DONZELOT JULES
Master 1 - 2004/2005
Sous la direction de Pierre Livet
L'ONTOLOGIE SOCIALE CONTEMPORAINE
Présentation des travaux de
Margaret Gilbert & John Searle
La réalité sociale est-elle un être ou
même l'être véritable ?
Maurice Blondel
PRESENTATION
Le présent mémoire porte sur la notion
d'ontologie sociale. Cette notion désigne une nouvelle
activité philosophique, qui connaît un certain essor depuis une
vingtaine d'années. L'ontologie sociale se présente initialement
comment la science de l'être social en tant que tel. Le qualificatif
«social», toutefois, est difficile à définir :
Désigne-t-il tout ce qu'implique l'existence en société ou
bien seulement les évènements où plusieurs individus
interagissent ? S'applique-t-il seulement à l'homme ou bien aussi
aux animaux ? A quel concept s'oppose-t-il : asocial, individu,
solitaire, ... ? Toute la réalité doit-elle être
qualifiée de sociale ? Chaque « ontologie
sociale » apporte ses propres réponses à ces questions.
La première partie de cette introduction essaye de
mettre en relief la signification de la notion d'ontologie sociale. Dans cette
optique, deux textes seront cités qui prétendent également
rendre compte, mais de manière très différente, de cette
signification. La seconde partie vise à procurer au lecteur quelques
repères historiques concernant la notion d'ontologie sociale :
Quels furent les premiers théoriciens à l'envisager ? Quelle
définition fournissaient-ils alors de cette notion ? Mais
aussi : Quand et comment la notion d'ontologie sociale a-t-elle
opéré son retour sur la scène philosophique
contemporaine ? Les philosophes à l'origine de ce retour la
concevaient-ils de la même manière que leurs
prédécesseurs ? Enfin, dans un troisième temps, nous
formulerons l'hypothèse selon laquelle l'ontologie sociale concernerait
deux notions distinctes : le phénomène social et l'objet
social. Cette hypothèse justifiera le plan que nous suivrons au cours du
développement de ce mémoire.
Les deux parties principales consisteront en une
présentation des théories respectives de Margaret Gilbert et de
John Searle, qui correspondent respectivement à ces deux notions. La
théorie du sujet pluriel de Gilbert porte en effet sur la notion de
phénomène social, alors que celle de Searle vise
à expliquer le mode d'existence des objets sociaux.
Enfin, nous comparerons ces deux théories afin de
faire ressortir leur trait commun. Nous verrons alors comment les conceptions
respectives de Gilbert et Searle s'accordent en ce qu'elles refusent de situer
l'existence individuelle avant l'existence collective, ce en quoi
elles diffèrent d'autres ontologies sociales qui placent au contraire
l'individu avant la collectivité. Une mise en perspective de ces
différentes théories, autour du thème de
l'intentionnalité collective, achèvera cette présentation
de l'ontologie sociale contemporaine.
INTRODUCTION
Signification de la notion d'ontologie sociale
Dans l'ouvrage mexicain intitulé Manual de
philosophia social y ciencias sociales1(*) (2001), l'ontologie sociale est
présentée comme étant l'une des quatre parties
constitutives de la philosophie sociale. Les trois autres sous-disciplines de
la philosophie sociale sont l'épistémologie sociale,
l'éthique sociale et l'axiologie sociale. Voici ce qui est dit de
l'ontologie sociale :
« L'ontologie sociale ou théorie du
social, se nomme aussi métaphysique sociale. Il nous semble plus
approprié de l'appeler ontologie sociale, car elle étudie la
société en tant qu'être (...). D'un autre
côté, la métaphysique atteint le plus profond niveau de
l'abstraction formelle, elle étudie l'être en ce qu'il est,
l'être en tant qu'il est un être, indépendamment de toute
autre détermination. Par conséquent, il n'y a aucun
inconvénient, d'un point de vue pratique, à utiliser ontologie et
métaphysique comme des synonymes.
L'ontologie sociale traite de l'être de la
société. Pas tant de ce que la société est ou a
été au sein d'une conjoncture particulière, mais de ce que
la société est en réalité, indépendamment
des circonstances temporelles et particulières qui l'entourent. Elle
cherche continûment son essence. Son problème de base est :
Qu'est-ce que la société ? Ou bien, au niveau d'une
ontologie régionale : Dans quelle zone ontique de l'univers se
situe la société ?
L'ontologie sociale s'occupe aussi du mode d'être de
la société, de son organisation, de sa structure, de ses
fonctions, mais sans jamais entrer dans le détail sociologique.
L'ontologie, en tant que partie de la philosophie sociale, range les
données que lui fournissent les sciences sociales, les unifie et les
généralise, cherche la réalité plus profonde
qu'elles dénotent et les examinent de manière critique. Ainsi
existe-t-il une complémentarité appréciable entre la
philosophie et les sciences sociales. Elles forment deux étapes, ou deux
niveaux, de la connaissance du social. »
Remarquons déjà qu'ontologie sociale et
métaphysique sociale sont présentées ici comme deux
expressions pouvant être utilisées comme des synonymes. Car
l'ontologie comme la métaphysique s'occupent de l'être des choses,
par opposition à leurs apparences. L'origine de ces deux notions est
d'ailleurs identique, elles se manifestent apparemment pour la première
fois dans l'ouvrage d'Aristote qui suit sa Physique. Pourtant, il
convient de les distinguer. Métaphysique signifie
« ce qui se trouve au dessus de la physique, ce qui échappe
à la science ». La métaphysique renvoie à la
connaissance de ce que la science ne peut pas connaître.
L'ontologie, de son côté, signifie littéralement
« science de l'être ». La rupture présente
dans la première définition est donc absente de la seconde :
l'objet de l'ontologie ne se trouve pas nécessairement au-delà de
ce que la science peut connaître. En conséquence, si
ontologie et métaphysique peuvent parfois être
employés comme des synonymes, ce n'est que dans le cas où
l'être qu'étudie l'ontologie est lui-même
métaphysique. Nous pouvons en déduire que les expressions de
métaphysique sociale et d'ontologie sociale peuvent
être employées comme des synonymes dans le cas où
l'être qu'étudie l'ontologie sociale se situe au-delà du
champ de la science. Sa connaissance doit alors être purement
spéculative.
En second lieu, le texte de María del Rocio
présente les différents objets de l'ontologie sociale par
opposition à la sociologie. Elle vise à connaître la
société en tant qu'être, à découvrir son
essence, mais aussi à comprendre sa forme, sa structure
générale, et cela indépendamment des circonstances
particulières dans lesquelles la société se
présente. En revanche, l'ontologie sociale ne s'occupe pas de l'objet de
la sociologie. Elle cherche à établir des
généralités qui valent pour n'importe quelle
société particulière, tandis que la sociologie s'occupe de
découvrir les traits généraux d'une société
particulière à un moment particulier. L'ontologie sociale
s'arrête donc bien là où commence la sociologie. Le texte
nous présente l'ontologie sociale comme la discipline chargée de
classer les données fournies par les sciences sociales. Ce classement
n'est pas anecdotique car il doit permettre de découvrir « la
réalité plus profonde qu'elles [les données des
sciences sociales] dénotent ». Autrement dit, l'ontologie
sociale ne consiste pas en une spéculation philosophique totalement
abstraite mais s'appuie au contraire sur l'ensemble des données de ces
sciences du concret que sont la sociologie, l'histoire, la psychologie et
l'anthropologie. Le point d'ancrage de l'ontologie sociale dans la
réalité correspond donc à la somme des connaissances
concrètes de la réalité sociale.
María del Rocio peut ainsi affirmer, en conclusion, que
l'ontologie sociale et les sciences sociales sont tout à fait
complémentaires : l'une généralise à partir de
son observation de la réalité concrète tandis que l'autre
généralise les généralisations de la
première. L'ontologie sociale serait ainsi le second degré des
sciences sociales. Ce jugement est-il fondé ? Doit-on vraiment
reconnaître en l'ontologie sociale la discipline complémentaire -
et en ceci nécessaire - des sciences sociales ? Ou bien l'ontologie
sociale est-elle autre chose que la discipline chargée de classer les
données fournies par les sciences sociales ?
* *
Carol Gould fut la première à
« reparler » à la fin du vingtième
siècle d'ontologie sociale. Elle intitula en effet son premier livre
Marx's social ontology (1978)2(*). Dans son livre Globalizing democraty and human
rights (2004), elle apporte une réponse au problème de
l'hétérogénéité de l'ontologie sociale et
des sciences sociales.
« But if we grant that a democratic procedure,
however justified, may still arrive at an unjust outcome, then there must be
some independant criterion of justice, the appeal to which cannot be,
circularly, to a democratic or quasi-democratic procedure in turn. Instead, it
must be grounded in some substantive features of human practice or of human
existence if it is to have the normative force required. Then this proposes a
quasi-foundational although nonessentialistic approach to the grounding of
rights, liberties and entitlements, and this is what I have developed in my
previous work. I have designated this approach social ontology. (...) A
social ontology makes no appeal to a transempirical or transcendantal moral
reality but rather is based on what I believe to be experientially or
phenomenologically well-evidenced features of the action and interaction of
human beings. Moreover, this is a regional ontology, which does not claims
about the nature of being or reality but rather adresses itself exclusively to
the domain of individuals in their social relations. Furthermore, my suggestion
is that every social and political theory has an ontology commitment of this
sort, whether recognized or not. »
Carol Gould veut proposer une nouvelle théorie de la
démocratie. Selon elle, les théories traditionnelles n'envisagent
pas la liberté et l'égalité de la bonne manière.
Ces deux notions appellent par conséquent à être
redéfinies, entreprise qui doit avoir lieu sur la base d'un travail
d'ontologie sociale, laquelle ontologie sociale est alors
présentée comme la discipline qui met à jour les
propriétés générales les plus évidentes de
l'action et des interactions entre les êtres humains. Il ne s'agit donc
pas de proclamer la découverte de l'essence de la réalité
sociale ou de prétendre connaître la nature de la
société, mais seulement de préciser les attributs les plus
généraux de l'être humain en tant qu'il vit en
société.
Cette définition de l'ontologie sociale diffère
largement de la précédente. La première définition
ferait de l'ontologie sociale une sous-partie de la philosophie sociale,
elle-même présentée comme une activité
complémentaire aux sciences sociales. Cette fois, l'ontologie sociale
doit fournir un critère normatif aux théoriciens de la
démocratie, et pour cela constituer une sous-partie de la philosophie
juridique et politique. Cette activité n'est plus associée
à une finalité purement épistémologique. Elle
prétend au contraire servir le normatif, constituer un appui
philosophique pour certaines théories qui critiquent la
réalité actuelle. Pour Carol Gould, « chaque
théorie politique ou sociale possède effectivement une
obligation ontologique de cette sorte ». Autrement dit,
toute théorie politique visant à contredire la
réalité actuelle doit le faire sur la base d'une ontologie
sociale. Seule la connaissance des propriétés les plus
générales de l'être social permet la critique de la
manifestation actuelle et par conséquent particulière de ce
même être. L'ontologie sociale fonctionne alors sur le mode :
si l'homme en tant qu'homme est libre de telle manière Y, alors une
démocratie qui vise à mettre en valeur la liberté de
l'homme doit suivre tel modèle Z. Si les relations entre les hommes sont
de type X, alors la démocratie doit faire régner une
égalité W. Et ainsi de suite. Une telle définition offre
aussi l'opportunité de mettre à jour, a posteriori, les
ontologies sociales qui servaient d'appui aux différentes
théories politiques proposées au cours de l'histoire. Le premier
livre de Gould, par exemple, vise à mettre à jour l'ontologie
sociale de Karl Marx. D'autres livres ont ainsi vu le jour aux Etats-Unis, se
donnant le même objectif : « deviner », par une
analyse des propos de tel ou tel théoricien, quelle était
l'ontologie sociale qu'il avait à l'esprit lorsqu'il rédigea ses
textes politiques3(*).
Nous disposons maintenant de deux définitions de
l'ontologie sociale. La première la fait dépendre de la
philosophie sociale et rattache celle-ci aux sciences sociales. L'ontologie
sociale est la discipline qui utilise les données des sciences sociales
pour déterminer les traits plus généraux de la
société qu'elles dénotent. Elle classe toutes ces
données dans des catégories plus abstraites que celles dont
disposent la sociologie, l'histoire, l'anthropologie et la psychologie. Son
objectif final est la découverte de l'essence de la
société, des propriétés de celle-ci qui ne
dépendent pas d'un contexte particulier mais de son être. La
seconde définition envisagée rattache l'ontologie sociale au
domaine de la philosophie politique. Elle ne considère pas ses
implications vis-à-vis de la philosophie sociale, mais uniquement
vis-à-vis des théories politiques. Elle affirme que l'ontologie
sociale est une discipline qui se trouve au service de la théorie
politique, en ce qu'elle fournit un fondement philosophique à ses
jugements normatifs. L'ontologie sociale est alors le procédé de
légitimation, par des considérations touchant à
l'être en tant qu'être, des théories politiques. Et toute
théorie politique, que ce soit d'une manière explicite ou
implicite, possède sa propre ontologie sociale.
Ces deux définitions diffèrent très
largement l'une de l'autre. Comment une expression comme celle d'ontologie
sociale, possédant une signification très claire d'un point de
vue étymologique - science e l'être social -, peut-elle donner
lieu à des « versions » aussi
différentes ? Pour comprendre le champ de variation dans
l'acception de cette expression, nous allons remonter à ses
premières apparitions - afin de décider si nous devons
l'envisager comme une discipline proprement philosophique ou comme la simple
sous-partie d'un autre domaine théorique.
* *
Histoire de la notion d'ontologie sociale.
Dans son article «Tre modelli dell' ontologia
sociale», Paolo Di Lucia est le premier à rendre compte des
origines de la notion d'ontologie sociale. Quatre auteurs sont
présentés comme ayant été les premiers à
parler explicitement d'ontologie sociale ou du moins à poser les
mêmes questions qui font actuellement l'objet de si nombreux travaux. Ces
quatre précurseurs de l'ontologie sociale sont Edmund Husserl (1859 -
1933), Czeslaw Znamierowski (1888 - 1967), Adolf Reinach (1883 - 1917) et John
Dewey (1859 - 1952).
Husserl semble bien avoir été le premier
à utiliser l'expression d'ontologie sociale. L'un de ses manuscrits
posthumes porte le titre de Soziale Ontologie und deskriptive
Soziologie (écrit en 1910). Mais c'est Znamierowski qui le premier
envisage une définition précise de l'ontologie sociale. Son livre
Podstawowe pojecia teorji prawa (1924) contient un chapitre
intitulé « O przedmiocie i fakcie spolecznym »
(objet social et fait social). Voici ce qu'il écrit dans ce
chapitre à propos de l'ontologie sociale :
« Je nomme cette nouvelle discipline
«ontologie sociale» car elle vise à déterminer la
vérité générale concernant chaque forme (existante
ou possible) d'entité sociale (...). »4(*)
Znamierowski définit ainsi l'ontologie sociale comme
la partie de la philosophie qui se donne pour tâche de déterminer
« la vérité générale concernant chaque
forme d'entité sociale ». L'ontologie en effet est la
discipline philosophique qui questionne le mode d'existence des entités
en général.5(*) Plus qu'une science du mode d'existence des objets,
l'ontologie est la discipline qui interroge les entités constitutives de
la réalité. L'ontologie sociale, par conséquent, est la
discipline qui vise à déterminer quelles sont les entités
qui existent au sein de la réalité sociale.
On retrouve chez Adolf Reinach la même idée que
l'ontologie sociale sert à poser les fondements d'une ontologie des
entités qui naissent des actes sociaux [soziale akte] :
les entités juridiques en tant que droits et obligations. Ces
entités sont des entités irrégulières. Elles ne
sont ni physiques, ni psychiques, ni idéales. Voici le texte de Reinach
que cite Di Lucia : « C'est uniquement dans ce monde que
l'on rencontre les entités juridiques, à cause de leur
indépendance, entités qui constituent un territoire nouveau pour
la philosophie. Celle-ci en tant qu'ontologie ou théorie a priori des
objets, analyse tous les genres d'objets et tous les objets possibles en tant
que tels. Comme nous le verrons, la philosophie rencontre ici un genre tout
nouveau d'objet, un objet qui n'est ni physique ni psychique et qui en
même temps se distingue, par son caractère temporel, des objets
idéaux intemporels. »6(*) Notons l'originalité de Reinach par rapport aux
deux autres : il caractérise l'objet de l'ontologie sociale comme
distinct de trois autres catégories ontiques de la
réalité, physique, psychique et idéal. Cette
caractérisation suffit à elle seule à rendre
légitime la mise en place de l'ontologie sociale comme nouvelle
discipline philosophique. L'apport le plus important de Reinach consiste
cependant à reconnaître une dimension temporelle aux objets de
l'ontologie sociale (nommés ici entités juridiques). Ce
caractère temporel force le philosophe à reconnaître les
objets de l'ontologie sociale comme distincts des objets idéaux,
lesquels sont nécessairement intemporels. Reinach met ainsi à
jour trois traits propres aux entités juridiques : elles sont
invisibles, immatérielles et temporelles.
Intéressons-nous maintenant à John Dewey.
Celui-ci n'a jamais parlé explicitement d'ontologie sociale, mais il
s'est posé des questions très similaires à celles des
ontologues sociaux actuels. Dans son livre Experience and Nature
(1925), il se demande en effet « Qu'est-ce qu'une Corporation,
qu'est-ce qu'une Franchise ? Une corporation n'est ni un état
mental ni un évènement physique particulier qui appartiendrait
à l'espace et au temps. Il s'agit pourtant bien d'une
réalité objective et non d'un être dont la
réalité serait idéale. (...) C'est une chose qu'il
convient d'étudier de la même manière que nous
étudions les électrons ; tout comme ce dernier, il exhibe
des propriétés inattendues, et lorsqu'il est introduit dans de
nouvelles situations il provoque de nouvelles réactions. » (p. 154)
Les corporations comptent parmi ces entités que Reinach qualifie de
juridiques et Znamierowski de sociales. Il s'agit d'entités qui,
précise ici Dewey, ne pourraient pas exister indépendamment d'une
interaction humaine. Autrement dit, ce sont des entités qui
émanent des interactions humaines mais qui possèdent tout de
même une existence objective, tout comme une rivière. Les
corporations, les Etats, les frontières, l'argent, toutes ces choses
sont des réalités objectives qui n'existent que parce que l'homme
les a mises en place.
* * *
Husserl, Znamierowski, Reinach et Dewey furent donc les
premiers à envisager la naissance de l'ontologie sociale et de
surcroît à la définir. Mais cela sans que la discipline
existe à proprement parler. On n'entend pas parler d'ontologie sociale
avant la fin des années 70. C'est seulement en 1978 que l'ouvrage de
Carol Gould intitulé Marx's social ontology. Pratiquemment au
même moment, paraissaient les ouvrages respectifs de Georg Lukacs,
The ontology of social being (1978), et de Michael Theunissen, The
Other: Studies in the Social Ontology of Husserl, Heidegger, Sartre, and Buber
(1984). L'expression « ontologie sociale » devient
alors au goût du jour, même s'il ne s'agit pas encore de
l'ontologie sociale telle que pratiquée aujourd'hui. Mais on voit bien
l'aventure commune de ces trois ouvrages qui consiste à proposer une
analyse philosophique d'un ou de plusieurs auteurs classiques pour mettre
à jour leurs présupposés ontologiques quant à la
nature de la réalité sociale. Aucun toutefois ne visait à
fournir une nouvelle théorie de la réalité sociale, et
c'est la différence avec l'ontologie sociale contemporaine. Retenons de
ce détour la définition la plus claire de l'ontologie sociale,
celle que propose Znamierowski : il s'agit de « la discipline
qui vise à déterminer la vérité
générale concernant chaque forme (existante ou possible)
d'entité sociale. »
* *
Ontologie des phénomènes sociaux /
Ontologie objets des sociaux
L'ontologie sociale contemporaine marque la volonté de
mettre à jour la vraie structure de la réalité
sociale. Il ne s'agit plus de faire ressortir les présupposés
ontologiques fondamentaux de diverses théories philosophiques
classiques, mais bien de chercher à déterminer un nouveau
modèle ontologique, en adéquation avec la réalité
sociale. L'ontologie sociale constitue ainsi un nouveau champ de recherche pour
les philosophes : opérant un retour sur les questions que se
posaient les théoriciens fondateurs de la sociologie, mais aussi sur
celles qu'avaient envisagées Husserl, Znamierowski, Reinach et Dewey,
les ontologues sociaux proposent de nouveaux concepts, de nouvelles
idées, de nouvelles théories. La littérature que nous
offrent actuellement les théoriciens de l'ontologie sociale porte d'une
part sur les phénomènes sociaux et d'autre part sur les objets
sociaux. Des auteurs comme Barry Smith, John Searle, Frédéric
Nef, Pierre Livet, Maurizio Ferraris et Paolo di Lucia tentent
d'expliquer le mode d'existence des objets sociaux,
lorsque d'autres théoriciens, incluant Margaret Gilbert, Philipp Pettit
ou John Greenwood se donnent pour but de déterminer l'essence des
phénomènes sociaux. Or, si le concept de
phénomène social fut utilisé par les théoriciens
fondateurs des sciences sociales, celui d'objet social, en revanche, est propre
à l'ontologie sociale contemporaine. Nous avons choisi d'organiser notre
travail sur la base de cette distinction conceptuelle.
L'ontologie des phénomènes
sociaux hérite des questions que se posaient les fondateurs de
la sociologie : Quelle est l'essence des phénomènes
sociaux ? Un phénomène social consiste-t-il en la rencontre
de deux ou plusieurs subjectivités (Weber) ou la subjectivité
elle-même est-elle déterminée dans son contenu par une
sorte de conscience collective (Durkheim) ? L'opposition de
l'individualisme au holisme n'est plus traitée sur un plan
méthodologique, mais ontologique. On parle alors d'individualisme
ontologique et de holisme ontologique : « L'individualisme
ontologique considère que les groupes sociaux ne sont rien
au-delà des individus qui en sont les membres », alors que
« le holisme ontologique soutient au contraire que les groupes
sociaux existent en eux-mêmes, au-delà des individus qui les
composent. »7(*)
L'ontologie des phénomènes sociaux apparaît comme une
radicalisation des problématiques sociologiques : on ne se demande
plus seulement s'il vaut mieux essayer de comprendre les
phénomènes sociaux en partant de la société ou en
partant des individus, mais surtout si la société est une
entité qui existe au-delà de ses membres et si les
individus peuvent exister indépendamment d'une
société.
L'ontologie des objets sociaux hérite
pour sa part des problèmes que posait dès le début du
XXe siècle la notion d'intentionnalité. Cette
dernière, à la différence de la notion de conscience dont
elle prit la place, définit l'esprit en termes d'interaction avec son
environnement extérieur plutôt qu'en terme de relation cognitive.
L'esprit n'est pas coupé d'un monde extérieur dont il lui
faudrait constituer une infinité de représentations, bien
plutôt il est en interaction constante avec le monde dans lequel il
évolue par l'action. Ce passage d'une philosophie de la connaissance
à une philosophie de l'interaction esprit/environnement favorisa le
renouveau d'un certain questionnement métaphysique. La
nécessité de redéfinir le mode d'existence de la
réalité sociale se fit, en particulier, sentir. La réponse
à ce besoin se manifesta dans les travaux de Brentano et de Husserl,
ainsi que dans ceux de leurs successeurs. On parlait alors d'ontologie du monde
du sens commun plutôt que d'ontologie sociale. Mais l'ontologie des
objets sociaux connaît actuellement un renouveau, en particulier à
travers le livre de John Searle, The Construction of Social
Reality.
Nous avons choisi de concentrer notre présentation de
l'ontologie sociale contemporaine sur les deux figures philosophiques qui
actuellement prédominent et correspondent chacune à l'un de ses
versants. Il s'agit d'abord de Margaret Gilbert et de son ouvrage On
Social Facts, qui concerne en particulier l'ontologie des
phénomènes sociaux. Gilbert tente, dans cet essai,
d'échapper à la fois à l'individualisme et au holisme
ontologique en présentant une théorie nouvelle,
l'intentionnalisme. Le second ouvrage décisif au sein de l'ontologie
sociale est celui de John Searle, The Construction of Social
Reality, au cours duquel l'auteur fournit une théorie
complète qui vise à expliquer, à l'aide de nouveaux
concepts, le mode d'existence des objets sociaux.
* * *
PREMIÈRE PARTIE
La théorie du Sujet Pluriel
de
Margaret Gilbert
Introduction.
