LA DIALECTIQUE « INDIVIDU -
SOCIETE »
ET SA RATIONALISATION DANS L'UNIVERSEL
CONCRET
CHEZ ERIC WEIL.
Mémoire présenté pour l'obtention
du grade de Bachelier en Philosophie.
Par
LENGE WA- KU- MIKISHI, SJ
Directeur : Simon DECLOUX, SJ
Avant propos
Nous voulons ici exprimer notre reconnaissance à tous
ceux qui d'une manière ou d'une autre, nous ont apporté leur
soutien et leur compétence pour la réalisation de ce travail.
Nous ne saurons les citer tous mais leur mémoire restera à jamais
marquée dans notre coeur.
Notre reconnaissance est grande vis-à-vis de toutes les
autorités académiques et le corps professoral qui nous ont
transmis dans la rigueur et la qualité les rudiments nécessaires
à notre croissance intellectuelle et humaine.
Toutefois, nous ne saurons ne pas citer
particulièrement le R.P. Simon DECLOUX, sj qui a bien voulu, en
dépit de ses multiples occupations, accepter de nous accompagner aussi
bien dans la compréhension de l'ouvrage d'Eric Weil que dans la
rédaction de ce mémoire. Son dévouement et sa
disponibilité ont été une grande édification pour
nous.
Introduction
Générale.
Le Bonheur est le plus grand bien de l'homme1(*).
La recherche du bonheur, quel que soit le contenu que les
différentes sociétés humaines ont donné à ce
mot, a toujours et partout constitué sinon le pôle principal des
toutes les activités humaines, du moins une motivation
déterminante de l'agir de l'homme.
Le bonheur recouvre plusieurs aspects. Il peut s'agir du sens
généralement admis, de bien être matériel ou tout
simplement, de la paix intérieure dont la quête a également
mobilisé l'homme à travers les temps. Si cette dernière
forme de bonheur revêt un caractère plutôt personnel, qu'il
n'est pas facile de conceptualiser, les groupes humains restreints et les
peuples, en proportions plus grandes et mieux organisés, ont fait du
bonheur humain, la recherche la plus fondamentale de la vie. Ce bonheur est
compris comme résultant des avantages matériels tirés de
la nature et d'une organisation sociale basée essentiellement sur la
mise en commun des forces capables d'assurer la lutte avec la nature
extérieure (Eric Weil).
La lutte avec la nature extérieure a pour but d'en
retirer le plus de bien d'une part, et d'autre part, de garantir des rapports
capables d'assurer la paix, la stabilité et la sécurité.
Une question déterminante peut dès lors se
poser, celle de savoir à quelle composante revient le premier rôle
dans la réalisation du bonheur : est-ce d'abord à la
détermination de l'homme à rechercher son bonheur en se basant
sur ses activités physiques ou spirituelles, ou plutôt à
l'organisation sociale de la communauté sur laquelle il s'appuie ?
Ces problèmes sont abordés dans un cadre plus vaste de
réflexion : La philosophie politique.
la philosophie politique s'attache de façon
substantielle à étudier les différentes formes
d'organisations politiques et sociales que l'homme a imaginées ou
façonnées pour une vie en communauté plus harmonieuse et
efficiente. Elle a pour objet « la considération de la vie en
commun des hommes, selon les structures essentielles de cette vie ».
Mais, avant d'entrer dans le vif de notre sujet, nous allons reprendre, dans
les grandes lignes, les principales articulations de notre argumentation. Ce
travail comportera trois chapitres.
Le premier chapitre sera consacré
à la description de l'avènement de la société
moderne. Il retracera, entre autres, le cheminement historique, qui part de la
société traditionnelle pour aboutir à la
société moderne en passant par le renversement du sacré
traditionnel (les traditions et croyances ancestrales.) comme exigence de la
lutte avec la nature extérieure avec pour conséquence, entre
autres, le déchirement intérieur dans l'individu qui se vit en
tension dialectique avec la société à laquelle il
appartient.
Le deuxième chapitre abordera la dialectique de
l'individu et de la société
« mécaniste » et
« calculatrice », conséquence de la divergence
fondamentale des intérêts entre l'individu et la
société. Nous aborderons aussi les problèmes de la
société moderne, éminemment
« matérialiste » et « anonyme ».
La tension et le déchirement de l'individu dans la
société qui exige de lui une donation totale sans vie
privée, vont conduire à l'émergence de l'Etat moderne
comme universel concret et possibilité de réconciliation entre
les aspirations « opposées » de l'individu et de la
société.
Le troisième chapitre sera consacré
à l'Etat ou universel concret tel qu'Eric Weil
l'appréhende : l'Etat rend rationnel et raisonnable les aspirations
opposées de l'individu et de la société. Les étapes
de cette rationalisation vont du système autocratique au
système constitutionnel (avec possibilité de retourner à
l'autocratie).
Dans la constitution de l'Etat moderne, le rôle de
l'administration est central, pour résoudre les contradictions qui
surgissent de ses problèmes : problème de liberté,
problème d'efficacité, problème
d'indépendance,...Nous verrons le rôle et la place qui doivent
revenir à l'administration dans l'Etat moderne, ce qui ne va pas sans
risques.
Dans l'ouvrage de base de notre travail, Philosophie
Politique, Eric WEIL2(*), définit le terme politique en son acception
antique, aristotélicienne que nous venons de reprendre, de
considération de la vie en commun des hommes selon les structures
essentielles de cette vie. La philosophie étant étymologiquement
la démarche conduisant à cette connaissance, il s'agira pour nous
non pas de remonter dans le temps jusqu'à l'origine de la constitution
des sociétés mais plutôt, en suivant l'argumentation d'Eric
Weil, de présenter de façon dynamique l'évolution à
la fois historique et politique de la tension interne et externe qui a
accompagné l'émergence et la constitution des
sociétés modernes actuelles ; une tension qui n'est pas
achevée mais qui se poursuit en se développant et s'organisant
pour s'accomplir dans ce qu'Eric Weil appelle l'Organisation mondiale.
Certes, dans son ouvrage Weil aborde également d'autres
thèmes concernant, entre autres, la question de l'Etat, du rôle du
philosophe..., mais la dialectique entre la société et l'individu
semble traverser toute sa pensée. Cette dialectique persiste et se
manifeste dans toutes les sociétés quel que soit leur niveau de
progrès technique. Une analyse de cette question nous permettra d'en
déceller les causes et de reconnaître les solutions que cette
tension a elle-même, d'une façon ou d'une autre,
engendrées.
Le but du mémoire étant de témoigner
avant tout de l'assimilation correcte de la pensée de l'auteur, nous
avons opté pour la méthode analytique. Il s'agira donc dans ce
présent travail d'une analyse de la pensée d'Eric Weil contenue
dans la Philosophie politique. Nous tenterons ensuite une application
de cette pensée à notre continent ,l'Afrique.
Le 20èsiècle, essentiellement dans sa
seconde moitié et le 21ème siècle naissant
seront longtemps perçus comme les siècles des innovations
technologiques et scientifiques les plus grandes et cela dans tous les
domaines de la vie. Mais aussi, et de façon particulière le
20ème siècle, seront perçus comme les
siècles des conflits les plus meurtriers, où des millions
d'individus ont perdu la vie, dans diverses guerres. Les antagonismes qui ont
précédé ou suivi ces conflits ont entraîné
l'humanité dans une course effrénée aux armements.
Cependant les progrès scientifiques se sont
accompagnés, dans bien des lieux, d'une amélioration
substantielle des conditions de vie, pour beaucoup d'habitants de la
terre ; incontestablement, la maîtrise de l'homme sur la nature
s'est affermie et les avantages en sont considérables.
Toutefois, on serait en droit d'attendre qu'une telle
maîtrise des forces de la nature s'accompagne d'un règne de paix,
de bonheur et que ce « plus avoir » résultant
de la croissance de la productivité et de la production des biens et des
services s'accompagne d'un « mieux être » de
l'humanité tout entière.3(*) Pourtant le tableau que présente le monde
aujourd'hui semble plutôt dénoter une augmentation de la
pauvreté chez ceux qui la connaissaient déjà et un
déséquilibre toujours croissant entre le nord qui s'enrichit de
plus en plus et le sud qui s'appauvrit davantage. De même, au sein de ces
deux grands ensembles, les inégalités entretenues et voulues ou
résultant des systèmes de partage, discutables quant à
leur justesse, enfoncent et maintiennent toujours les uns dans un état
de grande précarité et les autres dans une opulence
accompagnée souvent d'un sentiment de mépris sans
culpabilité aucune, pour ceux qui n'arrivent pas à tirer profit
du progrès.
Ces inégalités sociales, et la pauvreté
qui en résulte, provoquent chez ceux qui en subissent les effets et se
considèrent comme victimes, une radicalisation de la conscience
identitaire qui aboutit à ce que Samuel Huntington appelle
« le choc des civilisations » (The clash of
Civilisations)4(*).
Le choc des civilisations a une connotation négative
dans le sens où on entend souvent par cette expression,
l'inévitable opposition et confrontation violente entre les
civilisations, en particulier les civilisations non occidentales et la
civilisation occidentale (Europe et Amérique du Nord), celles-là
refusant de se soumettre davantage au diktat politique, économique et
culturel de l'Occident. Cependant, pour Samuel Phillips Huntington, ce
paradigme peut être une base pour comprendre le monde actuel et de
là, penser et élaborer un mode de coopération qui
empêche une confrontation violente, meurtrière et inutile.
Le choc des civilisations illustre à l'échelle
planétaire la dialectique qu'Eric Weil fait ressortir dans la
constitution de la société moderne, entre l'individu et la
société : la société veut posséder
l'individu dans sa totalité, sans partage, alors que l'individu qui
prend conscience de la nécessité de s'unir au reste de sa
communauté pour assurer sa survie, ressent aussi la pression de celle
-ci comme un reniement de son individualité ; il aspire dès
lors à une vie privée et est déchirée en permanence
entre ces deux impératifs contradictoires mais non
irréconciliables.
Notre travail essayera, dans le sillage de la philosophie
politique d'Eric Weil, de montrer :
1. Comment l'Etat moderne, l'Universel Concret, est le lieu
où cette dialectique est dépassée, formalisée et
structurée pour à la fois permettre à l'homme de jouir de
ce que lui-même reconnaît comme étant sa nature de
créature irrémédiablement libre, à savoir jouissant
du droit de disposer de lui même en disposant d'une vie privée,
organisée selon ses convictions et dans les limites du droit, et d'autre
part, de permettre à la société d'organiser le travail et
la lutte avec la nature extérieure pour en tirer le plus de profit et
assurer ainsi à chacun selon ses mérites, le substrat
nécessaire à toute vie dans l'efficacité, l'ordre, la
justice et la dignité.
2. Comment Eric Weil pense résoudre
cette dialectique au niveau « international »,
dans une coalition ultime des sociétés particulières,
à l'intérieur de ce qu'il appelle l'Organisation mondiale. Cette
« superstructure » ferait disparaître, toutes choses
restant égales par ailleurs, la menace extérieure, que les
sociétés particulières constituent les unes pour les
autres.
CHAPITRE PREMIER : L' AVENEMENT DES SOCIETES MODERNES.
1.1. La morale comme fondement de la vie en
communauté.
L'individu raisonnable ne vit pas isolé ; il vit
au sein d'un groupe et de ce fait il est conditionné par la
communauté dans laquelle il vit : lorsqu'il prend conscience de ce
conditionnement, il agit sur lui-même pour se conformer à ce
conditionnement. Cette action de l'individu raisonnable sur lui-même est
guidée par la volonté morale. C'est un effort pour faire
coïncider en lui la volonté empirique et la raison. En effet, pour
Eric Weil, la liberté de l'individu libre, c'est sa raison et sur le
plan de la morale, elle n'est rien d'autre que l'auto - détermination de
l'individu rationnel en opposition à la détermination passive de
l'individu empirique « par ses caractères
empiriques ». Cette identité entre la liberté et la
raison peut susciter une interrogation : si la liberté est
identique à la raison, d'où vient le mal ? Et d'abord qu'est
ce que le mal ?
