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Espace public et rationalité communicationnelle chez Jà¼rgen Habermas


par Divin Gloire Roselin MOUZEMBO
Université de Tours - Maîtrise 2023
  

Disponible en mode multipage

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    Mémoire de Master1

    Annéeuniversitaire:2022-2023

     

    ESPACE PUBLIC ET RATIONALITÉ COMMUNICATIONNELLE CHEZ JÜRGEN HABERMAS.

     

    Soutenu par:

    MOUZEMBO Divin Gloire

    Master Philosophie Parcours Humanités et Politique

    Sous la direction de :

    M. Samuel RENIER, Maître de conférences en Sciences de l'éducation

    Directeur du Département des Sciences de l'éducation et de la formation

    Université de Tours

    DÉDICACE

    À mon défunt père MOUZEMBO Séraphin, décédé le 17 juin 2023.

    REMERCIEMENTS

    «Quelle que soit la valeur du présent fait à un homme, il n'y a qu'un mot pourtémoigner la reconnaissance inspirée par la libéralité, et ce mot c'est : merci » (Hampaté Bâ,1973)1(*). Par ces mots du sage de Bandiagara, nous voudrions exprimer primo notre aimablereconnaissanceànotre Directeur de mémoire Monsieur Samuel RENIERquiaencadréce travailavec passion et patience.

    Nous aimerions secundo remercier toute l'équipe pédagogique de cette prestigieuse université qui n'a ménagé aucun effort pour nous aider à atteindre une certaine maturité épistémologique et conceptuelle. Qu'elle reçoive sincèrement nos remerciements pourleursollicitude, leurs conseils et surtout leur pragmatisme.Nous ne pouvons oublier nos collègues de classe pour la fécondité des débatssouvent abordés tous azimutsdont les apports ont contribué peu ou prouà l'orientation de ce travail.

    Tertio, nous ne saurions terminer notre propos sans dire un profond et sincère remerciement à ma mère NZOUSSI Thérèse Radegonde Adélaïde pour sonsoutien indéfectible et infaillible. Qu'ilstrouvent à travers ces mots pétris de reconnaissance et d'humilité l'expression de toute notregratitudefiliale. Nous remercions également Patrick et Anne-Marie Glaume, Christus et Nadège Yengopour leur aide de qualité lors de la rédaction de ce travail.

    SOMMAIRE

    DÉDICACE 2

    REMERCIEMENTS 3

    SOMMAIRE 4

    INTRODUCTION 5

    Chapitre 1 : LES PRÉMISSES PHILOSOPHIQUES DE LA NOTION D'ESPACE PUBLIC CHEZ HABERMAS 13

    Chapitre 2 : L'ESPACE PUBLIC ET LA DIALECTIQUE DE LA PUBLICITÉ 24

    Chapitre 3 : DE LA TRANSFORMATION STRUCTURELLE DE L'ESPACE PUBLIC À SA REFONDATION PAR LA RATIONALITÉ COMMUNICATIONNELLE 43

    CONCLUSION 68

    LISTE DES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES : 73

    TABLE DES MATIÈRES 79

    Chapitre 2 INTRODUCTION

    La sphère publique comme espace de discussion et de problématisation des thématiques de la vie publique est un espace qui s'est construit autour de la différence entre ce qui est publicet ce qui ne l'est pas, ce qui relève du privé. De l'agora athénienne aux parlements modernes en passant par le forum romain, l'idéal de publicité a été utilisé comme medium par chaque citoyen pour justifier de façon critique les intérêts défendus dans l'espace public de sorte à ne promouvoir que ceux qui relèvent de l'intérêt général et de supprimer les intérêts particuliers. Chez les athéniens par exemple, l'espace public pouvait être assimilé à la place publique du marché, à l'assemblée,l'agora, au conseil, au tribunal, lesquelles institutions avaient pour fonction de garantir le bon fonctionnement de la démocratie et en quelque sorte l'usage public de la raison. À côté de cet espace public dit formel, Athènes disposait aussi d'un espace public dit informel qui se réalisait par les discussions faites entre citoyens sur leur lieu de travail comme les artisans, les marchands, etc. Ce monde du secteur informel de la Grèce antique semble être très politisé même si l'agoragrecque présente de nombreuses inégalités relatives à la participation des citoyens à la vie politique.

    Platon comme tous les athéniens établit une distinction nette entre le citoyen qui a voix au chapitre par sa participation aux grandes décisions de la sphère publique2(*) quand les artisans, étrangers et autres reçoivent le statut de « non-citoyens »3(*). Cette analyse mitigée de Platon est le reflet de sa conception sur la démocratie qu'il considère comme le « régime des ignorants », un processus de dégénérescence et de corruption où la liberté est anarchique et démagogique. C'est le statut de citoyen qui conditionne dans la démarche platonicienne le droit de participation à l'agora, ce que Protagoras conteste car il est convaincu que tous peuvent apprendre l'art de la politique et son corolaire qu'est la doxa, le droit de donner son opinion et de le justifier publiquement ; Socrate pour sa part doute que l'art politique puisse s'apprendre par la rhétorique sophistique et que « la vertu politique soit accessible à chacun »4(*):

    Les athéniens sont à mon sens, comme au jugement des autres Grecs, un peuple intelligent. Or, je vois, quand l'assemblée se réunit, que, s'il s'agit pour la cité de constructions à entreprendre, on appelle en consultation les architectes, s'il s'agit des navires, les constructeurs de navires, et ainsi de suite pour toutes les choses qu'ils considèrent comme pouvant s'apprendre et s'enseigner ; et si quelque autre, qui ne soit pas regardé comme technicien se mêle de donner son avis, (...) on ne l'en écoute pas davantage, mais au contraire on se moque de lui et on fait du bruit. Voilà comment ils se conduisent lorsque la matière en discussion leur paraît exiger un apprentissage. S'il s'agit au contraire des intérêts généraux de la cité, on voit se lever indifféremment pour prendre la parole, architectes, forgerons, corroyeurs, négociants et marins, riches et pauvres, nobles et gens ordinaires.5(*)

    Aristote, contrairement à son maitre Platon a un jugement mesuré sur l'agora et sa portée démocratique parce que grâce à la cité, la démocratie donne à chaque homme la possibilité de s'exprimer, de se réaliser, de s'accomplir réellement et d'atteindre « la vie heureuse ». L'homme est fait en quelque sorte pour passer des conventions politiques dans la cité6(*), pour l'organiser en fonction d'une hiérarchie afin d'y établir un certain ordre que tous pourraient vouloir ensemble comme modèle social de cohabitation. Aristote précise que cette organisation politique n'est pas l'oeuvre du hasard mais émane d'une rationalité politique qui permet à certains hommes d'avoir des capacités « naturelles » pour « commander » et à d'autres d'être commandés. Comme son maitre Platon, le Stagirite définit les esclaves comme des gens privés de la citoyenneté et destinés aux travaux pénibles et les hommes libres (les plébéiens), c'est-à-dire moins forts appelés à participer aux discussions publiques d'intérêt général. Aristote voit d'un mauvais oeil l'inclusion des artisans, boutiquiers et paysans dans l'agora et distingue l'agora libre, politique de l'agora économique défenseur des intérêts privés financiers. Les Athéniens faisaient la différence entre la sphère publiqueet la sphère privée bien que les étrangers au départ étaient dépourvus de droit politique. Aristote entend préserver l'agora de l'intrusion de l'oïkos :

    Il convient que sous l'emplacement (réservé aux cultes) on établisse une agora analogue à celle qu'on désigne sous ce nom en Thessalie ; les Thessaliens l'appellent l'agora libre. Il la faut pure de tout trafic ; artisans, cultivateurs et gens de cette sorte n'y pénétreront qu'appelés par les magistrats. Cet emplacement remplirait, plus agréablement sa fonction, si par exemple les gymnases des aînés y avaient leur place, car il est bon que dans cet ordre aussi les différentes classes d'âges soient séparées (...). Avoir les magistrats présents et bien visibles renforce chez les hommes libres la véritable révérence et la crainte.7(*)

    Athènes se distingue des autres cités par sa volonté à promouvoir sa constitution en l'inscrivant partout sur des stèles faisant de la publicité le domaine de « l'affiche monumentale »8(*). Les citoyens qui constituent l'ekklèsia contrôlent le fonctionnement des institutions publiques. Cette publicité des lois et dispositions normatives a favorisé la construction d'une volonté publique et d'un esprit citoyen éclairés à même de différencier ce qui relève du privé et du « koinon, du bien commun »9(*). La participation des athéniens aux débats publics (privilège réservé aux seuls citoyens) était cruciale car c'est dans l'agora que se décidait le destin de tous et cet exercice public de la raison loin de se réduire à de simples capacités oratoires exigeait que l'on débatte et se convainquent mutuellement par des arguments rationnels. Le dèmosathénien était presque autonome, participait intensément10(*) à la vie publique d'Athènes car il lui était exigé de savoir au moins lire et écrire, d'être instruit pour se mettre à l'abri de toute manipulation.

    Athènes présente l'image d'une cité libre « où le peuple règne et qui n'est pas gouvernée par un seul citoyen » aux dires d'Euripide (Suppliantes, 404-406), et où par souci de transparence de la vie publique, le dèmos comme l'ekklèsia constituaient une force morale et politique. Les citoyens ordinaires qui étaient préférés aux élites pour prendre la parole à la tribune participaient aux débats publics « en réagissant plus ou moins vivement, en faisant du chahut (thorubos). (...) Et c'est toujours à eux que le pouvoir de décision revient : par ce tumulte délibératif d'abord, par le vote ensuite »11(*). Les discussions sur les lieux de travail relatives aux délibérations politiques ont longtemps animé la vie publique d'Athènes et combattu la politique du silence ou secret (mystikos en grec) en faveur d'une politique de transparence (diaphaneai)12(*) :

    Dans l'Athènes du Ve et IVe siècle, des espaces interstitiels, non institutionnalisés, se sont en effet développés dans les marges du système démocratique ; de nombreux lieux de discussion se sont ainsi épanouis dans le cadre offert par des hétairies et les symposia, les banquets privés, avant d'être relayés au IVe siècle par les écoles de rhétorique ou de philosophie - dont les plus célèbres sont attachées aux noms d'Isocrate, Platon ou Aristote. Dans ces espaces de dialogue et de confrontation, certains Athéniens inventèrent un nouvel usage politique et critique de la raison, créant ainsi une communauté d'auteurs et d'auditeurs, encore élargie par la diffusion grandissante de l'écrit et de ses usages au IVe siècle.13(*)

    Mais la guerre du Péloponnèse, l'effondrement de l'empire athénien et la relative immaturité de l'ekklèsia athénienne vont laisser le modèle démocratique athénien basculer encore dans la tyrannie donnant raison à Platon qui dans la République (VI, 492b I-c 8)14(*) comparait l'ekklèsia à un torrent qui emporte tout sur son passage. Le vacarme régnant dans l'agora lors des délibérations, ses cris et acclamations lors des prises de parole ont fait dire aux adversaires de la démocratie athénienne que l'ekklèsia ressemblait plus à des « spectateurs de paroles et à des auditeurs d'action »15(*) qu'à de citoyens éclairés. L'image d'uneassemblée spectatrice, tapageuse, comique ou théâtralisée a beaucoup influencé les représentations sur l'agora au point où Platon compare la démocratie athénienne à une « citée gonflée d'humeurs, d'injustice et de démesure ». Même si son jugement est largement influencé par la réalité de son époque et la condamnation de son maître Socrate, l'analyse de Platon laisse entrevoir l'image d'un espace public « corrompu » et d'un peuple « trompé » (Aristote, Constitution d'Athènes, 28, 3 ; 28, 4)16(*), une sphère publique « envahie par des démagogues ambitieux qui auraient usurpé son pouvoir, pour devenir, à sa place, les vrais acteurs de la vie politique »17(*).

    Au Moyen-Âge, le droit romain présente une forme d'opposition entre le publicus (public) et privatus (privé) qui n'est pas trop contraignante comme chez les Grecs et même plus tard chez les modernes. Le public (Das Publikum) et le privé ne s'opposent pas en soi et les seigneurs ne jouissent pas de pouvoirs supérieurs dans la sphère publique comme les maîtres d'esclaves de la Grèce antique. Mais le Moyen-Âge n'est pas un vide démocratique comme le prétend Habermas. En effet, il y a déjà chez les médiévaux la pratique d'une intuition de publicité qui se traduit par une célèbre formule tirée du droit civil romain stipulant que « ce qui concerne tout le monde doit être discuté et approuvé par tout le monde »18(*). Cette maxime est beaucoup utilisée dans l'Église par le pape Innocent III qui fait référence aux décisions impériales demandant que l'on ne peut rien décider dans une procédure de justice sans avoir entendu les mis en cause et discuté avec eux ; Saint Léon à la suite du pape Célestin Ier19(*)disait que « celui qui devra les gouverner tous, qu'il soit élu par tous ». En Angleterre, le roi Jean sans Terre face à la révolte des barrons décide de promulguer la Magna Carta (Grande Charte) pour limiter le pouvoir royal, faire respecter certaines règles de droit et créer une instance (Grand Conseil) qui contrôlerait de façon autonome la politique fiscale du royaume. Dans cette charte, on peut entre autres lire :

    Aucun impôt ne sera imposé, dans notre royaume, sans le consentement du Conseil commun de notre royaume. (...) Aucun homme libre ne sera saisi, ni emprisonné ou dépossédé de ses biens, déclaré hors-la-loi, exilé ou exécuté, de quelque manière que ce soit. Nous ne le condamnerons pas non plus à l'emprisonnement sans jugement légal de ses pairs, conformément aux lois du pays.20(*)

    Malgré la difficulté de l'application des principes de cette charte, l'on peut déjà voir une volonté de légitimer les décisions politiques chez les médiévaux par le consentement de la volonté populaire qui est aussi souveraine.21(*) Les débats sur la représentation au Moyen-Âge ne s'inscrivent pas sous le sillage du paradigme démocratique comme nous le connaitrons dans la modernité politique. Ils sont du ressort des pouvoirs ou régimes princiers et monarchiques de cette époque. L'idée d'une représentation populaire traverse les esprits dans l'Église, en Angleterre, en France et en Sicile, bref dans les assemblées représentatives de type « parlementaire » qui s'imposent partout comme lieux de « médiation du pouvoir ». Différentes appellations servent à les désigner mais expriment la même réalité politique : « parlement en Angleterre ou en Sicile états généraux ou états régionaux en France (...), Cortes dans toute la péninsule ibérique et diètes territoriales centrale ou locale (Reichstag, Landtage) dans la mosaïque des principautés laïques ou ecclésiastiques de l'Europe germanique ».22(*)

    La naissance de l'État moderne s'est accompagnée de celle d'une nouvelle classe sociale appelée la bourgeoisie qui occupera au sein du public une place prépondérante. La bourgeoisie naissante se composera des fonctionnaires de l'administration royale, des juristes, des médecins, prêtres, érudits, savants. Ces nouveaux bourgeois remplacent en réalité les « vrais bourgeois » qui étaient « les membres des anciennes corporations, d'artisans et de boutiquiers et qui ont subi entre-temps un recul sur l'échelle sociale » (Habermas, 1978, p. 33-34). L'espace public bourgeois avec la montée du capitalisme fait émerger dans les familles bourgeoises des habitudes de lecture (cafés littéraires, journaux politiques, Presse) se transformant en sphère publique littéraire et plus tard en sphère publique politique. Il s'agit là de faire un usage public et critique de sa raison pour s'opposer aux secrets de l'État et de se former une opinion sur la gouvernance des affaires publiques. C'est donc au coeur de la sphère publique bourgeoise que naît l'opinion publique pour se former un jugement sur l'administration et la politique mercantiliste du capitalisme de l'époque. Mais au sein de l'espace public23(*), s'exprime précisément une opinion dite publique que les uns qualifient de réputation pour son apparente rationalité et que d'autres reconnaissent comme détentrice d'un potentiel rationnel. La Publicité ici devient un principe critique de transparence et permet de remettre en cause la domination de l'État monarchique bien que la citoyenneté dans l'espace public bourgeois soit encore comme chez les Grecs réductibles à « l'homme propriétaire ».La bourgeoisie en prenant le pouvoir a confondu ses intérêts privés avec ceux dits publics, empêchant de surcroît les pauvres de participer à des discussions publiques ayant pour objet des questions d'intérêt général. Cette subversion/perversion du principe de Publicité au profit de la bourgeoisie va se consolider avec l'État moderne et l'apparition de la Presse mise au service de l'administration d'État (Habermas, 1978, p. 32). Frédéric II, ancien roi de Prusse dans un édit de 1784 rappelle substantiellement qu'une personne privée n'est pas habilitée à porter des jugements publics ou dépréciatifs ou à publier des informations qui lui parviennent. Ce décret condamnant des opinions dites publiques en se référant à la sphère publique longtemps considérée comme un domaine propre du pouvoir montre bien qu'en réalité, la sphère publique s'était séparée de la domination de l'État « pour devenir le forum où les personnes privées rassemblées en un public s'apprêtaient à contraindre le pouvoir de se justifier face à une opinion publique »24(*). Ce qui était avant le publicum se transforme en public critique, le subjectum en sujet et les destinataires du pouvoir ses adversaires.

    La Publicité jadis instrument de démystification de la domination politique sert dorénavant une opinion « non-publique » parce que non critique et le public éloigné de la participation politique se contente de consommer « passivement » les décisions politiques. La discussion publique réduite à un produit de consommation vendu par la culture de masse, l'on peut se demander à la suite de Habermas comment renverser cette domination de la bourgeoisie pour lui substituer un espace public qui promeut une opinion publique défensive de l'intérêt général. L'analyse de cette préoccupation est ce qui justifie notre thème de mémoire intitulé « Espace public et rationalité communicationnelle chez Jürgen Habermas ».Ce thème ainsi formulé nous inspire la question majeure suivante :qu'est-ce que l'espace public et quel rôle la raison peut-elle jour pour mettre en place une sphère publique critique, fondatrice d'un consensus social ?

    La réponse à cette question générale nous emmènera à entreprendre dans le premierchapitre de notre travail une étude préhistorique du concept d'opinion publique dans la modernité politique de Locke à Kant en passant par Rousseau et Bentham. L'opinion publique qui a besoin de la publicité des débats pour s'instruire, contribue à la « rationalisation de la domination », à la formation du jugement et à la médiatisation des intérêts universels dans l'espace public car elle est « le résultat éclairé » de la réflexion publique, effectuée en commun, à propos des fondements de l'ordre social » précise Habermas (1978, p. 105).En tant que manifestation pragmatique d'une « Publicité informelle » au sens moderne du terme, l'opinion publique loin d'être considérée comme doxa, réputation, rumeur, renommée qu'on aurait auprès de la foule est avant tout l'expression d'une réflexion privée sur les affaires publiques. L'opinion publique s'avère être la conscience que la sphère publique a d'elle-même par l'usage critique de sa raison. Mais qu'est-ce qui garantit justement la « rationalité » exprimée dans l'opinion publique ? Si l'on en croit Hegel elle est une visée subjective de la masse souvent mue par des intérêts privés à cause de la désorganisation de la société civile bourgeoise, a-t-elle vraimentbesoin de l'autorité publique, étatique pour être réalisée de façon objective et universelle? Nous répondrons à ces questions en développant dans le second chapitre de notre travaill'analyse que fait Hegel de l'opinion publique qui lui paraît commesuperficielle,nécessitant l'intervention de l'État pour sa maturation, l'État constitutionnel bourgeois étant dans l'acception hégélienne la seule institution à même de promouvoir rationnellement les intérêts communs. Hegel estime que la sphère publique ne peut plus être considérée comme l'un des principes de l'Aufklarüng, ni comme la sphère où la raison devrait être réalisée.Vision contestée par Marx pour qui l'État en dépit d'être une entité abstraite, formelle est surtout un adversaire de l'opinion et de la raison publiques qu'il opprime. Il n'est pas autonome,sert de façon déguisée les intérêts bourgeois et marginalise le prolétariat par une « publicité manipulée » acquise à la solde de la bourgeoisie.De ce fait, comment refonder cet espace public par une publicité transparente, critique et rationnelle capable de créer des normessociales universelles et consensuelles ?

    Dans le dernier chapitre de notre travail, nous analyserons la réelle « désagrégation structurelle » subie par l'espace public bourgeois avec l'émergence des mass media qui neutralisent l'opinion publique en promouvant une publicité consommée et non discutée. Contre ce modèle, Habermas propose sa théorie de la rationalité communicationnelle pour élargir le public et l'usage critique qu'il fait de la raison afin d'avoir une marge sur les dirigeants, « décoloniser le monde vécu »25(*)et fonder un consensus social acquis discursivement. La raison communicationnelle en rationalisant la domination assume les fonctions de critique et de contrôle propres à la sphère publique et consolide le règne d'une « raison argumentée, justifiée » où seul l'emporte la force sans contrainte du meilleur argument.Nous terminerons notre travail par la critique de Ricoeursur l'agir communicationnel habermassienqu'il considère comme une utopie politique d'autant plus que le consensus social ne supprime pas la diversité des points de vue dans l'espace public et son instrumentalisation par la « politique politicienne ».

     

    Chapitre 3 Chapitre 1 : LES PRÉMISSES PHILOSOPHIQUES DE LA NOTION D'ESPACE PUBLIC CHEZ HABERMAS

    1- Préhistoire du concept d'opinion publique :

    Dès son apparition à la fin du XVIIIesiècle, l'espace public (öffentlichkeit)désigne littéralement dans un premier sens ce qu'on appelle « opinion », c'est-à-dire ce qui est incertain, ce qui se conçoit comme incomplet, vague ou manquant de substance. L'idée de la doxa platonicienne n'est pas loin de la conception de l'opinion et dans l'autre sens, cette dernière est définie comme réputation, renommée, considération, bref, « ce que l'on représente pour l'opinion des autres »26(*). L'opinion apparaît dans ce sens comme une idée dont la véracité n'a pas encore été approuvée, éprouvée, prouvée ou confirmée.Avant de devenir « public opinion » comme on le connaît aujourd'hui dans sa forme anglaise, l'opinion publique a jadis été thématisée par Goerg Foster par la notion de public spirit bien que les deux expressions aient le même sens à l'époque. Public spirit désigne l'esprit du temps, la general opinion (l'opinion générale)27(*) d'un public éclairé, infaillible faisant montre d'une réelle efficacité oppositionnelle qui s'agace contre la corruption de ceux qui détiennent le pouvoir au Royaume Unides années 1730 de Bolingbroke : « L'immédiateté d'un sens inné de la justesse et de la justice cohabite encore, dans l'idée de public spirit, avec cette volonté d'exprimer publiquement des arguments qui réalise l'articulation de l'opinion et du jugement » (Habermas, 1978, p.103).

    Le concept de « public opinion » que reprend Hobbes correspond plus à des idées d'ordre religieux relevant du domaine privé, une « chaîne d'opinions » partant de la foi (faith) pour aboutir au jugement. La démarche hobbesienne catégorise donc tous les actes de foi, de jugement et de pensée comme relevant de la structure de l'opinion.Une année après la publication du Léviathan, Locke développe une conception de l'opinion comme « ce tissu informel des idées telles qu'elles sont en usage dans le peuple, et dont le contrôle, de caractère social (...) est plus efficace que celui de la censure institutionnelle »28(*) et dont la fonction de censure (Law of private censure) « devient une prise de conscience qui se dessine sur fond d'une morale sécularisée et d'une confession devenue chose privée » (Habermas, 1978, p.101). Il n'en demeure pas moins que la « Law of opinion » dans la perspective lockéenne ne se conforme pas à la dynamique d'opinion publique au sens de discussions publiques, mais acquiert sa validité par un secret et tacite consentement (by a secret and tacit consent). Elle n'influence pas les lois de l'État puisqu'elle se fonde de l'avis même de Locke sur « le consensus de personnes privées qui n'ont pas l'autorité qu'il faudrait pour légiférer »29(*), n'exige pas l'usage que peut faire le public de sa raison mais inclut simplement l'idée des habitudes de pensée.