En 1988, au moment où Margaret Gilbert publie son
ouvrage intitulé On Social Facts, la notion d'ontologie sociale
a déjà connu une certaine promotion. Toutefois, Elle est la
première à formuler une innovation théorique en la
matière, rompant ainsi avec la pratique habituelle qui consistait
à analyser des auteurs classiques et à mettre à jour leur
ontologie sociale. L'objectif initial de Gilbert est d'apporter une
théorie nouvelle des phénomènes sociaux. Mais au
fur et à mesure que sa réflexion avance, elle se déporte
vers la notion de groupe social. C'est finalement à une
thèse concernant les groupes sociaux qu'elle aboutit. Pour elle, les
théories qui ont abordé les groupes sociaux sous l'angle d'un
individualisme ontologique ou bien d'un holisme ontologique sont
également dans l'erreur. En affirmant que les individus ne connaissent
que leurs intérêts personnels et que, par conséquent, une
collectivité n'est jamais autre chose que la somme des
intérêts personnels de ses membres, l'individualisme ontologique
manque l'élément qui transforme une série d'agents
singuliers en un groupe social. De son côté, le holisme
ontologique a tort de dénier l'importance de la pensée des
individus quant à l'existence des groupes : en voulant
réduire le collectif à un esprit planant au-dessus des individus,
il manque, lui aussi, la propriété qui caractérise en
propre les groupes sociaux humains. La doctrine de Margaret Gilbert, qu'elle
qualifie d'intentionnaliste, se situe entre l'individualisme et le
holisme : elle considère que le point de vue des individus est
décisif quant à la formation des groupes sociaux, mais elle
affirme aussi que les groupes existent, dans un second temps, par
eux-mêmes. Margaret Gilbert nomme les entités que les individus
forment lorsqu'ils s'assemblent de la manière qui convient
sujets pluriels. On Social Facts a pour but
d'argumenter en faveur de la doctrine intentionnaliste, contre les principales
doctrines individualistes et holistes qui lui sont contemporaines. Et, d'autre
part, le livre se donne pour objectif de déterminer les
propriétés inhérentes aux sujets pluriels par une analyse
sémantique de certains concepts ordinaires, comme groupe social,
croyance collective, convention sociale et, beaucoup plus directement, le
pronom «nous».
(1) Puisant son idée principale dans les écrits
de Georges Simmel, Margaret Gilbert tente de résoudre l'opposition
classique en sociologie de l'individualisme au holisme. Nous terminerons cette
partie avec la formulation de la doctrine intentionnaliste de Gilbert.
(Philosophie sociale et Intentionnalisme)
(2) La doctrine intentionnaliste énonce que la
pensée intentionnelle de l'individu précède logiquement le
phénomène social. (Philosophie du langage &
Wittgenstein)
Si les phénomènes sociaux dérivent de
l'intentionnalité des individus, alors on demande : Comment les
individus forment-ils des collectivités ?
(3) Margaret Gilbert utilise la méthode
analytique : elle analyse les usages ordinaires du pronom «nous»
et en déduit les conditions de formation d'un groupe, ou sujet pluriel.
(Nous est un sujet pluriel)
Gilbert découvre ainsi que l'existence des sujets
pluriels repose principalement sur la combinaison de deux
phénomènes : le savoir commun et l'engagement conjoint.
Après avoir présenté le concept de savoir commun, nous
essaierons de comprendre quel est l'apport décisif de la notion
d'engagement conjoint.
(4) L'engagement conjoint, découvrirons-nous dans la
dernière partie, se caractérise en ceci qu'il fait naître
un certain nombre de droits et d'obligations. Gilbert entre ici sur le terrain
de la philosophie morale et politique. Elle va tenter d'une part de
réhabiliter la «théorie du contrat réel de
l'obligation politique» et d'autre part d'argumenter contre les
théories d'ontologie sociale qui font appel à des principes
individualistes de moralité pour justifier le comportement des
individus. La thèse de Gilbert sera que si les individus se comportent
bien lorsqu'ils évoluent en collectivité, c'est uniquement parce
qu'ils se sont conjointement engagés, avec les autres membres du groupe,
à vivre ensemble. (engagements conjoints &
obligations)
* *
I / philosophie sociale et intentionnalisme.
Margaret Gilbert a intitulé son livre On Social
Facts en référence à la notion durkheimienne de
«fait social». Un tel choix n'est pas anodin. Il manifeste la
volonté de l'auteur de placer sa théorie au rang de celles des
fondateurs des sciences sociales. Comme Durkheim, Weber ou Simmel, elle vise
à formuler une théorie des phénomènes sociaux.
L'intérêt d'une telle théorie est d'établir sur un
plan à la fois ontologique et épistémologique les
propriétés des phénomènes sociaux que les
chercheurs en sciences sociales retiendront comme données
concrètes. En énonçant sa théorie holiste des faits
sociaux, Durkheim avait ainsi tenté de fonder la sociologie statistique.
En définissant le fait social comme la rencontre de différentes
subjectivités, Weber visait à fonder la sociologie
compréhensive. La théorie du sujet pluriel de Margaret Gilbert
vise, elle aussi, à initier une nouvelle pratique sociologique.
1) L'INSPIRATION SIMMELIENNE DE GILBERT.
Si la tradition sociologique oppose les héritiers de
l'individualisme à ceux du holisme, elle ne présente en revanche
aucune théorie intermédiaire à ces deux points de vue.
L'un des objectifs de Gilbert est de remédier à cette lacune en
proposant un nouveau concept : l'intentionnalisme.
L'intentionnalisme est l'idée selon laquelle « les
individus humains, afin de constituer une collectivité au sens ordinaire
du terme, doivent eux-mêmes s'envisager d'une manière
particulière. »8(*) Cette idée trouve son origine dans une remarque
de Georg Simmel, extraite de «Comment la société est-elle
possible ?»9(*). Remarque qu'elle résume ainsi :
« Simmel dit que les humains doivent se concevoir eux-mêmes
comme unifiés afin de constituer une
collectivité. »10(*) La société existerait donc dans la
mesure où les multiples points de vue individuels qui la composent
portent la croyance qu'elle existe. Il ne suffit donc pas que les individus se
rencontrent et passent des conventions, il ne suffit pas non plus qu'un esprit
collectif planant au-dessus des individus les unissent, car il est
nécessaire que les individus eux-mêmes croient que la
société, au-delà des conventions et indépendamment
d'un esprit collectif, existe. Telle est la voie «intentionnaliste,
opposée» à l'individualisme comme au holisme.
Par l'expression d'intentionnalisme, Gilbert cherche à
déterminer le lieu où une réunion contingente
d'êtres humains se transforme en une collectivité. Ce
lieu doit exister, puisqu'il est évident que certaines réunions
d'individus donnent lieu à des collectivités lorsque d'autres ne
le font pas. Quelle est la différence entre une série d'individus
qui ouvrent tous simultanément leur parapluie pour la bonne raison qu'il
se met à pleuvoir, et une série d'individus qui font la
même chose mais parce qu'ils sont réunis sur le tournage d'un
film ? Quelle est la différence entre un territoire habité
par treize millions d'individus qui ne connaissent pas leur existence mutuelle
et la même série d'individus une fois qu'ils ont
décidée de constituer ensemble une société ?
Qu'est-ce qui transforme une somme d'individus en une
collectivité ? Et, par-là, quelle est la cause de
l'existence d'une collectivité ?
La réponse de Simmel à ces questions
était d'inspiration kantienne. Simmel produit en effet une analogie
entre la question « Comment la société est-elle
possible ? » et la question « Comment la nature
est-elle possible ? » Pour Kant, la nature n'est pas quelque
chose d'extérieur à l'homme mais quelque chose qui se constitue
en l'homme. La nature est le produit de la rencontre entre la chose en
soi (inconnaissable) et les formes de l'esprit humain. Répondre à
la question «comment la nature est-elle possible ?» revient par
conséquent à déterminer quelles sont les formes qui la
constituent en tant que telle. Simmel, de son côté,
considère que la société est aussi le résultat de
l'activité de certaines formes. Il s'agit des formes de
socialisation. Ces dernières ont pour effet de faire se rencontrer
l'individu et la société dans une détermination
réciproque. Pour autant, il ne s'agit pas de la rencontre entre deux
unités déjà constituées : des individus-sujets
d'une part et une société indépendante de l'autre. Les
individus se constituent eux-mêmes au sein des relations qu'ils
établissent au cours de leur existence sociale. Ils existent a priori en
tant qu'organismes entiers et a posteriori en tant qu'êtres sociaux
pensants :
« Entre l'individu et la société,
le dedans et le dehors ne sont pas des déterminations juxtaposées
- bien qu'à l'occasion elles puissent évoluer ainsi,
jusqu'à se combattre - mais elles définissent la position tout
à fait unitaire de l'être humain vivant en société.
Son existence n'est pas seulement, du fait de la répartition de ses
contenus, en partie sociale et en partie individuelle, mais elle est
placée dans la catégorie formelle fondamentale,
irréductible, d'une unité que nous ne pouvons pas exprimer
autrement que comme la synthèse ou la simultanéité des
deux déterminations logiquement opposées que sont la position
d'un membre d'un organisme et l'être-pour-soi, le fait d'être un
produit de la société et d'être impliqué en elle, et
la vie à partir d'un centre propre et pour ce centre
propre. »11(*)
Simmel désigne donc les formes de la socialisation
comme le lieu où se rencontrent et se constituent les individus et la
société. L'existence, autant des individus en tant qu'êtres
pensants que de la société en tant qu'unité objective,
trouve son fondement dans ces formes spécifiques. Le passage d'une somme
d'individus à une collectivité réside donc dans
l'activité des formes de la socialisation.
Quelles sont ces formes de socialisation ? Elles
désignent, selon Simmel, les catégories dans lesquelles les
individus se voient et voient les autres. Simmel identifie trois
catégories de «formes de socialisation». La première
est celle d'appartenance à un type général : je ne
peux voir un autre homme sans le rattacher à un type
général (par exemple, si je rencontre un officier, je verrai cet
homme comme appartenant à la catégorie des officiers).
La seconde catégorie est plus difficile à définir. Simmel
la formule comme suit : «chaque élément d'un groupe
n'est pas seulement une partie de la société, mais aussi autre
chose en plus»12(*)
Ainsi, lorsque je regarde l'officier que je viens de rencontrer, je sais qu'il
est autre chose qu'un élément de la
société, qu'il n'est pas seulement un officier. Tous les
individus sont perçus a priori comme existant à la fois sur un
mode socialisé et sur un mode non-socialisé. C'est-à-dire
qu'ils mènent une existence indépendante de la
société au sein même de l'activité de
dépendance qu'ils entretiennent à son égard. La
troisième et dernière catégorie est celle qui assure
à l'individu la « possibilité » d'appartenir
à une société. Il s'agit des places universelles que la
société offre aux individus, catégorie fondamentale qui
culmine dans le concept de « profession. » Cette
catégorie est indispensable en ce qu'elle produit en chacun le point de
vue d'être un élément actif de la totalité à
laquelle il appartient, d'être un «élément
social». Au-delà du contenu de ces trois catégories,
retenons surtout qu'elles font basculer des organismes individuels dans la
conscience de l'existence sociale (et non-sociale) en induisant en eux une
série de points de vue fondamentaux. Les formes de la socialisation sont
causes de la possibilité de la société dans la mesure
où elles ont pour effet que les individus se perçoivent
eux-mêmes comme éléments sociaux, perçoivent autrui
comme élément social et même se perçoivent
eux-mêmes et autrui comme étant aussi quelque chose d'autre qu'un
fragment de la totalité sociale. C'est donc bien en induisant certains
points de vue perceptifs que les formes de la socialisation constituent la
société en tant que telle.
Nous arrivons ainsi l'idée de Gilbert qui soutient que
pour qu'une collectivité existe, il faut que les individus qui en sont
les membres s'envisagent eux-mêmes comme appartenant à une
unité supérieure. Cette forme de perception, et non pas autre
chose, est cause de l'existence de la collectivité. Gilbert parvient
à affirmer cette thèse en bataillant contre les
théories holistes et individualistes.
1) L'OPPOSITION ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE
HOLISME
L'opposition entre l'individualisme et le holisme se rencontre
dans les oeuvres respectives de Max Weber et d'Emile Durkheim. Ces deux
fondateurs de la sociologie ont utilisé en effet des méthodes
diamétralement opposées. Weber a procuré une assise
théorique à ce qu'il nommait la sociologie compréhensive
et Durkheim à la sociologie dite statistique. La sociologie
compréhensive est la science qui vise à comprendre la
société à partir du comportement des individus. La
sociologie statistique, de son côté, correspond à la
science qui vise à connaître les faits sociaux en étudiant
leurs régularités. La première considère les
individus comme incarnant les éléments irréductibles de la
société : il n'existe rien au-dessus des individus qui
déterminerait en retour leurs comportements. Alors que la seconde
conçoit au contraire la société, par analogie aux
organismes, comme un tout dont les parties inférieures servent les
intérêts inhérents aux parties supérieures. Ces deux
conceptions de la société considèrent ensemble que les
phénomènes sociaux existent et qu'il est possible de les
comprendre, mais elles s'opposent en ce que la première cherche à
les comprendre par la partie (les comportements individuels) et la seconde par
le tout (en considérant les comportements individuels comme fonctions de
l'activité du tout social). L'opposition entre Weber et Durkheim n'est
pas que méthodologique. Elle renvoie également à deux
ontologies sociales. En situant l'élément actif des
phénomènes sociaux dans les individus ou dans la
société, elles se prononcent sur leurs modes d'existence
respectifs. Le holisme de Durkheim considère en effet que la
société existe comme une entité régie par des lois
autonomes, alors que l'individualisme de Weber repose sur l'idée que
rien n'existe au-dessus des individus.
Ces deux points de vue de Durkheim et de Weber divergent
quant à l'essence de la société constituent le point de
départ de la réflexion de Gilbert. Elle les examine afin de
parvenir à une théorie intermédiaire entre
l'individualisme et le holisme qui ne réfute à proprement parler
aucune de ces deux conceptions. Elle souhaite toutefois échapper au
dilemme contraignant qu'elles imposent. Pour cela, elle va s'efforcer de
distinguerce qui, entre elles, est cohérent ou incohérent. Cela
l'amène à affirmer que si Weber a raison de reconnaître
l'importance du point de vue des individus dans l'ordre de l'explication des
phénomènes sociaux, il a tort en revanche de nier toute autonomie
aux collectivités qu'ils constituent. Le propos de Durkheim pose plus de
difficultés, car plusieurs interprétations en sont possibles. La
difficulté principale vient de ce que Durkheim définit les faits
sociaux comme extérieurs aux individus. Ce rapport
d'extériorité peut être entendu de deux
manières : soit il nie que les constituants réels de la
société sont les êtres humains en tant que porteurs
d'états d'esprit particuliers, auquel cas on devra parler de holisme
radical, soit il signifie seulement que les faits sociaux adviennent bien
à travers les consciences individuelles, mais que la singularité
de ces consciences n'intervient jamais comme élément
déterminant. Gilbert s'accorde avec la seconde interprétation de
Durkheim (is elle n'affirme pas pour autant qu'il s'agit de ce que Durkheim
pensait vraiment13(*))
Indépendamment des cas particuliers de Weber et
Durkheim, il semble possible d'isoler l'individualisme et le holisme comme
dénotant deux modèles ontologiques. L'individualisme ontologique
considère que « les groupes sociaux ne sont rien
au-delà des individus qui en sont les membres » et le holisme
ontologique que « les groupes sociaux existent en
eux-mêmes »14(*). Cette distinction, de surcroît, s'impose dans
la mesure où certaines théories contemporaines importantes
admettent comme présupposé l'un ou l'autre de ces modèles.
Ces théories peuvent relever aussi bien du domaine proprement
philosophique que du domaine moral, politique, social ou encore
économique. E philosophie, les travaux de Ludwig Wittgenstein ont
donné lieu à de nombreuses théories holistes du langage,
de l'esprit et de la société. En économie, la
théorie des jeux repose sur une conception purement individualiste des
phénomènes de société (conception que Gilbert
qualifie de singulariste). Ces deux exemples sont importants pour nous dans la
mesure où Gilbert d'une part écrit contre le singularisme et
d'autre part affronte les arguments holistes de Wittgenstein afin de mettre en
évidence la cohérence de sa propre conception,
l'intentionnalisme.
2) CONCILIATION DU HOLISME ET DE
L'INDIVIDUALISME.
La théorie du sujet pluriel vise à concilier le
holisme et l'individualisme en énonçant une doctrine
intermédiaire, l'intentionnalisme. L'intentionnalisme peut servir
à effectuer ce passage car il combine à la fois une certaine
version de l'individualisme ontologique avec une certaine version du holisme
ontologique. Ces deux doctrines peuvent en effet donner lieu, selon Gilbert,
aux deux interprétations différentes que voici15(*) :
Individualisme :
- Signification générale : Les groupes
sociaux ne sont rien au-delà des individus qui en sont les membres
- Version forte : Les groupes sociaux sont
composés d'agents singuliers qui continuent d'agir, en
société, comme des agents singuliers et jamais autrement. Il
n'existe pas de schème non-singulier de l'agent humain.
- Version faible : La seule réalité de la
société est à chercher dans les états intentionnels
dont sont porteurs les individus. Il n'existe pas d'individu collectif qui
véhicule des représentations indépendamment des individus.
Holisme :
- Signification générale : Les groupes
sociaux existent par eux-mêmes [in their own right]
- Version forte : L'existence d'un groupe renvoie
à celle d'un esprit indépendant des individus qui constituent le
groupe. Les individus ne sont pas les porteurs des représentations de
l'être collectif qu'ils font exister par leur union.
- Version faible : Lorsqu'un groupe social advient, le
mode d'existence des individus est modifié. Ceux-ci cessent d'envisager
uniquement leur intérêt personnel pour envisager aussi
l'intérêt collectif. Le schème de l'agent singulier ne
convient pas aux individus membres d'un groupe.
La thèse de Gilbert consiste à affirmer que la
version faible de l'individualisme est compatible avec celle du holisme. Les
versions fortes, par contre, s'excluent mutuellement. L'individualisme fort
conduit en effet à considérer la société comme une
somme d'individus singuliers qui ne poursuivent jamais un intérêt
commun en tant que tel mais uniquement des intérêts personnels. La
somme de ces intérêts personnels formerait, dans un second temps,
une sorte d'intérêt collectif. Mais les individus ne seraient pas
capables d'envisager cet intérêt collectif comme étant
« le leur. » Une telle doctrine interdit d'envisager une
quelconque forme de holisme : Les individus ne changent pas d'état
lorsqu'ils forment une collectivité (ils continuent de ne servir que
leur intérêt personnel) et il ne peut exister aucun esprit
collectif puisque celui-ci contredirait le schème de l'agent singulier.
Et même, « il semble alors difficile de comprendre comment une
société peut être quoique ce soit de particulier. La
relation entre les agents singuliers et les collectivités apparaît
comme très similaire à celle qui réside entre un nombre
déterminé de pommes situées dans un petit cercle
géographique et la «chose» qu'elles
forment. »16(*)
Le holisme fort conduit aussi à l'exclusion de toute forme
d'individualisme. Une telle doctrine considère en effet que les
sociétés sont des esprits collectifs qui existent
indépendamment des individus. Qui plus est, les individus ne sont
même pas les porteurs des représentations collectives : peu
importe ce qu'ils pensent, leur comportement est déterminé par
une entité indépendante de leur intentionnalité qui les
dirige selon son intérêt propre et jamais selon le leur.
Finalement, les individus existent mais ne comptent pas.
Si les versions fortes s'excluent, ce n'est pas le cas des
versions faibles. Celles-ci, au contraire, se rejoignent dans la théorie
du sujet pluriel. Il n'y aurait aucune contradiction, en effet, à
considérer d'un côté que la société forme une
unité objective qui existe sui generis, et de l'autre que les
esprits individuels sont le seul support des représentations
collectives. Ce qu'implique la théorie du sujet pluriel, d'un point de
vue ontologique, est donc :
1) de renoncer au schème de l'agent singulier comme
schème unique des êtres humains
2) de renoncer à l'existence d'un esprit collectif
indépendant des esprits des individus
3) de reconnaître à l'être humain deux
modes d'existence équivalents : le Je et le
Nous.
Voici en conséquence comment, selon Gilbert, se
dispose la relation entre individu et collectif :
1) Les individus sont naturellement autant disposés
à former des objectifs personnels qu'à suivre des
intérêts collectifs.
2) Les individus agissent donc parfois comme des agents
singuliers et parfois comme les agents d'une collectivité.
3) Lorsque les individus forment ensemble un groupe social,
ils connaissent un nouvel état qualitatif : ils se
perçoivent eux-mêmes comme membres d'un sujet pluriel, avec tout
ce que cela implique (naissance de diverses obligations, action en vue d'un
intérêt partagé, etc.)
Selon la théorie du sujet pluriel les individus,
lorsqu'ils forment ensemble un groupe social, deviennent donc les agents de ce
groupe et de ses intérêts, mais ils ne perdent pas pour autant
leur capacité individuelle à poursuivre leurs propres
intérêts. L'avantage que présente cette théorie est
donc double :
1) Elle permet de ne pas concevoir la société
comme préexistant toujours aux individus : ce sont bel et bien les
individus qui « font société », même si
leur disposition à s'unir avec d'autres individus est naturelle. Il
devient alors impossible d'utiliser l'idée selon laquelle la
société existe indépendamment des individus pour justifier
une orientation collective17(*).
2) Elle permet de ne pas considérer la
société comme résultant uniquement d'une somme de
conventions arbitraires passées entre les hommes. La
société, au-delà des conventions qui assoient sont
existence, consiste en un sentiment général d'appartenance
à un sujet pluriel.
La théorie du sujet pluriel repose sur la doctrine
intentionnaliste. L'expression de sujet pluriel permet de
désigner le mode d'existence des collectivités.
L'intentionnalisme est l'expression qui désigne le mode
d'existence des individus. Selon elle, les individus précèdent
toujours la société qu'ils constituent. C'est donc sur ce concept
que repose l'édifice de Gilbert, celui qu'elle a monté pour
affronter les arguments hérités de Wittgenstein, arguments selon
lesquels l'individu ne peut exister que sur un mode social et ne peut donc pas
préexister à la société. Nous allons donc nous
concentrer sur le troisième chapitre de On Social Facts,
« Action, Meaning, and the Social »18(*), où se trouve
expliqué ce concept.
* *
II / Une argumentation au sein de la philosophie du
langage.
« THOUGHT IS LOGICALLY PRIOR TO SOCIETY
».
i. Introduction.
Quelle est l'essence de la société ?
Est-elle plus que la somme des individus qui la composent ? L'homme
peut-il exister en dehors de la société ? Est-il autre chose
que ce que la société le fait devenir ? Ces quatre
questions, qui en suscitent évidemment d'autres toutes aussi cruciales,
font l'objet d'un travail philosophique des plus intenses depuis que sont
parues les Recherches Philosophiques de Wittgenstein (1953). Ce
dernier, pourtant, n'a jamais formulé à proprement parler une
thèse philosophique quant à la nature du langage et de la
pensée humaine. Ses travaux sont essentiellement constitués de
remarques, dont le sens est parfois évident et parfois obscure. Les
interprétations qui en sont faites, de leur côté, sont
multiples et diffèrent même quant à l'intention de
Wittgenstein qu'elles font valoir.
Essayons de situer l'enjeu pour l'ontologie sociale du
débat autour de Wittgenstein. Les deux thèses qu'on attribue
généralement à celui-ci sont les suivantes : (1) Le
langage est de nature sociale, et (2) Il est impossible de penser sans langage.
De ces prémisses, Peter Winch tire la conclusion que (3) L'homme ne peut
exister qu'au sein de diverses relations sociales. Peter Winch est l'auteur
d'un ouvrage intitulé The Idea of a Social Science and its relation
to Philosophy (1958)19(*), dans lequel il prétend tirer les conclusions
authentiques des arguments avancés par Wittgenstein, arguments qu'il ne
discute pas et accepte en l'état20(*). Le raisonnement de Winch peut être
résumé de la façon suivante :
1) La pensée a besoin d'un langage pour exister en tant
que telle,
Et 2) L'argument de Wittgenstein contre la
possibilité d'un langage privé est juste,
Alors 3) Tout comportement intentionnel doit
être de nature sociale.
On peut dans un second temps mettre à jour les
présupposés ontologiques (1, 2 et 3) d'un tel
raisonnement :
1) Le mode d'existence qui caractérise l'homme en tant
que tel est la pensée.
Or,
a) La pensée est un phénomène
linguistique (l'intentionnalité requiert un langage),
b) La formation d'un langage privé est impossible,
c) Le langage est par conséquent un
phénomène social en son essence,
d) La pensée est donc elle aussi un
phénomène social.
2) L'homme ne peut exister en tant que tel qu'au sein d'une
société.
3) La société préexiste toujours à
l'homme.
Il y va d'une version du holisme qui ne laisse aucune place
aux intentions des individus en tant que tels. Selon cette conception,
l'essence de la société ne saurait résider dans des
conventions passées entre les individus. Car les individus sont
incapables de passer des conventions sans d'abord se trouver dans une
société. Si donc la société peut être
caractérisée dans son essence, celle-ci sera à chercher
dans la nature du langage lui-même : Quelle est l'origine du
langage ? Quel est le mode d'existence du langage ? sont alors les
deux questions clefs que doit se poser un philosophe s'enquérant de
l'ontologie implicite des travaux de Wittgenstein. L'ontologie sociale consiste
alors en l'étude des institutions linguistiques.21(*)
Margaret Gilbert s'oppose à un tel programme de
recherche philosophique. Malgré sa volonté de reconnaître
au langage sa très forte capacité instituante, elle refuse de lui
attribuer l'institution de la société elle-même. Ce sont
bel et bien des individus, défend-elle, qui constituent ensemble la
société. Que ces individus se succèdent par
générations tout en laissant quasiment intactes la
majorité des institutions n'implique pas que la société
réside plus dans ces institutions que dans les individus
eux-mêmes. Au contraire, il convient de déterminer de quelle
façon les intentionnalités individuelles se combinent afin de
faire exister les collectivités (ou du moins afin de maintenir
leur existence). Car, si les individus refusaient subitement d'assurer la
pérennité de leur pays ou de quelque collectivité, alors
les institutions auraient beau posséder le caractère fondateur
qu'on leur attribue, la société n'en cesserait pas moins
d'exister. Une telle possibilité suffit à justifier la
thèse selon laquelle l'essence de la société ne peut pas
se trouver dans le langage et doit par conséquent renvoyer à la
manière dont les individus vivent et agissent ensemble. L'essence de la
société doit résider dans les vécus individuels et
non dans les « institutions du sens. » Pour autant, ces
deux programmes de recherches ne paraissent pas contradictoires. Chercher
à comprendre comment fonctionne le langage en tant que tel n'est pas
incompatible avec le fait de chercher le fondement ontologique de la
société. Ce n'est que lorsque ces deux axes philosophiques se
situent tous deux sur le plan ontologique que la contradiction advient, comme
c'est le cas lors de la juxtaposition des ouvrages de Margaret Gilbert et de
Peter Winch.
