le Devenir. Il est sous l'emprise du changement
(métabolê,
ìåçcâïëÞ), sous le règne de la
causalité, du temps et est, par conséquent, soumis à la
corruption.
Le mouvement de révolution circulaire est donc
lié au mythe de Kronos (ou Cronos), comme il nous l'est dit dans Le
Politique. Le règne de Kronos se place dans un passé
lointain et « la tradition nous rapporte un récit qui veut que la
vie des gens de cette époque ait été extraordinairement
heureuse, car tout leur venait en abondance et de façon
spontanée156 ». Kronos commandait la révolution
circulaire du ciel et ses subalternes, les démons, commandaient les
troupeaux des vivants, à la manière de pasteurs. La raison de
l'excellente administration et du bonheur est imputable au fait que Kronos
avait placé au pouvoir non des hommes, mais des substances douées
d'âmes, des démons (daïmôn,
ä~ßìõí) supérieurs aux hommes, comme
l'homme est supérieur au bétail. Les vivants sont privés
de sexualité, naissent de la terre et sont tous domestiqués par
les démons. Les besoins des vivants sont satisfaits par la nature, si
bien qu'il n'y a ni travail, ni politique, ni prédation. La souffrance
est inconnue, les hommes parlent de philosophie aux bêtes. Lorsque
l'univers suit sa marche divine, les vivants passent de la vieillesse à
la jeunesse avant de renaitre de la terre, dans un cycle de rajeunissement
continuel. Les vieux rajeunissent, les adultes redeviennent adolescents et les
adolescents nourrissons, corps et âmes. Le processus continue
jusqu'à la
155 Ce sont les astres qui sont les nombres du temps, comme nous
l'avons vu Chapitre I, 2, b, p. 19. Op. cit., p. 127-128
(Timée 37 d-38 b).
156 Op. cit., p. 232 (Les Lois IV, 713 b). Voir
aussi : op. cit., p. 112 (Le Politique 271 d-e).
disparition des vivants, tandis que les morts renaissent de la
terre. C'est la condition de l'humanité lors de son âge d'or.
Cette situation bienheureuse caractérise le règne de Kronos. Il
faut dire cependant que Kronos, à l'instar du démiurge,
n'instaure l'ordre que dans la mesure du possible. Pourtant, sa présence
aux commandes du monde permet d'engendrer beaucoup de bien, ce qui compense le
très peu de maux qui subsistent.157
Mais Kronos et les divinités abandonnent le monde
à lui-même, ce dernier conservant tout de même son ordre et
son mouvement de révolution, mais dans le sens inverse de celui
donné par le dieu. Les changements qui affectent le ciel ont alors une
grande incidence sur le monde sublunaire. Lors de la rétrogradation du
mouvement de révolution, il survient de surprenantes modifications pour
les vivants. En premier lieu, le temps est comme suspendu pour eux : leur
âge s'arrête et ils cessent de vieillir. Le mouvement de l'univers
qui régnait est annulé ; quand il reprend dans le sens inverse
à celui du précédent, il entraîne tous les vivants
dans le nouveau mouvement. Les mortels supportent difficilement les changements
brutaux, et « il est nécessaire qu'à cette occasion les
êtres vivants soient détruits en grand nombre, et en particulier
qu'il ne subsiste qu'un petit nombre d'hommes158 ». La secousse
provoquée par l'opposition des élans contraires provoque un
cataclysme dont les vivants pâtissent sévèrement.
Cependant, quelques témoins survivent et permettent de narrer
l'existence du cycle précédent à ceux du nouveau cycle,
transmettant le récit du mythe. Les rescapés de la
rétrogradation sont les âmes qui ont contemplé quelque
chose de la vérité, ce qui les exempte d'épreuve
jusqu'à la révolution suivante159.

Après la phase de destruction et quand le mouvement de
révolution devient régulier, les vivants tentent de reproduire
l'harmonie qui régnait sous Kronos, mais sans y parvenir. Le
157 Ibid., p. 115 (Le Politique 273 c).
158 Ibid., p. 110 (Le Politique 270 c-d).
159 Comme il sera vu Chapitre II, 3, b, p. 51. Op. cit.,
p. 121 (Phèdre 248 c).
cycle de la dégradation progressive est maintenant de
rigueur. La condition de l'humanité change donc aussi radicalement.
L'oubli des enseignements du dieu et la nature imparfaite des vivants
provoquent le vieillissement du monde et sa mise en péril. Privé
de la gouvernance d'une divinité, l'univers est privé
d'immortalité160. La déchéance est
étroitement liée au naufrage dans l'océan de la
dissemblance, car celle-ci met en péril l'être. L'harmonie et
l'universalité font défaut au monde abandonné par la
rationalité du divin, et c'est pourquoi il subit la
déchéance et le désordre.
b. La providence divine
L'autonomie des vivants, qui s'est avérée
être catastrophique161 car les vivants ne retiennent pas les
leçons divines, prend fin avec le retour de la divinité et avec
le début du règne de Zeus. Le monde est alors sauvé de
l'anéantissement par le retour de la divinité. Il faut
préciser que Kronos et Zeus sont la divinité ; celle-ci a des
noms différents puisqu'elle accomplit des fonctions différentes.
Le nom de Kronos désigne donc une époque, et le nom de Zeus une
autre époque, époques qui désignent chacune une relation
différente entre la divinité et le monde162. Une fois
l'ordre de l'univers rétabli, la divinité commence un nouveau
cycle dans lequel l'administration des vivants et leur mode de
génération et de subsistance changent beaucoup par rapport
à celui qui prévalait lors du règne de Kronos. Les vivants
sont privés de la providence des démons, ce qui a pour
conséquence de rendre les bêtes sauvages et souvent agressives
envers elles-mêmes ainsi qu'envers les hommes. Comme les hommes se font
facilement dévorer et qu'ils sont dépourvus de technique,
d'industrie et de moyen pour satisfaire leurs besoins, les dieux olympiens
viennent à leur secours afin d'éviter l'extinction des humains.
Prométhée enseigne aux hommes le feu, Héphaïstos et
Athéna les arts, Dionysos la vigne, Déméter, sa fille
Koré et Triptolème l'agriculture163. Mais c'est
Prométhée qui dérobe le savoir aux dieux pour le donner
aux hommes, comme il est dit dans Protagoras : «
Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le
moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à
Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la
connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait
présent à l'homme. L'homme eut ainsi la
160 Op. cit., pp. 115-116 (Le Politique 273
d).
161 Le mot catastrophe vient d'ailleurs du grec
katastrophé,
aíçéæçðïèÞ, qui
signifie renversement.
162 Ibid., Introduction, p. 41 (Le
Politique).
163 Op. cit., p. 327 (Les Lois, VI, 782 b).
science propre à conserver sa vie ; mais il n'avait pas
la science politique164 ». Malgré les divines
gratifications, les hommes continuent à périr, faute d'avoir la
science politique. Ils ne savent pas s'unir pour vivre dans des villes et ne
connaissent pas l'art de la guerre qui leur permettrait de se défendre
contre les bêtes sauvages. Aussi Zeus, qui prend pitié des hommes
en voyant le risque d'extinction qui les menace, envoie Hermès porter
à chacun d'eux la pudeur et la justice. Épiméthée
se charge de la répartition des qualités spécifiques des
vivants, mais comme il n'est pas prévoyant, il lèse les hommes.
