Introduction
Selon une enquête de l'Ifen, réalisée en
2003, la qualité de l'eau des milieux aquatiques (rivières, lacs,
nappes souterraines, mers et océans) serait la deuxième
préoccupation environnementale des français après la
qualité de l'air.
Le parti pris par l'Ifen de considérer l'eau de la
`nature' et non pas l'eau du robinet, comme c'est souvent le cas, sous
tend un point essentiel. L'eau n'est pas seulement une ressource pour fabriquer
de l'eau potable ou pour produire de l'électricité, elle est
aussi un milieu de vie pour les végétaux et les animaux
aquatiques ainsi qu'un support d'activités humaines non extractives
(loisirs, agrément paysager). La prise en compte de cette double
dimension de l'eau est le résultat d'un changement de paradigme quant
à la représentation de cet élément.
Si l'origine de ce changement est multiforme, l'adoption en
France de la première loi sur l'eau en 1964 marque au moins son
institutionnalisation. Cette loi prend acte des multiples dégradations
de l'eau et des risques que cela fait peser sur la pérennisation de ses
usages, au premier rang desquels la production d'eau potable. Elle crée
également les conditions institutionnelles, financières et
techniques d'une gestion globale et décentralisée de la ressource
en eau. Pour y parvenir, la loi instaure la création d'administrations
spécifiques : les agences financières de bassin, devenues
Agences de l'Eau depuis. Elles ont pour objectif d'impulser les politiques de
gestion de l'eau à l'échelle de territoires dont la
cohérence ne repose pas sur le traditionnel maillage administratif
français, mais sur l'aire d'alimentation des grands cours d'eau :
les bassins hydrographiques.
Dans le fond, ces dispositions instituent la volonté
d'utiliser l'eau autrement que ce qui prévalait jusqu'ici. L'eau
conçue essentiellement comme une ressource illimitée au service
des usages anthropiques est un élément
« corvéable et malléable à
merci » (Aspe, 1999, 10). L'eau est endiguée pour
favoriser le transport fluvial ou pour se protéger des crues, elle est
stockée pour produire de l'électricité, elle est
drainée des terres qu'il faut cultiver. Elle est enfin l'exutoire de
tous les rejets, qu'ils soient domestiques ou industriels. Cette intense
exploitation de l'eau a été favorisée par les
progrès techniques d'après guerre mais elle était surtout
nécessaire pour répondre aux besoins croissants engendrés
par le développement économique, agricole, démographique
et urbain des Trente Glorieuses. Ce mode d'utilisation de l'eau aboutit
à une dégradation tellement avancée de la ressource qu'il
met en péril les usages de l'eau.
Il faut donc utiliser l'eau autrement pour pérenniser
les exigences des besoins humains. C'est bien l'objectif principal de la loi de
1964 qui stipule dans son article 1er que « la lutte
contre la pollution des eaux et leur
régénération » a pour « but
de satisfaire ou de concilier les exigences : de l'alimentation en eau
potable des populations et de la santé publique ; de l'agriculture, de
l'industrie, des transports et de toutes autres activités humaines
d'intérêt général ». Mais
au-delà des efforts de lutte contre la pollution pour mieux satisfaire
les besoins humains, la loi indique aussi que ces efforts doivent permettrent
« la vie biologique du milieu récepteur et
spécialement de la faune piscicole ainsi que des loisirs, des sports
nautiques et de la protection des sites ». D'une manière
explicite la loi de 1964 instaure le principe de la conciliation. Tous les
usages de l'eau doivent être réalisables sans pour autant
détruire les conditions naturelles qui les permettent. L'attention porte
alors essentiellement sur les pollutions de l'eau. Pour en réduire les
conséquences négatives sur les usages de l'eau et sur la vie
aquatique (les poissons essentiellement), la loi réglemente les rejets
dans le milieu en assignant des objectifs de qualité pour
chaque rivière en fonction des usages qu'elles permettent. Cette
volonté d'action se double de l'élaboration d'outils et de
méthodes scientifiques pour évaluer la qualité de l'eau.