Pour Eric Weil, le mal moral par excellence, c'est le
désir senti et la recherche de la satisfaction de ce désir
senti ; cette réponse cependant engendre une autre interrogation.
Si la satisfaction du désir senti est le mal moral par excellence quel
est donc le critère de l'action morale ? A quelle condition devons
nous agir ? N'est-il pas mieux de rester inactif face à cette
indétermination?
L'individu inséré dans une communauté ne
peut pas ne pas agir, s'il renonce à l'action, il se retranche de la
communauté concrète. Le fait de se retrancher de la
communauté est un acte de folie. Si par contre l'individu justifie
d'une justification empirique (c'est-à-dire par son vécu
quotidien devenu une routine) et qu'il sait injustifiable devant le tribunal de
la raison n'importe quelle action, il s'expose au danger réel d'avoir
à lutter contre ceux qui adhèrent à d'autres
systèmes du même type ; il sera alors considéré
comme criminel par ceux-ci. 5(*)
Par conséquent, tout homme qui veut vivre dans le
monde, en quelque lieu que ce soit sans être tenu pour fou ou jugé
comme criminel, doit vivre selon la morale qui est en lui mais en se soumettant
à la loi concrète de sa communauté.
La morale est contraignante, car elle s'oppose parfois aux
aspirations naturelles de l'homme qui, s'il n'est pas naturellement mauvais,
n'est pas non plus naturellement bon. Il est placé, devant
l'impératif de la loi morale, dans une situation de rejet, dont la
révolte peut être une expression6(*)
1.2. L'individu moral peut- il se révolter ?
L'individu vivant dans la communauté peut-il se
révolter contre les lois qu'il estime injustes ? E. Weil dit que
ce qui caractérise l'homme « ce n'est pas en premier lieu le
don divin de s'étonner mais celui de s'ennuyer et d'être
mécontent. C'est de là que vient son désir de travailler
mais sans doute aussi celui de se révolter ». Contre quoi peut se
révolter l'individu sinon les lois ?
Commençons donc par distinguer deux niveaux de lois et
du droit qu'elles fondent : le droit naturel et le droit positif.
Le droit naturel est d'après E. Weil, celui auquel le
philosophe se soumet lui-même quand bien même le droit positif ne
l'y obligerait pas : il veut agir afin de contribuer à la
réalisation de l'universel raisonnable. Le droit naturel invite à
un traitement égal et en égal de tous les êtres humains.
Dans le droit naturel, il n'y a pas d'esclaves d'une part et
d'hommes libres d'autre part, d'inférieur et de supérieur par
nature. Le droit naturel montre à l'homme qui veut vivre en
communauté en égal des autres membres de la communauté,
qu'il doit se considérer comme leur égal y compris dans ce
qu'ils ont d'immoral : seul l'aveu de la défaite de ses
prétentions à une vie pure lui permettra de réaliser la
morale.
Quant au droit positif, il
vient régler les rapports pratiques entre les hommes. C'est le droit
écrit. La critique du droit positif historique a pour fondement le droit
naturel. Le droit naturel est souvent identifiable à ce qui va de soi,
ce que telle communauté « considère comme obligations
et droits si évidents qu'il lui semblerait ridicule de le formuler et
qu'elle s'en remet aux usages et à la coutume, autrement dit à la
pression que tous les membres de la communauté exercent sur ceux qui
voudraient désobéir à ces
règles. »7(*)
Le droit naturel est donc supérieur au droit positif
parce que le droit positif tire sa valeur de la codification, du fait qu'il est
écrit, alors que le droit naturel n'a pas besoin d'être
écrit pour être reconnu.
La morale, pour Weil, a pour but la subordination de
l'individu à la raison présente dans la loi qui est comprise
comme la forme de l'universalité dans le concret de l'existence
empirique i.e. dans la communauté où l'individu est
inséré. Par conséquent, l'homme moral ne doit pas
participer à une révolte (révolution) quand bien
même elle serait justifiable. Si le but peut en être justifiable
quand il vise la réalisation d'une justice plus grande, le moyen est
inadéquat puisqu'il constitue la négation même du but
premier de la morale : le respect de la loi.
1.3. Le moteur de l'action en l'homme.
Tous les hommes quels que soient leur statut, leur nature et
les motivations de leurs agissements, agissent par ce qu'ils ont de
méchant en eux. L'individualisme est la motivation principale qui
caractérise l'action chez l'homme. Chez l'individu, l'action est
déterminée d'abord, et souvent exclusivement, par la recherche de
la satisfaction totale et complète des intérêts
individuels, même au mépris des causes collectives. Ceci est
constitutif de la nature humaine. Les hommes cherchent d'abord et avant tout
à satisfaire chacun ses propres désirs et ses passions,
même les plus égoïstes. Pour Weil, lorsque l'homme fait le
bien, ce bien est indissolublement lié au mal.8(*) Le mal ne peut en effet
être séparé de l'homme, ni être extirpé de
lui, on peut seulement le transformer.
Sur le plan de la réalité et de la
réalisation, le bien n'a pas de force, toute force se trouvant du
coté du mal, lequel constitue le moteur de toute action humaine :
Un être parfaitement bon n'aurait pas d'intérêts et
n'agirait pas ; si donc le bien doit être réalisé, il
ne pourra l'être qu'au moyen du mal.9(*) A ce niveau, nous pouvons déjà
reconnaître, et nous le développerons plus loin, les germes du
conflit presque naturel entre l'individu « individualiste »
par nature et la société «
communautariste » par essence : La société vise
une action commune, la réalisation des intérêts communs et
communautaires, alors que l'individu cherche son bien propre. Comme cette
recherche est contraire à celle des communautés-
sociétés hors desquelles il ne saurait vivre, il vit un
déchirement intérieur : il est en permanence mis devant
l'obligation de choisir entre ses intérêts personnels -pour
lesquels il est naturellement poussé à sacrifier tout le reste-
et des intérêts plus universels que lui impose la
société.
Cette tension, l'individu la vit en permanence, car la
société veille, au corps défendant de l'individu, à
ce que celui-ci se consacre d'abord aux intérêts de tous, par la
contrainte et le châtiment s'il le faut. Comment dénouer cette
tension ?
A ce niveau déjà une solution peut être
proposée, même si on peut lui reprocher un certain
idéalisme. Le penseur moral, et en l'occurrence le philosophe, a un
rôle majeur à jouer dans la communauté. Il doit combattre
lui-même et amener l'homme à combattre et à vaincre le mal
qui le détermine en premier. Cette action doit être moins le fruit
d'une contrainte que celui d'une patiente persuasion à travers une
longue éducation.
1.4. L'Education de l'individu dans la
société.
Dans la Philosophie Politique d'Eric Weil, le
rôle que doit jouer l'éducation est central. L'éducation
est, nous venons de le dire, l'action par lequel le penseur moral veut extirper
en l'homme ce qu'il appelle « le mal ». Ce mal, c'est la
passion et la violence naturelles de l'homme qui s'expriment dans la recherche
de ses seuls intérêts. La tâche de l'éducation et de
l'éducateur est de développer en l'homme la capacité en
premier, de comprendre son sort comme intimement lié à celui de
toute la communauté dont il est membre, et en second de faire sans
contrainte spéciale ce qui est exigé de lui comme membre de la
communauté en ayant une claire compréhension des raisons de
cette exigence qui lui est faite comme être « objectivement
universalisé » que seul le travail ennoblit et
libère.10(*)
Nous développerons davantage cet aspect au chapitre
III, lorsque nous aborderons la question du gouvernement.
1.5. De la société traditionnelle de subsistance
à la société moderne du travail.
Toute société constitue une communauté de
travail. Il est vrai que les sociétés traditionnelles
basées sur un système économique simple, dans lesquelles
le caractère très restreint des membres qui les composaient
permettait une subsistance essentiellement fondée sur les produits de la
chasse et de la cueillette, sont de plus en plus rares et, même si elles
persistent en certains lieux, elles connaissent une mutation progressive vers
un modèle plus matérialiste de leur vécu.
Les sociétés traditionnelles, de même
qu'elles étaient organisées autour de systèmes
économiques très simplifiés, répartissaient le
travail selon les capacités de chacun et elles exigeaient le strict
minimum pour la survivance du groupe.
Néanmoins l'aspect économique n'épuise
pas la description des sociétés traditionnelles. Celles-ci
étaient aussi organisées autour de croyances et de valeurs
religieuses et morales strictes. Ces valeurs comportaient des aspects visant
aussi bien la protection de l'environnement, considéré comme le
lieu d'incarnation des divinités (dans les religions animistes), que la
protection des traditions et des coutumes considérées comme le
gage de la survie et de la pérennisation du groupe et de la
mémoire collective. Dans la société traditionnelle, le
respect des toutes ces croyances était, et l'est encore dans bien de
cas, considéré comme sacré. Le rapport à la nature,
dans les sociétés traditionnelles, apparaît donc comme un
rapport entre deux partenaires plutôt qu'un rapport entre deux
adversaires visant à se terrasser :
La vie de l'homme livré à la seule nature
extérieure est, de ce point de vue, une vie indigne, inhumaine, une
existence de brute. Du point de vue opposé - et c'est une confirmation
de ce qui vient d'être exposé - la pensée magico-religieuse
ne connaît pas de lutte agressive de l'homme avec la nature
extérieure. Pour elle, l'homme n'est jamais livré
à une nature extérieure à l'homme ;
l'intervention de la parole et du geste humain y est indispensable pour que
l'ordre de la nature extérieure (extérieure pour nous) soit
conservé : l'homme est compris dans la nature, il ne se tient pas
devant la nature. 11(*)
La notion moderne de
« société » et de
« communauté » est bien différente. La
société moderne plus diversifiée et plus agressive, tant
par le nombre des individus la composant que par le rapport qui la lie
à la nature, se définit avant tout comme une «
communauté de travail ». Par conséquent, elle se
comprend et s'organise en vue d'une lutte progressive avec la nature
extérieure. C'est une société éminemment anonyme en
ce sens que l'individualité, comprise comme la reconnaissance de
l'individu pour lui-même en tant qu'être ayant une valeur
intrinsèque, au delà du fait qu'il soit situé dans un
groupe, est moins évidente. Si elle ne peut être
« quantifiée » en termes de travail qu'elle peut
rendre et de profit qu'elle peut générer, la personne n'a pas
beaucoup d'utilité.
L'individu est engagé, dans la société
moderne, dans une lutte avec (contre) la nature, cette nature est la violence
première sur laquelle se fondent toutes les autres violences. Cette
violence, et cela vaut aussi pour la définition que la
société moderne fait de la nature, c'est la totalité des
matières premières que l'homme transforme et des lois
particulières et partielles dont la connaissance lui permet de
procéder à cette transformation.