Son frère, Prométhée, fait une première
rectification en donnant aux hommes les arts, autrement dit en leur donnant les
bases de la civilisation. L'homme (anthrôpos,
Üíèðþðïñ) est alors doté de
technologie, de l'agriculture, du langage et de la religion. Zeus et
Hermès s'occupent de la seconde rectification en donnant la science
politique, c'est-à-dire en donnant aux hommes la sociabilité et
la notion de justice.
Le mythe semble remplacer l'explication historique par une
succession de cycles. La répétition et l'inversion des cycles
l'emportent sur la chronologie, et l'explication factuelle est remplacée
par l'évocation d'un âge d'or lointain ainsi que par des
interventions de Divine. Platon est en opposition avec l'idée que
l'humanité s'est constituée par son seul mérite quand il
reprend la tradition mythologique. En effet, les hommes sont
entraînés par des forces qui les dépassent, ils sont
emportés avec le reste des vivants par un mouvement d'origine divine et
cosmologique. La présence ou l'absence de la cause extérieure
détermine l'inversion des cycles : « c'est que le monde est
tantôt accompagné par une cause étrangère, un dieu,
et qu'il acquiert alors à nouveau la vie en recevant de son
démiurge une immortalité restaurée, et tantôt
laissé à lui-même, lorsqu'il suit son impulsion propre et
qu'il a été lâché au moment opportun afin de
parcourir en sens inverse plusieurs milliers de
révolutions165 ». En un sens, Platon ne rompt pas
radicalement avec la tradition grecque lorsqu'il plébiscite
l'explication cosmologique et reste, dans le prolongement de la tradition, en
continuant à accorder aux mythes une valeur explicative. Pourtant,
Thucydide, historien grec auteur de l'Histoire de la guerre du
Péloponnèse, dont la naissance est vraisemblablement
antérieure de trente-deux ans à celle de Platon166,
s'était le premier inquiété des difficultés d'une
enquête et de la façon de disposer les évènements
selon une chronologie ayant une valeur universelle. Tout comme
164 Op. cit., p. 53 (Protagoras 321 c).
165 Op. cit., p. 109 (Le Politique 270 a).
166 Né vers 460 av. J.-C. et décédé
vers 411 av. J.-C. selon ROM ILLY Jacqueline, Thucydide, La guerre du
Péloponnèse, Livre I, Paris, Les Belles Lettres, 1990,
Introduction, pp. VII-XV.
Anaxagore, Périclès, Hippocrate de Cos et les
sophistes à l'enseignement utilitaire tel Antiphon, il s'opposait aux
croyances populaires afin de les expliquer de façon rationnelle par une
raison naturelle. Et surtout, contrairement à Platon, Thucydide
écarte les explications faisant appel à la Providence et aux
dieux et rejette l'idée d'un âge d'or, se concentrant sur les
faits, dans l'intention d'établir des enchainements ayant presque une
valeur nécessaire. Car Thucydide pense qu'il existe une part de
prévisible dans les évènements humains -- ce sur quoi les
stratèges militaires comptent pour gagner des batailles --, et que par
conséquent l'histoire n'est pas anecdotique, elle est une science
humaine qui porte en elle une vérité. Ce point de vu rationaliste
qui cherche à trouver de la causalité et de la
vérité dans l'histoire des hommes semble le plus souvent
écarter par Platon. Mais Platon n'ignorait pas l'existence de Thucydide,
ni même sa méthode, qu'il utilise d'ailleurs dans le
Critias lorsqu'il insiste sur la fiabilité de ses sources et de
ses preuves167. Il s'agit donc de la part de Platon d'une prise de
position : il préfère à l'explication historique de
l'avènement de l'humanité une explication cosmologique et divine,
en supposant les hommes incapables par nature de savoir bien se gouverner sans
aide extérieure. Le changement essentiel se résume donc à
un changement de sens de rotation, celui-ci impliquant tous les autres
changements particuliers. Il y a une logique sous-jacente à la
prépondérance de la circularité, qui a par ailleurs
déjà été évoquée168. Ceci
nous ramène à la définition du temps, image immobile de
l'éternité, laquelle ne peut être que circulaire puisque
seul le cycle permet de conserver l'identité dans le mouvement, un
cercle pouvant tourner sur lui-même sans qu'il subisse de changement
visible. La géométrie l'emporte donc sur la chronologie.
Le point de vu historique n'est pas seulement
écarté dans le mythe de Kronos ou dans le cycle des gouvernements
politiques, il fait partie de la dialectique de Platon d'une manière
générale. Signalons la manière singulière dont sont
exposés les hypothèses et les mythes de Platon. Les dialogues
écrits dans les différents livres qui nous sont parvenus ont
plusieurs particularités qui le différencient de ceux de Socrate
ou des pré-platoniciens. Platon ne fait pas une histoire de la
philosophie et cela pour deux raisons essentielles. La première raison
tient au fait qu'avant lui il n'existait comme source de savoir pour les grecs
que des poèmes, en particulier ceux d'Homère, des enquêtes
sur la Nature chez les présocratiques et enfin de la sophistique. Les
sophistes, c'est-à-dire Protagoras, Gorgias, Lycophron, Prodicos,
Thrasymaque, Hippias, Antiphon, Critias et d'autres encore, firent de la
science et de son
167 Op. cit., Introduction, p. 321
(Critias).
168 Voir Chapitre I, 2, a, p. 16.
enseignement leur moyen de subsistance et leur métier.
Leurs doctrines étaient en fait assez diverses, mais ils avaient pour
point commun un même moment historique, une même origine sociale,
c'est-à-dire la classe moyenne, ainsi qu'une réflexion commune
sur le langage et sur le rapport entre la nature et la loi169.
Platon préfère donc remanier la tradition grecque afin introduire
son discours, plutôt que suivre la voie des sophistes.
La seconde raison vient de l'usage dialectique des dialogues,
qui minimise l'importance de la chronologie au profit de rencontres de
pensées actualisées par ce dialogue polyphonique. Autrement dit,
« si la pensée est pour lui, en elle-même,
étrangère à la dimension de l'histoire, Platon n'a pas de
prédécesseurs, il n'a que des interlocuteurs » 1 70 . Les
présocratiques, c'est-à- dire Héraclite, Protagoras,
Parménide, Pythagore, Empédocle, Anaxagore, Démocrite,
Hippocrate, Gorgias, Théodore de Byzance, Evénos de Paros,
Théétète, Thalès, Xénophane, Zénon
d'Elée, Mélissos, Diogène d'Apollonie, Prodicos, Hippias,
Critias,
etc. se nommaient « sages » ou
« savants » (sophoi, æïèüñ) et
se distinguent, selon G. Colli, par le fait que leur pensée «
affirme sans restriction le concept de sophia
(æïèßa), par contraste avec la phase de déclin
que représente la philosophia
(èéëïæïèßa), qui entretient un
rapport étroit et en partie secret avec la pensée des origines,
surtout chez Socrate et Platon »171 . La procédure la
plus répandue dans le dialogue platonicien est de faire intervenir
fictivement la parole de ces Anciens : « Voici en effet de quelle
façon je dis qu'il faut poursuivre notre recherche, en nous informant
auprès d'eux comme s'ils étaient présents en personne
»172 . Les personnages célèbres sont fictivement
présents dans le dialogue essentiellement pour exposer des
modèles possibles de discours et de pensée. La
théâtralisation permet aux penseurs anciens ou contemporains de
discourir et de confronter leurs arguments en exposant les
présupposés des doctrines, en montrant leurs conséquences,
dans le but d'enrichir la réflexion et d'exposer des
vérités. Là encore, l'exposition des arguments est
prioritaire sur la véracité chronologique.
