La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghorpar Adou Valery Didier Placide Bouatenin Université Félix Houphouet-Boigny - Doctorat 2019 |
1. L'ÉLOGE DE LA CULTURE AFRICAINEAborder la question de la culture africaine, c'est vouloir appréhender la vie même de l'homme africain dans sa relation avec le cosmos. Bujo Bénézet affirme, à cet effet, que « [...] dans la philosophie africaine, l'homme et la nature sont profondément liés »946 et d'ajouter que « cette relation, même si elle se rapporte en premier lieu aux êtres humains entre eux, se veut cosmique. »947 Tout ce que l'Africain fait ou pose comme acte est symbolique ; il cherche toujours à communier avec l'Être Suprême, Dieu. Par les chants, les danses, les sculptures, il veut être un avec la nature, communiquer avec elle. À ce propos, Jacques Chevrier dit que « le Nègre, au contraire, s'identifie au monde dans un mouvement de sympathie qui lui permet de mourir à soi pour renaître à l'autre : il n'assimile pas, il assimile. Ainsi au fameux `' je pense, donc je suis» cartésien faudrait-il opposer un `' je sens l'autre, je danse l'autre, donc je suis» ! »948 La culture africaine, peut-on asserter, est une somme de tous les éléments qui environnent l'Africain dans son existence et qui lui permettent d'avoir une idée de l'homme et de la nature afin de contribuer à l'harmonie de leurs relations. Senghor, en parlant des cultures en général, stipule qu' « [une] culture qui ne veut modifier ni le monde, ni les rapports extérieurs de l'homme, ni ses conditions de vie, est une culture de musée, qui craint l'air frais et l'action concrète parce qu'elle aime sa poussière et sa moisissure. »949 La culture africaine, quant à elle, a connu des mutations profondes au cours de ses rencontres avec des peuples de civilisations différentes, et cette culture a également été niée par l'idéologie civilisatrice de l'Europe, comme le souligne Magloire Somé : L'idéologie civilisatrice a même nié l'existence de cultures en Afrique et a établi une hiérarchie des valeurs dans laquelle celles de l'Afrique occupent le bas de l'échelle. Ces considérations négatives ont conduit au sortir de la seconde guerre mondiale à une réaction des élites africaines, décidées à réhabiliter les cultures et la personnalité négro-africaines.950 946 Bénézet BUJO, op. cit., p. 40 947 Idem. 948 Jacques CHEVRIER, Littérature Nègre, Paris, Armand-Colin/ Nouvelles Éditions Africaines, 1984, p. 144 949 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 45 950 Magloire SOMÉ, « Les cultures africaines à l'épreuve de la colonisation », Africa Zamani, n°9810, 20012002, p. 42 264 Conscient de ce fait, Léopold Sédar Senghor estime, pour faire progresser l'Afrique, qu'il faut tenir compte de sa culture. Puisque l'avenir des cultures est le socle de sa conception de la Francophonie, il a, ainsi, décidé de faire l'éloge des cultures africaines. Qu'implique l'éloge de la culture africaine dans la poésie senghorienne ? La réponse à cette question permet de voir dans quelle mesure les cultures africaines ont influé sur la conception senghorienne de la Francophonie. Nous cherchons aussi à découvrir et à définir les valeurs culturelles de l'Afrique. Mieux, nous essayons de répondre à la question de savoir comme l'Afrique compte participer à l'édification de la Civilisation de l'Universel. La culture a été définie longtemps, par Senghor, comme la civilisation en action ou l'esprit de la civilisation. Avec le temps, il la redéfinit. Désormais, la culture, chez lui, n'est pas ce dynamisme de la civilisation, mais plutôt l'ensemble des valeurs de création d'une civilisation : Mais qu'est-ce que la culture ? J'avais pris l'habitude, quand j'enseignais, de la définir comme « l'esprit d'une civilisation ». C'était là une définition trop intellectualiste. À l'expérience et dans le contexte actuel du dialogue des civilisations, je dirai que la culture est l'ensemble des valeurs de création d'une civilisation.951 Nous comprenons que la culture, comme l'appréhende Senghor, est l'ensemble de tout ce qui oriente les actions de l'homme, et contribue à la réalisation de celui-ci, dans une société, tout en lui donnant les moyens de juger son acte, et de se construire une éthique afin de modifier sa condition de vie. La culture est, aussi, selon Georges Balandier, La somme des expériences d'une communauté humaine dans l'ordre intellectuel, technique, moral et spirituel enregistrée sous la forme d'un dépôt mental devenu comportement. C'est un ensemble de conduites concrètes à la fois théoriques et pratiques par quoi un certain nombre d'hommes se ressemblent entre eux parce qu'ils ont part au même héritage social952. De ce fait, et à propos de la culture africaine, Senghor dit qu'« il s'agit de transformer la vie humaine en transformant, à la fois, l'homme et le monde dans lequel il vit en interdépendance »953. Nous retenons, dès lors, que la culture africaine est l'ensemble des valeurs morales, religieuses et techniques, qui participent de l'éducation de l'Africain afin qu'il se sente plus humain. La culture africaine, certes, n'est pas la meilleure, mais elle est un modèle 951 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », Revue des Sciences Morales et Politiques, 26 septembre 1983, p. 1 952 Georges BALANDIER et Jacques MAQUET, Dictionnaire des civilisations, Paris, 1968, p. 133 953 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit., p. 3 265 à valoriser, car elle est un humanisme, un humanisme nécessaire à l'humanisme occidental. N'est-ce pas ce qui pousse Senghor à faire l'éloge de cette culture ? Parler de la culture africaine dans la poésie senghorienne revient à appréhender les caractérisations de cette culture, c'est-à-dire ce qui caractérise la culture africaine. Sans nous déroger à la logique des poèmes senghoriens, nous allons procéder à l'identification des caractéristiques de cette culture avant de voir dans quelle mesure la culture africaine occupe une place importante dans la conception senghorienne de la Francophonie. Ce qui fait la culture africaine est, d'abord, le rapport de l'homme avec Dieu, les ancêtres et la nature. À cet effet, nous superposons six poèmes, à savoir « Lettre à un poète », « Nuit de Sine », « Prière aux masques », « Que m'accompagnent Koras et Balafong », « Le retour de l'enfant prodigue » (Chants d'ombre) et « Élégie des alizés » (Élégies majeures) : (Lettre à un poète) Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter Les ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosées ? Tu devais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin [...1 Tu chantais les Ancêtres et les princesses légitimes. (Po : 10) (Nuit de Sine) Femme, allume la lampe au beurre claire, que causent autour les Ancêtres comme les parents, les enfants au lit. Écoutons la voix des Anciens d'Elissa. Comme nous exilés Ils n'ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal. Que j'écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d'âmes propices Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant Que je respire l'odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, que j'apprenne à Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du sommeil. (Po :12-13) (Prière aux masques) Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion. Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane Vous distillez cet air d'éternité où je respire l'air de mes Pères. (Po : 21) (Que m'accompagnent Koras et Balafong) Je me refugiais vers toi, Fontaine-des-Éléphants à la bonne eau balbutiante Vers vous, mes Anciens, aux yeux grave qui approfon-disent toutes choses. [...1 En sautant comme le Psalmiste devant l'Arche de Dieu, comme l'Ancêtre à la tête bien jointe. (Po : 27) 266 (Le retour de l'enfant prodigue) À vos pieds, Ancêtres présents, qui dominez fiers la grand-salle de tous vos masques qui défient le Temps. [...1 Paix paix paix, mes Pères, sur le front de l'Enfant prodigue [...1 Éléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes Ancêtres ma prière pieuse. (Po : 46-47) (Élégie des alizés) Et l'esprit est descendu parmi nous dans la pourpre des flamboyants Gratuitement, Seigneur, tu es descendu en nous ah ! nous habitant, toi qui es plus-que-vie Toi, l'extérieur qui es le rouge des corps des coeurs. Je te salue, Esprit, qui t'incarnes dans les coeurs dans les corps. [...1 Ma gloire bien plus gloire aux splendeurs de l'Esprit dans son exaltation [...1 (O. Po : 270) La superposition de ces six poèmes met en évidence les réseaux associatifs suivants : - La cosmologie (la présence des Ancêtres) : les Ancêtres, les princes, les Dieux, aux Esprits, les Ancêtres et les princes légitimes, causent les Ancêtres, la voix des Anciens d'Elissa, un reflet d'âmes propices, l'odeur de nos Morts, leur voix vivante, l'Ancêtre à la tête de lion, l'air de mes Pères, mes Anciens aux yeux graves, l'Arche de Dieu, l'Ancêtre à la tête bien jointe, à vos pieds Ancêtre présents, vos masques, Mes Pères, l'esprit, Seigneur, Esprit, l'Esprit. - L'honorabilité (la considération des Ancêtres) : ta noblesse, chanter les Ancêtres les princes et les Dieux, offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin, tu chantais les Anciens et les princes légitimes, écoutons la voix des Anciens d'Elissa, dans la case enfumée que visite un reflet d'âmes propices, que je respire l'odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante, je respire l'air de mes Pères, entendent mes ancêtres ma prière pieuse, aux splendeurs de l'Esprit dans son exaltation. - La protection (des Ancêtres) : vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme à tout sourire qui se fane, vous distillez cet air d'éternité, je me refugiais vers toi, qui dominez fiers le grand-salle de vos masques qui défient le Temps, toi qui es plus-que vie. - L'incarnation (des ancêtres) : les Ancêtres comme les parents, Ancêtre à tête de lion, qui approfondissent toutes choses, comme l'Ancêtre à la tête bien jointe, vos masques, l'esprit est descendu parmi nous, tu es descendu en nous, qui t'incarnes dans les coeurs dans les corps. Ces réseaux associatifs révèlent que Senghor s'inscrit dans la pure tradition africaine qui stipule que les ancêtres continuent toujours d'entretenir un commerce avec les vivants, avec leurs parents ; qu'ils (les ancêtres) continuent de protéger les autres membres de la famille et parfois de les punir, s'il arrivait qu'un membre de la famille faillit à ses obligations envers l'ancêtre en question. Les Ancêtres, en Afrique, sont ceux dont la vie fut conforme aux règles 267 du peuple auquel on appartient, et la relation avec eux est comme un prolongement de la famille dans le monde invisible. En plus, ils sont considérés comme des intermédiaires entre Dieu et les vivants. Pour le Négro-africain, les Ancêtres sont des divinités à qui l'on doit vouer un culte, les honorer afin d'avoir leur protection et leur bénédiction. C'est pourquoi, à tous les événements importants, à tous les moments capitaux de la vie, à tous les actes de la vie quotidienne, l'Africain a une tendance à se relier à ses ancêtres par invocation ou évocation. Car, en Afrique, les Ancêtres ne sont jamais partis, pour parler comme Birago Diop954, ou comme Senghor, ils n'ont pas voulu mourir.955 Ils sont dans les éléments de la vie quotidienne de l'homme et vivent en parfaite harmonie, une sorte de symbiose avec les éléments du cosmos qui l'environnent. Le Négro-africain s'identifie en tout-être, et croit à la réincarnation. Dans cette conception rationnelle avec les Ancêtres, l'Homme en est l'élément primordial. La culture africaine se conçoit comme un monde clos de Vivants et de Morts, de Vivants et d'Ancêtres, d'Ancêtres et de Dieu, dans lequel le Négro-africain s'identifie dans toute chose en considérant l'Homme comme un être sacré ou la vie, quelque chose de sacrée à protéger, à respecter, à aimer et à entretenir. Ainsi, pour le Négro-africain, l'Homme n'appartient pas seulement à sa famille biologique, mais à tout le monde. Ahmadou Kourouma s'inscrit dans cette logique, lorsqu'il dit On n'appartient jamais dans la vie à une ethnie, à une race ou à une communauté par la naissance ou par le sang. On en devient par la culture et le respect de certaines traditions.956 Le Négro-africain existe, parce qu'il est en tout ; se conçoit tel, parce qu'il appartient à une culture qui n'exclut personne, à une culture ouverte. La culture fait la personnalité individuelle et collective de l'Homme ; elle devient ainsi un facteur de l'identité de l'Homme. Il est l'homme de tous les jours, qui vit en parfaite harmonie, une sorte de symbiose, avec les éléments du cosmos qui l'environnent, car « il n'y avait pas de frontière entre les Morts et les Vivants, entre la réalité et la fiction, entre le présent, le passé et l'avenir. »957 Ce qui peut se résumer en quelques termes : « Je suis en tout, donc je suis moi-même. »958 La conception négro-africaine de la culture a trait à un humanisme et à un panthéisme, comme le souligne Cécile Dolisane-Ebosse : 954 Birago DIOP, Leurres et Lueurs, Paris, Présence Africaine, 1967, 88 p. (Nous faisons allusion à son poème Souffles, pp. 64-65). 