La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghorpar Adou Valery Didier Placide Bouatenin Université Félix Houphouet-Boigny - Doctorat 2019 |
PARTIE III :LA FRANCOPHONIE, UNE PROBLÉMATIQUE 322 La question identitaire est plus que jamais d'actualité. Parler de l'identité peut être sujet à caution, voire controverse, car cette notion, loin d'être aussi simple, est complexe, contradictoire et paradoxale. En effet, l'identité d'une personne ne se limite pas à ses caractéristiques biologiques, elle s'acquiert à travers un processus d'ordre symbolique dans lequel une personne se construit comme être social en devenir, comme sujet et non comme un simple atome1085, comme le disent également Jean Tardif et Joëlle Farchy : Contrairement à une acceptation courante l'identité n'est jamais donnée, elle n'est pas réductible aux caractéristiques biologiques ou physiques d'un individu, à ce qui en lui est stable ou invariant, pas plus qu'aux indications consignées sur une carte d'identité administrative délivrée par l'État. L'identité s'acquiert à travers un processus subjectif, dynamique et ouvert, par lequel une personne se construit dans un contexte historique et social complexe et changeant. L'identité est le mode interaction propre à chaque individu et par lequel il se définit comme être social en devenir, comme sujet et non comme atome social1086. Comme on le voit, il y a une identité biologique, physique et une identité qui s'acquiert. Ce qui signifie que la notion d'identité se rapporte à plusieurs paramètres allant de la manière dont l'individu se perçoit et s'inscrit dans le temps jusqu'aux multiples modalités permettant la reconnaissance de celle-ci.1087 L'identité est de plus floue, fugace, multiple, mobile et dé-corporalisée. Autrement dit, elle est un processus évolutif, adaptatif, régulateur, pluriel, qui n'est jamais stable et acquis une bonne fois pour toute.1088 Elle n'est pas une donnée stable et définitivement acquise, mais le produit d'histoire dans laquelle elle s'inscrit.1089 Cependant, chaque individu possède quelque chose d'unique qui lui permet de se définir et de s'identifier par rapport aux autres. Elle est unique. Chacun possède sa propre identité : « Mon identité, c'est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne »1090, mais elle se construit par rapport aux autres. Elle ne peut également se séparer de l'altérité : « L'identité se construit, se 1085 Jean-Pierre Asselin de BEAUVILLE et al., « Les identités francophones », Rue Descartes 2009/4 (n°66), p.68 1086 Jean TARDIF et Joëlle FARCHY, Les enjeux de la mondialisation culturelle, édition Hors Commerce, Paris, 2006, p. 50 1087 Assa Syntyche ASSA, Migration et Quête de l'identité chez quatre romanciers francophones : Malika MOKEDDEM, Fawzia ZOUARI, Gisèle PINEAU et Maryse CONDE, Thèse, Montpellier, Université Paul Valery - Montpellier III, 2014, 415 p. [Sous la direction du Professeur Guy DUGAS], p.10 1088 Samira BOUBAKOUR et Amina MEZIANI, « Des rives et des langues : Identités et appartenances chez des auteurs francophones » Synergies Algérie, n° 17 - 2012, p. 133 1089 Albert CHRISTIANE, « Introduction », in Francophobie et identité culturelles, Karthala, Paris, 1999, p. 8 1090 Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998, p. 18 323 définit, s'étudie dans le rapport à l'autre ; elle est indissociable du lien social et de la relation à l'environnement. »1091 Elle oscille entre l'altérité et la similarité, nous le dit Marc Edmond : L'identité se propose ainsi, au niveau même de sa définition, dans le paradoxe d'être à la fois ce qui rend semblable et différent, unique et pareil aux autres. Elle oscille entre l'altérité radicale et la similarité totale.1092 Toutefois, l'identité, chez Paul Ricoeur, est définie à la fois comme étant la mêmeté et l'ipséité, et impliquant l'unicité, l'identique, la continuité, la permanence, la pluralité, la différence, la discontinuité et la diversité.1093 Salman Rushidie, dans son ouvrage Les Patries imaginaire, affirme à la conclusion que l'identité est une donnée à la fois plurielle et individuelle.1094 Quant à Édouard Glissant, il parle de multiplicité, d'hétérogénéité et de pluralité avec sa théorie du rhizome.1095 En plus, étymologiquement dans le mot identité, il y a l'idée d'unicité et d'unité. Dans tous les cas, l'identité implique des notions telles que l'évolution, la pluralité, l'expérience personnelle. Elle n'est ni figée ni unilatérale ; elle est, par nature, un chantier jamais achevé, processus par essence composite. L'identité peut être aussi collective et culturelle. Dans ce cas, l'individu est identifié par des traits culturels et par rapport à un groupe qu'il soit familial, ethnique, national, sexuel, linguistique, religieux ou artistique. De tout ce qui précède, nous voyons qu'il y a une quasi impossibilité de dire avec certitude ce que l'identité est exactement. Néanmoins, il ressort qu'elle est à la fois unique et plurielle. Unique, par les traits physiques et physionomiques (c'est ce qui fait qu'on n'est identique à aucune autre personne). Plurielle, du fait qu'elle relève du sentiment, du moral, du mental, de la psychologie, du social, du statut professionnel, de l'état civil. Cependant, ce que nous remarquons est que l'identité n'est pas permanente, car les éléments qui peuvent constituer la permanence sont changeants, variables. Cela veut dire qu'à côté de la langue, du nom, de la filiation, de la région, du pays, de la nation, de l'appartenance à une communauté sociale et religieuse, de l'opinion, il y a d'autres facteurs à prendre en considération dans la définition de l'identité. À cet effet, Myriam Louviot laisse entendre que « [...] l'identité est désormais conçue 1091 Lucy BAUGRET, L'identité sociale, Dunod, Paris, 1998, p. 17 1092 Marc EDMOND, Psychologie de l'identité : soi et le groupe, Dunod, Paris, 2005, p. 26 1093 Cf. Paul RICOEUR, « L'identité narrative », Esprit, n°7-8, 1998, pp. 295-314 1094 Cf. Salman RUSHIDIE, Patries imaginaires, Christian Bourgeois, Paris, 1993 1095 Cf. Édouard GLISSANT, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, Paris, 1997 324 comme un récit complexe, en perpétuelle évolution, et, non plus comme une donnée de base. »1096 Parler de l'identité chez Léopold Sédar Senghor revient à montrer la façon dont il se construit l'image qu'il a de lui-même en fonction des contextes sociaux dans lesquels il a fréquentés et des apprentissages sociaux dans lesquels il est impliqué. Senghor fait de l'identité une préoccupation fondamentale et un thème majeur dans son oeuvre poétique : « L'identité est, en effet, un thème majeur et revêt des formes diverses dans l'oeuvre poétique de Senghor »1097. L'identité est intimement liée à l'idée de quête dans le discours poétique. C'est la raison pour laquelle, Hamidou Dia dit que « tout poème d'une certaine manière est une quête »1098. Chez Senghor, la quête identitaire est une aventure ambiguë, car « cette quête part de la prise de conscience d'un vide existentiel à la volonté de le combler par le processus du retour »1099 sans vraiment la réaliser. La quête identitaire chez Senghor s'opère alors comme une métaphore