169 ROMEYER DHERBEY Gilbert, Les sophistes, Paris,
PUF, Collection Que Sais-je ?, 1985. Platon présente d'ailleurs le
personnage du Sophiste comme un être honteux, véritable hydre
à plusieurs têtes qui n'hésite pas à flatter les
ingénus pour leur vendre, en gros ou en détail, la nourriture
dont l'âme a besoin. Op. cit., pp. 44-45 (Protagoras
312 a et 313 c) ; Ibid., p. 140 (Euthydème 297 c).
Op. cit., p. 121 (Phèdre 248 e).
170 DIXSA UT Monique, B RANCACCI A ldo, Platon, source des
présocratiques-exploration, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
2002, Introduction, p. 14.
171 COLLI Giorgio, La Sapienza greca, t. I-III,
Milan, Adelphi, 1977-1980, traduction Française : La Sagesse
Grecque, t. I-III, Combat, Edition de l'Eclat, 1990-1992,
in ibid., Introduction, page 11.
172 L'apport des Anciens n'est pas forcément
explicitement signalé dans les dialogues de Platon, mais il est
indéniable : « il faut suivre la méthode qui consiste
à supposer qu'ils sont devant nous » CORD ERO Nestor- Luis,
Platon Le Sophiste, Paris GF Flammarion, 1993, p. 141
(Sophiste 243 d 6-8). Socrate se réfère à «
ce que disait tout à l'heure Protagoras » Op. cit., p. 100
(Théétète, 168 c).
3. Des cycles de transmigration
a. De la mythologie traditionnelle à la justice
divine de Platon
Platon évoque la destinée des âmes dans
plusieurs de ses ouvrages, en particulier dans Phèdre, dans
L'apologie de Socrate, dans le Gorgias et dans La
République. Les dialogues portent sur des aspects
différents. Ainsi, le Gorgias insiste sur les avantages qu'il y
a à bien se comporter et insiste sur la proportionnalité de la
sentence ; Phédon montre que la mort (thanatos,
èÜíctçïñ), c'est-à-dire la
séparation de l'âme et du corps173, n'est qu'un
accès des justes à la félicité, et qu'il ne faut
donc pas la craindre ; La République évoque le choix
d'une nouvelle existence avant la renaissance. Les développements sur la
destinée des âmes sont présentés comme un mythe et
non comme un dogme, bien qu'ils semblent empreints de religiosité. Nous
ne pouvons pas écarter la dimension morale puisque l'âme est
jugée post mortem pour les actes qu'elle a commis lors de son
incarnation. La crainte du châtiment et l'espérance du bonheur
sont autant d'incitations à bien se comporter de son vivant.
L'espérance acquise est aussi un moyen de voir venir la mort avec une
certaine sérénité, la perspective de l'immortalité
de l'âme étant moins anxiogène qu'une disparition pure et
simple de son être dans le néant, comme le fait savoir Socrate
dans le Phédon. La justice divine fait en outre écho
à la justice humaine, ce qui confère au mythe une dimension
éthique.
Platon prolonge la tradition grecque, la poésie
d'Homère et d'Hésiode174, ainsi que la mystique
pythagoricienne et orphique -- mais il est vrai que les origines d'une croyance
en la vie après la mort sont bien plus anciennes et qu'on les retrouve
dans les civilisations sumériennes, égyptiennes et
hébraïques --. Dès lors, il faut évoquer la tradition
mythique dont Platon s'inspire, avant d'exposer ses propres apports. Selon
Homère, le partage de l'univers se fait entre Zeus, Poséidon et
Hadès : « Nous sommes trois frères, issus de Cronos,
enfantés Rhéa : Zeus et moi, et, en troisième
Hadès, le monarque des morts. Le monde a été
partagé en trois ; chacun a eu son apanage. J'ai obtenu pour moi,
après tirage au sort, d'habiter la blanche mer à jamais ;
Hadès a eu pour lot l'ombre brumeuse, Zeus le vaste ciel, en plein
éther, en pleins nuages. La terre pour nous trois est un bien commun,
ainsi que le haut
173 Op. cit., p. 213 (Phédon 64 c).
174 Op. cit., pp. 292-293 (La République, V,
468 d-469 a).
Olympe175 ». La description
géographique est complétée ce même
poète176, qui avait déjà décrit le
chemin qui mène au royaume des morts : « Quand vous aurez atteint
le Petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts
et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants
profonds de l'Océan ; mais toi, prends ton chemin vers la maison
d'Hadès ! À travers le marais, avance jusqu'aux lieux où
Achéron reçoit le Pyriphlégéthon et les eaux qui,
du Styx, tombent dans le Cocyte. Les deux fleuves hurleurs confluent devant la
Pierre : c'est là qu'il faut aller177 ». Dans la
mythologie traditionnelle grecque, le jugement des âmes ne comportait que
deux options ; la première est réservée aux justes et
conduit à la félicité dans les îles des Bienheureux.
Ce lieu est déjà décrit dans un poème
d'Hésiode : « Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a
donné une existence et une demeure éloignées des hommes,
en les établissant aux confins de la terre. C'est là qu'ils
habitent, le coeur libre de soucis, dans les Îles des Bienheureux, au
bord des tourbillons profonds de l'Océan, héros fortunés,
pour qui le sol fécond porte trois fois l'an une florissante et douce
récolte178 ». L'autre destination est
dédiée aux impies et les précipite dans le Tartare, lieu
d'expiation et de peine.
Platon complète la mythologie traditionnelle en la
rendant moins rudimentaire et plus équitable, grâce notamment
à l'avènement du règne de Zeus, lequel fait suite au
règne de Kronos179. Avant de parler du cycle des âmes,
il faut donc à nouveau revenir au temps révolu de Kronos, car
à cette époque la loi qui gouvernait la destinée des
âmes différait. Selon Platon, l'univers, lors du règne de
Kronos, est partagé entre trois dieux, Zeus, Poséidon et Pluton,
qui règnent respectivement dans les cieux, dans les eaux et sur la
terre180. Zeus est averti par Pluton que les jugements sont mal
rendus, car trop hâtifs et rudimentaires. Le dieu des cieux
remédie à ce problème en privant les hommes de la
connaissance du moment de
175 MAZON Paul, Homère Iliade, Tome III (chants
XIII-XVIII), Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres
», 1949, p. 73 (Homère, Iliade XV, v. 187).
176 Précisons ceci à propos de l'oeuvre d'art
qu'est l'Iliade d'Homère et des Travaux
d'Hésiode : « Le texte qui nous est parvenu de l'Iliade est une
?vulgate?, et il était déjà sans doute une vulgate
à l'époque où il fut apporté d'Asie Mineure en
Grèce [...] Cela ne veut pas dire qu'il est impossible de le
considérer comme remontant à un original unique, oeuvre d'un
poète créateur. Cela signifie seulement que de très bonne
heure le texte original est devenu un texte flottant ». MAZON Paul,
Homère Iliade, Tome I, (Chants I-VI), Société
d'Edition « Les Belles Lettres », 1937, Préface, p. V.
177 B ERARD Victor, L'Odyssée, poésie
homérique, Tome II : chants VIII-XV, Paris, Société
d'Edition « Les Belles Lettres », 1939, pp. 78-79 (Homère,
Odyssée, X, L'évocation des morts, v. 504-51 2).