Si l'aspect traditionnel de la communauté, comprise
comme solidarité des individus dans la nature (plutôt que face
à la nature), persiste en effet, la société moderne est
surtout consciente et veut rendre l'individu conscient du fait que face
à la nature extérieure l'homme seul est vaincu. Cette prise de
conscience a cependant dans la société moderne conduit à
des excès où tout rapport de l'individu à la nature est
appréhendé en termes de lutte à gagner et de
conquêtes à réaliser, C'est ce que Heidegger appelle
l'Arraisonnement de la nature par la science et la technique, cet
arraisonnement c'est le mode de dévoilement de la nature qui
régit l'essence de la technique.12(*)
La société moderne subjuguée et
étourdie par ses récentes et formidables découvertes et
poussée dans une logique toujours accrue du consumérisme, a
réduit la nature au rang d'une simple matière première
disponible dont elle veut tirer le plus de profit possible ; la nature
n'est plus alors ce partenaire avec lequel il faut vivre ensemble pour le
maintien des équilibres essentiels, mais un tas d'objets et
d'éléments disponibles pour la satisfaction des tous les besoins
de l'homme, même les plus superflus. Pour Heidegger cette
interprétation unipolaire du monde par l'homme moderne, que Weil
décrit, et qui se base uniquement sur des critères
scientifiques et techniques, rend caduques d'autres approches du monde pourtant
essentielles. L'arraisonnement ne menace pas seulement l'homme dans son essence
(il en fait un simple ouvrier, un facteur de production parmi d'autres), il
écarte toute autre possibilité de dévoilement de
l'être réel des choses et de l'homme lui-même. Or à
ce monopole de la vérité revendiqué par cette vision du
monde s'opposent d'autres formes de pensée qui ne s'identifient pas aux
catégories scientifiques de la connaissance. La vision moderne du monde
nie d'autres voies d'accès à l'être, à la
compréhension de l'énigme que constitue la présence de
l'homme au monde. Heidegger souligne que l'homme doit réapprendre
à habiter le monde et à l'habiter en poète.13(*)
Pour Heidegger, la vision du monde de la
société moderne a déshumanisé l'individu car elle
ne reconnaît pas les autres aspects de la nature humaine. En
privilégiant uniquement ce qui fait de lui une force
immédiatement disponible dans la lutte contre la nature
extérieure, cette approche nie la corporéité de l'homme et
de son être - au - monde. Or l'homme est plus qu'une simple force,
il est une série de figures non totalisables i.e ; on ne peut pas
le réduire à une connaissance objective ou à une fonction
unique car il appartient à ce que Maurice Merleau Ponty14(*) nomme
« l'excédentarité inclôturable».
Le sens que l'homme se donne et donne à la vie et au
monde est inépuisable, c'est pourquoi l'effort de la
société à le réduire à un simple
numéro, provoque en l'homme raisonnable un déchirement
intérieur.
La démarche de la société moderne est une
démarche inspirée du scientisme, une démarche
réductrice qui fait de la nature et de tout ce qu'elle renferme, y
compris l'homme, des facteurs de production et des matières à
transformer. La condition de l'homme moderne est donc celle là, la
condition d'un outil au service de la société engagée dans
la lutte pour la domination totale de la nature extérieure,
considérée comme la violence fondamentale. La
« condition » chez Eric Weil désigne
l'effectivité et la mentalité de notre monde en son devenir
moderne. La société dans notre monde ne perçoit pas
l'homme comme tel et l'homme lui-même est amené à ne plus
se percevoir que comme membre et rouage des mécanismes
inséparables naturels et sociaux.
Selon Guibal,15(*) le désir de l'homme moderne de maîtriser
la nature, contrairement à l'homme de jadis est pour E. Weil, un de
grands actes de la liberté16(*). Dans Philosophie et Réalité
Weil écrit : « ...mais nous ne savons que faire de notre
maîtrise, ... aussi la frénésie illusoire d'une domination
absolutisée tend-elle à sombrer dans la désorientation
insensée d'un nihilisme de la finitude »17(*).Ce nihilisme se
caractérise, selon Guibal, par « une volonté de
domination et de puissance sans direction. Tout est permis, rien ne vaut la
peine. »Ainsi, la société moderne a fait de l'homme un
facteur de production, un numéro et un outil parmi tant d'autres.
Voyons maintenant, de manière plus
détaillée, ce qui, dans son fonctionnement, caractérise
la société moderne et caractérise également
l'engrenage dans lequel elle saisit l'homme et lui nie tout autre sens.
CHAPITRE DEUXIEME : L'INDIVIDU ET LA SOCIETE.
Dans Philosophie politique, la nature
extérieure est comprise dans le monde moderne comme la violence
première et toutes les autres violences (passions, tentations
naturelles, violence de l'homme contre l'homme) se fondent sur elle. Cette
violence est également condition de survie :
La lutte contre la violence première n'est donc pas
lutte de l'individu. L'individu se sait incapable de résister à
la nature, à plus forte raison d'entreprendre la lutte avec elle ;
la lutte est celle du groupe organisé et c'est cette organisation qui
est la société. Que cette organisation soit devenue
elle-même problème technique (de la lutte contre la nature et de
l'emploi des meilleurs moyens dans cette lutte), qu'à l'organisation ait
été adjoint l'organisateur, cela est le résultat d'une
organisation tardive...18(*)
toute communauté qui veut survivre en tant que
communauté indépendante et libre et non pas uniquement comme
somme d'individus isolés et sous la dépendance d'autres
communautés sera donc obligée à s'élever au minimum
au niveau technique atteint par ses ennemis potentiels. L'individu peut ne pas
adhérer de bon coeur à l'organisation ainsi exigée de lui,
la transformation de son genre de vie et de travail, la
dépréciation d'une partie de son sacré :
« si elle ne veut pas s'immoler sur l'autel de son sacré
traditionnel, elle devra accepter d'abandonner celles parmi ses valeurs qui ne
sont pas conciliables avec cette efficacité sans laquelle aucune de ses
valeurs ne survivrait.»19(*)
E. Weil dégage trois grands traits
caractéristiques de la société moderne. Elle est :
calculatrice, matérialiste et mécaniste. Nous allons
essayer d'approfondir ces trois traits caractéristiques afin de mieux
saisir le dilemme et le déchirement de l'homme imbriqué dans un
rouage caractérisé par des forces centrifuges et
centripètes qui le disputent.
2.1. La société moderne est calculatrice.
La société moderne est basée sur le
calcul : « toute décision, toute transformation des
procédés, du travail ou de l'organisation, tout emploi des forces
disponibles ( humaines et naturelles) doivent être justifiés
par la démonstration que la domination de l'homme sur la nature s'en
trouve renforcée, que, en d'autres termes le même résultat
mesurable est atteint avec une moindre dépense d'énergie humaine
ou que plus de forces naturelles sont mises à la disposition de
l'humanité ( ou de la communauté particulière) qu'il ne
serait possible avec les méthodes
antérieures ».20(*)
Les économistes illustrent autrement ce
caractère par l'impératif dans la production, de maximiser les
profits et les recettes et de minimiser les dépenses et les coûts.
Ce principe conduit parfois à des aberrations comme le
« dégraissage » des entreprises en plein essor
économique et financier. La pitié, la
générosité, l'humanité, sont des notions
étrangères aux nouveaux principes de gestion rationnelle.
La société moderne calculatrice transfigure
l'homme et règle toutes les relations humaines en termes de profit. La
gratuité est une dimension ignorée dans les relations humaines du
travail moderne, l'intérêt seul guide la constitution et la
déconstitution des alliances, des partenariats et de la collaboration.
Tout est pesé, quantifié. Tout est pesé, calculé.
Plus on a de poids en termes financiers, plus on a de la valeur et
inversement.
2.2. La société moderne est
matérialiste.
Beaucoup de philosophes se sont penchés sur cet aspect.
Le marxisme lui-même est une théorie développée
essentiellement contre cette essence de la société moderne. Le
matérialisme a déshumanisé l'homme et son environnement.
Il a fait de tout une matière première à transformer, un
cobaye pour l'expérimentation, afin d'en tirer toujours le plus de
profit. Pour Weil, la société moderne est matérialiste en
ce que « pour ses décisions et ses choix seuls les facteurs
matériels entrent en ligne de compte »21(*).
Cet aspect du matérialisme de la société
moderne a profondément bouleversé toutes les autres valeurs
traditionnelles non matérielles, valeurs de gratuité, d'amour,
d'assistance, de générosité et de bonté. Tout est
désormais mesuré à l'aune des avantages matériels
qu'il peut apporter. Même l'action désintéressée en
apparence est suspecte.
Il serait cependant incorrect de ne faire ressortir que
l'aspect négatif du matérialisme qui caractérise la
société moderne. Ce que cette course de la société
moderne vers la transformation et la possession a apporté à
l'homme en termes de confort, d'aisance matérielle et de progrès
technique, le place aujourd'hui à un niveau de bien-être jamais
égalé.
Ce que l'on déplore, c'est que ce progrès se
soit accompagné de la perte du sens de l'humain dans la
société, du surgissement d'anti-valeurs qui n'ont d'égal
que le progrès réalisé : corruption, violences et
guerres ayant pour intérêt central un désir de
posséder toujours plus, et de manière exclusive, sans partage,
pour mieux assurer la domination sur le reste de la société -
communauté universelle.
2.3. La société moderne est
mécaniste.
La société moderne est mécaniste dans la
mesure où tout problème n'y est reconnu comme problème que
lorsqu'il concerne les méthodes de travail et d'organisation, si bien
que : « tout problème qui ne peut être
formulé de cette manière est par définition un faux
problème ».22(*)
La société se dirige ainsi, et c'est ainsi
qu'elle se montre à celui qui l'observe dans son activité, qu'il
soit ou non convaincu de la valeur de ce système. Plus loin E. Weil
affirme que l'individu n'a nul besoin, dans la société moderne,
de connaître, sous leur forme théorique, les lois du
mécanisme social. Il apprend à se considérer comme force
productive sous la pression des circonstances :
S'il veut une part des biens produits (objets ou services), il
doit offrir ou des biens produits par lui ou une autre contribution utile
à la lutte avec la nature extérieure, que ce soit des biens
existants dont il a la disposition, sa force de travail physique, ou sa
connaissance de certains procédés non universellement connus. Le
mécanisme agit sur lui et lui collabore à la bonne marche de ce
mécanisme. Il se trouve en face d'une seule nécessité
celle, comme on dit très justement, de se mettre en valeur, de se rendre
précieux aux autres. S'il veut vivre et participer aux avantages du
travail social, il doit se faire objet utilisable dans et pour ce
travail23(*)
La société moderne ainsi décrite
apparaît comme un mécanisme désincarné, une
structure déshumanisée et même déshumanisante, un
ensemble de rouages et d'engrenages dans lesquels l'homme est emporté et
orienté selon les seules nécessités du rendement optimal,
de la productivité la plus grande et de l'utilité la moins
coûteuse.
Compte tenu de tout cela et de ce que la nature humaine n'est
pas réductible à cet unique aspect, la relation entre la
société et l'individu apparaît essentiellement comme une
relation de tension, une dialectique permanente entre l'individu et la
communauté. La société moderne n'est pas dépourvue
de sens, elle se définit par son sacré auquel elle veut que
l'individu adhère, même malgré lui ; ce sacré
de la société moderne, c'est le résultat mesurable obtenu
dans la lutte avec la nature, lutte commandée exclusivement par la
rationalité (c'est-à-dire la recherche de l'efficacité).
C'est cela qui conduit à un déchirement à
l'intérieur de l'individu. En effet, l'individu n'a pas que des
aspirations matérielles, mais aussi spirituelles, sociales,
physiologiques et autres : l'homme aspire à plus que ce que lui
offre la société dans son abstraction (la société
matérialiste, calculatrice et mécaniste ne peut satisfaire tous
les besoins de l'individu spécialement ceux liés à son
aspiration naturelle à la transcendance.)
Eric Weil a développé en quatre étapes
sa réflexion sur la relation entre l'individu et la
société. Nous pouvons les résumer comme suit:
1. Un constat : L'individu dans la société
moderne est essentiellement insatisfait ;
2. Une réaction : Déchiré et
insatisfait dans la société moderne, l'individu se retourne vers
lui- même et considère la société comme le cadre
incontournable à l'intérieur duquel il poursuit sa propre fin.
3.Une évidence : l'individu découvre qu'il
ne peut vivre en dehors de la société. L'individualité qui
est en lui et que la société veut « tuer »
considère la société comme construite sur une morale
formelle et une abstraction, et il veut lui donner un sens à partir de
la morale vivante.
