B) Deux distinctions fondamentales
De quoi l'ontologie invisible de la réalité
sociale se distingue-t-elle ? Est-elle subjective ou objective ? Les
propriétés ontologiques sociales sont-elles de même nature
que les propriétés ontologiques physiques ? Searle met en
place deux distinctions conceptuelles fondamentales, d'une part entre
l'objectif et le subjectif -à un niveau ontologique - et d'autre part
entre les propriétés intrinsèques aux choses et celles qui
dérivent de l'intentionnalité de l'observateur. Ces distinctions
vont lui permettre, dans un second temps, de formuler de manière
définitive le problème de l'ontologie sociale.
Objectif / Subjectif
Les notions de subjectif et d'objectif font
généralement l'objet d'une opposition de type
épistémologique. Des jugements qualifiés de
subjectifs sont des jugements dont la vérité ne peut être
déterminée objectivement. Les jugements esthétiques sont
de cette sorte. Si je dis « Rembrandt est un meilleur artiste que
Rubens », j'énonce une opinion qui ne peut acquérir le
statut de proposition objective. Si par contre je dis « il y a
toujours de la neige au sommet du Mont Everest », alors
j'énonce une proposition objective, qui correspond à un fait. Le
subjectif renvoie à ce dont le vérité ou la
fausseté dépend de certaines attitudes, de certains sentiments ou
autres évènements se produisant au sein d'une subjectivité
particulière. L'objectif désigne de son côté ce qui
correspond à des faits qui ne dépendent d'aucune
subjectivité et dont par conséquent la vérité ou la
fausseté peut être déterminée de manière
certaine. Si l'objectif et le subjectif s'opposent à un niveau
épistémologique, c'est donc dans le sens où le premier
peut donner lieu à des énoncés vrais car
vérifiables par un second observateur, alors que le second ne peut
donner lieu qu'à des énoncés d'opinions
invérifiables par un observateur extérieur.
L'objectif et le subjectif s'opposent aussi, selon Searle,
à un niveau ontologique. « Au sens ontologique,
«objectif» et «subjectif» sont des prédicats
d'entités et de genres d'entités, et ils désignent des
modes d'existence. » La peine et la tristesse sont des
entités subjectives, car elle existent seulement à
l'intérieur du sujet qui les ressent : leur mode d'existence
est subjectif. Les montagnes, par contre, sont des
entités objectives, car elles existent au-dehors des sujets qui les
observent. L'observation d'une montagne par un sujet n'altérant en rien
l'existence de celle-ci, on peut dire que le mode d'existence de la montagne
est indépendant des états mentaux de celui qui la perçoit.
La montagne existe de manière objective. L'objectif et
le subjectif, d'un point de vue ontologique, désignent ainsi deux modes
d'existence distincts : certaines entités existent
indépendamment de la perception que les sujets peuvent en avoir, alors
que l'existence d'autres entités dépend au contraire de cette
même perception.
Propriétés intrinsèques et
propriétés relatives à l'intentionnalité
La distinction qui suit est la plus importante. En effet, si
Searle prétend rendre compte d'une ontologie des faits sociaux en
particulier, ces derniers doivent posséder une caractéristique
distincte, en tant qu'objets de connaissance, des objets de l'ontologie
classique. Et si l'ontologie consiste en la connaissance des
propriétés les plus générales de l'être,
alors les faits sociaux doivent posséder certaines
propriétés distinctes, du point de vue de l'existence, de celles
des faits bruts. Dans cette optique, Searle propose de distinguer entre
« ces propriétés du monde qui existent
indépendamment de nous et celles qui dépendent de nous quant
à leur existence même. »
Si la science consiste généralement en
l'étude des propriétés objectives des objets
extérieurs et qu'en ceci elle vise à s'émanciper le plus
possible du point de vue subjectif de l'observateur pour mieux connaître
son objet, l'ontologie sociale au contraire doit tenir compte de ce que les
propriétés qu'elle étudie existent - comme nous l'avons
vu- sur un mode subjectif et non pas objectif. Ce qui concernait tout à
l'heure des entités particulières (les émotions, ainsi que
tout ce qui relève du ressenti subjectif) s'applique maintenant à
des propriétés (le fait que tel morceau de papier fonctionne
comme de l'argent). Ces propriétés existent sur le mode subjectif
dans le sens où elles sont relatives à l'intentionnalité
des observateurs, des utilisateurs, etc. Searle distingue ainsi entre les
propriétés intrinsèques (intrinsic) des choses et
celles qui sont relatives à un observateur
(observer-relative) : « C'est, par exemple, de
manière intrinsèque que l'objet en face de moi possède une
certaine masse et une certaine composition chimique. Il est fait en partie de
bois, les cellules dont il se compose sont des fibres de cellulose, et aussi en
partie de métal, qui se compose lui-même d'un certain alliage de
molécules de métal. Toutes ces propriétés sont
intrinsèques. Mais il est aussi vrai de dire du même objet qu'il
est un tournevis. Et quand je le décris comme tel, je spécifie
une propriété de l'objet qui est relative à l'observateur
ou à l'utilisateur. (...) par conséquent la
propriété est ontologiquement subjective. » (p.
9-10) Tous les objets constitutifs de la réalité sociale sont
partagés entre des propriétés intrinsèques
(objectives) et relative à l'observateur (subjectives). Le but de
l'ontologie classique est de mettre à jour les propriétés
objectives les plus générales des entités existantes,
qu'elles possèdent ou non des propriétés subjectives. Le
but de l'ontologie sociale est de découvrir les propriétés
subjectives des objets de la réalité sociale,
indépendamment de leurs propriétés objectives.
Il convient de s'écarter de la signification
habituelle du terme de «subjectif». Par celui-ci, on désigne
généralement quelque chose d'arbitraire sur lequel il est
impossible de statuer de manière objective. Or, nous passons notre temps
à nous accorder sur les propriétés subjectives des objets
sociaux : personne ne doute que l'argent soit de l'argent et qu'un
tournevis soit un tournevis. Tous ces faits, précise Searle, ne sont des
faits que sur la base de l'accord humain qui les reconnaît en tant que
tels. Dans la mesure où cet accord [agreement] a effectivement
lieu, il convient d'admettre qu'il s'agit bien de faits qui existent
subjectivement, dont les propriétés sont relatives aux
observateurs, mais qui néanmoins présentent des
propriétés objectives. La source de cette objectivité,
toutefois, ne se situe pas, à la différence de celle des faits
bruts, dans l'indépendance qu'ils entretiennent vis-à-vis de
nous. C'est au contraire dans la dépendance vis-à-vis de
l'intentionnalité humaine que les faits sociaux subjectifs puisent leur
objectivité. Si un tournevis est bien un tournevis et si l'argent est
bien de l'argent, c'est uniquement parce que certains humains les reconnaissent
en tant que tels. En s'accordant entre eux sur la fonction des objets sociaux,
les humains instituent la dimension objective de ces mêmes objets. La
condition de possibilité d'une ontologie sociale se situe par
conséquent dans leur institution subjectivo-collective. Nous pouvons les
connaître, parce que nous savons tous ce qu'ils sont.
* *
|