178 MAZON Paul, Hésiode, Théogonie- Les travaux
et les jours- Le bouclier, Paris, Société d'Edition «
Les Belles Lettres », 1972, p. 92 (Hésiode, Les travaux et les
jours, v. 170).
179 Déjà évoquer Chapitre II, 2, a, p.
43.
180 Op. cit., p. 279 (Gorgias 523a-524 a).
leur mort, connaissance jadis enseignée aux hommes par
Prométhée. Plongés dans l'ignorance à ce propos,
les hommes sont dans l'obligation de penser à chaque instant à la
fin de leur vie, au lieu d'attendre le dernier moment pour se préparer
à passer devant le juge. Désormais l'appréciation du juge
ne sera plus biaisée par la prévoyance des prévenus,
puisque la comparution porte sur l'existence entière dudit jugé,
et non seulement sur ce qu'ils étaient au moment de leur mort. Zeus
prive alors les hommes de la possibilité de faire illusion lors du
jugement en leur ôtant leur enveloppe charnelle lorsqu'ils paraissent
devant le juge, car la beauté et la richesse ne doivent plus fausser la
destinée des âmes en les faisant paraître plus belles
qu'elles ne sont. Les hommes privés de corps et de vêtements,
c'est la vérité nue des âmes qui apparaît
dorénavant, et non plus les illusions du monde sensible. Il s'instaure
par conséquent une égalité devant le jugement, les rois
étant jugés sur les mêmes critères que les simples
citoyens. La règle s'applique aussi aux juges, afin de régler le
problème de la partialité et de rendre une justice de meilleure
qualité. D'ailleurs, Zeus remplace les anciens juges, qui étaient
des vivants sous le règne de Kronos, par ses propres fils, deux de
l'Asie -- Minos et Rhadamante -- et un d'Europe -- Eaque --. Ils rendent leurs
sentences dans la prairie où se situe le carrefour menant aux routes
conduisant aux îles Fortunées et au Tartare. Aux nouveaux juges
sont attribués des responsabilités spécifiques :
Rhadamante juge l'Asie, Eaque l'Europe et Minos est là pour aider ses
deux frères à trancher la décision en cas de doute sur la
destination de l'âme jugée. Avec ce système, les âmes
sont assurées d'être envoyées là où elles
méritent d'aller, puisque les juges sont foncièrement
équitables et qu'ils ont par nature une morale supérieure. La
justice (dikê, äßêç), administrée
par des dieux, acquière un caractère sacré, les hommes mis
à nu devant elle ne pouvant que ressentir sa
majesté181. Platon se sert de ce mythe pour exposer
l'idée qu'il se fait d'un juste jugement (krisis,
êðßæéñ) en plaçant comme
idéal la recherche de la vérité. C'est ainsi que l'on
passe du règne de Kronos à celui de Zeus.
b. Les cycles de purification des âmes
Les trois Juges répartissent non plus les âmes
immortelles182 suivant deux catégories comme sous le
règne de Kronos, mais suivant cinq catégories. À chaque
catégorie correspond
181 Zeus instille la justice chez les vivants comme l'a fait pour
les hommes lors de la deuxième rectification, voir Chapitre II, 2, b, p.
45.
182 Sur l'immortalité de l'âme, voir Chapitre I, 3,
a, p. 23.
une sentence différente qui implique une destination
différente. Quel parcours suit une âme lorsqu'elle vient de se
désincarner ? Nous nous rappelons que la terre est ronde et immobile au
centre du monde183. Elle est elle-même composée de
trois sphères concentriques : la première est la terre
supérieure, qui est le paradis terrestre où les dieux et les
bienheureux habitent, la deuxième est la terre moyenne, là
où les vivants tels que les hommes séjournent, la
troisième est la terre inférieure, autrement dit l'Hadès.
Il existe aussi un abîme central : le Tartare. Les sphères ne sont
pas isolées ; des dépressions, de nombreux fleuves dont les plus
fameux sont Océan, Achéron, Pyriphlégéton, Cocyte
et des lacs tels que l'Achérousias et le Styx184 forment le
paysage dans lequel les âmes des défunts cheminent.
Suivons le cheminement d'une âme. Après le
trépas, son démon, c'est-à-dire le gardien de son
existence, conduit l'âme vers la plaine du jugement. Le voyage dans
l'Hadès est long, tortueux, et douloureux pour les âmes
attachées aux plaisirs corporels185.

183 Voir Chapitre I, 2, b, p. 19.
184 Le Styx, aussi nommé « fleuve du grand Serment
», car c'est par le fleuve des Enfers que jurent les dieux, et le serment
qu'ils font ainsi entraîne pour le parjure des conséquences
terribles. Op. cit., p. 59 (Homère, Iliade II, y.
755).
185 Op. cit., p. 280 (Gorgias 524 a). Op.
cit., p. 293-302 (Phédon 107 d-113d).
Les auteurs de grandes fautes jugées incurables sont
précipités dans le Tartare, dans lequel ils séjournent
éternellement, étant par là-même privés de
réincarnation. Les criminels sont bloqués dans le Tartare par une
porte mugissante et subissent un châtiment qui inspire la peur : «
C'est alors [...] qu'il vit des hommes sauvages et couverts de flammes qui se
tenaient tout près et qui, prenant conscience du mugissement, se
saisirent de certains d'entre eux pour les emmener ; mais pour Ardiaios et pour
quelques autres, ils leur lièrent les mains, les pieds et la tête,
ils les jetèrent à terre et les écorchèrent, ils
les traînèrent de côté sur le bord du chemin et les
frottèrent sur des buissons d'épines186 ». Les
criminels dont les fautes ne sont pas sans remède séjournent au
Tartare jusqu'à ce que ceux qu'ils ont lésé leur
pardonnent leurs crimes. Le but des plaidoiries des criminels est de gagner
l'absolution des victimes- juges. La victime est la juge de son criminel, car
c'est à elle que revient le droit d'apprécier la gravité
du préjudice subi, et donc la gravité du châtiment à
faire subir au criminel. Cette justice a donc une fonction réparatrice,
pour la victime, mais aussi pour le criminel, car il n'a pas fait le mal
volontairement ; le jugement fait aussi office de repentance et de purification
(katharsis, êÜèaðæéñ).
À la suite de ce processus, les âmes comprennent la portée
de leurs actes malfaisants et retrouvent une certaine innocence : « ce qui
convient à tout être qu'on châtie, quand on le châtie
justement, c'est de devenir meilleur et de tirer profit de la punition, ou de
servir d'exemple aux autres, afin qu'en le voyant souffrir ce qu'il souffre,
ils prennent peur et s'améliorent »187 . Si le pardon
est accordé au criminel, il peut quitter le Tartare ; dans le cas
contraire, ils y sont rejetés avant de pouvoir retenter de faire
fléchir les victimes. Nous remarquons alors qu'en plus du cycle de
réincarnations des âmes, qui les fait migrer du séjour des
vivants au royaume des morts, il existe un cycle spécifique aux
criminels. En effet ceux- ci, lorsqu'ils ne sont pas
irrémédiablement jugés mauvais, passent du Tartare
à l'Hadès188 et de l'Hadès au Tartare
jusqu'à ce que, via leurs supplications, ils soient graciés par
leurs victimes-juges. Ce cycle des condamnés a ceci de commun avec le
cycle des réincarnations qu'il vise à la purification des
âmes189.