Contre l'idée que la pensée est un
phénomène essentiellement linguistique, Gilbert va affirmer que
l'homme est capable de former des intentions sans posséder
préalablement aucun langage. Contre l'idée que le langage
présuppose toujours une structure sociale, elle va soutenir la
possibilité logique d'un langage individuel. Si les
phénomènes de langage ne dénotent pas l'essence de
l'existence humaine, pourra-t-elle affirmer en conclusion, alors nous devons
rechercher celle-ci ailleurs, à savoir dans l'intention des
individus de former des collectivités.
ii. Le raisonnement de Peter Winch.
La thèse générale de Winch est que :
« tout comportement porteur de signification doit être
social. » Cette thèse s'oppose littéralement à
celle de Gilbert, qui soutient que « la pensée prime sur la
société d'un point de vue logique. » Si le premier
affirme que toute pensée humaine ne peut advenir qu'au sein d'une
structure sociale, la seconde défend au contraire qu'il est possible
qu'un homme n'ayant jamais rencontré aucune société
humaine forme un langage individuel et, par conséquent, pense. Pourquoi
Winch croit-il, de son côté, en la dépendance de la
pensée vis-à-vis de la société ? Parce que,
selon lui :
1) Il n'existe pas de signification qui se passe de
règles de signification
Or, 2) Les règles
présupposent toujours une structure sociale
Donc, 3) Par conséquent, tout
comportement porteur de signification présuppose une
structure sociale. Gilbert nomme cette thèse de
Winch la « thèse de la dépendance
la société »
(society-dependance thesis)
La signification renvoie, selon Winch, à la possession
de concepts, laquelle implique la saisie de certaines règles. Pour que
mon comportement soit porteur de signification, il faut d'abord que je sois
capable de lui en attribuer une. Autrement dit, je ne peux pas agir de
manière significative sans d'abord posséder le concept qui
confère sa signification à mon acte. Par exemple, un homme ne
peut pas aller se promener s'il ne possède aucun concept de «ce que
c'est que d'aller se promener». Or pour savoir cela, il faut
préalablement que l'individu en question se soit trouvé au sein
d'une structure sociale où il ait appris le concept « se
balader. » On peut alors demander de quelle manière l'homme
apprend les concepts. Car, si la seule façon d'apprendre des concepts
est de se les faire enseigner par autrui, alors il est certain que la
possession de concepts implique bien l'existence préalable d'une
structure sociale. Et même, s'il est possible d'apprendre en imitant, il
faut bien, pour qu'une telle activité soit possible, que l'individu
concerné vive dans une société humaine, entouré
d'autres individus qui possèdent déjà des règles et
des concepts et qui se laissent observer.
iii. Règles de signification - critères
d'assertabilité.
L'argumentation de Gilbert contre Winch va consister à
expliquer pourquoi il est logiquement possible qu'un individu apprenne un
langage individuel. La question à partir de laquelle les opinions de
Winch et Gilbert divergent trouve sa formulation initiale dans les
Recherches Philosophiques de Wittgenstein : « Ce
que nous appelons «suivre une règle», est-ce quelque chose
qu'un seul homme pourrait faire une seule fois dans sa
vie ? »22(*) Gilbert commente ainsi ce passage :
« La question est de nature rhétorique et Wittgenstein a
l'intention d'y apporter une réponse négative. Mais
pourquoi ? (...) Est-il impossible de concevoir qu'un être pensant
créé pour un seul instant de vie regarde un magnifique coucher de
soleil et pense : «Ah, c'est beau !» ? Si jamais
quelqu'un affirmait que cela s'était vraiment produit, serions-nous
contraints de lui rire au nez sous prétexte que les conditions
d'assertabilité associées à notre jeu de langage ont
été violées ? »23(*) De quoi un individu
né seul sur une île et qui fut toujours coupé de la
société est-il capable ? « Il est logiquement
possible qu'un individu qui n'a jamais fait l'expérience de la
société tape du pied dans un caillou ou recherche volontairement
de la nourriture. »24(*) La thèse intentionnaliste de Gilbert consiste
d'abord à affirmer que l'homme est susceptible de former des intentions
sans avoir jamais fait l'expérience de la société. Mais
aussi plus : cet homme est susceptible de saisir des concepts et de se
constituer un langage individuel. Car, si la société fournit les
règles qui permettront de juger comme correct ou incorrect l'usage des
mots par un individu, elle ne lui fournit pas sa capacité à
nommer les choses selon des règles privées.
« Supposons que nous commencions par accepter
que la règle gouvernant l'usage du mot «zod» détermine
quelles sont les choses que je pourrai correctement appeler «zods».
Des contraintes seront alors appliquées à un tel comportement.
Nous imaginons ensuite une personne se baladant et nommant certaines choses
qu'il rencontre «zods». Nous demandons : Qu'est-ce qui
décide de la justesse d'un tel emploi ? Qu'est-ce qui constitue le
standard ? Voici, selon mon point de vue, le point crucial des arguments
de Winch. »25(*)
L'idée de Gilbert est la suivante : l'usage des
concepts est encadré par deux types de règles : les
règles de sa définition ostensive, qui interviennent
autant dans un langage individuel que dans un langage de groupe ; et les
règles publiques de son usage, qui dénotent l'accord de
communauté sur lequel repose l'usage en tant que social ou commun. Ces
deux types de règles nous apprennent comment utiliser les mots, quels en
sont les usages possibles. Mais le second type de règles, à la
différence du premier, n'est pas indispensable à toute forme de
langage. Un Crusoé peut très bien exister qui invente
différents mots pour nommer les choses qui l'entourent sans par ailleurs
disposer de critère public d'usage de ces mots. Son unique règle
d'usage sera alors la définition ostensive du mot.
« Considérons Maude qui, par
hypothèse, naît sur une île déserte. Celle-ci se met
un jour à utiliser le mot «noum» dans le sens de montagne.
Pour que ce puisse être le cas, il faut qu'elle ait saisi une
règle encadrant l'usage de «noum». Mais est-ce possible ?
ça l'est. (...) Maude a saisi un concept, le concept d'une montagne.
Ceci signifie qu'elle a saisi une règle qui peut effectivement
déterminer en quel cas le mot «noum» donne lieu à un
usage correct et quel cas l'usage est incorrect. Autrement dit, si Maude
souhaite continuer à utiliser le mot «noum» pour exprimer ce
concept, ce que celui-ci désigne et ne désigne pas fait
déjà l'objet d'une détermination. Nous pouvons par
conséquent très bien «demander à propos de ce qu'elle
est en train de faire si elle le fait correctement ou non». Le concept en
question établit ce qui est correct - et qu'elle utilise correctement le
mot ou qu'elle fasse une erreur ne dépend pas d'elle, c'est une fonction
de la nature de ce concept. Il semble alors que Maude peut très bien
avoir un langage (...). »26(*) « Il suit de là que la
société n'est pas la seule source possible du standard sur la
base duquel le comportement linguistique d'un individu peut être
jugé comme correct ou incorrect. »27(*)
Nous résumons la position de Gilber comme suit. Elle
retient les interprétations de Wittgenstein que produisent d'une part
Winch et d'autre part Saül Kripke. Ces deux interprétations
concordent en ce qu'elles situent l'essence du langage dans les conditions du
juste usage des mots. C'est-à-dire que tout langage, selon eux, renvoie
nécessairement à des règles publiques qui
déterminent à l'avance quels sont les usages corrects et
incorrects des mots. Partant de cette interprétation, l'argument que
Gilbert se donne pour but de dépasser est celui qui affirme que seules
des règles publiques sont susceptibles de déterminer les
usages corrects et incorrects. Son contre-argument consiste simplement en ceci
que des règles privées peuvent jouer le même
rôle que des règles publiques : lorsque Maude associe le
mot «noum» à l'entité qu'il désigne, à
savoir la montagne qu'elle a devant les yeux, elle se donne une règle
qui détermine à l'avance son usage du mot «noum». La
seule différence existant entre un langage individuel et un langage de
groupe est que « le premier n'a pas besoin d'être relié
à un système de décisions conjointes qui statue a priori
sur l'usage correct et incorrect des mots. »28(*) L'association de mots à
des concepts suffit à constituer un langage : aucun corrélat
extérieur d'aucune sorte n'est requis lors de la mise en place d'un tel
langage.
iv. ...
En montrant que l'existence d'un langage individuel est
logiquement possible, Gilbert échappe à l'argument de Winch selon
lequel la possession d'un langage présuppose toujours une structure
sociale. L'homme, démontre-t-elle par-là, est capable d'exister
indépendamment de toute société. Son mode d'existence
n'est pas nécessairement social. Dès lors, on ne peut
réduire la dimension sociale de la vie humaine à sa dimension
linguistique. Quelque chose d'autre doit intervenir et participer de la
constitution des phénomènes sociaux. Or derrière le
langage, nous dit Gilbert, se trouve la pensée individuelle en tant que
telle : l'intentionnalité des individus en tant qu'elle ne
nécessite pas de structure sociale. Si donc nous devons
déterminer l'élément non-linguistique qui est cause de
l'existence des phénomènes sociaux, il s'agira des
intentions des individus. Nous retrouvons ainsi le raisonnement
qu'abrite la position intentionnaliste : « la vue selon
laquelle, en accord avec nos concepts ordinaires de collectivité, les
êtres humains individuels doivent se concevoir eux-mêmes d'une
manière spécifique afin de constituer une
collectivité. » Si la société ne
précède pas toujours les hommes, alors les hommes font exister la
société par leurs intentions respectives de faire
société, de vivre ensemble. En accordant leurs intentions
mutuelles, ils constituent ce que Gilbert nomme des sujets pluriels.
Si donc nous désirons comprendre le point de vue philosophique de
Gilbert quant à l'essence de la société et des
phénomènes sociaux en général, nous devons rendre
compte du concept de sujet pluriel.
III / « Nous » est un sujet pluriel
- Analyse sémantique.
INTRODUCTION
Nous avons vu que Gilbert cherchait une position
intermédiaire au holisme et à l'individualisme. Elle trouve cette
position dans la doctrine intentionnaliste. Selon celle-ci, une ontologie de
l'homme est possible qui ne l'appréhende pas directement comme un
être socialisé. L'homme est essentiellement un être pensant
et il est susceptible de penser sans avoir jamais connu de
société. Cette thèse est très proche de celle de
John Searle, qui soutient que l'intentionnalité individuelle et
l'intentionnalité collective sont deux formes de la consciences des
individus. Nous pouvons ainsi mettre en parallèle les conceptions de
Wittgenstein, Gilbert et Searle : Wittgenstein semble penser que les
hommes en tant que tels adviennent à travers l'apprentissage du langage
de leur société et des règles qui y sont inclue. Searle
soutient pour sa part que l'intentionnalité individuelle sont deux
formes inhérentes à la conscience individuelle. Gilbert, enfin,
affirme que l'intentionnalité individuelle existe avant
l'intentionnalité collective. Trois opinions que l'on peut
résumer ainsi :
1) Le langage institue l'homme en tant qu'être.
Il lui inculque les règles de sa pensée et de son
comportement.
2) Avec la conscience individuelle adviennent
à la fois l'intentionnalité individuelle et
l'intentionnalité collective.
3) L'intentionnalité individuelle s'engage
conjointement avec d'autres intentionnalités du même genre pour
faire exister une intentionnalité collective : celle d'une
société, d'une simple collectivité, voir d'un groupe
constitué de deux personnes.
Ce qui fait la spécificité de la théorie
du sujet pluriel est la primauté qu'elle accorde aux
intentionnalités individuelles vis-à-vis de
l'intentionnalité collective. Une question s'impose alors : Comment
les intentionnalités individuelles forment-elles ensemble une
intentionnalité collective ? Comment les hommes, pris
individuellement, parviennent-ils à «faire
société» ensemble ? La réponse à cette
question se trouve au chapitre IV de On Social Facts. Dans ce
chapitre, « peut-être le coeur de
l'ouvrage »29(*), Gilbert rend compte, en s'inspirant d'un idée
de Simmel, du comment de la formation des groupes sociaux. La
troisième partie de ce chapitre, en particulier, énonce les
conditions nécessaires et suffisantes à la création d'un
sujet pluriel. Cette partie est intitulée «Nous»30(*). Gilbert annonce, dans son
introduction, le lien que le pronom «nous» entretient avec sa
théorie : « Je soutiens que le pronom
«Nous» possède un sens central, celui de référer
à un sujet pluriel. Ses référents ne sont pas seulement
les sujets pluriels de buts [goals]. Ceux qui sont prêts - ou
conjointement disposés - à réaliser ensemble certaines
actions lorsque le moment sera venu font aussi un usage approprié de
«Nous». La disposition conjointe implique un sujet pluriel. C'est
pourquoi il est tout à fait plausible de définir un groupe social
en termes de «Nous». (...) Je propose de considérer la
subjectivité plurielle comme le constituent crucial d'un groupe social.
Plus simplement, les groupes sociaux sont des sujets
pluriels. »31(*) Le chapitre en question va donc consister en une
analyse des différents usages du pronom «Nous», visant
à mettre à jour les propriétés du sujet pluriel en
écartant les usages inappropriés et retenant les usages corrects.
Nous
"Le nous survient chaque fois que des hommes vivent
ensembles ; et il peut se constituer de bien des façons
différentes dont toutes reposent finalement sur un type de consentement
[...] Le seul trait commun à toutes ces formes, à tous ces
arrangements de la pluralité humaine est tout simplement leur
genèse, je veux dire qu'à un moment donné et dans le temps
et pour une quelconque raison, un groupe de gens a du venir à se voir
sous les traits d'un Nous" - Hanna Arendt32(*)
Gilbert part d'une conception répandue en philosophie
qui veut que les individus forment un groupe lorsqu'ils agissent ensemble. Deux
personnes en train de jouer ensemble au tennis pourront en effet dire :
« nous jouons au tennis. » Pourtant, l'action de
faire quelque chose ensemble n'est pas une condition nécessaire à
un usage approprié du mot «nous». Autrement dit, d'autres
usages corrects de ce mot sont possibles qui ne réfèrent pas
à une action en train d'être réalisée. Des
«nous» existent qui ne font rien ensemble. Gilbert n'est pas en train
de produire un inventaire des usages corrects du pronom «nous», elle
recherche quelles sont les conditions nécessaires à un
tel usage. Par conséquent, elle écarte l'idée qu'un groupe
puisse se réduire à un « agir ensemble. »
Avant de jouer ensemble au tennis, les deux individus envisagés dans
notre exemple doivent s'être donnés un rendez-vous pour le faire.
Ils doivent s'être accordés sur leur volonté respective de
jouer ensemble au tennis. Cette condition préalable à l'action,
Gilbert la commente ainsi : « ... en vue de pratiquer
ensemble une action, les gens doivent auparavant se concevoir comme un
«nous». »33(*) Ce n'est pas l'action qui fonde l'existence - et
ainsi l'usage approprié - du «nous», mais le «nous»,
au contraire, qui fonde la possibilité de l'action. Imaginons que je
suis en train de m'entraîner seul sur le terrain de tennis. Un inconnu
entre sur le court et se met à jouer des balles dans ma direction,
s'attendant de toute évidence à ce que je les renvoie. Je peux
alors accepter sa proposition implicite de jouer avec moi au tennis, mais je
peux tout aussi bien m'en aller sans mot dire ou encore lui demander de quitter
le terrain, car aucun accord n'a été passé et aucun
«nous» n'existe qui justifierait que nous jouions ensemble.
« Le «nous» précède donc bien le «faire
ensemble». »
Avant d'entrer dans une analyse approfondie, Gilbert note que
son propos entre en désaccord avec celui de John Rawls. Nous venons de
voir que le « faire ensemble » n'est pas une condition
nécessaire à un usage correct de «nous». Le
deuxième critère possible qu'elle écarte est celui de
l'objectif partagé tel que le conçoit Rawls dans sa
Théorie de la Justice. Dans son chapitre, L'idée
d'union sociale34(*),
Rawls vise à rendre compte de la manière dont sont liés
les principes de la justice et la sociabilité humaine. L'idée
qu'abrite ce chapitre est la suivante : la société existe
parce que ses membres partagent un but final, à savoir
« réaliser leur propre nature d'une manière
qu'autorisent les principes de la justice. » L'objectif
partagé des membres de la société, par conséquent,
est la coopération. Car les membres doivent coopérer pour
atteindre leur but final. « Cela étant, commente Gilbert,
un groupe social doit être défini comme une série de
personnes qui ont en commun un but et tendent à réaliser celui-ci
ensemble. » Et elle ajoute, « je trouve cette
idée pour le moins suspicieuse. » Gilbert reconnaît
qu'il est possible, du point de vue d'un observateur, de toujours associer un
objectif particulier à l'existence d'un groupe. Durkheim, par exemple,
allait jusqu'à prétendre que la criminalité au sein d'une
société servait un objectif à long terme. Pourtant,
précise-t-elle, « il ne paraît pas si
évidemment vrai que dans tous les cas de groupes sociaux, les membres
doivent posséder quelque connaissance d'un but commun qu'ils seraient en
train ensemble de poursuivre tacitement. » Puis, prenant
l'exemple de la famille : « Peut-on affirmer d'une vie de famille
qu'elle renvoie nécessairement à des buts communs ? Il me
semble qu'il est plus naturel de dire des membres de la famille qu'ils font
juste ce qu'il faut pour vivre ensemble. »35(*) L'existence d'un objectif
partagé n'est donc pas non plus la condition nécessaire à
l'usage approprié du pronom «nous».
les contraintes sémantiques
Avant de parvenir à sa propre formulation des
conditions qui entourent l'usage correct de «nous», Gilbert fait
l'inventaire des contraintes sémantiques que comporte ce pronom. Elles
sont au nombre de quatre :
1) La contrainte de l'auto inclusion : Celui qui dit
«nous» est toujours inclus dans le référent
«nous».
2) La contrainte de la multiplicité :
«nous» désigne toujours plus d'une personne.
3) La contrainte de l'âme animée : Il est
incorrect de dire «nous» en référant à un homme
plus un objet (par exemple, si je disais «nous» en parlant de mon
fauteuil et moi)
4) La contrainte de désignation du
référent : Celui qui dit «nous» doit est capable
de préciser qui il désigne en usant de ce pronom.
Un cinquième point est noté, qui ne concerne pas
à proprement parler une contrainte mais plutôt une
propriété. Il s'agit de la distinction entre le nous inclusif et
le nous exclusif. Certaines langues utilisent deux mots différents selon
que l'emploi du mot «nous» inclut ou exclut la personne à
laquelle s'adresse le locuteur.
les usages incorrects
Aux contraintes sémantiques les plus évidentes
viennent s'ajouter d'autres limites, qui relèvent plus du cas
particulier que des cas généraux. Gilbert envisage ainsi trois
cas qui dénotent un usage incorrect de «nous».
a) Le cas du restaurant : Un groupe de personnes
se retrouve pour dîner après une journée de
conférence. Ces personnes, mis à part les contacts qu'elles ont
pu avoir au cours de la journée, ne se connaissent pas. Deux individus
en particulier, Bernard et Sylvia, n'ont pas encore échangé un
seul mot. Toutefois, le hasard a fait qu'ils se trouvent assis l'un à
côté de l'autre. A la fin du repas, Bernard demande à
Sylvia : «Et si nous prenions ensemble une
pâtisserie ?» Sylvia trouve l'usage du mot «nous» par
Bernard tout à fait incorrect et essaye de le lui faire sentir en
répondant : «Oui, je peux effectivement partager une
pâtisserie avec toi.»
b) Shoot the pianist : Deux étudiantes en
doctorat d'histoire, Maureen et Mary - qui viennent de se rencontrer -
s'accordent lors d'un meeting ayant lieu au département pour prendre en
charge la partie de la bibliothèque consacrée aux revues.
Imaginons alors deux usages du pronom «nous» : Dans un premier
temps, Maureen dit à Mary : «Quand pourrions-nous nous
rencontrer afin de discuter de la situation des revues ?» - Cet usage
paraît tout à fait approprié. Mais dans un second temps,
Maureen dit à Mary : «Et si nous allions voir Shoot the
Pianist ce soir au cinéma ?» - L'usage de
«nous» est alors inapproprié, car si les deux
étudiantes ont conjointement accepté de former un groupe
destiné à prendre en charge les revues à la
bibliothèque, leur engagement ne s'étend pas jusqu'à avoir
des loisirs ensemble. Bien sûr, Mary peut accepter la demande de Maureen,
mais elle peut tout aussi bien la lui reprocher.
c) Shall we dance ? : Lors d'un bal, un homme
s'avance vers une femme qu'il ne connaît pas et lui dit : «Et
si nous allions danser ?». L'usage du pronom «nous» est,
ici encore, incorrect.
Ces trois usages sont incorrects. Au mieux, précise
Gilbert, peut-on les qualifier d'initiateurs. Car, au lieu de
dénoter un groupe déjà existant, ils visent à
créer un groupe nouveau. Pour reprendre le premier exemple,
« si Sylvia accepte ce «nous», son acceptation le rend
approprié, mais seulement après que l'usage de Bernard ait
été inapproprié. »
formulation et amelioration de l'hypothèse
Gilbert chercher à trouver les conditions qui
entourent un usage pleinement approprié du pronom «nous». Dans
cette optique, elle commente ainsi les exemples précédents :
« Nous avons vu qu'il y avait matière à
considérer comme inapproprié un usage de «nous» dans
les questions de la forme «Et si nous faisions ceci
ensemble ?» lorsque les personnes concernées n'avaient pas
préalablement manifesté leur disposition à faire
ceci ensemble. C'est pourquoi nous devons maintenant examiner cette
hypothèse : que le plein usage approprié du pronom Nous
dans «Et si nous faisions A ?» requiert que chacune des personnes
concernées ait en effet exprimée aux autres sa volonté de
faire A avec eux. » Cette hypothèse trouve son
énonciation formelle en H1 :
H1 : Le pronom «nous» dans «Et si nous
faisions A ?» fait l'objet d'un usage pleinement approprié par
X vis-à-vis de X, Y et Z si et seulement si X, Y et Z ont respectivement
manifesté la volonté de partager une action.
Cette hypothèse manifeste l'idée selon laquelle
la simple manifestation de la volonté de participer conjointement
à des actions assure la légitimité de l'usage de
«nous». Autrement dit, un groupe social existerait en tant que tel
à partir du moment où les individus concernés auraient
manifesté leur volonté de réaliser certaines actions avec
les autres. Une objection vient immédiatement à l'encontre de
cette hypothèse : Imaginons que trois individus ont la
volonté de faire un voyage ensemble mais qu'ils ne l'expriment jamais.
Peut-on dire alors que ces trois personnes constituent un groupe ? Il
semble évident que non. Cette objection conduit à reformuler la
première hypothèse de la manière suivante :
H2 : Le pronom «nous» dans «Et si nous
faisions A ?» fait l'objet d'un usage pleinement approprié par
X vis-à-vis de X, Y et Z si et seulement si X, Y et Z ont respectivement
manifesté la volonté de partager une action et que chacun
est conscient de la volonté des autres de se joindre effectivement au
groupe.
H2 rencontre à son tour une objection : Imaginons
que Bernard sache, par l'intermédiaire de Célia, que Sylvia
aimerait se lier d'amitié avec lui. Si alors Bernard utilisait le pronom
«nous» en s'adressant à Sylvia, son usage devrait encore
être qualifié de tendancieux, car Célia a très bien
pu mentir à Bernard quant à l'intention de Sylvia. Cette
objection conduit à une nouvelle formulation de
l'hypothèse :
H3 : En disant « Et si nous faisions
A ? », X emploie le pronom «nous» dans son sens plein
en référant à lui-même, Y et Z si et seulement si X,
Y et Z possèdent respectivement la volonté de faire A avec les
autres dans les circonstances en question, et si chacun sait que le fait d'agir
ensemble n'a lieu d'être que parce que chacun a directement
exprimé sa volonté auprès des autres.