4. Le dépassement : l'individu comprend le champ
de l'action raisonnable, action qui résout et dépasse
l'opposition entre la morale vivante et la rationalité
C'est ainsi que va naître progressivement une structure
où se réconcilient les différentes dimensions de sa
situation dans le monde comme être et être - là mais aussi
comme être - toujours - et - déjà - incarné - dans -
le monde - avec- autrui. Cette structure ou ces structures sont les Etats
particuliers d'abord et l'organisation mondiale à venir. Nous aborderons
ce dernier point dans la partie consacrée à l'émergence de
l'Etat.
2.4. L'individu dans la société moderne est
essentiellement insatisfait.
La société moderne se définit à
l'aide du concept de l'efficacité, qualifiant la lutte avec la nature
extérieure (Eric Weil préfère l'expression lutte avec la
nature extérieure plutôt que lutte contre la nature
extérieure). Dans la société moderne, l'individu est
reconnu et valorisé dans la mesure où il se signale comme
efficace dans cette lutte, son statut social et sa valeur y sont
attachés. L'organisation rationnelle, c'est à dire technique,
parfaite serait la victoire parfaite de l'homme sur la nature
extérieure, elle serait à la fois libération totale de
l'homme par rapport à la nature, mais elle réaliserait en
même temps le vide dans l'homme qui aurait à sa disposition la
totalité de son temps.
Cependant cette libération comporte un risque, il
conduirait l'homme, ainsi « libéré » à
l'ennui et cet ennui pourrait être en lui source d'une violence
destructrice.
La société exige que l'individualité de
l'individu disparaisse pour qu'il soit entièrement donné à
elle, or c'est précisément dans cette individualité que
l'individu trouve encore un sens à sa vie, échappant ainsi
à la rationalité que lui impose la société
calculatrice.
En effet, le rationnel inachevé24(*) (la société)
exige de l'individu l'abrogation du sacré traditionnel historique, des
sentiments et de toute vie intérieure qui le relie encore aux croyances
traditionnelles. Mais l'individualité de l'individu ne peut
disparaître ; car, ce que la société exige de lui
c'est en fait un suicide, le sacrifice de sa propre identité. L'individu
est intimement et irrémédiablement lié à la
survivance du sacré traditionnel qui est en lui comme une
réminiscence d'une dimension qu'il refuse de (et qu'il ne saurait)
perdre totalement. Face à ces antinomies, deux réactions sont
possibles de la part des individus, dans la société
moderne :
a. il y a ceux qui expriment ouvertement ce conflit et cette
déchirure et ceux qui s'efforcent d'ignorer ou d'étouffer ce
conflit. Pour Eric Weil, ce conflit et ce déchirement comme
caractéristiques principales de la dialectique entre la
société moderne et l'individu, se manifestent par le grand nombre
des déséquilibrés même inconscients, des
suicidés, des névrosés, des alcooliques, des convertis
à de fausses religions, des criminels sans motifs, des chasseurs
d'impressions, etc.
b. Il arrive souvent que l'individu nie ce déchirement
et vive dans une sorte d'idéalisme social ; il est alors
dédoublé en lui-même et mène deux vies. L'individu
n'en reste pas moins essentiellement insatisfait, car en découvrant la
société il découvre en même temps qu'elle est une
abstraction ; i.e. elle est un aspect partiel et particulier qui
prétend saisir la réalité dans sa totalité. La
réalité en effet va au-delà, et l'individu
dédoublé, s'en rend bien compte dans son désir de
communier avec un « Je » universel et personnel -
inutile aux yeux de la rationalité de la société moderne,
dont les seules valeurs sont celles du travail et de l'efficacité -
subsistance nostalgique d'une existence sensée.
L'analyse proposée ci-dessus ne concerne pas seulement
les sociétés industrielles modernes mais également toutes
les sociétés en marche vers le progrès technologique, car
pour Eric Weil, toutes les sociétés progressent vers la
rationalité mais à des vitesses différentes.
La société moderne dans son achèvement
ébranlera partout toutes les valeurs traditionnelles et les remplacera
par une valeur unique : la rationalité.
2.5. L'individu insatisfait et déchiré se pose
lui-même en thème de sa réflexion.
L'individu découvre que la société,
contrairement à ses prétentions n'est qu'une abstraction, une
simple partie de la réalité.
Pour notre auteur, c'est le rôle de la philosophie de
montrer en quoi la société est une partie de la
réalité et en quoi ses vues sont partielles. Le philosophe pense
que les vues de la société sont partielles en ce que justement
elle laisse l'individu insatisfait : alors même qu'elle
prétend satisfaire ses besoins, elle l'enferme dans un cercle vicieux.
En effet, elle promet à l'individu la satisfaction de ses besoins, s'il
prend part au travail social, c'est - à - dire s'il entre dans la lutte
avec la nature extérieure. La société sait qu'elle n'a
rien à offrir à l'individu sinon la satisfaction de ses besoins,
elle s'efforce alors d'entretenir en lui le besoin et de remplacer tout besoin
satisfait par un besoin à satisfaire. Le besoin apparaît ainsi
comme bipolaire, il est à la fois le mal qu'il faut éliminer par
la satisfaction et le moteur du bien (non pas un bien en soi mais un bien
compris uniquement comme une absence du mal), par la satisfaction des besoins.
Ayant compris le fonctionnement de cet engrenage sans but,
l'individu peut renoncer à participer au travail mais ce renoncement
entraîne aussi le renoncement à la jouissance des avantages que le
travail de la société procure, et donc accepter
l'impératif de mourir. Une attitude aussi radicale ne résoudrait
cependant rien, le problème demeurerait car c'est un problème
universel.
L'individu sait néanmoins qu'il ne désire plus
être un simple numéro dans la société. Il
revendique le droit de disposer dans cette société d'un peu de
temps de liberté, de loisirs après s'être
dépensé au travail et d'une vie privée à laquelle
il pourra donner un sens.
Ici se pose cependant un problème suscité par la
question des loisirs. Dans la société moderne les loisirs
prennent des proportions parfois démesurées, ils menacent
l'échelle des valeurs établies dans la société, et
ainsi surgit une question à la fois éthique et
philosophique : doit on travailler pour disposer de plus de temps dans les
loisirs ou accorder plus de place aux loisirs pour pouvoir travailler plus
efficacement ?
Si le travail constitue le sens de l'existence humaine,
comment faire pour que l'humanité ne le perde pas avec l'accroissement
des loisirs, dont la proportion tend à dépasser ce qui est
exigé par la reconstitution psychologique de l'espèce ? Pour
Weil, le problème des loisirs c'est la forme sous laquelle le
problème de l'individu devient problème pour la
société.
Face à ces antinomies on peut se demander s'il faut
tout simplement abroger les lois de la société moderne pour
résoudre le problème (Mais peut-on supprimer les lois de la
nature?). La réponse s'impose aussitôt : cela n'est pas
possible, car ce sont des déterminations qui permettent à l'homme
d'agir rationnellement et de se déterminer raisonnablement car une
liberté absolue serait une liberté sans emploi.
Ainsi, l'individu s'oppose à la société
et la juge. Il la juge parce qu'il est insatisfait d'un monde, d'une
société qui se conçoit uniquement comme rationnelle,
comme simple lutte avec la nature extérieure et rejette tout le
sacré traditionnel. Nous avons vu au début de ce travail, qu'au
fondement de la société et de la communauté, se trouve la
morale. La société moderne, étant diversifiée et
multiculturelle, peut - elle encore se fonder sur une morale ? Comment une
morale peut elle être concrète et valable si les hommes vivent
selon les préceptes les plus divers et sont prêts à mourir
pour des valeurs qui s'excluent et changent à travers le temps ?
Toute morale est marquée par l'historicité et donc par la
facticité et par l'arbitraire. Sa validité est relative. De
là découlent l'anarchisme de la société et la
règle selon laquelle il ne faut pas juger ! «Une vraie morale
ne peut s'établir que d'un point de vue transhistorique. Si une morale
commune doit exister, elle ne peut qu'être formelle au delà de la
diversité des morales concrètes. Dans la société
moderne, la morale pure est abstraite i.e oublieuse de la
réalité. Le sentiment qui prévaut actuellement est de nier
toute morale concrète ou d'y voir le domaine d'un conflit
accentué par l'historicité. La morale universelle est raison,
mais elle doit trouver le moyen de se réconcilier avec la
société réelle.
Pour ne pas demeurer dans une réflexion formelle,
l'individu se trouve dans l'obligation de comprendre le monde dans lequel il
vit. C'est ainsi que « l'individu, s'il ne se sert pas de la
réflexion formelle pour nier toute obligation, découvre
présent en lui un sens concret et universel, une morale universelle pour
tous ceux qui y adhèrent et qui vivent en son sein. Mais il a subi
l'influence du formalisme rationnel et il ne peut pas s'empêcher de
savoir, serait-ce malgré lui, que cet universel est un universel
particulier, qu'il aurait pu naître dans un autre monde moral. Pour Eric
Weil, les difficultés de ce monde, et plus particulièrement les
plus grandes, sont celles qui sont liées à l'opposition du
concret historique et de l'universel formel.
Pour conclure cette partie, nous reprenons cette affirmation
de Weil qu'il ne peut exister de pensée là où il n' y a
pas de loisir, de sécurité, de protection du besoin
immédiat, en l'absence d'une certaine richesse sociale et d'un ordre
politique et policier suffisant. La réconciliation de la
société et de la communauté historique, de la raison et de
l'entendement, du calcul et de la morale vivante existe, elle reste à
parfaire. Elle existe dans l'Histoire des événements quotidiens
et passés :
Aucun homme d'Etat, aucun prédicateur, aucun moraliste
dans son enseignement pratique, aucun administrateur ayant affaire aux hommes
ne réussit, n' a réussi ni ne réussira jamais s'il
considère vraiment la technique et la morale, les moeurs et le calcul
comme des entités indépendantes et entre lesquelles il devrait
opter. 24(*)
CHAPITRE TROISIEME :
L'ETAT OU L'UNIVERSEL CONCRET.
La tension et le déchirement suscités par la
société moderne ne sont pas de nature à garantir la paix.
Pourtant, il reste nécessaire de vivre ensemble et dans l'harmonie.
Aussi surgit une question, à savoir : comment concilier des individus
séparés par tant de différences de goûts et
d'intérêts, chacun ayant des aspirations et voulant les satisfaire
totalement et exclusivement ?
La communauté - consciente des différences qui
caractérisent ses membres, mais aussi de l'impératif de vivre
ensemble, ne fût - ce que pour s'assurer la survie face à la
double menace que représente la nature d'une part, et d'autre part
les autres communautés qui constituent des ennemis potentiels - sent la
nécessité d'organiser un cadre où ce « vivre
ensemble » puisse se réaliser et garantir le plus possible les
aspirations légitimes, individuelles et communautaires.
Cela conduit Eric Weil à concevoir l'Etat comme
étant avant tout, l'organisation d'une communauté historique qui
permet à la société de prendre des décisions.
Cependant, il s'insurge contre ceux qui ont tenté
d'hypostasier l'Etat et d'en faire la superstructure d'une
réalité plus fondamentale, en le présentant comme la forme
extérieure d'un « esprit ». L'Etat n'est donc pas un
épiphénomène, une structure que l'on peut
idéaliser. L'Etat est plutôt « un instrument au service
de la réalité historique profonde ... », 25(*) il est organe de contrainte.
Il coïncide avec la police (entre autres) et est là pour
exécuter ce qui est conçu en dehors de lui par le Gouvernement
et l'Administration. En d'autres termes, pour Eric Weil, l'Etat est
essentiellement un instrument de contrainte de la communauté sur tout
individu ou groupe qui refuse de se soumettre à l'intérêt
communautaire.