Une voie plus heureuse est destinée à ceux qui
ont eu une vie sainte. Les Justes sont libérés des régions
intérieures de la terre et accèdent au paradis,
précédés par les philosophes, lesquels, en s'étant
consacré à la recherche de la vérité
(alêthéïa,
ÜëÞèåéa) leur vie durant, sont affranchies
du cycle des réincarnations et deviennent de purs esprits. Car
l'âme qui a
186 Op. cit., p. 515 (La République, X, 615
e-615a).
187 Op. cit., p. 281 (Gorgias 525 c).
188 À la hauteur du lac Achérousias, pour
être précis. Op. cit., p. 302 (Phédon
113d-114c).
189 Op. cit., p. 204 (Les Lois, X, 904 c-e).
contemplé quelque chose de la vérité de
manière satisfaisante est exemptée d'épreuve
jusqu'à la révolution suivante. Ses ailes lui permettent de
s'échapper, elle reste dans le ciel et est délivrée du
cycle des réincarnations pour un temps estimé à mille
ans190. En choisissant trois fois de suite une vie vouée
à la recherche du beau et de la connaissance de l'intelligible, une
âme est exemptée du cycle des réincarnations.
Les trépassés à l'existence moyenne,
c'est-à-dire le plus grand nombre des âmes, naviguent sur le
fleuve de l'Achéron avant de se purifier des injustices commises par
leurs actes et de récolter les récompenses qu'ils
méritent. Une fois ce temps accompli, ils continuent leur voyage en
barque, naviguant sur les eaux des fleuves et des lacs, avant d'être
réincarnés et de poursuivre le cycle des réincarnations.
Une fois réincarnée, l'âme a de nouveau la
possibilité de se racheter en menant une existence vertueuse, Platon
semblant reprendre la tradition orphique191 de l'éternel
retour : « Certains disent que le corps (sôma,
æõìa) est le tombeau (séma) de l'âme,
parce qu'elle y est ensevelie pendant cette vie. Comme d'autre part c'est par
lui que l'âme signifie ce qu'elle veut dire, on dit qu'à ce titre
aussi le nom de sèma (signe) lui convient. Mais ce qui
me paraît le plus vraisemblable, c'est que se sont les orphiques qui ont
établi ce nom, dans la pensée que l'âme expie les fautes
pour lesquelles elle est punie, et qu'elle est enclose dans le corps, comme
dans une prison, pour qu'il la maintienne saine et sauve ; il est donc, comme
son nom l'indique, le sôma (sauveur) de l'âme,
jusqu'à ce qu'elle ait acquitté sa dette192 ».
La vérité et le bien sont indissociables et
relèvent d'un même élan. L'âme qui n'a pas
suffisamment contemplé la vérité et qui a succombé
à la perversion, par sa faute ou par faiblesse, s'en trouve alourdie, si
bien qu'elle retombe sur terre, c'est-à-dire qu'elle est
réincarnée dans des existences qui sont liées à son
mérite : « Dans toutes les réincarnations, l'homme qui a
mené une vie juste reçoit un meilleur lot, alors que celui qui a
mené une vie injuste en reçoit un moins bon »193.
Le cycle de transmigration des âmes ressemble un peu au fonctionnement
d'un alambic. Purgation et purification forment les deux pôles du
mouvement des âmes. Les âmes sont purifiées jusqu'à
ce qu'elles soient assez légères pour devenir
éthérées et pour s'émanciper de leur corps ; celles
qui sont trop lourdes et irrémédiablement
190 Op. cit., p. 121 (Phèdre 248 c).
191 Le mythe fondateur de l'Orphisme peut être
résumé comme suit : Dionysos Zagreus, fils de Zeus, est mis en
pièces et dévoré par les Titans, ce qui symbolise la
chute. Mais le coeur de Zagreus va être sauvé. Absorbé par
Zeus, celui-ci donne naissance au nouveau Dionysos, nommé Orphée.
Ce dernier devient synonyme du salut pour l'âme. Les moyens pour obtenir
le salut sont la réminiscence et la philosophie.
192 Op. cit., p. 417 (Cratyle 400 c).
193 Op. cit., p. 122 (Phèdre 249 b).
impures sont jetées dans le Tartare. En
conséquence, le mal absolu et la sainteté sont les termes du
cycle de transmigration des âmes. Il existe une hiérarchie, qui va
de la culpabilité absolue à la sainteté. L'organisation
géographique de la Terre correspond d'ailleurs à ce
fonctionnement. Il existe, selon le décret
d'Adrastée194, neuf types d'existences humaines, qui vont de
la plus vertueuse à la plus mauvaise :
- Premier type d'incarnation : L'homme qui aspire au savoir
(philosophos,
èéëüæïèïñ) ou au
beau (philokalos) et qui est inspiré par les Muses et Eros.
- Deuxième type d'incarnation : L'homme royal qui
obéit aux lois et qui est doué pour la guerre et pour le
commandement.
- Troisième type d'incarnation : L'homme politique
(politikos,
ðïëéçéêïñ) qui
gère la cité et produit des richesses pécuniaires.
- Quatrième type d'incarnation : L'homme qui aime l'effort
physique et qui prend soin de son corps.
- Cinquième type d'incarnation : L'homme devin ou
praticien d'initiation. - Sixième type d'incarnation : L'homme
poète et imitateur.
- Septième type d'incarnation : L'homme agriculteur et
démiurge.
- Huitième type d'incarnation : L'homme sophiste et
démagogue.
- Neuvième type d'incarnation : L'homme tyrannique.
Le type d'incarnation correspond à la qualité de
leur contemplation de l'intelligible durant leur incarnation antérieure.
Mais l'âme n'est pas entièrement sous la domination de
Nécessité (anankê,
ÜíaãêÞ), puisque c'est l'âme qui choisit
son démon et la vie à laquelle elle sera liée par la
nécessité : « il s'agit en effet de savoir si on est en
mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnera la
capacité et le savoir requis pour discerner l'existence
bénéfique et l'existence misérable, et de toujours et en
tous lieux choisir l'existence la meilleure au sein de celles qui sont
disponibles195 ». Il est donc octroyé à
l'âme une marge de liberté, laquelle détermine d'ailleurs
son parcours dans le cycle de transmigration. Une fois le choix accompli, la
déesse Lachésis assigne à l'âme le démon que
celle-ci avait sélectionné pour être son gardien, afin
qu'il l'aide à accomplir sa destinée. Clotho scelle le destin de
l'âme et Atropos le rend irréversible. Après être
passées sous le trône de Nécessité, déesse
fille de Cronos et mère
194 Ibid., pp. 121-122 (Phèdre 248 c-249
c).
195 Op. cit., p. 518 (La République, X, 618
b).
des Moires196 chez Platon, les âmes attendent
dans la plaine du Léthé. À cause de la chaleur
étouffante, les âmes ont soif, et celles qui ne possèdent
pas assez de raison boivent plus que la mesure prescrite, et perdent ainsi
définitivement leurs souvenirs. Par conséquent, seules les
âmes raisonnables garderont des souvenirs de leur vie antérieure,
une fois leur incarnation accomplie. De là vient que «
l'acquisition d'un savoir se trouve n'être rien d'autre qu'une
réminiscence (anamnêsis,
ÜíÜìíçæéñ)
»197 . Les âmes retombent ensuite toutes sur terre
à la manière d'étoiles et sont liées à leurs
corps respectifs, avant de poursuivre le cycle, le nombre des âmes
étant constant. Chaque existence humaine est entrecoupée par un
jugement qui envoie l'âme dans des prisons souterraines si elle s'est mal
conduite, ou qui l'envoie vers le ciel si elle a été vertueuse.
