Le concept d'Ontologie Sociale( Télécharger le fichier original )par Jules Donzelot Université de Provence - Master 1 - Maà®trise de philosophie 2004 |
Le sujet pluriel est-il un phénomène de savoir commun ?La concierge de mon immeuble nettoie le couloir devant ma porte. Sa manière de nettoyer est bruyante (sa serpillière ne cesse de taper contre les angles, «clap, clap, clap») et elle le sait. Elle sait que le bruit qu'elle fait se répand au-delà du couloir, jusque dans les différents appartements de l'étage, peut-être même ceux des étages alentours. Elle s'approche de la porte de mon appartement, au bout du couloir, et continue de nettoyer en produisant des «clap, clap, clap» de plus en plus appuyés. A ce moment-là, je me mets à faire la vaisselle. Pour l'instant, ses «clap, clap, clap» couvrent mes bruits ; mais voilà que je laisse tomber une assiette dans l'évier - laquelle assiette ne se casse pas, mais cause tout de même un bruit tel que je sais qu'il a largement dépassé les claps de la concierge. Ses claps, pourtant, ne se sont pas arrêtés. Seulement maintenant, je sais qu'elle sait que je suis là ; je sais qu'elle sait que je l'entends ; je sais qu'elle sait que je sais qu'elle m'a entendu ; et ainsi de suite : nous partageons un certain savoir l'un à propos de l'autre. Quel est le genre de ce savoir ? Devons-nous reconnaître qu'une communication s'est établie entre ma concierge et moi ? De toute évidence non, car nous n'avons pas échangé une seule parole ou même un seul signe. Si, par exemple, nous avions convenu qu'à chaque fois qu'elle passerait la serpillière devant ma porte et que je serai là, je ferai tomber une assiette dans l'évier en guise de bonjour, alors oui, nous devrions reconnaître le caractère communicationnel de la situation qui vient d'être décrite. Toutefois, aucune convention de ce type n'ayant été passée entre elle et moi, il semble inapproprié de parler d'un phénomène de communication. Je suis conscient de la présence de ma concierge, elle est consciente de la mienne et voilà qu'un savoir prend forme qui doit être qualifié de mutuel car il est identique - mis à part le point de vue - en nos deux esprits. Comment ce savoir se forme-t-il ? Simplement, à chaque fois que je suis la cause d'un phénomène remarquable (je fais du bruit, je sors mal habillé dans la rue, dégage des odeurs nauséabondes autour de moi, j'ai un regard bizarre, j'ai une bosse sur le front, je marche de travers, etc.), ma conscience perçoit ce qui dans ce phénomène est perceptible par les autres. Les phénomènes de savoir commun sont très fréquents dans la vie de tous les jours. Ils désignent tous les phénomènes remarquables que diverses consciences perçoivent simultanément et dont elles savent qu'elles sont plusieurs à les percevoir. Par exemple, je suis dans un bus qui traverse Marseille. Nous sommes en été. La climatisation étant en panne, toutes les fenêtres ont été ouvertes. Nous passons à côté d'une usine qui dégage des odeurs nauséabondes. Ces odeurs sont très fortes et il est impossible qu'un être humain normal - à moins qu'il soit très enrhumé - ne les perçoivent pas. L'existence de ces odeurs, dès lors, fait l'objet d'un savoir commun : car de ce que moi je sens, j'infère ce que les autres sentent. Prenons un dernier exemple : je suis chez moi et des amis arrivent. Nous commençons à parler - moi je ne les attendais pas, j'avais dans l'idée de passer un moment seul, mais par politesse j'accepte la communication. Avant leur arrivée, j'étais en train de me faire du thé. Je n'ose pourtant prétexter que de l'eau est en train de bouillire dans la cuisine pour les abandonner dans le salon, de peur qu'ils ne me croient pas. Subitement, la bouilloire se met à siffler. Observant le visage de mes amis, je vois qu'ils ont perçu, eux aussi, le sifflement en question. Dès lors, je me sens pour ainsi dire autorisé à partir seul dans la cuisine. Ici encore, un phénomène de savoir commun s'est produit. La question qui nous intrigue depuis la fin de la partie précédente est celle-ci : qu'est-ce qui distingue un phénomène de savoir commun d'un phénomène de sujet pluriel ? Autrement dit, quels sont les attributs du sujet pluriel que ne possède pas le savoir commun ? Pourquoi le savoir commun n'est-il pas suffisant dans l'ordre de la création d'un groupe social ? Afin de répondre à ces questions, analysons les exemples précédemment énoncés. Retenons d'abord l'exemple du bus qui va à Marseille. Imaginons les situations a) et b) : a) Alors que les odeurs font l'objet d'un savoir commun, certaines personnes commencent à engager la conversation à ce propos avec d'autres voyageurs. Il s'agit d'un bus de ville et non de voyage et tous les gens se perçoivent les uns les autres, qu'ils soient debout ou assis. Le phénomène se répand et finalement ce sont tous les individus présents dans le bus qui commentent ensemble l'odeur nauséabonde qui - pourtant - a depuis quelques kilomètres