obsédante. Il refuse de renier son être, son origine tout en assimilant la langue et les valeurs de l'Occident. Il ne peut également pas se réclamer une identité unique et précise, car son existence est marquée du sceau du métissage, qu'il soit biologique, culturel ou linguistique. Il oscille entre deux cultures ; il se construit une identité qui se vit, se pense et s'écrit dans l'entre-deux. Obsédé par la recherche d'une identité, « la quête identitaire dans [son] oeuvre poétique [...] s'impose comme un parcours fondamental qui [le] conduit vers des horizons toujours nouveaux »1100. En effet, dans l'oeuvre poétique de Senghor, il s'agit d'une identité dynamique, car on assiste à une véritable quête identitaire. Cette quête identitaire s'accompagne d'un retour aux essences, aux sources, et d'une ouverture à d'autres essences et à d'autres sources. Il se donne le devoir de se créer, de s'inventer, de se forger une identité, dite identité francophone. Qu'est-ce que l'identité francophone ? Quelles sont les origines de la quête identitaire chez Léopold Sédar Senghor ? Comment se conçoit l'identité francophone dans sa poésie ? La question identitaire en Francophonie est également d'actualité, et cela s'explique du fait de la modernité, de la mondialisation, des déplacements, des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Elle est une problématique, et les points de vue sont partagés. 1096 Myriam LOUVIOT, Poétique de l'hybridité dans les littératures postcoloniales, Thèse de doctorat, Strasbourg, Université de Strasbourg, UFR de Lettres Modernes, Littérature comparée, 17 septembre 2010, 948 p. [Sous la direction de François-Xavier Cuche], p.7 1097 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 92 1098 Préface de À mi-chemin de Véronique TADJO, L'Harmattan, Paris, 2000, p. 7 1099 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 85 1100 Idem., p.83 325 Henri Lopès et Daniel Maximin estiment qu'il n'y a pas d'identité francophone.1101 Pour Henri Lopès, « la langue serait l'un des éléments caractéristiques de l'identité », or il n'y a pas de langue francophone, donc, pour lui, il ne peut pas exister une identité francophone. Autrement dit, personne ne parle le francophone, ni écrit en francophone. La Francophonie, dans ce sens, est de la lumière d'étoile morte, elle n'a plus le droit à la parole et à l'existence.1102 Quant à Daniel Maximin, les Francophones « sont différents, ils sont distincts ; il n'y a donc pas une identité francophone, et on ne peut être qu'un dictateur si on essaie de la fabriquer dans un but politique. » Jean Tardif pense qu'il existe une identité francophone, mais elle « ne se confère pas, elle se construit et peut même être délaissée. Ce qui importe donc réellement, ce sont ceux qui se considèrent comme parlants-français et qui se comportent comme tels autrement que de façon purement occasionnelle ou marginale ».1103 Ken Bugul affirme que tout le monde est Francophone, et que personne ne se situe à la périphérie : J'entends par Francophonie l'usage et le vécu d'une langue commune à des pays qui ont en partage la langue française. Il n'y a donc pas d'auteurs `'français». Tout le monde est francophone et personne ne se situe à la périphérie.1104 Michel Guillou définit le Francophone comme étant celui qui parle la langue de l'autre et qui refuse l'uniformisation linguistique et culturelle ; c'est celui qui est ouvert en conservant sa spécificité.1105 Quant à Alain Mabanckou, être Francophone, c'est être dépositaire de culture, d'un tourbillon d'univers, bénéficier certes de l'héritage des lettres françaises, mais apporter surtout sa touche dans un grand ensemble, et cette touche brise les frontières, efface les races, amoindrit la distance des continents pour ne plus établir que la fraternité par la langue et l'univers.1106 Tahar Ben Jelloun affirme qu' « est considéré comme francophone l'écrivain métèque, celui qui vient d'ailleurs et qui est prié de s'en tenir à son statut légèrement décalé par rapport aux écrivains français de souche. »1107 Le Tchadien Nimrod nous invite à bannir l'épithète « francophone » de notre vocabulaire, car il n'y a pas d'écrivains francophones.1108 1101 Jean-Pierre Asselin de BEAUVILLE et al., « Les identités francophones », op. cit., p.74 et p.79 1102 C'est dans cette logique que s'inscrit le manifeste « Pour une littérature-monde en français », paru dans Le Monde des livres du 16 mars 2007 ou Pour une littérature-monde, publié chez Gallimard sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, en mai 2007. Ils se veulent l'acte du décès de la Francophonie. 1103 Jean-Pierre Asselin de BEAUVILLE et al., « Les identités francophones », op. cit., p.70 1104 Ken BUGUL, Magazine littéraire de mars 2006 (cité également par Jean Foucault, « Parler le francophonais », op. cit., p. 20) 1105 Michel GUILLOU, Francophonie : Demain, il sera trop tard, p.3 1106 Alain MABANCKOU, « La Francophonie, oui, le ghetto, non ! » Le Monde|18.03.2006 à 13h57. Mise à jour le 18.03.2006 à 13h57 1107 Tahar Ben JELLOUN in Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, p. 117 1108 Bena Djangrang NIMROD, in Pour une littérature-monde, idem., p. 234 326 Comme le dit Josefiana Bueno Alonso, « l'identité francophone se présente comme une configuration d'éléments multiples »1109 qui « émerge à partir de la déconstruction d'une littérature dominante et d'une langue dominante et elle est marquée par l'hétérogène ».1110 Elle est l'affirmation d'une façon d'être et d'agir dont les valeurs dépassent le sens commun et s'imposent aux hommes quelle que soit leur origine, leur race et leur nationalité. C'est-à-dire qu'être Francophone, c'est reconnaître et valoriser une langue et une culture fécondées et fécondantes. Selon Dominique Wolton, « cinq caractéristiques permettent de cerner l'identité francophone : linguistique, géographie et spatiale, civilisationnelle, politique.[...] Par conséquent l'identité repose sur le fait d'appartenir à une communauté de langue ou bien, de s'y rattacher en parlant français »1111. Il poursuit ses propos en disant que L'identité est une réalité dont chaque francophone est dépositaire, qu'il ressent et vit de façon particulière, mais dont chacun n'est propriétaire et qui ne répond pas à une conception unique.1112 Si nous comprenons très bien, le fait d'appartenir à une communauté de langue, de surcroît la langue française, fait de l'individu un Francophone. Et, à juste titre, il ajoute en affirmant que « toute identité est d'abord un patrimoine en commun, que l'on accepte, que l'on subit, auquel on adhère ou non, mais qui existe ».1113 Cela suppose que dans l'appréhension de l'identité francophone, la langue y joue un rôle central, et que la question identitaire se pose partout où le français est parlé ou (et) enseigné. Dans tous les cas, tous les critiques s'accordent pour dire que l'identité francophone est dynamique et plurielle et qu'elle est à construire avec les autres. En ce qui nous concerne, nous avançons que l'identité francophone est, à la fois, une identité-refuge et une identité culturelle relationnelle. En effet, c'est la langue française qui a établi un lien de solidarité