1.2. La
propriété, le droit d'auteur, le "capital symbolique" :
Droit d'auteur : Défini internationalement par la
convention de Berne en 1886, le droit d'auteur repose sur le principe de la
propriété inaliénable, par le biais de la protection du
droit moral, les droits patrimoniaux étant cessibles. Une
création, qu'elle soit musicale, picturale, littéraire,
cinématographique, journalistique, n'appartient théoriquement
qu'à son auteur. Les montants et les modalités de sa
rémunération sont ensuite fixés par les différents
partenaires, créateurs, diffuseurs, sociétés gestionnaires
de droit, Etats, etc. Au copyright anglo-saxon, où un créateur
peut céder par contrat la jouissance de son oeuvre à un tiers,
les pays latins, dont la France, préfèrent la stricte application
du droit moral.
L'imprimé a beaucoup facilité l'expression de
l'individualisme moderne. L'auteur, par exemple, en dépend, comme en
dépend aussi le sujet juridique. Le dépassement de la tradition
orale en droit dépendait de l'écriture, mais
l'établissement d'une véritable jurisprudence autre que locale
n'était guère praticable avant l'imprimé. Or, la
numérisation couplée à un réseau de portée
planétaire bouleverse ce contexte.
Un oiseau numérisé ne connaît pas de cage
pourrait-on dire, et ce simple aphorisme inquiète beaucoup. En effet,
comment contrôler la circulation économique d'un document
numérique ? Modifié sans difficulté, aisément
copié et reproduit, il est accessible partout (ou plus exactement il
semble accessible partout et est accessible de partout). Comment retraduire le
droit d'auteur dans le monde numérisé, là où tout
document semble destiné à participer à une immense
dérive constituée de recyclages successifs.
Et que faire dès lors de l'auteur ?
En fait, les réseaux, tels Internet, jettent un
défi d'envergure aux figures classiques de l'individualisme en
multipliant les situations où l'opposition entre individu et collectif
apparaît en porte-à-faux. Le nouvel individualisme qui semble se
développer dans le cyberespace paraît plus fondé sur la
capacité de construire et entretenir un système de distinctions
à l'égard d'autres individus que sur la possession de
propriétés (dans tous les sens du terme). Les
phénomènes associés aux logiciels dits "libres"
constituent un exemple frappant d'une production gérée de
façon distribuée par ces nouvelles formes d'individualités
recherchant la distinction symbolique plutôt que la
propriété directe et, au plan économique, l'insertion dans
des flux de services plutôt que la production d'objets définis. En
contribuant librement à des éléments de programmes, le
nouvel individu choisit de privilégier le "capital symbolique", principe
distinctif emprunté à Pierre Bourdieu. Par là, ce nouvel
individu peut espérer atteindre le capital tout court. Nobles et
bourgeois fondaient leur distinction sur leur richesse ; dans le cyberespace,
il semble que l'équation s'inverse : on ne peut prétendre devenir
riche que si l'on se distingue et la distinction s'évalue par un
processus d'évaluation par les pairs, comme c'est le cas en science.
Diderot appelait le talent "la noblesse de l'esprit" et
Beaumarchais créateur en 1777 de la première
société de protection des droits d'auteurs, cherchait à
lui accorder des privilèges analogues à ceux de la noblesse
proprement dite. Le droit d'auteur visait à créer un domaine
mental aussi inaliénable au regard de la loi qu'un domaine
constitué de bosquets et de prairies. Le copyright, dans la tradition
littérale anglaise fondée en grande partie sur le common law (la
"jurisprudence"), vise à accorder les mêmes possibilités
à l'individu de talent. Droits d'auteur et copyright ont
été longuement peaufinés, au terme de longues et savantes
tractations, débats et combats, pour établir un équilibre
judicieux entre les intérêts de l'individu créateur et ceux
du public. Cet équilibre ne repose pas que sur des termes légaux,
il dépend également d'un contexte technique qui pèse sur
l'ensemble du dispositif légal, par exemple en avantageant la
protection. Or l'inverse se produit avec la numérisation et les
réseaux, fragilisant ainsi tout l'édifice du droit d'auteur.
Fruit d'une longue lutte contre l'ordre féodal, la notion
moderne de propriété, d'abord attachée surtout à la
terre, s'est progressivement étendue à divers domaines
jusqu'à atteindre ce que l'on appelle la propriété
intellectuelle.
L'Organisation mondiale de la "propriété
intellectuelle" incarne la pointe extrême de ce mouvement. Issue à
l'origine de la notion d'individu souverain opposée à celle de
sujet, la propriété intellectuelle reflète souvent de nos
jours les intérêts d'immenses ensembles financiers.
Un standard numérique comme MP3 facilite la circulation de
pièces musicales dans les réseaux et, à ce titre, menace
les formes classiques de la propriété intellectuelle dans le
domaine musical.
Les droits d'auteur survivront-ils à Internet ? Les
auteurs survivront-ils à Internet ? Même en Europe les
états sont divisés sur la nécessaire défense de ces
droits et la France qui en est partisane reste finalement très
isolée. Pourtant Viviane Reding, commissaire européen
chargée du dossier admet que si on ne fait rien, on peut aller à
la catastrophe. C'est ce qui s'est passé avec la musique sur Internet
par la multiplication des copies pirates. Il faut, d'après elle,
absolument éviter de refaire la même chose avec le livre ou le
film.
Le refus du droit d'auteur implique un jugement de valeur plus
vaste sur la nature de l'oeuvre elle-même. La valeur d'une oeuvre devient
liée à son potentiel de communication et d'ouverture. Moins que
jamais, c'est le contenu qui compte au profit de la capacité de la forme
à se déployer.
Les textes qui circulent sur Internet, censés être
porteurs du "savoir mondial", sont de plus en plus fragmentés, pour
répondre aux exigences de l'interactivité, et de moins en moins
référencés, tendance qui semble se reporter
également sur les auteurs issus du milieu des ntic qui n'hésitent
plus à écrire un livre tout entier dans lequel l'influence
directe de nombreux auteurs est bien visible, sans pratiquement aucune
citation, référence ou note.
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