Par ailleurs, ceux qui veulent réduire l'Etat aux
fonctionnaires qui y travaillent ou aux ministres, dénaturent le vrai
sens de l'Etat. Leur conception est un atomisme dogmatique qui se fie à
une abstraction naïve là où la réalité
crève les yeux. Ces genres d'abstractions ont conduit et continuent
à conduire à l'émergence des systèmes totalitaires
et absolutistes où la notion de l'Etat est réduite à la
volonté d'un seul ou d'un petit groupe qui maintient le reste de la
communauté dans un « état de nature », se
contentant uniquement d'un rôle passif Weil appelle cet état de
fait statolatrie :
L'Etat dans cette vue n'est pas l' organisation de la
communauté, qui donne à celle-ci la possibilité de prendre
des décisions raisonnables (et rationnelles) ; il devient valeur
absolue et constitue une entité entièrement indépendante
devant laquelle toute réflexion et toute pensée doivent se
taire : l' Etat se concentre pratiquement dans son gouvernement, Roi,
Chef, groupe de dirigeants, le citoyen n'y a qu' une part passive et n' est
là que pour exécuter les décisions prises par
« l'Etat », dont la seule tâche est de durer et de
progresser en richesse et en puissance, sans qu' autre chose que le
succès décide de sa valeur.26(*)
L'Etat compris uniquement comme une organisation
reflète l'image d'un Organisme constitué d'organes, une telle
conception nous ramène de nouveau aux caractéristiques de la
société moderne et aux notions de calcul, de technique de
planification, qui la caractérisent...(voir chapitre II.)
Ceci étant, dans la société moderne,
l'organisation i.e. l'Etat, ne se conçoit plus essentiellement sans la
réflexion technique, et tout problème qui n'entre pas dans le
domaine de la réflexion technique est considéré comme une
survivance de la société traditionnelle. L'Etat ainsi
décrit, considère comme problèmes, uniquement les
questions liées à l'aspect matériel et aux données
techniques. Ses problèmes sont donc des problèmes de moyens et
non de fin en soi, sa fin résidant dans la survie de cette Organisation.
Cette conception de l'Etat est une abstraction, car elle ne
définit qu'un aspect de la réalité. C'est la
communauté - à travers l'action concrète de certains
hommes - qui constitue l'Etat, la communauté devient la conscience de
l'organisation et l'empêche de se constituer comme simple superposition
d'organes ayant en eux - mêmes leur fin.
L'Etat est donc cette communauté consciente qui
dépasse en l'intégrant la dimension de simple construction de la
société moderne. En même temps, de cette évolution
de la société traditionnelle qui est devenue
société moderne, en sacrifiant une partie de son sacré
traditionnel jusqu'à l'avènement de l'Etat, est née une
nouvelle tension : si le passage de la société
traditionnelle à la société moderne a fait surgir une
dialectique entre l'individu raisonnable et la société
rationnelle, ce second passage de la société moderne à
l'Etat moderne constitué - compris comme organisation essentiellement
technique mais aussi conscience de la communauté vivante -
déplace la tension ou plutôt la complexifie en la situant au
niveau d'un face à face entre d'un côté, la
société et, de l'autre, l'Etat ; ou encore, entre la
société d'une part, et la communauté historique d'autre
part. Selon Eric Weil cette tension à un double niveau constitue un des
problèmes fondamentaux de l'Etat moderne.27(*)
L'existence de l'Etat ne va pas de soi, l'effort de celui-ci
à se maintenir en tant que structure constitue sa première
finalité.
3.1. Le telos de la Communauté dans l'Etat : le
but de l'Etat, c'est l'Etat lui-même.
L'Etat cesse donc d'être une simple organisation
technique pour devenir une structure de la communauté historique qui
veut, au - delà des avantages techniques, naturels et institutionnels
que l'Etat lui procure, assurer sa propre pérennité. La
tâche de l'Etat est donc essentiellement de protéger la
communauté menacée potentiellement ou effectivement, en son sein
- par la capacité de l'individu à remettre en cause, seul ou en
accord avec d'autres, les structures de l'Etat - ou de l'extérieur par
d'autres Etats particuliers.
La communauté qui s'organise, aussi bien au niveau du
raisonnable, par la survivance du sacré traditionnel dans l'Universel
(raisonnable), qu'au niveau rationnel par l'organisation technique qui
caractérise la société moderne, s'accomplit dans l'Etat
auquel elle n'assigne d'autres buts que celui de durer en tant qu'organisation
consciente de la communauté historique dont il est l'émanation.
Ainsi toutes les actions de l'Etat et les décisions
qu'il prend sont celles qui visent à résoudre et à
prévenir les difficultés qui menacent la survie de la
Communauté, en reconnaissant à l'Etat moderne le droit d'user des
tous les moyens, y compris violents, pour remplir correctement sa tâche.
Dans la société moderne c'est l'Etat - contrairement à la
société traditionnelle et au Léviathan de
Hobbes28(*) - qui
détient le monopole de l'emploi de la violence. Par cette
caractéristique, il se distingue des formes d'organisations sociales qui
l'ont précédé dans les sociétés
traditionnelles où cette aptitude à user de la violence
était reconnue à divers détenteurs du pouvoir temporel :
Seigneur, Chefs de terres,...Dans l'Etat moderne, écrit
Weil, « la vengeance privée comme méthode
universelle de redressement des torts a disparu et est poursuivie comme crime.
Mais aussi, et c'est le plus important, nul ne peut être contraint en
quelque domaine que ce soit ».29(*)
En effet, dans la société moderne, le crime
fondamental, à l'exception de la légitime défense
évidente, est constitué par l'emploi de la violence dont l'Etat
possède l'usage exclusif. Dans Essais et conférences,
Eric Weil écrit que seul, l'Etat
possède, selon la conception moderne (qui remonte assez loin du moins
comme principe proclamé, un droit à l'emploi de la violence, de
la contrainte physique, un droit de vie et de mort. Ce n'est que dans le cas de
défense légitime, du danger immédiat et qui ne laisse pas
aux organes de l'Etat le temps d'intervenir, que l'individu peut
répondre, sans médiation de l'Etat à la violence par la
violence. » 30(*)
Il est vrai que c'est une évolution dans la conception
de la justice et de l'emploi de la force, mais qu'elle s'exprime plus dans les
mots que dans les actes (ce constat l'Afrique l'illustre à souhait).
Cette disposition apparaît cependant comme une
aspiration de la société universelle à réaliser un
monde où les individus ne se rendent plus justice eux même mais
recourent avec confiance à des institutions étatiques
chargées de résoudre les conflits et de sanctionner les
délits, selon les règles garanties par la morale formelle qui
fonde les droits et les obligations.
Il peut paraître incomplet de définir l'Etat
comme seul détenteur de la violence, dans la mesure où cette
définition comprend des lacunes concernant la manière dont ce
monopole s'est constitué et se maintient. Pour compléter cette
compréhension de l'Etat, il faudra ajouter une autre notion : celle
de l'Etat de droit.
En définissant l'Etat moderne comme « Etat de
droit », l'essentiel ne consiste plus dans le monopole de la violence
mais dans le fait que l'action de l'Etat comme l'action de tout citoyen est
régie par les lois. Cette conception de l'Etat de droit englobe et
dépasse la première : la loi devient la forme dans laquelle
l'Etat existe.
Pour Weil, le caractère essentiel de la loi est
constitué par son universalité formelle. En effet la loi est
impersonnelle et opposable à tous, elle ne vise personne en particulier
mais tous doivent s'y soumettre. Elle est loi pour tous les citoyens dont elle
établit par ailleurs l'égalité : « elle ne
connaît aucune différence naturelle et permanente entre
individus »31(*). La loi arrive t - elle à résoudre la
dialectique et le déchirement qui caractérisent la
société moderne ? Essayons de dégager la nature de la
loi, pour lever un pan du voile.
3.2. Nature de la loi comme fondement de l'Etat.
Dans Philosophie Politique, Weil fait valoir le
constat que la loi crée aussi bien l'égalité que
l'inégalité. La société est comparée, en
effet, à une vaste scène où se joue une pièce de
théâtre ; seuls ceux qui portent un
« masque » et se conforment au cadre dessiné par la
loi, sont égaux, car ils se conforment à ce que la loi approuve
et tolère. Ceux qui sortent de ce cadre quels qu'en soient les motifs,
sont déchus de l'égalité et c'est cette attitude (de
sortir du cadre) qui définit le criminel et le crime. Car, c'est celui
qui ne se conforme pas au scénario ainsi élaboré, en
d'autres termes, celui qui ne marche pas selon les principe de la loi, qui est
ipso facto, le criminel, et l'acte ainsi posé le crime.
Le criminel est donc celui qui agit à titre individuel
et qui se singularise. Par cet acte, il marque une séparation d'avec la
communauté et donc une opposition à ce que celle - ci
définit comme juste et bon. Ces prescrits sont ceux du droit
pénal et du droit criminel. Ils dénaturent quelque peu la
réalité. Le droit civil est plus conséquent car il
établit en quelque sorte que les hommes ne sont pas égaux.
Le droit civil parle en effet des hommes en tant que
débiteurs et créditeurs, employeurs et employés. Il
établit cette dichotomie essentielle pour définir et comprendre
la réalité des rapports entre individus, une
réalité qui a caractérisé jadis la
société traditionnelle mais qui continue également
à caractériser la société moderne.
Les hommes ne sont pas tous égaux, ils le sont en tant
qu'ils doivent remplir les mêmes fonctions, jouer les mêmes
rôles, porter le même masque. L'égalité que la loi
établit est celle de tous ceux qui jouent les mêmes rôles
(ex : tous les employés). C'est la structure de la
société et sa forme historique qui la placent dans une lutte
permanente avec l'extérieur - la nature d'abord, violence
première et, dans l'Etat moderne, les autres Etats particuliers,
violence seconde, qui constituent des ennemis potentiels - qui impose
l'égalité de fait, dans une société moderne, parmi
tous les membres qui la constituent. Cette égalité trouve son
expression et sa nécessité dans l'emploi de toutes les forces
humaines disponibles. D'où le formalisme juridique compris comme
l'effort que l'Etat moderne fait pour calculer l'issue la meilleure de
tous les conflits qui naissent des interactions de la société. La
fonction de la loi comme celle du droit est une fonction utilitaire non morale.
Elle vise d'abord à garantir l'ordre et la paix et non à
transformer les hommes. Mais la loi seule est vide, l'Etat seul est une
structure amorphe, ce sont les fonctionnaires issus de la communauté
qui donnent vie, force et forme à la loi et à l'Etat.
3.3. Le fonctionnement de l'Etat et le rôle primordial
de l'administration.
En droit, seul le gouvernement agit, il est le seul ressort
de l'action, même s'il peut être soumis à la pression de
l'opinion et agir sous cette contrainte.
Cependant le gouvernement est en réalité
composé d'un petit nombre de personnes qui incarnent le pouvoir et le
concrétisent par des actes, dans les limites de la loi et de la
volonté du peuple qui s'exprime dans la majorité.
Dans l'Etat moderne, l'action du gouvernement pour qu'elle
soit efficace en termes de résultats, doit recueillir les
données, analyser les tendances, discerner les actions à
accomplir ainsi que l'ordre dans lequel elles doivent être
accomplies,...
Toutes ces procédures nécessitent des
compétences techniques et intellectuelles que ni le gouvernement ni le
peuple ne possèdent. C'est pourquoi l'Etat, pour suppléer aux
défaillances du gouvernement et de la masse, organise et s'appuie sur
l'administration. Le rôle principal de l'administration est de renseigner
le gouvernement pour qu'il puisse délibérer et décider.
Une administration efficace est le socle sur lequel se fonde l'action du
gouvernement. Elle est par ailleurs, un organe efficace d'exécution des
ordres du gouvernement.