Gilbert ajoute ici la condition selon laquelle la
volonté doit être directement exprimée afin que la
condition d'authenticité soit satisfaite. En effet, si Bernard
dit «nous» à Sylvia en croyant qu'elle les perçoit
déjà comme un «nous» (car c'est ce que Célia lui
a raconté) alors que ce n'est pas le cas (Célia a menti), alors
l'usage de Bernard est approprié d'un point de vue
épistémique (Bernard est fidèle à sa
croyance) mais il est inapproprié d'un point de vue
sémantique (car la croyance de Bernard est fausse d'un point de
vue objectif). Or il est nécessaire que les conditions associées
à un usage pleinement correct de «nous» soient
réalisées non seulement au niveau de la croyance, mais aussi au
niveau de ce qui est vraiment. Autrement dit, il est nécessaire que les
croyances de Bernard et de Sylvia s'accordent afin qu'un groupe puisse
réellement exister. Ce que Bernard croit que Sylvia croit, Sylvia doit
vraiment le croire. Nous rallons retrouver l'idée qu'abrite cette
condition sémantique dans le concept de « savoir
commun. »
Le savoir commun - common knowledge
Gilbert emprunte le concept de savoir commun
à David Lewis. Dans son livre Convention36(*), ce dernier essaye de
résoudre les problèmes de coordination en décrivant les
conventions sociales en termes de régularités. Considérant
toutes les activités humaines comme autant de jeux renvoyant
aux intérêts des individus participants, il identifie une classe
d'activités comme la classe paradigmatique des activités
humaines. Il s'agit des jeux où les intérêts des
participants divergent (cette classe se distingue des jeux de coordination pure
et des jeux de pur conflit, où les intérêts soit
coïncident parfaitement soit sont radicalement opposés). Dans ces
jeux là, des conventions sont nécessaires afin de
régler les activités. Les conventions se présentent alors
comme le mode principal de résolution du jeu des volontés. Avant
de présenter sa théorie des conventions, voyons d'abord de quelle
façon il définit les problèmes de coordination qu'elles
sont censées résoudre : « Les problèmes
de coordination sont les situations qui mettent en jeu les décisions
interdépendantes de deux ou plusieurs agents, où le souci de la
coïncidence des intérêts prédomine et dans lesquelles
plusieurs coordinations appropriées sont
possibles. »37(*) Les problèmes de coordination se
caractérisent surtout en ceci que chacun étant susceptible
d'envisager une solution fonctionnelle indépendamment des autres, une
convention est nécessaire pour que le comportement des individus
s'accorde. Deux exemples types de ce genre de situation sont les
suivants :
b. Deux personnes se téléphonent. La ligne est
coupée. Qui rappelle ?
c. On vient de construire la première route du
pays : il est nécessaire de décider si les voitures doivent
rouler à gauche ou à droite.
Voici maintenant la définition que David Lewis procure
de la notion de convention :
« Une régularité R dans le
comportement des membres d'une population P lorsqu'ils sont les agents
d'une situation récurrente S est une convention si et seulement
si, dans n'importe quelle occurrence de S au sein des membres de P,
1) Chacun se conforme à R ;
2) Chacun attend de tous les autres qu'ils se conforment
à R ;
3) Chacun préfère se conformer à R
à la condition que les autres le fassent aussi, dans la mesure où
S est un problème de coordination et où R consiste en une
coordination appropriée dans S. »38(*)
La définition ci-dessus rend compte des conditions sous
lesquelles un phénomène de coordination est identifiable en tant
que tel. Mais elle n'indique pas comment la convention
fonctionne. Les individus étant considérés comme
des agents rationnels, leur comportement doit être décrit en
termes de raisons d'agir. Nous devons alors demander : Qu'est-ce qui fait
que les gens agissent selon la convention et non autrement ? Quelles sont
leurs raisons de maintenir telle convention plutôt que telle autre ?
La réponse à ces questions se trouve dans le concept de savoir
commun [common knowledge]. Le savoir commun désigne le socle de
croyances sur lequel repose l'action coordonnée des individus. Les
croyances en question renvoient à leur tour à des raisons de
croire. Par exemple, si je constate que la plupart des voitures que je croise
sur la route roulent effectivement à droite, j'ai des raisons de croire
que les prochaines voitures que je croiserai rouleront aussi à droite.
Tous les comportements des humains dans la situation paradigmatique des
problèmes de coordination renvoient, selon Lewis, aux croyances sur
lesquelles s'appuient les individus afin de maintenir la
régularité de leur comportement. On dira par exemple : les
voitures continuent de rouler à droite car il est de savoir commun que
l'ensemble des usagers des routes roule effectivement à droite.
Considérons maintenant la définition que Lewis procure de la
notion de savoir commun :
« Il est de savoir commun dans une population P
que ___ si et seulement si un certain état de choses A se maintient de
sorte que :
1) Chaque membre de P a raison de croire que A se
maintient.
2) A manifeste à chaque membre de P que chacun a
raison de croire que A se maintient.
3) A indique à chaque membre de P que ___
. »39(*)
Malgré sa cohérence apparente, la notion de
savoir commun ne va pas sans poser de difficultés. Pour que la
régularité se maintienne, en effet, il est nécessaire que
chacun continue de croire que les autres vont continuer à la respecter.
C'est-à-dire qu'il est nécessaire que chacun croie que les autres
croient qu'il est toujours bénéfique de la respecter.
C'est-à-dire aussi qu'il est nécessaire que chacun croie que les
autres croient que chacun croit que les autres croient qu'il est toujours
bénéfique de la respecter. Et ainsi de suite, à l'infini.
Le socle de la régularité des comportements humains, au lieu
d'être bien solide, est constitué, in fine, de
poussières. L'esprit évidemment ne passe pas son temps à
se demander ce que les autres croient qu'il croit qu'ils croient etc. Pourtant,
c'est bien ce que le raisonnement de Lewis, qui tient les humains pour des
agents strictement rationnels, affirme.
Le sujet pluriel est-il un phénomène de
savoir commun ?
La concierge de mon immeuble nettoie le couloir devant ma
porte. Sa manière de nettoyer est bruyante (sa serpillière ne
cesse de taper contre les angles, «clap, clap, clap») et elle le
sait. Elle sait que le bruit qu'elle fait se répand au-delà du
couloir, jusque dans les différents appartements de l'étage,
peut-être même ceux des étages alentours. Elle s'approche de
la porte de mon appartement, au bout du couloir, et continue de nettoyer en
produisant des «clap, clap, clap» de plus en plus appuyés. A
ce moment-là, je me mets à faire la vaisselle. Pour l'instant,
ses «clap, clap, clap» couvrent mes bruits ; mais voilà
que je laisse tomber une assiette dans l'évier - laquelle assiette ne se
casse pas, mais cause tout de même un bruit tel que je sais qu'il a
largement dépassé les claps de la concierge. Ses claps, pourtant,
ne se sont pas arrêtés. Seulement maintenant, je sais qu'elle sait
que je suis là ; je sais qu'elle sait que je l'entends ; je
sais qu'elle sait que je sais qu'elle m'a entendu ; et ainsi de
suite : nous partageons un certain savoir l'un à propos de l'autre.
Quel est le genre de ce savoir ? Devons-nous reconnaître qu'une
communication s'est établie entre ma concierge et moi ? De toute
évidence non, car nous n'avons pas échangé une seule
parole ou même un seul signe. Si, par exemple, nous avions convenu
qu'à chaque fois qu'elle passerait la serpillière devant ma porte
et que je serai là, je ferai tomber une assiette dans l'évier en
guise de bonjour, alors oui, nous devrions reconnaître le
caractère communicationnel de la situation qui vient d'être
décrite. Toutefois, aucune convention de ce type n'ayant
été passée entre elle et moi, il semble
inapproprié de parler d'un phénomène de communication. Je
suis conscient de la présence de ma concierge, elle est consciente de la
mienne et voilà qu'un savoir prend forme qui doit être
qualifié de mutuel car il est identique - mis à part le
point de vue - en nos deux esprits. Comment ce savoir se forme-t-il ?
Simplement, à chaque fois que je suis la cause d'un
phénomène remarquable (je fais du bruit, je sors mal
habillé dans la rue, dégage des odeurs nauséabondes autour
de moi, j'ai un regard bizarre, j'ai une bosse sur le front, je marche de
travers, etc.), ma conscience perçoit ce qui dans ce
phénomène est perceptible par les autres.
Les phénomènes de savoir commun sont
très fréquents dans la vie de tous les jours. Ils
désignent tous les phénomènes remarquables que diverses
consciences perçoivent simultanément et dont elles savent
qu'elles sont plusieurs à les percevoir. Par exemple, je suis dans un
bus qui traverse Marseille. Nous sommes en été. La climatisation
étant en panne, toutes les fenêtres ont été
ouvertes. Nous passons à côté d'une usine qui dégage
des odeurs nauséabondes. Ces odeurs sont très fortes et il est
impossible qu'un être humain normal - à moins qu'il soit
très enrhumé - ne les perçoivent pas. L'existence de ces
odeurs, dès lors, fait l'objet d'un savoir commun : car de ce que
moi je sens, j'infère ce que les autres sentent.
Prenons un dernier exemple : je suis chez moi et des amis arrivent. Nous
commençons à parler - moi je ne les attendais pas, j'avais dans
l'idée de passer un moment seul, mais par politesse j'accepte la
communication. Avant leur arrivée, j'étais en train de me faire
du thé. Je n'ose pourtant prétexter que de l'eau est en train de
bouillire dans la cuisine pour les abandonner dans le salon, de peur qu'ils ne
me croient pas. Subitement, la bouilloire se met à siffler. Observant le
visage de mes amis, je vois qu'ils ont perçu, eux aussi, le sifflement
en question. Dès lors, je me sens pour ainsi dire
autorisé à partir seul dans la cuisine. Ici encore, un
phénomène de savoir commun s'est produit. La question qui nous
intrigue depuis la fin de la partie précédente est
celle-ci : qu'est-ce qui distingue un phénomène de savoir
commun d'un phénomène de sujet pluriel ? Autrement dit,
quels sont les attributs du sujet pluriel que ne possède pas le savoir
commun ? Pourquoi le savoir commun n'est-il pas suffisant dans l'ordre de
la création d'un groupe social ? Afin de répondre à
ces questions, analysons les exemples précédemment
énoncés. Retenons d'abord l'exemple du bus qui va à
Marseille. Imaginons les situations a) et b) :
a) Alors que les odeurs font l'objet d'un savoir commun,
certaines personnes commencent à engager la conversation à ce
propos avec d'autres voyageurs. Il s'agit d'un bus de ville et non de voyage et
tous les gens se perçoivent les uns les autres, qu'ils soient debout ou
assis. Le phénomène se répand et finalement ce sont tous
les individus présents dans le bus qui commentent ensemble l'odeur
nauséabonde qui - pourtant - a depuis quelques kilomètres
maintenant quitté l'autocar. Jusqu'au terminus, la conversation bat son
plein. La première chose que raconte Henry à sa femme, lorsqu'il
descend du bus et qu'il la retrouve, est : « nous avons senti
une drôle d'odeur, dans le bus, et nous n'avons pas réussi
à trouver de quoi il s'agissait » et sa femme de
s'étonner « qui ça, «nous» ? »
- « Et bien les autres usagers du bus et moi. Nous avons parlé
de ça ensemble pendant un bon quart d'heure. »
b) Les odeurs font l'objet d'un savoir commun : chaque
individu voit bien au visage grimacé des autres personnes qu'elles aussi
perçoivent la mauvaise odeur. Mais rien de plus ne se passe. Personne ne
commente ouvertement l'odeur en question, les individus restent dans leur
conscience personnelle, ils n'échangent pas leurs pensées avec
les autres. A l'arrivée du bus, Henry dit à sa femme :
« J'ai eu droit à une odeur, au cours du trajet,
horrible ! »
Le cas a) dénote le passage d'une situation de savoir
commun à la formation d'un groupe social, alors que le cas b) ne
dépasse pas le cadre du savoir commun. Dans le cas a), les individus ont
ouvertement manifesté leur volonté de commenter ensemble le
phénomène en question. Dans le cas b), les individus ont bien
manifesté une réaction à l'odeur, mais aucune intention
d'entrer en communication avec les autres passagers. Le cas a) s'est
déroulé de telle façon que les individus, à la fin
du trajet, pouvaient parler en utilisant le pronom «nous». Dans le
cas b), au contraire, le phénomène de l'odeur n'ayant pas
été partagé mais ressenti
individuellement, les passagers ne pouvaient pas user, à
l'arrivée, du pronom «nous» de manière
appropriée. Par conséquent, afin qu'un phénomène de
savoir commun donne lieu à la création d'un groupe, il semble
nécessaire que les individus concernés manifestement ouvertement
leur volonté de partager activement une communication, une croyance ou
une autre chose du même ordre. Mais, cette manifestation ne
relève-t-elle pas, à son tour, d'un savoir commun ? Nous
allons voir comment l'idée, inspirée de Simmel, que les individus
doivent se percevoir comme unifiés afin de former une
collectivité se retrouve dans la signification du concept de sujet
pluriel après que celui-ci a été commenté en termes
de savoir commun :
1) Première définition :
« Les humains, pour constituer une collectivité, doivent
se considérer eux-mêmes d'une certaine manière comme
unifiés. »40(*)
2) Seconde définition :
« Considérons à nouveau la condition complexe,
nécessaire et suffisante d'un point de vue logique, à l'existence
d'un sujet pluriel : une série de personnes possédant le
concept de sujet pluriel doivent avoir ouvertement manifesté leur
volonté d'être les membres d'un tel sujet, et que ceci soit de
savoir commun. »41(*)
Voici ce en quoi le savoir commun est une notion
décisive dans l'ordre de la définition du sujet pluriel :
afin de retrouver ce que Simmel entendait par « se
considérer eux-mêmes d'une certaine manière comme
unifiés », Gilbert énonce deux
éléments : a) Il faut que les individus concernés se
donnent des raisons mutuelles de se considérer les uns les
autres comme unifiés : ces raisons correspondent à la
manifestation ouverte de la volonté d'être les membres d'un seul
groupe. b) Il faut que ces raisons, en plus d'être exprimées,
soient perçues et que chacun soit assuré
qu'elles l'ont bien été : La perception des raisons et la
perception que ces raisons ont été perçues renvoie au
savoir commun. Le savoir commun désigne ainsi la conscience
commune de groupe qui s'élève sur la base de la manifestation des
volontés individuelles. Mais toute conscience commune n'est pas une
conscience de groupe : comme nous l'avons vu, de nombreuses situations de
savoir commun sont possibles qui ne donnent pas lieu à la naissance d'un
groupe. Le savoir commun constitue donc l'une des conditions intégrantes
de la théorie du sujet pluriel, mais non sa condition unique.
Gilbert intègre donc bien la notion de savoir commun
à sa théorie du sujet pluriel. Elle considère en effet que
l'inférence rationnelle joue un rôle déterminant au sein
des conventions sociales. Pourtant, elle refuse de réduire le sujet
pluriel à un tel phénomène. La conscience de l'existence
du groupe auquel on appartient ne peut être réduite, selon elle,
à une somme de croyances portant sur ce que les autres croient. La
conscience du groupe social renvoie avant tout à la reconnaissance de
l'existence de ce groupe en tant que tel. Pour autant, il est impossible de se
passer du savoir commun lorsqu'il s'agit d'expliquer comment les groupes
sociaux en viennent à se former. Le savoir commun est alors
présenté comme une étape nécessaire à la
création des sujets pluriels. Afin d'achever notre analyse du concept de
sujet pluriel, nous allons revenir sur l'autre condition à l'existence
des sujets pluriels : l'engagement conjoint.
IV / Engagement conjoint & Obligations
La condition de savoir commun mise à part, reste que
pour former un sujet pluriel, les individus concernés doivent
manifester directement auprès des autres leur volonté d'agir
avec eux. Or, en exprimant leur volonté d'agir ensemble, les
individus expriment en fait un engagement conditionnel [conditional
commitment]. C'est à dire qu'ils manifestent leur accord de faire
ce qu'il faudra le moment venu pour atteindre l'objectif en vue duquel ils
s'unissent. La première étape de la formation des sujets pluriels
est ainsi celle de l'expression de l'engagement conditionnel. Vient ensuite
s'ajouter la condition de savoir commun. Comme nous l'avons vu, la notion de
savoir commun dénote les situations où différents
individus savent que les autres savent. En l'occurrence, la condition de savoir
commun signifie que pour qu'un sujet pluriel soit effectivement
constitué, il est nécessaire que l'expression par chacun de sa
volonté de former un groupe avec les autres 1) soit connue de ceux
auxquels il s'adressent (qu'ils soient présents et perçoivent
directement les mots ou les gestes en question) et 2) que celui qui exprime sa
volonté de s'engager avec les autres sache qu'ils ont bel et bien
perçus son expression. Une fois cette condition satisfaite,
« les personnes concernées seront conjointement
engagées à faire A ensemble lorsque le moment sera
venu. »42(*) L'engagement conjoint caractérise par
conséquent l'acte par lequel le sujet pluriel est créé.
« Les individus constituent un sujet pluriel lorsqu'ils sont
conjointement engagés à réaliser ensemble une action tel
un seul corps. »43(*)
Gilbert définit aussi l'engagement conjoint comme
l'acte de placer sa volonté dans un « groupement de
volontés » (a pool of wills). Ce groupe de
volontés, par la suite, se voit adjoindre un certain but à
accomplir. Afin d'éclairer cette formulation, Gilbert la compare
à l'idée de contrat social de Rousseau : « Cette
formulation rappelle fortement le Contrat Social de Rousseau :
«Or, comme l'homme ne peut pas engendrer de nouvelles forces, mais
seulement unir et diriger celles qui existent, il n'a plus d'autres moyens pour
se conserver que de former par aggrégation une somme de forces qui
puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul
mobile, de les faire agir conjointement et de les diriger sur un seul
objet.» »44(*)
Doit-on comprendre que le sujet pluriel est mû par une
« volonté générale » ?
C'est-à-dire que de l'engagement des diverses volontés
individuelles naîtrait sui generis une volonté nouvelle
dont le caractère serait de poursuivre également le bien de tous
et non de privilégier celui de certains ? Les sujets pluriels
sont-ils animés d'une volonté de ce genre ? Gilbert
répond par la négative : « A ma connaissance,
je n'ai utilisé aucune notion qui soit proche du concept de Rousseau de
volonté générale. »45(*) Mais alors, en quoi consiste
l'existence d'un sujet pluriel ? Que vient-elle ajouter à la simple
juxtaposition de diverses volontés individuelles ? Nous avons vu
que les individus concernés engageaient leur volonté dans un
groupement de volontés auquel était adjoint un but particulier.
Autrement dit, les volontés s'unissent en vue de réaliser un
objectif. Elles s'engagent à agir de manière à atteindre
cet objectif. Une fois les volontés engagées, le groupe prend le
relais des agents singuliers et les fait agir en tant qu'agents
complémentaires. Voilà en quel sens le groupe possède sa
propre volonté : une objectif propre au groupe réunit les
membres de celui-ci comme agents complémentaires en vue d'atteindre
l'objectif partagé. Les membres du groupe agissent alors en tant que
parties du groupe et non en tant qu'individus singuliers. Les individus
étaient auparavant des touts, ils deviennent des parties. Ils ne sont
plus libres en tant qu'êtres humains indépendants des autres, mais
en tant qu'agents dépendants des autres agents dans le cadre de la
poursuite d'un objectif particulier. Et, en tant que membres
complémentaires du groupe, ils reçoivent l'obligation de
remplir leur part de travail. Si deux joueurs de tennis s'engagent à
former une équipe et à essayer de remporter la victoire sur une
autre équipe, ils devront faire de leur mieux pour y arriver. Et si l'un
des deux renonce subitement à cet objectif, sort du terrain et regarde
l'autre joueur se faire battre par l'équipe adverse, alors son
coéquipier est en droit de lui reprocher son comportement :
« nous nous étions engagés à essayer de gagner
ensemble cette partie, pourrait-il alors lui dire, par conséquent tu
n'avais pas le droit de me laisser seul sur le terrain. » Aux
obligations de faire de son mieux pour atteindre l'objectif du groupe,
sont associés des droits à la réprimande.
Nous cherchions la propriété des sujets pluriels
qui les distingue des simples juxtapositions d'individus, il semble que nous
l'ayons trouvée : il s'agit des droits et des obligations que
reçoivent les individus qui s'engagent conjointement à atteindre
un objectif. Il convient de qualifier de politiques les obligations de
sujet pluriel. Elles ne sont pas à proprement parler morales,
car elles n'ont rien à voir avec le bien et le mal. Elles ne sont pas
non plus légales, car aucune loi ne les fait exister. Elles
sont implicites, connues de ceux qu'elles concernent et efficaces. Elles sont
politiques, car aucune association humaine ne peut avoir lieu qui ne les fasse
exister.
* * *
DEUXIÈME PARTIE
Une ontologie des objets sociaux
JOHN SEARLE.
« La notion d'objet social me semble au mieux
trompeuse, parce qu'elle suggère qu'il est une classe d'objets sociaux
distincte d'une classe d'objets non sociaux. Mais si vous supposez qu'il y a
deux classes d'objets, les sociaux et les non-sociaux, vous tombez
immédiatement dans des contradictions de la forme suivante : dans
ma main je tiens un objet. Cet objet est à la fois un morceau de papier
et un billet de un dollar. Comme morceau de papier il est un objet non social,
comme billet de un dollar il est un objet social. Donc lequel est-ce ? La
réponse, évidemment, est qu'il est les deux. Mais dire cela,
c'est dire que nous n'avons pas une classe séparée d'objets que
nous pouvons identifier en termes d'objet social. Ce que nous devons dire,
plutôt, c'est que quelque chose n'est un objet social que sous certaines
descriptions et pas sous d'autres. Mais nous sommes alors forcés de
poser la question cruciale : qu'est-ce que ces descriptions
décrivent ? »46(*)
Introduction
Si l'ontologie sociale se tourna d'abord vers la question de
l'individualisme et du holisme ontologique, elle s'intéressa rapidement
aux objets sociaux eux-mêmes. Par objets sociaux, il faut entendre la
totalité des objets constitutifs de la réalité
sociale : les maisons, les villes, les routes, mais aussi le papier, les
outils, l'argent, le fil, etc. Sont compris sous cette appellation tous les
objets physiques qui ont subi d'une manière ou d'une autre l'action de
l'homme selon une visée particulière, tous les objets qui sont
utilisés par l'homme ou qui sont transformés afin d'être
utilisés. En quoi ces objets concernent-ils l'ontologie dite
sociale ? Celle-ci ne consiste-t-elle pas exclusivement en la recherche de
l'essence de la société ?
Les objets sociaux, en tant qu'ils sont constitutifs de la
réalité sociale, sont parmi les principaux
phénomènes qui émanent de la société en tant
que telle, voire qui la constituent. Comprendre la société en
elle-même revient donc en partie à comprendre la manière
dont la société fait exister les objets sociaux. Ainsi
l'ontologie sociale offre-t-elle la possibilité non seulement
d'expliquer les relations sociales fondamentales qui animent les comportements
humains, mais aussi de rendre compte de la réalité
matérielle des sociétés les plus complexes. A la suite de
On Social Facts, l'ouvrage d'ontologie sociale qui connut le
retentissement le plus important fut celui de John Searle, paru en 1995,
intitulé The Construction of Social Reality. Dans ce livre,
Searle étend ses théories de philosophie du langage au domaine de
la réalité sociale. Il vise à rendre compte de la
totalité de la réalité sociale en tant que celle-ci se
constitue essentiellement de faits institutionnels. Les faits institutionnels
(ou objets sociaux) existent sur la base d'une ontologie particulière,
laquelle peut être expliquée - selon Searle - de manière
analogue au langage.
A) faits bruts et faits institutionnels.
L'étonnement suivant ouvre la réflexion de
Searle. Un seul monde existe, mais deux réalités objectives
existent. D'une part, la réalité physique et chimique telle
qu'elle fait l'objet d'une description par les sciences correspondantes.
D'autre part, la réalité sociale objective, telle qu'elle est
construite par l'homme. Ces deux réalités diffèrent en ce
que la première existe de manière brute - elle existe sans que
l'homme ait à la penser - alors que la seconde n'existe
« que parce que nous croyons qu'elle existe. » (p.
1) La première dénote les faits bruts et la seconde les
faits institutionnels. Ces deux réalités reposent
également sur une ontologie. La réalité brute existe sur
la base d'une structure que mettent à jour les sciences physiques,
chimiques et biologiques. La réalité institutionnelle repose
aussi sur une structure, mais celle-ci n'a pas encore fait l'objet d'une
description par quelque science que ce soit. Même les fondateurs des
sciences sociales, dont on aurait pu croire qu'ils étaient les premiers
concernés par la structure fondamentale de la réalité
sociale, n'ont produit aucune description adéquate de celle-ci. La
raison en est, selon Searle, qu'ils ne disposaient pas des outils
nécessaires à une telle description. Ce que Durkheim, Simmel,
Weber ainsi que tous les principaux théoriciens de la sociologie, ont
manqué, ajoute-t-il, est une théorie adéquate
« des actes de langage, du langage performatif, de
l'intentionnalité, de l'intentionnalité collective, des
règles gouvernant les comportements et ainsi de suite. »
Le projet de Searle est de combler cette lacune et de mettre à jour la
structure invisible de la réalité sociale.
John Searle a toujours défendu un point de vue
matérialiste. Il pense que la réalité est fondamentalement
matérielle : faite d'atomes, de particules et ainsi de suite. Un
tel point de vue pourrait avoir pour conséquence de rendre absurde toute
ontologie sociale en tant que telle : si la réalité est
totalement matérielle, alors à quoi bon rechercher une structure
cachée de la réalité sociale ? La seule ontologie
sociale cohérente devrait à son tour aborder la vie en
société sous l'angle de la physique et de la chimie. Pourtant,
Searle s'écarte d'une telle opinion. Il ne s'en écarte pas
totalement, nous le verrons, puisqu'il défend une conception biologique
de l'intentionnalité collective. Il considère pourtant la
conscience comme une capacité qui institue une seconde
réalité objective, propre aux humains : « Voici le
squelette de notre ontologie : Nous vivons dans un monde
entièrement constitué de particules physiques installées
dans des champs de force. Certaines de ces particules sont organisées en
systèmes. Certains de ces systèmes sont des systèmes
vivants et certains de ces systèmes vivants ont évolué
jusqu'à l'état de conscience. Avec la conscience apparaît
l'intentionnalité, la capacité de l'organisme de
représenter des objets et des états de choses à
l'intérieur même du monde. Maintenant la question est, Comment
pouvons-nous rendre compte de l'existence des faits sociaux à partir de
cette ontologie ? » (p. 7)
* *
B) L'hypothèse d'une structure invisible.
Nous ne sommes quasiment jamais conscients des
propriétés (features) ontologiques sur lesquelles repose
notre vie de tous les jours. L'exemple favori de Searle est le suivant.