955 Cf. « Nuit de Sine », Chants d'ombre, op. cit., p. 13 956 Ahmadou KOUROUMA, Yacouba chasseur africain, Paris, Gallimard, 1998, 112 p. (Un extrait) 957 Léopold Sédar SENGHOR, La poésie de l'action, Paris, Stock, coll. `' Les Grands leaders», 1980, pp. 37-38 958 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 102 268 Cette symbiose avec la nature environnante, cette parfaite harmonie avec les forces cosmogonique accordent la valeur totalisante à cette vision du monde, laquelle valeur se révèle comme une sorte de panthéisme universel.959 Les Ancêtres, l'Homme et l'Univers sont inextricablement liés et symbiotiquement appréhendés. Dans cette parfaite symbiose, l'homme en est le centre. Cela justifie le caractère humaniste de la culture africaine. En effet, la culture africaine est Un humanisme aux dimensions du cosmos : de l'espace et du temps, de l'espace- temps. L'homme est le centre, le microcosme du macrocosme qu'est le cosmos, mieux, son agent actif.960 C'est-à-dire que l'Africain est enraciné dans son lignage, de l'Ancêtre à Dieu, et lié à la société des hommes ; il est le centre actif de l'univers. La culture africaine est aussi communion entre le présent et le passé, entre les dimensions matérielles et spirituelles de l'existence de l'Africain. Selon Senghor, c'est Ce qui explique son art de vivre dans une société où l'individu s'intègre dans la communauté, l'art dans la religion, la religion dans l'appréhension d'un Dieu saisi aux dimensions de l'univers, c'est-à-dire dans l'intégration de l'homme à Dieu. Et réciproquement, car, pour prendre ce dernier exemple, Dieu dépend aussi de nous, qui le faisons plus Dieu en l'humanisant. D'où une société où la vérité est dans le dialogue, la prospérité dans le travail communautaire, la beauté dans les formes accordées.961 Cette communion dont parle Senghor est si parfaite que les Africains « ne distinguent par leur gauche de leur droite, [qu'] ils ont neuf noms pour nommer le palmier mais le palmier n'est pas nommé »962. Nos différents réseaux montrent que Senghor est enraciné dans la culture africaine, car il cherche à s'unir avec ses Ancêtres. Senghor, enraciné culturellement, sait qu'il faut invoquer d'abord les Ancêtres, les honorer ensuite, puis leur demander soit la protection soit la bénédiction, et enfin les remercier d'être présents parmi les vivants, sous diverses formes. Ses poèmes s'inscrivent dans cette logique. Dans ses textes poétiques, l'invocation des Ancêtres se fait par libation ou par sacrifice animalier : « Mânes ô Mânes de mes Pères »963, « J'offre un poulet sans tache [...] »964. Ces 959 Cecile DOLISANE-EBOSSE, « Unicité et Cosmopolitisme : Pour une approche socio-esthétique de `'migrance» dans la migration des coeurs de Maryse Condé et Sartorius d'Edouard Glissant », Éthiopiques, n° 78, 1e semestre 2007, disponible sur http://www.ethiopiques.refer.sn/spip.php?article1541 960 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit., p. 3 961 Léopold Sédar SENGHOR, « Pour un humanisme de la francophonie », Liberté 3, op. cit., p. 280 962 Cf. « Épitres à la princesse », Éthiopiques, op. cit., p. 141 963 Cf. « Chant d'ombre », Chants d'ombre, op. cit., p. 39 964 Cf. « À l'appel de la race de Saba », Hosties noires, op. cit., p. 57 invocations impliquent aussi les honneurs envers les Ancêtres. Ce rituel s'explique du fait que l'Africain a une certaine conception de la relation entre les Ancêtres et les Vivants. Pour l'Africain, les Morts se réincarnent sous divers aspects et diverses formes. Les Ancêtres se manifestent à travers différents éléments de la nature, surtout à travers les masques, car ce ne sont pas de simples ornements. Les masques sont beaucoup représentatifs et significatifs dans l'existence du Négro-africain et dans sa conception de la culture : Masques ! O Masques ! Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir Masque aux quatre points d'où souffle l'Esprit Je vous salue dans le silence. (Po : 21) En plus des masques, les Ancêtres peuvent s'incarner également dans l'un de leurs descendants, pour dire que l'individu, dans la conception traditionnelle africaine, est une réincarnation d'un de ses Ancêtres : J'étais moi-même le grand-père de mon grand-père J'étais son âme et son ascendance, le chef de la maison d'Elissa du Gâbou. (Po : 30) On comprend dans l'extrait ci-dessus que la poète se considère comme la réincarnation de l'Ancêtre de la maison d'Elissa du Gâbou. Parce que l'individu peut être la réincarnation d'un de ses Ancêtres, il est honoré, respecté et accepté. Il mérite la vie, et nul ne peut arracher cette vie, sauf l'Être Suprême. Chez le Négro-africain, la vie est sacrée et préservée, puisque la mort naturelle n'est que l'expression d'une vie nouvelle. Dans la perception négro-africaine, on est entièrement Homme dans la mesure où on protège et développe la vie. La vocation de l'humanité se trouve dans cette manière de voir la vie. C'est-à-dire que l'humanité a pour tâche de libérer la vie en nous et autour de nous, puisqu'on rencontre la vie dans l'autre. Le Négro-africain se réalise, parce qu'il accepte l'autre comme étant lui-même, comme une manifestation concrète d'un de ses Ancêtres. Il se confond en l'autre, et meurt ensemble pour renaitre ensemble : Car comment vivre sinon dans l'Autre au fil de l'Autre comme l'arbre déraciné par la tornade et les rêves des îles flottantes ? Et pourquoi vivre si l'on ne danse l'Autre ? (Po : 142) 269 Aux questions formulées dans ce passage ci-dessus, Senghor répond en disant : 270 Voilà donc le Négro-africain pour qui le monde est par l'acte réflexif sur soi. Il ne se constate pas qu'il pense ; il sent qu'il sent, il sent son existence, il se sent. Parce qu'il se sent, il sent l'autre, il va vers l'autre pour con-naître à lui et au monde.965 La réalisation du Négro-africain dépend de l'autre, de son semblable, du regard que porte l'autre ; c'est pourquoi, Senghor soutient que « l'enfer c'est l'absence du regard »966 de l'autre. Mieux, le Négro-africain naît dans la main des autres, grandit avec eux et repart dans leurs mains.967 Senghor considère l'autre comme une manifestation de soi, un enrichissement de soi.968 Ce qui explique le choix et l'éloge de la culture africaine chez Senghor est le caractère humaniste de cette culture. C'est la raison pour laquelle, il décide d'intégrer cette culture dans le mouvement de la Civilisation de l'Universel. Il n'est pas, comme le pense Pougala Jean-Paul969, l'un des intellectuels africains qui ont mis tous leurs talents à aider à pérenniser la mise sous tutelle culturelle de la culture africaine. Au contraire, il est de ceux qui ont promu la culture africaine et montré qu'elle est un humanisme panthéiste considérant chaque individu comme une médiation de l'autre, voire des Ancêtres dans la vie quotidienne, car Il s'agit [...] de faire communier l'homme avec des hommes, tous les hommes avec toutes les forces de la nature, de renforcer les liens, qui, soutenant et sustentant l'homme, le font plus libre en lui permettant de se réaliser.970 L'Homme est au coeur de la culture africaine, il est même le coeur de cette culture. Or, cette culture est, essentiellement, alimentée par les manifestations d'art : musique, danse, chant, sculpture, peinture..., et elle permet, ainsi, à la personne de se réaliser par et dans la société en communiant avec les autres, pour s'intégrer, par-delà la société, dans l'univers. En plus, lorsque le Négro-africain danse, chante, il s'exprime mieux et se réalise davantage. C'est ce qu'on peut comprendre des dires de Toader Saulea : La vie de l'Africain est initiation à son passé vivant et essentialisation de cette vie dans le présent par la parole, le geste, la danse, le chant, le poème. La saisie intellectuelle des symboles et la saisie intuitive du sens lui ouvrent l'accès individuel, immédiat et total à la symbiose ontologique de l'homme et du Cosmos.971 965 Léopold Sédar SENGHOR, « L'esthétique négro-africaine », Liberté 1, op. cit., p. 216 966 Cf. « Élégie pour Georges Pompidou », Élégies majeures, op. cit., p. 