Pour que cette efficacité soit garantie,
l'administration doit, tout en servant le gouvernement, garder toute son
autonomie. Cette autonomie se justifie par le fait que les fonctionnaires sont
au service de l'Etat et du gouvernement et non au service des gouvernants. Aux
yeux des citoyens, c'est l'administration - à travers ses
représentants : police, services de la mairie,...-qui incarne la
loi et rend visible l'effectivité du monopole de la violence de l'Etat.
Mais l'on peut se demander si cette description est valable partout.
En effet, historiquement, l'Etat ne s'est pas constitué
partout de la même manière. Aujourd'hui encore subsistent des
différences dans l'organisation du pouvoir, même si, en
définitive, le but (du moins avoué) de l'Etat reste le même
partout : la survie de la communauté historique à travers
des structures qui garantissent le bien - être et la
sécurité à l'intérieur du groupe comme à
l'extérieur. Il y' a cependant des risques dans l'exercice des fonctions
qui peuvent naître du rôle joué par les fonctionnaires de
l'administration, risques liés aussi bien à l'autonomie et
à la compétence ainsi acquises par ceux qui y travaillent depuis
longtemps qu'à la volonté de l'Etat de contrôler
l'administration, en en faisant un simple exécutant. Pour garder la
juste mesure, il y a des précautions à prendre.
3.3.1. Les écueils à éviter par
l'administration.
Toute administration est menacée de sclérose et
de formalisme quand elle échappe au contrôle du gouvernement.
D'autre part, un trop grand pouvoir de l'Etat, en l'occurrence, des
gouvernants c'est - à - dire, de ceux qui détiennent
l'effectivité du pouvoir, peut étouffer l'administration et en
faire un simple exécutant mécanique des ordres qu'elle ne saurait
approuver.
Par contre, une administration dont le pouvoir et
l'interventionnisme seraient trop grands risquerait de briser les
équilibres nécessaires dans les structures étatiques et
dans la communauté toute entière.
En effet, l'administration qui outrepasse son rôle de
conscience rationnelle ou qui ne se réduirait, pour ainsi dire,
qu'à cette unique dimension, devient allergique à toute critique
qu'elle considère comme expression de l'arbitraire individuel et
contestataire, toute résistance devenant pour elle un défi
qu'elle doit vaincre et écraser. Pour cette administration là, le
problème est résolu lorsque son expression est supprimée.
Ce pouvoir ainsi acquis par l'administration, résulte du fait que, dans
les lieux où l'administration possède une longue tradition -
caractérisée par une longue stabilité et une permanence
ordonnée dans l'organisation, la formation, et la succession des
animateurs - les fonctionnaires acquièrent souvent plus
d'expériences et de compétences que les animateurs du
gouvernement. Ceux-ci se révèlent ainsi moins qualifiés
que ceux qui les servent et les renseignent. Il peut arriver que les
rôles s'en trouvent inversés et que ce soit le gouvernement qui
soit le serviteur de l'administration, ne jouant qu'un rôle de figurant
devant les citoyens de qui il est censé avoir reçu mandat
d'exercer l'effectivité du pouvoir.
Bien que les mêmes problèmes se rencontrent
pratiquement partout, ils s'expriment différemment selon les formes de
l'Etat.
3.3.2. Les formes de l'Etat.
E. Weil distingue essentiellement trois théories de
l'Etat basées sur la conviction que le rôle de l'Etat est
essentiellement administratif. Il en résulte deux conceptions ou formes
de l'Etat, qui sont deux manières de réaliser le bonheur,
l'aspiration fondamentale de toute communauté.
1. La théorie étatiste : l'Etat est l'Etat
des technocrates, des socialistes et des planificateurs. Cette
délimitation du rôle de l'Etat l'emporte sur tous les autres
aspects y compris la dimension communautaire. C'est l'efficacité du
travail qui seule, importe dans l'Etat.
2. La théorie anti - étatiste : c'est la
conception des anarchistes et des utopistes qui rêvent de voir
disparaître l'Etat et l'administration, afin que seul l'ordre naturel
régisse la « société ».
3. Les théories libérales : Pour les
tenants de ces théories, le rôle de l'Etat se résume dans
le maintien de l'ordre public et la garantie pour tous, des libertés
d'entreprise.
Il ressort de ces différentes conceptions qu'elles
définissent toutes des abstractions irréconciliables : elles
sont en fait des dimensions partielles d'une réalité plus
complexe. L'Etat moderne ne peut se réduire à un rôle
purement administratif. Il ne peut pas non plus se passer de l'administration
sans faire retomber la société dans un état de nature.
Pour Weil, les gouvernements des Etats modernes sont ou bien
autocratiques ou bien constitutionnels ; la différence entre les
deux réside dans la manière dont chacun identifie les vrais
problèmes des faux et aussi dans la manière dont il s'organise
pour les résoudre. Cette approche relève deux grandes conceptions
du gouvernement : le gouvernement autocratique et le gouvernement
constitutionnel.
3.3.2.1. Le gouvernement autocratique.
La caractéristique principale du gouvernement
autocratique est qu'il est le seul à délibérer, il n'a pas
de contre pouvoir, il se considère, et est considéré par
les individus sur lesquels il exerce son pouvoir, comme exempté de
l'observance d'une quelconque réglementation pouvant limiter sa
liberté d'action. Pour Weil, la forme autocratique fut la forme
historique première de tous les gouvernements. Tous les gouvernements
sont partis dans leur évolution, du stade autocratique.
Il est vrai que le modèle qui actualise le mieux
l'évolution de la dialectique au centre de notre travail est la forme
constitutionnelle. Mais il importe de comprendre le mécanisme de l'Etat
autocratique, pour mieux cerner les contours de l'Etat constitutionnel qui,
bien qu'étant un stade plus avancé dans l'évolution de la
société - communauté, peut connaître une
régression dictée par la nécessité
d'événements exceptionnels (menace extérieures, crise
intérieure,...) et revenir à un Etat autocratique32(*).
Nous avons affirmé dans les lignes qui
précèdent que l'une des caractéristiques du gouvernement
autocratique était l'absence de contrôle du pouvoir par le peuple.
Cette affirmation peut être nuancée par le fait que nulle part au
monde le peuple - qu'on oppose ainsi au gouvernement - n'existe. En effet,
c'est toujours une partie de la population qui symbolise l'opposition et non le
peuple car le gouvernement et ses adhérents font partie du peuple.
En réalité, il n'y a pas de frontière
nette entre l'Etat autocratique et l'Etat constitutionnel. L'Etat sera toujours
un mélange des deux, un aspect étant cependant plus
développé dans l'un que dans l'autre.
Dans la forme autocratique, la limitation des droits et des
libertés individuels est flagrante : le citoyen ne dispose d'aucun
recours légal contre les actes de l'administration. De même, le
budget de l'Etat (la capacité financière de l'Etat), qui donne
à l'Etat les moyens de sa politique quelle qu'elle soit, n'est pas
contrôlé.33(*)
Dans l'évolution historique de l'Etat, la forme
autocratique, constituée par les assembleurs de terres et les
conquérants est considérée comme précédant
la forme constitutionnelle. C'est pourquoi le gouvernement constitutionnel est
pris comme une organisation supérieure au gouvernement autocratique, un
stade plus avancé de gouvernement.
3.3.2.2. Le gouvernement constitutionnel.
Ce qui caractérise principalement le gouvernement
constitutionnel, c'est l'indépendance des tribunaux et la participation,
définie par la loi, des citoyens à la prise des décisions
politiques. En effet, dans le système constitutionnel, le respect de la
loi, établi par le parlement, est une exigence centrale. C'est elle qui
garantit l'égalité et préserve des risques, toujours
présents, de tomber dans la dictature d'une minorité, qui
abuserait des pouvoirs que le peuple lui aurait confié.
Cette indépendance de la loi est garantie par
l'existence d'un pouvoir judiciaire solide et stable, garanti à son
tour par l'indépendance des juges. Dans un système
constitutionnel, le juge est supérieur à tout autre organe de
l'Etat. Il est certes contrôlé à son tour, mais cette
tâche revient à d'autres juges et non au gouvernement, qui n'a que
le droit de le mettre en accusation.34(*)
Puisque le juge doit garder son indépendance
vis-à-vis du gouvernement. Comment devra donc se faire la
sélection des juges ?
En fait, une trop grande indépendance des juges n'est
pas sans risque. Une telle catégorie peut en effet se transformer en
coterie ou caste d'exclusion, exerçant le pouvoir de manière
tyrannique.
D'autre part, la nomination des juges par le gouvernement ou
une autre instance, court le risque d'une complaisance dans le choix de ces
derniers. En effet, la sélection de ceux-ci, peut se faire selon des
critères contraires aux attentes que représentent leurs
tâches. S'ils sont élus, leur élection pourrait se faire
non sur base de leurs mérites mais sur base de leur popularité
parmi une majorité ou une minorité influente. Il appartient au
gouvernement, en harmonie avec les autres institutions, de trouver la
méthode la plus sûre à la fois pour garantir
l'indépendance des juges mais aussi pour prévenir les risques
que cette indépendance comporte.
Le gouvernement constitutionnel vise à éviter
toute concentration de pouvoir entre les mains d'un petit groupe ou d'une seule
institution. Il est conscient du fait que la puissance du pouvoir
réside dans les forces armées et les finances publiques. Un
gouvernement qui disposerait de ces deux éléments disposerait
aussi de tout le reste. D'où le mécanisme imaginé dans la
forme constitutionnelle : l'organisation de trois pouvoirs de façon
interdépendante35(*) : Le parlement est l'institution qui
caractérise principalement l'Etat constitutionnel - il exprime les
désirs et la morale vivante de la société
particulière. Ce qui est représenté au Parlement, c'est
bien la nation, mais la nation avec ses difficultés, ses oppositions,
ses préférences contradictoires, ses
intérêts matériels, ses convictions morales :
« ce qui est représenté est l'organisation inconsciente
d'une communauté au travail, arrivée au point où elle
cherche la conscience de ce qu'elle est, fait, veut ».36(*)
Le rôle de tout gouvernement moderne n'est plus
seulement de perpétuer l'Etat mais aussi d'éduquer les citoyens
à la rationalité (efficacité technique) et à la
raisonnabilité (agencement de l'universel raisonnable, la morale vivante
ou formelle, à l'universel concret : l'Etat lui-même).
En effet, seule une population éduquée à
l'éthique de la discussion, comme échange permanent sur les
questions fondamentales, pour prendre des décisions qui puissent
satisfaire tout le monde sans exclusion ou domination d'une opinion sur une
autre, peut garantir la survie des institutions nécessaires au maintien
de la forme constitutionnelle. Ce sont ces structures qui caractérisent
le mieux les sociétés modernes en permettant que la dialectique
violente, déchirante, s'atténue dans un environnement
légal où la loi fondamentale - fondamentale par le fait qu'elle
règle les modifications de toutes les lois y compris elle-même -
i.e. la constitution, garantit l'articulation entre vie privée et vie en
société de manière moins violente et moins coercitive.
Seule une éducation efficace permettrait aux citoyens de prendre part,
d'une façon consciente et active aux décisions qui concernent la
cité et donc de participer effectivement à l'exercice du pouvoir.
L'éducation est réciproque : le
gouvernement éduque les citoyens et les citoyens éduquent le
gouvernement. Pour Weil, c'est seulement là où une
société moderne et donc éduquée, existe
déjà que peut survivre et fonctionner correctement l'Etat
constitutionnel.
On peut dès lors se demander si les conflits et les
atermoiements que connaît l'Afrique aujourd'hui ne sont pas dus au fait
que l'on a cherché à imposer à une société
différemment constituée des structures adaptées à
des sociétés modernes occidentales, et tant que l'Afrique n'aura
pas elle-même inventé les voies de son progrès, n'en
résulterait - il pas qu'elle pataugerait dans des constructions
inadéquates ?