Le principe de conciliation est accentué dans la
deuxième loi sur l'eau de 1992 puisque l'eau devient un
« patrimoine commun de la nation ». A travers
cette expression se trouve affirmé le principe selon lequel tout
individu a le droit de disposer d'eau à sa convenance pour satisfaire
ses besoins quels qu'ils soient. Par exemple, la pratique du kayak doit pouvoir
s'accorder avec celle du pêcheur à la ligne, et ces deux là
ne doivent pas être entravées par la production
hydroélectrique ou l'irrigation agricole. Tous les usagers deviennent
également les titulaires du patrimoine-eau et en sont à
ce titre responsables.
La notion de patrimoine est fondamentale en cela
qu'elle modifie durablement la manière de concevoir et de gérer
l'eau. On retiendra la définition de Montgolfier (1987, 241) pour qui le
patrimoine est un « ensemble d'éléments
susceptibles, moyennant une gestion adéquate, de conserver dans le futur
des potentialités d'adaptation à des usages non
prévisibles aujourd'hui ». Cette définition
implique donc une vision sur le long terme et la prise en compte des
générations futures. Cette position éthique est
proche de la notion de « développement durable ».
Malgré l'utilisation abusive de cette notion, nous nous placerons dans
cette position car elle est au coeur des politiques environnementales
actuelles. La définition de Montgolfier sous tend également
l'idée de déterminer un certain état du patrimoine pour
qu'il soit pérenne. Quelles sont alors les caractéristiques du
patrimoine-eau qui permettront de satisfaire aux usages futurs ?
Quelle qualité de l'eau permet de satisfaire tous les usages y compris
ceux qui n'existent pas encore tout en conservant les fonctionnalités
naturelles qui les permettent ?
La détermination de la qualité de l'eau et plus
encore la définition d'une « bonne qualité »,
c'est-à-dire celle qui permet de pérenniser les
potentialités d'usages du patrimoine en permettant sa
régénération, est donc un préalable essentiel
à toutes politiques de gestion de l'eau. Mais la conception de la
« bonne qualité » a évolué puisque
l'eau n'est plus seulement ressource mais aussi milieu. Or ce milieu ne
concerne plus seulement les poissons mais toutes les formes de vies aquatiques
(formes biotiques) ainsi que l'état du milieu physique qui les supporte
(formes abiotiques). Il ne s'agit plus de considérer les seules
pollutions du fluide comme le faisait la loi de 1964, mais de prendre en compte
tous les compartiments de l'hydrosystème, car de leurs interactions
dépend la qualité globale de l'eau. Cette approche
systémique modifie donc sensiblement la manière d'évaluer
la qualité de l'eau. Elle étend considérablement l'espace
à considérer pour comprendre les tenants et les aboutissants de
la qualité. La qualité du fluide dépend des milieux
aquatiques et plus largement des activités du bassin versant. Or,
considérer un espace toujours élargi pour comprendre ce qui fait
la qualité de l'eau implique de prendre en considération un
nombre important d'acteurs. Toutefois, la complexité de l'approche
systémique semble n'être à la portée que d'experts
ou de scientifiques alors que toutes personnes agit plus ou moins directement
sur la qualité de l'eau sans forcément connaître ou
admettre l'impact potentiellement négatif de son action sur la
qualité de l'eau. Il semble donc qu'il y ait ici un contexte propice
à des divergences de perceptions de la qualité de l'eau. D'un
côté, des experts produisent un savoir `objectif ' de la
qualité, et de l'autre, des `profanes' utilisent des critères
différents pour évaluer la qualité de l'eau.