entre les peuples. Cette langue reflète l'identité de tous ces peuples unis. Elle est le symbole d'identité des Francophones. Cette identité ne va-t-elle pas faire perdre (ou renoncer à) l'identité spécifique de chaque parlant-français ? Senghor estima que La francophonie ainsi présentée dans ses dimensions géographiques et humaines, nous devons évoquer le lien unit ces quarante-deux pays : la langue française. Mais il est moins question de cette langue que de la civilisation dont elle est le véhicule, plus exactement de son esprit : de la culture française. Cependant, s'il n'était question que 1109 Josefina Bueno ALONSO, Francophonie plurielle : L'expression d'une nouvelle identité Culturelle, p. 689. Disponible sur http :// www.dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/1011658.pdf 1110 Idem., p. 687 1111 Dominique WOLTON, « L'identité francophone dans la mondialisation », Cellule de réflexion stratégique de la Francophonie (CRSF), Décembre 2008 (collaboration avec Cathérine Mandigon et Aurélien Yannic), p. 17 1112 Idem., p. 33 1113 Ibidem., p. 33 327 de cela, comment pourrions-nous l'accepter sans renoncer à notre identité, nous Négro-Africains, nous Arabo-Berbères, Indochinois, Papous et Polynésiens, voire nous Belges, Suisses, Canadiens ? Si nous acceptons comme objectif majeur de la francophonie la défense et réalisation de la francité, c'est qu'elle est liée, dans notre esprit, comme dans la réalité historique, à la défense et réalisation de nos cultures respectives.1114 Selon lui également, l'identité francophone ne permettra pas le renoncement de l'identité propre de chaque parlant-français. Alors comment Léopold Sédar Senghor conçoit-il l'identité francophone sachant que sa Francophonie présente une langue et une culture qui ne sont pas tout à fait françaises ? Si chaque langue est intimement liée à l'identité du peuple qui la parle, alors chez Senghor l'identité francophone ne serait plus conditionnée par le critère de la géo-spatiale, car il n'a jamais été question chez lui de définir un espace, mais une communauté, une culture et une langue. Le Francophone serait celui qui appartient à la communauté, qui accepte la culture et la langue que Senghor a définies avec sa conception de la Francophonie. Chez Senghor, l'identité francophone serait métissage et ouverture, car elle se construit à partir des apports de tout un chacun, peut-on en déduire des propos de René Gnaléga. Il faudrait voir ici l'idée selon laquelle le point culminant de l'identité senghorienne dépasse des clivages pour s'ouvrir au métissage qui est le nom d'un nouvel humanisme1115. Nous retenons que l'identité francophone est une identité métisse, unique et plurielle, c'est-à-dire une identité définie comme une unité dans la diversité ou dans la pluralité. Mieux, elle est une configuration d'éléments multiples.1116 Il est question de voir comment Léopold Sédar Senghor définit l'identité francophone dans sa poésie. Il s'agit, également, de procéder à une approche nouvelle d'analyse pour élucider la problématique de l'identité dans la Francophonie.1117 Quatre chapitres permettent d'emprunter le chemin périlleux de la quête identitaire dans la poésie senghorienne afin de montrer que la Francophonie est l'expression de l'identité-refuge de toutes les personnes se considérant métisses linguistiquement, biologiquement et culturellement. Le premier chapitre met en évidence l'identité rhizomique de Léopold Sédar Senghor. Dans ce chapitre, nous montrons que Senghor cherche des origines ataviques pour justifier son identité métisse 1114 Léopold Sédar SENGHOR, « Pour un humanisme de la francophonie », Liberté 3, op. cit., p. 277 1115 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 92 1116 Albert CHRISTIANE, « Introduction », in Francophobie et identité culturelles, op. cit., p. 9 1117 Plusieurs critiques ont utilisé des approches structuralistes, sémiologiques ou sémiotiques, voire linguistiques, diachroniques ou synchroniques pour appréhender les identités. Quant à nous, nous voulons procéder autrement en nous servant de la psychocritique. 328 (identité multiple). « Il faut ajouter que la quête identitaire touche aux racines de l'être puisqu'elle va donner une place particulière aux liens de sang. »1118 Pour cela, il fait appel à la thèse de l'ancêtre portugais et des sangs mêlés. Le deuxième chapitre donne les explications de la démarche entreprise par Senghor pour se constituer une identité. Car, selon Toader Saulea, [la] triple filiation identitaire : portugais, sérère (Sédar, « qu'on ne peut humilier »), chrétienne-impériale (Léopold), fait de lui le métis exemplaire. Au carrefour des cultures et carrefour lui-même, Senghor confirme, par son sang, sa parole et sa plume, aussi bien le mot de Charles de Gaulle- « l'avenir est au métissage »- que celui du sociologue Edgar Morin : « le métis doit être l'homme de demain. C'est l'homme qui peut fonder son identité directement sur la notion d'humanité »1119. Nous voyons dans ce chapitre l'identité de l'entre-deux et l'identité acculturée de Senghor. Le troisième chapitre, quant à lui, vient corroborer l'identité francophone de Léopold Sédar Senghor, qui pour, celui-ci, découle de l'appréhension de l'homme dans l'univers. Il reste que, pour les poètes francophones d'aujourd'hui, ce qui compte d'abord, c'est l'objet du poème, qui est une vision ontologique de l'univers : de l'homme dans l'univers.1120 Cette identité francophone est une identité, à la fois, humaniste et culturelle qui se fonde sur la notion d'humanité. Dès lors et déjà, nous pouvons avancer comme hypothèse, à partir de ces trois chapitres, que l'identité francophone est une identité métisse, fondée sur des valeurs humanistes et culturelles. Le quatrième chapitre est le lieu où nous exposons une plausibilité de définition de la poésie francophone. Il s'agit de donner les contours et les caractéristiques de cette poésie, et si possible ceux de la littérature francophone. Mieux, nous allons essayer de construire une poétique de la poésie francophone au regard de Léopold Sédar Senghor. Avec la psychocritique de Charles Mauron, et peut-être avec l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni, nous allons décrypter les différentes articulations ci-mentionnées. En plus, cette partie se veut la synthèse des deux premières parties. Nous nous efforçons, dans cette partie, de déceler le mythe personnel de Léopold Sédar Senghor. 1118 René GNALÉGA, Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p.91 1119 Toader SAULEA, « Pour une identité de rencontre : Senghor, l'Afro-Européen », Identité et multiculturalisme, Revue Roumaine d'Études Francophones, n°.1/2009, p.37 1120 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'Hexagone », Dialogue sur la poésie francophone, op. cit. (loc. cit.), p. 379 329 CHAPITRE I : LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET LA