Nous rejoignons ici Eboussi qui parle « d'une
carapace gigantesque plaquée sur le corps chétif [l'Afrique] qui
ne l'a point secrété ».37(*) Nous développerons dans la conclusion cette
idée.
Pour Eric Weil, une communauté non
éduquée n'est pas mûre pour les régimes
constitutionnels ; de même une communauté
déchirée où la dialectique ne se vit pas seulement au
niveau de l'individu mais aussi au niveau des groupes opposés
d'individus caractérisés par des aspirations contraires et
contradictoires irréconciliables, où chaque groupe se
réfugiant dans son universel particulier comme étant à
ses yeux, le seul sensé et qu'il puisse accepter ou tolérer,
conçoit comme une impossibilité le consensus.
Le rôle d'éduquer la population appartient au
gouvernement qui doit en définir les modalités, le philosophe
quant à lui reste l'homo theoricus : celui qui montre le chemin
sans plus. Son action s'exerce sur le plan de la conscience, il n'a pas
à intervenir dans les débats ni à prendre position. Son
action se résume à la prise de conscience ; qu'il suscite
dans la société qui est son universel concret. Seule la
discussion fera, selon Weil, que l'inconscient de la nation et du gouvernement
accède à la conscience et se transforme en projet réel et
réalisable d'action.38(*)
L'Etat moderne, ainsi défini, apparaît comme le
lieu où l'individu progressivement se réconcilie avec
lui-même, non par le fait d'une décision souveraine de quelque
institution supérieure, mais par une évolution lente et
progressive qui aplanit les tensions et atténue la dialectique
jusqu'à l'acceptation raisonnable et rationnelle de la
réalité anthropologique de l'homme, comme être
déjà - incarné - au - monde - avec - autrui.
L'individu sera toujours affronté à cette
violence originelle mais aussi à cette altérité.
L'évolution de la société moderne ne peut
pas s'arrêter à la forme constitutionnelle. L'Etat moderne n'est
pas exempt de problèmes nouveaux. De nouvelles dialectiques à des
échelles plus grandes voient le jour. L'Etat doit, non seulement arriver
à concilier le juste (morale vivante) avec l'efficace
(rationalité), mais aussi veiller à garantir
l'indépendance de la nation, menacée par d'autres nations. Aussi
doit - il alors trouver une solution au véritable problème,
celui des justes intérêts, i.e. les intérêts
pouvant coexister avec l'organisation de la société, la tradition
de la communauté historique, et les lois de l'Etat moderne pour
maintenir à la fois l'indépendance et l'unité. Pour cela,
l'Etat a besoin d'hommes d'Etat capables de concilier les différentes
antinomies et aspirations que renferme la société.
Pour Weil, qui en cela rejoint Machiavel39(*), la perspicacité
est la véritable vertu de l'homme d'Etat. L'homme d'Etat perspicace et
prudent n'agit pas pour résoudre des problèmes marqués
dans l'immédiateté, mais dans la prévoyance de ce qui,
même s'il parait aujourd'hui superflu, se montrera essentiel dans
l'avenir : « il saisit ce qui importe à la morale de la
communauté et aux intérêts de l'Etat avant que la crise ne
l'ait révélé à tout le monde ».40(*)
Face aux deux grandes responsabilités d'assurer
à la fois la paix et la cohésion nationale entre
intérêts divergents et l'indépendance extérieure,
Weil postule qu'il est de l'intérêt de l'Etat particulier
d'oeuvrer pour la réalisation de ce qu'il nomme : une
Organisation mondiale, seule à même de garantir la
préservation des particularités morales des différentes
communautés dans une coopération organisée.
Qu'en est il de cette « Organisation
mondiale » ?
3.3.3. Vers un « Etat mondial » ?
La société moderne est mondiale dans son
principe en ce que tout individu agit par intérêt. C'est en
agissant d'abord pour son intérêt particulier qu'il comprend
ensuite que son intérêt véritable est de dépasser la
violence et les désirs immédiats de ses intérêts
particuliers.
L'Etat moderne est en cela identique à
l'individu : « il comprend comme un danger pour sa propre
vie la possibilité d'être entraîné, sans le vouloir,
dans des conflits dont ne sortirait pour lui que des pertes, sinon sa
destruction... ».41(*)C'est cette compréhension qui amène
l'individu, comme l'Etat, à organiser et à réglementer les
relations avec les autres Etats. L'Etat comme l'individu ne renonce pas
à la violence par conviction morale mais parce que finalement les gains
de la violence sont moins importants que les pertes.
De même que l'Etat arrive à canaliser la violence
dans l'individu et entre individus, comme une super-structure au - dessus des
contingences individuelles, il faudrait un « Etat des
Etats », avec des juges et une administration capables d'imposer des
décisions allant dans le sens des intérêts de tous, pour
juguler la violence naturelle, qui peut caractériser les relations
internationales. Des cas de conflits passés et récents
l'attestent et les risques de réédition sont bien réels.
Pour Weil, il n' y a que les impuissants qui renoncent vraiment à
l'argument de la force.
Un pas cependant, est franchi d'ores et déjà
dans la constitution de l'Etat mondial. L'ONU et ses différents
organismes peuvent être perçus comme une tentative de mettre au
point une administration supra-nationale. Toutefois, l'on est encore bien loin
d'une Organisation mondiale, puisque les institutions internationales restent
au mieux des lieux de « bavardage », il ne saurait
d'ailleurs en être autrement parce que le monde n'est pas un monde
rationnel.
Cependant la valeur de ces bavardages est grande en ce sens
qu'ils éduquent les Etats particuliers à la discussion et
habituent les gouvernements et les gouvernés, à considérer
les problèmes auxquels ils sont confrontés, d'un point de vue
universel. Un Etat mondial aurait l'avantage d'annihiler la violence à
l'échelle internationale. Cette violence s'exprime par la guerre. On ne
peut toute fois nier qu'une anthropologie de la guerre (en l'occurrence la
guerre juste) peut nous révéler des aspects qui socialisent et
intègrent davantage l'individu dans sa société à
travers la guerre. Mais reprenons ici, très brièvement, les
grandes lignes de la théorie de Weil sur ce sujet.
3.3.4. La violence au niveau des Etats : le
problème de la guerre.
La guerre, pour Weil, constitue la forme concrète de la
violence au niveau des individus historiques que sont les Etats, et c'est sur
la menace toujours présente d'un conflit ouvert que se fondent les
relations internationales. C'est la dialectique entre la société,
universel rationnel, et l'Etat, conscience de la communauté
garantissant sa durée et la durée de sa morale, qui
réalise comme un événement toujours possible, la
guerre.
La guerre, si elle est mauvaise pour la
société moderne matérialiste, mécaniste et
calculatrice - car elle est négatrice du progrès en
détournant la main d'oeuvre vers une activité non productrice -
peut toutefois constituer pour la communauté historique, la seule force
capable d'élever l'individu au - delà de son simple
individualisme. Elle peut l'amener à s'engager pour une cause
« étrangère à ses intérêts
immédiats » jusqu'au don total de sa vie. Ce sacrifice
suprême témoigne de l'attachement de l'individu à sa
communauté pour la défense d'intérêts
élevés. C'est cette acceptation par l'individu, de mourir pour
autrui, qui lui donne toute sa valeur.
L'avènement de l'Etat mondial déchargerait
cependant l'Etat particulier d'une de ses obligations, par ailleurs
sous-tendues par la possibilité toujours présente de la guerre et
des conflits, les aléas de la politique extérieure et le souci de
préserver l'indépendance.
Dans l'Etat mondial, il n'y aurait pas de politique
extérieure, parce que l'extérieur n'existerait plus. Cependant
l'avènement d'un Etat mondial exige un préalable aussi bien
éthique que politique : l'égalisation des niveaux de vie
entre différents Etats, seul gage d'un bonheur véritable qui
n'est refusé à personne. Les hommes seraient ainsi, unis non
plus par les liens de la nécessité et de la peur comme c'est le
cas entre Etats particuliers, mais par l'adhésion à un sens rendu
possible par l'extirpation de la peur d'une destruction. C'est alors que
deviendrait possible la pensée et ainsi l'avènement d'un homme
nouveau.
CONCLUSION GENERALE
Tout au long de ce travail, nous avons essayé de
restituer la pensée d'Eric Weil à travers un des aspects
importants de sa philosophie politique : la dialectique toujours
présente dans l'histoire de l'individu, dialectique comprise comme
préoccupation centrale dans l'avènement de la communauté,
de la société, de l'Etat particulier et enfin de l'Etat mondial
à venir.
Nous avons montré comment, face à la violence
originelle que constitue l'environnement dans lequel vit l'individu, les
impératifs de survie du groupe dont il fait partie ne peuvent pas
ignorer l'aspiration fondamentale à la liberté qu'il porte en
lui, comme marque indissolublement liée à son mode d'être.
De là, la tension déchirante qui le caractérise dans les
exigences que lui impose la rationalité de la société
moderne en lui déniant toute autre dimension. Une existence plus
raisonnable est atteinte dans l'Etat moderne où s'allient à la
fois les impératifs de l'efficacité, gage de survie et
l'universel raisonnable de la morale vivante, dimension ontologique
inaliénable, comprenant la reconnaissance du sacré
traditionnel.
La dialectique violente, à la limite de l'explosion
dans les débuts de la rationalité de la société
moderne, est ainsi atténuée. Elle se déplace et se
développe au niveau de l'universel concret des Etats particuliers,
d'où la nécessité de reconstituer au niveau mondial, les
conditions qui garantissent l'harmonie au niveau des Communautés -
Etats.
L'Organisation mondiale n'est pas une utopie au sens
chimérique du terme. Elle est plutôt, l'espoir d'un gouvernement
de tous les Etats, dont les organisations internationales actuelles sont des
ébauches tâtonnantes.
L'Etat mondial serait une illustration, mutatis mutandis,
d'une lente mais irréversible progression vers le point Omega
teilhardien,42(*) une
récapitulation de tous les désirs de paix enfouis dans l'individu
où qu'il soit inséré dans un Etat particulier.
Certes, d'autres aspects de la pensée de Weil contenus
dans Philosophie politique peuvent être développés
avec intérêt. Notamment les questions liées au
mécanisme social, on peut aussi approfondir le rôle de la morale
dans la constitution et le développement des sociétés
traditionnelles et modernes.
Nous nous sommes borné, quant à nous, uniquement
à la question de la dialectique comme tension permanente dans la
relation incontournable qui relie l'individu à la
société. Il serait cependant intéressant de tenter une
brève application de la pensée politique de Weil à
l'Afrique.
Dans cette partie du monde, cette dialectique s'est
vécue et se vit de façon différente certes, mais tout de
même de façon qui commande qu'une réflexion sérieuse
soit entamée et des voies nouvelles tracées pour que notre
continent émerge enfin des profondeurs de la misère où il
semble plongé. Ceci peut bien entendu faire l'objet d'un autre
développement dans un travail plus élaboré.
Annexe : BREVE PRESENTATION DE LAUTEUR.
La personne.
Eric Weil est un philosophe Français d'origine
allemande, il est né à Parchim (Mecklemburg) en 1904, il a
commencé par faire des études de médecine à Berlin
et Hambourg mais il a dû s'exiler en France devant la menace du
nazisme,.
Sa première thèse de philosophie est un travail
sur Pomponazzi et fut dirigée par Cassirer en 1928.
En 1938, il est mobilisé en France sous le nom d'Henri
Dubois. Après la guerre, il soutient sa deuxième thèse
avec pour titre : Logique de la philosophie. Il meurt le 1er
février 1977
L'oeuvre.
