La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghorpar Adou Valery Didier Placide Bouatenin Université Félix Houphouet-Boigny - Doctorat 2019 |
INTRODUCTIONLa francophonie est un mot qui cherche à s'imposer dans le vécu quotidien des hommes et à avoir une définition qui fera l'unanimité de tous6. Il nous est si familier à telle enseigne qu'on ignore son origine et ce qu'il est au juste : « francophonie, voilà un terme qui nous est si familier. Mais sait-on d'où ça vient ? [...] À quelle occasion, dans quel contexte historique Reclus a-t-il forgé ce terme ? »7 Pourquoi Senghor s'est-il autant donné pour la Francophonie ? À ces interrogations, Thi Hoai Trang Phan semble donner une réponse : « La francophonie a beaucoup évolué depuis que, il y a de cela plus d'un siècle, le géographe français Onésime Reclus l'a définie comme ? l'ensemble des populations parlant français? dans le monde »8. En effet, le terme francophonie apparaît en 1880, sous la plume du géographe Onésime Reclus9 pour désigner la communauté linguistique et culturelle que la France doit constituer avec ses ex-colonies pour garantir la suprématie de la langue française. Pour Onésime Reclus, la France fait oeuvre civilisatrice d'Outre-Mer en se servant de la langue qui est l'un des instruments de la mission colonisatrice. Le terme disparaît pendant la moitié du XXe siècle, seul l'adjectif « francophone » est utilisé. Cet adjectif, figurant dans les dictionnaires, désignait les personnes dont le français n'est pas la langue maternelle. C'est après la seconde Guerre Mondiale, à partir d'un numéro spécial de la revue Esprit (1962), qu'une " conscience francophone " s'est développée, et le terme francophonie a refait surface, comme le souligne Béatrice Turpin : Le terme de francophonie, employé par Reclus à une époque de colonialisme conquérant, restera latent jusqu'à ce qu'il ressurgisse à l'époque de la décolonisation. La revue Esprit, citée dans les dictionnaires, et son numéro spécial de 1962 intitulé ? Le Français dans le monde? est ici capitale, dans l'histoire de la notion. Dans ce numéro paraît l'article de Senghor qui introduit le concept de francophonie dans une 6 Comme nous le dit Paola Puccini : « Quarante-cinq ans se sont écoulés depuis la sortie du numéro d'Esprit et la recherche d'une définition du mot /francophonie/ continue, et cette quête, en réalité, ne s'est jamais arrêtée. » (Paola PUCCINI, « le fonctionnement du mot "francophonie " dans la revue Esprit, novembre 1962 : à la recherche d'une définition », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, 40/41|2008, p. 10, mise en ligne le 17 décembre 2010 7 Abdillahi AOULED, « Francophonie : un mot, une histoire... », La nation, 19/19/2014 disponible sur www.lanationdj.com/#article/9455 8 Thi Hoai Trang PHAN, « Des dynamiques de la Francophonie », Afri, volume XII, 2011. Disponible sur http://www.afi-ct.org/article/des-dynamiques-de-la-francophonie/ 9 Onésime RECLUS, France, Algérie et colonies, 1886 10 vision humaniste de partage et d'échange culturels, partage et échange mutuels qui ne seraient plus conçus dans un rapport de dominant-dominé.10 Béatrice Turpin nous apprend que la francophonie fut récupérée par Léopold Sédar Senghor11. À partir de ce moment, la francophonie fut l'objet d'étude universitaire, car nombreuses sont les oeuvres qui l'ont traité comme terme afin de la légitimer. La francophonie d'Onésime Reclus à Léopold Sédar Senghor, c'est-à-dire de 1880 à 1962, était un concept, une idée et une manière de vivre12. C'est vers les années 1980 que la francophonie est devenue une organisation, représentée par l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) avec ses sommets de chefs d'États, et qui regroupe environ quatre-vingt-quatre (84) États et gouvernements qui n'ont pas forcément la langue française en partage et qui n'entretiennent souvent aucun rapport avec la langue13. De ce fait, des critiques littéraires et politiques vont essayer de redéfinir la francophonie. À ce jour, l'on a pu dénombrer cinq définitions de la francophonie. Elle a donc une définition institutionnelle (politique et économique), une définition linguistique et culturelle (géolinguistique), une définition poétique, une définition socio-littéraire, et enfin une définition socio-discursive14. La francophonie s'écrit aussi de deux manières selon l'appréhension