QUÊTE La poésie est une expression de la quête identitaire. En effet, les poèmes permettent de se réfugier dans ses rêves, de se créer un monde imaginaire, de transfigurer le réel dans la perspective d'une vision du monde dans lequel le poète se conçoit, se définit. Les poèmes deviennent alors le lieu de réflexion et de questionnement identitaire pour le poète, évidemment de son affirmation identitaire dans la dialectique de l'altérité. La poésie, l'expression de la quête identitaire, s'édifie sur une perpétuelle hésitation (qui est à la fois tension) entre l'extérieur et l'intérieur, le parcours et le repli, l'absence et la présence, le réel et l'illusion, le départ et le retour, le lieu d'origine et le lieu d'exil, le fermé et l'ouvert, l'immobilité et le mouvement, le proche et le lointain, la parole et le silence, le moi et l'autre, moi qui souvent se superpose à un nous1121. Autrement dit, le poète se met à découvert dans sa poésie, et son écriture est porteuse d'une identité multiple. Chaque individu, ayant en lui un vide existentialiste, doit combler ce vide à sa manière.1122 Tel est le cas du poète avec sa poésie. La poésie devient ainsi une construction inconsciente de l'identité, traduisant "un moi" qui sans cesse cherche à se définir, à mettre en évidence « des contenus de représentations de ce que l'on est, de ce que l'on devrait être et de ce que l'on voudrait être, dans la durée, l'espace et les diverses circonstances de la vie sociale »1123 afin de combler le néant qu'il porte en lui. L'oeuvre poétique se conçoit comme un journal intime dans lequel le poète décrit sa propre identité et évoque souvent ses souvenirs. Affirmer alors son identité n'est point constant ni fixe, cela semble vouloir dire rechercher une légitimité dans et par ses racines, dans et par sa généalogie ou sa filiation.1124 La poésie devient alors l'instrument de légitimation de l'identité plurielle. 1121 Liliane FOALU, Identité et altérité dans la poésie francophone contemporaine. Hypastases belges, [en ligne], p. 276. Disponible sur www.diacronia.ro/indexing/details/A5771/pdf 1122 d'Arcy HAYMAN, « L'art dans la vie de l'homme », L'art dans la vie de l'homme, la science dans la vie de l'homme, Unesco, Le Courrier, XIVe Année, numéro 7-8, Juillet-Aout 1961, p. 13 1123 Geneviève VINSONNEAU, « Le développement des notions de culture et d'identité : un itinéraire ambigu », Carrefours de l'éducation 2002/2 (n°14), p.4. 1124 Muriel PLACET-KOUASSI, « Identité, Légitimité et Rhizome dans Les deux fins d'Orimita Karabegovic de Janine Matillon », Chimères, p.2 330 La poésie et la quête identitaire sont intimement liées, à telle enseigne que la poésie est pour le poète le terreau d'affirmer son moi comme il le conçoit ou le vit. René Gnaléga laisse entendre, à ce propos, que « [l]e vrai poète est sans cesse en quête de lui-même, de ses origines ».1125 Léopold Sédar Senghor ne déroge pas à cette logique. La notion d'identité est une problématique dans sa poésie, et elle l'est tout autant pour la communauté Francophone envisagée par lui. Ne se demandait-il pas ? Ne suis-je pas fils de Dyogoye ? Je dis bien le Lion affamé. (Po : 194) Cet extrait de « Chant de l'initié » révèle que la quête identitaire (la recherche de ce qu'il est) est au centre même des préoccupations de Léopold Sédar Senghor et de sa poésie. Il en a fait un thème majeur de sa poésie. Cette quête est une obsession qui se lit à travers l'emploi récursif des formules existentialistes et identitaires (des formules permettant de parler de soi ou de son existence) : Je suis, Je ne suis pas, ne suis-je pas...ainsi que des formules de possession : J'ai,... renforcés par des adjectifs possessifs : mon, ma, nos, mes... De sa quête, il découvre que son père est, à la fois, Sérère et Malinké, que sa mère est Sérère et Peule, et qu'il avait « probablement une goutte de sang portugais ». À cet effet, il dit : Pour moi, c'est tout aussi complexe. Encore que je sois, culturellement enraciné dans la sérénité, mon père, sérère, était de lointaine origine malinké avec un nom et probablement une goutte de sang portugais, tandis que ma mère, sérère, était d'origine peule.1126 Cette découverte montre bien qu'il a une identité sérère, malinké, peule et portugaise. De ce fait, Senghor se trouve « au croisement de trois ethnies africaines »1127 et d'une européenne. Il s'agit bien d'une identité rhizomique (d'une identité-rhizome), dans le cas de Léopold Sédar Senghor. Qu'est-ce qu'une identité rhizomique ? Au lieu d'une racine principale donnant naissance à des racines secondaires, le rhizome, quant à lui, est un ensemble de petites racines sans racine principale qui se créent juste sous la surface de la terre. Appliqué au concept de l'identité, l'on admet une identité multiple, révélée par Deleuze et Guattari, à travers leur ouvrage Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 1125 René GNALÉGA, Regard kaléidoscopique sur la poésie ivoirienne écrite, Paris/Abidjan, Doxa/PUMCI, 2018, p. 137 1126 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'Hexagone », op. cit., p. 370 1127 Idem., pp. 369-370 331 21128, que Glissant explicite mieux en l'opposant à l'identité-racine dans Introduction à une Poétique du Divers.1129 Pour Deleuze et Guattari, « un rhizome comme tige souterraine se distingue absolument des racines et radicelles. [...] Le rhizome en lui-même a des formes très diverses, depuis son extension superficielle ramifiée en tous sens jusqu'à ses concrétions en bulbes et tubercules »1130, et fonctionne en principe de connexion et d'hétérogénéité, de multiplicité, de rupture asignifiante, et de cartographie et de décalcomanie. Le rhizome est une extension biologique d'une plante vivace. Ce n'est pas une racine ; il ne cherche pas à descendre profondément dans la terre, il n'y a pas de verticalité. Il est composé de lignes qui s'étendent horizontalement, et chaque ligne a sa propre vue et sa propre indépendance, mais reliées les unes aux autres. Les lignes se propagent par multiplication et par déterritorialisation. En d'autres mots, le rhizome possède des formes multiples qu'on ne peut pas réduire à la racine principale et à l'arbre. Il a plusieurs racines indépendantes qui s'étendent dans toutes les directions. Ainsi, le rhizome est hétérogène, parce que composé d'éléments autonomes et différenciés les uns des autres. Édouard Glissant va alors appliquer ce concept à l'identité. En fait, il emprunte le concept de rhizome à Gilles Deleuze et Félix Guattari pour qualifier sa conception d'une identité plurielle1131 qui s'oppose à l'identité unique. À ce propos, il affirme : Quand j'ai abordé la question [de l'identité], je suis parti de la distinction opérée par Deleuze et Guattari entre la notion de racine unique et la notion de rhizome. Deleuze et Guattari, dans un des chapitres de Mille Plateaux (qui a été publié d'abord en petit volume sous le titre le Rhizome), soulignant cette différence. Ils établissent du point de vue du fonctionnement de la pensée, la pensée de la racine et la pensée du rhizome. La racine unique est celle qui s'étend à la rencontre d'autres racines. J'ai appliqué cette image au principe d'identité.1132 Par opposition au modèle des cultures ataviques, la figure du rhizome, chez Glissant, place l'identité en capacité d'élaboration des cultures composites, par la mise en réseau des apports extérieurs. L'identité rhizomique, chez Glissant, échappe à toutes les catégorisations, et prend différentes formes, elle est mobile, hétérogène, multiplicité. Elle est un modèle de circulation, d'interaction et de fusion. Elle n'est pas contraire à l'enracinement ni au refus de la racine-lieu-origine, mais opposition à l'exclusivité de cette racine. Parler d'une quête identitaire 1128 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Éditions de Minuit, Paris, 1980, pp. 13-20 1129 Édouard GLISSANT, Introduction à une Poétique du Divers, Gallimard, Paris, 1996, p. 60 1130 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, op. cit., p. 13 1131 Chez DESPESTRE, c'est plutôt une identité-banian, faisant allusion à l'arbre sacré du bouddhisme. (René DESPESTRE, Le métier à métisser, Paris, Stock, 1998, pp. 196-210). 