318 967 Seydou BADIAN, Sous l'orage, suivi de la mort de Chaka, Paris, Présence Africaine, 1976 968 À ce propos Saint Exupéry dira « si tu diffères de moi loin de me léser, tu m'enrichis... » 969 Jean-Paul POUGALA, Pourquoi les Africains ont-ils honte du culte de leurs ancêtres ?, disponible sur http://poungala.org/pourquoi-les-africains-ont-ils-honte-du-culte-de-leurs-ancetres/ 970 Léopold Sédar SENGHOR, « Socialisme et culture », Liberté 2, op. cit., p. 184 971 Toader SAULEA, « Pour une identité de rencontre : Senghor, l'Afro-Européen », Identité et multiculturalisme, Revue Roumaine d'Études Francophones, n° 1, 2009, p. 37 271 Or, la musique, la danse, le chant sont des vecteurs de l'émotion ; pour dire que l'émotion est l'une des caractéristiques de la culture africaine. L'extrait ci-dessous exemplifie nos propos : La flûte du pâtre modulait la lenteur des troupeaux Et quand sur son ombre elle se taisait, résonnait le tam-tam des tanns obsédés Qui rythmait la théorie en fête des Morts. Des tirailleurs jetaient leurs chéchias dans le cercle avec des cris aphones, et dansaient en flammes hautes mes soeurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré, plus claires maintenant Que le cuivre d'outre-mer. (Po : 27) Dans l'extrait ci-dessus, nous voyons que les tirailleurs, sans êtes invités, se sont mis à danser et à crier ; tout simplement, parce qu'ils étaient émus et hypnotisés par la voix plus claires que le cuivre d'outre-mer des soeurs Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré. Cet extrait illustre bien nos propos disant que l'émotion est une caractéristique de la culture africaine. Elle est également un humanisme.972 Pour saisir cette caractéristique de la culture africaine, nous devons revenir aux poèmes de Senghor. Avant de décrypter les poèmes, et sans nous hasarder sur les définitions de l'émotion, nous disons qu'elle est l'expression des sentiments et des sensations sur tous les plans. Le Négro-africain est d'un monde où l'émotion permet à l'individu d'être en fusion avec les êtres, les phénomènes et les choses pour en découvrir l'essence, c'est-à-dire sa personnalité ou sa réalisation en tant qu'être complet. Pour expliciter davantage ce qui vient d'être dit, onze poèmes vont servir de substrat à notre analyse. Ce sont « Lettre à un poète », « Nuit de Sine », « Joal », « Femme noire », « Prière aux masques », « Que m'accompagnent Koras et Balafong » (Chants d'ombre), « Le Kaya-Magan », « Chaka », « Épitres à la princesse » (Éthiopiques), « Chants pour signare » (Nocturnes) et « Le salut du jeune soleil » (Lettres d'hivernage). (Lettre à un poète) Les tamtams, dans les plaines noyées, rythment ton chant et ton vers est la respiration de la nuit et de la mer lointaine. Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes Tu cueillais une étoile au firmament pour la rime Rythmique à contretemps ; et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de leur gain d'une année Et les femmes à tes pieds nus leur coeur d'ambre et la danse de leur âme arrachée. (Po : 10-11) (Nuit de Sine) 972 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 99 272 À peine. Pas même la chanson de nourrice. Qu'il nous berce, le silence rythmé Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre écoutons Battre le pouls profond de l'Afrique dans la brune des villages perdus Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale Voici que s'assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes Dodelinent de la tête comme l'enfant sur le dos de sa mère Voici que les pieds des danseurs s'alourdissent, que s'alour-dit la langue des choeurs alternés. (Po : 12) (Joal) Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum-Ego Et les processions et les palmes et les arc de Triomphe. Je me rappelle la danse des filles nubiles Les choeurs de lutte - oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste Penché élancé, et le pur cri d'amour des femmes - Kor Siga I (Po :14) (Femme noire) Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée. (Po : 15) (Prière aux masques) Ils nous disent les hommes du coton du café de l'huile Ils nous disent les hommes de la mort. Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur. (Po : 22) (Que m'accompagnent Koras et Balafong) J'ai choisi le verset des fleuves, des vents et des forêts L'assonance des plaines et des rivières, choisi le rythme de sang de mon corps dépouillé Choisi la trémulsion des balafongs et l'accord des cordes et des cuivres qui semble faux, choisi le Swing le swing oui le swing ! (Po : 28) (Le Kaya-Magan) Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de l'espace, et le troisième temps Car je suis le mouvement du tam-tam, force de l'Afrique future. (Po : 103) (Chaka) LE CORYPHÉE Tu es le danseur élancé qui crée le rythme du tam-tam, l'équi libré de ton buste et des bras. (Po : 128) (Épitres à la princesse) Et Lilanga ma soeur. Elle danse elle vit. Car comment vivre sinon l'Autre au fil de l'Autre, comme l'arbre déraciné par la tornade et les rêves des îles flottantes ? Et pourquoi vivre si l'on ne danse l'Autre ? Lilanga, ses pieds sont deux reptiles, des mains qui massent des pilons qui battent des mâles qui labourent. 273 Et de la terre sourd le rythme, sève et sueur, une onde odeur de sol mouillé Qui trémule les jambes de statue, les cuisses ouvertes au secret Déferle sur la croupe, creuse les reins tend ventre gorges et collines Proues de tam-tams. Les tam-tams se réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent. Les tam-tams nous ouvrent l'aorte. Les tam-tams roulent, les tam-tams roulent, au gré du coeur. Mais les tam-tams galopent hô ! les tam-tams galopent. (Po : 142) (Chants pour signare) Ah ! le balafong de ses pieds et le gazouillis des oiseaux de lait ! Les cordes hautes des kôras, la musique subtiles de ses hanches ! C'est la mélodie du blanc Méhari, la démarche royale de l'Autruche. (Po : 175) (Le salut du jeune soleil) Je dis la danse des princesses du Mali. (Po : 248) En parcourant ces onze extraits, l'on pourrait affirmer d'ores-et-déjà que la culture africaine est caractérisée par les chants, les danses, les tam-tams, les kôras et les balafongs. Cette caractéristique particulière de la culture africaine vient renforcer les propos de Senghor : Regardez autour de vous, consultez votre propre expérience. Le Négro-africain ne peut travailler avec entrain - je ne dis même pas fêter l'événement sans chant, danse ni tam-tam.973 Le chant, la danse, le tam-tam... la musique sont des vecteurs de l'émotion. Pour Senghor, « l'émotion se décline en intuition, sensibilité, subjectivité, imagination, indéterminisme, art, foi, etc. »974, mieux en raison intuitive. Elle est une connaissance relevant du simple sentiment, pour dire que le Négro-africain apprend mieux par la raison intuitive. Et, Senghor de le confirmer en ces termes : L'Homme devant la Nature, c'est le sujet en face de l'objet. [...] C'est [...] dans sa subjectivité que le Nègre, « poreux à tous les souffles du monde », découvre l'objet dans sa réalité : le rythme975. 