    Pierre Bayle, contemporain de Locke critique cette conception qui lui semble problématique. L'opinion devrait se fonder non pas sur fond d'un consentement tacite mais sur la critique, le fameux règne de la critique.30(*) L'exercice de la critique pour Bayle est une affaire strictement privée car « la vérité se révèle à travers la discussion publique des critiques entre eux, mais le domaine de la raison reste une dimension intime, opposée au domaine public de l'État ». Cela signifie que la « critique est une affaire privée, sans conséquence quant au pouvoir de l'État » (Habermas, 1978, p. 102) qui peut secouer le joug de la scholastique, de l'opinion, de l'autorité, de la barbarie et même des préjugés. Les Encyclopédistes tout en considérant Pierre Bayle comme leur précurseur reprendront à nouveaux frais le sens de l'opinion comme caractérisé par la vacuité, l'incertitude31(*).

    Edmund Burke donnera à son tour une définition pratique de l'opinion comme réflexion en privé (et non inclination) sur une discussion publique portant sur des affaires d'intérêt général. Les citoyens de son avis ont le droit d'exprimer leurs points de vue sur les affaires publiques et cette aptitude de la « publicité de la raison » est un exercice précieux, rare à trouver dans les régimes totalitaires. Aucun pouvoir législatif ne peut librement et pleinement s'exercer sans rendre ou mieux tenir compte des avis de ceux que l'on doit gouverner. Il écrit dans ce sens :

    Dans un pays libre, tout homme pense qu'il est concerné par l'ensemble des affaires publiques, qu'il a le droitde s'en faire une opinion et de l'exprimer. Les citoyens les examinent, les analysent et en débattent. Tandis que dans d'autres pays (...) on n'y réfléchit pas assez, et (...) personne n'ose mettre à l'épreuve de la discussion la force de ses opinions. (...) Par conséquent, tout le poids que vous représentez dépend de l'usage constant et pondéré que vous ferez de votre propre raison » (Burke, 1977, p.119)32(*).

    À la même époque, Jean-Jacques Rousseau avait élaboré une conception de l'opinion publique presque pareille à celle des encyclopédistes en lui retirant sa portée éristique d'un côté tout en lui conférant de l'autre un rôle législateur dont le censeur est le « porte-parole ». Pour Rousseau, opinion publique ne peut pas rimer avec critique et ceux qui utilisent la critique pour traduire une opinion publique sont en réalité les vrais « ennemis de l'opinion publique »33(*). C'est l'opinion non-publique qui reçoit qualité de législateur, ce par la Publicité des discussions à même de garantir la transparence du contrat social. Ce dernier donne la possibilité à chacun de soumettre ses biens et tous ses droits « afin de pouvoir dès lors avoir part aux droits comme aux obligations de tous, grâce à la médiation de la volonté générale » (Habermas, 1978, p.107) ; il suffit d'être en possession de son bon sens lors des assemblées législatives pour voir où est l'intérêt général selon Rousseau et éviter de donner libre accès aux beaux parleurs souvent mus par des intérêts contingents et particuliers. Rousseau est convaincu que la volonté générale réside dans « un consensus des coeurs bien plus que des arguments, des opinions »34(*).

    Rousseau veut en réalité se méfier de l'influence grandissante de « l'opinion du public éclairé, médiatisée par la Presse et les discussions des Salons » de son époque et défend la démarche d'une opinion « qui émane des moeurs simples et des coeurs naturellement bons ». Si Rousseau n'appelle pas tout simplement opinion ou opinion publique ce qu'il désigne par volonté générale et souveraine, c'est parce qu'il conçoit la volonté générale comme « l'ensemble du peuple unanime »35(*)réuni en assemblée comme dans la Grèce antique à l'image « d'une démocratie directe `'qui'' implique la présence réelle de ce qui y est souverain ; la volonté générale, en tant que corpus mysticum, est solidaire du corpus physicum » (Habermas, 1978 ; p. 108). Rousseau se représente de ce fait l'idée d'un plébiscite permanent par l'agora et précisément sur la place publique qui «dans la Grèce antique « devient le fondement de la Constitution ; c'est à elle que l'opinion doit être qualifiée de « publique », autrement dit aux citoyens dont l'assemblée n'a qu'un rôle acclamatif, et non pas à l'usage que fait de sa raison le public éclairé »(Habermas, 1978, p. 109). Habermas lit Rousseau comme un penseur qui exclut de la démocratie toute discussion publique même si la Révolution française va dévoiler les deux fonctions de l'opinion publique longtemps séparées à savoir « son rôle de critique et de législateur ».

    Jeremy Bentham, contemporain de Rousseau a à son tour développé le lien qui rattache l'opinion publique au principe de Publicité car l'exercice du pouvoir politique exige des mécanismes de contrôle permanent pour éviter cette « foule de tentations diverses » et parfois perverses qui guettent quiconque détient l'autorité, c'est-à-dire un pouvoir public. Par les débats parlementaires, le public peut surveiller ce qui se décide sur leur vie et leur existence et peut éventuellement critiquer rationnellement l'ordre établi. Il écrit :

    Le public dans son ensemble forme un tribunal supérieur à toutes les cours de justice rassemblées. On peut se mettre en position de braver ses exigences, on peut les qualifier d'opinions indécises et contradictoires qui réciproquement se réfuteraient et s'annuleraient ; chacun devine néanmoins que ce tribunal, bien qu'il ne soit pas à l'abri de l'erreur, est incorruptible ; (...) qu'il a entre ses mains le destin des hommes d'État (public men, hommes publics) et qu'on ne peut se dérober aux arrêts qu'il rend ».36(*)

    L'opinion publique se nourrit de la publicité des débats pour s'instruire, se former et s'éloigner des préjugés et la publicité dans la perspective benthamienne permet d'assurer « la continuité de l'usage public d'une raison politiquement orientée, comme elle en garantit les fonctions ; » autrement dit, elle seule est à même de faire que le problème de la volonté devienne un problème de raison et aide les électeurs à agir en connaissance de cause. Elle oblige par la discussion, les pouvoirs publics à chercher la vérité en commun car en tant que Volksmeinung (opinion du peuple), elle n'est rien d'autre qu'une voix d'expression du peuple dans sa réalité constitutive.

    2- La publicité comme médiatrice de la morale et de la politique chez Kant :

    On trouve chez Emmanuel Kant l'idée selon laquelle l'opinion publique (öffentlichemeinung) est « en effet commandée par la volonté de rationaliser la politique au nom de la morale » (Habermas, 1978, p.113) et que l'usage public que font des personnes privées de la raison a pour rôle de combattre la domination sous sa forme absolutiste. Bien que la politique et la morale soient en conflit, Kant envisage la morale comme la passerelle permettant de trancher les conflits d'intérêt de la vie publique : « La vraie politique ne peut faire aucun pas sans rendre d'abord hommage à la morale ; et bien qu'en soi la politique fût un art difficile, ce n'en est pas un cependant que de la réunir à la morale, car celle-ci tranche le noeud que la politique ne peut trancher dès qu'elles sont en conflit » (Kant, 1975, p.74)37(*). Kant est convaincu que le pouvoir appartient à la raison et non à la domination ou encore à un rapport de forces. La concentration du pouvoir entre les mains du souverain ou Léviathan, la persécution de la société civile et la neutralisation de toute forme d'opposition face à un système de gouvernement ne sont pas de l'ordre de la raison pratique.

    L'auteur de la Richesse des nations recommande que la législation politique d'un État soit soumise au contrôle moral des personnes privées, de la société civile constituant un public et exerçant son raisonnement dans une sphère dite publique et jouant par-là même un rôle politique. C'est pour dire que la société civile est à bien des égards chez Kant la médiatrice « entre l'État et la société » et la publicité « doit être comprise comme ce principe qui représente la seule instance capable de garantir l'unité de la politique et de la morale » (Kant, 1975, p. 75). L'Öffentlichkeit comme méthode de l'Aufklärung est un principe d'émancipation et de maturation avec pour objectif d'élever le public à être conscient de la responsabilité de sa pensée : « Être mineur c'est être incapable de se servir de son raisonnement sans la direction d'autrui, état dont l'homme est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage » (Kant, 1947, p. 83).38(*)

    Mais penser par soi-même ne suffit pas chez Kant pour être efficace et ne met pas notre raison à l'abri de la servitude absolutiste. Il faut que l'Aufklärung soit médiatisé par la publicité de la raison car il est difficile pour l'homme pris isolément de sortir de sa minorité intellectuelle qui devient une sorte de seconde nature pour lui. Mais le public, lui, est une source de lumière qui peut mettre à nu les limites/failles d'un pouvoir pourvu qu'on lui laisse la liberté de le faire car il peut penser tout haut et faire un usage critique de sa raison :

    On dit en effet que la liberté d'écrire pourrait bien nous être retirée par une autorité supérieure, mais que celle-ci ne saurait jamais nous retirer la liberté de pensée. Mais alors, jusqu'où iraient nos pensées et quelle en serait la justesse si nous ne pouvions penser en quelque sorte en communauté avec les autres à qui nous communiquons nos réflexions, comme ils nous font part de leurs idées (Kant, 1959).39(*)

    Nonobstant le caractère élitiste et universitaire de l'usage de cette raison dans l'espace public que Kant comme les Encyclopédistes remettent aux seuls philosophes, la discussion concerne le public que forme le peuple afin de l'aider à faire un usage effectif de sa raison. Ce public qui porte des insuffisances de « la minorité intellectuelle » est aussi composé de quelques membres majeurs appelés à répandre leurs lumières sur les autres et le philosophe n'est plus le seul à même d'incarner l'Aufklärung. Cela signifie donc que la Publiciténe se réalise pas seulement au sein de la république des savants mais également à travers l'usage public que font de leur raison tous ceux qui s'y entendent. L'usage de la raison revêt chez Kant deux sens, privé et public :

    « J'entends par usage public de notre propre raison celui que l'on en fait en tant que savant devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé, celui qu'on a le droit de faire de sa raison lorsqu'on occupe un poste civil ou une fonction déterminée (...) Là il n'est donc pas permis de raisonner ; il s'agit d'obéir. L'usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières » (Kant, 1947, pp. 85-86).

    Le public des hommes faisant usage de leur raison se transforme en public des citoyens lorsqu'il s'agit de débattre sur des questions touchant à la chose publique, le monde de vie, le monde ici non au sens transcendantal comme concept général de tous les phénomènes mais comme monde réel et concret. Ce monde s'installe à travers la communication qui lie les êtres humains et est constitué par un public de lecteurs usant de leur raison car même le pouvoir législatif repose sur la volonté du peuple dictée par la raison.Au fait, Habermas rappelle que l'origine empirique des lois n'est rien d'autre que le consensus public des personnes qui font usage de leur raison et Kant différencie ces lois dites publiques des lois privées qui sont l'émanation d'une volonté individuelle, des lois d'autorité qui ne sont pas explicitement reconnues. La loi publique qui décide pour tous ce qui en l'occurrence doit être permis ou interdit découle d'une volonté publique, « source de tout droit, qui par conséquent ne doit lui-même faire de tort à personne...c'est la volonté du peuple dans son entier » (Kant, 1972, p. 36)40(*). Si l'humanité présente une vocation naturelle à se communiquer mutuellement tout ce qui regarde l'homme en général (Kant, 1972, p. 49), la publicité en évitant la « culture du secret » comme dans les cercles ésotériques est une sorte de dévoilement de la parole rendant possibles des discussions ouvertes qui assume en même temps la fonction d'être une « instance de contrôle pragmatique au service de la vérité ».

    Kant le justifie si bien en ces termes dans la Critique de la Raison pure : « La pierre de touche grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction ou simplement une persuasion est donc extérieure, et consiste dans la possibilité de communiquer sa croyance et de la trouver valable pour la raison de tout homme » (Kant, 1963, p. 551-552)41(*). L'opinion publique acquiert sa valeur pragmatique dans la mesure où les actions concernant le droit d'autrui peuvent s'accorder avec le droit et la morale mais aussi dans la « mesure où leurs actions sont justiciables de la Publicité, voire la réclament » (Habermas, 1978, p. 117). La sphère publique dans l'esprit kantien est ce tribunal qui jugent les actions politiques justifiées par les lois qui les fondent et lesquelles lois ont été acceptées par l'opinion publiques comme universelles et rationnelles. Tout régime politique régit par des normes c'est-à-dire réunissant la constitution civile et la paix perpétuelle remplace la loi naturelle de la domination par le règne des lois juridiques, et la politique devient essentiellement une morale. Si Kant est au départ dubitatif sur la concrétisation parfaite d'un régime politique qui garantirait l'unité de la politique et de la morale sans passer par la force, il croit néanmoins en la perfectibilité humaine. L'antagonisme de la société, les luttes intestines comme les guerres entre les peuples ont permis de son avis un progrès positif de l'espèce humaine et une amélioration constante des constitutions politiques. Ce progrès résulte de la pure et simple contrainte imposée par la nature afin de développer toutes les dispositions naturelles de l'humanité en « une société civile régie universellement par le droit » (Habermas, 1978, p. 118).

    3- La sphère publique kantienne comme légitimation et rationalisation des intérêts universels :

    Mais le principe kantien de publicité reconnaît seulement aux propriétaires le droit de participer au fonctionnement de la sphère publique (exercer leur droit de vote) et de faire un usage politique de leur raison. Ils sont leurs propres maîtres, les seuls à être autonomes en vertu de leurs biens car « s'appartenant à eux-mêmes », tandis que les prolétaires ou salariés ne possèdent pas de propriété et sont à la merci de leurs maîtres au point où cette dépendance les contraint d'échanger seulement leur force de travail alors que « les échanges entre propriétaires ont pour objet les marchandises qui leur appartiennent » (p. 119). Pareille distinction bien qu'insatisfaisante pour manifester l'égalité participative qu'inclut la publicité peut être comblée par l'acception selon laquelle les chances d'acquisition des biens sont égales pour tous sans distinction évitant de ce fait toute inégalité synonyme d'injustice dans la sphère privée. Autrement dit les non-propriétaires bien qu'ils ne soient pas considérés comme citoyens, peuvent toujours s'ils le souhaitent, devenir des citoyens « au sens plein du terme » grâce à leur talent, à la chance42(*).

    Ils restent des personnes bénéficiant « de la protection des lois, sans avoir elles-mêmes le droit de les créer »et Kant envisage avec l'avènement du libéralisme la naissance des conditions de possibilité d'une égalité des chances faisant apparaître « la base naturelle d'un ordre légal et d'une sphère publique capable d'assumer les fonctions politiques (...) et de faire de la politique une question que seule la morale avait à résoudre, résultat de contraintes purement et simplement naturelles » (Habermas, 1978, p. 120). La loi du marché régulée donc par la libre concurrence pourrait mettre sur un même pied d'égalité le bourgeois et l'homme, les propriétaires et de simples individus. Il n'en demeure pas moins que cette égalité de principe ne saurait empêcher selon Kant le bourgeois de cacher ses intérêts égoïstes (dédoublement sujet empirique et sujet intelligible)43(*). Or la subsomption de la politique sous la morale dans l'espace public a pour conséquences de justifier l'intelligibilité et la nécessité de toute action morale comme émanant avant tout de notre liberté intérieure : « Toute action doit être considérée à la fois comme libre, eu égard à sa cause intelligible ; et comme nécessaire, c'est-à-dire comme faisant partie de la série purement causale qui enchaîne tous les événements du monde sensible » (Kant, 1963, p. 394).

    En envisageant la constitution d'une sphère publique fondée sur le droit, l'auteur de Théorie et pratique44(*) entend faire de l'éthique l'objet et la finalité de la politique et la Publicité qui assumait le rôle de faire concorder l'agir politique aux lois de la morale s'applique à tous membres de la sphère sociale sans distinction du Prince au citoyen lambda. Kant considère la « loi » morale comme ce qui prend en compte par extrapolation l'intérêt général du public et non le succès ou la félicité d'un État dans les perspectives de l'atteinte d'un objectif privé c'est-à-dire d'ordre personnel. Comme principe suprême de la sagesse politique, les maximes politiques quant à elles « doivent, au contraire, provenir de la pure notion du devoir d'instaurer le droit (...) quelles que soient d'ailleurs les conséquences matérielles qui en puissent résulter. »45(*)

    La perfectibilité étant l'idéal de l'être de l'homme dont le sens de l'existence se fixe n'a pour fin de l'avis de Kant que la quête du « progrès vers le mieux au point de vue de la fin morale de son être »46(*), elle se manifeste même dans la construction continuelle de la moralité que notre humanité essaie de consolider depuis des siècles pour créer une société plus juste et vivable. Cette moralité qui se régule par la présence du droit devient l'étalon qui permet de peser plus ou moins la valeur d'une loi en donnant la règle, le ton sur la notion de ce qui est normativement correct. C'est au nom de la morale aussi que ceux qui doivent obéir à une loi doivent participer à sa fondation, doivent légiférer pour ne pas être en déphasage avec ce qu'ils auront à observer comme idéal normatif dans leur agir et dans leur vie. La morale pour le philosophe de Königsberg (Kant) en dépit d'être un devoir est surtout une idée, un idéal, les deux ayant des fonctions normatives différentes car de même que l'idée « donne la règle, l'idéal sert de prototype à la détermination d'une copie ; c'est le seul moyen que nous avons de juger nos actions » dans l'espace public. Habermas (1978, p. 123) nuance subtilement cela en ces termes :

    Si l'instauration d'un ordre légal ne peut être elle-même que de nature politique et n'être le fait que d'une politique qui ne contredit pas les principes de la morale, le progrès de la légalité est alors directement dépendant d'un progrès de la moralité, et la res publica phaenomenon devient un effet de la res publica noumenon.

    Deux positions peuvent résumer la pensée kantienne sur le lien entre légalité et moralité. D'un côté, Kant aborde ce rapport dans un langage plutôt juridique dans lequel la politique « fondée sur l'éthique ne signifie rien d'autre qu'agir conformément au droit, par devoir envers des lois positives », et la publicité dans cette dynamique devient ce qui garantit « seulement » ce règne des lois. De l'autre, en reconnaissant implicitement que le règne des lois ne peut s'imposer sans une violence politique, Kant admet presqu'officieusement la nécessité d'une politique qui repose plus sur la morale que sur une légalité exclusive, irréductible. La politique ne saurait être réduite in extenso au devoir, à l'obligation qu'on a d'obéir aux lois établies de façon positive mais doit au contraire prendre en considération dans son processus de création des lois la volonté générale et collective, le bien-être de tous par le médium de la Publicité.

    Médiatrice de la politique et de la morale, la sphère publique assume dorénavant la « tâche de faire apparaître l'unité intelligible des buts empiriques de tous, et de faire en sorte que la légalité y procède de la moralité » (Habermas, 1978, p. 124), aide à réaliser l'accord des lois de la raison avec les exigences du bien-être du public car « l'interdiction de la Publicité entrave le progrès du peuple vers le mieux »47(*). La Publicité en dernier ressort favorise l'unification des consciences empirique et intelligible en questionnant la légitimité de toute contrainte juridique et sa moralité. Bien que Kant soit perçu à certains égards comme l'un des précurseurs du positivisme juridique, son intuition essentielle est de montrer que la politique comme exigence de la raison pratique a pour but la liberté, mais « la liberté pensée comme devoir ou destination morale de l'humanité, et non comme jouissance de soi » (Sève, 2001, p. 489)48(*). La politiquedoit se fonder inconditionnellement sur la justice et le responsable politique se doter de la prudence pour bien exercer sa fonction : « On ne peut pas se contenter ici d'une demi-mesure et imaginer le moyen-terme d'un droit [...] tenant le milieu entre le droit et l'utilité ; la politique doit plier le genou devant la morale » (Kant, 1975, p. 376).

    La politique kantienne apparaît continuellement en tension avec la moralité parfois même de façon contradictoire49(*)car Kant est convaincu que tout gouvernement qui contraindrait de façon paternaliste (gouvernement paternel :imperium paternale) ses citoyens à adopter son modèle du bonheur comme des enfants mineurs constituerait « le plus grand despotisme concevable »50(*). Même s'il y a une forte primauté chez Kant du règne de l'a priori, du noumène, de la rigueur de la loi d'abord sur la réalité politique en tant que phénomène, l'on peut aussi lire Kant comme un observateur attentif de la Révolution française ayant compris la politique comme un espace où la parole donnée doit être respectée. S'il est vrai qu'il lui manque une analyse du concept de décision politique, et si l'on peut reprocher à Kant d'avoir fait du droit comme système formel l'objet de sa pensée politique, sa pensée se pose en s'opposant au jeu des intérêts qui dans la perspective kantienne doit cesser d'être la source motivationnelle de l'agir politique dans l'espace public. Sève (2001, p. 492) peut à juste titre écrire à ce sujet :

    Parce que l'exigence du bien et du juste, le respect (seul authentique sentiment moral), l'Idée du droit, sont des forces réelles qui existent dans l'âme, et que l'on peut et doit cultiver. La grandeur de la pensée kantienne est d'avoir inlassablement fait valoir que l'action politique est soumise à des valeurs absolues, que le plus cynique des politiciens est d'ailleurs obligé de respecter en paroles, valeurs dont la paix perpétuelle entre les hommes est le couronnement nécessaire.

    La Publicité comme médium de la rationalité, de la moralité et de la légalité, est aussi ce qui réunit l'empirique (phénomène) et l'intelligible (noumène) dans une perspective de la prétention à l'universalité. Les personnes qui font un usage public de leur raisonnement (dans l'espace public) peuvent conclure un accord public (de tous les jugements) sur une loi, lequel accord pour Kant est chez Hegel 51(*)« l'universalité empirique des opinions et des pensées de la masse ». Si l'opinion publique revêt une portée émancipatrice chez Kant et que la Publicité du raisonnement est la pierre de touche de la vérité, c'est-à-dire « ce grâce à quoi la croyance peut faire la preuve qu'elle est en accord avec la raison de chaque individu » (Habermas, 1978, p. 127), Hegel manifeste une certaine prudence face aux limites de la société civile, de son manque d'autonomie car composée majoritairement à son époque des propriétaires - dira Marx - dont les richesses peuvent constituer un obstacle dans l'objectivité des jugements et l'impartialité des décisions. L'espace public exigeant non seulement un potentiel de rationalité mais surtout le sacrifice de ses intérêts égoïstes et personnels pour adopter des normes consensuelles et universelles, Hegel apparaît avant tout comme l'un des premiers ayant exigé la rationalisation de la domination, c'est-à-dire la conception d'une publicité subordonnant les intérêts individuels des propriétaires, des gouvernants « à des règles générales exprimant des normes universelles »52(*).

    Chapitre 4  : L'ESPACE PUBLIC ET LA DIALECTIQUE DE LA PUBLICITÉ

    1- Opinion publiqueet société civile-bourgeoise chez Hegel :

    Hegel est souvent considéré comme le maître à penser de Marx. S'il est reconnu à Karl Marx d'être le père fondateur du marxisme, Hegel en est en quelque sorte le « grand-père ». Hegel développe une conception duplique, une injonction paradoxale de l'opinion publique. D'un côté,il met en valeur le rôle de l'opinion publique comme moyen nécessaire pour contrôler le fonctionnement de l'administration et la qualité de la publicité des débats parlementaireset tandis que d'autre part il souligne les contradictions internes à la société civile53(*)qui est traversée « de tensions dues à la prééminence des volontés subjectives et des intérêts égoïstes individuels »54(*). Hegel (2013, § 318) affirme :

    « L'opinion publique mérite aussi bien d'être appréciée que d'être respectée que méprisée, méprisée quant à sa conscience et à son expression-extérieure concrètes, respectée quant à son assise essentielle, laquelle ne fait que paraître, plus ou moins mélangée, dans ce concret-là. Puisqu'elle n'a pas en elle l'étalon de la distinction ni la capacité de promouvoir au-dedans de soi l'aspect substantiel jusqu'au savoir déterminé, l'indépendance à son égard est la première condition formelle pour atteindre quelque chose de grand et de rationnel (dans l'effectivité comme dans la science)»55(*).