« Je me rends dans un café à Paris et je prends une
chaise à une table. Le serveur approche et je prononce quelques mots de
français. Je dis, «un demi, Munich, à pression, s'il vous
plaît.» Le serveur apporte la bière et je la bois. Je laisse
de l'argent sur la table et je pars. Une scène innocente, mais sa
complexité métaphysique est vraiment stupéfiante
(...). »47(*) A quel niveau se situe cette complexité ?
Quels sont les éléments de cette scène qui posent
problème ? Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la
complexité métaphysique en question ne concerne pas la
composition physico-chimique de la bière et des autres objets. Ce ne
sont pas les objets physiques en tant que tel qui sont complexes, mais les
relations sociales qui surviennent à partir de ces objets. Le fait que
le serveur qui apporte la bière n'en soit pas préalablement le
propriétaire, par exemple, est complexe : le client pourrait
être surpris de ce que cette personne lui vend une chose qu'elle ne
possède pas. Ce n'est que parce que le serveur est employé par le
restaurant qu'il a le droit de vendre ce qu'il ne possède pas. Le fait
que le client paye un certain prix sans que celui-ci aie jamais
été mentionné de vive voix, lui aussi, est complexe. Le
serveur suppose alors que le client a bien lu la liste de prix affichés
sur la terrasse du café. Le fait qu'un américain se trouve
à Paris pourrait paraître très simple ; Or, pour qu'il
puisse être là, il a d'abord fallu qu'il obtienne un passeport de
citoyen américain et que le gouvernement français contrôle
ce passeport lors de son arrivée en France. Tous ces faits apparemment
simples comportent une complexité surprenante. Cette complexité
est d'abord désignée par Searle comme relevant d'une
ontologie invisible ou encore d'une structure invisible de la
réalité sociale. Or, s'il ne fait aucun doute que chaque
fait social de ce genre abrite une certaine complexité, il
relève en revanche de l'hypothèse que cette complexité
puisse être décrite en termes ontologiques. L'hypothèse
de départ de Searle, par conséquent, est que la totalité
des faits sociaux renvoie à une structure invisible qu'il convient de
caractériser comme ontologique.
Pourquoi ne sommes-nous pas conscients de cette ontologie ?
Très simplement, nous dit Searle, parce que nous savons comment
évoluer au sein de la réalité sociale : nous
connaissons les objets sociaux qui la constituent et savons comment les
utiliser. Autrement dit, nous connaissons tellement bien les fonctions des
objets que nous ne nous questionnons jamais à propos de la
manière dont ces fonctions existent. La fonction du morceau de papier
que j'ai dans les mains, par exemple, est de me permettre d'acheter des objets.
Mais qu'est-ce qui fait qu'un tel morceau de papier fonctionne comme de
l'argent ? Pourquoi pas un autre objet ? La première chose
à faire, afin de remarquer l'ontologie invisible de la
réalité sociale, est de cesser de considérer les fonctions
des objets avant les objets eux-mêmes.
* *
B) Deux distinctions fondamentales
De quoi l'ontologie invisible de la réalité
sociale se distingue-t-elle ? Est-elle subjective ou objective ? Les
propriétés ontologiques sociales sont-elles de même nature
que les propriétés ontologiques physiques ? Searle met en
place deux distinctions conceptuelles fondamentales, d'une part entre
l'objectif et le subjectif -à un niveau ontologique - et d'autre part
entre les propriétés intrinsèques aux choses et celles qui
dérivent de l'intentionnalité de l'observateur. Ces distinctions
vont lui permettre, dans un second temps, de formuler de manière
définitive le problème de l'ontologie sociale.
Objectif / Subjectif
Les notions de subjectif et d'objectif font
généralement l'objet d'une opposition de type
épistémologique. Des jugements qualifiés de
subjectifs sont des jugements dont la vérité ne peut être
déterminée objectivement. Les jugements esthétiques sont
de cette sorte. Si je dis « Rembrandt est un meilleur artiste que
Rubens », j'énonce une opinion qui ne peut acquérir le
statut de proposition objective. Si par contre je dis « il y a
toujours de la neige au sommet du Mont Everest », alors
j'énonce une proposition objective, qui correspond à un fait. Le
subjectif renvoie à ce dont le vérité ou la
fausseté dépend de certaines attitudes, de certains sentiments ou
autres évènements se produisant au sein d'une subjectivité
particulière. L'objectif désigne de son côté ce qui
correspond à des faits qui ne dépendent d'aucune
subjectivité et dont par conséquent la vérité ou la
fausseté peut être déterminée de manière
certaine. Si l'objectif et le subjectif s'opposent à un niveau
épistémologique, c'est donc dans le sens où le premier
peut donner lieu à des énoncés vrais car
vérifiables par un second observateur, alors que le second ne peut
donner lieu qu'à des énoncés d'opinions
invérifiables par un observateur extérieur.
L'objectif et le subjectif s'opposent aussi, selon Searle,
à un niveau ontologique. « Au sens ontologique,
«objectif» et «subjectif» sont des prédicats
d'entités et de genres d'entités, et ils désignent des
modes d'existence. » La peine et la tristesse sont des
entités subjectives, car elle existent seulement à
l'intérieur du sujet qui les ressent : leur mode d'existence
est subjectif. Les montagnes, par contre, sont des
entités objectives, car elles existent au-dehors des sujets qui les
observent. L'observation d'une montagne par un sujet n'altérant en rien
l'existence de celle-ci, on peut dire que le mode d'existence de la montagne
est indépendant des états mentaux de celui qui la perçoit.
La montagne existe de manière objective. L'objectif et
le subjectif, d'un point de vue ontologique, désignent ainsi deux modes
d'existence distincts : certaines entités existent
indépendamment de la perception que les sujets peuvent en avoir, alors
que l'existence d'autres entités dépend au contraire de cette
même perception.
Propriétés intrinsèques et
propriétés relatives à l'intentionnalité
La distinction qui suit est la plus importante. En effet, si
Searle prétend rendre compte d'une ontologie des faits sociaux en
particulier, ces derniers doivent posséder une caractéristique
distincte, en tant qu'objets de connaissance, des objets de l'ontologie
classique. Et si l'ontologie consiste en la connaissance des
propriétés les plus générales de l'être,
alors les faits sociaux doivent posséder certaines
propriétés distinctes, du point de vue de l'existence, de celles
des faits bruts. Dans cette optique, Searle propose de distinguer entre
« ces propriétés du monde qui existent
indépendamment de nous et celles qui dépendent de nous quant
à leur existence même. »
Si la science consiste généralement en
l'étude des propriétés objectives des objets
extérieurs et qu'en ceci elle vise à s'émanciper le plus
possible du point de vue subjectif de l'observateur pour mieux connaître
son objet, l'ontologie sociale au contraire doit tenir compte de ce que les
propriétés qu'elle étudie existent - comme nous l'avons
vu- sur un mode subjectif et non pas objectif. Ce qui concernait tout à
l'heure des entités particulières (les émotions, ainsi que
tout ce qui relève du ressenti subjectif) s'applique maintenant à
des propriétés (le fait que tel morceau de papier fonctionne
comme de l'argent). Ces propriétés existent sur le mode subjectif
dans le sens où elles sont relatives à l'intentionnalité
des observateurs, des utilisateurs, etc. Searle distingue ainsi entre les
propriétés intrinsèques (intrinsic) des choses et
celles qui sont relatives à un observateur
(observer-relative) : « C'est, par exemple, de
manière intrinsèque que l'objet en face de moi possède une
certaine masse et une certaine composition chimique. Il est fait en partie de
bois, les cellules dont il se compose sont des fibres de cellulose, et aussi en
partie de métal, qui se compose lui-même d'un certain alliage de
molécules de métal. Toutes ces propriétés sont
intrinsèques. Mais il est aussi vrai de dire du même objet qu'il
est un tournevis. Et quand je le décris comme tel, je spécifie
une propriété de l'objet qui est relative à l'observateur
ou à l'utilisateur. (...) par conséquent la
propriété est ontologiquement subjective. » (p.
9-10) Tous les objets constitutifs de la réalité sociale sont
partagés entre des propriétés intrinsèques
(objectives) et relative à l'observateur (subjectives). Le but de
l'ontologie classique est de mettre à jour les propriétés
objectives les plus générales des entités existantes,
qu'elles possèdent ou non des propriétés subjectives. Le
but de l'ontologie sociale est de découvrir les propriétés
subjectives des objets de la réalité sociale,
indépendamment de leurs propriétés objectives.
Il convient de s'écarter de la signification
habituelle du terme de «subjectif». Par celui-ci, on désigne
généralement quelque chose d'arbitraire sur lequel il est
impossible de statuer de manière objective. Or, nous passons notre temps
à nous accorder sur les propriétés subjectives des objets
sociaux : personne ne doute que l'argent soit de l'argent et qu'un
tournevis soit un tournevis. Tous ces faits, précise Searle, ne sont des
faits que sur la base de l'accord humain qui les reconnaît en tant que
tels. Dans la mesure où cet accord [agreement] a effectivement
lieu, il convient d'admettre qu'il s'agit bien de faits qui existent
subjectivement, dont les propriétés sont relatives aux
observateurs, mais qui néanmoins présentent des
propriétés objectives. La source de cette objectivité,
toutefois, ne se situe pas, à la différence de celle des faits
bruts, dans l'indépendance qu'ils entretiennent vis-à-vis de
nous. C'est au contraire dans la dépendance vis-à-vis de
l'intentionnalité humaine que les faits sociaux subjectifs puisent leur
objectivité. Si un tournevis est bien un tournevis et si l'argent est
bien de l'argent, c'est uniquement parce que certains humains les reconnaissent
en tant que tels. En s'accordant entre eux sur la fonction des objets sociaux,
les humains instituent la dimension objective de ces mêmes objets. La
condition de possibilité d'une ontologie sociale se situe par
conséquent dans leur institution subjectivo-collective. Nous pouvons les
connaître, parce que nous savons tous ce qu'ils sont.
* *
D) Explication du fonctionnement des objets
sociaux.
INTRODUCTION
Tous les fondements de l'ontologie sociale ont
été posés. Nous avons d'abord distingué entre les
faits bruts et les faits institutionnels. Les faits bruts appartiennent
à la réalité physique et n'ont jamais besoin de l'homme
pour exister48(*).
L'existence des faits institutionnels, au contraire, en tant qu'ils sont
institués par l'homme, dépendent de celui-ci. La
réalité sociale se compose de faits institutionnels qui
surviennent sur des faits bruts. Pour que l'argent existe, en effet, il faut
d'abord que le morceau de papier que l'on nomme un billet de banque existe. Ce
que l'ontologie sociale vise à expliquer, par conséquent, est la
manière dont les faits institutionnels surviennent à partir de
certains faits bruts : comment les entités physiques existent-elles
comme entités sociales ? A la page 13 de The Construction of
Social Reality, Searle présente les trois éléments
qui vont constituer l'appareil théorique [apparatus] de son
ontologie sociale. Ces trois éléments (quatre, en
réalité) suffisent, selon lui, à expliquer les faits
institutionnels en tant qu'ils surviennent sur la base des faits bruts. Il
s'agit de « l'assignation de fonctions, de
l'intentionnalité collective et des règles
constitutives. » Le quatrième élément est
introduit beaucoup plus loin et vise à expliquer le fonctionnement
causal des structures institutionnelles. Il s'agit du concept de
« background », qui dénote le fond de
capacités naturelles dont disposent les êtres humains pour faire
face à leur environnement.
*
L'ASSIGNATION DE FONCTIONS
Searle part de l'étonnement que peut susciter cette
capacité particulière dont disposent les humains d'attribuer des
fonctions aux objets naturels ou bien de créer eux-mêmes des
objets en vue de réaliser certaines fonctions. Une fonction est
associée à un objet lorsque dans un certain contexte, cet objet
est perçu comme fonctionnant comme. Dans un langage
mathématique, la notion de fonction désigne le rapport de deux
variables en correspondance : « Pour Riemann, y est fonction
de x, si à chaque valeur de x correspond une valeur de y bien
déterminée »49(*) Lorsque deux variables sont fonction l'une de
l'autre, cela signifie qu'à chaque valeur de l'une correspond une valeur
de l'autre. De la même manière, l'idée
présentée ici par Searle est qu'un objet naturel possède
une fonction lorsque à un état de cet objet naturel correspond un
état d'objet institutionnel. Les objets naturels, dans la
réalité sociale, fonctionnent comme d'autres objets : de
nouveaux statuts leurs ont été attribués.
Nous parlons habituellement de fonctions, remarque Searle,
dans le cadre d'une explication des objets naturels. Nous disons par exemple du
coeur qu'il possède une fonction déterminée : pomper
le sang. Qui plus est, nous affirmons que cet énoncé constitua un
jour une découverte : la découverte que la fonction du coeur
est de pomper le sang. Pourtant, il y a une large différence entre le
fait de décrire le coeur comme un organe qui pompe le sang et le fait
d'assigner au coeur la fonction de pomper du sang. Car, si dans le premier cas
nous nous contentons de décrire un processus causal constaté
empiriquement, dans le second par contre nous effectuons un raisonnement
téléologique : nous réduisons l'existence du coeur au
processus causal dont il est l'agent ; Nous faisons comme si le coeur
existait uniquement pour pomper le sang, comme s'il s'agissait là de la
fonction intrinsèque que lui aurait attribuée la Nature. Or, le
fait est que nous aurions très bien pu découvrir le processus
causal auquel le coeur se trouve lié sans pour autant décrire
celui-ci en terme de fonction. L'assignation d'une téléologie
à une causalité n'est jamais nécessaire pour bien
comprendre la causalité elle-même. Afin d'appuyer cette
idée, Searle présente une hypothèse : imaginons qu'au
lieu de valoriser la continuité de la vie, nous valorisions la
mort ; Nous dirions alors des cancers que leur fonction est
d'accélérer la mort. Mais dire cela, étant donné
notre champ actuel de valeurs, paraît absurde : la fonction
naturelle des organes et des choses en général est d'aller dans
le sens des valeurs que nous associons à la vie. Il ne faut pourtant pas
oublier, rappelle Searle, que si la découverte des causes est toujours
un fait objectif, l'assignation de fonctions à des entités
naturelles dépend toujours, par contre, de l'arbitraire humain. De
même, les fonctions institutionnelles attribuées à
des entités naturelles ne sont jamais intrinsèques aux
entités elles-mêmes, elles sont toujours relatives aux
intérêts (et par conséquent aussi aux valeurs) des
utilisateurs et des observateurs.
Une remarque en particulier appuie l'idée selon
laquelle l'attribution de fonctions est toujours un acte arbitraire. Les
humains en société se voient attribués des
fonctions : la fonction des policiers est de faire respecter l'ordre,
celle des pompiers est de stopper les incendies, etc. Mais les humains en tant
qu'humains, par contre, ne possèdent aucune fonction. Et si nous
essayons d'imaginer un monde dans lequel les humains recevraient des fonctions,
nous devons nécessairement concevoir une réalité dans
laquelle les humains penseraient avoir découvert de quel plus grand
système que le leur ils font partie. C'est-à-dire que pour
s'attribuer eux-mêmes des fonctions, les humains devraient se concevoir
comme parties d'un tout supérieur. Une entité ne reçoit de
fonction qu'au sein d'un système déterminé.
Découvrir les fonctions des entités naturelles comme le coeur
revient à concevoir la nature comme un système organisé
autour de certaines fins prédéterminées. De même, le
fait que nous attribuons des fonctions institutionnelles à des objets
naturels ou bien créons des objets sociaux en vue de réaliser
certaines fins indique que nous concevons la réalité sociale
comme un système. Nous n'utilisons pas les choses au gré de notre
imagination ponctuelle, nous les utilisons comme le prescrit le système
dans lequel nous évoluons.
Searle, enfin, distingue entre les fonctions agentives et les
fonctions non-agentives50(*). Le coeur possède une fonction
non-agentive dans la mesure où nous ne l'avons pas
fabriqué de sorte qu'il serve un intérêt particulier. Le
coeur est tel qu'il est, et il nous semble que sa fonction est de pomper le
sang. Un tournevis pas contre possède une fonction agentive,
car nous lui avons donné sa forme actuelle de manière à ce
qu'il soit en mesure de servir un intérêt particulier, celui de
visser ou de dévisser. Les fonctions non-agentives désignent
« des processus causaux naturels auxquels nous avons
assignés un but particulier. » Certaines fonctions sont
par contre agentives « parce que leur utilisation dépend
directement du but que les agents lui ont attribué. » (p.
23) Intervient enfin une dernière distinction : « Au sein
de la catégorie des fonctions agentives existe une catégorie
spéciale d'entités, dont la fonction agentive est de symboliser,
de représenter, de tenir lieu de, ou - en général - de
signifier une chose ou une autre. » La fonction de certaines
entités institutionnelles est de renvoyer à autre chose
qu'elles-mêmes : les mots, les symboles religieux, etc. sont des
objets dont l'utilité n'est pas directe mais indirecte.
*
L'INTENTIONNALITÉ COLLECTIVE
La notion d'intentionnalité collective est centrale
dans le champ de l'ontologie sociale. Les travaux produits autour de cette
notion visent à résoudre l'opposition de l'individualisme au
holisme. Les théoriciens de ce travaux posent la question
suivante : L'intentionnalité collective est-elle un
phénomène purement collectif (auquel cas on tendra à
reconnaître l'existence d'un « individu collectif »
porteur de cette intentionnalité) ou bien un phénomène
proprement individuel (auquel cas on tendra à concevoir
l'intentionnalité collective comme la somme des intentions des individus
pris isolément) ? La réponse de John Searle à cette
problématique est des plus intéressantes : il sert les
intérêts du holisme lorsqu'il considère
l'intentionnalité collective comme une forme primitive de la conscience
individuelle et il sert les intérêts de l'individualisme en
reconnaissant comme siège de l'intentionnalité collective le
cerveau des individus. Nous n'allons pas développer ici les implications
de la position de Searle par rapport au débat philosophique qui a lieu
autour de l'intentionnalité collective. Nous reviendrons plus loin sur
ce thème, qui fera l'objet de notre troisième partie. Nous allons
nous contenter, pour le moment, de retenir les attributs de
l'intentionnalité collective qui concernent directement l'ontologie des
objets sociaux. La question qui nous préoccupe est en effet : Dans
quelle mesure l'existence des objets sociaux dépend-elle de
l'intentionnalité collective humaine ? Et d'abord, qu'entend-on par
intentionnalité collective ? Citons à ce propos le texte de
Searle :
« Des exemples évidents sont les cas
où je fais quelque chose uniquement au sein d'une action collective.
Lorsque je joue sur la ligne offensive dans une partie de football, je bloque
le point défensif, mais je n'agis ainsi que dans le cadre de notre
exécution d'un jeu de passes. Si je suis violoniste dans un orchestre,
je joue ma part de notre exécution de la symphonie. Même la
plupart des formes de conflits humains requièrent
l'intentionnalité collective. Afin que deux hommes puissent engager un
combat de boxe, par exemple, il doit y avoir une intentionnalité
collective à un niveau supérieur. Ils doivent coopérer au
sein d'un combat de sorte que chacun d'eux essaye de l'emporter sur l'autre.
Dans cette mesure, faire un combat de boxe diffère d'agresser quelqu'un
dans une allée. L'homme qui s'approche petit à petit d'un autre
homme dans une allée et subitement l'attaque n'engage pas un
comportement de type collectif. Mais deux boxeurs professionnels, tout comme
deux individus réunis devant une Cour pour un litige, et comme deux
membres de la Faculté qui se lancent des insultes au cours d'un
cocktail, sont tous engagés, à un niveau supérieur, dans
une forme de comportement collectif à l'intérieur duquel le
comportement hostile des antagonistes peut prendre place. » (p.
23-24)
L'intentionnalité collective désigne cet accord
de fond entre plusieurs personnes à partir duquel des comportements
individuels - de coopération aussi bien que d'affrontement - se
manifestent. Un combat de boxe diffère d'une attaque spontanée
dans la rue en ce que le premier requiert un accord préalable entre les
deux personnes qui s'affrontent. Sans cet accord, nous ne pourrions pas parler
de combat de boxe, ni de match de football, ni de concert. Et la plupart des
« agir l'un contre l'autre » impliquent bien un
« agir ensemble » comme condition préalable. La
nature de l'accord nécessaire à ces «agir ensemble» et
à ces «agir contre», toutefois, pose problème.
S'agit-il simplement de conventions préalablement passées entre
des individus ? La vie en société, par exemple,
repose-t-elle uniquement sur un certain nombre de conventions ? On peut
imaginer que c'est le cas. Mais on devra alors se demander : qu'est-ce qui
rend possible ces conventions ? Existe-t-il une disposition naturelle chez
l'homme à passer des conventions avec ses
congénères ? Et si c'est le cas, comment devons-nous
caractériser cette disposition ?
Comme le résume Searle, la plupart des théories
qui visent à rendre compte de cet état de fait tentent de
réduire les comportements intentionnels collectifs à des
comportements intentionnels individuels [to reduce «We
intentionality» to «I intentionality»]. Ces théories
sont proprement individualistes : elles considèrent que l'homme qui
vit en collectivité est d'abord un individu et ensuite seulement un
être social. La socialité elle-même résulterait de
divers accords passés entre des individus entiers. Les travaux de David
Lewis vont en ce sens. Dans son livre Convention51(*), il tente de
décrire le langage lui-même - fondement de toute activité
collective - comme une activité qui résulte d'un certain nombre
de conventions particulières passées entre les hommes. Partant du
point de vue selon lequel les conventions entre individus ne suffisent pas,
à strictement parler, à rendre compte des comportements
collectifs, Lewis ajoute un troisième élément : les
croyances mutuelles (ou «savoir commun»). La dimension implicite des
conventions résiderait dans un certain nombre de croyances mutuelles.
Searle présente ainsi le concept de savoir commun :
« L'idée est que si nous avons l'intention de faire
quelque chose ensemble, cela implique que j'ai l'intention de le faire car j'ai
la croyance que vous avez aussi l'intention de le faire ; et vous avez
l'intention de le faire car vous croyez que j'ai l'intention de le faire. Et
chacun croit que l'autre a ces croyances, et il croit que l'autre croit qu'il
croit, et il croit que l'autre croit qu'il croit... etc., au sein d'une
hiérarchie de croyances potentiellement infinie. » (p.
24) La notion de croyance mutuelle réduit l'intentionnalité
collective à une somme d'intentions individuelles qui n'existent que sur
la base de la croyance que l'autre possède bien la même intention
que soi. La majeure partie du débat autour de l'intentionnalité
collective consiste à mettre à l'épreuve ce raisonnement
individualiste afin de déterminer s'il est nécessaire ou non
d'admettre une autre forme d'accord, qui diffèrerait en nature des
accords par convention. Ce débat conduit tout droit à interroger
les fondements de la socialité humaine, c'est-à-dire à
répondre à la question : Comment nous y prenons-nous
pour faire des choses ensemble ?
L'opinion de Searle est que toutes les tentatives
catégoriquement individualistes échouent à rendre compte
de la socialité humaine. Un de ses arguments consiste à rappeler
que les animaux ont aussi des comportements collectifs. On peut citer par
exemple les abeilles ou encore les fourmis, qui coordonnent leurs comportements
individuels de sorte à satisfaire aux besoins du groupe auquel elles
appartiennent. Or ces dernières ne disposent d'aucun langage bien
défini qui leur permettrait de fonder des conventions. La
conséquence est irréfutable : les animaux disposent d'un
moyen naturel d'agir ensemble qui diffère catégoriquement de ce
que nous nommons « conventions. » La notion
d'intentionnalité collective semble alors pouvoir s'étendre
à de nombreuses espèces animales. Et si effectivement elle n'est
pas un phénomène essentiellement humain, son essence doit
être recherchée ailleurs que dans des attributs propres aux hommes
tels la conscience de soi, le langage ou autre. L'idée avancée
par Searle consiste à définir l'intentionnalité comme
« un phénomène biologiquement primitif qui ne peut
être réduit ou éliminé en faveur d'autre
chose. » Il lui semble impossible de réduire
l'intentionnalité collective à une série de
« Consciences de Je », même en leur ajoutant des
croyances mutuelles. La « Conscience de Nous » doit être
autre chose qu'une somme de « Consciences de Je. » Cette
opinion, comme nous allons le voir, a pour effet de remettre en question la
primauté ontologique de l'intentionnalité individuelle.
Revenons un instant sur les théories individualistes de
l'intentionnalité collective. Searle présente ainsi l'argument
des philosophes qui soutiennent que l'intentionnalité collective
consiste en la somme des intentions individuelles d'agir collectivement :
« L'argument est que comme l'intentionnalité existe dans
la tête des êtres humains individuels, la forme de cette
intentionnalité ne peut faire référence qu'aux individus
dans la tête desquels elle existe. »52(*) Selon cet argument, il
n'existerait que deux alternatives : Soit reconnaître que
l'intentionnalité se situant toujours dans un cerveau individuel, il est
impossible que celle-ci se rapporte à autre chose qu'à l'individu
au sein duquel elle est logée ; soit reconnaître l'existence
d'un être supra-individuel qui serait le support d'une
intentionnalité collective distincte des intentionnalités
individuelles et qui déterminerait la pensée des individus par un
effet quasi-magique qu'il exercerait sur ces derniers. On peut résumer
ainsi cette alternative : soit n'existe que l'intentionnalité
individuelle, soit existe aussi une intentionnalité collective
située ailleurs que dans les individus. Mais Searle ne s'accorde avec
aucune de ces deux possibilités. Selon lui, le dilemme dans lequel nous
plongent les théoriciens de l'intentionnalité est faux. Son
argument est que si toute la vie mentale se situe effectivement dans la
tête des individus et non dans « un super-esprit flottant
au-dessus des esprits individuels », il ne s'ensuit pas pour
autant que toute la vie mentale doive se rapporter à l'individu et
uniquement à lui. Il semble tout à fait logique de concevoir, au
contraire, que la vie mentale située dans la tête des individus
puisse prendre deux formes distinctes : l'une se rapportant
à l'individu lui-même et l'autre à la collectivité
à laquelle il appartient. Ainsi, dans le cas des actions collectives,
l'intentionnalité qui se trouve à la base du comportement de
l'individu est pour ainsi dire «dérivée de
l'intentionnalité collective qu'ils partagent». Il ne s'agit pas de
l'intentionnalité propre de l'individu, mais de la forme individuelle
que prend son intentionnalité lorsqu'elle partage une intention,
croyance ou action avec d'autres intentionnalités.