Quand l'âme quitte son corps, elle a une vue directe sur l'intelligible,
alors que quand elle est incarnée, elle doit, en examinant la
symétrie dans les phénomènes, tenter de se souvenir des
Formes, afin de percevoir à travers le sensible des traces de
l'intelligible. Réussir la réminiscence est un acte difficile,
qui passe pour de la folie pour le plus grand nombre des hommes, lesquels ne se
fient qu'à l'opinion et qu'au vraisemblable1 98 . Ainsi, le
sensible est porteur d'indices menant au ciel, il n'est pas seulement un lieu
d'illusion et d'égarement pour les vivants. Mais la réminiscence
est avant tout un moyen d'arriver à la perfection : « l'homme qui
fait un usage correct de ce genre de remémoration, est le seul qui
puisse, parce qu'il est toujours initié aux mystères parfaits,
devenir vraiment parfait199 ».
L'âme est aussi complémentaire du corps, puisque
« c'est ce qui, présent dans le corps, est pour lui la cause de la
vie, en lui procurant la faculté de respirer et en le
rafraîchissant ; dès que ce principe rafraîchissant
l'abandonne, le corps périt et meurt : voilà pourquoi, selon moi,
ils l'ont appelé âme (psukhé,
ôòóÞ)200 ». Une âme n'est
pas un élément monolithique, elle est un char composé d'un
cocher et de deux chevaux. De plus, l'âme n'est pas uniquement
liée à l'homme, elle peut aussi appartenir aux dieux,
démons et aux bêtes. Commençons par décrire
l'âme des divinités. Au ciel, Zeus dirige l'armée des dieux
et des démons, laquelle est rangée en onze sections. Les
divinités tentent continuellement, via des évolutions
circulaires, de rejoindre l'intérieur de la sphère des cieux.
L'ascension se fait sans jalousie et tous peuvent
196 Les Moires sont les déesses Lachésis (Moire du
passé), Clotho (Moire du présent) et Atropos (Moire de l'avenir).
Ibid., p. 517 (La République, X, 617 c).
197 Op. cit., p. 228 (Phédon 72 e). Voir
aussi op. cit, p. 343 (Ménon 82 a).
198 « Quand, en voyant la beauté d'ici-bas et en
se remémorant la vraie, on prend des ailes et qu' [...] on porte son
regard vers le haut et qu'on néglige les choses d'ici bas, on a ce qu'il
faut pour se faire accuser de folie ». Op. cit., p. 123
(Phèdre 249 d). Voir aussi op. cit., pp. 228-237
(Phédon 72 e-77 a).
199 Op. cit., p. 123 (Phèdre 249 c).
200 Op. cit., p. 416 (Cratyle 400 b).
s'y joindre, car il y règne une justice divine : «
chacun tient le rang qui lui a été assigné201
». Malgré cette équité de principe, les dieux sont de
fait avantagés, à cause justement de la qualité de ce qui
compose leur âme. En effet, le cocher, qui symbolise l'intellect, dirige
dans l'âme des dieux deux chevaux attachés à l'opinion
vraie, alors que pour les autres, un des chevaux est attaché au
désir, ce qui ralentit et alourdit l'attelage. C'est pourquoi les
âmes humaines ont beaucoup de peine à contempler l'intelligible,
mais elles essaient tout de même de suivre Zeus et les dieux. Celles qui
y arrivent peuvent rester dans les cieux pendant mille ans, durée qui
correspond à un cycle. La plus grande maitrise de leurs âmes
permet aux âmes immortelles des dieux de passer au-delà de la
limite de la sphère de l'univers. Ils poursuivent alors « leur
révolution circulaire et contemplent les réalités qui se
trouvent hors du ciel »202, étant ainsi au plus proche
de la perfection et des réalités intelligibles.

Ce schéma tente de rendre le fonctionnement d'un
cycle plus évident (à lire dans le sens des aiguilles
d'une montre, en commençant par le haut).
201 Op. cit., p. 119 (Phèdre 247 a).
Op. cit., pp. 235-238 (La République, IV, 432 b-434
d).
202 Op. cit., p. 119 (Phèdre 247 c).
Toutes les âmes se retrouvent dans le ciel
(ouranos, ïýðOEíüñ) durant mille
ans, chaque fois qu'un cycle de dix mille ans est accompli. Un cycle - dont la
périodicité est de dix mille ans - est donc divisé en dix
périodes d'égale durée. Après cette période
de contemplation de l'intelligible, l'âme retombe sur terre pour
effectuer sa première réincarnation du cycle dans un corps
d'homme, en vivant selon un des neuf types d'existences humaines, toujours
selon le décret d'Adrastée. Les huit périodes suivantes,
de mille ans chacune, offrent la possibilité à l'âme de
s'incarner soit dans des corps d'homme, soit dans des corps de bêtes,
selon leur rapprochement ou leur éloignement de la vérité.
Une bête peut donc être réincarnée en homme, et
inversement. Par exemple, les tyrans et les injustes se réincarneront en
loups, faucons et milans, tandis que les espèces sociables peuvent
réintégrer l'espèce humaine203. Il n'y a pas de
limite temporelle à la succession des cycles, puisque « le ciel,
sans discontinuer, d'un bout à l'autre du temps a été, est
et sera204 ».
Il est maintenant clair que Platon prend en compte la
diversité des types d'âmes, qui ne sont plus soit bonnes, soit
mauvaises, soient accueillies dans les îles Fortunées, soient
rejetées dans le gouffre du Tartare. Les trois Juges appliquent une
justice distributive dans laquelle la règle est la proportion. La
proportionnalité est assurée entre la gravité du crime et
la gravité de la sanction, ou entre la qualité des bonnes actions
et la récompense. La justice est donc adaptée au cas particulier
; elle s'adapte aux actes de manière à être juste,
équilibrée et harmonieuse. Nous retrouvons dans la justice et
dans le royaume des morts le rôle prépondérant
attribué à la proportion dans la formation et le découpage
de la bande du Même et de l'Autre. Les mathématiques sont
comprises comme une loi universelle synonyme d'harmonie et de bonté qui
s'impose aussi bien à la matière qu'au divin et à la
recherche du juste. Le lien avec l'harmonie cosmique n'est pas oublié ;
attardons nous sur la description dans La République de la
lumière qui se répand d'en haut à travers toute la
voûte céleste et sur la terre : « on peut embrasser du regard
une lumière qui se répand d'en haut à travers toute la
voûte céleste et sur la terre, droite comme une colonne, et
rappelant tout à fait l'arc en ciel, mais plus brillante et plus
pure205 ». Au milieu de cette lumière, des liens
tiennent ensemble la révolution céleste. Cette description rappel
l'axe qui traverse le tout et qui enroule la terre évoquée dans
Timée :
203 Ibid., p. 122 (Phèdre 248 b).
Op. cit., pp. 246-247 (Phédon 82 a-82 b).
204 Op. cit., p. 128 (Timée 38 b).
205 Op. cit., p. 515 (La République, X, 616
b-616 c).