    Ce qui préoccupe Hegel, c'est le caractère éclectique, populaire de l'opinion publique qui bien qu'ayant pour mission principale la « rationalisation de la domination », manque de structure en tant que telle d'autant plus que de son propre aveu le peuple n'a pas de capacité politique (de gouverner) et il est vraisemblablement « est cette partie de l'État qui ne sait pas ce qu'elle veut » (Hegel, 2013, § 302). L'opinion publique ne représente pas l'expression rationnelle de l'Esprit universel d'un peuple (Volksgeist), et la « masse informe » de l'opinion publique n'a pas encore conscience d'elle-même. Elle est contradictoire parce qu'elle offre à la fois un contenu universel ou substantiel traduisant la volonté d'expression du plus grand nombre et a aussi une dimension particulière émanant des sujets particuliers qui défendent chacun leurs propres intérêts (contingence de l'opinion subjective § 317).

    L'opinion subjective qui est remplie d'elle-même n'est pas pour Hegel à première vue objectivement connaissable et sérieusement éprouvée : elle « a sa racine dans les intérêts et les occupations orientés vers le particulier, là où la contingence, la variabilité et l'arbitre (l'arbitraire) ont le droit de s'épancher » (Hegel, 2013, § 310). La confiance purement subjective et ce qu'on appelle « l'opinion des électeurs » sont autant d'extrêmes unilatéraux qui font « contraste avec les propriétés concrètes qui sont requises en vue de la délibération des affaires d'État ». C'est donc l'État qui donne à l'opinion publique la valeur d'être une connaissance universelle56(*) par la « publicité des débats des états » (§ 314), à travers la délibération et à la décision relatives aux affaires universelles de la société. Hegel (2013, § 315) écrit :

    L'ouverture de cette occasion de [recevoir des] connaissances a l'aspect plus universel suivant [:] l'opinion publique parvient enfin ainsi à une capacité de juger plus rationnellement à ce sujet ; puis elle apprend aussi à connaître et à respecter les affaires, les talents, les vertus et les aptitudes des instances-administratives de l'État et des fonctionnaires. De même que ces talents, avec cette publicité, reçoivent une puissante occasion de se développer et un théâtre pour acquérir un honneur élevé, de même est-elle en retour un remède contre l'outrecuidance des individus-singuliers et de la multitude et, pour ceux-ci, un moyen de se cultiver, en l'occurrence un des plus grands.

    L'opinion publique apparaît aussi chez Hegel comme une liberté subjective formelle permettant aux individus d'avoir et d'exprimer « leurs opinions et leurs conjectures propres à propos des affaires universelles » même si elle se manifeste dans le champ du particulier, du propre à l'opposé de « l'universel en soi et pour soi » qui incarne le substantiel, le vrai nécessaire pour légiférer. Elle traduit à la fois « l'essentialité tout aussi immédiatement que l'inessentialité » et a une portée plutôt pédagogique et la publicité des débats parlementaires est un instrument de l'acculturation politique du peuple, de son « auto-éducation » qui permet de convertir à l'universel les points de vue sociaux particuliers sans être réprimés (Hegel, 2013, § 316). Portant en elle des « traces de la raison », les principes substantiels éternels de la justice et la constitution, elle est traversée par une pluralité de préjugés et ressemble plus à une pensée « ergoteuse » selon l'expression hégélienne, c'est-à-dire une pensée incline au bavardage creux et inefficace sur les règlements et les rapports de l'État.

    Du fait de son mode de fonctionnement, l'opinion publique est contestable57(*), même dangereuse car elle emprunte le « jargon de l'authenticité et est le vrai dans la forme du non-vrai »58(*) avec un contenu mauvais, « le mauvais est ce qui est tout à fait particulier et propre en son contenu, le rationnel est au contraire l'universel en et pour soi, et le propre est ce à propos de quoi l'opinion se figure être quelque chose » (Hegel, 2013, § 317). Sa contingence, son ignorance, sa perversion, la fausseté de ses notions et de ses jugements ne retirent pas pour autant totalement à l'opinion publique de revêtir une force de renversement et d'autorité » car « La masse peut frapper. C'est là qu'elle est respectable. Mais juger lui réussit impitoyablement ». Hegel identifie parfois l'opinion publique à une masse compacte marquée par l'ignorance, réunissant infiniment en elle de façon immédiate vérité et erreur59(*) qu'il ne faut pas « véritablement prendre au sérieux »60(*).

    C'est par ignorance61(*) que le peuple peut se laisser tromper62(*), dans sa manière de se représenter la réalité63(*), de juger ses actions et tous les événements qui lui arrivent mais pas sur l'essentiel, et l'opinion publique ne saurait être une manière sérieuse de penser l'espace public car ne disposant d'aucune force obligatoire64(*)« Quelque passion que l'on mette dans l'opinion qu'on émet, et si sérieusement que l'on affirme ou que l'on attaque et controverse, ceci n'est pas un critère de ce à quoi l'on a affaire en fait ; mais cet acte-d'opiner se laisserait convaincre de tout, sauf de ce que son sérieux n' a rien de sérieux » (Hegel, 2013 ; § 317). En dépit de trouver sa forme rationnelle et universelle dans les débats parlementaires et les procédures de délibération, l'opinion publique est en outre ordonnée et mieux orientée grâce à l'État pour cesser d'être un discours ergoteur. Autrement dit pour Hegel, l'État est l'instance par excellence de rationalisation65(*) de l'opinion publique parce qu'il a un sens rationnel profond des intérêts universels et est le cadre de la médiatisation de la morale et de la liberté d'expression. La liberté de la communication publique, l'envie de satisfaire cette « impulsion dévorante que l'on a de dire et d'avoir dit son opinion, a sa garantie directe dans les lois et règlements de police et de droit qui empêchent d'une part des dérèglements, et d'autre part les punissent » (Hegel, 2013, § 319).

    Cela va sans dire que l'expression de l'opinion publiquereste tout de même garantie « dans la rationalité de la constitution », le gouvernement, mieux l'État qui cherche avant tout à promouvoir au-dessus des émotions et des passions potentiellement contenues dans les différents points de vue de ses citoyens le discernement ferme et cultivé de ses intérêts. L'État chez Hegel s'intéresse moins aux ragots citoyens, à ce qu'il y a de moins important dans son fonctionnement et la poursuite de ses objectifs, « de surcroît, [la liberté de la communication publique a sa garantie] dans l'indifférence et le mépris envers le discours superficiel et haineux auquel ceci se rabaisse nécessairement bientôt » (Hegel, 2013, § 319). Dire que le droit d'avoir son opinion c'est avoir la liberté de dire et d'écrire ce que l'on veut ou la liberté de faire ce que l'on veut relève de l'opiniâtreté, de la grossièreté et de la superficialité tout à fait contraires, incultes de la représentation66(*).

    Aussi, l'acte-d'opiner contient-il ce qu'il y a de plus fugitif, de plus particulier, de plus contingent pour le Maître de Berlin67(*) qu'il consiste parfois à tenir un discours dans une diversité infinie de contenu et de tournures dans la posture de l'expression-extérieure indéterminée et subjective. Ce manque de déterminité de l'opinion publique qui pousse parfois les gens à émettre à l'encontre des lois la prétention selon laquelle « la décision judiciaire est un jugement subjectif », est ce qui ne peut permettre aux lois émanant de l'opinion publique d'accéder au statut de loi effective car il leur manque la déterminité objective68(*)exigée de la loi69(*). L'acte-d'opiner serait donc réduit à un acte purement et simplement subjectif par son contenu et par sa forme, à quelque chose d'insignifiant70(*) manquant d'importance d'une part, et méritant de l'autre une certaine forme de respectabilité et de considération précisément parce que cet acte-d'opiner « (en tant qu'il est ma propriété, est en l'occurrence ma propriété la plus spirituelle) et pour l'acte-de-dire (en tant qu'expression-extérieure et usage de cette propriété mienne) »71(*).

    D'où Hegel entreprend une démarcation entre les sciences et l'opinion publique. Les premières, c'est-à-dire les sciences ne se trouvent guère « de manière générale, sur le terrain de l'opinion et des vues subjectives (...) leur exposition ne consiste pas en l'art des tournures, de l'allusion, du demi-mot et du demi-mensonge, mais dans l'énonciation sans ambigüité, déterminée et ouverte de la signification et du sens »72(*). La seconde, quant à elle, porte en germe une forme de dangerosité pour les individus, la société et l'État et étant le déni du droit, elle mérite en vertu de son impuissance d'être méprisée73(*) (opinions subversives) parce qu'elle ressemble plus à une étincelle tombant sur une terre ferme où elle disparaît sans laisser de trace. La science de l'entendement contrairement à l'opinion publique, possède une valeur éthique qui peut se justifier par la confiance que l'État lui fait. Si l'opinion publique comme subjectivité de la vie extérieure est un acte-d'opiner et d'ergoter sur la « dissolution de la vie subsistante de l'État » qui se trouve être détruite par sa contingence, elle peut tout de même acquérir « son effectivité véritable en son contraire, la subjectivité en tant qu'elle est identique à la volonté substantielle »74(*).

    Il n'en demeure pas moins que c'est l'État concret comme le tout articulé de ses membres particuliers qui est le garant de la participation des citoyens75(*) à la vie publique même si la citoyenneté politique (démocratique) dépend de leur qualification sociale. L'État refuse d'être un membre abstrait de la vie réelle et refuse surtout la présence de toute forme irrationnelle dans la vie démocratique, toute forme de pensée superficielle se limitant à des abstractions ou des spéculations mensongères.Comme détermination de l'universel, l'État « contient le double moment [qui consiste à] être personne privée et à être tout aussi bien, en tant qu'être-pensant, conscience et vouloir de l'universel »76(*) à la condition que cette conscience et ce vouloir soient non pas vides mais totalement accomplis et effectivement vivants loin de toute détermination particulière ni individuelle. Chaque individu peut de ce fait par son appartenance aux différentes corporations de la société civile, à sa commune - parvenir grâce à l'État à sa destination effective et vivante à l'universelqui est de renoncer à la « fin égoïste, dirigée vers son [propre] aspect-particulier » en se saisissant et en se mettant en oeuvre soi-même comme fin universelle. La fin (finalité) de la société civile dans sa concrétude n'étant rien d'autre que l'épanouissement et le bien-être de ses membres, tout « membre de la société civile est, d'après son talent particulier, membre de la corporation »77(*).

    La députation entendue comme procédure en vue de la délibération sur les affaires universelles acquiert le statut de médiatisation et de représentation des intérêts essentiellement universalisables. Elle exige des candidats une disposition d'esprit, le talent et la connaissance des institutions et des intérêts de l'État et de la société civile, « lesquels sont acquis grâce à la conduite effective des affaires dans des fonctions d'autorité ou des fonctions d'État et confirmés par les actes, ainsi que dans le sens de l'autorité et le sens de l'État qui se forment et s'éprouvent par-là » (Hegel, 2013, § 310). Bien que fondus dans la masse des intérêts particuliers de/dans l'opinion publique, les députés78(*)ne sont pas des représentants d'individus-singuliers mais plutôt ceux des grands intérêts sociaux ou de l'une des sphères (corporation) essentielles de la société. En représentant leur propre élément objectif, ils viennent défendre la confiance mise en eux par leur électorat « ce d'autant moins que leur réunion a pour destination d'être une assemblée vivante, où l'on s'instruit et se convainc mutuellement, où l'on délibère en commun » (Hegel, 2013, § 309).

    Hegel va à l'encontre de la tendance des députés de son époque qui ont longtemps fait du Parlement un espace conflictuel de règlement de compte individuel, et s'oppose à la notion de députation comme mandat impératif79(*). Les députés sont bien les représentants du peuple pour Hegel, contrairement à Rousseau pour qui le peuple souverain ne peut avoir des représentants, sauf à abdiquer sa souveraineté, mais tout au plus des commissaires80(*). La médiation représentative du peuple politiquement constitué étant possible grâce à l'État (la société civile81(*) ne pouvant le faire à cause de ses divisions internes) et indirectement à l'opinion publique, les députés siégeant au titre de représentants des grands intérêts de la nation se doivent de trouver un consensus82(*) lors des assemblées délibératives : « Une autre présupposition qui réside dans la représentation selon laquelle tous doivent participer aux affaires de l'État, c'est que tous s'entendent à ces affaires (Hegel, 2013, § 308).

    Ø Distinction hégélienne entre société civile-bourgeoise et État

    Il existe une différence établie par Hegel entre société civile-bourgeoise et État dont les origines remontent seulement au XVIIIe siècle concevant la société civile comme une association (Verbindung) d'individus autonomes « réunis dans une universalité seulement formelle par leurs besoins et l'organisation du travail permettant par ses fruits de satisfaire ces besoins, au moyen d'une constitution-juridique garantissant la sécurité des personnes et la propriété des biens, ainsi que d'une réglementation (ordre) extérieure destinée à préserver les intérêts particuliers et communs » (Hegel, 2013, § 157). L'État en tant « qu'effectivité de la volonté substantielle, [...] le rationnel en et pour soi »83(*), cherche à reprendre et à rassembler ces penchants extérieurs de la société civile autour de la fin effective de « l'universel substantiel et de la vie publique qui lui est dédiée, - dans la constitution-étatique ».

    L'ambivalence que revêt le concept d'opinion publique est selon le philosophe de Berlin la « conséquence directe de la désorganisation de la société civile »84(*)qui ne peut pas être confondue ni réduite à l'État qui a pour fin en soi, immobile, absolue, la garantie suprême de la liberté et non la satisfaction des intérêts partisans. Ces derniers font en sorte que ceux qui composent la sphère publique peuvent se constituer en adversaires de l'État au nom de leurs intérêts, d'où la nécessité pour l'État de créer des liens corporatifs afin de contrer cette désorganisation, ramener à l'universel ce particularisme dangereux des propriétaires85(*) dont les intérêts demeurent personnels. L'État constitutionnel bourgeois a aussi pour but d'aider les individus à mener une vie universelle par l'unité de la volonté objective et subjective :

    « Si l'État est confondu avec la société civile et si sa destination est située dans la sécurité et la protection de la propriété et de la liberté personnelle, l'intérêt des individus-singuliers comme telsest alors la fin dernière en vue de laquelle ils sont réunis, et il s'ensuit également que c'est quelque chose qui relève du bon plaisir que d'être membre de l'État. Or celui-ci a un tout autre rapport à l'individu ; attendu qu'il (État) est esprit objectif, l'individu n'a lui-même d'objectivité, de vérité et d'éthicité que s'il en est membre » (Hegel, 2013, § 258, p. 417).

    En démasquant le système économique libéral où la société civile se trouve au coeur des intérêts économiques, réalise d'énormes profitset surtout «où « chacun cherche à satisfaire ses besoins particuliers en poursuivant ses buts égoïstes 86(*)», Hegel entend promouvoir l'idée de la régulation de la société civile par l'État qui est « par essence, une organisation de maillons tels qu'ils sont pour soi des cercles, et, en lui, aucun moment ne doit se montrer comme une multitude inorganique » (Hegel, 2013, § 303, p. 507). L'État en rassemblant des individus-singuliers c'est-à-dire le peuple comme un être-ensemble dans une multitude cherche avant tout à favoriser leur bien-être et leur épanouissement, s'oppose aux penchants individualistes ou atomistiques de ses citoyens : « La satisfaction de chacun est attendue de la confrontation externe, du calcul d'intérêt et de la résultante des intérêts particuliers cherchant leur expression libérale. C'est donc le règne du chacun pour soi, duquel l'on attend automatiquement, comme d'un « système de l'atomistique » (...) le règne du chacun pour tous et du tous pour chacun »87(*).

    La réduction de la sphère publique à un « outil pédagogique »et non plus à une « sphère où la raison devrait se réaliser » ou se déployer dans la dynamique de l'Aufklärung fait en sorte que l'opinion publique devienne «au contraire le principe d'une éducation civique dispensée par l'autorité88(*) qui ainsi la récupère ». Autrement dit, ce n'est plus à l'opinion publique d'être médiatrice de la Raison et de promouvoir par son seul pouvoir (arbitre) sans la présence de l'autorité étatiqueEt l'État comme réalité morale par sa seule existence assume avec Hegel la tâche de concrétiserle règne de la rationalité au sein d'un ordre juste et parfait, tendance qui sépare donc toute idée d'accord de la politique et de la morale d'autant plus que la rationalisation de la domination par la Publicité est un faux problème89(*). L'entité régalienne en dépit d'incarner « l'objectivité morale » est par nature l'émanation même de la justice car « aucune décision judiciaire est un jugement subjectif ». Ne pas reconnaître cette puissance de l'État qui demeure objectif, dénigrer le gouvernement et ses instances administratives, ses fonctionnaires apparaissent aux yeux de Hegel comme autant de crimes ou délits aux degrés les plus divers90(*), l'expression-extérieure du terrain subjectif déterminé par la particularité :

    On a, un temps, beaucoup glosé sur l'opposition de la morale et de la politique et sur l'exigence que la seconde soit conforme à la première. Il nous appartient de remarquer que de manière générale à ce propos que le bien-être d'un État a une tout autre justification que le bien-être de l'individu-singulier et que la substance éthique, l'État, a immédiatement son être-là, c'est-à-dire son droit, non pas dans une existence abstraite, mais dans une existence concrète [ ;] seule cette existence concrète, et non pas l'une des multiples pensées universelles que l'on tient pour des injonctions morales, peut être principe de son action et de sa conduite. S'agissant du caractère présumé contraire au droit que doit toujours avoir la politique dans cette opposition présumée, ce point de vue repose encore bien plus sur la superficialité des représentations de la moralité, de la nature de l'État et du rapport de celui-ci avec le point de vue moral(Hegel, 2013, § 337, p. 540).

    La sphère publique n'étant plus que l'ombre d'elle-même à cause des contradictions de son propre système, Hegel en conclut qu'une société anarchique ne saurait s'émanciper de la domination et que même la société civile eu égard à sa tendance naturelle à la désorganisation mérite d'être intégrée à l'État même par la force91(*). Si Hegel semble ignorer que les progrès accomplis par les états constitutionnels en matière de défense des intérêts communs (corporations) furent rendus possibles grâce à la société civile qu'il disqualifie presque au profit de l'État, Marx lui fait remarquer plutôt que la révolution politique ayant abouti à la constitution de l'État politique en abolissant la société civile a consolidé la domination des propriétaires dorénavant « seuls maîtres de l'espace public par leurs propriétés »92(*).S'ensuit une critique de Karl Marx sur la sphère publique politiquement constituée et dominée par la bourgeoisie.

    2- Karl Marx : critique de l'État et du droit politique hégéliens :

    Grand lecteur de Hegel, Karl Marx a entrepris une grande critique de l'hégélianisme car n'étant pas convaincu par toute la rationalité du réel et toute la réalité de la raison se déployant dans le système hégélien, précisément dans l'État moderne « tel que Hegel en a déchiffré la rationalité essentielle »93(*). D'emblée, il sied de rappeler l'importance de l'influence intellectuelle et culturelle large, haute et profonde qu'exerçait la pensée de Hegel sur la génération de Marx d'autant plus que « la tâche critique est la forme que prenait toute la philosophie post-hégélienne ou « jeune hégélienne » de gauche après la disparition du philosophe de Berlin » (Quelquejeu, 1979, p. 21). Marx entreprend une critique radicale du concept hégélien de l'État en analysant scrupuleusement la structure cachée du pouvoir politique effectif : « Hegel - écrit Marx - n'est pas à blâmer parce qu'il décrit l'essence de l'État moderne comme elle est mais parce qu'il allègue ce qui est comme l'essence de l'État » (Marx, 1975, p. 113).94(*)

    En publiant en 1842 l'article intitulé « Débats sur la liberté de la presse »95(*), Marx se fait connaître du grand public par sa critique remarquable sur la Diète (institution représentative reposant sur les états - Stande - que défendait Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit)96(*) comme grand journaliste politique vigilant à la fois ironique, tranchant et profond. Marx rend compte dans cet article des débats tenus à la Diète97(*) dans laquelle assemblée « les orateurs bourgeois défendent alors la liberté de la presse au nom de principes qui, d'après lui, en trahissent le sens »98(*), censure des articles de façon arbitraire alors que la loi que l'État est censé promouvoir a pour vocation de garantir les libertés individuelles et collectives et non de les restreindre ni de les réprimer. Si Marx affirme avec insistance que « La liberté de la presse, c'est la liberté pour la presse de n'être pas un métier », c'est précisément parce que la liberté d'informer, de s'exprimer, de prendre position porte avant tout une dimension collective, sociale qui ne doit pas se réduire à la seule portée individuelle de son auteur ni à sa personne. Cette liberté est en principe garantie par l'État hégélien qui en tant que « réalité effective de la volonté substantielle, réalité qu'il possède dans la conscience de soi particulière élevée à son universalité est le rationnel en soi et pour soi » (Hegel, 2013, § 248), la réalité effective de la liberté concrète.

    Mais la liberté d'opinion de Marx va tout de suite se heurter à la réglementation de la censure de ses écrits que lui impose l'administration prussienne qui ira même jusqu'à envisager la suppression de la Gazette Rhénane devenue le lieu d'expression et des opinions de Marx. Cette censure dont il est victime permet au jeune Marx de réfléchir sur les fondamentaux de l'État hégélien qui ont nourri son esprit politique de jeunesse avec les idéaux de liberté, de rationalité, d'universalité, l'État selon Hegel étant opposé aux intérêts particuliers ou partisans de quelques -uns. Au-delà, son analyse des procès-verbaux lors des délibérations de la Diète aide Marx à démasquer de façon décisive la vraie nature de l'État : « loin de se comporter comme une assemblée politique selon les règles d'un État véritable, garant de l'intérêt collectif, la Diète s'est comportée comme une assemblée de propriétaires. L'État concret est celui de la propriété privée » (Quelquejeu, 1979, p. 28).

    L'intérêt privé est en réalité le but final de l'État qui prétend s'y opposer et son souhait caché est le périssement du monde du droit et de la liberté pourvu que les intérêts des propriétaires soient assurés et que les prolétaires soient tenus au silence. Dans ses articles consacrés à la Loi sur les vols de bois publiés par la Gazette Rhénane les 25, 27, 30 octobre et les 1eret 3 novembre 1842, Marx s'oppose avec véhémence au fait qu'un droit de l'État puisse ne pas s'appliquer à certains particuliers (propriétaires) en vertu de leur influence et des intérêts économiques qu'ils ont dans l'exploitation du bois. En refusant de sanctionner des voleurs de bois qui sont ses ennemis, l'État se laisse voler une partie de son autorité par la classe dominante des propriétaires qui s'est appropriée le pouvoir d'État à tel point que ce dernier n'a de valeur que formelle et non matérielle :

    Que la propriété privée n'ayant pas les moyens de s'élever au point de vue de l'État, l'État a l'obligation de s'abaisser aux moyens, contraires à la raison et au droit, de la propriété privée. [...] Cette prétention de l'intérêt privé, dont l'âme misérable n'a jamais été éclairée ni traversée par une pensée d'État, constitue pour l'État une leçon sévère et profonde. Que l'État condescende, ne fût-ce que sur un seul point, à agir non pas à sa propre façon, mais à la façon de l'intérêt privé, la conséquence immédiate en sera que, pour la forme de ses moyens, il devra s'accommoder aux limites de la propriété privé (Marx, 1952, p. 146-147).99(*)

    Cela signifie tout simplement pour Marx que l'État hégélien est envahi substantiellement par des intérêts privés qui menacent la réalisation de son universalité et pervertissent son orthodoxie. Les autorités de l'État, les représentants du peuple et tous ceux qui siègent à la Diète ne sont que des domestiques des propriétaires des forêts dont les intérêts sont « l'âme qui fait marcher l'État. Tous les organes de l'État sont des oreilles, des yeux, des bras et des jambes avec lesquels l'intérêt du propriétaire de forêts écoute, espionne, évalue, protège, saisit et court »100(*). C'est donc à contrecoeur que Marx suit les débats ennuyeux de la Diète qui est à ses yeux ni plus ni moins « une assemblée ne comprenant que des représentants d'intérêts privés », une assemblée qui ne peut pas légiférer en faveur du pauvre, de la veuve, du veuf et de l'orphelin.