du terme. Tantôt avec un « f » minuscule, tantôt avec un « f » majuscule15. À cet effet, Paul Dumont affirme que Jamais une notion, élevée par certains au rang d'un véritable concept, n'aura fait couler autant d'encre que celle de francophonie. Tout le monde s'en est emparée : écrivains, poètes, hommes politiques, académiciens, philosophes, linguistes, sociolinguistes, et chacun donne l'impression de tirer la couverture à soi. Il est difficile à l'observateur, noyé sous une énorme masse bibliographique, à la mesure, il est vrai, 10 Béatrice TURPIN, « Le terme francophonie dans les dictionnaires de langue », Convergences francophones, Encrage, pp.111-122, 2006, 2-910687-20-1<hal-01159525> 11 Allusion à l'article de Lavodrama Philippe, op. cit. (Voir note 4 de l'avant-propos) 12 Bruno BOURG-BROC, « une Francophonie parlementaire », Après demain ; n° 480-481-482. Il dit : « la francophonie, c'est l''affirmation d'une façon d'être et d'agir dont les valeurs dépassent le sens commun et s'imposent aux hommes quelle que soit leur origine, leur race, leur nationalité », p. 28. Jacques BARRAT et Claudia MOISEI, dans « Géopolitique de la Francophonie » diront que « la Francophonie est à la fois un concept et un espace [...] Mais elle est aussi une manière d'appréhender, de comprendre, d'écouter, de communiquer, un humanisme », p. 129 13 Des pays dont le français n'est pas la langue maternelle sont membres de plein droit de la Francophonie (OIF). Voir l'annexe VIII (annexe 8). 14 François PROVENZANO, « Francophonie et études francophones : considérations historiques et métacritiques sur quelques concepts majeurs », Portal Journal of Multidisciplinary studies, Vol.3, n°2 July 2006. Disponible sur http://epress.lib.uts.ed.au/ojs/index.php/portal 15 John Kristian SANAKER, Karim HOLTER ET Ingse SKATTUM, La francophonie : Une introduction critique. Oslo : Uniplub vorlag/Olso Academic Press, 2006, 277 p. « F » majuscule pour la Francophonie institutionnelle (OIF) « f » minuscule pour la communauté linguistique et culturelle. Pour cette étude, nous avons choisi d'écrire la francophonie avec « f » majuscule pour désigner le concept francophonie et non l'OIF. (Voir Tanella Boni, La Francophonie, espace et temps de partage, www.tanellaboni.net/?p=75) 11 de la vitalité universelle du fait francophone, de s'y retrouver et de remettre un peu d'ordre dans ce flot apparemment incoercible d'idées, de conceptions, d'idéologies, de préoccupations, d'intérêts, voire même de stratégies politico-culturelles.16 Paul Dumont nous apprend que la Francophonie est un concept défini par des personnes en fonction de leur culture, de leur objectif et que ces différentes définitions de la Francophonie peuvent dérouter n'importe quel observateur avéré ou pas. Face à la complexité du mot, la Francophonie cherchera à se doter d'une forme d'historicité et, comme tout mouvement voulant imposer évidemment son idéologie, se trouvera des pionniers, des précurseurs et évidement des continuateurs. Pour se justifier, elle sera donc le nouvel objet d'étude universitaire, comme l'affirme Christophe Premat : « Il semble que la francophonie émerge comme nouvel objet d'étude au sein du champ intellectuel et universitaire [...] »17 Pourquoi tant d'engouements autour de la Francophonie ? La réponse est que les avis ou les conceptions sur la Francophonie sont partagé(e)s. Pour Xavier Deniau18, la Francophonie actuelle se démarque de toute manifestation de colonialisme, de racisme, d'impérialisme. Elle prône une communauté où l'on partage les valeurs culturelles communes ; où l'ouverture au monde extérieur, le dialogue et l'accueil de la différence sont de mise. Son texte met, aussi, l'accent sur les aspects institutionnels de la Francophonie, et le pragmatisme qui a prévalu dans leur mise en place. Tels que nous pouvons l'appréhender d'après les travaux de Jacques Barrat, Claudia Moisei, Serge Arnaud, Michel Guillou et bien d'autres spécialistes de ce concept19. Quant à Marc Gontard20, dans l'ouvrage édité sous sa direction, il tente de répondre aux questions que l'on se pose sur la Francophonie. Des questions pour savoir si la Francophonie ne désigne pas ou ne dissimule pas un groupement d'intérêt économique ou un réseau de clientélisme. Farandjis Stélio, quant à lui, réunissant tous les textes de ses conférences et allocutions durant les années 1989 