Une telle conception de l'intentionnalité collective
permet de réviser complètement le problème de l'essence
des phénomènes sociaux. Car, si certains courants philosophiques
dominants, inspirés de l'individualisme méthodologique de Weber,
se refusaient à définir les phénomènes sociaux
autrement que comme la rencontre de deux pensées individuelles, ils se
refusaient par-là même à considérer les
comportements animaux comme des phénomènes sociaux. Au contraire,
nous dit Searle, l'expression de «fait social» désigne
n'importe quel fait impliquant l'intentionnalité collective. Et cette
dernière étant commune aux hommes et aux animaux, il n'y a aucune
raison de refuser le statut de phénomènes sociaux aux
comportements de ces derniers. Dès lors, la catégorie de
«fait social» ne réfèrerait pas exclusivement aux
hommes et l'essence de la réalité sociale humaine serait
à chercher ailleurs que dans la définition des
phénomènes sociaux. On se demande alors : Si les faits
sociaux ne sont pas le propre de l'homme, alors quels sont les
phénomènes exclusivement humains ? Existe-t-il seulement une
classe de phénomènes qui caractérise l'homme en tant que
tel ou bien devons-nous situer celui-ci sur une échelle commune à
l'ensemble des espèces animales ? L'homme ne serait-il finalement
qu'un animal comme les autres ? Searle répond par la
négative à cette question. Il existe bien une classe de
phénomènes propres à l'homme : les faits
institutionnels.
Deux hommes qui marchent ensemble n'expriment pas la
spécificité humaine la plus stricte. Deux singes pourraient
très bien marcher côte à côte sans rien faire de
moins que les deux hommes évoqués. Par contre, un homme qui
achète une place de cinéma avec un billet de vingt euros
manifeste son appartenance à la réalité humaine en ce
qu'elle a de plus spécifique. Car en sus de participer activement d'une
relation sociale, il est l'agent d'un fait de niveau supérieur, un fait
institutionnel. Par conséquent, afin de rendre compte du mode
d'existence de la réalité sociale humaine, il convient maintenant
d'expliquer ce qui caractérise en propre les faits institutionnels. Pour
ce faire, nous devons les différencier de ce à quoi ils
s'opposent : les faits bruts.
LES RÈGLES CONSTITUTIVES
« Nous sommes forcés de suivre les
règles qui règnent dans le milieu social où nous vivons.
L'opinion nous les impose, et l'opinion est une force morale dont le
pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui des forces
physiques » (Durkheim,1966).
On peut présenter The Construction of Social
Reality comme contenant deux modèles ontologiques. Si l'ontologie
sociale est la partie de la philosophie qui se demande comment existent les
faits sociaux, alors elle consistera en une philosophie de
l'intentionnalité collective. Car, nous venons de le voir, l'expression
de «fait social» réfère à n'importe quel fait -
humain ou non-humain - qui implique l'intentionnalité collective. Si en
revanche l'ontologie sociale est la discipline qui se demande quel est le mode
d'existence de la réalité sociale humaine, alors elle
devra non seulement consister en une analyse de la notion
d'intentionnalité collective mais, bien plus, elle devra rendre compte
d'une catégorie particulière de phénomènes
d'intentionnalité collective, les faits institutionnels. Car
seuls ces derniers concernent la réalité sociale humaine en tant
que telle. Que ces deux modèles d'ontologie sociale aient
été réunis en un seul livre ne doit pas surprendre pour
autant, car la réalité sociale humaine contient non seulement des
faits sociaux du même ordre que les phénomènes collectifs
observés dans les sociétés animales, mais elle contient en
plus - et de manière exclusive - des faits sociaux institutionnels. Ces
derniers, toutefois, doivent être abordés différemment des
précédents, car leur existence ne peut dépendre uniquement
de l'intentionnalité collective et doit renvoyer à un autre
élément. Cet autre élément va constituer l'objet
particulier de l'ontologie sociale «humaine». Il s'agit, nous allons
le voir, de ce que Searle nomme les règles constitutives.
Voici comment Searle présente les choses. Les faits
institutionnels, à la différence des faits bruts,
requièrent pour leur existence même des
institutions. Que sont ces institutions ? La
réponse à cette question se trouve dans la distinction entre les
règles «régulatives» et les règles
«constitutives». Certaines règles régulent des
activités qui existaient déjà auparavant, alors que
d'autre créent la possibilité même des activités.
Par exemple : si la voiture et la possibilité de se rendre d'un
lieu à un autre par des routes ont été
créées à un moment T1, ce n'est qu'à un moment T2
qu'est apparue la règle R1 selon laquelle les voitures devaient rouler
à droite. R1 est par conséquent une règle
régulative. Un autre exemple est le jeu d'échec : un jour
quelqu'un a eut l'idée d'inventer un jeu qui comporterait des
pièces de valeurs différentes que l'on devrait mouvoir sur une
surface plane limitée. Après avoir réfléchi pendant
une semaine sur la forme que pourrait prendre le jeu en question, il inventa
les règles du jeu d'échecs et fabriqua le premier modèle.
Et bien ce n'est qu'une fois les règles inventées que le jeu
d'échecs se mit à exister en tant que tel. Car avant que ces
règles ne soient posées, il était impossible de jouer.
Ce sont alors bien les règles qui créent la possibilité
même de l'activité : les règles du jeu d'échec
sont des règles constitutives. Searle continue son explication des
institutions. Les règles du jeu d'échec forment un
système : elles sont interdépendantes. Ce n'est
qu'en respectant toutes les règles que je peux jouer aux échecs.
Je ne peux pas non plus ajouter arbitrairement une nouvelle règle sans
transformer le jeu d'échecs en un autre jeu. Maintenant, comment
fonctionne une règle ? Comment s'applique-t-elle à ce
qu'elle détermine ? Searle procure une description de la forme
qu'adoptent en général les règles :
« Les règles individuellement, ou quelquefois le
système collectivement, se caractérisent par la forme :
«X compte comme Y» ou «X compte comme Y
dans un contexte C» »
Où X désigne l'objet physique, le fait brut, Y
le nouveau statut de X, et C le contexte dans lequel X reçoit Y comme
statut. A chaque statut est attaché une fonction et à chaque
fonction certaines propriétés. Prenons l'exemple favori de
Searle : l'argent. Pourquoi est-ce une règle constitutive qui est
cause que l'argent est argent, et non une règle normative ? Voici
la raison : rien ne se trouve dans le billet qui incline
spontanément à considérer le billet comme de l'argent.
C'est-à-dire que rien dans le billet, d'un point de vue physique,
n'indique qu'il peut s'agir d'argent. Le cas d'une chaise ou d'un banc, par
exemple, est différent : en marchant dans la forêt, je peux
rencontrer un tronc d'arbre disposé de telle manière que je sois
incliné à m'y asseoir pour me reposer. De même, dans ma
maison je peux rencontrer différents objets en bois dont la forme
m'incline à m'asseoir dessus pour me reposer, pour travailler sur une
table et ainsi de suite. Une chaise fonctionne naturellement comme une chaise,
même si elle a été fabriquée en vue de fonctionner
comme une chaise. Un billet, par contre, ne fonctionne pas naturellement comme
de l'argent. Il faut qu'une certaine règle, constitutive, le fasse
exister comme de tel. En effet, les propriétés
d'être-argent que possède le billet, à la différence
des propriétés d'être-chaise que possède la chaise,
ne se trouvent pas naturellement dans le billet, il faut qu'elles y soient
apportées par un biais institutionnel. Par conséquent, les
règles constitutives ne consistent pas en un ajout apporté
à l'objet physique : elles transforment littéralement
celui-ci pour le faire devenir une chose ontologiquement différente de
ce qu'il était jusque là. Un morceau de papier, en tant que
tel, n'est rien ; Mais certaines règles le constituent en tant
qu'argent.
On pourrait songer à récuser la dimension
proprement ontologique du changement qui est apporté au fait brut qui
devient fait institutionnel. Un argument consisterait à dénoncer
l'arbitraire de la transformation opérée : ce sont des
morceaux de papier qui comptent comme argent, mais la société
aurait pu choisir d'utiliser d'autres faits bruts pour la même
finalité. Searle considère au contraire que dans l'argent comme
dans tous les faits institutionnels, la nécessité
prédomine sur l'arbitraire. Il ne s'agit pas de
« conventions » précise-t-il, mais bien de
« règles. » Quelle est la signification que Searle
attribue au concept de règle ? D'où provient ce
concept ? Afin de répondre à ces questions, nous allons
rendre compte de l'interprétation de Searle des travaux de Wittgenstein.
C'est en effet dans celle-ci que se trouve la clef de l'ontologie sociale de
Searle : dans l'interprétation des concepts de
règles et de forme de vie d'une part et dans le
concept de background d'autre part. Tous ces concepts ayant
été empruntés aux Recherches Philosophiques
(1953) de Wittgenstein.
i) SEARLE, INTERPRÈTE DE WITTGENSTEIN
Nous avons évoqué, précédemment,
l'interprétation de Peter Winch des Recherches Philosophiques
de Wittgenstein. De l'idée que la pensée signifiante des
individus trouve toujours son origine dans un langage social53(*), Winch tire la conclusion que
la société préexiste toujours à la pensée
des individus : que tout comportement porteur de signification, par
conséquent, doit être social. Cette thèse s'appuie en
particulier sur deux concepts de Wittgenstein : le concept de
règle et celui de forme de vie. Plus
précisément, l'interprétation de ces deux concepts
constitue le point d'ancrage des théories non seulement de Winch, mais
aussi de Searle et de nombreux autres philosophes54(*). Afin de bien comprendre ce
que signifie l'interprétation de Searle, nous allons partir des
énoncés eux-mêmes de Wittgenstein et nous appuyer sur
l'article de Sandra Laugier, intitulé « Où se
trouvent les règles ? »55(*).
Forme de vie [Lebensformen]
« Se représenter un langage veut dire se
représenter une forme de vie » (RP, §19)
« L'expression «jeu de langage»
doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une
activité, ou d'une forme de vie » (RP, §23)
§241 : « «Dis-tu donc que l'accord
entre les hommes décide du vrai et du faux ?» - C'est ce que
les hommes disent qui est vrai et faux ; et c'est dans le
langage que les hommes s'accordent. Cet accord n'est pas un consensus
d'opinion, mais de forme de vie. »
Suivre une règle [folgen eine Regel]
Les paragraphes 199 à 240 des RP portent sur ce que
c'est que suivre une règle. On citera quelques passages :
. « Suivre une règle, transmettre une
information, donner un ordre, faire une partie d'échecs sont des
coutumes (des usages, des institutions) » (§199)
. « (...) «suivre une règle» est
une pratique. Croire que l'on suit la règle n'est pas la
suivre. » (§202)
. « La manière d'agir commune aux hommes est
le système de référence au moyen duquel nous
interprétons une langue qui nous est
étrangère. » (§206)
. « Quand je suis la règle, je ne choisis
pas.
Je suis la règle
aveuglément. » (§219)
. §232 : « Suppose qu'une règle me
suggère comment je dois la suivre ; c'est-à-dire qu'une voix
intérieure me dit, pendant que je suis la ligne des yeux :
« continue ainsi ! » - Quelle
différence y a-t-il entre les deux processus suivants : Suivre une
sorte d'inspiration et suivre une règle ? Car ils ne sont
certainement pas identiques. Dans le cas de l'inspiration, j'attends
la directive. Je ne pourrai pas enseigner à quelqu'un d'autre ma
«technique» pour suivre la ligne. A moins que je ne lui enseigne une
sorte d'écoute, de réceptivité. Mais je ne peux
naturellement pas exiger qu'il suive la ligne comme moi. Il ne s'agit pas ici
de mes expériences de l'action qui suit une inspiration et de l'action
qui suit une règle ; mais de remarques
grammaticales. »
. « Aucune querelle n'éclate pour savoir si
la règle a été ou non suivie. (...) Cela fait parti du
cadre qui permet à notre langage de fonctionner (de donner, par exemple,
une description). » (§240)
Retenons les éléments essentiels :
« Parler un langage fait partie d'une forme de
vie. »
« C'est dans le langage que les hommes
s'accordent. » Et cet accord est un consensus de forme de vie.
Suivre une règle relève de la coutume.
Suivre une règle n'implique pas que l'on soit conscient
de la règle, mais qu'on l'applique aveuglément.
Le suivi des règles ne peut donner lieu à des
querelles, car les règles appartiennent au cadre à
l'intérieur duquel notre langage fonctionne.
L'article de Sandra Laugier s'efforce de retrouver
l'idée de règle telle qu'elle est énoncée dans les
Recherches Philosophiques. Selon elle, toutes les
interprétations existantes du concept de règle manquent le propos
réel de Wittgenstein. Leur erreur commune est de présupposer
qu'il existe une conception wittgensteinienne de la règle. A
l'idée de conception elle oppose celle de méthode. Les
considérations des RP portant sur la notion de règle viseraient
à procurer « une méthode pour les chercher et les
regarder. » On retrouve ici les deux versants opposés des
interprètes de Wittgenstein : ceux qui voient dans son oeuvre une
théorie du langage et ceux qui pensent y trouver
l'énonciation d'une nouvelle méthode philosophique.
Parmi les premiers, on trouve entre autres Saül Kripke et John Searle, et
parmi les seconds, R. Rhees, Cora Diamond et Cavell.
Avant d'en venir à l'interprétation searlienne
du concept de règle, suivons d'abord l'opinion de Laugier quant à
la signification de ce mot dans les RP de Wittgenstein. Selon elle, le concept
de règle ne doit pas être interprété comme
désignant les rails qui guideraient notre comportement
linguistique et pratique. Une telle interprétation, qu'à la suite
de McDoweel elle désigne comme platonisante, manquerait
complètement l'intention de Wittgenstein. Considérer les
règles comme des rails dont le propre serait de gouverner revient en
effet à situer les règles ailleurs que dans la pratique
elle-même. Cela revient à considérer les règles
comme extérieures à l'action qu'elles gouvernent. Et
c'est cette extériorité qui pousse McDowell à
parler de « platonisme. » « Les
règles, dit Wittgenstein, ne sont pas des rails, c'est-à-dire
qu'elles ne contiennent pas, ne nous donnent pas, leur application. Elles ne
nous ordonnent pas quoique ce soit. » Au contraire, elles se
trouvent dans la pratique elle-même. Elles se montrent dans l'action,
mais elles ne sont pas préalablement hors de l'action. La question qu'il
convient de poser à propos des règles n'est alors pas :
« Que sont les règles ? » ou bien
« Les règles existent-elles ? » Il convient
plutôt de demander : « Où se trouvent les
règles ? » « Où se
manifestent-elles ? ». Les deux interprétations
erronées de la règle seraient les suivantes. Il y aurait d'abord
une conception platoniste des règles qui voit en elles des
rails ordonnant le comportement. Il y aurait ensuite une conception
interprétativiste « qui ne voit dans la règle
rien d'autre que son interprétation. » John Searle fait partie
de ceux qui proposent une conception platoniste des règles.
Parallèlement à Kripke, il soutient que les règles sont le
produit des institutions sociales. Mais si pour Kripke les règles
reposent sur des accords de communauté, Searle soutient pour sa part
qu'elles sont instituées par l'intentionnalité collective avant
d'être intégrées, de générations en
générations, au fond de capacité de chaque individu. Sa
lecture de Wittgenstein consiste justement à défendre que
l'essentiel du travail de celui-ci porte sur la notion d'arrière-plan
[Hintergrund].
Kripke fait reposer la notion de règle sur celle d'
«accord de communauté». La règle possède une
signification, affirme-t-il, et celle-ci se résout dans des
«conditions d'assertion déterminées par la
communauté». Son idée est que si l'individu, pris
isolément, est incapable de déterminer la signification de la
règle qu'il suit, c'est parce que cette signification prend sa source
dans la communauté. Partant du présupposé selon lequel la
règle comporterait en elle-même sa signification, il cherche
à isoler cette dernière en discutant des «applications
correctes ou incorrectes de la règle». Et par ce biais, il aboutit
à la communauté, c'est-à-dire à l'idée que
c'est la collectivité dans son ensemble et non l'individu pris
isolément qui détermine les conditions d'application de la
règle. L'individu ensuite reçoit la règle et l'applique
aveuglément. Kripke s'accorde ainsi avec le paragraphe 219 des
Recherches.
Searle de son côté récuse la conception
interprétativiste de la notion de règle56(*) : « Avec
Wittgenstein, je veux réserver le mot «interprétation»
aux cas où nous réalisons un acte conscient et
délibéré d'interprétation, c'est-à-dire
où nous substituons une expression à une autre. »
Searle ne conçoit donc pas le problème de la règle comme
un problème d'interprétation. Wittgenstein dit en effet, au
paragraphe 201 des Recherches : « C'est donc qu'il
y a un penchant à dire : toute action qui procède selon la
règle est une interprétation. Mais nous ne devrions appeler
«interprétation» que la substitution d'une expression de la
règle à une autre. » Mais Searle affirme
immédiatement après : « A partir de cette mise
en garde, je veux soutenir que la compréhension des manifestations et de
l'expérience des états ordinaires de conscience requiert des
capacités d'arrière-plan [background
capacities]. »
L'état ordinaire de conscience, dans lequel se
manifestent les règles, suppose un background. Citons le paragraphe 102
des Recherches, au cours duquel apparaît le terme de
background : « Les règles rigoureuses et claires de
la structure logique des propositions nous apparaissent comme quelque chose qui
se trouve à l'arrière-plan - caché dans le medium de la
compréhension. Je les vois déjà (bien qu'à travers
un médium), puisque je comprends le signe et que je veux dire quelque
chose par son moyen. » (§ 102 ) Wittgenstein parle ici
de l'arrière-plan comme de la représentation que nous
nous faisons de la structure logique des propositions lorsque nous les
observons d'un point de vue phénoménologique. Mais en aucun cas,
semble-t-il, le terme d'arrière-plan n'est présenté comme
le lieu réel où résiderait la structure logique
des propositions. Nous suivons ici le propos de Laugier, qui explique :
« Pour Searle, l'oeuvre du second Wittgenstein porte
essentiellement sur l'arrière-plan. Le problème est que le seul
moyen de donner un sens à cette notion est précisément
d'en récuser le sens institutionnel. Le terme d'arrière-plan
apparaît dans les Recherches pour indiquer une représentation que
nous nous faisons, pas pour expliquer quoique ce soit. L'arrière-plan ne
peut donc avoir de rôle causal, car il est le langage
même. » Conformément à son
interprétation du concept wittgensteinien de règle, Laugier nie
ici tout caractère explicatif à la notion d'arrière-plan.
Règle et arrière-plan sont des termes qui appartiennent
eux-mêmes à certains jeux de langage : ils ne sont pas
capables d'expliquer quoique ce soit. Et la meilleure leçon qu'on puisse
tirer de leur usage par Wittgenstein consiste à les recevoir dans le
cadre de l'enseignement d'une méthode philosophique. Wittgenstein veut
nous apprendre à chercher les règles, non pas ce qu'elles sont,
mais bien plutôt le lieu où elles se manifestent. Car il y a
quelque chose comme des règles qui se manifeste dans le
comportement humain. Searle lui-même envisage cette interprétation
lorsqu'il dit : « si nous disons que les règles ne
jouent aucun rôle causal dans le comportement, alors nous devons dire que
le background n'est rien d'autre que ce qu'une personne fait, que c'est
seulement la manière dont agit la personne. » (p. 140)
Pourtant, il refuse d'accepter une telle opinion. Searle reproche
explicitement à Wittgenstein de ne pas expliquer le rôle que joue
la structure de la règle. De son côté, il recherche le
rôle des règles quant à la constitution des faits
institutionnels : « Nous désirons dire que les
institutions comme l'argent, la propriété, la syntaxe, et les
actes de langage sont des systèmes de règles constitutives, et
nous voulons connaître le rôle que joue cette structure de
règle dans l'explication causale du comportement humain. »
(id.) Comment, partant de ce besoin théorique, Searle réunit-il
les notions de règles constitutives et
d'arrière-plan ?
II) LE CONCEPT DE « BACKGROUND »
Les règles constitutives émanent de
l'intentionnalité collective humaine en tant que celle-ci est capable
d'actes symboliques. Seule l'intentionnalité humaine peut appliquer aux
objets physiques une règle telle que : « X compte comme Y
dans un contexte C. » Les faits institutionnels sont donc
créés par l'intentionnalité collective humaine sur la base
de règles constitutives. Pour qu'une telle conception fonctionne, il est
nécessaire de reconnaître aux règles un pouvoir causal.
Pourtant, Searle refuse d'accepter une conception interprétative des
règles. Les règles ne se transmettent pas d'individus en
individus à travers un enseignement duquel suivrait une mise en
application par interprétation de la règle. Nous ne passons pas
notre temps à interpréter des règles qui nous auraient
été enseignées au cours de notre vie. Les règles
sont là et elles s'appliquent, mais d'une autre manière. Ici
intervient le concept de background. Il va désigner le fond de
capacités dont dispose naturellement un être humain et qui lui
permet de recevoir les règles sans les apprendre par un biais explicite.
C'est grâce à ce fond de capacités que les règles
peuvent se transmettre de génération en génération
et devenir des coutumes qui déterminent notre comportement sans que nous
ayons conscience d'appliquer des règles particulières.
« Une personne, ou peut-être un groupe de
gens, inventent des outils, par exemple des tournevis et des marteaux. Dans un
tel cas, ils créent des genres de dispositifs auxquels ils imposent
diverses fonctions par le biais de l'intentionnalité collective. Mais
les générations suivantes naissent d'emblée dans une
culture qui contient des tournevis et des marteaux. Ils ne songent jamais
à l'imposition de fonctions par une intentionnalité
collective ; Ils tiennent simplement pour acquis que ces objets sont un
certain type d'outils utiles. Ce qui correspondait d'abord à
l'imposition explicite d'une fonction par des actes d'intentionnalité
collective existe maintenant comme partie de l'Arrière-plan. »
(p. 126)
L'arrière-plan est ce qui vient se substituer à
l'intentionnalité collective en tant que capacité à
reconnaître et à utiliser des entités institutionnelles. Si
l'intentionnalité collective est nécessaire pour l'imposition des
fonctions, la connaissance de ces fonctions relève dans un second temps
de la coutume, dont la pérennisation est assurée par les
capacités d'arrière-plan. Le concept d'arrière-plan se
présente alors comme une solution au problème de ce que c'est que
suivre une règle. En effet, si suivre une règle ne consiste pas
à apprendre la règle pour ensuite l'interpréter lors de
son application, si suivre une règle doit au contraire avoir lieu sur un
mode inconscient, alors l'idée selon laquelle nous recevrions les
règles de manière spontanée, comme un fond de
capacités relevant de la coutume et non de l'enseignement, cette
idée permet d'expliquer de manière causale l'ensemble des
comportements humains. Une intentionnalité collective institue des
règles qui constituent des entités institutionnelles ou bien qui
régulent des activités préexistantes ; Ces
règles sont dans un premier temps intégrées de
manière explicite par le cerveau ; progressivement, elles
deviennent des habitudes de comportement, des coutumes ; Finalement, elles
sont intégrées à un arrière-plan de
capacités qui se transmet de générations en
générations par un biais parfois conscient et parfois
inconscient. Voici donc comment les concepts d'intentionnalité
collective, de règles constitutives et d'arrière-plan fournissent
chez Searle une explication de la création de la réalité
institutionnelle ainsi que de la pérennisation de son existence.
« Le fait est que nous ne devrions pas dire de
l'homme qui se sent chez lui dans sa société qu'il se sent ainsi
parce qu'il s'est rendu maître des règles de la
société, mais plutôt que l'homme a développé
une série de capacités et d'aptitudes qui sont causes qu'il se
sent chez lui dans sa société ; et il a
développé cette série d'aptitudes parce que celles-ci sont
les règles de sa société. L'homme se sentant chez lui dans
sa société est dans une position aussi confortable que celle d'un
poisson dans la mer ou d'un globe oculaire dans son orbite, et nous n'avons
à rendre compte de la totalité du comportement en termes de
règles dans aucun de ces trois cas. » (p. 147)
* * *
CONCLUSION
En guise de conclusion à cette présentation de
la théorie de la réalité sociale de John Searle, revenons
sur les deux modèles d'ontologie sociale qu'il propose. Searle isole
deux catégories de phénomènes sociaux auxquels il applique
la hiérarchie suivante : il existe d'une part les faits sociaux en
général, qui concernent aussi bien l'homme que d'autres
espèces animales, et il existe d'autre part les faits institutionnels,
qui concernent seulement une partie des faits sociaux humains. Chaque
catégorie de phénomène social constitue en soi-même
un problème : on se demande d'une part comment existent les faits
sociaux en général et d'autre part comment existent les faits
institutionnels. La première question renvoie à l'ontologie
sociale en tant qu'elle concerne les faits sociaux. On y retrouve la
problématique qui constituait le point de départ de l'ouvrage de
Margaret Gilbert : Quelle est l'essence des phénomènes
sociaux ? La seconde question dénote en revanche un autre
modèle d'ontologie sociale, qui se soucie plus du mode d'existence des
objets sociaux que des relations sociales elles-mêmes. L'ouvrage de
Searle tente de résoudre aussi bien les problèmes de l'ontologie
des phénomènes sociaux que ceux de l'ontologie des objets
sociaux. Pourtant, certaines théories seront proposées à
la suite de celle de Searle qui traiteront ces deux problématiques
séparément. L'ouvrage de Gilbert, déjà, ne posait
pas la question du mode d'existence des objets sociaux ; Il se contentait
de rechercher la propriété commune à l'ensemble des
phénomènes sociaux, propriété qu'il
présentait comme étant l'existence d'un sujet pluriel. D'un autre
côté, Barry Smith reprend la question du mode d'existence des
objets sociaux sans se soucier de celle des phénomènes
sociaux57(*). La
théorie de Searle se présente donc bien comme conciliant deux
terrains apparemment antagonistes. Elle résout de la manière
suivante le problème du mode d'existence des faits
sociaux:
1) L'intentionnalité collective est un
phénomène biologiquement primitif commun à diverses
espèces animales dont l'homme.