    Pendant que la philosophie (Hegel) chercher à légitimer l'État rationnel et ses idéaux de réalisation de la liberté, d'universalisation des intérêts publics, de publicité de la raison et d'égalité des hommes via les droits de l'Homme, Marx constate que le vrai pouvoir, le pouvoir effectif, lui, est entre les mains des propriétaires et de leurs intérêts privés (Quelquejeu, 1979, p. 29). La prise en compte de la réalité politique dans toute sa matérialité en cherchant à la transformer par le changement de leurs rapports est ce qui devrait préoccuper la philosophie selon Marx car s'il existe un mensonge légal, c'est « le mensonge que l'État est l'intérêt du peuple ou le peuple l'intérêt de l'État. C'est dans le contenu que ce mensonge se dévoilera » (Marx, 1975, p. 115)101(*).C'est ce mensonge qu'il faudrait selon Marx soit dissoudre totalement, soit changer en une vérité car en dépit d'être mensonge, il est surtout une illusion politique comme le fut jadis le pouvoir politique métaphysique :

    « Partout l'État suppose la raison comme réalisée. Mais partout il tombe également dans la contradiction entre sa définition théorique et ses hypothèses réelles. Dans ce conflit de l'État politique avec lui-même, la vérité sociale peut donc être dégagée partout. De même que la religion est le sommaire des luttes théoriques de l'humanité, l'État politique est le sommaire de ses luttes pratiques. L'État politique exprime donc sous sa forme sub specie rei publicae toutes les luttes sociales, tous les besoins sociaux, toutes les vérités sociales. [...] Le critique ne peut donc pas seulement, il doit s'occuper de ces questions politiques - [...] Rien ne nous empêche donc de rattacher notre critique à la critique de la politique, à la prise de parti en politique, donc à des luttes réelles et de l'y identifier »102(*)

    Dans la Critique du droit politique hégélien, Marx s'intéresse principalement aux paragraphes 261-313 des Principes de la philosophie du droit de Hegel qu'il revisite à nouveaux frais tant le système hégélien ne le convainc guère qu'il est scandalisé par le gouvernement de son époque souffrant d'une administration incapable et corrompue. Marx s'attaque pour le moins à la structure de l'État, son organisation, son fonctionnement et sa structuration ; il cherche à comprendre les racines réelles du pouvoir d'État en entreprenant une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel et tente de « résoudre les doutes qui l'assaillaient ». La compréhension hégélienne de l'État permet à Marx de voir l'essence de cet État moderne comme avant tout un État bourgeois dont les fonctions que Hegel leur assigne sont en contradiction avec leurprétendue essence. Cet État ne garantit pas la liberté publique universelle encore moins la liberté de l'opinion publique, et il se trouve que le peuple attache plus d'importance et de crédibilité aux états ou corporations qu'aux institutions publiques qui sont censées garantir et confirmer sa liberté et son assurance :

    Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions matérielles d'existence dont Hegel, à l'exemple des Anglais et des Français du dix-huitième siècle, comprend l'ensemble sous le nom de «société civile » (bürgerliche Gesellschaft ), et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'économie politique (Marx, 1957, p. 4).103(*)

    3- Députation et représentation publique réelle : Marx et le formalisme de l'État hégélien :

    Hegel pour Marx s'est montré non-critique104(*)avec la réalité en méprisant formellement l'esprit de l'État, l'esprit éthique, la conscience de l'État là où il les rencontrait sous une forme ou figure empirique réelle, c'est-à-dire dans le quotidien de ses contemporains (Marx, 1975, p. 109). En faisant preuve de « mysticisme », de mystification patente, d'abstraction mystique ou fantasmatique de la réalité politique, Hegel idéalise la bureaucratie et empirise la conscience publique, populaire, qui en réalité est la source légitime de tout État105(*). Mais Hegel n'est pas à blâmer « parce qu'il décrit l'essence de l'État moderne comme elle est mais parce qu'il allègue ce qui est comme l'essence de l'État. Que le raisonnable soit réel c'est ce qui se montre justement dans la contradiction de la réalité déraisonnable qui toujours et partout est le contraire de ce qu'elle énonce et énonce le contraire de ce qu'elle est » (Marx, 1975, 113). Si Hegel parle de la « subordination » et de la « dépendance » comme deux modes de comportement de l'État à l'égard de ses sujets, c'est justement parce que l'État est une réalité extérieure qui ignore sa propre nécessité intérieure en empruntant une identité extérieure obtenue par force.

    Avec une identité extérieure, l'État perd de son efficacité et devient le mobile mystifié de la pensée abstraite106(*) et individuelle du souverain qui au nom de son arbitraire en incarne la rationalité et la justesse par la clarté de ses vues, Hegel pensant que la souveraineté populaire est un leurre et seul le monarque peut bien l'incarner dans l'État constitutionnel. Au-delà, la souveraineté du monarque est chez Hegel plutôt corporelle dans l'ordre de la naissance naturelle. « À la pointe extrême de l'État déciderait par conséquent, au lieu de la raison, la simple physis. La naissance déterminerait la qualité du monarque comme elle détermine la qualité du bétail » (Marx, 1975, p. 73). De même, Marx pense que la monarchie est une inconséquence, « une espèce et une mauvaise espèce », une partie qui détermine le caractère du tout (une minorité de riches prolétaires qui contrôle tout le système de l'État), alors que la démocratie est la vérité de la monarchie qui ne peut pas être comprise par elle-même. En tout état de cause, la monarchie estcensée être seulement « forme » mais elle falsifie le « contenu » et refuse l'idée de toute représentation populaire véritable expression de son identité107(*) :

    Dans la monarchie, le tout, le peuple, est subsumé sous l'une de ses manières d'être, la constitution politique ; dans la démocratie, la constitution elle-même n'apparaît que comme une détermination, à savoir comme autodétermination du peuple. Dans la monarchie nous avons le peuple de la constitution, dans la démocratie la constitution du peuple. La démocratie est l'énigme résolue de toutes les constitutions. Ici, ce n'est pas seulement en soi, selon l'essence, mais selon l'existence, la réalité, que la constitution est continûment reconduite dans son fondement réel, l'homme réel, le peuple réel et qu'elle est posée comme son oeuvre propre. [...] Hegel part de l'État et fait de l'homme l'État subjectivé. La démocratie part de l'Homme et fait de l'État l'homme objectivé.108(*)

    Être membre de l'État est une détermination abstraite qui se conçoit comme dessaisissement individuel en vue l'inclusion à l'ordre de l'universel dans la perspective hégelienne. Cette abstraction qui est le reflet du formalisme de l'État signifierait en même temps que l'élément démocratique ne peut être conçu et reçu à titre formel et non matériel, ce à quoi s'oppose l'auteur du Capital. En effet, dépité par le formalisme du droit politique de Hegel, Marx réfute fondamentalement le formalisme de l'État hégélien qui présuppose la participation aux délibération et décision politiques et précisément les élections des députés comme une procédure de valorisation des intérêts universels des seuls députés et non des membres de la société civile-bourgeoise (le grand nombre, la multitude), leurs mandataires. En demandant aux députés de valoriser les affaires universelles d'un côté et de ne pas prendre en compte les intérêts de leur commune, de leur corporation, Marx constate que Hegel tombe soit dans un paralogisme, soit commet une contradiction performative sur la signification politique de « l'universalité empirique qu'il a lui-même défendue109(*).

    Si l'on admet que la consultation et la décision110(*)sont l'effectuation de l'État comme affaire réelle, il en découle que tous les membres de l'État doivent avoir un rapportà l'État comme à leur affaire réelle et l'État doit les recevoir comme sa partie111(*). Leur participation réelle au fonctionnement de l'État est nécessaire d'autant plus que les conséquences et les effets secondaires résultant des lois votées par les députés concernent leur vie concrète, leur monde vécu (Habermas, 1992, p. 34)112(*). Les affaires de l'État dans leur universalité étant une affaire politique, il s'ensuite que prendre part aux affaires universelles de l'État c'est aussi prendre part à l'État. Hegel, parce qu'il estime que le peuple non souverain manquerait de maturité politique pour élire ses représentants de façon réfléchie estime de même que ce peuple, particulièrement les personnes privées qui le composent ne peuvent pas directement participer aux affaires de l'État à cause de leurs représentations atomistiques. Mais on ne saurait réduire l'État aux députés ou au pouvoir législatif, ce qui serait réduire l'État à la « totalité politique du pouvoir législatif » et limiter son existence qu'au statut d'État politique remarque Marx (1975, p. 181). Soit l'État existe réellement, effectivement par l'expression de la volonté populaire, soit le peuple serait dénué de son vrai pouvoir de membre politique réel/actifet contraint de se taire dans le silence de son oppression ou de sa méconnaissance :

    Que par conséquent un membre de l'État, une partie d'État prenne part à l'État et que cette participation ne puisse apparaître que comme consultation ou décision ou dans des formes semblables, que par conséquent tout membre de l'État participe à la consultation et décision (si ces fonctions sont saisies comme les fonctions de la participation réelle de l'État) est une tautologie. S'il est par conséquent question de membres réels de l'État, il ne peut pas être question de cette participation sur le monde du devoir-être. Dans ce cas, il serait bien plutôt question de sujets qui doivent être à ce qu'on dit les membres de l'État et veulent l'être mais ne le sont pas réellement.113(*)

    Le désir de la société civile-bourgeoise (de lamasse) à acquérir son existence politique réelle en remplaçant la société civile-bourgeoise fictive (défendant les intérêts particuliers des prolétaires masqués en prétendus intérêts universels) se montre à l'égard de Marx comme « l'effort de la participation la plus universelle possible au pouvoir législatif » (p. 182).Si la société civile-bourgeoise réelle doit remplacer celle fictive, c'est surtout parce que Hegel retire aux députés leur mission essentielle qui est de « représenter les intérêts des corporations » car en abrogeant cette fonction de représentation des intérêts de la masse, Hegel sépare entièrement les députés de leur fonction de corporation. Et par là également « il sépare la corporation d'avec soi comme d'avec son contenu réel, car elle n'est pas censée élire de son point de vue mais au contraire du point de vue de l'État, c'est-à-dire qu'elle est censée élire dans sa non-existence comme corporation » (Marx, 1975, p. 186-187).

    Or, séparer l'État politique de la société civile-bourgeoise réelle apparaît comme la séparation des députés d'avec ses mandataires. Pour Marx, Hegel se contredit doublement. D'abord formellement, il est dit que les députés de la société civile-bourgeoise sont liés à leurs commettants juste formellement parce qu'ils les mandatent mais matériellement ils sont libres de valoriser d'autres intérêts114(*). Ils sont mandatés formellement par les membres de leur corporation « mais dès qu'ils le sont réellement ils ne sont plus des commis. Ils sont censés être des députés et ne le sont pas » (p. 187). Ensuite matériellement, ces députés se contredisent dans l'accomplissement de leur mission. Ils sont mandatés pour représenter des intérêts universels de leurs mandants alors qu'ils « représentent réellement des affaires particulières », des intérêts privés des propriétaires115(*). De même, Hegel accorde à la confiance la valeur substantielle de la députation au point où avoir confiance à son représentant, en un homme c'est considérer qu'il aura l'intelligence de traiter ma Chose comme sa Chose en donnant le meilleur de son savoir et de toute sa conscience morale. Ce que semble contredire la réalité quand l'on sait que la confiance en un élu ne garantit ni plus ni moins la défense des intérêts de ses mandants et ne le met pas à l'abri de toute manipulation. Mais pour Marx, les intentions cachées de Hegel sont de vouloir céder le pouvoir politique réel aux mains de la bureaucratie dans un élan de confiscation totale :

    Ce qu'il exige réellement ici c'est que le pouvoir législatif soit le pouvoir réellement gouvernant. C'est ce qu'il exprime en exigeant la bureaucratie deux fois, une première fois comme représentation du prince et la seconde fois comme représentante du peuple. [...] Hegel oublie en ceci qu'il a fait partir la représentation des corporations et que le pouvoir gouvernemental fait face directement à celles-ci. 116(*)

    Là où l'inconséquence de la pensée de Hegel et son sens de l'autorité supérieure finissent par « être dégoûtants »117(*) pour Marx c'est quand il surestime la valeur de l'État au-delà de l'opinion publique qui lui paraît subjective, avec une confiance en soi excessive. L'État hégélien ayant pour mission de se passer du « manque de sérieux de l'opinion publique » (Hegel, 2013, § 317, p. 521), Marx réfute ce modèle qui traduit plutôt la servilité de son auteur « infecté de l'arrogance mesquine du monde des fonctionnaires prussiens qui, avec leur distinction de bureaucrates bornés, jettent un regard condescendant sur la « confiance en soi » de « l'opinion subjective du peuple sur lui-même ». « L'État » est ici partout pour Hegel identique au « gouvernement » (Marx, 1975, p. 190). Ces hauts fonctionnaires dont l'accumulation du capital repose sur l'appropriation d'une plus-value rendue possible par l'exploitation des ouvriers consolident au nom de leurs intérêts privés une société de classes au sein de laquelle « les chances d'une ascension sociale, qui permettrait à l'ouvrier salarié de devenir lui-même propriétaire, ne cessent de diminuer » (Habermas, 1978, p. 132).

    Marx tire donc comme leçon de sa critique de la philosophie du droit hégélien que la « république », ce qu'on appelle précisément un État sous sa forme constitutionnelle bourgeoise est nécessairement le régime d'un pays où «la sphère privée acquiert une existence autonome ». Il va sans dire que c'est seulement là où les sphères privées sont parvenues à une existence autonome que la constitution s'est développée en tant que telle (p. 71). Marx considère d'un oeil critique cette « sphère publique politiquement orientée » et par conséquent « l'indépendance théorique » de l'opinion publique des propriétaires qui font usage de leur raison en se croyant de purs et simples êtres humains jouissant de leur autonomie » (Habermas, 1978, p. 132). La conscience et l'opinion publiques des propriétaires est selon Marx totalement idéologique, de l'ordre des dominants qui doivent protéger leurs intérêts privés par le masque de l'État totalement acquis à leur solde. Marx place la « république » face à sa propre image qui renvoie à une contradiction criarde d'intérêts et de principes et dénonce l'opinion publique comme étant une fausse conscience qui « se dissimule à elle-même son véritable caractère qui est de masquer les intérêts de classe de la bourgeoisie »118(*).

    Ainsi, ce penchant pour les propriétaires de privilégier leurs intérêts dans les discussions publiques empêche selon Habermas que les décisions découlant de ces délibérations correspondent aux idéaux de justice et de justesse normatives au point où l'identification essentielle sur laquelle repose l'opinion publique à savoir « l'identification de la Publicité à la raison » s'effondre119(*). Ce qui entraîne en même temps l'impossibilité de créer un cadre légal qui transformerait la « domination politique en une autorité rationnelle sur la base d'une société civile qui elle-même repose sur l'exercice sur l'exercice de la violence »120(*). De même, la neutralisation des rapports de force au sein du processus de reproduction de l'existence sociale fût-elle efficace ni la dissolution des rapports féodaux de domination au sein du public faisant usage de sa raison ne peuvent garantir le dépassement de la domination politique.Étant en proie à une crise de « mutation structurelle » et d'une « désintégration substantielle » menaçant sa fonction critique de « rationaliser la domination », Habermas à la suite de Marx note que l'espace public est devenu le lieu de propagande d'une « publicité fabriquée et d'une opinion non-publique » qui a pour but de manipuler le comportement électoral de la population et d'influencer son orientation politique. C'est la publicité démonstrative et manipulatoire qui refuse toute communication publique, intersubjective, toute discussion rationnelle comme préalable à la validité de toute disposition normative et considère les votants comme une « clientèle électorale »121(*).

    Chapitre 5 Chapitre 3 : DE LA TRANSFORMATION STRUCTURELLE DE L'ESPACE PUBLIC À SA REFONDATION PAR LA RATIONALITÉ COMMUNICATIONNELLE

    1- Industrie du divertissement et déclin de la sphère publique littéraire bourgeoise :

    La sphère publique bourgeoise s'est formée sur fond de tensions entre la société et l'État, ces deux entités qui formaient sa structure principale. Avec le développement des échanges, du commerce et la formation des États nationaux, la concentration du pouvoir public par « l'autorité publique » voit le jour et l'État ne peut s'empêcher d'accroître son interventionnisme en réduisant de ce fait « l'autorité des personnes privées sans pour autant porter réellement atteinte au caractère privé de leurs échanges » (Habermas, 1978, p. 150). Cet interventionnisme serait surtout la conséquence de la transformation des conflits d'intérêts en conflits politiques et l'extension de l'autorité de l'État à des domaines relevant jadis du privé le conduit à se substituer dans certaines situations au pouvoir social. À partir du moment où la base de la sphère publique bourgeoise (État et société) commence à se désagréger, commencent à naître simultanément la dialectique de la « socialisation de l'État » et une sorte « d'étatisation progressive de la société ».

    La sphère publique politique où les personnes rassemblées en un public réglaient ensemble leurs affaires relatives aux échanges commence à disparaître au profit d'un État « veilleur de nuit »122(*), ou encore un État aux dires de Franz Leopold Neumann « aussi fort que l'exigeait, dans l'intérêt de la bourgeoisie, la situation sociale et politique ». Le fait que quelques-uns détiennent la plupart des échanges d'un côté et de l'autre que la sphère publique soit devenue un organe de l'État a occasionné une certaine forme de violence auprès des couches sociales paupérisées. Ce qui signifie que la sphère publique « n'est pas parvenue à évacuer les intérêts privés » et que les décisions de l'État se penchent tantôt du côté des minorités économiquement vulnérables tantôt en faveur des propriétaires. Ces derniers ont pour le moins en commun ceci : « l'absence de tout usage de la raison sur le plan littéraire comme dans le domaine politique » (Habermas, 1978, p. 171).

    Le modèle des activités économiques, du succès, de l'efficacité et de la rentabilité remplace avec l'essor du capitalisme le paradigme de la discussion de société entre les individus. Mais le besoin de faire usage publiquement de sa raison ne disparaît réellement en tant que tel puisqu'il existe toujours au XVIIIe siècle puisqu'il existe encore des activités littéraires pour former l'opinion publique comme le « salon » bourgeois, des forums politiques et les maisons d'édition, les stations de radio, des associations développent des débats publics et animent des tribunes. Malgré leur apparente rationalité, ces activités culturelles revêtent une valeur commerciale et ont le statut de « bien de consommation » car il fallait payer pour lire, aller à une conférence mais « pas pour parler de ce qu'on avait lu, vu ou entendu » à tel point que les « débats publics, tables rondes -- l'usage que les personnes privées faisaient de leur raison devient un show où se produisent les stars de la télé et de la radio »123(*). La discussion réduite à une affaire formelle, le consensus qui en découle paraît superflu.

    Cette transformation structurelle de l'espace public s'attaque aussi aux oeuvres d'art dont la « rationalité » était le résultat d'une cohérence, expression d'un engagement social. Mais cette rationalité critique de l'art s'est convertie avec l'avènement de la société de consommation en « rationalité instrumentale » qui abolit comme le précisent Adorno et Horkheimer l'autonomie de l'oeuvre d'art puisque ses réalisations sont conçues comme des marchandises que « la masse consomme passivement »124(*). Si cette culture de masse a abouti à une « massification des consciences » selon l'expression de Georges Lukács125(*) dans le domaine de la culture de consommation lié à l'art, cette tendance a des incidences aussi dans la vie et l'engagement politique où l'industrie culturelle en plein essor cherche uniquement l'extension de son chiffre d'affaires en offrant au public dont le niveau culturel s'appauvrit continuellement des contenus de détente et de distraction126(*).

    Horkheimer et Adorno constatent que la fusion de la culture et du divertissement « n'entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais une intellectualisation forcée du divertissement »127(*) et le marché du divertissement en donnant accès au public au contenu de sa marchandise adapte le contenu de ses productions culturelles aux attentes de cette même masse « de sorte qu'il leur en facilite la réception sur le plan psychologique aussi » (Habermas, 1978, p. 174). Dans La dialectique de la raison, ils font remarquer que l'industrie culturelle bourgeoise emprunte des voies détournées et inaperçues pour manipuler les masses, -- l'opinion publique -- lesquelles masses qui non seulement sont incapables de lui résister mais surtout ne le veulent pas non plus parce qu'elles sont d'accord et approuvent ce statut de « consommateur exploité et abusé ». Dans l'industrie culturelle s'engage le processus autoritaire de la raison en tant qu'instrument de domination au service de « l'abrutissement de l'opinion publique » occasionnant le déclin de la sphère publique128(*).

    a. Les mass media et la « publicité consommée » :

    Quant aux organes publicitaires des clubs de lecture, ils préfèrent renoncer à toute critique en court-circuitant toute communication parce qu'ils se posent et s'imposent comme « le seul lien existant entre l'éditeur et le lecteur. Les clubs du livre régissent leur clientèle sans qu'il y ait d'intermédiaire entre l'édition et la réception »128(*). Vers la fin du XIXe siècle, le style américain de la grande Presse commence à s'imposer sur le continent européen avec un style d'informations qui se repose essentiellement sur des présentations à des fins commerciales et qui élimine « les informations et les éditoriaux politiques qui traitent de thèmes à caractère moral comme la tempérance et le jeu »129(*). Les informations sur les affaires publiques, les problèmes sociaux, l'économie, l'éducation ou la santé qui ne présentent pas de bénéfice immédiat pour les médias sont évincées au profit de celles qui procurent plus de plaisir comme les bandes dessinées, les new stories, etc. La « distance émancipatoire » (Mündigkeit)130(*) longtemps présente dans les médias comme la radio et la télévision disparaît à mesure que l'information tend à s'imposer comme vérité à l'auditeur ou au téléspectateur par l'assimilation « car les émissions, telles qu'elles sont diffusées par les nouveaux média, réduisent singulièrement la possibilité qu'ont leurs destinataires de réagir, ce qui est moins le cas des informations imprimées » (Habermas, 1978, p. 179).

    Les mass media n'ont pas selon l'analyse habermassienne réellement remplacé la sphère publique réelle où la subjectivité était corrélative de la Publicité131(*). Ils ont au contraire transformé l'espace public littéraire en un bien de consommation doté d'un public consommateur qui vient nourrir son esprit non plus de « thématisations contradictoires » mais des gloires et réalisations personnelles selon une « stratégie commerciale ». En outre, ils se répandent plus d'abord vers les classes supérieures, celles qui sont capables de se procurer des télévisions encore un luxe à l'époque pour ensuite se propager vers les classes inférieures, les plus pauvres. On passe donc d'un public qui faisait un usage culturel de sa raison à un public de consommateurs de culture, lequel serait envahi et écartelé par la masse des consommateurs, les journaux à sensation, la presse de loisir :

    Il est possible de résumer ainsi encore une fois le déclin de la sphère publique littéraire : la surface de résonance que devait constituer cette couche sociale cultivée, et éduquée pour faire de sa raison un usage public, a volé en éclats ; le public s'est scindé d'une part en minorités de spécialistes dont l'usage qu'ils font de leur raison n'est pas public, et d'autre part en cette grande masse des consommateurs d'une culture qu'ils reçoivent par l'entremise de media publics. Mais, par là même, le public a dû renoncer à la forme de communication qui lui était spécifique.132(*)

    Ce modèle de la culture de consommation fait son entrée également dans les campagnes publicitaires politiques et économiques pout contrôler et manipuler l'opinion au service des plus forts désorganisant totalement la sphère publique qui autrefois jouait le rôle de médiateur entre l'État et la société. De la publicité « dispensée par le haut », l'on ne peut attendre rien d'autre qu'une volonté de « domination » de l'opinion non-publique dans laquelle les catégories d'universalité, de justesse, de vérité et de justice sont absentes. Cette « Publicité » permet de manipuler le public, en même temps qu'elle est le moyen dont on se sert pour se justifier face à lui. Ainsi la « Publicité » de manipulation prend-elle le pas sur la Publicité critique ».133(*) La rupture du lien entre discussion publique et norme légale a transformé l'idéal émancipatoire de la sphère publique et son autonomie, ce qui fait en sorte que les procédures de délibération ne peuvent plus garantir l'intérêt général public. Les pouvoir législatif et exécutif s'enchevêtrent dans un jeu d'influence, le premier empiétant sur le fonctionnement de l'administration et le second étendant son activité au-delà de ses limites (la loi des pleins pouvoirs).