et 1990, fait l'éloge de la Francophonie et de la langue française en invitant les autres à parler français21. Eugène Travares montre que la Négritude, la Lusitanité et la Francophonie sont une manière pour Senghor de 16 Paul DUMONT, « Francophonie, francophonies », Langue française ; n°85, p. 35 17 Christophe PREMAT, « Les avantages de la méconnaissance de la francophonie : le cas de la Suède », Alternative Francophone, Vol, p. 46. Il sera contredit par Abdoul Diouf qui dira dans le journal le Monde du 19.03.2007 « La francophonie ne recueille d'ailleurs pas plus les faveurs du monde académique ou de la recherche universitaire puisqu'elle n'a fait l'objet que de vingt-cinq article de politique internationale en l'espace de trente-six ans, et de deux thèses de sciences politiques depuis 2001 ! Désintérêt évident et, par voie de conséquence, méconnaissance réelle » 18 Xavier DENIAU, « La Francophonie », Que sais-je ?, Puf, Paris, 1983 19 Jacques BARRAT, Geopolitique de la Francophonie, Puf, Paris, 1997, 192 p. 20 Marc GONTARD, « L'espace culturel francophone à l'épreuve du regard », Regards sur la Francophonie, Presse Universitaire de Rennes, 1996, p 14 21 Farandjis STÉLIO, Francophonie fraternelle et civilisation universelle, Édition de l'espace Européen, 1991, 285 p. 12 passer à un stade supérieur dans sa quête d'identité universelle, car elles se résument en un seul projet politique chez Senghor22. Aïssata Soumana Kindo affirme, à propos de Senghor et de la Francophonie, que Senghor partira des manifestations de la Négritude pour aboutir à la Francophonie qui, selon elle, est la réalisation d'une harmonieuse symbiose des contraires23. À l'instar d'Aïssata S. Kindo, René Gnaléga avance que Senghor est un acteur et un bénéficiaire de la Francophonie, sans véritablement aborder la question dans l'oeuvre poétique de Senghor. Il a plutôt cherché à dégager la pensée senghorienne de la Francophonie à travers les cinq tomes de Liberté24. Cependant, les critiques et les points de vue sur la Francophonie ne sont pas tous de bons augures comme nous font croire les auteurs cités plus loin tels que Xavier Deniau, Marc Gontard, Aïssata Kindo, René Gnaléga, etc... En effet, la Francophonie est vue comme un moyen pris par la France pour exprimer son hégémonie. Alexandra Aizier ne dit pas le contraire : « Pour ces auteurs (Guy Ossito, Gisèle Hountondji, Odile Tabner), donc, la francophonie n'est rien d'autre que le moyen trouvé par la France au lendemain de la seconde guerre mondiale pour rester une puissance mondiale et pour préserver son influence et son prestige au niveau international.»25 Parmi les auteurs, qui voient la Francophonie, jugent la Francophonie négativement, nous pouvons citer Karim Traoré, Hassan Benddi, Ambroise Kom, Bégong-Bodoli Betina et Passou Lundula. Pour Karim Traoré, la Francophonie permet de « stopper » toute idée d'émancipation chez l'intellectuel africain26. Hassan Benddi27 est du même avis que Karim Traoré. Il asserte que la Francophonie est une stratégie néo-coloniale de la France, et une récompense pour les Africains à la solde de la France. Dans cette même optique, Ambroise Kom28 tient un langage sans merci à l'encontre de Senghor qui vante les mérites de la Francophonie. Quant à Bégong-Bodoli Betina29, la Francophonie « est née des 22 Eugène TAVARES, « Négritude, Lusitanité et Francophonie chez Léopold Sédar Senghor ou la recherche ineffable d'identité », SYNERGIES, n° spécial 2, Brésil, 2010, pp.101-106 23 Aïssata Soumana KINDO, « Senghor : De la Négritude à la Francophonie », Éthiopiques, n°69 2ème semestre 2002 24 René GNALÉGA, « Senghor et la Francophonie », Éthiopiques, n°69, 2ème semestre 2002 25 Alexandra AIZIER, « La francophonie entre ? Dialogue des cultures? et ambition politique au lendemain du sommet de Beyrouth », Mémoire de fin de cycle, IEP de Lyon, septembre 2003, pp. 21-22, [sous la direction de Caroline Brossat] 26 Karim TRAORÉ, propos extrait de Théâtres africains (Actes du colloque sur le théâtre africain, École Normale Supérieure Bamako, 14-18 novembre 1988), Paris, Éditions Silex, 1990 27 Propos de Hassan BENDDI selon Marc GONTARD, op. cit 28 Ambroise KOM, « les fondements identitaires d'une intelligentsia africaine d'après Amadou Hampâté Bâ », Francophonie et identités culturelles, sous la direction de Christian Albert, Paris, Karthala, 1999, pp. 