Pour autant, la « bonne qualité »
de l'eau devient un objectif ultime qui s'inscrit autant dans un souci
utilitariste (limiter les dégradations des milieux aquatiques pour
garantir les usages humains) que naturaliste (limiter les dégradations
des milieux aquatiques pour préserver leur valeur écologique en
soi). Cet objectif prend même un caractère réglementaire
avec l'adoption, en 2000, de la Directive Cadre européenne sur l'Eau
(DCE). Elle fixe comme objectif aux Etats Membres d'atteindre à
l'horizon 2015 un « bon état » des eaux. Si
ce « bon état » doit permettre de
satisfaire les usages actuels et futurs de l'eau, il est évalué
à partir de l'état des fonctionnalités naturelles des
milieux aquatiques. Cette définition du « bon
état » postule qu'un fonctionnement optimal des
écosystèmes aquatiques permet de pérenniser le
patrimoine-eau. Cet état optimal correspond à un
fonctionnement des écosystèmes dans un contexte pas ou
très peu perturbé par l'homme. Ainsi, cette manière
d'évaluer la qualité de l'eau, à partir de ses
fonctionnalités naturelles, affirme nettement la conception de
l'eau-milieu et tend à primer, en apparence, sur
l'eau-ressource.
En moins de 50 ans, la manière de concevoir l'eau a
donc profondément changé, et cela bouleverse le rapport des
sociétés avec l'eau. De fait, elle bouleverse aussi les
représentations de la « bonne qualité » de
l'eau. Alors qu'une rivière qui « coule
bien », c'est-à-dire non entravée par des bois
morts ou des bancs de graviers, est considérée par beaucoup de
personnes comme un gage de bonne qualité, cette représentation
est fortement remise en cause par les progrès de la recherche qui
démontrent au contraire que le bois mort et les bancs de graviers sont
des éléments indispensables au bon fonctionnement des milieux
aquatiques et donc à la « bonne qualité » de
l'eau. Alors comment parvenir à une « bonne
qualité » de l'eau si tous les acteurs ne partagent pas la
même représentation de cette « bonne
qualité » ? Quand bien même tous les acteurs
s'accordent sur une qualité à atteindre, la poursuite de cet
objectif n'est pas toujours effective (Mermet, 2000) ou les résultats ne
sont pas à la hauteur de ceux attendus (Salles, 2006). Quels sont alors
les obstacles à la « bonne qualité » de
l'eau ?
Cette question est pertinente sur le terrain d'étude
retenu et pour le type d'eau concernée. Sont considérées
de manière privilégiée, les eaux de surfaces courantes.
Dans le bassin versant de l'Azergues, une rivière au sud du Beaujolais
dont la partie aval est relativement proche de l'agglomération
lyonnaise, quatre des cinq masses d'eau risquent de ne pas atteindre les
objectifs de la DCE pour 2015, et pour les deux masses d'eau aval, ce risque
est estimé comme fort. Le bassin versant de l'Azergues est
concerné par un contrat de rivière mis en oeuvre depuis 2003.
La question des obstacles à la « bonne
qualité » de l'eau est au coeur de la recherche
présente, toutefois ses angles d'approche sont nombreux. Cette question
de la « bonne qualité » est d'abord abordée
comme un axe fondamental des politiques actuelles de gestion de l'eau (objectif
DCE). A ce titre on postule que la gestion de l'eau relève d'une
gestion patrimoniale, c'est-à-dire une gestion qui vise
à pérenniser les potentialités du patrimoine-eau tel que
cela a été définie plus haut. En reprenant les principes
de la gestion patrimoniale de Montgolfier, on peut dire que
s'intéresser à la qualité de l'eau nécessite de
considérer trois démarches. La première est celle de
l'analyse systémique du milieu aquatique. Elle vise à comprendre
le fonctionnement de l'hydrosystème. La deuxième est relative aux
« méthodes multicritères d'aide à la
décision ». Elle vise à guider l'action sur
l'hydrosystème. La troisième est celle de l'analyse du
système- acteurs appliquée à la gestion de la
qualité. Elle s'intéresse aux relations que les acteurs
entretiennent avec le patrimoine, ici la rivière et plus
précisément sa qualité.