    Si avant les intérêts concurrents pouvaient trouver leur prétention à la rationalité par une justification publique, la publicité comme commercialisation et trafic d'influence de l'information se charge à travers la « propagande publicitaire » s'est substituée à la discussion rationnelle « et le consensus qui résultait d'un usage public de la raison cède le pas au compromis non-public qu'on arrache ou tout simplement qu'on impose »134(*). Dans ce cas de figure, les lois promulguées et les normes sociales en vigueur sont celles qui conviennent aux détenteurs des outils de propagande que sont les propriétaires pour Marx et les lois sortant de telles procédures ne peuvent plus posséder quelconque caractère de vérité.

    La sphère publique parlementaire -- la pierre de touche de la « vérité » des lois -- elle aussi s'est décomposée en Allemagne au début du XIXe siècle avec un « public vassalisé », requis aux fins plébiscitaires d'une acclamationet totalement éloigné des procédures d'exercice et de rééquilibrage des pouvoirs. On ne peut plus compter sur le principe de « Publicité » pour « rationaliser la domination » ni d'en être garant car sa subversion est la conséquence d'une transformation des structures de l'espace public. C'est ce qui fait dire au professeur Gerhard Leibholz, juriste et membre du Tribunal constitutionnel fédéral allemand que :

    La discussion perd son caractère heuristique (...). Les discours tenus lors des réunions plénières du Parlement n'ont plus pour fonction de convaincre les députés dont les opinions sont divergentes, mais ils s'adressent directement à la bourgeoisie active -- tout du moins lorsqu'il s'agit de questions fondamentales qui décident de la vie politique (...). La sphère publique, qui autrefois vivait des débats parlementaires en donnant de son côté un éclat particulier au Parlement, revêt ainsi un caractère plébiscitaire135(*)

    Autant dire que les mass media comme nouvelle forme de communication ont donné une nouvelle dynamique à l'espace public en le modelant autrement « par une désintégration au sein des États-providence du capitalisme industrialisé »136(*). La sphère publique envahie par la « commercialisation », l'on ne peut plus délimiter la frontière qui séparait le privé du public d'autant plus que l'autonomie de l'information relayée par les médias est sans cesse menacée. Si avant, le contenu de l'information médiatisée était contrôlé par les savants et les écrivains qui en étaient les « garants de l'objectivité morale » et de sa fiabilité137(*), au début du XIXe siècle, la relation éditeur (gérant) et rédacteur devient fortement intéressée en vue du profit de l'entreprise. Rabaissée au rang d'une simple entreprise et non comme « institution d'un public dont elle reflétait les discussions » en assumant une fonction critique, la Presse voit l'étau se serrer autour d'elle à travers les ordonnances des autorités administratives et les règlements de police.

    Cet interventionnisme de l'État participe de sa volonté à restreindre l'espace public dont la puissance de publicité devenait si menaçante avec le développement des nouveaux médias comme la radio et la télévision. À défaut de les contrôler ou de les nationaliser, l'État a pris des mesures qui « transforment en organismes publics des institutions privées qui étaient le propre d'un public constitué par des personnes privées. (...) l'État s'est emparé de l'héritage d'une sphère publique tombée sous l'influence de diverses puissances sociales »138(*). De la sphère publique impliquant les institutions du public faisant usage de sa raison à l'abri de l'interventionnisme étatique, on est parvenu à une sphère publique « restée sous contrôle privé » avec une publicité tantôt commercialisée par la Presse tantôt « concentrée ou totalisée » par l'État. Le passage des mass media de médiateur et stimulant de l'opinion publique à celui de moyen de son « conditionnement » prétendument rationnel serait l'expression de leur caractère « plébiscitaire et ostentatoire » et de la mutation d'intérêts privés en publics.

    La publicité commerciale avec la culture d'intégration soumet les consommateurs qui jadis constituaient un public critique de personnes privées à la « douce contrainte d'un perpétuel entrainement à consommer » par le biais d'un travail ourdi de manipulation des consommateurs. La naissance des relations publiques semble consolider selon Habermas cet état de fait du fait que leur destinataire principal est l'opinion publique ; c'est-à-dire les personnes privées en tant que public et non pas directement considérées comme consommateurs. Par un « travail sur l'opinion », les relations publiques utilisent une stratégie planifiée et exploitent l'attention du public par la psychologie, les techniques de la publicité graphique, l'image, les histoires d'intérêt humain mettant en relief une « programmation sensationnaliste ».

    Ce travail sur l'opinion en dramatisant la présentation des faits et en fabriquant des stéréotypes appropriés n'est en réalité comme le précise Habermas « qu'une mise en scène de l'opinion publique »139(*). Dans sa volonté de garantir une image de marque aux grandes firmes naissantes, la publicité déployée dans les relations publiques a voulu un crédit « quasi politique aux intérêts commerciaux privés, la sorte de respect qu'on témoigne aux autorités publiques »140(*). Dès lors que des intérêts privés, privilégiés ont envahi la sphère publique à travers la publicité commerciale, le consensus social qui jadis était le résultat des opinions concurrentes s'exprimant dans des discussions publiques n'a presque plus de lien avec l'opinion publique censée le produire. La « publicité entendue comme un exercice politiquement orienté du débat public, ou usage critique de la raison publique » selon Jean-Marc Ferry141(*)s'éclipse au profit de firmes multinationales qui font croire à leurs clients qu'ils agissent en citoyens alors que leurs décisions sont celles des consommateurs :

    Les critères du raisonnable font défaut de toute façon à un tel consensus fabriqué avec tous les raffinements qu'emploient des instituts de conditionnement de l'opinion à le produire sous l'égide d'un prétendu intérêt général. La critique compétente qui s'exerçait à l'occasion de problèmes discutés en public cède la place à un conformisme atone où règnent seules des personnifications ou des personnalités présentées au public. L'adhésion est identifiée à la disponibilité que la publicité requiert. La Publicitésignifiait autrefois démystifier la domination politique le tribunal devant le tribunal d'un usage public de la raison ; la publicité d'aujourd'hui se contente d'accumuler les comportements-réponses dictés parun assentiment passif. Dans la mesure où les relations publiques en modifient la structure, la sphère publique bourgeoise revêt à nouveau certains aspects féodaux : les « porteurs d'offres » déploient de la représentation face à des clients prêts à suivre.

    Comment s'est concrètement effectuée la modification ou la déformation du rôle de l'espace public ?

    b. De la subversion du principe de publicité :

    « Aujourd'hui, l'espace public doit de nouveau être instauré. Il « n'existe » plus »142(*). Tel est le propos liminaire tenu par Habermas à peine âgé de 29 ans dans l'introduction d'une étude qu'il venait de mener avec d'autres assistants de l'Institut für Sozialforschungsur la problématique du lien que les étudiants entretiennent avec la politique. Si au départ Habermas avait une lecture positive sur la contribution des médias à la construction d'un espace public critique et raisonné143(*), il s'est vite avisé peut-être sous l'influence des tenants de l'École de Francfort (Horkheimer, Adorno, Benjamin, Marcuse) que les médias étaient progressivement devenus des instruments au service de la domination des propriétaires, « des objets de divertissement, qui endorment le peuple et contribuent à le maintenir dans un état de soumission et de passivité »144(*). Les formes de conditionnement de l'opinion publique en parfaite contradiction avec l'idéal libéral de Publicité ont été consolidées par les grandes entreprises privées en complicité presque inavouée avec la bureaucratie étatique. Le pouvoir de l'administration publique a souvent outrepassé celui du législatif et même de l'exécutif, ce qui fait que le transfert des pouvoirs de l'État vers les groupements sociaux a donné à l'administration le pouvoir de « contraindre sans être réellement contrainte », de substituer le compromis à l'autorité de l'État. Certains accords réalisés en dehors du Parlement, en dehors de toute Publicité l'ont été par le biais d'une campagne d'opinion qui ne respectait pas les formes plus ou moins rationnelles de la délibération.

    Ces délibérations non-publiques ont déguisé des intérêts privés organisés en associations qui se sont dotés d'une structure politique à teneur publique. Ce conflit entre intérêts public et privé nécessitait d'être résolu sinon rééquilibré par la sphère publique conformément aux formes traditionnelles de l'accord et du compromis parlementaires malgré l'existence des groupes de pression opposés (lobbies). Mais les compromis généralement passés entre groupementsd'intérêts divergents paraissait littéralement marchandé parce que les décisions prises désormais sortaient du cadre des « structures traditionnelles de l'exercice du pouvoir (hierarchy et democracy) »145(*). Dans tous les cas, le marchandage des compromis en sortant du domaine contrôlé par le Parlement se pratiquait soit « officiellement, les organes de l'État déléguant certaines de leurs compétences à des organisations sociales, soit officieusement, par le biais d'un transfert effectif des compétences qui s'opère en marge de la loi (ou en constitue une violation) » (Habermas, 1978, p. 207).

    Les compromis officieux passés entre ces groupements d'intérêts divergents disposant d'une large puissance politique ont aussi permis qu'ils échangent en forme de troc des avantages privés, des gains personnels sans que cela ne soit contrôlé par l'autorité du public. Après avoir réussi à manipuler l'opinion publique, les associations officielles reconnues par l'État et ayant un statut juridique « ont fait sauter les limites du droit bourgeois des associations ; leur but avoué est de convertir les intérêts privés d'une masse d'individus en un intérêt public commun, et de faire passer la représentation et la revendication des intérêts qui leur sont propres pour une défense de l'intérêt général »146(*). Ce qui fait en sorte que le « travail publicitaire » (Öffentlichkeitsarbeit) de ces entités privées se focalise uniquement sur leur réputation et leur notoriété auprès du « public vassalisé » et ne se soucie guère de faire du contenu d'un compromis passé le sujet d'une discussion publique. La subversion du principe de Publicité a transformé la sphère publique en une cour devant laquelle un prestige est mis en scène devant un public au lieu de développer une critique au sein de ce public :

    Autrefois, la Publicité avait dû se frayer une voie en s'opposant à la politique du secret pratiquée par l'absolutisme : elle s'efforçait de soumettre personnalités et problèmes à la discussion publique, et faisait en sorte que les décisions politiques fussent révisables devant le tribunal de l'opinion publique. De nos jours, en revanche, ce n'est qu'avec l'aide d'une politique du secret pratiquée par les groupements d'intérêts que la « Publicité » est imposée : elle confère à des personnalités ou à des choses un prestige public, et les rend par-là susceptibles d'être adoptées sans réserve ni discussion, au sein d'un climat d'opinion non-publique147(*).

    La publicité fabriquée et démonstrative selon les circonstances et au coup par coup entend influencer les décisions des consommateurs par une pression politique qui subvertit l'essentiel à savoir « le rapport qui liait le public, les partis et le Parlement » (Habermas, 1978, p. 201). Les partis politiques qui avaient au départ uniquement l'ambition d'être des instruments de formation de la volonté, se voient en plus doter d'instruments de propagande systématique appelés à donner des mots d'ordre aux électeurs sans demander leur consentement (le parti de classe). Le parti « intégrationniste » quant à lui a tenté depuis son apparition au XIXe siècle de se constituer en modèle dominant de l'organisation politique par une stratégie qui consiste à « disposer des moyens de pression et d'information qui permettent d'influencer le comportement électoral de la population en la manipulant ou en lui imposant une campane démonstrative »148(*). Tout constat fait, même les partis politiques ne sont plus entre les mains du public mais plutôt de ceux qui les dirigent ou les ont fondés et la volonté de ces derniers priment sur celle des députés dans les grandes décisions concernant les débats parlementaires. Ce qui signifie que le député qui reçoit son mandat du « peuple » et représenteen principeles intérêts de ses électeurs voit son autonomie s'envoler au profit de « différents groupes d'intérêts » déguisés sous la bannière de partis politiques.

    Le Parlement cesse ainsi d'être le lieu institutionnalisé de la discussion qui rassemblait des hommes avisés de toutes les couches sociales et dont l'instrument de persuasion restait la pragmatique du discours argumenté (à l'intérieur comme à l'extérieur du Parlement). Cette mutation structurelle subie par les fonctions du Parlement profite aux media qui saisissent cette occasion pour altérer, déformer les débats et perturber le travail parlementaire d'autant plus que les débats parlementaires ressemblent plus à des shows, des mises en scène dont la publicité critique a été pervertie en Publicité « acclamative ». La sphère judiciaire subit la même perversion selon Habermas au point où certains procès du pénal sont jugés assez « intéressants » pour être retransmis par les mass media non pour permettre au public de contrôler le pouvoir judiciaire par des analyses critiques mais pour leur vendre les plaidoyers et envolées lyriques des avocats comme un bien de consommation culturelle. Les procès deviennent des spectacles pour distraire les consommateurs par une publicité « augmentée par des impératifs publicitaires non orthodoxes149(*). Mais la sphère publique peut toujours être refondée malgré cette « pollution fonctionnelle » qui l'a dénaturée et lui a retirée sa nature « émancipatoire » des Lumières par l'idéal-type de la communication publique. Cette qui autorise « la confrontation libre, rationnelle et publique des opinions »vise la pacification de rapports sociaux dans le « monde vécu », ce « vrai espace social dans lequel nous pouvons agir et penser avec plus d'aisance parce qu'il est moins immédiatement soumis à la contrainte de la reproduction du capital et de la technicisation à marche forcée qu'elle impose - le monde de la vie vraiment vécue, de la vraie vie »150(*).

    La sphère publique désintégrée151(*), « mobilisée pour la seule durée des élections limitée des élections et reconstituée à titre provisoire » (Habermas, 1978, p. 219) n'est plus cette sphère fondée sur la participation continue à l'exercice de la raison « en prise sur les pouvoirs publics ». Si la dimension de la discussion et des arguments opposés a été mise aux oubliettes par la culture d'intégration fabriquée et diffusée par les media, Habermas revendique plus que jamais sa remise en place en lieu et place des media qui « n'ont que la fonction de supports publicitaires »152(*). La réinvention de l'espace public par un modèlediscursif ou communicationnel auquel un public formé de citoyens dotés d'une autonomie politique participerait paraît plus qu'urgente pour rationaliser réellement la domination. L'usage public de la raison que les participants y font en élargissant l'espace publicpourrait permettre simultanémentle consensus sur les intérêts divergents/opposés, une rationalité communicationnelle en vue « de la formation démocratique de l'opinion et de la volonté »153(*). Comment Habermas entend refonder l'espace public par sa théorie de la rationalité communicationnelle conçue comme procédure d'une formation discursive de l'opinion en vue du consensus social ou de l'intercompréhension ?

    2- Rationalité communicationnelle et éthique discursive

    a. Habermas et les Lumières:

    Admirateurdu modèle des Lumières (Aufklärung) et de leur engagement émancipatoire, Jürgen Habermas fait partie de cette longue tradition critique allemande qui reconnaît implicitement aux philosophes des Lumières d'avoir contribué à « émanciper » la conscience humaine du corset des traditions154(*) et du joug du dogmatisme155(*) sans être un « postmoderne réactionnaire »155(*). Dans un entretien accordé à la Revue Esprit en 2015, Habermas cite clairement les sources d'inspiration de sa théorie politique et son goût prononcé pour la rationalisation critique de la sphère publique :

    Les facteurs déterminants de ma conception de la démocratie restent jusqu'à aujourd'hui Kant et la Révolution française. Dans l'immédiate après-guerre, nous vivions dans la zone d'occupation britannique et en savions davantage sur la démocratie anglo-saxonne. En partant de là, au regard de l'histoire brisée de la démocratie allemande, nous avons alors tenté de comprendre l'incompréhensible retour dans l'abîme du fascisme. Ma génération a été marquée par une profonde défiance envers elle-même ; nous nous sommes mis en quête de ces obscurs gènes ennemis de la raison qui devaient avoirs leurs racines dans notre propre tradition.Avant même d'étudier la philosophie, il s'agissait là pour moi de la leçon fondamentale à tirer de la catastrophe : nos traditions étaient remises en cause, elles ne pouvaient plus être transmises sans faire l'objet d'une critique, il était désormais possible de se les approprier uniquement de manière réflexive : tout devrait être soumis au crible de l'analyse rationnelle et être légitimé par des arguments.156(*)

    Avec les Aufklärer, l'esprit humain par la « lumière de la raison » a osé s'affranchir de la tutelle du sacré en se dépouillant des dieux par une forme de « désenchantement du monde » (Weber, 2001, p. 28)157(*). Cette prétention des modernes de guider l'homme vers « la majorité intellectuelle »158(*) a fortement contribué à ce qu'on a appelé la devise des Lumières : « Aude sapere » (Ose savoir, connaître ou te servir de ton propre entendement) ; elle a en outre favorisé le triomphe de la raison dans l'espace public, la naissance de l'esprit critique et de l'idéal démocratique d'inclusion et d'égalité, d'universalité, de participation et de délibération rationnelle159(*). Kant lui-même qualifiait le siècle des Lumières de « siècle de la critique » de toutes les catégories :

    Notre siècle est le siècle de la critique à laquelle il faut se soumettre. La religion (...) et la législation(...) veulent ordinairement y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes soupçons et nepeuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libreetpublic examen.160(*)

    L'analyse habermassienne des espoirs de l'Aufklarüngsur la revitalisation de l'espace public critique fondé sur la raison et non sur l'arbitraire de « la volonté du roi » se distingue de celle de ses aînés de la Théorie critique que sont Horkheimer et Adorno. Si ces derniers ont focalisé leurs analyses sur les limites et « perversions » de la raison « totale et totalisatrice », utilitariste, mystifiée, mystificatrice voire dogmatique, c'est parce qu'ils ont été habités par un « sentiment de catastrophe » à la suite des crimes nazis de la Shoah (l'Holocauste du siècle) et donc par ricochet face aux ratés de l'État moderne. Par la raison instrumentale, ils entendent donc une rationalité stratégique qui sert les intérêts du capitalisme qui « consolide plus fermement la domination que l'absolutisme » (Marcuse, 1968)161(*). Horkheimer et Adorno interprètent ainsi l'impératif hypothétique kantien162(*) commel'expressiondeladéfensedesintérêtsdelasociétéindustriellesousleprismedelamanipulationetsondevoir163(*)(agirparrespectpourlaloimorale)comme une«tentative bourgeoise de donner au respect, sans lequel la civilisation ne saurait exister, des fondementsautres que l'intérêt matériel et la violence ». Cette limite de la raison des « Aufklärer » vient àbonpointdénoncerl'illusiond'unerationalitéayantaméliorélaqualitédel'existencehumaine dans la vie sociale et qui n'a rien changé à la place du mythe qu'elle prétendaitsupprimerquandbienmêmequele« mytheestdéjàraisonetlaraisonseretourneenmythologie »(Horkheimer&Adorno,1989,p.18)164(*).

    La critique acerbe et unilatérale de la raison instrumentale (Habermas préfère tantôt l'appeler raison fonctionnaliste) de Horkheimer et Adorno a conduit le natif de Düsseldorf à changer de paradigme car de son avis ses devanciers ont omis la dimension « communicationnelle de la raison » dans l'espace public. Habermas repositionne le sujet solitaire des modernes dans un espace public où il communique avec ses semblables et décide avec eux des normes sociales de leur monde vécu immédiat pour un consensus social. Dans l'idée de la rationalité communicationnelle telle que le préconise Habermas, le langage assume le rôle d'un intermédiaire sollicité par les hommes pour « se faire entendre raison mutuellement » afin de parvenir à une entente pouvant fixer les attentes normatives de comportement réciproques dans l'horizon de leur monde vécu commun. Par une opération de « détranscendantalisation du sujet moral kantien, la théorie de la rationalité communicationnelle habermassienne renouvelle les bases de l'espace public. Ce« circuit communicationnel »qui met ensemble des volontés individuelles s'effectue par des actes de langage au sein d'un « projet d'une communauté de communication idéale »165(*).

    b. Éthique de la discussion, agir communicationnel et rationalité publique consensuelle :

    La dimension publique de la raison qui se déploie dans l'agir communicationnel habermassien dont le but est de participer à une discussion publique et de se concentrer sur un objet commun d'intérêt commun dans l'espace public implique des relations interpersonnelles établies dans la communication. Cette dernière promeut l'intersubjectivité discursive et s'assigne la difficile mission d'unir les participants à une discussion sans prétendre « nécessairement aplanir leur différence » dans une sphère publique qui selon Habermas est le « coeur d'une démocratie ». Si la sphère publique est un élément capital pour ausculter, « tâter le pouls » ou l'état de santé d'une démocratie, elle permet en outre de rassembler les citoyens d'une cité qui se rétractent souvent dans leur individualisme s'ignorant réciproquement : « Or, entre des citoyens qui ne peuvent plus tous se connaître personnellement, le seul moyen de créer et de reproduire une communauté, même fragile, est d'entrer dans le processus permettant de former une opinion et une volonté publiques »166(*).

    L'homme comme animal politique (zôon politikon) chez Aristote est pour Habermas un animal qui existe dans un espace public, « un animal qui ne développe les compétences lui permettant de devenir une personne que grâce à son insertion originelle dans un réseau public de relations sociales »167(*). Autrement dit, c'est dans un faisceau de relations que l'homme développe l'usage de la parole et du langage pour discuter avec ses semblables. Si dans l'agir stratégique « l'un influe sur l'autre empiriquement en le menaçant d'une sanction ou en lui faisant miroiter des gratifications, dans l'activité communicationnelle chacun est motivé rationnellement par l'autre à agir conjointement »168(*), ce par des actes de parole qui laissent voir explicitement ce que l'on propose dans l'espace public comme exigences de validité pour fonder en raison une norme. Dans l'agir « communicationnel du quotidien », les sujets émettent implicitement leurs avis sur certaines dispositions légale ou normative qui régissent leur monde social et le légitiment, sur des comportements qui dérogent aux normes préétablies. Le caractère implicite de cet agir est selon Habermas une activité communicationnelle naïve parce qu'il lui manquerait l'esprit de la critique objective et la dynamique de l'appréciation intersubjective.

    C'est dans la raison communicationnelle (Kommunikative Vernunft) et particulièrement dans la discussion que les citoyens échangent dans l'espace public des raisons afin d'examiner les prétentions à la validité normative devenues problématiques en usant du médium langagier pour « communiquer et pour que chacun puisse prendre position par « oui » ou non par « non » aux prétentions à la validité émises par autrui » (Habermas, 1991). Cette dynamique d'appréciation intersubjective des propositions émises par chacun signifie le refus de vivre dans des conventions non justifiées, des normes arbitraires, inacceptables qui excluraient certaines personnes en avantageant d'autres et menaceraient la cohésion sociale. Il en ressort que l'agir communicationnel cherche les « traces d'une raison communicative, qui trouve son origine dans les processus d'entente, dans les pratiques sociales elles-mêmes » (Habermas, 2015, p. 49).

    Les acteurs engagés dans la communication se doivent de réguler leur agir par desnormesacquisesensemblemalgrélacomplexitédesactionslangagièresquiexprimentàlafois un contenu propositionnel et une intention du locuteur. Cela signifie aussi que personnedans les discussions ne détient le monopole de la vérité, ni ne doit imposer son point de vueauxautressansleurconsentement.Habermas(1991,p.79)affirme :« J'appellecommunicationnelles,lesinteractionsdanslesquelleslesparticipantssontd'accordpourcoordonner en bonne intelligence leurs plans d'actions ; l'entente ainsi obtenue se trouve alorsdéterminéeàla mesuredela reconnaissanceintersubjectivedes exigencesdevalidité». Ainsi, la raison communicationnelle est une refondation du sujet transcendantal desmodernes qui le met peu ou prou à l'abri de l'usage d'une raison instrumentale sans cessetournée vers la domination et la manipulation. Habermas veut par-là « décoloniser le mondevécu » en osant desserrer l'étau que la raison instrumentale (marquée par le goût de l'intérêtet de la violence) impose. En clair, la modernité est à son égard une période qui n'a pas tenutoutes ses promesses mais de qui on a hérité l'usage de la raison critique. Pour nuancer,Habermas(1987) écrit :

    Nous nommons instrumentale une action orientée vers le succès, lorsque nous la considérons sousl'aspect de la poursuite de règles techniques d'action et que nous évaluons le degré d'efficience d'uneintervention dans un contexte d'états de choses et d'événements ; nous nommons stratégique une actionorientée vers le succès, lorsque nous la considérons sous l'aspect de la poursuite de règles de choixrationnellesetquenousévaluonsledegrédel'influenceprisesurlesdécisionsd'unpartenairerationnel.Lesactionsinstrumentalespeuventêtreraccordéesàdesinteractionssociales,(tandisque)les actions stratégiques représentent elles-mêmes des actions sociales. En revanche, je parle d'actionscommunicationnelles,lorsquelesplansd'actionsdesacteursparticipantsnesontpascoordonnéspardescalculs desuccès égocentriques,mais par des actesd'intercompréhension.