1132 Édouard GLISSANT, op. cit., p. 60 332 rhizomique, chez Senghor, revient à montrer qu'il va à la recherche de ses multiples racines identitaires pour justifier son identité métisse. La poésie senghorienne exprime l'état d'un sujet « je » qui prend conscience de son identité mutilée par la guerre, l'esclavage, la colonisation et le séjour en Europe, et qu'en lui se mêlent, s'entremêlent et se démêlent plusieurs cultures. Il est issu d'un peuple dont le passé est stigmatisé par la colonisation. Ce sujet sait qu'il y a une distance entre son peuple et lui ; qu'il est écartelé entre l'appel de l'Afrique et l'appel de l'Europe. Il reconnaît qu'il est lui-même carrefour de plusieurs cultures et identités. Le problème qui se pose est celui de la justification de ce que ce « je » est au juste. Autrement dit, le problème est de dire comment Senghor conçoit sa propre identité ou explique son identité rhizomique. Pour justifier son identité rhizomique, nous voyons qu'il va s'octroyer des origines ataviques diverses, surtout une origine européenne avec la thèse de l'ancêtre portugais. Il est resté convaincu toute sa vie qu'il a une origine portugaise. Ce n'est pas seulement par la thèse de l'ancêtre portugais qu'il se définit comme métis ou ayant une identité plurielle, mais aussi par la thèse des sangs mêlés. De ce fait, il prouve que son inclinaison au métissage trouve des explications non seulement dans sa propre famille, mais également ailleurs, c'est-à-dire chez l'autre. Par ces théories, Senghor peut affirmer que le métis est « un homme poreux, ouvert à toutes les civilisations du monde »1133, qui se constitue une identité avec les apports extérieurs, dite identité rhizomique. Cette identité reflète l'image d'une personne qui reconnaît avoir plusieurs identités et qui les exprime de façon disparate, car estime-t-elle que ces identités sont autonomes, indépendantes. Ce chapitre un permet de mieux appréhender la thèse de l'ancêtre portugais et celle des sangs mêlés. Pour mener à bien notre réflexion, nous recourons à la psychocritique. 1133 Hans Jürgen LÜSEBRINK, « "Metissage", contours et enjeux d'un concept carrefour », Études littéeaires, vol.25, n°3, 1993, pp. 93-106 333 1. LA THÈSE DE L'ANCÊTRE PORTUGAISL'ancêtre est celui ou celle de qui l'on descend par son père ou par sa mère. Lorsque Senghor parle de l'ancêtre portugais, il insinue qu'il est descendant d'un portugais de par son père. Ce qui signifie qu'il a une origine portugaise, voire occidentale. Comment cela est-il possible ? N'est-il pas le fils d'un traitant ? Son père n'est-il pas Dyogoye ? Avant d'interroger ses textes poétiques, nous nous permettons de citer longuement Bernard Magnier qui nous donne une tentative de réponses à nos différentes questions susmentionnées. LÉOPOLD, prénom chrétien qui fut aussi celui du roi des Belges, alors « propriétaire » du Congo, et qui trouva sa racine avec le mot « lion », tout comme Diogoye, le nom porté par son père ; SÉDAR, prénom sérère qui marque l'ancrage dans l'univers culturel de ses parents eux-mêmes métis (« Culturellement enraciné dans la sérénité, mon père, sérère, était de lointaine origine malinké, tandis que ma mère, sérère était d'origine peule ») ; et enfin SENGHOR, « un nom et probablement, une goutte de sang portugais », une déformation du mot « senhor », « maître » ou « monsieur », comme l'on voudra... Ainsi déjà, par son nom, Léopold Sédar Senghor est métis, Senghor est multiple. Il ne convient donc pas de réduire à une seule image celui qui n'a cessé d'être perçu comme trop africain pour le continent européen, trop occidental pour ses compatriotes1134. Selon Bernard Magnier, Léopold Sédar Senghor, par son nom, se révèle avoir plusieurs identités ou plusieurs origines. Par son nom, Senghor se présente, également, comme métis. Cependant, si Senghor est convaincu qu'il a un ancêtre portugais, c'est qu'il est d'une assurance qu'il a des ancêtres qui viennent de la Haute Guinée Portugaise (actuelle Guinée Bissau). Son nom « Senghor » qu'il tient de son père, dérivé d'un mot portugais, aurait une origine en Haute Guinée Portugaise, porté soit par un aïeul, soit par un pur Portugais. Si cela s'avérerait, ce qui signifie qu'il a évidemment un ancêtre, soit Africain qui a pris un nom portugais, soit Portugais de souche. Pour confirmer ces hypothèses, passons à la superposition de ses poèmes, tels que « Le message », « Le totem », « Que m'accompagnent koras et balafong » (Chants d'ombre) et « Prière des Tirailleurs sénégalais » (Hosties noires). (Le message) Le Prince a répondu. Voici l'empreinte exacte de son discours 1134 Bernard MAGNIER, « Léopold, Sédar, Senghor », Mémoire Senghor, 50 écrit en hommage aux 100 ans du poète-président, Édition UNESCO, 2006, p. 105 334 « Enfants à tête courte, que vous ont chanté les koras ? « Vous déclinez la rose, m'a-t-on dit, et vos Ancêtres les Gaulois. (Po : 17) (Le totem) Il me faut le cacher au plus intime de mes veines L'Ancêtre à la peau d'orage sillonnée d'éclairs et de foudre Mon animal gardien, il me faut le cacher Que je ne rompe le barrage des scandales. (Po : 22) (Que m'accompagnent koras et balafong) Mais je vous laisse Pharaon qui m'assis à sa droit et mon arrière-grand-père aux oreilles rouges. (Po : 33) (Prière aux Tirailleurs sénégalais) « Sur la terre que chantèrent en l'étape perdue de mémoire nos ancêtres océaniens La béatitude bleue méditerranéenne. » (Po : 69) La superposition de ces extraits nous donne le réseau associatif suivant : - Ancêtre occidental (Blanc) : vos Ancêtres les Gaulois, l'Ancêtre à la peau d'orage sillonnée d'éclairs et de foudre, mon animal gardien, mon arrière-grand-père aux oreilles rouges, nos ancêtres océaniens. Par ce réseau, nous voyons que la quête identitaire conduit Senghor en d'autres lieux. Il cherche ses origines dans d'autres continents. Il se rend ainsi en France (Ancêtre Gaulois...), en Océanie (Ancêtres océaniens...). Dans tous les cas, ce n'est pas en Afrique qu'il cherche d'abord ses origines, et cela suppose que ses origines sont soit européennes soit océaniennes. Ce qui laisse croire que les ancêtres en question ne sont pas de la race noire, mais, plutôt de la race blanche ou métisse. Senghor estime que son ancêtre a des oreilles rouges et une peau d'orage sillonnée d'éclairs et de foudre. Il y a une dose d'incertitude à telle enseigne qu'il refuse de propager la bonne nouvelle : « Il me