« la terre [...] enroulée autour de l'axe qui
traverse le tout206 ». L'axe que les âmes voient juste
avant de passer devant Nécessité est donc l'axe qui traverse
à la fois le ciel et la terre. Aux extrémités des liens
lumineux est attaché le fuseau de la déesse
Nécessité. Le discours rapporté d'Er décrit «
le fuseau de Nécessité, par l'intermédiaire duquel tous
les mouvements circulaires poursuivent leurs révolutions207
». Ce fuseau208 cosmique tourne sur les genoux de
Nécessité, tandis sur les pesons209 circulaires les
Sirènes produisent la musique des sphères. Les Moires
accompagnent l'harmonie unique produite par les sirènes en chantant
harmonieusement avec elles. Du chant des sirènes est produite la musique
des sphères. Ainsi, celles qui tissent la destinée des âmes
assurent aussi le mouvement de l'univers : Atropos fait tourner le cercle de
l'Autre grâce à sa main gauche, Clotho fait tourner le cercle du
Même grâce à sa main droite, alors que Lachésis
participe au mouvement des deux cercles. C'est à la destinée des
âmes qu'est ordonnée la structure du monde et de la terre, qui
sont intégrées à l'ordre moral, à la justice et
guidées par le bien. Il convient donc de dire que le mouvement de
transmigration des âmes est un mouvement qui est de même nature que
celui qui anime le cosmos, le moteur? étant dans les deux cas le
même, puisqu'il s'agit des filles de Nécessité.
206 Op. cit., p. 132 (Timée 40 b).
207 Op. cit., p. 514 (La République, X, 616
c).
208 Broche conique autour de laquelle on envide le fil de coton,
de soie, de dentelle, etc. En géométrie : Portion d'une surface
de révolution découpée par deux demi-plans passant par
l'axe de cette surface.
209 Instrument de mesure de poids, constitué dans sa
partie inférieure d'un crochet, auquel on accroche un objet, et dont le
poids est indiqué par un curseur se déplaçant le long
d'une surface graduée.
Conclusion
Il apparaît désormais clairement que le mouvement
de révolution circulaire se manifeste à des degrés divers
dans les dialogues platoniciens. Il ne se contente pas d'être effectif
dans la rotation des astres ; il s'applique dans le devenir, en assurant les
cycles de décadence et de régénérescence, que se
soit dans le domaine du politique ou de la transmigration des âmes.
Le récit de ce mouvement est bien souvent mythique,
bien qu'il soit basé sur des proportions géométriques. Si
les mathématiques peuvent expliquer la régularité et
l'harmonie des cycles, Platon n'écarte pas les dieux issus de la
mythologie grecque et leur donne un rôle central dans la cosmologie. La
bonté démiurgique trouve son expression dans le nombre et dans la
forme circulaire, laquelle est la meilleure imitation possible de la perfection
et de l'immuabilité des Formes. Lors du retrait du démiurge, ce
sont les astres, animés par les âmes des dieux olympiens, qui
assurent la régularité des mouvements astraux. Mais la source du
mouvement, que ce soit pour le ciel ou pour le monde sublunaire, est
l'âme du monde, éternelle, automotrice et motrice de tous les
corps. L'âme du monde embrasse l'univers dans son ensemble, elle en est
l'intellection la plus aboutie. Ce mouvement circulaire est lié à
Nécessité, sans lui le corps du monde mourrait.
Tout comme le corps du monde est le véhicule de
l'âme et que l'âme donne la direction à son mouvement, la
tête de l'homme est le siège de l'âme qui guide son
existence. En effet, la correspondance entre le macrocosme et le microcosme est
maintenant évidente, le premier étant le modèle du second,
par sa perfection plus grande. Le fait que le non engendré est
supérieur à l'engendré est une constante chez Platon ;
cela explique la prépondérance des Idée sur la
matière, la supériorité de l'intelligible sur le sensible,
la primauté de l'âme sur le corps. La vie des hommes dans le monde
sensible est un simulacre de celle de la divinité, divinité sans
laquelle l'homme court à la destruction, comme l'illustre le mythe de
Kronos. Ainsi, alors que dans les cieux le mouvement de révolution
circulaire assure la mesure du temps, dans le sensible les cycles se traduisent
par la décadence inéluctable des organismes et des
cités, qui passent de la génération
à la vieillesse, du gouvernement vertueux à la tyrannie, avant
que de nouveau un nouveau cycle vertueux fasse jour. De là vient que
pour retarder la destruction de la cité, les hommes doivent imiter
l'harmonie cosmique et prendre pour modèle un pasteur divin. De
même, le cycle des âmes suit un parcours délimité
d'une part par Nécessité et ses filles, et d'autre part par leur
capacité à contempler l'intelligible, c'est-à-dire la
disposition qu'elles ont à mener une existence vertueuse. Le but ultime
de la recherche de la vérité est de rejoindre la perfection
céleste, afin de pouvoir enfin se passer de la chair et des
réincarnations. Il est donc possible d'échapper au cycle,
à condition de quitter le sensible pour l'intelligible. C'est là
l'espoir de la philosophie platonicienne.
L'inversion du mouvement rotatif, inclus dans le mouvement de
révolution circulaire, se traduit de plusieurs façons, en
fonction du sujet auquel il s'applique. Pour ce qui est de la course des
astres, la succession des périodes termine un cycle lors de
l'avènement de la grande année?, qui correspond à la
restitution de l'ordre originellement instauré par le démiurge.
Dans le monde sublunaire, l'inversion a des conséquences plus tragiques
pour les vivants. Elle est une catastrophe qui conduit au trépas une
bonne partie de l'humanité, plongeant les rescapés dans l'oublie
des cycles antérieurs. Lors de la rétrogradation, seuls ceux qui
ont assez contemplé la vérité survivent ; ils deviennent
les seuls témoins de l'âge révolu. Dans le domaine du
politique, la succession des périodes qui font progressivement passer de
l'aristocratie à la tyrannie, c'est-à-dire de la raison à
l'animalité, se conclut par le retour cyclique de la vertu, une fois le
règne du pire accompli, nécessairement. Pour ce qui est des
périodes de réincarnations des âmes, elles se poursuivent
jusqu'à accomplir un laps de temps estimé à dix mille ans
; après les réincarnations successives, la fin du cycle aboutit
à la possibilité pour toutes les âmes, durant une
période, de contempler l'intelligible. L'ascension totale des âmes
a pour but de trier celles qui ont les facultés et la volonté de
connaître le vrai et le beau, de celles qui sont trop faibles pour cela.
La sélection a pour vocation de déterminer le type de
réincarnations qu'elles subiront et la possibilité ou non d'une
réminiscence. Comme pour la grande année, il s'agit en quelque
sorte d'une remise à zéro significative d'un temps cyclique
supérieur aux périodes qu'il englobe. Tous ces
éléments confortent l'hypothèse de travail selon laquelle
le mouvement de révolution circulaire s'applique non seulement aux
rotations astrales, mais aussi au monde sublunaire, que ce soit pour les
plantes, les animaux, les hommes, les cités ou les âmes.