La démarche adoptée pour ce mémoire
s'inscrit dans cette troisième dimension de la gestion
patrimoniale. Il ne s'agit pas de faire un diagnostic environnemental,
celui-ci a déjà été réalisé dans le
cadre des études du contrat de rivière. Il ne s'agit pas non plus
de proposer des outils d'aide à la décision puisque les
décisions ont déjà été prises et
actées dans les engagements et les objectifs du contrat de
rivière. Nous nous intéresserons à la relation que les
différents acteurs entretiennent avec la notion de « bonne
qualité » de l'eau des rivières. Il s'agit de voir si
une conception de la « bonne qualité » est
partagée par tous les acteurs et dans le cas contraire si des
conceptions divergentes peuvent représenter des obstacles pour parvenir
à la « bonne qualité » telle qu'elle est
demandée par la DCE. Cette démarche repose donc largement sur des
enquêtes de terrains auprès des différents acteurs
impliqués dans la gestion de l'eau mais également auprès
des simples usagers de la rivière.
Cette étude s'inscrit enfin dans un espace particulier
puisque le bassin versant de l'Azergues, de par sa proximité de
l'agglomération lyonnaise, est soumis à des dynamiques
périurbaines qui modifient plus ou moins profondément les
territoires du bassin versant. Ces dynamiques socio-spatiales (fort
accroissement démographique, extension urbaine et pression
foncière, diversification des activités économiques) sont
susceptibles d'interférer avec les politiques de gestion de l'eau.
Dans la première partie, il s'agira de définir
ce qu'est la qualité de l'eau. Nous verrons alors que la manière
de définir la qualité de l'eau a évolué au cours du
temps et que ces évolutions sont liées à des conceptions
changeantes de l'eau et des milieux aquatiques (chapitre 1 et 2). Une
description du bassin versant de l'Azergues permettra ensuite de mieux saisir
les contrastes socio-spatiaux de ce « territoire de
l'eau » (chapitre 3).
La deuxième partie reviendra sur les objectifs de la
recherche et sur les méthodes utilisées pour y parvenir. Il
s'agit d'identifier les obstacles aux objectifs de bonne qualité de
l'eau à partir d'enquêtes de terrains. Celles-ci mettent en
évidence les divergences de perceptions de la qualité de l'eau
ainsi que les représentations qui leurs sont sous-jacentes (chapitre 1).
Ces divergences sont approchées au sein de quelques politiques de
gestion de l'eau mises en oeuvre dans le bassin versant de l'Azergues (chapitre
2).
PARTIE 1. LES ÉVOLUTIONS DE LA QUALITÉ DE
L'EAU
Cette partie vise à approfondir la notion centrale du
sujet de recherche : la qualité de l'eau (des rivières). Il sera
démontré que la définition de la qualité a beaucoup
évolué au cours des cinquante dernières années.
Cette évolution est liée à des conceptions changeantes de
l'eau. Considérée comme un bien dont la finalité
essentielle était de servir les usages anthropiques, elle est devenue un
patrimoine naturel, un milieu de vie pour les êtres aquatiques qu'il
convient de préserver. Cette conception est aujourd'hui
institutionnalisée dans la DCE qui fait de la biologie l'indicateur
phare de la qualité de l'eau. Ces conceptions de la qualité de
l'eau ne sont pourtant pas partagées par tous les individus (qu'ils
soient impliqués dans les politiques de gestion de l'eau, ou qu'ils
soient de simples usagers), et les perceptions que chacun se fait de la
qualité et de son évolution divergent. Ces divergences peuvent
être à l'origine de certains obstacles pour parvenir à une
`bonne qualité' de l'eau (chapitre 1).
Après avoir définit les hypothèses et la
méthodologie générale de la recherche (chapitre 2), le
terrain d'étude sera présenté (chapitre 3). La description
du bassin versant de l'Azergues visera à mettre en évidence les
contrastes socio-spatiaux de ce territoire, ainsi que ses transformations par
les dynamiques périurbaines depuis l'agglomération lyonnaise.
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