973 Léopold Sédar SENGHOR, « Nation et voie africaine du socialisme », Liberté 2, op. cit., p. 191 974 Nsame MBONGO, « Émotion ou raison ? Une controverse philosophique majeure dans la pensée africaine contemporaine », Disponible sur http://www.africavenir.org/fileadmin/_migrated/content_uploads/Mbongo_EmotionRaison_03.pdf 975 Léopold Sédar SENGHOR, « Négritude et humanisme », Liberté 1, op. cit., p. 141 274 Comme on l'appréhende et on le lit très aisément chez Léopold Sédar Senghor, il n'y a pas de différence entre l'émotion et le rythme. L'émotion est également le rythme.976 Il naît de l'émotion, et engendre à son tour l'émotion.977 Cela est, d'après Senghor, La nature même de l'émotion, de la sensibilité nègre, [qui] explique l'attitude de celui-ci devant l'objet, perçu avec une telle violence essentielle. C'est un abandon qui devient besoin, attitude active de communion, voire d'identification, pour peu que soit forte l'action, j'allais dire la personnalité de l'objet. Attitude rythmique. Que l'on retienne le mot978. Par le biais du rythme, à bien comprendre Senghor, le Négro-africain participe à la vie du monde, voire du cosmos, comme le dit René Gnaléga : L'émotion est (...) une attitude généreuse où l'individu sait se donner entièrement. L'objet n'est pas perçu à la surface mais dans son essence, c'est-à-dire ce qui fait sa vie ; nous disons son rythme. [...] L'émotion est donc un humanisme nègre qui est fusion avec les êtres, les phénomènes et les choses pour en découvrir l'essence, c'est-à-dire le rythme.979 Daniel Garrot confirme les propos de René Gnaléga en disant que « f...] le rythme n'est pas le propre de l'homme, il s'étend au cosmos tout entier. C'est par le rythme que l'homme participe à la vie du cosmos f...] »980. C'est également par le rythme que la contribution du Nègre à la Civilisation de l'Universel - à la Francophonie - a été la plus importante, nous dit Senghor : « C'est dans le domaine du rythme que la contribution nègre a été la plus importante, la plus incontestée f...] le Nègre est un être rythmique »981. Comme nous l'avons exposé, l'émotion est présente dans les textes poétiques senghoriens. Que dit la superposition des onze extraits ? Les associations correspondantes issues de la superposition seraient : - Chant/danse : ton chant, tu chantais, tes pieds nus, son chant, battre, battre le pouls, la chanson des nourrices, berce, les pieds des danseurs, les choeurs, la danse des filles nubiles, buste penché élancé, grondes, ta voix de contralto, le chant spirituel, les hommes de la danse, les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur, le danseur élancé, ton buste et des bras, elle danse, si l'on ne danse l'Autre, ses pieds, des mains, battait, qui trémule les jambes de statue, les cuisses ouvertes, déferle sur la coupe, des 976 Il n'est pas question d'étudier l'apport du rythme dans la création senghorienne, mais montrer qu'il est un des éléments de la culture africaine participant ainsi à la conception de la Francophonie senghorienne. La question du rythme sera abordé de façon explicative dans le dernier chapitre de la troisième partie de notre travail. 977 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit. (« Nombril même du poème, le rythme, qui naît de l'émotion, engendre à son tour l'émotion. »), p. 162 978 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 24 979 René GNALÉGA, « Senghor, poète de l'émotion nègre », Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 97 et p. 99 980 Daniel GARROT, Léopld Sédar Senghor critique littéraire, op. cit., p. 134 981 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 37 275 pieds, le gazouillis des oiseaux, la musique, ses hanches, c'est la mélodie, la démarche, la danse des princesses du Mali. - Instruments de musique : les tamtams, tamtam sculpté, tamtam tendu, la trémulsion des balafongs, l'accord des cordes et des cuivres, le mouvement du tam-tam, le rythme du tam-tam, proues de tam-tam, les tam-tams se réveillent, les tam-tams nous ouvrent l'aorte, les tam-tams roulent, les tam-tams galopent, le balafong, les cordes hautes des kôras. - Rythme : contretemps, rythment, rythmique, le silence rythmé, le verset, l'assonance, le rythme, les deux battants, rythme binaire, le mouvement du tam-tam. - Fusion fraternelle : les Ancêtres, les princes légitimes, les femmes à tes pieds, l'Afrique, des filles nubiles, des jeunes hommes, l'amour des femmes, Kor-Siga, les hommes, force de l'Afrique, vivre sinon dans l'Autre, au fil de l'Autre, danse l'Autre, Lilanga ma soeur, Princesse, nous réveillent, nous ouvrent, Princesse du Mali. Ces réseaux associatifs viennent confirmer ce que nous avons déjà dit : l'émotion dans l'oeuvre poétique senghorienne est caractérisée par le chant, la danse, les tam-tams en général, et le rythme en particulier, car « le Nègre [...] est d'un monde où la parole se fait spontanément rythme dès que l'homme est ému. »982 L'émotion telle que mise en évidence par les réseaux associatifs est musique dans la mesure où elle est accompagnée par des instruments de musique. Et, Senghor ne dit pas le contraire, il l'acquiesce : Or toute parole sociale, toute parole solennelle est rythmée en Afrique Noire, et toute parole rythmée devient musique, s'accompagne souvent d'instruments de musique983. Au-delà du chant et de la danse, ce qui se lit est la symbiose symphonique qui existe entre le musicien et son public. Il y a une parfaite complicité entre eux à telle enseigne que le public reprend en unanimité les paroles du musicien. C'est cette complicité que l'émotion négro-africaine crée entre les forces de l'univers. Dans cette logique d'idée, René Gnaléga dit qu' « au-delà du chant et de la danse, l'émotion nègre permet une réelle fraternité entre tous les hommes »984, puis d'ajouter qu'elle « est fusion avec les êtres, les phénomènes et les choses »985. L'émotion nègre est une fusion fraternelle ; elle crée une communion entre tous les hommes. Senghor affirme, alors, qu' 982 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 218 983 Idem., p.239 984 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 101 985 René GNALÉGA, Idem. (loc. cit.), p. 99 276 Il s'agit de faire communier les hommes, tous les hommes, avec les forces vitales des autres hommes et, à travers celles-ci, avec les forces cosmiques de l'univers, dont la réalité se manifeste aujourd'hui aux savants de l'Occident.986 L'émotion ou la raison intuitive est nécessaire au monde du moment que la raison technicienne, la raison rationnelle de l'Orient et de l'Occident transforment les hommes en objets, en marchandises, et anéantissent l'humanité.987 En fait, Senghor dénonce la raison rationnelle et technicienne qui amène l'humanité au suicide : « Ce fut l'an de la Découverte. De leurs yeux ils crachèrent un feu jaune. Et les eaux des fleuves roulèrent de l'or et des sueurs. Les métropoles en furent gorgées. Les hommes nus furent réduit en esclavage, et les parents vendirent leurs enfants pour une pièce de guinée. « Et ce fut l'an de la Raison. De leurs yeux ils crachèrent un feu rouge. Et la haine poussa