    L'éthique de la discussion telle que développée par Jürgen Habermas peut se définir comme une « logique de l'argumentation morale », une communication publique destinée à l'intercompréhension présupposant un proposant et un opposant qui par des actes de langage cherchent à fonder en raison des normes, que tous dans l'espace public peuvent vouloir ensemble et reconnaître de ce fait comme valides. Ce procès « fictif de l'entente » est une forme de procedere ou procédure où sont thématisées des exigences de vérité prétendant à la validité normative par des participants et ce par le biais des argumentations morales. Le caractère procédural de cette théorie s'explique aussi par les processus d'intercompréhension qui le jalonnent, à telle enseigne qu'elle exige et commande par sa nature même aux participants de parvenir à « une recherche coopérative de la vérité organisée sous forme de compétition, telle par exemple, la reconnaissance de la compétence et de la bonne foi des participants » (Habermas, 1991, p.109).

    Elle se veut en outre une entreprise de justification des prétentions à la validité normative qui n'acquièrent leur force morale donc leur valeur universelle en tant qu'elles se justifient par de bonnes raisons qui transcendent les limites culturelles et surtout incarnent des intérêts communs, et non égoïstes ou particuliers. L'éthique discursive habermassienne apparaît comme une « procédure d'après laquelle des normes et des manières d'agir peuvent être fondées, et respectivement critiquées » communicationnellement (Habermas, 1992). En mettant à l'honneur les présuppositions de l'argumentation, elle médiatise par l'usage du langage les discussions qui favorisent la formation éclairée de la volonté, de façon à préciser les intérêts de tout un chacun sans déchirer le tissu social qui relie préalablement chacun à tous. Elle est une procédure de formation de la volonté où la rationalité du jugement est orientée non en vertu d'une fin stratégique, des valeurs préférentielles des participants mais plutôt en vertu de leur justification fondée et de leur objectivité. La volonté libre de tout participant à la discussion est celle d'un sujet qui se laisse convaincre par des arguments moraux ou transcendantaux, c'est-à-dire ceux « dont l'universalité est telle qu'on ne peut rien trouver, ayant une fonction équivalente, qui puisse y suppléer, autrement dit des arguments relatifs à des discussions » (Habermas, 1991, p.104) ; l'éthique du discours garantit l'égal traitement de tous les concernés dans une dynamique interne entre le souci du bien-être du prochain et l'intérêt pour le bien commun.

    La discussion pratique « se laisse concevoir comme un processus d'intercompréhension qui (...) sur la base des inévitables présuppositions de l'argumentation, pousse simultanément tous les concernés à une adoption idéale de rôle » (Habermas, 1992). Elle permet d'élucider argumentativement la validité des arguments, tout en mettant au clair la distinction entre les normes réellement valides, c'est-à-dire morales, universelles, qui méritent d'être reconnues et celles dont la validité va de soi ou celles qui sont simplement problématiques. On peut comprendre par-là que la procédure « d'après laquelle nous pouvons juger des normes et les accepter comme valides n'est pas à notre disposition, mais s'impose à nous ; la pratique de cette procédure sert (...) à la connaissance morale des principes d'une coexistence justement réglée » (Habermas, 1992, p.118)169(*). Elle est l'essence même de toute délibération dans l'espace public parce qu'elle met en valeur l'intersubjectivité et promeut le débat et la participation effective des destinataires de toute éventuelle disposition normative qui, au lieu de la subir tout simplement comme c'est de coutume dans certaines sociétés, deviennent les artisans incontournables de son élaboration, de sa fondation. Habermas (1991, p.36) la définit aussi comme « une procédure qui sert non pas à la production des normes justifiées (seulement), mais à l'examen de la validité de normes déjà là, mais devenues problématiques et considérées sous un angle hypothétique ». Quels sont les principes de l'éthique de la discussion ?

    c.  Les principes de l'éthique de la discussion :

    L'éthique discursive habermassienne repose principalement sur trois principes à savoir le principe d'universalisation (U), le principe de discussion (D) et le principe d'adéquation (A).

    · Le principe d'universalisation :

    L'éthique de la discussion de Jürgen Habermas comme toutes les éthiques procédurales d'inspiration kantienne se définit par un principe moral qui sert à la fondation des normes, maximes ou commandements dans l'espace publicprétendant à l'universalité, en ajoutant à ce premier principe celui de discussion et d'adéquation. Eneffet, la question « que dois-je faire ? » est l'interrogation par laquelle Emmanuel Kant aborde le domaine de la morale, des valeurs et de la validité normative. À travers ses impératifs catégoriques, Kant a conçu des principes d'une législation universelle qui transcendent les différences culturelles (traditions, institutions, le relativisme axiologique) et dont l'universalité est motivée rationnellement. « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle » est selon Kant (1993, p.47) une invite pour tout sujet d'agir selon la loi morale sans inclination ni intérêt, agir par devoir et uniquement par devoir en faisant un usage public de sa raison (Benjamin Constant).

    Pour Habermas, cet impératif est un monologue solitaire du for intérieur qui ne prend pas en compte la perspective d'autrui qui est aussi un membre de l'espace public. La loi morale élaborée monologiquement perd son équilibre moral car la volonté s'exerçant dans le vide est déliée des rapports sociaux réels, or il s'avère que pour garantir la possibilité du consensus public les normes doivent être fondées avec la participation d'autrui, d'un autre que soi, qu'il soit ami ou ennemi, étrange (r) ou familier (Derrida, 1996)170(*). L'impératif catégorique par cette insuffisance est empreint d'un rigorisme moral du même ressortqu'une éthique de la conviction ayant ancré la conscience morale dans le moi intelligible du sujet solitaire qui ne se suffit plus à lui seul pour fonder la loi morale, d'autant plus que « le sujet jugeant moralement ne peut pas vérifier par lui tout seul, mais seulement socialement avec tous les concernés - publiquement -, si une manière d'agir litigieuse serait, en tant que praxis universelle, dans l'intérêt commun » (Habermas, 1992, p.60). Pour poser les bases de cette éthique pragmatique-transcendantale de la délibération publique et de la décision intersubjectives, Habermas (1991, p. 88-89) dans son ouvrage Morale et communication rappelle la nécessité de reformuler l'impératif catégorique kantien en ces termes :

    Au lieu d'imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu'elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d'examiner par la discussion sa prétention à l'universalité. Ainsi s'opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle.

    Le principe d'universalisation chez Habermas (1992, p.34) se formule comme suit : « Chaque norme valide doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de son observation universelle dans l'intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les personnes concernées ».

    Ø Le principe de discussion :

    Comme la validité d'une norme est inséparable de la discussion qui aide à la fonder (justifier) par le biais des présuppositions pragmatiques universelles de l'argumentation, l'éthique de la discussion peut se déduire de façon restreinte par le principe (D) qui stipule : « Chaque norme valide devrait pouvoir trouver l'assentiment de tous les concernés, pour peu que ceux-ci participent à une discussion pratique »171(*). L'idée exprimée par le principe d'universalisation signifie qu'une norme ne peut aspirer à la validité que si toutes les personnes concernées et présentes dans la sphère publique à laquelle la disposition normative est destinée sont d'accord (ou pourraient l'être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. La discussion devient donc le moyen par lequel s'effectue la procédure d'universalisation des intérêts communs à travers le principe d'universalisation, ce dernier étant le « principe-passerelle (qui) permet d'accéder à l'entente mutuelle dans les argumentations morales, et ce, dans une acception qui exclut l'usage monologique des règles argumentatives » (Habermas, 1991, p.78).Si l'on admet qu'aucune norme ne porte les règles de sa propre application ou encore que la fondation discursive des normes ne peut pas simultanément, assurer la réalisation de jugements moraux, le principe d'universalisation est dans l'incapacité de régler les problèmes de sa propre applicabilité.

    Ø Le principe d'adéquation :

    Il vient donc finaliser l'activité du principe d'universalisation dans la mesure où il permet aux membres d'une sphère publique agissant moralement de savoir quelle manière d'agir adopter dans une situation déterminée et dans un contexte précis, de telle sorte que le jugement singulier qui s'ensuit se fondant sur la validité d'une norme soit aussi juste. Ce principe tel que conçu par le juriste et philosophe allemand Klaus Günther (1988, p.50)172(*) se formule comme suit : « Une norme est valide et adéquate dans chaque cas lorsque les conséquences et les effets secondaires d'une observation universelle de la norme peuvent être acceptées par tous dans chaque situation particulière dans l'intérêt de tout un chacun. » De même, l'intercompréhension est tissée sur le fil de la reconnaissance réciproque, preuve que le tissu de l'intégration sociale ne doit pas se déchirer bien que l'entente mutuelle qu'exige l'éthique de la discussion doit transcender les limites de toute communauté naturelle. Deux conditions sont incontournables pour aboutir à toute intercompréhension :

    « Les deux choses jouent : sans la liberté illimitée de la prise de position à l'égard de prétentions à la validité normative, l'accord obtenu factuellement ne pourrait être véritablement universel ; mais sans l'empathie solidaire de chacun pour la position de tous les autres, on ne pourrait même pas s'engager dans la voie d'une solution porteuse de consensus » (Habermas, 1992, p.70).

    3- Consensus et utopie dans l'espace public : lecture de Habermas par Paul Ricoeur :

    Il est reconnu à Paul Ricoeur d'avoir élaboré une théorie de l'imaginaire social politique qui s'intéresse aux fondements du pouvoir, à la légitimité et la légalité démocratiques, deux concepts qui demeurent en tension entre l'idéologie et l'utopie.La faillibilité de l'éthique de la discussion comme publicité de la rationalité communicationnelle selon Ricoeur viendrait du fait qu'elle semble être uneutopie quise manifestetoujours comme réponseau phénomènedun imaginaire social servant de guide pour renforcer un système ou un pouvoir politique173(*).Si l'idéologie désigne le modèle de pensée dominant, une fausse conscience ou théorie qui masque la réalité et qui cherche consciemment ou non à la déformer pour mieux servir des intérêts plus ou moins inavouables174(*), l'utopie quant à elle se perçoit souvent comme le contraire de l'idéologie, une extraterritorialité, un « pas de côté »175(*) avec pour ambition le renversement de l'ordre dominant et l'ouverture vers de nouveaux possibles.

    a. Le consensus public habermassien comme imaginaire social :

    L'utopie n'est pas seulement un ensemble d'idées mais une mentalité (Geist), une configuration de facteurs qui organisent l'ensemble des idées et des sentiments. Ricoeur dira même qu'elle est un système symbolique englobant, un « désir dominant », un système d'organisation qui est davantage éprouvé que pensé. L'idéologie est aussi une théorie dont le but est de légitimer par des discours un pouvoirpolitique ou une organisation, à asseoir sa notoriété et à défendre son « idéalité » contre ventset marrées face à tous ses contestataires. Elle est un concept polémique qui cherche à dévaloriser l'adversaire dans l'expérience de la réalité politique.

    Quand nous dénonçons quelque chose comme idéologique, nous sommes pris dans une relation au pouvoir et Mannheim rappelle que Marx a fait de l'idéologie une « conception plus globale de l'orientation psychologique qu'elle signifie » (Ricoeur, 1997, p.218). La première contribution de Marx est d'avoir fait de l'idéologie non pas un simple phénomène psychologique des individus, une distorsion mais au contraire une structure totale de l'esprit, la caractéristique d'une formation historique concrète incluant une classe. L'idéologie est totale au sens où elle exprime une Weltanschauung de base. La seconde contribution de Marx selon Mannheim est d'avoir vu que si l'idéologie n'est pas seulement un phénomène psychologique, il faut une méthode spécifique pour la démasquer : une interprétation en termes de situation de vie de celui qui l'exprime. Nous vivons continuellement dans une situation polémique de visions du monde en conflit, qui se considèrent mutuellement comme des idéologies. L'idéologie est toujours dans ce cas l'idéologie de l'autre, mais nous oublions que nous sommes « un autre parmi des autres » (Ricoeur, 1997, p.220).

    Le marxisme en voulant faire du prolétariat une classe universelle parce qu'il exprimait un intérêt public universel est tombé dans l'utopie qu'elle dénonçait car en voulant incarner les intérêts de la totalité, il s'est désintégré entraînant dans cet effondrement toute conscience de classe. Autrement dit, « l'évolution de la société humaine n'a plus de centre. Aucun groupe ne peut prétendre être porteur d'universalité, car il n'y a plus nulle part d'universalité. Le marxisme en généralisant le concept d'idéologie a affecté la vision du monde en conjuguant deux critères à savoir « un critère théorique, la critique des illusions, et un critère pratique, la lutte d'une classe contre une autre » (p.221).

    Si l'idéologie est censée consolider un ordre, l'utopie dans son élan vient contrer les ardeurs de l'idéologie.La prétendue fécondité de l'utopie s'oppose à l'apparente stérilité de l'idéologie. L'utopie paraît pour ainsi dire le remèdequi cherche à combattre l'idéologie en proposant une alternative qui prétend toujours êtremoins obsessionnelle que l'idéologie, mais la réalité montre que les deux finissent par devenir pathologiques. Cela signifie tout simplement que les deux finissent par se détourner de leurobjectif premier, à savoir servir les intérêts de tous dans l'espace public pour le bien commun et deviennent soitl'expressiond'unerationalitéinstrumentale(pourl'idéologie),soitunemégalomaniepathologique, « le refuge dans le rêve, ou la recherche d'un état de perfection qui peut tourneràla schizophrénie» pour l'utopie(Roman, 2015,p.13).

    L'idéologie et l'utopie ne sont pas des concepts théoriques mais pratiques, politiques. Les concepts politiques doivent demeurer polémiques et si « l'utopie est ce qui ébranle un ordre donné, l'idéologie est ce qui préserve cet ordre. Cela veut dire que la problématique de la domination et la place du pouvoir dans la structure de l'existence humaine deviennent des questions centrales » (Ricoeur, 1997, p. 238). La question n'est plus qui détient le pouvoir, mais plutôt sur la légitimation du pouvoir, le questionnement de tout système public du pouvoir. La légitimité est donc pour Ricoeur l'enjeu réel du conflit entre l'utopie et l'idéologie.

    Ricoeur pense que le caractère utopique de l'éthique discursive c'est de prétendre supprimer leproblème de la lutte des classes ou des intérêts antagonistes dans la sphère publique en facilitant en même temps une reconnaissance réciproquedesparticipantsparleurparticipationinclusiveetsanscondition176(*). L'utopie constitue une variation imaginative sur le pouvoir dans l'espace public, « un écart entre l'imaginaire et le réel qui constitue une menace pour la stabilité et la permanence de ce réel »177(*). Ricoeur mentionne l'influence des Lumières dans la construction de la théorie habermassienne de l'espace public : « Habermas comprend l'idéal des Lumières comme un plaidoyer en faveur de la rationalité utopique, comme la promotion d'une espérance rationnelle » (Ricoeur, 1997, p. 325).

    b. Idéologie, utopie et « consensus conflictuel » chez Ricoeur :

    En réalité, la particularité de la sphère publique réside dans la pluralité des points de vue antagonistes et c'est même la tension de ces intérêts divergents qui vitalise le débat public poussant chacun à élever des exigences de validité performative plus denses pour convaincre les participants aux délibérations publiques. La distorsion-dissimulation de l'idéologie pour servir les intérêts des groupes dominants au détriment des intérêts commun et collectif est inhérente à tout pouvoir politique qui tend naturellement à se légitimer par un discours symbolique et affectif à même de toucher « les coeurs et les esprits » des citoyens dans l'espace public178(*) au détriment de toute « rationalité transcendantale ». LeconsensusquipourHabermas exclut toute distorsion langagière en appelant à une communication transparente estselon Ricoeur difficilement réalisable car chaque individu ne peut émettre ses prétentions à lavalidité dans l'espace public que sous l'influence des préjugés qu'il a et dont il ne peut pas facilement se séparer aunom d'une communication objective : « La compétence communicationnelle de Habermas estl'utopie d'une communication non déformée qui permettrait une reconnaissance mutuelle desinterlocuteurs » (Roman, 2015, p.78)179(*).

    Si la reconnaissance mutuelle des participants nesupprime pas les luttes pour la reconnaissance180(*), le consensus que doit viser l'éthique de ladiscussion ne peut-être que « conflictuel » (Ricoeur, 2004, p.302-303)181(*) et non effectif, définitif. Le reprochefait à Habermas par Ricoeur est de réduire l'espace politique auregistrelangagierdelarationalitécommunicationnellequiprétendêtrelemoyendela« publicité de la raison » et le modèle d'une démocratie délibérative, participative et inclusive182(*). Leformalismedel'éthiquedeladiscussionignorepeut-êtrelesméthodesd'exercicedela« politique politicienne » (utilisation de la manipulation, de la pression, agir stratégique dans l'espace public) et l'utopiede la pensée procédurale habermassienne de la démocratie paraît « froide et sans coeur »183(*).

    Ricoeur propose plutôt que la discussion publique se réalise sous la mouvance de l'imaginaire social qui se traduit en allemand par l'expression « Phantasie » signifiant littéralement « activité imaginative ». Si Habermas considère l'utopie comme une distorsion/perversion de la communication, une « altération de la relation dialogique »184(*), Ricoeur estime pour sa part que la communication publique ne peut être strictement rationnellement. L'on ne peut réduire la rationalisation de l'espace publique à la « notion de compétence communicationnelle. Il s'agit d'une construction utopique, d'une situation idéale de langage qui ouvre la possibilité d'une communication non déformée »185(*). Lorsqu'on parle de compétence précise Ricoeur, il s'agit de quelque chose qui est à notre disposition, une « potentialité dont nous nous servir ou pas »186(*). J'ai la compétence d'encadrer des troupes militaires, donc je peux être affecté sur telle ou telle base pour conduire des éléments lors d'une expédition militaire. Or ce que l'on appelle par compétence communicationnelle pour Paul Ricoeur « n'est pas quelque chose qui serait à notre disposition : c'est plutôt quelque chose qui s'apparente à l'Idée kantienne, à une idée régulatrice »187(*).

    L'utopie dans cette perspective présente trois caractéristiques essentielles qui la structurent. Elle est d'abord soutenue par la notion d'autoréflexion qui est le coeur de la composante téléologique (composante transcendantale), critique de toute analyse et restauration de la communication. Cet élément d'autoréflexion n'est pas historique mais transcendantal, c'est-à-dire « intemporel, sans origine historique assignable »188(*). Ensuite, la structure utopique est culturelle dans l'optique de la tradition des Lumières et comme activité imaginative elle prétend mettre à l'épreuve les limites du réalisable. Pour autant, « l'utopie n'est alors pas uniquement un élément transcendantal et anhistorique : elle est une partie de notre histoire » (Ricoeur, 1997, p. 332).

    Enfin, l'utopie relève de l'activité imaginative qui correspond chez Habermas à ce que Freud appelle l'illusion189(*). Cette dernière est différente d'une idée invérifiable ou irréalisable et correspond plus ou moins dans l'espace public à « l'élément d'une espérance rationnelle »190(*) qui poursuit une satisfaction utopique. L'utopie dans sa fonction imaginative peut empêcher aux participants à toute procédure de délibération publique de retomber dans le piège de l'intérêt instrumental en se représentant des intérêts élargis d'une société idéale : « L'imagination utopique est celle d'un acte idéal de langage, d'une situation idéale de communication : l'idée d'une communication sans frontières et sans contraintes. Il se peut que cet idéal constitue notre véritable idée du genre humain » (Ricoeur, p. 333). Les hommes faisant un usage public de leur raison construisent souvent leur raisonnement sur des images, figures et symboles qui représentent leur monde immédiat et auxquels ils s'identifient.

    Tout est imagination avant d'être concept selon Ricoeur et l'utopie devient imaginaire dans l'espace public dans la mesure où elle espère incarner par son modèle les fonctions de contestation, de délégitimation et de renversement du système au pouvoir qu'est l'idéologie en aspirant à la remplacer après sa chute. Cette utopie habermassienne rappelle essentiellement que c'est au bout de la démarche critique que nous pouvons reconquérir et reposséder réellement l'espace public comme une oeuvre foncièrement humaine et « cette reconquête va de l'ex-communication et de la désymbolisation vers la reconnaissance et la communication » (Ricoeur, 1997, p. 334) ; elle est une manière de « rêver l'action communicationnelle en évitant de réfléchir sur les conditions de possibilités de son insertion dans la situation actuelle »191(*). Aussi, convient-il de rappeler que l'idéologie et l'utopie sont chez Ricoeur « deux expressions de l'imaginaire social »192(*):

    « Là où l'idéologie apparaît comme une distorsion, l'utopie se présente comme une fantasmagorie irréalisable. Là où l'idéologie est légitimation, l'utopie est une alternative au pouvoir en place. La fonction positive de l'idéologie est de préserver l'identité d'une personne ou d'un groupe. Le rôle positif de l'utopie consiste à explorer le possible »193(*), les possibilités latérales du réel.

    Chapitre 6 CONCLUSION

    La réflexion sur l'espace public et la Publicité nous a permis d'esquisser les grands enjeux de la délibération politique, de la démocratie représentative et de la participation citoyenne à la vie publique depuis Athènes jusque dans la contemporanéité. Dans le premier chapitre de notre travail, il a été question de revisiter le modèle de la démocratie athénienne avec son idéal-type de l'agora souvent considéré comme le berceau de la démocratie. La démocratie athénienne qui est une démocratie directe dans laquelle le peuple (dèmos) exerce la souveraineté politique (kratos). Elle a été rendue possible grâce à des réformes entreprises par Clisthène et Solon194(*) au VIe siècle avant notre ère pour donner au peuple plus de pouvoir.195(*)L'agora athénienne où les citoyens votaient à main levée présente quelques inégalités dans les droits entre citoyens et non-citoyens, esclaves, femmes, étrangers, etc. Elle est surtout un espace où ont lieu de vifs et houleux débats et où les autorités incarnant des pouvoirs publics comme les magistrats, juges sont sévèrement critiqués et traités de démagogues par l'ekklèsia dont la parole revêt une puissance persuasive incommensurable.

    C'est précisément cette parole publique qui fait et défait l'autorité à Athènes et les bruits assourdissants de l'agora pouvaient déstabiliser les différents locuteurs à la tribune ou les contraindre à quitter l'agora. L'isègoria196(*) tant proclamée dans la Grèce antique s'est heurtée à l'exclusion des étrangers non-citoyens de plus en plus nombreux et riches, désireux de participer à la vie publique de la cité. Les citoyens égaux dans la prise de parole politique pouvaient parler à l'Assemblée du peuple et se former à la rhétorique, aux techniques de persuasion pour convaincre et légitimer leurs idées qui prétendaient à l'universalité publique. Cette propension de l'art politique à s'enseigner n'est pas partagée par Socrate pour qui les sophistes qui enseignaient aux plus jeunes l'art « du parler en public » dans l'agora, vendaient de l'illusion aux citoyens car les « choses de l'âme » ne pouvaient être vendues. Socrate, adversaire des sophistes dénonce leur habileté qui est « sans objet précis, réel ». Mais la réalité politique d'Athènes lui donne la réputation d'être une cité de liberté et de démocratie, « le lieu de la Grèce où la parole était le plus libre »197(*).