Il a écrit plusieurs ouvrages de grande valeur
dont :
Philosophie Politique (1956)
Philosophie morale (1961)
Problèmes kantiens (1963)
Deux volumes d'Essais et conférences
(1970-1976)
Hegel et L'Etat (1980)
Dans Hegel et l'Etat, Weil démontre que Hegel
n'était pas ce philosophe officiel du nazisme qu'on a cru voir en lui
mais celui qui a élaboré le concept de l'Etat moderne par la
formulation de l'articulation des diverses sphères du politique. Ces
sphères comprennent aussi bien la vie privée de la personne, le
droit, la morale vivante, la famille, l'économie que la politique
elle-même qui est la forme de l'universalisation de tous les
problèmes particuliers à travers le parlement, le gouvernement et
l'administration.
La Philosophie morale de Weil est quant à elle
une réflexion sur les morales concrètes. En effet l'homme
découvre progressivement que toutes les morales sont
insérées dans l'historicité. Les valeurs ne sont pas les
même partout et aucune morale particulière ne peut
prétendre à une supériorité sur les autres.
Cette affirmation conduit à une perte de la certitude
et engage dans la réflexion, cette réflexion est en fait la
recherche d'un fondement universel de la morale. La morale universelle n'est
plus concrète mais devient une morale formelle.
Notre travail se base essentiellement sur la Philosophie
politique, mais plusieurs thèmes évoqués dans
Hegel et l'Etat ou la Philosophie morale sont abordés
également dans la Philosophie politique.
BIBLIOGRAPHIE
A. OUVRAGES D'ERIC WEIL
WEIL E., Philosophie Politique, Librairie
philosophique, Paris, J. Vrin , 4è éd., 1984.
WEIL E., Philosophie Morale, Librairie
philosophique, Paris, J. Vrin, 1961
WEIL E., Essais et conférences, tome second,
Paris, Plon, 1971,
B. OUVRAGES DES
AUTRES AUTEURS
TEILLHARD DE CHARDIN, Le Phénomène
Humain, Paris, Ed. du Seuil, 1955, 347p
MACHIAVEL, Le prince (De principatibus) Traduit par
Jacques Gohor, Le livre de poche classique 879, Paris, 1962
EBOUSSI BOULAGA, Fabien, A contretemps. L'enjeu
de Dieu en Afrique, Paris, Karthala, 1991,
HOBBES Thomas, Le Léviathan :
traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la
république ecclésiastique et civile. Introduction, traduction et
notes de Fr. Fricaud, Sirey 1971,1976.
HEIDEGGER Martin, Essais et
Conférences, Paris, éd. Gallimard, 1958.
DE SAINT EXUPERY Antoine, Citadelle, Paris, ed.
Gallimard, 1948.
NOVAK Michael, Une éthique économique,
les valeurs de l'économie de marché, Traduit de
l'américain par Bernard Dick, Paris, Cerf, 1982.
C. ARTICLES
JANY- CATRICE Florence, « Du plus avoir au
mieux être, vers de nouveaux indicateurs de richesse »,
in Congo Afrique, n 401, janvier 2006
GUIBAL Francis, « Eric Weil et nous. Une philosophie
à l'épreuve de la réalité », in
Archives de Philosophie. Recherche et Documentation, Tome 68, cahiers
1 pp. 34-35, printemps 2005
CAILLOIS Roland, « Eric Weil et la politique
d'Aristote », in Cahier Eric Weil, Eric Weil et la
pensée antique. Lille, Collection UL3, 1989
DECLOUX Simon, « La Philosophie politique d' Eric
Weil », in Nouvelle Revue de Théologie, 2,
Février 1964
KIRSCHER Gilbert, « Weil Eric », in
Dictionnaire des philosophes, T. II, sous la direction de Denis
HUISMAN, Paris, P.U.F.,1993,pp. 2920-2926.
Table des matières
DEDICACE.
AVANT PROPOS
INTRODUCTION GÉNÉRALE.
LE BONHEUR EST LE PLUS GRAND BIEN DE L'HOMME.
PROBLEMATIQUE.
ERREUR ! SIGNET NON
DÉFINI.
CHAPITRE PREMIER : L' AVENEMENT DES
SOCIETES MODERNES.
1.1. LA MORALE COMME FONDEMENT DE LA VIE EN
COMMUNAUTÉ.
1.2. L'INDIVIDU MORAL PEUT IL SE
RÉVOLTER ?
1.3. LE MOTEUR DE L'ACTION EN L'HOMME.
1.4. L'EDUCATION DE L'INDIVIDU DANS LA
SOCIÉTÉ.
1.5. DE LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE DE
SUBSISTANCE À LA SOCIÉTÉ MODERNE DU TRAVAIL.
CHAPITRE DEUXIEME : L'INDIVIDU ET LA
SOCIETE.
2.1. LA SOCIÉTÉ MODERNE EST
CALCULATRICE.
2.2. LA SOCIÉTÉ MODERNE EST
MATÉRIALISTE.
2.3. LA SOCIÉTÉ MODERNE EST
MÉCANISTE.
2.4. L'INDIVIDU DANS LA SOCIÉTÉ
MODERNE EST ESSENTIELLEMENT INSATISFAIT.
2.5. L'INDIVIDU INSATISFAIT ET
DÉCHIRÉ SE POSE LUI-MÊME EN THÈME DE SA
RÉFLEXION.
CHAPITRE TROISIEME : L'ETAT OU
L'UNIVERSEL CONCRET.
3.1. LE TELOS DE LA COMMUNAUTÉ DANS
L'ETAT : LE BUT DE L'ETAT, C'EST L'ETAT LUI-MÊME.
3.2. NATURE DE LA LOI COMME FONDEMENT DE
L'ETAT.
3.3. LE FONCTIONNEMENT DE L'ETAT ET LE RÔLE
PRIMORDIAL DE L'ADMINISTRATION.
3.3.1. Les écueils à
éviter par l'administration.
3.3.2. Les formes de l'Etat.
3.3.3. Vers un « Etat
mondial » ?
3.3.4. La violence au niveau des Etats :
le problème de la guerre.
CONCLUSION GENERALE
ANNEXE: BREVE PRESENTATION DE LAUTEUR.
BIBLIOGRAPHIE.
* 1 Depuis l'antiquité
jusqu'aux temps modernes bien des philosophes considèrent le bonheur
comme le plus grand des biens. Pour Aristote, le bonheur est le bien le plus
fondamental pour lequel l'homme doit travailler et sacrifier les autres biens
moins universels. Les différentes formes de gouvernement qu'il propose
dans La Politique ont comme but suprême la réalisation du
bonheur de l'homme dans la cité. D'autres philosophes vont
également dans le même sens : Hobbes, Rawls, Machiavel,
Hegel, ...
* 2 Eric WEIL, Philosophie
Politique, Paris, J. Vrin, 1984.
* 3Florence JANY- CATRICE,
« Du plus avoir au mieux être, vers de nouveaux
indicateurs de richesse », in Congo Afrique, n 401, Janvier
2006 pp.
* 4 Publié à
l'été
1993 par la revue Foreign
Affairs
* 5 Eric WEIL, op. cit. p.
145.
* 6 Dans le même ordre
d'idées, dans la Philosophie morale, Weil affirme que
l'individu doit être amené au bien, il doit être
éduqué - et donc pouvoir l'être - pour vouloir le bien et
pour fuir le mal ; abstraction faite de cette éducation, il n'est
ni bon ni mauvais, il est, amoral, non immoral, parce que cette abstraction
fait de lui un animal. Cfr. Eric Weil, Philosophie Morale, Paris, J.
Vrin, 1961.
* 7 Ibid. p.39.
* 8 Ibid. p.44.
* 9 Ibid. p.45.
* 10 Antoine de Saint
Exupéry, Citadelle, Paris, Gallimard, 1948. : Force
les de bâtir ensemble une tour et tu les changera en frères. Mais
si tu veux qu'ils se haïssent, jette leur du grain ». p.58.
* 11 Eric WEIL,
Philosophie Politique, Paris, J. Vrin, 4è
éd., 1984, p.62.
* 12 Martin HEIDEGGER,
Essais et Conférences, La question de la technique, Paris,
Gallimard, 1958, p.27.
* 13 Martin HEIDEGGER,
Essais et Conférences, L'homme habite le monde en
poète, Paris, Gallimard, 1958, p.224
* 14 Maurice MERLEAU PONTY,
Cité par le Prof. Nketo LUMBA, Cours d'anthropologie
philosophique, 2006
* 15 Francis Guibal,
« Eric Weil et nous, Une philosophie à l'épreuve de la
réalité », in Archives de Philosophie.
Recherche et Documentation, Tome 68, cahiers 1 pp. 34-35, printemps 2005
* 16Eric Weil, Philosophie
et réalité, p.191
* 17 Eric Weil, Philosophie
et Réalité, p.359.
* 18 Philosophie Politique,
p. 62
* 19 Eric WEIL,
Philosophie politique Paris, J. Vrin, 1984, p.70.
* 20 Ibid., p.71
* 21 Ibidem.
* 22 Ibidem.
* 23 Ibid. p.77.
* 24 Eric WEIL, op. cit.
pp.125-126
* 25 Eric WEIL, op. cit. p.
132
* 26 Ibid., p.135
* 27 Eric Weil, Philosophie
Politique, Paris, J. Vrin , 1984 , p. 139.
* 28 Thomas Hobbes, Le
Léviathan : traité de la matière, de la forme
et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile.
Introduction, traduction et notes de Fr. Fricaud, Paris, Sirey 1971,1976. 780p.
* 29 Eric Weil, op. cit. p.
142.
* 30 Eric Weil, Essais
et Conférences, tome second, Paris, Plon, 1971, p. 365.
* 31E. Weil, Philosophie
Politique, Paris, J. Vrin , 1984 p. 145.
* 32 E. Weil, op. cit.
p.171 : « Les gouvernements autocratiques ne sont pas des
dictatures. Il faut réserver ce terme à un autre usage et le
prendre dans son sens historique : une forme autocratique de gouvernement,
mais temporaire, tenue en réserve pour des situations extraordinaires
par la loi fondamentale des Etats constitutionnels. En cas de guerre, de
troubles intérieurs grave, etc. il est techniquement indispensable que
des décisions puissent être prises avec une rapidité
qu'exclut l'observation des règles normales de la constitution :
des droits extrêmement étendus sont donc accordés au
gouvernement existant ( ou formé exprès), les garanties formelles
de la constitution sont en partie, suspendues, des mesure ne se fondant sur
aucune loi, même contraires à certaines lois en vigueur , sont
considérées comme légalement valides. Le point essentiel
est que cette dictature est prévue par la constitution même, que
sa durée est limité, et qu' elle est instituée par le
parlement... »
* 33 Le budget de l'Etat
constitue avec l'armée, les deux sources du pouvoir effectif ; un
gouvernement qui détient les pleins pouvoir sur ces deux
éléments est au-dessus de tout.
* 34 E. Weil, Philosophie
Politique, Paris, J. Vrin , 1984 p.162.
* 35 Weil dit
interdépendance plutôt que indépendance parce que
l'indépendance de ces trois pouvoirs, judiciaire, législatif et
exécutif, si elle était vraiment réelle, serait la
destruction de l'Etat.
* 36 Eric Weil, op. cit. ,
p.169.
* 37 EBOUSSI BOULAGA, Fabien,
A contretemps. L'enjeu de Dieu en Afrique, Paris, Karthala,
1991, p.68.
* 38 E. Weil, op. cit. p.
215.
* 39 MACHIAVEL, Le prince
(De principatibus) Traduit par Jacques Gohor, le livre de poche classique
879, Paris, 1962.
* 40 E. Weil, Philosophie
Politique, p.197.
* 41 Idem., p. 226.
* 42 Teillhard De Chardin,
Le Phénomène Humain, Paris, Seuil, 1955, 347pages
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