au cou des hommes en ganglions noueux, et dans la boue du sang les soldats se baignèrent. On décora les bourreaux et savants ; ils avaient inventé de tuer deux fois l'homme. « Ce sera l'an de la Technique. De leurs yeux ils cracheront un feu blanc. Les éléments se sépareront et s'agrégeront selon de mystérieuses attirances et répulsions. Le sang des animaux et la sève des plantes seront de petit lait. Les blancs seront jaunes, les jaunes seront blancs, tous seront stériles. (Po :140) Le monde actuel a besoin de l'humanisme nègre, de la culture africaine, car elle participe à la vie. Elle est plus efficace pour combattre les crimes de la civilisation scientifique et technique. En effet, hier dominée mais non conquise, l'Afrique est déterminée à délivrer au monde son message particulier et à apporter à l'Europe le fruit de ses expériences, la totalité de ses ressources intellectuelles et les enseignements de sa culture propre, qui chez Senghor, se résume à l'émotion. Cette idée se dégage, aussi, des propos de René Gnaléga : Face à un monde occidental qui fait entendre des slaves d'armes à feu, le poète dit que l'humanité nous offre d'autres valeurs comme l'émotion, c'est-à-dire cette sensibilité émotive, nous disons cet altruisme qui ne détruit pas mais apporte un supplément d'âme aux hommes. Et le poète reconnaît que c'est le Nègre qui est le plus apte à faire partager cette émotion au monde. Mais derrière l'émotion, il faut comprendre la capacité de décrypter l'univers par l'intuition et de sublimer par le rythme nos miasmes morbides et délétères.988 986 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., pp. 190-191 987 Idem., p. 196 988 René GNALÉGA, La cohérence de l'oeuvre poétique de Léopold Sédar Senghor, op. cit., p. 13 277 La civilisation universelle, c'est-à-dire la civilisation scientifique et technique, croit honorer l'homme en cherchant en lui la solution à tous les problèmes humains, alors qu'elle le dissèque et l'inventorie jusqu'aux plus profondes cachettes du subconscient.989 Cela sous-entend que l'émotion nègre est supérieure à la science, et complémentaire à la raison rationnelle. L'humanisme nègre peut redonner un visage humain à ce monde dans lequel la considération de l'homme pour l'homme disparaît au profit de la raison rationnelle et technicienne, de l'utilité des choses. Notre propos est renforcé par les dires de Papa Gueye N'Diaye : Dans l'esprit du poète, cette civilisation française, européenne, risque d'être détruite par ses inventions scientifiques et techniques, et je l'invite à venir en Afrique, qui est le continent de la vie, car les vertus de la Négritude sont les plus efficaces pour combattre les maux de la civilisation scientifique et technique.990 Et Senghor d'ajouter que C'est ainsi que les hommes de couleur, singulièrement les Nègres, ont pu [...] apporter leur contribution à l'humanisme français d'aujourd'hui, qui se fait véritablement universel parce que fécondé par les sucs de toutes les races de la terre.991 Lorsque Senghor dit que « L'émotion est nègre, comme la raison hellène »992, ce n'est pas pour insinuer que l'émotion est une caractéristique biologique inhérente du Nègre, mais, plutôt une caractéristique intrinsèque de la culture africaine. Senghor est conscient que tout homme est doué d'une raison intuitive et d'une raison rationnelle, cependant ce qui domine chez le Négro-africain est la raison intuitive : Il reste que le Blanc européen est d'abord discursif ; le Négro-Africain, d'abord, intuitif. Il reste que tous les deux sont des hommes de raison, des Homines sapientes, mais pas de la même manière993. Il répond à ses adversaires l'accusant de dénier la raison rationnelle aux Négro-africains en ces termes : Les adversaires de la négritude [...] me reprochent d'avoir écrit, disent-ils, « L'émotion est nègre comme la raison hellène ». Et d'en conclure que je dénie toute puissance de raisonnement, toute raison aux Nègres. Mais comment savoir ce que j'ai 989 Jean-Luc CHALUMEAU, Introduction aux idées contemporaines, Paris, Fermand Nathan, 1969, p. 8 990 Papa Gueye N'DIAYE, Éthiopiques, Poème de Léopold Sédar Senghor : édition critique et commentée, NEA, Dakar-Abidjan, p. 97 991 Léopold Sédar SENGHOR, Introduction à Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, op. cit., p. 1 992 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op.cit., p. 24 993 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, Paris, Seuil, 1977, p. 92 278 voulu dire en isolant une phrase de son contexte ? Car c'est l'évidence qu'ici, « l'émotion » signifie « raison intuitive », comme le mot soul chez les Négro-Américain, et « raison » la raison européenne « discursive ». Que celle-ci ne soit pas supérieure à celle-là, je n'en veux pour preuve que le triomphe de la nouvelle épistémologie994. René Gnaléga corrobore ce propos, en disant que Certains universitaires africains ne retiennent de Senghor que ces mots : « L'émotion est nègre, comme la raison hellène. » Bien qu'il ait essayé d'expliquer les fondements de cette affirmation, la négritude senghorienne souffre encore de préjugés défavorables de la part de nombreux intellectuels du continent noir. Peut-être, faudrait-il, à l'avenir, situer davantage cette phrase dans son contexte pour mieux comprendre le poète ? En tout cas, notre objectif n'est pas ici d'entrer dans ce débat. Nous constatons seulement que bien des critiques s'en sont tellement pris à l'homme et à ses idées qu'ils ont jeté par-dessus bord sa production poétique, voyant en elle la manifestation ou la concrétisation d'une certaine servitude. Or cette oeuvre est, pensons-nous, l'une des plus représentatives de la littérature africaine d'expression française de ce siècle. Et elle ne peut être indéfiniment frappée d'ostracisme.995 En lisant posément Senghor, nous comprenons que « la raison intuitive et la raison discursive sont toutes deux de l'ordre du rationnel »996. En effet, Nous savons, aujourd'hui, qu'il n'y a pas de catégories antinomiques, que la connaissance intuitive est complémentaire de la connaissance rationnelle, même dans les sciences, qu'imagination et raison font bon ménage, que le rêve est partie du réel, qu'en tout cas il est la condition majeure de la transformation du réel.997 Cependant, il veut ériger l'émotion en mode de connaissance participant pleinement de la rationalité, voire d'une rationalité plus complète et plus pénétrante que celle de la raison analytique, discursive, qui décompose, divise et chosifie l'humanité. L'émotion doit être la panacée de l'humanité, et nécessaire à la réinvention d'un humanisme moderne, « c'est-à-dire qu'il s'agit de sauver, avec l'homme concret, le monde concret toujours exposé à la folie des dictateurs et des bombes atomiques. »998 Cette particularité de la culture africaine amène Senghor a intégré cette culture dans une institution internationale : la Francophonie, comme l'illustre l'extrait ci-dessous : J'ai promu l'énigme au rang d'une institution, et seule la haute kôra fut à la hauteur de notre dessein. (O. Po : 266) 994 Idem., p. 283 