La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghorpar Adou Valery Didier Placide Bouatenin Université Félix Houphouet-Boigny - Doctorat 2019 |
PARTIE II :LA FRANCOPHONIE DANS LA POÉSIE DE LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR 141 La poésie de Léopold Sédar Senghor exprime la Négritude, la symbiose culturelle, la Civilisation de l'Universel, le rendez-vous du donner et du recevoir, le métissage racial, le brassage, le dialogue des cultures, l'unité des éléments cosmiques, l'amour et le pardon... Tous ces concepts étudiés dans l'oeuvre poétique de Léopold Sédar Senghor par d'autres renvoient à une seule réalité : la Francophonie.577 Autrement dit, en ouvrant la Négritude aux autres cultures, aux autres races, aux frères, aux autres hommes, et en nous invitant à la convergence panhumaine, à la Civilisation de l'Universel, Senghor fait de la Négritude de ghetto une Négritude ouverte578. Cette Négritude ouverte est chez lui la Francophonie. La Francophonie : mythe ou réalité, mystification ou démystification, politique ou culturelle... ? Questions légitimes, hésitations fondées. Pour y voir clair, il faut rappeler qu'elle est d'abord un mot, un nom issu de la langue française, formé de la racine « franco » (France) et du suffixe « phonie » (voix), signifiant la voix de la France, inventé pour illustrer l'hégémonie de la France sur ses colonies par le biais de sa langue. Elle sera étudiée dans cette partie, et ce, à travers les textes poétiques de Léopold Sédar Senghor. Aujourd'hui, tout le monde est unanime, même si l'on n'a pas véritablement entrepris une étude dans ce sens, que les oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor sont aussi marquées par le sceau de la Francophonie, comme l'affirme Mamadou Bani Diallo. Il dit à ce propos que « l'oeuvre et la pensée de Léopold Sédar Senghor semblent marquées par le sceau de la Francophonie et de la Négritude [...] »579. La même idée est reprise par Lavodrama Philippe qui affirme qu' « [il] ne l'a pas seulement défendue, mais également illustrée par son oeuvre littéraire et poétique. Ce zèle et cette fidélité sans faille ont fait de lui la figure emblématique de la francophonie [...] »580. Cette idée est également soutenue par Ibrahim Diop. Celui-ci stipule que « Négritude, Francophonie et dialogue des cultures sont des concepts chers à Senghor et qui cristallisent la quintessence de son oeuvre littéraire et poétique »581. Il l'accentue en disant que « Senghor s'est approprié ces valeurs et efforcé dans son oeuvre littéraire et poétique de promouvoir aussi bien la diversité culturelle, le multiculturalisme que l'altérité. »582 Petr Vurm corrobore cette idée en l'enchérissant : « [...] il a toujours cherché à 577 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 107 578 Léopold Sédar SENGHOR, Poésie de l'action, op. cit., p. 107 (Voir également Nadia Yala Kisudiki, « Négritude et philosophie », Rue Descartes 2014/4 (n°83), p. 4) 579 Mamadou Bani DIALLO, loc. cit. 580 Philippe LAVODRAMA, loc. cit., pp. 182-183 581 Ibrahim DIOP, loc. cit., p. 8 582 Idem. p. 15 142 concilier les apports de la civilisation gréco-romaine et les apports de la civilisation négro-africaine, la culture animiste et la religion chrétienne, la négritude et la francité et rêvait d'une civilisation de l'universel. La création de la Francophonie, qu'il a longtemps appelée de ses voeux en sera l'aboutissement. »583. C'est avec Fernando Lambert que nous allons conclure lorsqu'il dit que « ces trois mots ?négritude?, ?francité ou francophonie? et ?civilisation de l'Universel? constituent en quelque sorte les grandes axes de sa poésie, de sa pensée philosophique et politique, de son action de chef d'État et de toute sa vie. »584 Ces discours sont convaincants, mais le problème est que ces auteurs n'ont pas abordé les oeuvres de Senghor pour justifier l'idée selon laquelle la poésie senghorienne est aussi l'expression de la Francophonie585. La seule question que l'on peut se poser et qui semble pertinente est de savoir les caractéristiques de cette Francophonie. Mieux, comment peut-on