faut le cacher au plus intime de mes veines ». Il décide de poursuivre sa quête identitaire afin de mieux appréhender celui dont il prétend être descendant. En effet, l'identité est ce qui caractérise l'homme, le distingue des autres, sa spécificité, ce qui le particularise. En perdant son identité, l'Africain a perdu son monde tel qu'il devrait être. Il a besoin de se retrouver, se définir, se rencontrer, se réapproprier son monde et ses représentations. Il a besoin de récupérer sa culture, ses dieux, son être, sa spiritualité, en un mot son identité. Cela passe par un retour aux sources, ce que fit Senghor. Cette quête identitaire l'emmène en Afrique primitif. En Afrique, il fit une découverte, qui bouleversa toute sa vie : l'origine de son nom « Senghor », et en même temps de son « identité primordiale ».1135 Notre seconde superposition permet de mieux expliciter la découverte de Senghor. Il s'agit de « Élégie/Élégie de minuit », « Élégie des Saudades » 1135 Léopold Sédar SENGHOR, « Je lis `'miroirs» », Lettres d'hivernages, op. cit., p. 242 335 (Nocturnes), « Sur la plage bercé », « À quoi comment » et « Ta lettre ma lettre » (Lettres d'hivernage). (Élégie/Élégie de minuit) Dans mes yeux le phare portugais qui tourne, oui vingt quatre heures sur vingt-quatre Une mécanique précise et sans reprit, jusqu'à la fin des temps. (Po : 196) (Élégie des Saudades) J'écoute au fond de moi le chant à voix d'ombre des sau- dades. Est-ce la voix ancienne, la goutte de sang portugais qui Remonte du fond des âges ? Mon nom qui remonte à sa source ? Goutte de sang ou bien Senhor, le sobriquet qu'un capitaine donna autrefois à un brave laptot ? J'ai retrouvé mon sang, j'ai découvert mon nom l'autre année à Coïmbre, sous la brousse des livres [...] Mon sang portugais s'est perdu dans la mer de ma Négri- tude. (Po : 201-204) (Sur la plage bercé) Or je songe à la foi furieuse, à la tendresse portugaise. Saudades des temps anciens, et la brise était fraîche et l'hiver- nage humide Saudades de mes nostalgies, je pense à l'Africaine, à la Peule d'or sombre À toi. Ta goutte de sang ibérique, douceur et ferveur comme une fourrure. Comme un plain-chant, non ! comme une berceuse malinké. (Po : 229) (À quoi comment) Je vis la vague vis le bleu, et la blondeur du sable blanc Et la rougueur rose du cap de Nase comme le nez du cousin portugais Tout gravelé de blockhaus désuets. (Po : 231) (Ta lettre ma lettre) Ta lettre ma lettre, et si c'était impossible Si Hitler si Mussolini, si la Rhodésie l'Afrique du sud, le cousin portugais (Po : 231) De cette superposition, plusieurs réseaux associatifs se dégagent. Ce sont entre autre : - Le lien de sang : la goutte de sang portugais, goutte de sang, mon sang, mon sang portugais, ta goutte de sang ibérique... - Le lien avec le Portugal : le phare portugais, tendresse portugaise, le nez du cousin portugais, le cousin portugais, la goutte de sang portugais, mon sang portugais, ton sang ibérique... - Le lien patronyme : mon nom, senhor, le sobriquet... - Le lien avec l'Afrique : un brave laptot, ma Négritude, l'Africaine, la Peule d'or sombre, une berceuse malinké,... 336 - La source primordiale : la fin des temps, la voix ancienne, fond des âges, sa source, un capitaine, autrefois, un brave laptot, l'autre année, sous la brousse des livres, des temps anciens, désuets... Les réseaux associatifs issus de cette seconde superposition montrent clairement le choix identitaire de Léopold Sédar Senghor. Il a un sang portugais, ce qui signifie que son ancêtre est originaire du Portugal. Et ce, depuis l'Afrique primitif. Cependant, la couleur de la peau pose problème. Il n'est pas blanc ni brun, il est noir. Alors, le doute s'installe : « Goutte de sang ou bien senhor, le sobriquet qu'un capitaine donna autrefois à un brave laptot ? » Non, il refuse cette hypothèse, car le nom « Senghor » doit avoir probablement une origine portugaise. Ainsi, pour s'en assurer, il affirme que son « sang portugais s'est perdu dans la mer de [sa] Négritude ». En fait, Senghor ne nie pas ses origines africaines. Il sait que ses origines africaines sont visibles et indéniables, voire une évidence. Par contre, ses soi-disant origines portugaises, quant à elles, ne sont pas visibles. Après les avoir découvertes « sous la brousse des livres », Senghor décide de ne pas « cacher au plus intime de [ses] veines, l'Ancêtre à la peau d'orage sillonnée d'éclairs et de foudre, [son] animal gardien », qui est, ici, l'ancêtre portugais. Par ce fait, il affirme être un descendant biologique de l'ancêtre portugais. Ce qui signifie que Senghor est également Portugais ; d'où le lien patronyme dans les réseaux associatifs. Le nom n'est que la conséquence immédiate. Cette découverte faite « sous la brousse des livres » est hilarante ; cependant, il avait autrefois honte de le dire, et d'affirmer son hybridité biologique auprès de ses amis : « Je vous avoue que ce métissage biologique qui nous caractérise au départ, ne me déplaît pas, encore que j'aie commencé par le cacher lorsque j'étais jeune »1136. Au départ, c'était avec une certaine prudence qu'il se prononçait sur la question du sang qui l'identifie et le rattache à l'ancêtre portugais : « J'ai probablement une goutte de sang portugais, car je suis du groupe sanguin `'A», qui est fréquent en Europe, mais rare en Afrique » 1137. Il ressort également que l'arrière-grand-père aux oreilles rouges était un capitaine, et le grand-père un brave laptot, c'est-à-dire un matelot ou tirailleur. Nous optons pour matelot. En effet, Laptot est le nom donné au Sénégal dès le XVIIème siècle aux piroguiers, matelots et débardeurs. Aussi, parce que les ancêtres africains de Senghor venaient de Gâbou, une région du Nord-Est de la Guinée portugaise (Guinée-Bissau) d'où les Mandingues partirent pour créer, au cours des XIVème et XVIème siècles, les royaumes du Sine et du Saloum au Sénégal, comme le confirme Léopold Sédar Senghor : 1136 Léopold Sédar SENGHOR, Dialogue sur la poésie francophone, op. cit., p. 370 1137 Léopold Sédar SENGHOR, La Poésie de l'Action, Paris, Stock, 1980, p. 32 337 Mon père m'a dit que ses ancêtres venant du Gâbou qui est une région de la haute Guinée portugaise. Les Senghor se trouvent surtout en Casamance, à la frontière de l'ancienne Guinée portugaise (...)1138. Au cours des explorations portugaises sur les côtes africaines, précisément en Guinée Bissau un des explorateurs a, peut-être, contracté une relation sexuelle avec une Signare. Ainsi est né le grand-père de Senghor. C'est ce grand-père qui est, en réalité, le lien de sang entre l'ancêtre portugais et Senghor.1139 Les Signares sont, en effet, des Africaines qui vivaient maritalement avec les Occidentaux, et leurs enfants étaient des métis. En découvrant la source primordiale de ses origines, Senghor ne découvre non pas seulement qu'il a un lien de sang avec un Portugais, mais que son père est également métis. De ce fait, il peut alors brandir la preuve tangible et concrète d'une ascendante lusitanienne. La thèse de l'ancêtre portugaise ne devrait pas être objectée par ses critiques qui l'accusent de renier ses origines africaines. En effet, les relations sexuelles