2) Tous les phénomènes qui impliquent une
intentionnalité collective sont des faits sociaux.
D'un autre côté, elle résout de la
manière suivante le problème du mode d'existence des
faits institutionnels :
1) L'intentionnalité collective est un
phénomène biologiquement primitif commun à diverses
espèces animales dont l'homme.
2) L'intentionnalité collective humaine
possède la capacité d'assigner des fonctions aux objets,
c'est-à-dire de créer des symboles.
3) L'assignation de fonctions aux objets naturels a
lieu à travers des règles de la forme : X compte comme Y
dans un contexte C.
4) Un objet naturel qui reçoit un statut symbolique par
l'effet d'une règle devient un fait institutionnel.
5) Les faits institutionnels sont les entités qui
composent la réalité sociale humaine.
6) Si la réalité institutionnelle est
créée par l'intentionnalité collective et par les
règles constitutives, elle se maintient dans son existence par la
transmission inter-générationnelle d'un background de
capacités.
7) Le background est ce qui assure
l'existence de la réalité sociale en tant qu'elle se fonde
dans une structure invisible.
L'élément commun aux deux modèles
d'ontologie sociale, chez Searle, semble être le concept
d'intentionnalité collective. En effet, qu'il s'agisse
d'expliquer les phénomènes sociaux en général ou
bien les objets sociaux (faits institutionnels) en particulier, il lui semble
impossible de se passer de ce concept. Pourtant, il distingue entre
l'intentionnalité collective animale et l'intentionnalité
collective humaine :
« De nombreuses espèces animales, la
nôtre spécialement, ont une disposition à
l'intentionnalité collective. Par ce terme, je veux dire non seulement
qu'ils s'engagent dans des comportements impliquant une certaine
coopération, mais qu'en plus ils partagent des états
intentionnels comme des croyances, des désirs et des
intentions. »58(*)
« La forme la plus simple de faits sociaux
implique des formes elles-mêmes simples de comportement collectif. (...)
Les animaux n'ont besoin ni d'un appareil culturel, ni de conventions
culturelles ni de langage pour se déplacer en groupe ou pour chasser
ensemble. »59(*)
« [Même] les animaux peuvent imposer des
fonctions aux phénomènes naturels. (...) Imo, un macaque
japonais, utilisait de l'eau pour enlever le sable de ses pommes de terre et
parfois de l'eau salée à la fois pour enlever le sable et pour
améliorer le goût. (...) Mais la vraie rupture qui
s'établit par rapport aux autres formes de vie apparaît lorsque
les humains, à travers leur intentionnalité collective, imposent
des fonctions à des phénomènes où la fonction ne
peut pas être réalisée seulement en vertu de la physique et
de la chimie, mais requiert une coopération humaine continue dans des
formes spécifiques d'acceptation et de reconnaissance d'un nouveau
statut auquel la fonction est assignée. Il s'agit là du
point de départ de toutes les formes institutionnelles de la culture
humaine, et il doit toujours endosser la structure X compte comme Y en
C. »60(*)
Seule l'intentionnalité collective humaine est capable
de partager la reconnaissance d'une structure symbolique et de transmettre
cette reconnaissance de générations en générations.
Les animaux parfois sont susceptibles d'assigner des fonctions à des
objets naturels, mais ces fonctions ne peuvent pas avoir été
inventées indépendamment des propriétés
physico-chimiques les plus évidentes des objets en question.
Après avoir remarqué que l'eau salée avec un goût
différent de l'eau douce, un singe peut utiliser l'eau salée pour
saler l'aliment sur lequel elle la verse. Mais un singe ne peut pas assigner
une règle de la forme «X compte comme Y en C» à un
objet physique et ensuite transmettre cette règle à ses
congénères. Il ne peut ni inventer ni enseigner des fonctions
symboliques. Seul l'homme est capable d'une activité intentionnelle
aussi complexe. L'intentionnalité collective humaine est donc la
condition aux faits sociaux en même temps qu'elle la cause de
l'existence des objets sociaux.
C'est justement sur la question de l'intentionnalité
collective que va porter notre troisième partie. Cette notion est
commune, nous l'avons remarqué, aux analyses de Searle et de Gilbert.
Plus, ce sont quasiment tous les théoriciens de l'ontologie sociale qui
tentent d'en rendre compte. Cette dernière partie va ainsi nous
permettre de mettre en relief les deux théories qui viennent
d'être présentées. En les comparant à celles de
Michael Bratman et de Raimo Tuomela, nous comprendrons quels sont les enjeux
les plus décisifs de l'ontologie sociale.
* * *
TROISIÈME PARTIE
L'intentionnalité collective
DÉBATS D'ONTOLOGIE SOCIALE
L'origine du questionnement philosophique qui porte sur la
notion d'intentionnalité collective est à rechercher dans
certains énoncés ordinaires comme :
« L'équipe de Marseille a remporté la
victoire. »
« L'Allemagne attaqua la France en
1942. »
« La France est fière de ses
fromages. »
« Cette entreprise n'a pas respecté la
loi. »
Etc.
Ces énoncés ont en commun d'attribuer des
croyances, des actions ou autres états intentionnels à des
« choses » apparemment dénuées
d'intentionnalité. Chacune de ces choses est composée, in
fine, d'une multiplicité d'individus : les joueurs d'une
équipe de football, les habitants d'un pays, les employés d'une
entreprise, etc. Les énoncés en question, pourtant, font comme si
ces choses correspondaient non pas à plusieurs individus, mais à
un seul. Comme si l'équipe de Marseille était 1 individu,
l'Allemagne 1 autre, etc. Sur la base de cette présupposition, les
énoncés attribuent des croyances, des actions, etc., à des
individus qui pourtant ne semblent pas exister en tant que tels. Ces
énoncés seraient donc viciés : ils attribueraient des
prédicats à des individus inexistants. Une autre
possibilité consisterait à envisager que les individus auxquels
ces énoncés attribuent des prédicats existent
réellement. Il faudrait alors parler d'individus collectifs.
Par « individu », il faut entendre un être porteur
d'états intentionnels, un être qui, à sa manière,
pense. La question de l'existence des individus collectifs, par
conséquent, renvoie au problème de l'intentionnalité
collective. Ce dernier peut être formulé de la manière
suivante : Comment les pensées que nous attribuons aux groupes
existent-elles ?
Le problème...
Comment devons-nous comprendre la phrase suivante :
« L'équipe de Marseille a remporté la
victoire. » ? Indéniablement, il y a bien un
groupe, l'équipe de football de Marseille, qui a
réalisé une action, à savoir jouer et gagner un
match. L'existence des actions de groupe parait difficile à
réfuter. Mais qui a eu l'intention de jouer le match ?
S'agissait-il des joueurs ? De l'entraîneur ? Du
président du club ? De tous les membres du club pris
ensemble ? De tous les membres du club pris
séparément ? Plus naturellement, n'aurions-nous pas tendance
à répondre que le porteur de l'intention de jouer le match
était l'équipe de Marseille ? C'est-à-dire que le
porteur de l'intention du groupe serait le groupe lui-même... Pourtant
les groupes n'ont pas de cerveau ou d'esprit. Comment dont pourraient-ils
former un état mental ? De plus, si les groupes sont susceptibles
de former des intentions, cela suppose que le groupe possède un certain
nombre de représentations qui animent ses intentions. Doit-on parler de
représentations collectives ? Si c'est le cas, où se
trouvent-elles : dans le cerveau des individus ? Dans l'air ?
Où se trouve l'esprit du groupe : dans la pensée des
individus ? Ailleurs ? Le groupe est-il un individu simplement
logique ou bien psychologique ?61(*)
Le problème se présente ainsi. «Il existe
des actions de groupes - Or à toute action correspond une intention -
Qui est le porteur des intentions de groupe ?»62(*) Deux types de réponses
ont été apportés à ce problème :
individualistes et holistes. Au-delà des nuances, nous pouvons
identifier deux tendances philosophiques : 1) si nous utilisons des sujets
pluriels63(*) afin de
décrire les actions de groupe, les seuls êtres susceptibles de
former des intentions sont des sujets singuliers, les individus. Ce sont par
conséquent les individus qui sont les porteurs des intentions de groupe,
et non le groupe lui-même. 2) lorsque les individus s'unissent et forment
un groupe, celui-ci entame une existence propre (même si
dépendante des individus). Les pensées que les individus
connaîtront en tant que membres du groupe seront, par la suite, les
pensées du groupe lui-même. Les intentions font partie de ces
pensées. --- Deux tendances qui s'opposent en ce que la première
refuse d'admettre que les groupes existent par eux-mêmes alors que la
seconde soutient au contraire que c'est le cas. Les problématiques
devant lesquelles se retrouvent les philosophes individualistes et holistes
sont les suivantes :
a) [individualiste] : Comment rendre compte de la
formation des intentions de groupe tout en niant que les groupes
existent ?
b) [holiste] : Comment prouver que les groupes existent
suffisamment par eux-mêmes pour être les porteurs des intentions de
groupe ?
Nous allons présenter, dans un premier temps, les
réponses individualistes de Bratman et Tuomela. La limite de ces
conceptions, nous le verrons dans un second temps, se situe dans leur
incapacité à rendre compte de la normativité de
l'intentionnalité collective. Nous aborderons ensuite les
théories de Searle et Gilbert en nous demandant justement laquelle des
deux permet le mieux d'aborder le problème de la normativité des
intentions collectives.
I ) J'ai des intentions collectives...
A) LES CONCEPTIONS DE SOMMATION.
Trois points de vue prétendent également rendre
compte des intentions de groupe. Les conceptions dites de sommation, dont le
représentant le plus connu est Anthony Quinton64(*), considèrent simplement
qu'il n'y a rien de plus dans un groupe qu'une somme d'individus. Selon cette
idée, un groupe ne peut se voir attribué des intentions,
croyances ou actions que si la totalité des individus membres du groupe
ont l'intention de, croient que ou bien réalisent telle action. Si un
seul des individus du groupe ne rentre pas dans cette catégorie, alors
il n'y a pas croyance, intention ou action du groupe. Une seconde version de la
même théorie, envisagée par Gilbert
elle-même65(*),
consisterait à ajouter la condition de savoir commun. Au lieu de
considérer qu'il est nécessaire que la majorité ou la
totalité des membres croient que p pour qu'on puisse dire du groupe
qu'il croit que p, on considère qu'il faut en plus que les membres
sachent que les autres croient aussi que p. Nous retrouvons ici l'apport
théorique de la notion de savoir commun telle que nous l'avons
présenté au cours de la partie portant sur la théorie du
sujet pluriel. L'idée est que s'il n'y a pas savoir commun, alors il ne
peut y avoir aucun phénomène de conscience commune, ni donc aucun
phénomène de groupe à proprement parler. Lorsqu'ils ne
partagent pas de savoir commun, les gens sont simplement juxtaposés les
uns aux autres, ils ne sont pas ensemble. L'ajout de la condition de
savoir commun suffit-elle, pour autant, à valider la théorie de
sommation des groupes ? Les philosophes holistes répondent que cela
n'est pas suffisant, car une telle conception autorise que l'on qualifie de
phénomènes de groupes des actions individuelles
juxtaposées. Ce n'est pas parce que les individus partagent un certain
savoir commun, commente Gilbert, que leurs actions seront nécessairement
collectives.
Un exemple permet d'éclairer le problème que
posent les conceptions de sommation. Comparons deux situations A et B. Ces
situations ont en commun leur point de départ : on observe une
vingtaine d'individus assis dans un parc. Tous les individus, subitement, se
mettent à courir en direction du porche le plus proche. Voici maintenant
ce en quoi elles diffèrent : dans la situation A, les individus se
sont mis à courir car la pluie commençait à tomber
très fort ; Dans la situation B, les individus se sont mis à
courir car ils étaient en train de tourner un film et que le metteur en
scène a crié « Courez maintenant ! ».
Selon les philosophes holistes, l'intention des individus n'avait pas la
même forme en A et en B. En A, leur intention était simplement
« Je vous pour me mettre à l'abri » et tous les
individus qui couraient pensaient la même chose indépendamment des
autres. En B, leur intention était « Nous courons pour aller
nous mettre à l'abri » et l'intention de chaque individu
était complémentaire de celle de tous les autres. Les
théories de sommation, doit-on conclure, sont incapables de rendre
compte de cette différence fondamentale. Elles abordent les situations A
et B de la même manière, alors que dans un cas seulement se
manifeste une intention de groupe. Elles sont, par conséquent, inaptes
à expliquer les intentions de groupe.
UNE THÉORIE DE L'INTENTION PARTAGÉE - MICHAEL
BRATMAN.
Chaque individu connaît un certain nombre d'autres
individus. Ces individus à leur tour connaissent encore d'autres
individus. Et ainsi de suite... Les gens se connaissent lorsqu'ils ont
été en relation les uns avec les autres. Et ils accroissent leurs
connaissances au fur et à mesure qu'ils entrent en relation avec de
nouveaux individus. Chaque individu tisse sa toile sociale, son réseau
de connaissances. Parfois les réseaux se recoupent, parfois ils
s'ignorent. Mais ils existent. Et les phénomènes de
groupe, soutient Bratman, existent à leur tour comme
phénomènes d'interrelation humaine. Ils ne sont rien de plus que
des relations de coopération entre des individus qui se rencontrent ou
qui se connaissent. Comment, sur cette base, est-il possible de rendre compte
des intentions de groupe ? Il y a action de groupe, nous dit
Bratman, lorsque deux individus en interrelation coopèrent afin de
réaliser un certain objectif. L'intention des individus de
réaliser ensemble un objectif commun, Bratman lui donne le nom
d'intention partagée. « Les intentions
partagées sont les intentions de groupe. »66(*)
Comment les individus en viennent-ils à former des
intentions partagées ? Tout d'abord, deux individus ne peuvent pas
former une telle intention l'un indépendamment de l'autre. Toute
intention partagée suppose une sorte d'accord entre les personnes
concernées. Pourtant, cet accord n'est pas nécessairement
explicite. Bratman fait ici appel à un exemple de David Hume et commente
ainsi le cas de deux rameurs s'accordant dans leurs mouvements
respectifs : « les deux individus rament ensemble alors
qu'ils n'ont passé aucun accord l'un avec
l'autre »67(*). Ils s'observent mutuellement et adaptent leurs
gestes à ceux de l'autre. L'accord des individus semble alors plus
relever d'une attitude concrète que d'un accord verbal. Ce ne sont pas
les individus qui s'accordent mais leurs attitudes. Les
phénomènes d'intention partagée dénoteraient ainsi
des « situations où chaque individu manifeste des
attitudes appropriées vis-à-vis des autres participant au sein de
leurs interrelations. »68(*)
Le propre des intentions partagées serait de faciliter
les actions de groupe : Elles faciliteraient la coordination de nos
actions intentionnelles individuelles ; Elles permettraient la mise en
place d'une planification des tâches, de sorte que les actions des
individus soient complémentaires ; Enfin, elles feraient
apparaître la nécessité de négocier ensemble sur ce
que chacun préfère faire. L'exemple préféré
de Bratman est celui de deux individus qui partagent l'intention de peindre une
maison. Leur intention partagée, déclare-t-il, est cause qu'ils
tiennent compte, dans leur action, de ce que l'autre est en train de faire. Par
ailleurs, elle les pousse, avant de commencer à peindre, à
s'accorder sur qui va peindre telle et telle partie de la façade. Enfin,
elle donne lieu à diverses négociations concernant les
préférences de chacun : l'un des individus
préférant peindre le bas et ne pas monter sur l'escabeau et
l'autre préférant peindre le haut, la négociation trouve
facilement son issue. Finalement, l'action de peindre la maison ensemble aura
eu lieu de manière appropriée parce qu'au départ les
individus possédaient l'intention partagée de peindre la maison.
Quelles sont les conditions nécessaires à l'intention
partagée ? Comment deux individus en viennent-ils à former
l'intention partagée de peindre la maison ensemble ? Autrement dit,
comment l'intention individuelle se transforme-t-elle en intention
partagée ? Voici les conditions proposées par Bratman :
Nous avons l'intention de peindre la maison si et seulement
si :
1. a. J'ai l'intention de peindre la maison.
b. Vous avez l'intention de peindre la maison.
2. J'ai l'intention de peindre la maison en accord avec et
parce que 1a et 1b ; vous avez la même intention.
3. 1 et 2 sont de savoir mutuel entre nous.
La première chose à remarquer dans cette
description théorique de l'intention partagée est qu'il est
nécessaire que deux individus soient présents pour qu'une
intention collective puisse être formée. Cette condition peut
paraître évidente, mais nous verrons avec John Searle que ce n'est
pas forcément le cas. Une seconde chose à remarquer est la
similitude apparente du contenu intentionnel des deux individus : Bratman
se limite ici à « intention de peindre la maison »,
mais dans la réalité chaque individu aura une intention à
la fois similaire et différente des autres participants : il aura
l'intention de peindre la maison d'une certaine manière alors que les
autres envisageront la même action d'une manière sensiblement
différente. Pourquoi deux intentions ne pourraient-elles pas s'accorder
parfaitement ? Car, remarque Stoutland - le principal critique de Bratman
- les intentions d'autrui ne sont jamais sous mon contrôle. Par
conséquent, je ne peux pas avoir d'intention de Nous, mais uniquement
des intentions de Je toujours différentes des intentions de Je des
autres. Enfin, la théorie de Bratman désigne comme principal
caractère des intentions de groupe la coordination. L'intention
partagée marque la volonté respective de s'accorder avec l'autre
avant et au cours de l'action. L'intention partagée met donc surtout en
oeuvre des capacités cognitives : observer l'autre,
imaginer une action complémentaire à la sienne, anticiper les
actions des autres participants, etc. Or, les intentions collectives gagnent,
selon de nombreux auteurs, à être décrites sous l'angle de
leur normativité. L'idée est que le fait de partager une
intention avec autrui donne lieu à un certain nombre d'obligation :
Je ne peux pas aller peindre précisément à l'endroit
où l'autre individu est en train de peindre ; Je ne peux pas non
plus quitter subitement le chantier ; Je ne peux pas utiliser la couleur
de mon choix. Ce qui est décrit chez Bratman en termes de coordination,
on s'accorde généralement à le décrire en termes de
droits et d'obligations. Or la théorie de Bratman est incapable de
rendre compte de l'existence de ces obligations : elle ne voit que des
volontés respectives de s'accorder autour d'une action. Mais...
si les individus sont forcés d'agir ensemble, on ne pourra pas
faire reposer l'accord de leurs gestes sur une volonté commune de faire
quelque chose ensemble. Un autre principe explicatif sera alors requis. Voyons
maintenant si Raimo Tuomela parvient à fournir un tel principe, qui rend
compte aussi bien de la dimension volontaire de l'accord collectif que de sa
dimension normative.
UNE THÉORIE DES INTENTIONS-DE-NOUS - RAIMO
TUOMELA.
Tuomela argumente en faveur d'une théorie
positionnelle des croyances de groupe. Son idée est que les
institutions fournissent aux individus différents cadres
hiérarchiques leur permettant de se situer les uns par rapport aux
autres. La toile des interrelations humaines de Bratman est ainsi
remplacée par une toile des positions individuelles. Les croyances des
individus découlent alors de leur positionnement institutionnel et non
de leur volonté propre. « Les croyances positionnelles sont
les points de vue que le détenteur d'une position possède de par
sa position, c'est-à-dire qu'il a intériorisées et
acceptées comme une base à la réalisation des tâches
sociales correspondant à sa position. »69(*) Si donc Bratman cherchait
surtout à rendre compte des intentions et des actions collectives,
Tuomela axe son analyse sur le concept de croyances de groupe. Les questions
qui se trouvent au fondement de son analyse peuvent être formulées
comme suit : Comment les individus en viennent-ils à former des
croyances de groupe ? Comment pouvons-nous distinguer entre des croyances
authentiques et des croyances positionnelles ? L'idée de Tuomela
est simple : la plupart des croyances de groupe sont le résultat
d'une détermination par des « circonstances sociales
normatives ». L'individu qui occupe un petit rôle au sein d'une
grande entreprise se verra forcé d'accepter certaines croyances
imposées par le haut. Ces croyances gagnent à être
qualifiées de positionnelles, car elles ne reflètent pas
l'intentionnalité propre de l'individu, mais la conséquence de sa
position au sein d'un groupe hiérarchisé. Les individus,
toutefois, peuvent aussi posséder d'authentiques croyances de groupe.
Prenons le cas d'une association éthique : les individus y sont
rassemblés justement sur la base de certaines croyances personnelles.
Leur croyance de groupe est, par conséquent, authentique. Mais, si nous
revenons à l'exemple d'une grande entreprise, il est possible
d'envisager qu'un directeur soit forcé d'accepter la croyance qu'il est
bon pour l'entreprise de licencier un certain nombre d'employés - alors
que, personnellement, il n'est pas enclin à croire qu'il s'agit
là d'une bonne décision.
Tuomela en vient ainsi à formuler le concept
d'intention-de-nous partagée. Selon celui-ci, les membres d'un
groupe partagent une intention de groupe à partir du moment où
ils ont accepté intentionnellement de la partager. Et ce qui
les incite à accepter une telle intention - ou une telle croyance -
n'est pas le groupe en tant que tel, mais leur position au sein d'une
institution. La théorie de Tuomela, par conséquent, ne se passe
pas de la dimension normative de l'existence des groupes, mais il situe
celle-ci dans les institutions et non dans les groupes eux-mêmes.
Par-là, il manque l'objectif avoué des théories de
l'intentionnalité collective : expliquer comment les individus font
des choses ensemble et comment ce « faire ensemble »
suppose des croyances et des intentions collectives. Une dernière
remarque s'impose : selon la théorie de Tuomela, un individu peut
posséder une croyance et une intention collective en étant seul,
simplement en supposant que le groupe qui l'incite à avoir telle
croyance ou telle intention existe. Comme nous allons le voir, ce défaut
est aussi présent dans la théorie de John Searle. Pourquoi
s'agit-il d'un défaut ? Car il semble problématique
d'axer une analyse de l'intentionnalité collective sur des cas qui
présupposent l'absence possible de tout groupe...
II ) Nous avons une intention collective...
« L'insistance sur l'importance du
« nous » est liée à l'accent que des penseurs
tels que Margaret Gilbert, John Searle et Annette Baier mettent sur le fait
qu'il n'est pas possible d'analyser le discours des nous dans les termes d'un
discours des je, ou dans les termes d'un langage impersonnel décrivant
ce que font des individus déterminés. » (Philip
Pettit)70(*)
LA PENSÉE DES INDIVIDUS COMME SUPPORT DU GROUPE.
« All consciousness is in individual minds, in
individual brains. » (Searle, 1990)
Le point commun à toutes les théories que nous
venons d'envisager était leur tentative de réduire les intentions
de groupes à des séries d'attitudes individuelles. Contre ces
théories, Searle propose l'idée d'une attitude collective de
l'individu. L'avantage d'une telle théorie est qu'elle permet de rendre
compte des phénomènes d'intentionnalité collective sans
donner la priorité à l'individu en tant que tel.
C'est-à-dire qu'elle va définir l'intentionnalité
collective comme un phénomène qui ne dérive pas de
l'intentionnalité individuelle mais qui au contraire la
précède.
Rappelons les caractères de l'intentionnalité
collective précédemment évoqués. La première
chose : l'intentionnalité collective est un phénomène
biologiquement primitif - il ne s'agit pas d'un phénomène
purement spirituel qui viendrait se surajouter au fonctionnement du corps.
Deuxièmement, l'intentionnalité collective désigne la
disposition naturelle de la pensée à faire
référence à un nous. L'idée de Searle est
que la pensée de l'individu peut aussi bien être de la
forme du « je pense » que de la forme du « nous
pensons ». Afin de référer à un
«nous», la pensée n'a pas à se convaincre que les
autres membres du groupe se considèrent vraiment comme formant un
«nous». La thèse de Searle prend ainsi le contre-pied des
théories qui rendent compte de l'existence des groupes sociaux sur la
base d'une juxtaposition de raisonnements individuels qui formeraient - in fine
- un savoir commun. La conscience commune ne consiste pas en une somme
de croyances individuelles que la communauté existe, mais en une forme
particulière de pensée que partagent les individus et qu'il
convient de nommer intentionnalité collective. « La
forme de mon intentionnalité collective peut simplement être
«Nous avons l'intention de», «nous sommes en train de faire ceci
et cela» et ainsi de suite. Dans ces cas là, je n'ai
d'intention que dans le cadre de nos intentions. »71(*)
Une telle conception de l'intentionnalité collective
peut paraître holiste : l'existence d'un groupe, en effet, se passe
de la somme des consciences individuelles. Le groupe est autre chose
qu'une série d'intentionnalités individuelles. Pourtant, le
groupe ne réfère pas non plus à un esprit collectif.