appréhender la Francophonie dans la poésie de Léopold Sédar Senghor ? À cette question peuvent en découler d'autres questions aussi pertinentes les unes des autres. Cependant, nous estimons nécessaire de retenir une seule : Pourquoi la poésie de Senghor ? La poésie de Léopold Sédar Senghor, parce que nous pensons trouver les antécédents ou les motivations qui ont participé à l'élaboration de la Francophonie. Ces antécédents ou ces motivations trouvé(e)s nous permettent d'appréhender le vrai sens de la Francophonie. L'une des raisons est que les oeuvres poétiques sont antérieures à la manifestation, pour ainsi dire, de la Francophonie. Elles sont les mieux placées pour nous révéler que Senghor a élaboré la Francophonie de façon inconsciente dans ses poèmes. À partir des oeuvres poétiques de celui-ci, nous allons rechercher « les associations d'idées involontaires sous les structures voulues du texte »586, voire « certaines régularités probablement non voulues par l'auteur »587 pour déceler la manifestation de la Francophonie afin de mettre en lumière sa signification. Pour que ces idées aient « une origine probablement inconsciente, il faudrait démontrer [leur] caractère obsessif. »588 Pour y parvenir, nous recourons à la psychocritique de Charles Mauron589. La psychocritique repose, en effet, au moins sur quatre principes. Ce sont : 583 Petr VURM, op. cit. p. 57 584 Fernando LAMBERT, « Centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor », Dossiers Thématiques,op. cit., p. 356 (pp. 354-356) 585 Cela a été la problématique de notre mémoire de master et l'est également pour notre thèse. Nous tenterons de le justifier à travers les oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor. 586 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, op. cit., p. 23 587 Idem, p. 26 588 Ibidem, p. 39 589 Cette théorie a été expliquée dans l'introduction générale.
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[donc] de la psychocritique qui par la superposition des textes vise à trouver l'invariant qui structure la pensée de l'auteur »591, nous allons voir apparaître des réseaux d'associations d'images obsédantes, et probablement involontaires, qui se répètent. Ces réseaux sont appelés des métaphores obsédantes. Or « les métaphores récurrentes d'un poète finissent par dessiner des lignes de force qui déterminent les idéaux profonds qui le hantent, les modèles qu'il se rêve. Rassemblées en faisceaux, ces tendances constituent ce que Charles Mauron, l'inventeur de la psychocritique, appelait le mythe personnel du poète. »592 Avec la psychocritique, nous pouvons dire que le modèle que Senghor rêve est la Francophonie. Cependant, cette théorie « requiert donc en principe une double analyse : linguistique (ou mieux rhétorique) et psychologique »593. Charles Mauron ne dénie pas cette réalité. En fait, il dit que « le psychocritique, pour sa part, ne perd pas les textes de vue. Il s'est promis d'en accroître l'intelligence et ne réussira que si son effort y rencontre celui des autres disciplines critiques. Sa fonction propre est de relier une science à un art, il échoue s'il perd le contact avec l'un ou avec l'autre. »594 Pour ne pas déroger à cette règle, nous allons faire appel à la linguistique, en général, et à l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni, en particulier595. « Toute expérience en effet laisse une trace, une inscription modulée. Le manque s'inscrit, lui aussi, comme élément faisant partie de notre vie de désir. Des pertes symboliques promues par la parole et portées dans le langage, s'écrivent et s'inscrivent au fur et à mesure de notre vie. »596 Le poète n'est pas en marge de cette règle, il laisse des traces dans sa poésie. Ce sont les traces laissées dans son produit, l'énoncé, dans sa poésie, qui constituent le socle de l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni : « Telle sera aussi notre problématique : faute 590 Charles MAURON dit à ce propos que « Toutes les répétitions thématiques que l'on peut constater dans une oeuvre ne sont pas inconscientes, mais nous avons choisi d'étudier celles