entre les colons et les négresses n'étaient pas rares sur les côtières africaines pendant l'exploration et la colonisation. À cet effet, Laurier Turjeon dit « Le métissage » était une réalité coloniale biologique en Amérique latine comme dans les colonies française des Caraïbes et de l'Afrique de l'Ouest, surtout dans les villes comme Saint-Louis du Sénégal où les métisses et les « mulâtres » formaient une classe moyenne africaine qui obtenaient facilement la citoyenneté française depuis le 19ème siècle.1140 Cela est aussi valable dans le cas de Senghor avec l'ancêtre portugais, car les premiers explorateurs en Afrique étaient les Portugais. Aussi, le patronyme « Senghor » participe, à la fois, de la culture africaine et de la culture européenne. Dans « Senghor », nous avons « ngor » qui en ouolof signifie « honneur », et s'emploie comme titre honorifique ; et puis ce nom, comme explicité, pourrait être d'origine portugaise. En plus, Joal, la ville au sud de Dakar, où Senghor passa son enfance avait été en contact avec les Portugais au milieu du XVème, car elle est située sur les bords de l'Atlantique. Tout porte à croire qu'il y a eu réellement une fusion entre la race noire et la race blanche qui a donné une nouvelle race hybride, métisse. Cela 1138 Idem., p. 32 1139 On peut considérer ces propos comme des hypothèses, cependant ce qui est certain, c'est qu'il y a eu des rapports sexuels entre les colons et les indigènes. 1140 Laurier TURJEON (dir.), Regards croisés sur le métissage, Les Presses de l'Université Laval, Québec, 2002, p. 28 338 corrobore la thèse de l'ancêtre avancée par Léopold Sédar Senghor. Où veut en venir Senghor avec cette thèse ? L'aventure humaine est par essence rythmée par des rencontres avec l'autre. Ces rencontres participent de la construction et de l'enrichissement de l'identité sans cesse en mouvant. Et, de la rencontre avec l'autre, différent de soi, est né le métis. Pour ainsi dire qu'aujourd'hui, nous naissons tous métis.1141 La découverte de sa propre identité ne signifie pas une élaboration dans l'isolement, mais négociation par le dialogue, partiellement extérieur, partiellement intérieur, avec d'autres.1142 Senghor, à la recherche de ses origines ataviques, trouve la réponse en l'autre, l'ancêtre portugais. Et, il conclut qu'il est le résultat, le produit d'une prodigieuse suite de métissages ethniques et raciaux dont nous ne saurons jamais ni mesurer l'ampleur ni doser exactement les éléments, faute d'un test ADN. Le métis est un autre ; il est multiple et pluriel. En effet, génétiquement parlant, il possède la moitié des gènes de son père et la moitié des gènes de sa mère ; culturellement, il est aussi moitié-moitié, par conséquent il est distinct des cultures d'origine de ses parents. Antionette Liechti affirme que Le métis est donc autre, nouveau, et sa nouveauté constitue à la fois sa force et sa faiblesse car c'est une condition nouvelle parfois difficile à assumer. Sans entrer dans les détails de l'histoire de l'humanité et en particulier des différentes conquêtes qui l'ont ponctuée depuis toujours, puisque c'est à ces occasions que les métissages de populations apparaissent, rappelons seulement combien des individus issus de ces croisements culturels ont payé un lourd tribut. Ils représentent l'incarnation, au sens propre du mot, d'une réalité souvent rejetée, [...].1143 Cela peut justifier l'attitude de Senghor dans sa jeunesse : la honte de dévoiler son identité rhizomique. En fait, il s'agissait d'une peur d'être la risée de son entourage. Parler de son identité, c'est dire ses origines, or les origines de Senghor sont multiples. Il est vraiment inadéquat de définir une identité sans payer un lourd tribut. Avec le temps, Senghor comprend qu'être métis est une richesse pour soi et pour les autres. Être métis signifie être dans une situation dynamique, une condition où l'on est à la fois de là-bas et d'ici. Ne pas l'assumer veut dire renier certains éléments de ses origines. Avec Senghor, on comprend que l'identité rhizomique n'a pas un socle immuable, mais une construction dynamique se devant d'intégrer la somme des appartenances et de s'enrichir au fur et à mesure des expériences. Le métis a la 1141 Antionette LIECHTI, « Aujourd'hui, on naît tous métis », Itinéraire, notes et Travaux, n°60, pp. 11-16 1142 Charles TAYLOR, Multiculturalisme, différence et démocratie, Aubier, Paris, 1994, p. 97 1143 Antionette LIECHTI, op. cit., p. 13 339 possibilité de se détacher de ses appartenances originaires, territoriales ou culturelles, et de s'en créer de nouvelles. Pouvons retenir des propos de Virgilio Elizondo lorsqu'il dit que Le métis ne peut pas être adéquatement défini dans les catégories de l'un ou de l'autre de ses groupes d'origines. Son identité ne rentre pas dans une seule histoire ou un seul type de normes [...].1144 Cependant, Senghor, mûr d'esprit, n'avait plus peur, plus honte de s'affirmer, de parler de son identité multiple. Et, c'est avec sans gêne, il dit qu'il est métis ; il cherche des preuves pour arguer ses dires. L'une des preuves tendues est la thèse de l'ancêtre portugais. Cette filiation avec l'ancêtre portugais est, à la fois, biologique et patronyme. Dans sa prise décisionnelle, il fut influencé par le général de Gaulle, par les historiens et les biologistes. En effet, ces derniers pensent que l'avenir est au métissage.1145 Convaincu, il décide d'assumer son identité métisse et de parler de son ancêtre portugais. Puisqu'il a pu apprécier ce qui est bon et ce qui est mauvais dans ses racines multiples, le métis peut se donner pour mission de construire quelque chose de nouveau. Senghor conclut que le métissage est un enrichissement. Pour cette raison, après avoir découvert le secret de son être, l'essence de son identité et de ses origines, il s'engage à prôner le métissage racial comme « un antidote vital de l'ethnocide et du repli de soi »1146, laissant ainsi entrevoir les premières palpitations d'une Civilisation de l'Universel. Il manifeste également la volonté d'assumer, au plan théorique et conceptuel, sa thèse sur le métissage biologique et patronyme, car estime-t-il que le métissage est l'avenir des hommes. Pour mieux justifier sa théorie de métissage, Senghor, par la thèse de l'ancêtre portugais, marque son désir de dépassement des antinomies raciales. Et, René Gnaléga de dire que L'identité senghorienne n'est pas restreinte. Car, au moment où il évoque son sang noir, va surgir son sang ibérique. [...] Il faudrait plutôt voir ici l'idée selon laquelle le point culminant de l'identité senghorienne dépasse des clivages pour s'ouvrir au métissage qui est le nom d'un nouvel humanisme.1147 La Civilisation de l'Universel, un nouvel humanisme, renvoie à un seul concept chez Senghor : la Francophonie. Avec la thèse de l'ancêtre portugais, Senghor pose le problème du métissage à la Francophonie. Il a tenté d'élucider cette problématique avec sa poésie et le concept de 1144 Virgilio ELIZONDO, L'avenir est au métissage, Mame-Éditions Universitaires, Paris, 1987, p. 156 1145 Léopold Sédar SENGHOR, Dialogue sur la poésie francophone, op. cit., p.370 1146 Abib SENE, « Enracinement