maintenant quitté l'autocar. Jusqu'au terminus, la conversation bat son plein. La première chose que raconte Henry à sa femme, lorsqu'il descend du bus et qu'il la retrouve, est : « nous avons senti une drôle d'odeur, dans le bus, et nous n'avons pas réussi à trouver de quoi il s'agissait » et sa femme de s'étonner « qui ça, «nous» ? » - « Et bien les autres usagers du bus et moi. Nous avons parlé de ça ensemble pendant un bon quart d'heure. » b) Les odeurs font l'objet d'un savoir commun : chaque individu voit bien au visage grimacé des autres personnes qu'elles aussi perçoivent la mauvaise odeur. Mais rien de plus ne se passe. Personne ne commente ouvertement l'odeur en question, les individus restent dans leur conscience personnelle, ils n'échangent pas leurs pensées avec les autres. A l'arrivée du bus, Henry dit à sa femme : « J'ai eu droit à une odeur, au cours du trajet, horrible ! » Le cas a) dénote le passage d'une situation de savoir commun à la formation d'un groupe social, alors que le cas b) ne dépasse pas le cadre du savoir commun. Dans le cas a), les individus ont ouvertement manifesté leur volonté de commenter ensemble le phénomène en question. Dans le cas b), les individus ont bien manifesté une réaction à l'odeur, mais aucune intention d'entrer en communication avec les autres passagers. Le cas a) s'est déroulé de telle façon que les individus, à la fin du trajet, pouvaient parler en utilisant le pronom «nous». Dans le cas b), au contraire, le phénomène de l'odeur n'ayant pas été partagé mais ressenti individuellement, les passagers ne pouvaient pas user, à l'arrivée, du pronom «nous» de manière appropriée. Par conséquent, afin qu'un phénomène de savoir commun donne lieu à la création d'un groupe, il semble nécessaire que les individus concernés manifestement ouvertement leur volonté de partager activement une communication, une croyance ou une autre chose du même ordre. Mais, cette manifestation ne relève-t-elle pas, à son tour, d'un savoir commun ? Nous allons voir comment l'idée, inspirée de Simmel, que les individus doivent se percevoir comme unifiés afin de former une collectivité se retrouve dans la signification du concept de sujet pluriel après que celui-ci a été commenté en termes de savoir commun : 1) Première définition : « Les humains, pour constituer une collectivité, doivent se considérer eux-mêmes d'une certaine manière comme unifiés. »40(*) 2) Seconde définition : « Considérons à nouveau la condition complexe, nécessaire et suffisante d'un point de vue logique, à l'existence d'un sujet pluriel : une série de personnes possédant le concept de sujet pluriel doivent avoir ouvertement manifesté leur volonté d'être les membres d'un tel sujet, et que ceci soit de savoir commun. »41(*) Voici ce en quoi le savoir commun est une notion décisive dans l'ordre de la définition du sujet pluriel : afin de retrouver ce que Simmel entendait par « se considérer eux-mêmes d'une certaine manière comme unifiés », Gilbert énonce deux éléments : a) Il faut que les individus concernés se donnent des raisons mutuelles de se considérer les uns les autres comme unifiés : ces raisons correspondent à la manifestation ouverte de la volonté d'être les membres d'un seul groupe. b) Il faut que ces raisons, en plus d'être exprimées, soient perçues et que chacun soit assuré qu'elles l'ont bien été : La perception des raisons et la perception que ces raisons ont été perçues renvoie au savoir commun. Le savoir commun désigne ainsi la conscience commune de groupe qui s'élève sur la base de la manifestation des volontés individuelles. Mais toute conscience commune n'est pas une conscience de groupe : comme nous l'avons vu, de nombreuses situations de savoir commun sont possibles qui ne donnent pas lieu à la naissance d'un groupe. Le savoir commun constitue donc l'une des conditions intégrantes de la théorie du sujet pluriel, mais non sa condition unique. Gilbert intègre donc bien la notion de savoir commun à sa théorie du sujet pluriel. Elle considère en effet que l'inférence rationnelle joue un rôle déterminant au sein des conventions sociales. Pourtant, elle refuse de réduire le sujet pluriel à un tel phénomène. La conscience de l'existence du groupe auquel on appartient ne peut être réduite, selon elle, à une somme de croyances portant sur ce que les autres croient. La conscience du groupe social renvoie avant tout à la reconnaissance de l'existence de ce groupe en tant que tel. Pour autant, il est impossible de se passer du savoir commun lorsqu'il s'agit d'expliquer comment les groupes sociaux en viennent à se former. Le savoir commun est alors présenté comme une étape nécessaire à la création des sujets pluriels. Afin d'achever notre analyse du concept de sujet pluriel, nous allons revenir sur l'autre condition à l'existence des sujets pluriels : l'engagement conjoint. * 40 On Social Facts, p. 15. * 41 Id. p. 205. |
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