Loin d'être figée dans une rigidité
dogmatique, la pensée de Platon introduit une recherche constante de
l'harmonie, dont le nombre et la géométrie sont les piliers,
l'institution d'une justice divine conçue pour servir de modèle
à celle des hommes, mais aussi la liberté dans le choix de la
destinée humaine, qui confie à l'âme une part de
responsabilité dans sa destinée. Ce qui rythme l'ensemble de ce
mécanisme cosmologique et éthique est l'âme du monde,
principe du mouvement de l'univers. Le mouvement circulaire a donc une cause
ontologique, qui trouve sa justification en lui-même. Il est
antérieur à tout, et la cause de tout ; il est la condition
sine qua non de la vie du corps du monde et de tout mouvement
particulier. La circularité de son mouvement émaille des domaines
aussi divers que l'astronomie, le politique, le récit mythique, ou bien
encore la destinée des âmes. La pensée de Platon se refuse
à la linéarité du discours et de la temporalité,
préférant la perfection du mouvement circulaire. Cette
circularité n'est pas vaine, elle signifie une recherche de perfection ;
elle n'empêche nullement une évolution vers le bien et facilite au
contraire la dynamique vertueuse. Le mouvement circulaire a donc une
nécessité logique, doublée d'un sens moral. La
pensée de Platon porte en elle une dynamique unique -- celle de ce
mouvement singulier désigné sous le terme de mouvement de
révolution circulaire -- qui dans ses manifestations se décompose
en de complexes et subtiles modalités.
Annexe
Biographie de Platon

L'oeuvre de Platon a pu nous parvenir dans son
intégralité et comprend trente cinq dialogues, un recueil de
lettres, des définitions et six petits dialogues apocryphes :
Axiochos, de la Justice, de la Vertu, Démodocos, Sisyphe,
Eryxias. Platon, fils d'Ariston et de Périctioné est
né à Athènes dans le dème de Col lytos en 428-427
av. J.C. Il rencontre Socrate à l'âge de vingt ans et le prend
pour maître à penser. Après la condamnation à mort
de Socrate en 399-390 av. J.C., il rédige l'Hippias mineur,
l'Ion, le Lachès, le Charmide, le
Protagoras et l'Euthyphron et participe peut-être
à la bataille de Corinthe en 394 av. J.C. En 390-385 av. J.C. il
écrit le Gorgias, le Ménon, l'Apologie de
Socrate, le Criton, l'Euthydème, le
Lysis, le Ménexène et le Cratyle puis
en 388-387 av. J.C. il voyage en Italie du Sud où il
rencontre Archytas, ainsi qu'à Syracuse, cité
sous le règne de Denys Ier, avant de retourner à
Athènes en 387 av. J.C. pour y fonder l'Académie. Platon
rédige ensuite le Phédon, le Banquet, la
République et le Phèdre entre 385 et 370 av.
J.C. et le Théétète, le
Parménide, le Sophiste, le Politique, le
Timée, le Critias et le Philèbe en
370-347/346 av. J.C. A la demande Dion, il vient à Syracuse en 367-366
av. J.C. pour exercer une influence sur le tyran Denys II. En 360 av. J.C.,
Platon rencontre aux jeux Olympiques Dion suite à l'exile de ce dernier
de Syracuse. Dion confie à Platon son intention d'organiser une
expédition contre Denys II qui partira en 357 av. J.C. et qui aura pour
conséquence l'assassinat de l'exilé en 354 av. J.C. Alors que
Platon est en train d'écrire les Lois, il meurt en 347/346 av.
J.C.210 Après la mort de Speusippe, Xénocrate prend la
direction de l'Académie, qui subsiste jusqu'à ce que Justinien la
fasse fermer en 529 de notre ère.
210 Op. cit., pp. 303-307, chronologie (Le
Politique).
Portrait de PLATON, Bâle, Antikenmus. inv. Kä 229.
Marbre; ht. 35,5 cm. Copie romaine (la meilleure d'une vingtaine) de la
tête du portrait qui montrait le philosophe assis et qui fut
érigée dans l'Académie, probablement peu après sa
mort en 347. La statue fut dédiée par Mithridate, un
élève du grand maître, et était l'oeuvre du
sculpteur Silanion. UNIVERSITE DE GENEVE, UNITE D'ARCHEOLOGIE CLASSIQUE
(UNIGE), LA REPUBLIQUE TARDIVE, disponible sur :
http://www.unige.ch/lettres/archeo/introduction_seminaire/republique/republique_tardive.html
(19 mai 2008).
Illustration 1 -- l'harmonie des sphères
--

« Pythagore et ses disciples croient que les nombres
préexistent à l'univers sensible, et que la cosmologie est
fondée sur la mathématique comme la géométrie ou la
musique.
De même que l'harmonie musicale repose sur des rapports
numériques fixes entre les sept notes de la gamme, l'astronomie doit
rechercher "l'harmonie des sphères", c'est-à-dire des sept
planètes (incluant le Soleil et la Lune), à partir de
l'évaluation de leurs dimensions et de leur distance à la terre
».
FLUDD Robert, Utriusque cosmi, (...) historia, 1617,
t.I, BnF, Réserve, Rés. 477 (1).
BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE. Expositions virtuelles.
Disponible sur :
http://exposition.bnf.fr/coro_test/itz/13/11.htm.
(14 mars 2008).
Illustration 2 -- mouvement des planètes
--

« Platon est à l'origine des travaux de son disciple
Eudoxe sur le mouvement des planètes.
Eudoxe imagine des sphères homocentriques et
solidaires, tournant à des vitesses variables autour d'axes
différemment inclinés. Dans sa théorie, le système
solaire est composé de planètes sphériques,
décrivant, y compris le soleil, des trajectoires circulaires autour
d'une Terre immobile, centre du monde ».
DOPPELMAIER Johann Gabriel, Atlas novus coelestis,
Nuremberg, 1742, BnF, Cartes et plans, Ge DD 2987 (13), planche VI:
Phaenomena.
BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE. Expositions virtuelles.
Disponible sur :
http://expositions.bnf.fr/coro_test/itz/13/10.htm.
(14 mars 2008).
Illustration 3 -- sphère armillaire
--

CLOUET Jean-Batiste Louis, abbé, Géographie
moderne avec introduction, Paris, Mondhare et Jean, 1785, 68 feuillets,
Médiathèque de Poitiers (A868) photographie par Guillaume
Rivet.
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comparées sur les sociétés anciennes (CRCSA), Paris,
France, CNRS, UMR 8567, document numérique BU Droit-Lettres U FR
Poitiers, consulté le 08/02/2008.
Table des matières
Remerciements 2
Introduction 3
Chapitre Premier : La figure du cercle lors de la première
démiurgie 6
1. Théodicée et proportions 7
a. Une volonté bienveillante 7
b. Un découpage harmonieux 11
2. Des proportions au mouvement des astres. 16
a. Un mouvement réglé 16
b. Les mouvements cosmiques 19
3. Le mouvement immortel de l'âme 23
a. L'âme du monde comme principe du mouvement 23
b. La fonction médiatrice de l'âme 25
Chapitre Deuxième : Le cycle appliqué aux vivants
29
1. La sphère du politique 30
a. De l'idéal à la décadence, de la raison
au désir 30
b. Le cycle des gouvernances 38
2. Un devenir cyclique 43
a. Le mythe de Kronos 43
b. La providence divine 45
3. Des cycles de transmigration 49
a. De la mythologie traditionnelle à la justice divine de
Platon 49
b. Les cycles de purification des âmes 51
Conclusion 60
Annexe 63
Biographie de Platon 63
Illustration 1 -- l'harmonie des sphères -- 64
Illustration 2 -- mouvement des planètes -- 65
Illustration 3 -- sphère armillaire -- 66
Bibliographie thématique 67
Dialogues de Platon 67
Ouvrages sur Platon 68
Complément bibliographique 69
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