et ouverture : une vision ithyphallique d'un métissage civilisationnel dans OEuvre poétique de Senghor », op. cit., p.174 1147 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, op. cit., p. 92 340 Francophonie. Dès lors, nous pouvons émettre l'hypothèse que le métissage est l'expression de l'identité francophone.1148 Senghor souhaite que ce métissage soit réel au sein de la communauté francophone. Dans sa poésie, le métissage est naturelle, voire génétique, avec les liens de sang, puisqu'il fait constamment référence au sang, aux gènes, pour dire que les liens de sang occupent une place particulière dans l'appréhension de son identité plurielle, dans la compréhension de son concept de métissage. Il est évident que Senghor mise sur le métissage biologique à la Francophonie, car, selon lui, le monde idéal est celui du métis. En affirmant avoir un ancêtre occidental, il insinue être un Francophone. Il se sent très à l'aise d'affirmer sa double identité : Africain et Européen. Il fait du métissage biologique le fondement de l'identité francophone. Il montre ainsi qu'être Francophone, ce n'est plus seulement communiquer en français (même si cela était la condition nécessaire, elle paraît insuffisante), mais être métis. À l'instar de tous ses contemporains qui ont eu à en souffrir dans leur âme de leur exclusion et du racisme, Léopold Sédar Senghor a été confronté à la nécessité impérieuse d'affirmer son soi en tant que métis, et de faire de cela le fondement même de sa quête identitaire, et de son concept de Civilisation de l'Universel. Autrement dit, Senghor a choisi de vivre son métissage sans se soucier du regard critique de ses contemporains. Et cela l'a conduit vers la formulation d'une exigence fondamentale : celle de la Francophonie. Nous pouvons affirmer que la thèse de l'ancêtre portugais était une manière pour lui d'expliquer son concept de métissage. Une étude superficielle peut confirmer que Senghor a le complexe, comme la plupart des Noirs d'être noirs.1149 En effet, dans sa poésie, on peut saisir aisément les attributs appellatifs du Blanc (Toubab, seigneur). Attribuer à un Noir ces appellatifs est de lui signifier qu'il n'agit plus comme le ferait un Noir (pas par la peau, mais par sa manière d'être), mais agit comme le ferait un Blanc. Ces images de « blanchitude », dans la poésie de Senghor, révèlent que celui-ci se considère ou l'on le considère comme un Européen. Et le comble, il affirme avoir un ancêtre portugais par le lien de sang. Sans le lire posément, on peut conclure en disant qu'il délire et qu'il ne sait plus quoi dire. Cependant, le lire tranquillement avec les yeux d'une personne qui cherche à découvrir, comme le recommande la psychocritique, on voit que 1148 Nous allons expliquer l'identité francophone au chapitre trois de cette partie. Cependant, retenons que le métissage est l'un des critères définitionnels de l'identité francophone. 1149 Emmanuel MOUNIER, Les oeuvres, Tome 3, Seuil, Paris, 1944-1950, 268 p (Il dit que la plupart des Noirs ont honte d'être noirs, une honte qu'ils ne font pas la leur, mais qui hante jusqu'à leur fierté.) 341 Senghor a voulu insinuer qu'il est universel, ouvert à toutes les cultures du monde. C'est un rêve traduit en poésie, et aussi son phantasme. Il rêve d'un monde métissé. Quand on se sait avoir plusieurs origines et ne pas les affirmer, c'est rejeter certains éléments, voire nier une partie de soi. On appelle cela de l'irresponsabilité. Il faut affirmer sans gêne ses identités. Tel est le cas de Léopold Sédar Senghor. Il assume ses dires, et affirme avec fierté ses origines. Il n'est ni Africain, ni Européen. Il est les deux à la fois. Il est métis. Pour faire accepter ce fait, il faut qu'il ait des preuves tangibles et concrètes. Pour avoir ces preuves, il entreprit des recherches et des études. À la suite de ses recherches, il découvrit que son nom patronyme a une origine portugaise, et qu'il a probablement une goutte de sang ibérique dans ses veines, car il est du groupe sanguin `'A». Ce groupe sanguin est très répandu en Europe qu'en Afrique. Rassuré par le général de Gaulle, et confirmé par les biologistes, il peut désormais faire de cette découverte une conviction et la base fondamentale de sa théorie du concept de métissage. L'un des postulats de sa théorie est le métissage biologique. Il est pour le métissage biologique, car convaincu que cela est le fondement de la Civilisation de l'Universel, c'est-à-dire de la Francophonie. Il pense que l'identité francophone est une identité rhizomique (métisse, plurielle). En fait, avec la thèse de l'ancêtre portugais, il voulait en venir à l'identité universelle du Francophone. Il affirme, également, par cette thèse, que tous les hommes ont une identité rhizomique, parce que l'identité est par essence une notion en constante mobilité dans le temps et l'espace, et qui se construit dans le brassage des races et des sangs. Ce brassage permet de penser l'identité comme une multitude d'appartenance dont les unes sont plus mouvantes (visibles), changeantes que les autres (cachées ou souterraines), adaptables en fonction des défis et des opportunités du moment. L'identité est une catégorie en constante construction dans un processus d'interaction enrichissante et féconde.1150 Parlant du brassage des races et des sangs, Senghor parle constamment de sangs mêlés. Ce qui est le second postulat de sa théorie sur le métissage biologique pour appréhender l'identité francophone, et confirmer ainsi son identité rhizomique. Si le premier postulat, c'est-à-dire la thèse de l'ancêtre portugais, est objecté ou fort discutable ; le second, quant à lui, doit conférer une légitimité à sa théorie. Le sang permet d'identifier l'individu et la race. Il est consubstantiellement une donnée commune à l'humanité sans considération raciale.1151 La théorie des liens du sang ou des sangs mêlés est indiscutable, et permet aussi de dévoiler 1150 Fulgence MANIRAMBONA, « De l'identité `'rhizome» comme perspective de la mondialisation de la littérature africaine diasporique », Synergies Afrique des Grands Lacs, n° 6 - 2017 p. 29 1151 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, op. cit., p. 44 342 l'origine cachée de l'individu. On parle de sang mêlé des personnes issues de l'union différente, en particulier des races blanche et noire, autrement dit dont le père et la mère sont, de couleur de peau, différents. L'idée de sang mêlé dans la poésie de Senghor peut se lire à travers ces expressions « Négresse-blonde », « vous masques blanc-et-noir », « des peaux d'arc-en-ciel », « le double de mon double »,... Cependant, notre tâche consiste à mettre en évidence comment se manifeste le sang dans la poésie senghorienne pour déterminer l'identité rhizomique. Il s'agit, également, de saisir ce qu'implique la thèse des sangs mêlés dans la quête identitaire de Senghor. Il n'est pas question d'étudier la représentation ou le symbole du sang dans la poésie senghorienne, mais de montrer que Senghor fait appel à la thèse des sangs mêlés pour définir son identité rhizomique et défendre sa théorie du métissage. 343 |
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