206- 207 29 Bégong-Bodoli BETINA, De la Francophonie à la ?francofratrie? : un défi de la francophonie du XXIème siècle, disponible sur www.gellugb.over-blog.com/2014/07/de-la-fracophonie-a-la-francofratrie-un-defi-de-la-francophonie-du-xxieme-siècle-par-begong-betina-html 13 cendres de la Communauté française » donc elle « est néocoloniale ». Passou Lundula30 affirme simplement que Senghor s'est servi de l'artifice du langage pour suborner le peuple noir, car le triomphe de la Francophonie à ses yeux est très important que le panafricanisme. Farandjis Stélio dit à nouveau, pour justifier l'existence de la Francophonie, que « Trois erreurs historiques sont souvent colportées au sujet du rapport entre la francophonie et l'ère coloniale. [...] Le mot ?francophonie? n'est pour ainsi dire pas employé pendant la période coloniale, d'autre part la francophonie n'a pas été un argument pour justifier la colonisation, enfin l'Empire ne `' francophonisait» qu'une très mince pellicule sociale destinée à devenir la domesticité supérieure. »31 Mieux, Claire Tréan affirme qu' « un autre contresens largement répandu est de penser que la francophonie est un instrument aux mains de la France, au service de sa propre stratégie d'influence. »32 Mais, elle reconnaît qu'on ne peut pas « contester que la France y a un poids prépondérant... »33. Et Senghor, pour répondre à tous ses détracteurs l'accusant d'être « pris dans le piège du concept que lui-même a fait renaître de ses cendres »34, donne une sorte de définition de la Francophonie qui semble proche de sa Négritude. Celle de l'unité dans la diversité. Cela est justifié par Stella Johnson, lorsqu'elle dit que « la symbiose qui caractérise l'unicité de la perception de Senghor quant à la Négritude (...) marque également la définition de la Francophonie par cet homme de Lettres. »35 Les conditions dans lesquelles voit le jour la Francophonie et son rapport à l'histoire sont confus et vagues que les concepteurs, en particulier Senghor, et les spécialistes n'ont pas donné une définition propre à ce concept36. Ils se perdent ou se mélangent dans les définitions qu'ils émettent ; parfois ces définitions sont si confuses et contradictoires qu'elles amènent à des prises de position ou à des interprétations à titre personnel ou à des contre arguments37. C'est dire que l'appréhension de la Francophonie n'est pas toujours aisée. Cependant, l'on est 30 Passou LUNDULA, Autopsie d'un cas, Léopold Sédar Senghor, Lubumbashi, Édition Passou, 2005 ; 296 p. 31Farandjis STÉLIO, « Repère dans l'histoire de la Francophonie », Hermes, la Revue 3/2004, (n°40), p. 50 32 Claire TRÉAN, Francophonie, idées reçues, Le Cavalier Bleu, Paris, 2006, p. 29 33 Idem, p. 30 34 Adou BOUATENIN, « La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : `'Que m'accompagnent Koras et Balafong», et `' Chaka» », Mémoire de Master 2, Université Félix Houphouët Boigny, 2004-2005, [sous la direction de N'guettia Martin Kouadio], p. 30 35 Stelle M.A. JOHNSON, « L'apport de Léopold Sédar Senghor à la Francophonie », Éthiopiques, n°70, 2003 36 J. Tshisunguwa TSHISUNGU dira, dans son article intitulé « La conception senghorienne de la Francophonie », extrait d'Éthiopiques, numéro 50-51, qu' « En suivant une approche diachronique, on constate que Senghor donne plusieurs définitions du mot francophonie. Ce qui ne peut manquer de surprendre. En effet, un concept polysémique est très peu opératoire sur le plan scientifique car il ne peut être ni généralisable, ni susceptible de renvoyer à un signifié chez tous les chercheurs travaillant dans un domaine donné. » Cependant, notre objectif est de montrer que ce concept a une seule définition appréhendable dans les oeuvres poétiques de Senghor. Ceci est le fondement de notre étude. 