Searle considère cette hypothèse comme viciée :
« Une tradition consiste à parler d'esprits de groupe, d'un
inconscient collectif, et ainsi de suite. Je trouve ce propos au mieux
mystérieux et au pire incohérent. (...) Il ne peut y avoir un
esprit de groupe ou une conscience de groupe. »72(*) La dimension proprement
holiste des groupes se situe par conséquent dans l'esprit des
individus : le porteur de l'intentionnalité collective est
l'individu et non le groupe lui-même. La pensée individuelle est
ainsi susceptible de former deux genres d'intentions : une
intention-de-Je et une intention-de-Nous. La première
personne du pluriel possède donc bien un référent qui
existe : il s'agit de l'intentionnalité collective des individus.
De la même manière, Margaret Gilbert refuse de
situer l'intentionnalité du groupe ailleurs que dans la pensée
des individus. Ce qui fait exister le groupe, avons-nous vu, est le point
de vue des individus qui le constituent. On trouve cette
propriété des groupes dans ce que Gilbert nomme
« la condition des états intentionnels humains :
(...) que les collectivités humaines sont constituées par les
idées et les actes volontaires d'êtres humains. Car les actes de
volontés et les idées humaines sont ce qui existe derrière
et qui anime la vie sociale humaine. »73(*) Pourtant, Gilbert refuse
l'idée selon laquelle les groupes seraient le résultat des actes
d'agents singuliers. Les phénomènes collectifs, affirme-t-elle,
sont des phénomènes de sujet pluriel. Et le concept de sujet
pluriel « est le concept d'une série de personnes qui sont
prêtes à agir sans faire référence à leurs
propres buts. »74(*) On retrouve ici l'idée de Searle, selon
laquelle les groupes dénotent un mode d'existence non-individuel des
individus. Les groupes existent, sur ce point Searle et Gilbert s'accordent,
car les êtres humains sont naturellement capables de
référer à autre chose qu'à eux-mêmes et
qu'à leurs intérêts propres. Pour Searle, la pensée
individuelle peut prendre la forme d'une intentionnalité collective.
Pour Gilbert, les individus possèdent autant le concept de leur
intérêt personnel que celui de l'intérêt collectif.
Une forme de holisme caractérise donc également les
théories de Searle et Gilbert. Pour autant, nous allons le voir, seule
la théorie de Gilbert mérite réellement d'être
qualifiée de holiste.
L'INDIVIDUALISME ONTOLOGIQUE DE SEARLE.
Malgré ses apparences holistes, le propos de Searle
est irréductiblement individualiste. Car si celui-ci accepte l'existe
d'une intentionnalité collective comme distincte de la simple somme des
intentionnalités individuelles, il refuse pourtant de reconnaître
l'existence du groupe. Quelles sont les raisons de ce refus ? Tout
d'abord, Searle est matérialiste : il considère que tout ce
qui existe existe d'abord sous forme de matière. Les faits
institutionnels, nous l'avons vu, n'existent que sur la base des faits bruts et
il n'y a aucun fait institutionnel qui échappe à cette
règle75(*). De la
même manière, l'intentionnalité humaine est
réductible aux évènements matériels du corps et
plus particulièrement du cerveau : « Avec la conscience
apparaît l'intentionnalité, la capacité de
l'organisme de représenter des objets et des états de
choses... »76(*)
Il n'y a rien dans les phénomènes de pensée qui ne
dérive d'abord d'un état physique. Or, Searle ne parvient pas
à envisager comment un corps singulier pourrait causer l'existence d'un
être pluriel. Sa solution à lui consiste à renoncer
à la singularité irréductible de la pensée pour
envisager celle-ci comme contenant deux formes : l'une singulière
et l'autre collective. Une telle solution permet de rendre compte des
phénomènes collectifs sans sortir de la conscience individuelle.
Gilbert se refusera à une telle limite. La doctrine de Searle prend
ainsi la forme d'un paradoxe, car c'est sur la base d'un solipsisme
méthodologique qu'elle nous conduit à une explication des
phénomènes collectifs.
Ce solipsisme méthodologique constitue la limite, d'un
point de vue holiste, de la théorie de Searle. On découvre ce
point de vue individualiste dans la citation suivante : « je
pourrais encore posséder toutes les intentions dont je dispose
actuellement tout en ayant radicalement tort, même si la présence
et la coopération apparente d'autres personnes est une illusion,
même si je subis une hallucination totale, même si je suis un
cerveau maintenu en vie dans une bassine. »77(*) Cette opinion rencontre les
objections suivantes : Tout d'abord, que même si un cerveau
était maintenu en vie dans une bassine, il ne pourrait pas former
d'intention collective car pour cela, il aurait besoin de percevoir d'autres
individus (Tollefsen). Ensuite, qu'un individu ne peut pas posséder le
concept d'un autre individu s'il n'est pas le membre actif d'une pratique
sociale d'interprétation (Davidson). Enfin, que si les
intentions-de-nous sont formées par un esprit quasi-solipsiste, il
semble impossible de rendre compte de la dimension normative des actions
communes (Gilbert).
Pour conclure, on peut remarquer que la théorie des
intentions-de-nous de John Searle ne suffit pas à rendre compte des
actions collectives en tant que telles. Prenons l'exemple suivant : ma
voiture tombe en panne dans la rue où j'habite et ma famille vient
m'aider à la pousser jusqu'au garage le plus proche. Afin que l'action
collective de pousser ma voiture puisse avoir lieu, il est nécessaire
que quelques-uns des individus au moins aient l'intention-de-nous suivante
«Nous avons l'intention de pousser la voiture». Toutefois, il n'est
pas nécessaire que l'ensemble des membres de ma famille ait cette
intention. On pourrait imaginer que l'un de mes frères pousse la voiture
sans avoir l'intention-de-nous correspondante. Un autre exemple, plus
évident, est celui d'un Etat. Lorsque le Parlement vote une loi, et
exprime ainsi l'intention-de-nous de l'Etat, certains députés ne
possèdent pas l'intention-de-nous correspondante. Et même plus,
dans le cas des dictatures, seul le dictateur possède les intentions qui
constituent les intentions-de-nous de l'Etat qu'il régit. Une autre
limite de la théorie de Searle, par conséquent, est de
considérer comme nécessaire que chaque individu membre du groupe
possède bien l'intention-de-nous correspondante pour que l'action
collective puisse exister. Nous allons voir que le concept de sujet pluriel de
Gilbert comble cette lacune.
LES GROUPES EXISTENT - MARGARET GILBERT.
Si Searle reconnaît l'existence propre de
l'intentionnalité collective au détriment de celle du groupe
lui-même, Gilbert au contraire affirme que si les individus
possèdent une disposition naturelle à l'intentionnalité
collective, le contenu de celle-ci en revanche dérive de l'existence du
groupe, c'est-à-dire du sujet pluriel que constituent les
membres du groupe. La première chose à remarquer dans la
théorie de Gilbert est la nécessité, pour qu'un groupe
puisse être formé, que plusieurs individus soient présents.
Comme nous l'avons vu, une condition nécessaire à la constitution
des sujets pluriels est l'expression directe de la volonté des individus
de s'unir afin de former un groupe. Il ne peut y avoir de groupe que là
où les individus se perçoivent directement les uns les autres. Un
cerveau maintenu en vie dans une bassine ne serait donc pas en mesure de former
des intentions collectives, et ce à moins qu'il ne perçoive
directement la présence d'un autre cerveau dans la même
bassine...
Pourquoi Gilbert affirme-t-elle l'existence réelle des
groupes sociaux ? Après tout, le concept de sujet pluriel pourrait
très bien être un concept heuristique. En ce qu'il dénote
les conditions à la formation des groupes, ainsi que diverses
propriétés remarquables des groupes, des chercheurs pourraient
l'utiliser qui ne se soucieraient pas de savoir si les groupes existent par
eux-mêmes. Mais Gilbert tient absolument à ce que l'on
considère les sujets pluriels comme existants. Alban Bouvier commente
ainsi cette dimension particulière de son propos :
« L'auteur, manifestement, soutient la thèse en question parce
qu'elle la croit vraie. »78(*) Comment, toutefois, est-il possible de situer sur un
même plan ontologique l'existence des individus et celle des
groupes ? N'est-il pas certain que les individus existent plus
que les groupes qu'ensemble ils constituent ?
L'argument le plus solide des tenants de l'individualisme
ontologique est le suivant : Les êtres humains individuels
constituent la base de la société. Or, un être humain qui
pense réfère à lui-même de manière
appropriée en usant du pronom «Je». Par conséquent, le
référent de «Je», le soi, prime d'un point de vue
ontologique sur le référent de «nous». [un être
humain pensant ne peut référer à lui-même de
manière appropriée en usant du pronom «nous»]. Cet
argument repose sur un point de vue classique en philosophie, selon lequel le
soi existe. La conscience, avant d'être une perception de
l'extérieur, serait une conscience de soi. Une telle opinion
conduit ensuite à l'idée selon laquelle l'individu est un sujet
souverain de ses actes et de ses engagements au sein de la
société. On trouve une telle conception dans les écrits de
Rousseau, de Descartes, etc. Pourtant, cette idée du sujet a
connu de nombreuses critiques, dont l'initiateur fut David Hume. Très
récemment, un livre de Vincent Descombes, Le Complément de
Sujet79(*), tendait
à démontrer l'impossibilité logique de l'acte d'auto
position que présuppose le concept même de sujet. Selon la
thèse de Descombes, on a tort de considérer que le support des
actions de l'individu est le soi, car cela présuppose que dans
sa pensée, l'individu peut se placer face à lui-même et
s'autodéterminer. Une telle capacité ferait de l'individu un
être naturellement autonome. Au contraire, soutient Descombes,
l'autonomie s'acquiert progressivement à travers l'apprentissage des
règles que les institutions sociales fournissent à l'individu. Le
sujet n'est donc que l'agent des actions qu'on lui attribue.
Si la théorie de Descombes ne s'accorde pas
parfaitement avec celle de Gilbert80(*), la description qu'il propose de l'individu comme
agent d'action convient à la théorie du sujet pluriel. En effet,
selon le point de vue de Gilbert, l'individu est avant tout l'agent de
certaines actions individuelles ou collectives. Lorsque l'action sert
l'intérêt de l'agent et uniquement le sien, l'individu agit comme
un agent singulier. Lorsque l'action sert, au contraire,
l'intérêt d'un groupe, l'individu agit en tant que membre de
ce groupe. Ceci signifie que l'être humain est autant capable de se
donner des buts à lui-même que de reconnaître ceux du
groupe auquel il appartient. La conscience de soi, c'est-à-dire la
conscience de ce qui se manifeste dans la pensée individuelle, est belle
et bien nécessaire à la reconnaissance des objectifs autant
singuliers que collectifs, mais elle ne précède pas l'existence
de ces objectifs. « La conclusion semble être que les humains
en tant qu'agents singuliers et les humains en tant que membres de sujets
pluriels se situent sur un plan ontologique équivalent. Aussi loin se
puisse pousser le raisonnement ontologique, aucun des deux ne prime sur
l'autre. »81(*)
Margaret Gilbert considère que les groupes sociaux
humains existent en tant que tels, et non pas seulement en tant que somme des
intentions individuelles. L'intention collective désigne l'intention
d'un sujet pluriel et non le partage d'une intention par différents
individus. Une telle conception implique que le sujet pluriel que constitue
telle entreprise ou bien tel Etat national est susceptible d'avoir des
intentions qui diffèrent des intentions de la majorité des
individus constituant les groupes en question. « Il pourrait y
avoir une intention partagée de faire ceci et cela alors qu'aucun des
participants n'a personnellement l'intention de conformer son comportement
à l'intention partagée »82(*) Comment cela serait-il
possible ? Simplement, les individus concernés se sentiraient
obligés d'avoir cette intention. Et si on leur demandait : as-tu
l'intention de le faire ? Ils répondraient oui. Nous retrouvons ici
l'idée de Gilbert que les sujets pluriels donnent naissance à des
droits et à des obligations. C'est parce que ces droits et ces
obligations existent, c'est parce que les individus les perçoivent et
agissent en fonction d'eux, qu'il est nécessaire d'admettre l'existence
des sujets pluriels.
On comprend maintenant en quoi la position de Gilbert
relève à la fois de l'individualisme ontologique et du
holisme ontologique. En soutenant que l'engagement volontaire des individus est
requis pour l'existence d'un groupe social, elle souscrit à la
thèse individualiste. Mais en affirmant l'autonomie intentionnelle des
groupes constitués, elle maintient une position holiste.
III ) Conclusion.
Malgré le solipsisme méthodologique qu'il
emploie, John Searle parvient à soutenir que le nous et le
je existent de manière équivalente. Le je et le
nous sont en effet les deux formes naturelles de la conscience
humaine. Chez Margaret Gilbert, cette équivalence se retrouve au niveau
conceptuel. Les êtres humains possèdent naturellement deux
concepts : celui qui leur permet de suivre des buts personnels (the
concept of one's goals) et celui qui leur permet de suivre des buts
collectifs (the concept of our goals). Le je et le
nous sont à nouveau placés à un même niveau
ontologique. Plus récemment - et cela indique bien quelle est la
tendance actuelle - Annette Baier proposait de considérer que le
nous était plus fondamental que le je. Dans The
Commons of the Mind, elle soutient que nos capacités intentionnelles
et rationnelles requièrent l'existence d'un esprit commun. Et en effet,
que pourrais-je bien penser ou écrire, si nous n'avions
déjà constitué une histoire des idées ? Et
même pourrais-je avoir envie d'écrire, si vous n'étiez
là pour me lire ? « La dépendance entre mon
intentionnalité et la vôtre est à double
sens. »83(*)
* * *
TABLE DES MATIERES
Pages :
2-3 : PRÉSENTATION
4-14 : INTRODUCTION
4-8 : Signification de la notion d'ontologie
sociale
9-11 : Histoire de la notion d'ontologie sociale
12-13 : Ontologie des phénomènes sociaux
/ Ontologie objets des sociaux
14-48 : LA THÉORIE DU
SUJET PLURIEL DE MARGARET GILBERT
14-16 : Introduction
17-24 : Philosophie sociale &
Intentionnalisme
17-20 : L'inspiration simmelienne de Gilbert
20-21 : L'opposition classique et contemporaine de
l'individualisme et du holisme
22-24 : Conciliation du holisme & de
l'individualisme
25-31 : Une argumentation au sein de la philosophie
du langage
25-27 : Introduction
27-28 : Le raisonnement de Peter Winch
28-30 : Règles de signification -
critères
d'assertabilité
30-31 : Conclusion
31-43 : « Nous » est un sujet
pluriel - Analyse sémantique
31-32 : Introduction
33-43 : NOUS
34-35 : Les contraintes sémantiques
35-36 : Les usages incorrects
36-37 : Formulation et amélioration de
l'hypothèse
38-40 : Le savoir commun - Common knowledge
40-43 : Le sujet pluriel est-il un
phénomène de savoir
commun ?
43-45 : Engagement conjoint & Obligations
46-71 : UNE ONTOLOGIE DES
OBJETS SOCIAUX - JOHN SEARLE
47 : Introduction
48-49 : Faits bruts et faits institutionnels
49-50 : L'hypothèse d'une structure
invisible
50-53 : Deux distinctions fondamentales
53-60 : Explication du fonctionnement des objets
sociaux
53 : Introduction
54-56 : L'assignation de fonctions
56-60 : L'intentionnalité collective
60-68 : Les règles constitutives
60-63 : Introduction
63-67 : Searle, interprète de
Wittgenstein
67-68 : Le concept de «Background»
69-71 : Conclusion
72-86 : L'INTENTIONNALITÉ COLLECTIVE -
DÉBATS D'ONTOLOGIE SOCIALE
72-73 : Introduction
73-74 : Le problème
74-79 : J'ai des intentions collectives
74-76 : Les conceptions de sommation
76-78 : Une théorie de l'intention
partagée - Michael
Bratman
78-79 : Une théorie des intentions-de-nous -
Raimo
Tuomela
80-86 : Nous avons une intention collective
80-82 : La pensée des individus comme support
du
groupe
82-83 : L'individualisme ontologique de Searle
83-86 : Les groupes existent - Margaret Gilbert
86 : Conclusion
87-88 : Table des matières
89-90 : Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Wray, B. 2000. Collective Belief and Acceptance -
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* * *
* 1 Manual de philosophia
social y de ciencias sociales, María del Rocio, 2001, page 24.
* 2 Carol Gould n'est
pourtant pas la première à avoir envisagé l'ontologie
sociale. Nous reviendrons sur ce point plus loin.
* 3 Voir à ce propos:
From Aristotle to Marx: Aristotelianism in Marxist Social
Ontology (Avebury Series in Philosophy) by
Jonathan
E. Pike - Ashgate Pub Ltd (1999).
The Other : Studies in the Social Ontology of Husserl,
Heidegger, Sartre, and Buber (Studies in Contemporary German Social
Thought) by
Michael
Theunissen,
Christopher
Macann - The MIT Press (1986).
The Social Ontology of Karl Barth by
Paul
E., Jr. Stroble - Intl Scholars Pubns (1994).
* 4 Cité en italien
dans Di Lucia, Tre modelli dell' ontologia sociale.
* 5 Citons à ce propos
Pierre Livet, qui écrit dans son article «Ontologie du social,
institution et explication sociologique» (L'enquête ontologique,
du mode d'existence des objets sociaux), « Se poser des questions
d'ontologie, c'est simplement se demander quel est le type d'entités que
l'on convoque lorsque l'on parle de quelque chose, que l'on décrit un
phénomène et que l'on explique, et, ajouterai-je, quelles
opérations sont possibles sur ces entités, quelles
transformations permettent de passer de l'une à l'autre. » (p.
15).
* 6 Adolf Reinach,
« Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechtes »,
1913, p. 145. Cité en Italien dans Di Lucia, Tre modelli dell'
ontologia sociale.
* 7 Margaret Gilbert, On
Social Facts, pages 428-430.
* 8 On Social Facts,
page 13.
* 9 Georg Simmel, Etudes sur
les formes de la socialisation, 1999. - pages 63 à 79.
* 10 Id. page 17.
* 11 Simmel, Etudes sur les
formes de la socialisation, p. 75.
* 12 Id. page 70.
* 13 Voir à ce propos
le chapitre du livre « Marcher ensemble, Essais sur les
fondements des phénomènes collectifs »
intitulé « Durkheim et les faits sociaux » - 2003,
traduction de Emmanuelle Betton-Gossart.
* 14 On Social
Facts, p. 428.
* 15 Voir le chapitre de
On Social Facts intitulé 3.2 Ontological individualism versus
ontological holism. Pages 428-432.
* 16 On Social Facts,
p. 430.
* 17 La version forte du
holisme est souvent associée, remarque Gilbert, aux doctrines fascistes.
Celles-ci, en effet, faisaient valoir l'idée de l'indépendance
des intérêts de la société vis-à-vis de ceux
des individus pour justifier certains actes contraires à l'opinion
publique.
* 18 On Social Facts,
pages 58 à 145.
* 19 Ouvrage non traduit en
français. Dernière édition disponible : Routledge,
2001.
* 20 Winch formule
fréquemment sa thèse en commençant par dire « Si
les arguments de Wittgenstein son valables, alors... »
* 21 Il s'agit de
déterminer comment fonctionne ce que Vincent Descombes nomme les
« institutions du sens ». - Descombes 1996.
* 22 Recherches
Philosophiques, § 199, 1953.
* 23 On Social Facts,
p. 127.
* 24 Id, p. 59.
* 25 Id, p. 93.
* 26 Id. p. 98.
* 27 Id. p. 99.
* 28 Id. P. 143.
* 29 On Social
Facts, p. 17.
* 30 On trouvera en annexe
une traduction de la partie en question.
* 31 On Social Facts,
p. 18.
* 32 Hanna Arendt, La Vie
de l'Esprit, cité dans « L'homme est-il devenu
superflu ? », Françoise Collin, chez Odile Jacob.
* 33 On Social Facts,
p. 169. Traduction en annexe, p. 2.
* 34 Pages 564 à 572,
Théorie de la Justice, 1971.
* 35 On Social Facts,
p. 172. Traduction, p. 4.
* 36 David Lewis,
Convention, 1969.
* 37 Convention, p.
24.
* 38 Convention, p.
42
* 39 Convention, p.
56.
* 40 On Social Facts,
p. 15.
* 41 Id. p. 205.
* 42 On Social Facts,
p. 198.
* 43 Sociality and
Responsibility, Chap. I., p. 2.
* 44 Contract Social,
Rousseau Jean-Jacques, Ière version, Notions du Corps Social,
Ed. Gallimard, 1964, p. 111-112. Gilbert cite Rousseau dans une traduction
anglaise : «Since men cannot engender new forces, but merely unite
and direct existing ones, they... form bvy aggregation a sum of forces, so that
their forces are directed by a single moving power and made to act
concert.» - On Social Facts, p. 198.
* 45 On Social Facts, p.
438.
* 46 John Searle,
L'ontologie de la réalité sociale. Réponse à
Barry Smith - p. 201 - publié dans « L'enquête
ontologique, Du mode d'existence des objets sociaux », 2000.
* 47 The Construction of
Social Reality, page 3.
* 48 Searle écrit sa
théorie en partie pour fonder le sens contemporain de l'ontologie
sociale comme discipline philosophique, et en partie en réaction
à certains philosophes qui soutiennent que les faits sociaux ne sont pas
les seuls qui dépendent de l'homme, mais que c'est toute la
réalité qui est d'une certaine manière une création
humaine. Cette opinion philosophique affirme que « les faits bruts
n'existent pas, que tous les faits dépendent de l'esprit
humain. » (Searle, p. 2) l'opinion de Searle est que si nous avons
besoin du langage pour décrire les faits bruts, ceux-ci existent
malgré tout indépendamment de la description qui en est produite.
Alors que le langage au contraire institue les faits sociaux en tant que
tels : en permettant un accord entre les hommes à propos de la
fonction des objets, il crée l'existence des faits sociaux, faits
ontologiquement subjectifs et épistémologiquement objectifs.
* 49 Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie. Fonction, p. 362.
* 50 Searle, The
Construction of Social Reality, p. 20.
* 51 David Lewis,
Convention - 1969.
* 52 Page 25.
* 53 L'argument de
Wittgenstein visant surtout à montrer qu'il ne peut pas exister de
langage privé, la conséquence naturelle semble être que
tout langage est d'origine sociale.
* 54 Citons par exemple
Jacques Bouveresse, Saül Kripke, Vincent Descombes, Margaret Gilbert,
Frank Hindriks, Cora Diamond, R. Rhees, Cavell, etc.
* 55 Sandra Laugier, 2001,
disponible sur Internet à l'adresse suivante :
http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=155
* 56 Searle, The
Construction of Social Reality, p. 134.
* 57 Barry Smith, Social
Objects, 2002.
* 58 The Construction of
Social Reality, p. 23.
* 59 Id. p. 38.
* 60 Id. P. 40.
* 61 Voir Descombes,
Philosophie des représentations collectives, p. 1.
« Qui parle de représentation collective fait appel à
une distinction : de même qu'il y a des représentations
individuelles, attribuables à des sujets personnels, il y a des
représentations collectives, pour lesquelles nous devons poser un sujet
collectif. Du coup, on passe inévitablement d'un sujet logique
d'attribution à un sujet psychologique, au sens d'un penseur qui forme
des pensées. »
* 62 Voir l'article de
Ludger Jansen (Bonn) intitulé « Who has got our
Group-Intentions ? » 2004.
* 63 Au sens littéral
du terme : les sujets singuliers désignent les pronoms Je, tu,
il/elle alors que les sujets pluriels désignent les pronoms Nous, vous,
ils/elles.
* 64 Quinton Anthony, Social
Objects - 1975.
* 65 Gilbert Margaret, On
Modelling Collective Belief, 1987.
* 66 Bratman Michael, Faces
of Intention, p. 143. - 2004.
* 67 Id. p. 111.
* 68 Id.
* 69 Tuomela Raimo, The
importance of Us. p. 312.
* 70 Philip Pettit,
Penser en Société, Essai de métaphysique
sociale et de méthodologie, 2004 - traduction de Bertrand
Guillarme.
* 71 The Construction of
Social Reality, p. 26.
* 72 Searle,
« Collective Intentions and Actions », 1990. p. 402,
404 et 406.
* 73 On Social Facts, p.
418-419.
* 74 Id. p. 427.
* 75 Se référer
à la citation de John Searle qui ouvre le chapitre du mémoire le
concernant.
* 76 The Construction of
Social Reality, p. 7.
* 77 Searle,
« Collective Intentions and Actions », p. 117.
* 78 Alban Bouvier,
Avant-propos à « Marcher ensemble, Essais sur les
fondements des phénomènes collectifs » - page
10.
* 79 Vincent Descombes,
Le Complément de Sujet, Enquête sur le fait d'agir de
soi-même. 2004.
* 80 Descombes reproche en
effet à Gilbert de considérer comme possible l'existence d'un
langage privé. Dans le débat qui oppose Gilbert à Winch,
il prend le parti de Winch. - Voir le texte de Descombes, Philosophie des
représentations collectives, p. 6.
* 81 On Social Facts, p.
432.
* 82 Gilbert Margaret,
«Sociality and Responsibility», 2000, p. 18.
* 83 The Commons of the
Mind, p. 26. 1997.
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