995 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, op. cit., p. 13 996 Nsame MBONGO, op. cit. 997 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., p. 188 998 Idem., p.29 279 C'est à juste titre qu'il dit qu' Il s'agit, dans la nouvelle entreprise de la francophonie, d'allier le goût à la force, la sensibilité à l'émotion, l'intelligence à l'intuition. Pour être, encore une fois, un homme ultra-humain parce qu'intégralement humain.999 Senghor est également conscient que si l'on veut que la culture africaine joue son rôle de transformer l'humanité ou de rendre l'humanité plus humaine, il faut que les Négro-africains connaissent davantage leur culture. C'est la raison pour laquelle, il préconise un retour aux sources culturelles. Qu'implique ce retour aux sources culturelles chez Senghor ? Comment l'appréhende-t-on dans ses oeuvres poétiques ? Le retour aux sources n'est pas se renier, mais se retrouver et s'affirmer ; autrement dit, il est un enracinement dans sa culture afin de demeurer soi. Le Négro-africain n'a pas vocation de devenir de pure copie de l'homme européen1000, mais il doit affirmer sa culture et s'affirmer en tant que tel ; car sa culture est ce qui lui permettra de s'ouvrir à l'extérieur. L'enracinement dont il est question est de revenir à ses sources pour appréhender un pan de l'histoire de son peuple ou de sa race : Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion - c'est un raz de marée à la conquête d'un continent. Souffle sur moi la sagesse des Keïta. Donne-moi le courage du Guelwâr et ceins mes reins de Force comme d'un tyédo. Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et S'il le faut dans l'odeur de la poudre et du canon. Conserve et enracine dans mon coeur libéré l'amour premier de ce peuple. (Po : 49) On voit dans l'extrait ci-dessus que Senghor a la volonté de connaître l'histoire de son peuple, pour cela, il faut qu'il revienne au pays pour apprendre et s'imprégner de la culture ancestrale : Pèlerinage par les routes migratrices, voyage aux sources ancestrales. (Po : 190) À cet effet, nous analysons deux textes d'Éthiopiques, à savoir « D'autres chants » et « Comme les lamantins vont boire à la source » : 999 Léopold Sédar SENGHOR, « Pour un humanisme de la francophonie », op. cit., p. 284 1000 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., p. 53 280 (D'autres chants...) Or je revenais de Fa'oye, m'étant abreuvé à la tombe solen- nelle Comme les lamantins s'abreuvent à la fontaine de Simal Or je revenais de Fa'oye, et l'horreur était au zénith Et c'était où l'on voit les Esprits, quand la lumière est transparente Et il fallait s'écarter des sentiers, pour éviter leur main fraternelle et mortelle. (Po : 146-147) (Comme les lamantins vont boire à la source) En vérité, nous sommes des lamantins, qui selon le mythe africain, vont boire à la source, comme jadis, lorsqu'ils étaient quadrupèdes - ou hommes. [...] Si l'on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de chercher du côté de l'Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source de Simal. (Po : 153-156) Les deux textes sont peut-être une réécriture, car ils développent le même thème : celui de « boire à la source de Simal ». Ce n'est point un hasard, et cela nécessite une interprétation. Nous voyons s'accuser les réseaux suivants : - Retour à la source : je revenais de Fa'oye, vont boire à la source, à la tombe solennelle, à la fontaine de Simal, à la source de Simal, comme les lamantins, nous sommes des lamantins. - Enracinement : m'étant abreuvé à la tombe solennelle, comme les lamantins s'abreuvent à la fontaine de Simal, comme les lamantins vont boire à la source de Simal, les Esprits, des maîtres, chercher du côté de l'Afrique. Ces différents réseaux montrent qu'il s'agit bel et bien d'une connaissance de soi. Il faut faire un retour sur soi pour mieux se connaître, c'est-à-dire s'enraciner. Senghor, « comme les lamantins », fait ce retour en Afrique pour s'abreuver et s'imprégner de la culture africaine, pour être oint des huiles viriles par les ancêtres, les Esprits, et être durement initié par des maîtres. Ce retour en Afrique pour apprendre auprès des ancêtres est une sorte d'enracinement. Pour parler de soi ou de sa culture aux autres, il faut se découvrir, se connaître et connaître davantage sa culture ; s'enraciner et s'approprier les valeurs intrinsèques de sa culture. Senghor fait ce retour, et veut que tout homme le fasse aussi, car le problème majeur aujourd'hui est pour chaque individu de s'enraciner au plus profond de sa culture pour s'ouvrir aux autres. L'enracinement est nécessaire pour le Négro-africain dont la culture a connu de profondes mutations durant ses différentes rencontres avec des peuples de cultures différentes. Senghor, cependant, ne rejette pas les valeurs des autres cultures qui ont intégré la culture africaine faisant d'elle une culture métisse, mais propose de faire un tri pour ne garder que les éléments culturels qui peuvent faire progresser l'Afrique vers la Civilisation de l'Universel, ce nouvel humanisme. La vraie culture est celle qui s'enracine. Et Senghor de confirmer nos propos : 281 Au demeurant, la vraie culture est toujours déracinement, assimilation active des valeurs étrangères. Mais elle est, d'abord, enracinement dans le sol natal, culture des valeurs autochtones1001. L'enracinement est un thème développé par Senghor avec la Négritude. Cependant, il décide de faire de ce thème l'élément clé de la Francophonie, car nul ne peut prétendre parler de sa culture sans la connaître davantage. Il faut connaître sa culture et la présenter aux autres, faire son éloge. Pour cela, le retour aux sources comme des lamantins est impératif pour tout un chacun, plus précisément pour le Négro-africain. Celui-ci doit continuellement s'abreuver à ses sources culturelles, auprès des Anciens, les détenteurs de la connaissance et de la sagesse africaines, pour aspirer à l'humanité1002, et préserver ainsi son identité culturelle sans que cela nuise aux échanges avec d'autres cultures.1003 Cela sous-entend que l'enracinement culturel que veut Léopold Sédar Senghor doit correspondre à l'ouverture culturelle. Cette ouverture culturelle doit permettre à l'homme d'accepter les valeurs culturelles qui lui rappellent à chaque instant de son existence qu'il est homme. L'ouverture devra élever l'homme, le pousser à agir plus efficacement et lui permettre de contribuer à modeler le monde au lieu de le subir. Par l'enracinement, l'individu devient responsable de sa propre histoire et participe même à l'Histoire collective par l'ouverture culturelle qu'il fera. Ce qui aboutira à la Civilisation de l'Universel. La Civilisation de l'Universel serait un moyen censé ouvrir sur soi, sur les profondeurs de son identité, à travers le rapport à l'autre, refaire l'unité entre enracinement et déracinement par un véritable retour aux valeurs de nos traditions que la Francophonie pourrait bien faire passer aux générations suivantes et en égale mesure à d'autres espaces géoculturels. Ce qu'on retient est de