    Mais la démocratie athénienne connaîtra plusieurs turpitudes après la guerre du Péloponnèse vers la fin du Ve et IVe avant Jésus-Christ, des crises dues à deux erreurs stratégiques lors de la guerre du Péloponnèse telle que racontée par Thucydide dans son ouvrage. La première erreur est l'expédition de Sicile organisée par Alcibiade dans laquelle les athéniens se lancent après la mort de Périclès et qui se solde sur une cuisante défaite en 413 avant Jésus-Christ provoquant le discrédit du modèle démocratique athénien. La seconde erreur intervient après la victoire d'Athènes sur Sparte lors de la bataille navale mémorable des Arginuses198(*)et se traduit par le naufrage de plusieurs marins abandonnés au sort par les stratèges de l'expédition militaire athénienne, tragédie qui va diviser les athéniens et créer des tensions dans l'ekklèsia. Le modèle démocratique athénien reste foncièrement traversé par une idée de foule et une justice parfois inapte à défendre juger équitablement les accusés comme lors du procès des généraux des Arginuses :

    Ces deux décisions ont sans aucun doute contribué à la défaite finale mais elles vont servir d'argument aux adversaires du régime pour remettre en question les principes mêmes de la démocratie directe. Pour beaucoup, ces votes malencontreux de l'Ekklèsia prouvent que la foule, en situation de crise, poussée par la passion et manipulée par d'habiles démagogues, est incapable de prendre les décisions raisonnables qu'une analyse lucide commanderait. On pourrait objecter que l'envoi de l'expédition de Sicile n'a pas été arraché par les vociférations d'une foule hystérique et irresponsable (...) mais a donné lieu à de longs débats et à un vote conforme à la constitution.199(*)

    Le modèle de la représentation politique au Moyen-Âge avec les aspects de la politique du secret qu'on rencontrait dans la Cour royale et le culte de la personnalité dévoué au roi ou au monarque.La sphère publique du Moyen-Âge n'apparaît pas au sein de la société féodale comme un domaine propre séparé du privé d'autant plus que « seigneurial » est employé comme synonyme de publicus ; publicare signifie : réquisitionner pour le seigneur » (Habermas, 1978, p. 18). Cette sphère publique structurée par la représentation n'a qu'une valeur statutaire, c'est-à-dire que le seigneur incarne une autorité qui lui est toujours supérieure200(*) et que la représentation en réalité « se concentre à la Cour du monarque », à la Cour royale (Habermas, 1978, p. 21). La société aristocratique de la Renaissance a un modèle de représentation personnifié qui cherche avant tout à représenter un pouvoir propre, la représentation déployée par le monarque (souverain) et lorsque ce dernier « rassemble autour de lui les tenants des pouvoirs temporels et spirituels, (...) il ne s'agissait pas alors d'une assemblée de délégués qui eussent représenté quelqu'un d'autre ; ils représentent leur pouvoir non pas pour le peuple, mais « devant » le peuple » (Habermas, 1978, p. 19-20). Les représentants de l'État encore appelés « serviteurs de l'État » occupent une fonction publique et traitent uniquement des affaires publiques, celles relevant du pouvoir.

    La sphère publique structurée par la représentation ne se définit pas tel un domaine social, comme la sphère de ce qui est public et il n'y a pas de représentation qui serait « chose privée ». Représenter dans ce cas ne renvoie plus à « suppléer à » ou à représenter les intérêts supérieurs de la nation, de la communauté ou de ses mandants dans l'hypothèse où on serait député. De même, la sphère publique du Moyen-Âge structurée par la représentation est intimement liée aux attributs de la personne comme les insignes, les écussons, les vêtements, la coiffure, le style du discours de l'ordre de la noblesse et n'a pas de « lieu » réel comme sphère d'une communication politique et publique où discuter des problèmes sociaux communs. Ce modèle disparaitra au profit de la sphère publique bourgeoise qui voit le jour avec la mise en place du capitalisme. Aussi, la sphère publique structurée par la représentation pratique-t-elle le « culte du secret et la loi du silence »201(*), l'armée devient cette « grande muette » à qui il est interdit de divulguer quelconque information publique au profit de la consolidation du pouvoir du monarque :

    Des mots comme `'grandeur'', `'souveraineté'', `'majesté'', `'gloire'', `'dignité'' et `'honneur'' cherchent à désigner la singularité de cet être capable d'assurer une représentation. L'action de « suppléer à », un peu au sens de la représentation de la nation ou de la représentation dont se chargent certains mandatés, n'a rien à voir avec cette sphère publique représentative qui est liée à l'existence de la personne concrète du seigneur, et qui donne à son autorité une certaine aura202(*).

    Le premier chapitre de notre travail a porté surla définition de la notion d'opinion publique dans la tradition de la modernité politique qui la conçoit tantôt comme rumeur, réputation, idée privée de rationalité, tantôt comme expérience pratique de la raison ou réflexion d'une volonté éclairée. De Hegel à Marx en passant par Kant et Locke, l'opinion publique a connu une littérature assez complexe au point où il n'y a presque pas de consensus conceptuel sur sa définition. Néanmoins, elle représente depuis le XVIIIe siècle et l'avènement des Lumières un outil d'expression de la rationalité performative dans l'espace public.

    Dans le second chapitre, nous avons vu que le modèle libéral de la sphère publique impliquait que les institutions du public qui faisait usage de sa raison devraient être à l'abri de l'intervention du pouvoir détenu par des personnes privées. Mais la concentration du capital par la fusion de grandes entreprises et non sur un système d'échange libéral entre propriétaires individuels va mettre à jour l'idée de la mise en place d'une institution supérieure forte censée réguler les échanges. La concentration de la puissance économique au sein de la sphère privée des échanges d'une part et le fait que la sphère publique jadis populaire soit devenue un organe de l'État sont deux événements qui ont renforcé « au sein des couches économiquement faibles, la tendance à vouloir s'attaquer par des moyens politiques aux classes dominantes dont la supériorité repose sur la position qu'elles occupent au sein des échanges »203(*). Si les rapports sociaux étaient avant régulés par la discussion à travers un usage public de la raison, cette sphère publique de la réflexion critique va subir une transformation structurelle avec l'intrusion d'une publicité de masse, de manipulation, imprégnée de domination (herrschaftlich) qui fait disparaître la différence entre sphère privée et publique. Habermas (1978, p. 196) analyse les conséquences de cette mutation en ces termes :

    Mais dans la mesure où ces institutions ont subi les effets de la commercialisation et de la concentration, tant sur le plan économique et technique que sur celui de leur organisation, elles ont pris durant les cent dernières années la forme de grands complexes détenteurs de puissance sociale, au point que, désormais c'est précisément le fait qu'elles restent sous contrôle privé qui menace sous bien des aspects le caractère critique de certaines fonctions de la Presse au sens le plus large.

    Dans le dernier chapitre, nous avons essayé de démontrer dans quelle mesure la mutation structurelle subie par l'espace public bourgeois exigeait la refondation de ce dernier par une rationalité communicationnelle capable de favoriser l'émergence d'un consensus social exempt de domination (herrschaftsfrei) sur les intérêts communs. Les mass media, précise Habermas, ont acquis une « efficacité et une portée incomparablement grandes » et sont responsables de l'expansion parallèle subie par le domaine public en tant que sphère. Ils ont été rejetés hors de la sphère publique pour être récupérés par la sphère privée autrefois des échanges. Leur influence grandissante consolidée par la Presse s'est avérée nocive, profitant plutôt aux intérêts privés qu'ils soient individuels ou collectifs. Autant dire que pour Habermas, les nouveaux médias retirent toute occasion de « distance émancipatoire » et réduisent l'usage effectif, pratique et intelligible de la raison. L'essor du capitalisme et de l'industrie des media va pervertir ce qui est échangé (journaux, livres, films, etc.), mettre tous les objets culturels à portée réflexive hors du champ de toute critique et détourner l'attention sur les enjeux réels de ce qui est discuté en orientant l'opinion vers une publicité « prête-à-consommer » et toute faite. Or prendre position dans l'espace public pour Habermas c'est soumettre son argument ou son énoncé à la validation critique d'autrui et c'est la raison qui permet de juger la prétention à la validité de tout énoncé performatif émis, exprimé.

    L'espace public habermassien requiert in fine pour son bon fonctionnement trois critères à savoir la parité, la discussion de sujets d'intérêt général et son accessibilité à tous sans restriction. Ces différentes propriétés de l'espace public mettent entre parenthèses le statut social, l'appartenance, la classe ou la richesse et privilégie le pouvoir de la « parole rationnelle » et la force des arguments pour se convaincre mutuellement. La reconnaissance intersubjective des arguments par les sujets discutant dans l'espace public permet d'envisager aussi une reconnaissance de l'égalité d'autrui comme semblable, égal et jamais inférieur à soi. L'espace public bourgeois traversé par des intérêts des classes à l'origine de plusieurs inégalités peut être réinventé selon Habermas par un dépassement des intérêts de classe, privés et des penchants non-publics. Cependant, le point de vue exprimé dans l'espace public n'est pas toujours à l'abri de tout affect, inclination ou préférence ; il se donne le plus souvent par rapport aux influences du milieu de vie, de la culture même si Habermas soutient que la politique doit se faire loin de tout affect.

    Toutefois, Nancy Fraser peut reprocher à Habermas que ce qui s'échange dans les argumentations ne relève pas nécessairement des prototypes de vérité, de justesse et de sincérité comme il le présuppose. De même, la sphère publique en soi ne peut pas garantir l'égalité de ceux qui y participent et ne représente pas par nature une communauté des égaux qui discutent ensemble comme s''ils se reconnaissaient foncièrement comme tels. En réalité, il existe selon Fraser à côté du modèle de la communauté politique de l'espace public habermassien de « contre-publics subalternes » qui sont « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins »204(*). L'espace public habermassien devrait se préoccuper du problème de parité de participation et de l'égalité sociale à en croire Fraser.

    LISTE DES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES :

    § Ouvrages consultés :

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    - ARISTOTE., OEuvres complètes, Paris, Éditions Flammarion, 2014.

    - AZOULAY V & Ismard P (dir)., Clisthène et Lycurgue d'Athènes : autour du politique dans la cité classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.

    - BEVORT A., Pour une démocratie participative, Paris, Presses de sciences po, 2002.

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    - HABERMAS J., L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.

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    - HABERMAS J., Théorie de l'agir communicationnel, tome II : critique de la raison fonctionnaliste, traduction par J-L Schlegel, Paris, Fayard, 1987.

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    - HABERMAS J., De l'éthique de la discussion, traduction de Marc Hunyadi, Paris, Les Éditions du CERF, 1992.

    - HABERMAS J., Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.

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    - HEGEL G.W.F., Principes de la philosophie du droit. Édition critique établie par J-F Kervégan, 2013, Paris, PUF.

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    - HORKHEIMER M & ADORNO T W., La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 2018.

    - KANT E., Qu'est-ce que l'Aufklärung, Paris, Aubier, 1947.

    - KANT E., Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? Paris, Vrin, 1959.

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    - KANT E., Théorie et pratique, Paris, Vrin, 1972.

    - KANT E., Le conflit des facultés, Paris, Vrin, 1973.

    - KANT E., Projet de paix perpétuelle, Paris, Vrin, 1975.

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    - KANT E., Qu'est-ce que les Lumières ? Traduction de Jean -François Poirier et Françoise Proust, Paris, Flammarion, 2020.

    - L'ARIOSTE., Roland Furieux, Ch. XXVIII, strophe 1, v. 7-8, trad. B. Laroche, Paris, Gallimard, 2003.

    - LÉVÊQUE P & VIDAL-NAQUET., Clisthène l'Athénien : Essai sur la représentation de l'espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Paris, Macula, coll. « Deucalion », 2003.

    - LUKÁCS G., Histoire et conscience de classe, [1923] trad. K. Axelos et J. Bois, Minuit, Paris, 1960.

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    - MARCUSE H., L'homme unidimensionnel, trad. Wittig M, Paris, Éditions de Minuit, 1968

    - MARX K., Critique du droit politique hégélien, traduction et introduction de Albert BARAQUIN, Paris, Éditions sociales, 1975.

    - MARX K., OEuvres philosophiques, Tome I, Traduction par Jacques Molitor, Paris, Alfred Costes, 1952.

    - MARX K., Contribution à la critique de l'Économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957.

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    - RICOEUR P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, coll. « Les Essais », 2004.

    - ROUSEAU J-J., Discours sur les Sciences et les Arts, Paris, Garnier-Flammarion, 1971.

    - ROUSSEAU J-J., Du Contrat social, Paris, Flammarion, 2011.

    - THUCYDIDE., La Guerre du Péloponnèse, trad. Jacqueline De Romilly, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2022.

    - WEBER M., Le savant et le politique, Paris, Union Générale d'Éditions, 2001.

    § Revues, articles, journaux cités et/ou consultés :

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    - https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/280917/1837-1848-suivi-des-ecrits-de-karl-marx-2-epoque-combat-pour-la-democratie. Consulté en ligne le 12 mai 2023 à 11h44 mn.

    - https://www.revolutionpermanente.fr/Qu-est-ce-que-le- peuple. Consulté en ligne le 18 avril 2023 à 23h17.

    - http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-2/opinion-publique-et-ideologie.html?item_id=2749. Consulté en ligne le 16 mai 2023 à 10h52.

    - https://www.seuil.com/ouvrage/l-ideologie-et-l-utopie-paul-ric-ur/9782020217965. Consulté en ligne le 27 mai 2023 à 01h55.

    - https://www.histoire-et-civilisations.com/thematiques/antiquite/la-bataille-des-arginuses-une-victoire-en-proces-74426.php. Publié le 21 juin 2021 à 18h28, mis à jour le 16 novembre 2021 à 11h06 et consulté en ligne le 02 juin 2023 à 02h45.

    - https://odysseum.eduscol.education.fr/historique-les-crises-de-la-fin-du-vdeg-siecle. Publié le 25 septembre 2019 et consulté en ligne le 03 juin 2023 à 09h45.

    - https://www.lelivrescolaire.fr/page/14760871. Consulté en ligne le 05 janvier 2023 à 20h28.

    TABLE DES MATIÈRES

    DÉDICACE 2

    REMERCIEMENTS 3

    SOMMAIRE 4

    INTRODUCTION 5

    Chapitre 1 : LES PRÉMISSES PHILOSOPHIQUES DE LA NOTION D'ESPACE PUBLIC CHEZ HABERMAS 13

    1- Préhistoire du concept d'opinion publique : 13

    2- La publicité comme médiatrice de la morale et de la politique chez Kant : 16

    3- La sphère publique kantienne comme légitimation et rationalisation des intérêts universels : 19

    Chapitre 2 : L'ESPACE PUBLIC ET LA DIALECTIQUE DE LA PUBLICITÉ 24

    1- Opinion publique et société civile-bourgeoise chez Hegel : 24

    2- Karl Marx : critique de l'État et du droit politique hégéliens : 33

    3- Députation et représentation publique réelle : Marx et le formalisme de l'État hégélien : 36

    Chapitre 3 : DE LA TRANSFORMATION STRUCTURELLE DE L'ESPACE PUBLIC À SA REFONDATION PAR LA RATIONALITÉ COMMUNICATIONNELLE 43

    1- Industrie du divertissement et déclin de la sphère publique littéraire bourgeoise : 43

    a. Les mass media et la « publicité consommée » : 45

    b. De la subversion du principe de publicité : 49

    2- Rationalité communicationnelle et éthique discursive 53

    a. Habermas et les Lumières : 53

    b. Éthique de la discussion, agir communicationnel et rationalité publique consensuelle : 55

    c. Les principes de l'éthique de la discussion : 59

    3- Consensus et utopie dans l'espace public : lecture de Habermas par Paul Ricoeur : 61

    a. Le consensus public habermassien comme imaginaire social : 63

    b. Idéologie, utopie et « consensus conflictuel » chez Ricoeur : 64

    CONCLUSION 68

    LISTE DES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES : 73

    * 1Amadou H.B., L'étrange destin de Wangrin, Paris, Union Générale d'Éditions, 1973, p. 41.

    * 2 « La participation des citoyens dépend de leur autonomie privée dans la mesure où ils sont « maîtres d'une maison » oïkodespotès » (Habermas, 1978, p. 15).

    * 3Platon, Lois, VIII, 846 d-e, Paris, Flammarion, 2012.

    * 4Bevort A., Pour une démocratie participative, Paris, Presses de sciences po, 2002, p. 41.

    * 5Protagoras, 319b-d.

    * 6Cf. Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, I, 1, p. 21-22 : « Toute communauté politique est constituée en vue d'un certain bien...un bien qui est le plus haut de tous » ; I, 2, p 28 : « La Cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et l'homme est par nature un animal politique ».

    * 7Ibid, 1331 a 30-1331 b 3.

    * 8Detienne M., « L'espace de la publicité, ses opérateurs intellectuels » dans la cité, in M. Detienne (dir), Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1992, p. 29.

    * 9 Azoulay V& Ismard P (dir)., Clisthène et Lycurgue d'Athènes : autour du politique dans la cité classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 66.

    * 10 « En moyenne, 6000 citoyens, sur un total de 45000 environ, venaient participer aux séances de l'Assemblée ; ce n'étaient pas toujours les mêmes. L'Assemblée du peuple ne représentait pas le peuple, elle était le peuple : non pas parce que tous les citoyens y prenaient part, mais parce que tous pouvaient y aller et que l'assistance se renouvelait » (Manin B., Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l'esprit », 1995, p. 48).

    * 11Villacèque N., « Chahut et délibération. De la souveraineté populaire dans l'Athènes classique », Dans Participations, ÉDITIONS DE BOECK SUPÉRIEUR, Louvain-la-Neuve, 2012/2 (N°3), p. 56. Consulté en ligne le 15 décembre 2022 à 12h54.

    * 12Dubner F., Lexique français-grec, Paris, Hachette, 1980.

    * 13 Azoulay V & Ismard P (dir)., opus cit. p. 67.

    * 14Platon., République, Paris, Flammarion, 2012.

    * 15Thucydide., La Guerre du Péloponnèse, trad. Jacqueline De Romilly, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2022, III, 38, 4-7.

    * 16Aristote., OEuvres complètes, Paris, Éditions Flammarion, 2014.

    * 17 Villacèque., op. cit, p.49.

    * 18« Quod omnes tangit ad omnibus tractari et approbari debet », Congar Y M-J., Revue historique de droit français et étranger, 1922, quatrième série, Vol. 35 (1958), Paris, Éditions Dalloz, p. 210-259.

    * 19 Le Pape Célestin disait à propos de la nomination des évêques : « Que nul ne soit donné comme évêque à des gens malgré eux ».

    * 20Magna Carta, 1215.

    * 21 https://www.lelivrescolaire.fr/page/14760871. Consulté en ligne le 05 janvier 2023 à 20h28.

    * 22Hébert M., La Voix du peuple. Une histoire des assemblées au Moyen Âge, Paris, PUF, 2018, p. 11.

    * 23 « L'espace public (Die Öffentlichkeit) désigne d'abord une entité sociologique située entre la « vie privée » et l'autorité politique ; elle recouvre ce qu'on appelle dans la philosophie politique moderne la société civile » (Ganty E., Penser la modernité. Essai sur Heidegger, Habermas et sur Heidegger, Habermas et Éric Weil, préface de Gilbert Kirscher, Presses universitaires de Namur, Namur, 1995, p. 185

    * 24 Habermas, op. cit, p. 36.

    * 25Habermas J., Théorie de l'agir communicationnel, tome II : critique de la raison fonctionnaliste, traduction par J-L Schlegel, Paris, Fayard, 1987.

    * 26 Shakespeare faisait à son époque dans Henri IV, V, 4 une distinction remarquable entre opinion, bon renom, en opposant la « ruse de la grande renommée (opinion) à la grandeur de la vérité dont la simplicité se passe d'artifices ».

    * 27 Le Spectator, n°204, 1712.

    * 28 HABERMAS J., L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, traduit de l'Allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

    * 29 LOCKE J., Essai philosophique sur l'entendement humain, I, chap. II, § 11 ; cf. R. K, Paris, Vrin, 2001.

    * 30 https://damiengimenez.fr/le-regne-de-la-critique-de-reinhart-koselleck/.

    * 31 D'ALEMBERT., Discours préliminaire de l'Encyclopédie 1751, Paris, Gonthier, 1969 (coll : « Médiations », n°45).

    * 32 BURKE E., Réflexions sur la Révolution française, Paris, Livre de Poche(coll. « Pluriel », n° 8304-8305), 1977.

    * 33ROUSEAU J-J.,Discours sur les Sciences et les Arts, Paris, Garnier-Flammarion, 1971.

    * 34ROUSSEAU J-J.,Du Contrat social, II, XII, p.101.

    * 35 Rousseau écrit dans Du Contrat social P.140 : « La souveraineté ne peut être représentée (...) ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre (...). Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ».

    * 36Bentham J., An Essay on Political Tactics, The Words of J. Bentham, Édimbourg, Bowring, 1843.

    * 37Kant E., Projet de paix perpétuelle, Paris, Vrin, 1975.

    * 38Kant E., Qu'est-ce que l'Aufklärung, Paris, Aubier, 1947.

    * 39Kant E., Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?,Paris, Vrin, 1959.

    * 40Kant E., Théorie et pratique, Paris, Vrin, 1972.

    * 41Kant E., Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1963.

    * 42 Il faut noter que l'espace public d'avant les Lumières et même après était très sexué comme le souligne Éric Dacheux dans son ouvrage intitulé Vaincre l'indifférence. Les associations dans l'espace public européen, Paris, CNRS, 2000. Dans le quatrième chapitre de ce livre intitulé « L'espace public : la théorie confrontée aux pratiques militantes », Dacheux rappelle (comme Habermas l'a déjà fait des années avant lui) que « l'espace public bourgeois ne concernait qu'une élite de propriétaires sachant lire (...), et a été construit, en partie, sur la relégation des femmes dans la sphère intime (ce qui laissait le temps aux hommes de s'occuper des tâches publiques » (p. 115).

    * 43 « Loin d'être simplement un espace d'échange rationnel entre individus égaux, l'espace public des Lumières est un lieu d'affrontement entre des intérêts contradictoires, qui s'appuie sur une impressionnante liste d'études pour montrer que les libéraux devaient, tout à la fois, faire face aux pressions de l'Etat d'un côté et, de l'autre, à celle d'un public plébéien et d'une élite radicale contestant la bourgeoisie » (Dacheux, 2000, p. 115).

    * 44 Emmanuel Kant

    * 45 Kant, 1975, p. 71.

    * 46 Kant E., Théorie et pratique, Paris, Vrin,1972, p. 53

    * 47Kant E., Le conflit des facultés, Paris, Vrin, 1973, p. 107.

    * 48Sève B., « Kant (1724-1804) : le bonheur et la religion dans les limites de la morale », in cairn.info. DOI10.3917/dec.caill.2001.01.0485. Consulté en ligne le 05 avril 2023 à 00h38.

    * 49 Si d'un côté Kant appelle à un désintéressement universalisable du devoir (« Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle »), il retire à la politique sa fonction de contribuer au bonheur des individus, ces derniers étant condamnés à chercher leur bonheur de façon implicitement compatible avec les intérêts de l'autre.

    * 50 Dans Théorie et pratique, Kant (1972, p. 290-291) peut écrire :

    « Personne ne peut me contrarier à être heureux à sa manière (comme il se représente le bien-être d'un autre homme), mais chacun a le droit de chercher son bonheur suivant le chemin qui lui paraît personnellement être le bon, si seulement il ne nuit pas à la liberté d'un autre à poursuivre une fin semblable, alors que cette liberté peut coexister avec la liberté de tous d'après une loi générale possible (c'est-à-dire s'il ne nuit pas à ce droit d'autrui). Un gouvernement qui serait institué sur le principe du bon vouloir à l'égard du peuple, comme celui d'un père avec ses enfants, (...) dans lequel donc les sujets sont contraints, comme des enfants mineurs qui ne peuvent pas distinguer ce qui est pour eux véritablement utile ou pernicieux, de se comporter de façon simplement passive, pour attendre uniquement du chef de l'État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté que celui-ci aussi le veuille ; un tel gouvernement constitue le plus grand despotisme concevable (constitution qui supprime toute liberté aux sujets qui n'ont alors absolument aucun droit).»

    * 51Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, § 301, p. 331.

    * 52Raynaud P., Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF, 1987, p. 41.

    * 53 La société civile hegelienne se définit comme « la part non politique du vivre en commun des hommes, portée au jour par le monde moderne, dont la « rationalité supérieure » tient largement au fait qu'il reconnait les droits du non-politique, - ceux de l'économique, ceux du social » (Hegel, 2013, § 183, Notes de bas de page de J-F Kervégan). Cette part non politique de la société civile ne signifie pas que la société civile serait indépendante de la sphère étatique-politique, dont elle contient les « racines ». La société civile existe seulement là où il y a un État, et pas n'importe lequel, un État moderne, qui s'achemine vers la Rationalité (Encyclopédie des sciences philosophiques 1827/30 III, III, § 527, p. 304). Hegel partage la conviction selon laquelle la Révolution française serait l'acte de naissance de la société civile en tant qu'elle a favorisé la « libération des forces de la particularité » en assurant ou en préfigurant la naissance de l'existence institutionnelle, constitutionnelle, de l'universel. La société civile est donc l'État externe ou la projection en extériorité de l'Idée de l'État.