qui ont chance de l'être. », op. cit., p. 211 591 David Adamou DONGO, « Territorialisation et déterritorialisation chez Édouard Glissant : vers un autre lieu ou la quête de la liberté », Revue du centre de recherche et d'études en littérature, p. 77 592 Didier LAMAISON, Éthiopiques, Paris, Bréal, 1997, p. 103 593 François PIRE, « Psychanalyse et psychocritique », Méthodes de texte : Introduction aux études littéraires, Paris-Grembloux, Édition Duculot, 1987, sous la direction de Maurice DELCROIX et Ferdinand HALLYN, p. 272 594 Charles MAURON, op. cit. (loc. cit.), p. 25 (À ce propos François Pire affirme que « le critique ne doit jamais perdre de vue que si le texte est manifestation du désir, il en est aussi le destin », op. cit., p. 271) 595 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, L'énonciation: de la subjectivité dans le langage, Armand-Colin, Paris, 1997, 280 p. 596 Joël CLERGET, « Je est un autre », Poésie et psychanalyse, op. cit., p. 4 144 de pouvoir étudier directement l'acte de production, nous chercherons à identifier et décrire les traces de l'acte dans le produit, c'est-à-dire les lieux d'inscription dans la trame énoncive des différents constituants du cadre énonciatif. »597 C'est la raison pour laquelle Carmen S. Stoean dit que « l'énonciation ne peut jamais être étudiée en elle-même, au moment de sa production, mais seulement à travers son produit qui en porte les traces, l'énoncé. »598 Il faut noter aussi que l'étude de l'énonciation dépasse le cadre de la linguistique car la diversité des faits à prendre en considération engagent la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, les théories de la littérature599. C'est à juste titre que Catherine Kerbrat-Orecchioni affirme que « la seule entreprise rentable, c'est d'essayer d'en identifier, différencier et graduer les divers modes de manifestation »600 de l'énoncé afin de déceler l'image de soi du locuteur et ce qu'il semble ne pas dire ou vouloir dire. En d'autres mots, toute énonciation implique une certaine attitude de l'énonciateur par rapport à son propre énoncé. On appelle donc marques de la subjectivité toutes les traces que laisse celui qui parle dans son énoncé et qui permettent d'appréhender son image de soi. Cela suppose qu'il existe une complémentarité entre la théorie de l'énonciation et la psychocritique, et cela réside dans le fait que dans tout énoncé, le sujet-parlant ou le sujet-écrivant qui assume la communication laisse dans ses énoncés des marques susceptibles de montrer sa subjectivité et sa personnalité, voire ses non-dits, de façon volontaire ou involontaire. Cette complémentarité se justifie également du fait que « chaque théorie de la poésie porte en elle, au moins implicitement une théorie du langage et de la société »601. En effet, la théorie de l'énonciation est une théorie du langage car elle s'applique au matériau qui est la langue, et la psychocritique est une théorie de la société car son matériau d'application est l'auteur dans son oeuvre. Voilà présenter de façon succincte les théories auxquelles nous allons recourir dans cette partie pour l'étude de la Francophonie dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. 597 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, op. cit., p. 30. Plus loin elle dit : « Au terme de cette double distorsion du concept, la problématique de l'énonciation (la nôtre) peut être ainsi définie : c'est la recherche des procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l'énoncé, s'inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la « distance énonciative »). C'est une tentative de repérage et de description des unités, de quelque nature et de quelque niveau qu'elles soient, qui fonctionnent comme indices de l'inscription dans l'énoncé du sujet d'énonciation. », p. 32 598 Carmen S. STOEAN, « Les théories de l'énonciation comme fondement de l'approche communicative », Première assise théorique, Dialogos 8/2003, p. 51 599 Idem. 600 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, op. cit., p. 157 601 Snauwaert MAÏTE, « Le rythme critique d'HENRI Meschonnic », Acta Fabula, [En Ligne], disponible sur http://www.fabula.org./revues/document7129php 145 Rappelons que, dans la première partie de notre travail, la Francophonie senghorienne se caractérise par la langue française (emploi commun du français), l'expression des valeurs humanistes (celles de la Francité et de la Négritude), l'enracinement en ses propres valeurs culturelles et ouverture à d'autres horizons culturels, la symbiose culturelle (dialogue des cultures), et la participation à la Civilisation de l'Universel. Par conséquent, la question que l'on peut se poser est celle de savoir si ces caractéristiques sont identifiables dans sa poésie. « De notre point de vue, chaque poème reflète un équilibre entre structures inconscientes et conscientes. Notre tâche propre est ici de définir les premières »602 pour appréhender ou découvrir les caractéristiques de la Francophonie dans sa poésie, car « la psychocritique est d'abord une méthode de découverte. »603 Nous partirons également du fait que le voeu de Léopold Sédar Senghor est de voir la Négritude et la Francophonie devenir un seul concept pour voir à notre tour si ses oeuvres poétiques le confirment. Nous travaillerons sur toute sa production poétique.604. La présentation de quelques recueils (Chants d'ombre, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes et Lettres d'hivernage) a été déjà faite dans l'introduction générale, il n'est plus question de la faire ici. Néanmoins, parmi ces recueils, certains sont antérieurs et d'autres postérieurs à la Francophonie de la revue Esprit. En tout état de cause, nous allons étudier les poèmes susceptibles de relever le sens, la signification et l'expression du concept de Francophonie. Pour mener à bien notre réflexion, trois chapitres vont charpenter cette partie. Le premier chapitre permet de justifier le fait que la Francophonie est un projet conçu et nourri par Léopold Sédar Senghor depuis longtemps, peut-être pendant qu'il écrivit Chants d'ombre (1945). Nous allons voir que ce projet est dû d'abord à une filiation historique avec la France, puis au sacrifice de l'Afrique pour la France, et enfin au pardon des Noirs pour une renaissance du monde. Quant au deuxième chapitre, nous appréhendons le choix définitif de Senghor. Un choix à faire entre trois réalités. La première réalité est celle de la langue française, la deuxième est le français africanisé, et la dernière réalité est celle du peuple noir. Le troisième chapitre aborde la question de la renaissance des valeurs culturelles africaines et de l'ouverture 602 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes, op. cit., p. 57 603 Idem, p. 335 (Voir les pages 25 et 339) 604 Il faut noter que notre analyse portera sur quelques poèmes de ces recueils de notre corpus. C'est dire que nous travaillerons sur les poèmes susceptibles de nous fournir les informations qui nous faut. Autrement dit, il s'agit de superposer les poèmes comme le recommande la psychocritique, mais seulement ceux qui sont superposables et qui mettent davantage en évidence le concept de Francophonie dans la poésie senghorienne. Vous verrez que nous avons fait des choix de textes pour la superposition. Il est question tout simplement de respecter les principes de constance, d'anomalie et de cohérence de la psychocritique (Voir p. 144). Les invariants inconscients qui se dégageront de notre superposition se saisissent également dans les autres poèmes de notre corpus. 146 culturelle. En fait, il s'agit de voir dans quelle mesure l'ouverture culturelle est appréhendable dans les oeuvres poétiques de Senghor. Nous terminons l'analyse de ce chapitre par l'éloge de la Civilisation de l'Universel. Telle est notre démarche pour étudier la Francophonie dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. En montrant comment la poésie de Senghor rend compte, et ce, de façon intelligible, le concept de Francophonie, nous mettons également à nu les raisons latentes de l'élaboration de ce concept, les raisons qui sont d'ordre historique, personnel et culturel. 147 |
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