s'enraciner pour pouvoir accéder à l'universel. La domination coloniale en Afrique Noire a détruit, désintégré les cultures africaines, mais avec la Francophonie, Léopold Sédar Senghor estime que l'on peut réhabiliter ces cultures en les intégrant dans la Civilisation de l'Universel, car elles ont du potentiel à offrir au monde 1001 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., pp. 195-196 1002 À ce propos Amadou Hampâté BÂ a dit qu' « en Afrique quand un vieillard meurt, c'est toute une bibliothèque qui brûle. », un extrait de son discours, prononcé en 1960 à l'UNESCO 1003 Sylvie COLY, « Littérature, vers une Civilisation de l'Universel », Éthiopiques, numéro spécial : Senghor, d'hier à demain, n°81, mai 2012 (Elle dit que « Senghor reconnaît le fait que l'identité culturelle africaine peut et doit être préservée sans que cela nuise aux échanges avec les autres cultures, car c'est dans ces relations que le monde s'enrichit. ») 282 de la raison discursive. C'est pourquoi, il se donne pour tâche de présenter les caractéristiques de la culture africaine. Cette culture se préoccupe de la personne humaine en tant que multiplicité intérieure (âme, corps, pensée, esprit), inachevée, appelée à s'ordonner et à s'unifier au sein des unités plus vaste que sont la communauté humaine et l'ensemble du cosmos.1004 Mieux, la culture africaine honore et respecte l'homme considéré comme synthèse de l'univers et carrefour des forces de vie, réceptacle de tous les éléments qui l'environnent, et communion d'âmes. Autrement dit, la culture africaine cherche à restaurer l'homme, car il est la clef de cette culture.1005 En tant que tel, l'homme est appelé à devenir le point d'équilibre où pourront se conjoindre, à travers lui, les diverses dimensions dont il est porteur ; mieux à être le carrefour des cultures. La particularité de la culture africaine est son humanisme. Cet humanisme s'appréhende également par l'émotion, qui, pour Senghor, est une raison intuitive. Cette raison intuitive permet au Négro-africain d'être uni aux êtres, aux phénomènes et aux choses de son environnement et du cosmos, c'est-à-dire faire corps avec ces éléments, « ainsi toute la nature [sera] animée d'une présence humaine »1006. À travers ces éléments, le Négro-africain a une conception de l'univers, de l'homme, mieux de lui-même. En fusionnant ces éléments, il découvre l'essence même de ce qu'il est. La raison intuitive permet au Négro-africain de se réaliser en tant qu'homme et de participer à l'édification de l'autre et de soi. Elle consiste à sauver le monde et à restituer l'homme à son humanité totale. Elle est au coeur de la renaissance du monde. Dans ce sens, « l'émotion n'est en définitive qu'une façon de participer au dialogue des cultures et à la Civilisation de l'Universel. »1007 Cette participation nécessite une redécouverte de la culture africaine, et une connaissance de sa propre culture. Senghor préconise, alors, le retour aux sources, l'enracinement en sa propre culture. Et Sylvie Coly de le confirmer en disant « Sans l'enracinement dans ses valeurs de culture, l'Afrique ne pourra pas construire un développement socio-économique viable. Elle sera de même incapable d'apporter une contribution valable à l'édification de la Civilisation de l'Universel, ce qui ferait d'elle un réceptacle d'idées et de valeurs, le problème de l'aliénation risque, de ce fait, de se poser de nouveau. »1008 Cependant, Amilcar Cabral pense que « le `'retour aux sources» n'est donc pas une démarche volontaire, mais la seule réponse viable à la 1004 Amadou Hampâté BÂ, Aspect de la Civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 17 1005 Antoine de SAINT-EXUPÉRY, « Il faut restaurer l'homme », Civilisation contemporaine, Paris, Hatier, 1976, p. 265 ; Textes choisis, classés et présentés par M. A. Baudouy et R. Moussay. (Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1943) 1006 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p.24 1007 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 104 1008 Sylvie COLY, op. cit. 283 contradiction irréductible qui oppose la société colonisée à la puissance coloniale, les masses populaires exploitées à la classe étrangère exploitante. »1009 Tout peuple qui ne fait rien pour la survie de sa culture entretient les germes de sa propre destruction. Le temps de la promotion de la culture africaine a sonné. Si les Africains veulent que leur continent soit culturellement émancipé et respecté des autres peuples, ils doivent prendre leur destin en main, c'est-à-dire leur culture. Pour cela, ils ont « un devoir urgent de revenir en [eux], de prendre conscience de [leur] situation pour s'élever aux valeurs universelles les plus humanistes de [leur] culture et en puiser la source de [leur] être. »1010 Cela porte à croire que ceux dont la voix a une résonnance significative doivent cesser d'être complices de l'aliénation culturelle de leurs peuples. Senghor a fait sa part en invitant les Négro-africains à l'enracinement en leur culture afin qu'au rendez-vous du donner et du recevoir ils ne viennent pas les mains vides pour recevoir uniquement des autres, mais qu'ils aient de quoi donner. Pour Senghor, il s'agit de montrer que l'homme est un, que l'humanité ne doit pas être l'apanage de l'Occident, mais de tous les hommes, parce qu'ils ont des droits égaux et sont faits pour s'entendre1011 et s'entraider. L'essence de la culture africaine est son humanisme panthéiste, (l'homme est au coeur de la nature, du cosmos et participe de la nature et du cosmos, et tous forment un). L'humanisme africain implique un moi qui est obligatoirement sujet à un besoin permanent de se rapporter à l'autre, de se faire connaître à l'autre et d'accepter l'idée généreuse de l'échange comme manière de vivre et de s'enrichir spirituellement. Senghor a la ferme conviction que cette culture peut également façonner l'homme et participer à l'établissement du nouvel humanisme. Cela est possible si nous accordons une importance à l'ouverture culturelle. Celle-ci est au centre également de sa poésie, et a été le fer de lance dans la promotion de la Francophonie. L'enracinement ne saurait correspondre, pour Léopold Sédar Senghor, au repli sur soi ; il se conjugue, à contrario, avec l'ouverture, comme le stipule Sylvie Coly : « L'enracinement rend aussi possible l'affirmation de l'identité tout en préparant l'Africain à une meilleure ouverture au monde. Il doit être fier de ce qu'il est avant de s'ouvrir aux autres. »1012Qu'en est-il de l'ouverture culturelle dans la poésie senghorienne ? Comment ses textes poétiques expriment-ils l'ouverture culturelle ? Quel rapport existe-t-il 1009 Amilcar CABRAL, « La culture et le combat pour l'indépendance », Civilisation contemporaine, op. cit., p. 263 (Amilcar Cabral, Courrier de l'UNESCO, novembre 1975). 1010 Deli ZRA, op. cit 1011 Samba DIAKITÉ, Philosophie et contestation en Afrique, Bouaké, IRDA, 2014, p. 289 1012 Sylvie COLY, op. cit. 284 entre l'ouverture culturelle et la Francophonie ? Nous répondons à ces questions au point suivant. 285 |
|