    * 54Chaskiel P., « La discorde par la communication ? Hegel face à l'opinion publique ». OpenEdition Journals, Vol. 23/2/2005. Consulté en ligne le 16 avril 2023 à 00h57 mn.

    * 55Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit. Édition critique établie par J-F Kervégan, 2013, Paris, PUF.

    * 56 Au sens politique d'un parlement. D'où la publicité des débats parlementaires permet au corps politique tout entier d'être informé de l'intérêt général (des « affaires universelles ») dont le contenu est précisé par ces discussions (Notes de Jean-François Kervégan in Principes de la philosophie du droit, 2013, PUF.).

    * 57 Hegel lui accorde l'apparence de la rationalité.

    * 58 Idem

    * 59 L'opinion publique a dans sa composition quelque chose de substantiel qui est son élément interne le portant malgré tout vers l'universel de façon quoique ambiguë.

    * 60 Hegel qui s'en tient à une conception de l'opinion publique comme l'expression-extérieure immédiate cite ici le poète italien Ludovico Ariosto dit L'Arioste qui affirme dans un de ses célèbres aphorismes : « Car l'ignare imbécile/De ce qu'il sait le moins parle le plus souvent, /Et c'est pour dénigrer qu'il est le plus savant » (L'Arioste, Roland Furieux, Ch.XXVIII, strophe 1, v. 7-8, trad. B. Laroche, s.d., t. II, p. 113, Paris, Gallimard, 2003).

    * 61 À cause de l'opinion publique, populaire.

    * 62 À la question de Frédéric II de savoir s'il est « utile au peuple d'être trompé » ou d'être induit dans de nouvelles erreurs, le Mathématicien et Philosophe Français Frédéric de Castillon lors de sa participation au concours de l'Académie royale de Prusse en 1778 lui répondit : « Ordinairement on entend en général par Peuple le gros de la Nation qui, occupé presque sans relâche à des travaux mécaniques, grossiers et pénibles, n'a aucune part au gouvernement et aux emplois ».

    * 63 https://www.revolutionpermanente.fr/Qu-est-ce-que-le-peuple (consulté en ligne le 18 avril 2023 à 23h17).

    * 64 Le souverain sait en effet qu'un peuple « ne se laisse pas tromper sur sa base substantielle, son essence, et le caractère défini de son esprit, mais qu'il est trompé par lui-même dans la manière dont il a savoir de celui-ci » (Hegel, 2013, § 317, p. 521).

    * 65 La réalisation de l'idée du droit chez Hegel a pour conséquences ce qui suit : tout ce qui rationnel doit devenir effectif, réel, concret. Seul ce qui a du sens peut espérer se concrétiser grâce dans une réalité ayant connu la négation de la négation, un processus de travail (réalisation) dialectique permettant de mettre à nu ses propres contradictions résolues en vue de sa maturation et de son affirmation ; tout ce qui est effectif par un processus devient rationnel et vice versa.

    * 66 Hegel, 2013, § 319.

    * 67 Un des rares surnoms donnés à Hegel.

    * 68 La raison chez Hegel est une puissance qui agit dans le monde comme liberté, et il est dans l'essence de la liberté de produire des effets concrets. La critique à peine voilée que Hegel adresse à Kant est d'avoir pensé la raison comme une faculté simplement intelligible et non une puissance qui produit la liberté dans l'histoire.

    * 69 Hegel, 2013, § 319.

    * 70 L'opinion publique serait de l'ordre du formalisme abstrait, préoccupée à ergoter sur des aspects purement particuliers de la réalité en essayant de « chasser la nature substantielle t concrète de la Chose » (idem).

    * 71 Idem.

    * 72 Idem.

    * 73 C'est plus par l'oubli que l'oubli que l'opinion publique est anéantie, mise hors de danger de la communauté que par la répression et ce mépris fait en sorte que l'opinion publique est son propre juge, le juge de « ses propres débordements » et égarements.

    * 74 Ibid, § 320.

    * 75 « Que tous doivent individuellement prendre part à l'activité de délibération et de décision relative aux affaires universelles de l'État, parce que ces « tous » sont membres de l'État et que ses affaires sont les affaires de tous - qu'ils aient un droit d'être présents en elles avec leur savoir et leur volonté » (idem).

    * 76 Ibid, § 308.

    * 77 Ibid, § 251.

    * 78 La députation procède de la société civile et d'après la nature de ses différentes corporations et les députés ont pour mission substantielle en dépit des besoins spéciaux, des obstacles, des intérêts particuliers qui les influencent - d'être au-dessus des clivages politiques, d'éviter que l'élection ne «tombe au pouvoir d'un petit nombre, d'un parti, [et] en cela, au pouvoir de l'intérêt contingent, particulier, qui devait précisément être neutralisé » (Ibid, § 311).

    * 79 Hegel fait sien l'argument selon lequel « le Parlement n'est pas un congrès d'ambassadeurs d'intérêts différents et hostiles, mais une assemblée délibérative de la nation entière, avec un seul intérêt. Celui de l'ensemble » (Burke E., « Adresse aux électeurs de Bristol », Works, t. III, Londres, 1803, p. 20).

    * 80Contrat Social, OC III, p. 429.

    * 81 La société civile est régie par un système rigide qui trouve tout son sens dans sa nécessité existentielle (Notwendigkeit), nécessité qu'énoncent les « lois du marché » et qu'administre la « main invisible », que ses membres sont soumis à la nécessité qui prend notamment la forme de la spirale des besoins. Cela signifie que le « membre de la société civile, ce n'est pas encore l'homme raisonnable atteignant consciemment à son universalité substantielle ; c'est l'homme du besoin et l'homme du travail à cause du besoin : l'homme besogneux, si l'on accepte d'entendre par « besogne » à la fois son sens étymologique de besoin et son sens contemporain de travail pénible et inintéressante » (Quelquejeu B., « K. Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d'État ? Le débat avec Hegel », Janvier 1979, Vol. 63, No. 1, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, p. 33).

    * 82 Au sens habermassien du terme comme entente mutuelle des volontés réunies à propos de l'universel.

    * 83 Hegel, 2013, § 258, p. 417.

    * 84 Habermas, 1978, p. 128

    * 85Ce conflit d'intérêts dans l'espace public entre propriétaires et prolétaires contraint le prolétariat à « ne se définir que négativement ; il n'est une catégorie qu'au regard de l'assistance due aux miséreux » (idem).

    * 86Quelquejeu B., « K. Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d'État ? Le débat avec Hegel », Janvier 1979, Vol. 63, No. 1, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, pp. 33-34.

    * 87idem

    * 88 L'autorité comme « sphère de l'objectivité que l'Esprit s'est donnée sous la forme de l'État » (Habermas, 1978, p. 129).

    * 89 L'esprit d'un peuple (Volksgeist) comme opinion publique manque par sa contingence quelque chose de substantiel qui puisse s'universaliser par des principes moraux.

    * 90 Hegel, 2013, § 319, p. 524.

    * 91 Habermas, 1978, p. 13.

    * 92Grand théoricien de la propriété privée, Hegel soutient que le premier pas de l'esprit objectif, c'est-à-dire réalisé dans le monde social, est la propriété. Cette dernière permet aux propriétaires fonciers (seuls citoyens définis par leur propriété) de participer directement au pouvoir législatif parce » qu'ils représentent ou expriment « la réalité morale naturelle et forment un ordre socio-politique dans la mesure où leur patrimoine est établi comme indépendant aussi bien du patrimoine de l'État que de l'insécurité du profit, de l'appât du et la mutabilité de la possession », Vieillard-Baron Jean-Louis., « Le prince et le citoyen : pouvoir et propriété du corps selon Hegel », in Revue de métaphysique et de morale, 2001/1 (n° 29), Paris, PUF.

    * 93 Quelquejeu, 1979, p. 20.

    * 94Marx K., Critique du droit politique hégélien, traduction et introduction de Albert BARAQUIN, Paris, Éditions sociales, 1975.

    * 95 Cet article de Karl Marx a paru dans la Gazette rhénane n° 191, 193 et 195 des 10, 12 et 14 juillet 1842. Traduit d'après Karl Marx - Friedrich Engels : OEuvres, tome I, Berlin, 1958, pp. 86 à 104.

    * 96 https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/280917/1837-1848-suivi-des-ecrits-de-karl-marx-2-epoque-combat-pour-la-democratie. Consulté en ligne le 12 mai 2023 à 11h44 mn.

    * 97 La Diète de Rhénanie était composée de 79 membres dont 4 représentants des princes, 25 des nobles, 25 de la bourgeoisie et 25 des paysans. Les décisions étaient prises à la majorité des deux tiers.

    * 98 Potte-Bonneville M., « Liberté manifeste. Marx a bonne presse », in Vacarme, 2018/4, pages 88 à 91, Paris, Éditions Association Vacarme.

    * 99Marx K., OEuvres philosophiques, Tome I, Traduction par Jacques Molitor, Paris, Alfred Costes, 1952.

    * 100 Ibid, p. 155.

    * 101op. cit.

    * 102Lettre de Marx à Arnold Ruge, datée de septembre 1843, publiée dans les Annales Franco-Allemandes, Berlin,1843.

    * 103Marx K., Contribution à la critique de l'Économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957.

    * 104Unkritisch en allemand.

    * 105 Cette mystification n'est rien d'autre « qu'une malencontreuse bâtardise où la forme ment à la signification et où la signification ment à la forme, où ni la forme ne parvient à sa signification et à la forme réelle, ni la signification à la forme et à la signification réelle » (Marx, 1975, p. 139).

    * 106 Ibidem, p. 53.

    * 107 Ibidem, p. 68.

    * 108 Ibidem, p. 68-69.

    * 109 Ibidem, p. 180.

    * 110 « L'élection est le rapport réel de la société-civile bourgeoise réelle à la société civile-bourgeoise du pouvoir législatif, à l'élément représentatif.Ou : l'élection est le rapport immédiat, le rapport direct, qui n'est pas simplement de représentation mais d'être, de la société civile-bourgeoise à l'État politique. Il va de soi par suite que l'élection forme l'intérêt politique principal de la société civile-bourgeoise réelle. C'est seulement dans le droit de vote aussi bien que dans l'éligibilité sans limitations que la société civile-bourgeoise s'est réellement élevée à l'abstraction d'elle-même, à l'existence politique comme à sa vraie existence universelle et essentielle. Mais l'accomplissement de cette abstraction est en même temps l'abrogation de l'abstraction », idem, p. 184-185.

    * 111 Idem.

    * 112Habermas J., De l'éthique de la discussion, traduction de Marc Hunyadi, Paris, Les Éditions du CERF, 1992.

    * 113 Ibidem, p. 181.

    * 114 La députation « a aussi le sens qu'ils (les députés) ne font pas valoir l'intérêt particulier d'une commune, d'une corporation à l'encontre de l'intérêt universel, qu'ils font au contraire valoir essentiellement celui-ci » (Hegel, 2013, § 309, p. 512).

    * 115 Marx (1975, p. 191) note qu'ils « sortent des corporations, représentent des intérêts particuliers et ces besoins, et ne se laissent pas déranger par des abstractions comme si « l'intérêt universel » n'était pas aussi une telle abstraction, une abstraction justement de leurs intérêts de corporation, etc. «

    * 116 Ibid, p. 189.

    * 117 Idem.

    * 118 Habermas, 1978, p. 132.

    * 119 Ibidem, p. 134.

    * 120 Idem.

    * 121 Ibidem, p. 222.

    * 122Nachtwächterstaat, cette expression du socialiste allemand Ferdinand Lassale signifie que l'État vaut mieux que l'anarchie et son rôle est de protéger les droits individuels fondamentaux de ses citoyens.

    * 123 Ibidem, p. 172.

    * 124Horkheimer M & Adorno T W., La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 2018.

    * 125Lukács G., Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Minuit, Paris, 1960 [1923], p. 384.

    * 126« La technologie de l'industrie culturelle - écrivent-ils - n'a abouti qu'à la standardisation et à la production en série, en sacrifiant tout ce qui faisait la différence entre la logique de l'oeuvre et celle du système social?» (Horkheimer & Adorno, ibidem, p. 130). Horkheimer et Adorno pointent du doigt la fabrication de produits standardisés, faciles à consommer qui servent ainsi à tromper et manipuler la masse. L'existence de l'art moderne dans ce sens se déploie sous le voile du battage publicitaire et la reconnaissance des oeuvres d'art par la presse (publizistisch) suffit pour les valider. Ce qui retire au public son rôle de critique qui valide ou non les créations artistiques par son appréciation.

    * 127 Ibidem, p. 152.

    * 128 Habermas, 1978, p. 175

    * 129Bleyer W. G., Histoire du journalisme américain, Boston, Houghton Mifflin, 1927, p. 184.

    * 130 C'est-à-dire la possibilité de prendre la parole, de contredire et d'être contredit, de parler de ce qu'on a consommé, suivi, écouté.

    * 131 « Cette Presse qui s'était développée à partir de l'usage que le public faisait de sa raison et qui se contentait d'être le prolongement des discussions qui y avaient lieu restait de part en part une institution propre à ce public même ; son rôle était d'être un médiateur et un stimulant des discussions publiques --non plus simple organe de la circulation des informations, mais pas encore media d'une culture de consommation » (Habermas, 1978, p. 191).

    * 132Ibidem, p. 183.

    * 133 Ibidem, p. 186.

    * 134 Ibidem, p. 188.

    * 135Leibholz G., Problèmes structurels de la démocratie moderne (conférences et essais), Mueller, Karlsruhe, 1958, p. 94.

    * 136Dahlgren P., et al. « L'espace public et les médias. Une nouvelle ère ? », Dans Hermès, La Revue 1994/1 (N°13-14), p. 244, Paris, Éditions CNRS Éditions.

    * 137 Les idées prenaient le pas sur les affaires et les entreprises de presse ont accordé cette forme de liberté « qui était partout au principe de la communication entretenue par les personnes privées formant le public » (Habermas, 1978, p. 191).

    * 138 Ibidem, p. 195.

    * 139 Ibidem, p. 203.

    * 140 Idem.

    * 141Ferry J-M., « Civilité, légalité, publicité. Considérations sur l'identité politique de « l'homme européen » », Dans Revue d'Éthique et de théologie morale, Paris, Éditions du Cerf, 2011/4 (n° 267), p. 9. Consulté en ligne le 31 mai 2023

    * 142 Habermas J., « Réflexions sur le concept de participation politique », in : J. Habermas et al., Étudiant et politique. Une étude sociologique de la conscience politique des étudiants de Francfort, Neuwied, Luchterhand, 1961, p. 11-55, citation p. 31 (l'étude fut publiée en 1961, mais achevée en 1958).

    * 143Lits M., « L'espace public : concept fondateur de la communication », Dans Hermès, La revue, Paris, Éditions du Cerf, p. 77, 2014/3 (n° 70).

    * 144 Idem

    * 145Dahl R., « Hiérarchie, démocratie et marchandage en politique et en économie », in Research Frontiers in Politics and government, Washington, 1955, p. 47.

    * 146 Habermas, op. cit. p. 208.

    * 147 Ibidem, p. 209.

    * 148 Ibidem, p. 212.

    * 149 Ibidem, p. 218.

    * 150Haber S., « Le « monde de la vie » comme catégorie critique aujourd'hui », in Cahiers Philosophiques, Chasseneuil-du-Poitou, 2013/1 (N° 132), p. 67. Consulté en ligne le 1er juin 2023 à 06h45.

    * 151 Ce que Habermas (1978, p. 225) appelle encore « la sphère publique politique fabriquée pour une durée limitée qui intègre le domaine de la politique grâce à des techniques psycho-sociologiques, au monde de la consommation ».

    * 152 Idem.

    * 153Habermas J., Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 401.

    * 154«Les idées d'une philosophie des Lumières proviennent du fonds des illusions transmises historiquement. Aussi devons-nous comprendre les actions d'une philosophie des Lumières comme la tentative de tester la limite du réalisable en ce qui concerne le contenu utopique du patrimoine culturel dans des circonstances données » (cf.Habermas J.,La technique et la science comme idéologie[1968], préf. et trad. Jean-René Ladmiral, Paris, Éditions Denoël, 1984). Cet ouvrage est une leçon inaugurale prononcée par Habermas à l'Université de Francfort en 1965.

    * 155 Habermas nuance en rappelant que ces idéaux de la modernité ne sont pas « des acquis définitifs » mais des « intuitions » qu'il faut renouveler sans cesse par une « veille rationnelle critique » (cf. Howard D., « Habermas citoyen. Les « Petits écrits politiques » du philosophe allemand », Dans Revue Esprit 2015/8-9 (Août-Septembre), Paris, Éditions Esprit.

    * 156Foessel M., « Critique et communication : les tâches de la philosophie. Entretien avec Jürgen Habermas », traduit de l'allemand par Lucien Boulaire, Dans Revue Esprit 2015/8-9 (Août-Septembre), Paris, Éditions Esprit, p. 41-42.

    * 157 Weber M., Le savant et le politique, Paris, Union Générale d'Éditions, 2001.

    * 158 Kant E., Qu'est-ce que les Lumières ? Traduction de Jean -François Poirier et Françoise Proust, Paris, Flammarion, 2020, p. 6.

    * 159Durand-Gasselin J-M., « La fin des mandarins allemands », Dans Revue Esprit 2015/8-9 (Août-Septembre), Paris, Éditions Esprit.

    * 160 Kant E., Critique de la raison pure, Paris, PUF, 2012.

    * 161MARCUSE H.,L'homme unidimensionnel, trad. Wittig M, Paris, Éditions de Minuit, 1968.

    * 162 Les impératifs hypothétiques sont chez Kant contrairement aux impératifs catégoriques, conditionnés par le rapport moyen-fin. Ils ne prescrivent quelque chose que si la volonté veut atteindre telle ou telle fin et peuvent être l'objet d'un désir, d'un plaisir ou d'un intérêt personnel qui ne prétend pas s'universaliser. Parmi les impératifs hypothétiques, il y a ceux dits, techniques ou de l'habileté, les impératifs pragmatiques ou de la prudence.

    * 163 Kant E., Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos, Paris, Librairie Générale Française, 1993.

    * 164 Horkheimer & Adorno, op. cit. p. 18.

    * 165Habermas J., Théorie de l'agir communicationnel, t. I, trad. Jean-Marc Ferry, Paris, Fayard, 1987, p. 8.

    * 166Habermas J., « Espace public et sphère publique politique. Les racines biographiques de deux thèmes de pensée », trad. Christian Bouchindhomme, Dans Revue Esprit 2015/8-9 (Août-Septembre), Paris, Éditions Esprit, p. 24.

    * 167 Ibidem, p. 15.

    * 168 Habermas J., Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Les Éditions du Cerf, 1991, p. 79.

    * 169 Habermas J., De l'éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, Paris, Les Éditions du Cerf, 1992.

    * 170 Derrida J., Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1996.

    * 171 Habermas, ibidem, p. 34.

    * 172Günther K., Le sens de la pertinence : discours d'application en morale et en droit, Frankfort, Suhrkamp, 1998.

    * 173Ricoeur P., L'idéologie et l'utopie [1986], trad. Myriam Revault d'Allonnes et Joël Roman, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1997. Cet ouvrage reprend les leçons prononcées par Ricoeur en 1975 à l'Université de Chicago.

    * 174 http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-2/opinion-publique-et-ideologie.html?item_id=2749. Consulté en ligne le 16 mai 2023 à 10h52.

    * 175 Ricoeur, 1997, p. 36.

    * 176 « L'utopie est une expression de l'imagination pour penser autrement » (Ricoeur, 1984, p. 61).

    * 177 Ibid, p. 61-62.

    * 178Habermas J., Une époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, p. 100.

    * 179Roman S. ; « Consensus et utopie. Lecture de Habermas par Paul Ricoeur »,Dans Revue Esprit 2015/8-9 (Août-Septembre), Paris, Éditions Esprit.

    * 180 « La critique de l'idéologie fait partie d'un processus de lutte et non de reconnaissance. L'idée de communication libre reste une idée inaccomplie, une idée régulatrice, une « illusion » au sens où Freud distingue ce terme d'une idée délirante » (Ricoeur, 1997, p. 329).

    * 181Ricoeur P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, coll. « Les Essais », 2004.

    * 182 « L'utopie nous fait faire un saut dans l'ailleurs, avec tous les risques d'un discours fou et éventuellement sanguinaire. Une autre prison que celle du réel est construite autour de schémas d'autant plus contraignants pour la pensée que toute contrainte du réel en est absente. Il n'est dès lors pas étonnant que la mentalité utopique s'accompagne d'u mépris pour la logique de l'action et d'une incapacité foncière à désigner le premier pas qu'il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant » (Ricoeur, 1984, p. 62).

    * 183Osiel M., Juger les crimes de masse : la mémoire collective et le droit [1997], trad. Jean-Luc Fidel, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2006, p. 293.

    * 184Habermas J., Connaissance et intérêt [1968], trad. Gérard Clémençon, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 93.

    * 185 Ricoeur, 1997, p. 330.

    * 186 Idem.

    * 187 Idem.

    * 188 Ibid, p. 331.

    * 189 « L'utopie nous fait faire un saut dans bailleurs, avec tous les risques d'un discours fou (...). Une autre prison que celle du réel est construite dans l'imaginaire autour de schémas d'autant plus contraignants pour la pensée que toute contrainte du réel en est absente. Il n'est dès lors pas étonnant que la mentalité utopique s'accompagne d'un mépris pour la logique de l'action et d'une incapacité foncière à désigner le premier pas qu'il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant » (Ricoeur, 1984, p. 62).

    * 190 Ibid, p. 332.

    * 191 Ricoeur, 1984, p. 53.

    * 192 Ricoeur P., « L'idéologie et l'utopie : deux expressions de l'imaginaire social », communication faite à la session de Juillet 1983 sur « Éthique et politique » au Centre Protestant de l'Ouest, 79370, Celles/Belle, in Autres Temps, Les cahiers du Christianisme social, N°2, 1984, p. 53. Consulté en ligne le 02 juin 2023 à 01h40.

    * 193 https://www.seuil.com/ouvrage/l-ideologie-et-l-utopie-paul-ric-ur/9782020217965. Consulté en ligne le27 mai 2023 à 01h55.

    * 194 Il est considéré comme le père de la démocratie grecque.

    * 195Lévêque P & Vidal-Naquet., Clisthène l'Athénien : Essai sur la représentation de l'espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Paris, Macula, coll. « Deucalion », 2003.

    * 196 Égalité du droit à la parole dans la cité grecque.

    * 197Platon., Gorgias, Paris, Flammarion, 2018, 461e.

    * 198 https://www.histoire-et-civilisations.com/thematiques/antiquite/la-bataille-des-arginuses-une-victoire-en-proces-74426.php. Publié le 21 juin 2021 à 18h28, mis à jour le 16 Novembre 2021 à 11h06 et consulté en ligne le 02 juin 2023 à 02h45.

    * 199 https://odysseum.eduscol.education.fr/historique-les-crises-de-la-fin-du-vdeg-siecle. Publié le 25 septembre 2019 et consulté en ligne le 03 juin 2023 à 09h45.

    * 200 « Représentation ne signifie plus alors reproduction ou représentation figurative (...), mais, désormais, suppléance (...). Representare signifie faire acte de présence la persona representate est simplement jouée ou figurée, cependant que le représentant qui en exerce les droits reste dépendant d'elle », Gadamer H-G., Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 68.

    * 201Bryon-Portet C., « La culture du secret et ses enjeux dans la « Société de communication », Quaderni [En ligne], mis en ligne le 05 Avril 2013, consulté le 10 Janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/quaderni/410.

    * 202 Habermas, op. cit, p. 19.

    * 203 Habermas, 1978, p. 152-153.

    * 204Fraser N., Qu'est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005, p. 126.






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