37 Philippe LAVODRAMA, à ce propos, affirme que « le fait est que le flou de la définition a assuré le succès en Francophonie, où l'on affectionne le germe comme l'exercice, car il autorise les interprétations et les usages les plus divers. », op. cit., p. 229 14 unanime que la langue française est le socle de la Francophonie38. Néanmoins, l'on reste encore perplexe, lorsqu'on aborde une étude sur l'appréhension conceptuelle de la Francophonie, puisqu'elle a dépassé les définitions de Senghor et celle d'Onésime Reclus du fait de certaines réalités nouvelles. C'est pourquoi, Hervé Bourge exhorte à « décomplexer la Francophonie »39 et nous dit que « le rapport à l'histoire de la Francophonie n'a pas encore été tranché sereinement. »40. Hervé Bourge donne, en effet, des pistes de réflexions. Cependant, il nous a paru intéressant d'étudier les oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor pour mettre en lumière le concept de Francophonie. D'où la formulation de notre sujet : « La Francophonie et son expression dans la poésie de Léopold Sédar Senghor »41. Dans ce sujet, deux mots sont à expliquer, à savoir « la Francophonie » et « expression ». La Francophonie est « un concept de la valorisation des cultures des pays ayant le français en partage [...] »42 ou un concept de métissage culturel. Ce point de vue est partagé par Ibrahim Diop. Pour lui, « [la] particularité entre autres de la réinterprétation du concept de francophonie initiée par Senghor et ses camarades repose de ce fait sur une redéfinition de la langue du colonisateur comme moyen de communication égalitaire, décentralisée et transnationale. »43 Jacques Barrat et Claudia Moisei soulignent que « la francophonie est à la fois un concept et un espace habité par ceux qui ont le français en partage »44. Bi Trazie Serge conclura en ces termes :« [...] bref la francophonie, c'est une idée. Une idée défendue et combattue à la fois, mais qui continue de résister notamment à travers l'organisation dont elle 38 « Pour revenir à la Francophonie, le seul principe incontestable sur lequel elle repose est l'usage de la langue française. », affirma Léopold Sédar Senghor dans « La Francophonie comme culture », Études littéraires, vol 1, n° 1, 1968, p. 131 Xavier DENIAU dira que « L'utilisation, la bonne utilisation de notre langue est le fondement même de la francophonie.» (Journal officiel de l'Assemblée Nationale française, 1ère séance du 4 mai 1994, p. 1446) ou comme l'affirme Bourg-Broc « Le Français est aussi le lien de toute une communauté que l'on nomme la francophonie. » (Journal officiel de l'Assemblée Nationale française, 3e séance du 3 mai 1994, p. 1578 39 Hervé BOURGES, « Pour une reconnaissance de la Francophonie », Rapport remis à Monsieur Alain Joyandet, secrétaire d'État chargé de la coopération et de la Francophonie, juin 2008, p. 3 40 Idem 41 Léopold Sédar SENGHOR disait : « On s'étonnera, sans doute, que le militant de la Négritude, que j'ai été au Quartier latin, soit tombé, par la suite, dans la Francophonie. » (« De la Francophonie », éthiopiques, numéro 50-51, Nouvelle série-2ème et 3ème trimestre 1988, volume 5 n°3-4). En effet, nous sommes dit que les motivations de son choix se trouveraient, sans doute, dans ses oeuvres poétiques. 42 Adou BOUATENIN, « La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : `'Que m'accompagnent Koras et Balafong», et `' Chaka» », op. cit., p. 32 43 Ibrahim DIOP, « Senghor entre Francophonie et dialogue interculturel », Nouvelle Série, n° 18, 2014, p. 9 44 Jacques BARRAT et Claudia MOISEI, Géopolitique de la Francophonie, un nouveau souffle ?, 2004, p. 129 15 s'est dotée. »45 De ce fait, la Francophonie est étudiée en tant que concept46, voire en tant qu'idée, et s'écrira avec un « f » majuscule dans cette présente étude, non pas pour désigner la Francophonie institutionnelle47, mais la Francophonie dans son acceptation générale. Toutefois, nous tenons à rappeler et à préciser que la Francophonie est à la fois un mouvement (un concept ou une idée) militant, politique et culturel, et une organisation multilatérale, l'OIF. Par « expression », il faut entendre qu'il est question de savoir comment est dit le concept de Francophonie dans la poésie de Senghor et d'étudier ses manifestations. En effet, la poésie constitue une manière spécifique de rendre compte du monde par la place qu'elle donne à l'imagination et au travail sur la signification et la matérialité sonore des mots. Elle est le genre où chaque poète, inventant une langue qui lui est propre, transmet le plus directement au lecteur sa vision du monde et son émotion, ou son aptitude à exprimer par divers moyens ses idées. Dans ce cas, la poésie serait le moyen pour Senghor d'exprimer le concept de Francophonie, car cela est sa vision du monde. Alors, pour comprendre ce concept, il faut chercher dans sa poésie les mots pour dire ou la manière d'exprimer la Francophonie. Cette manière d'exprimer ou d'écrire est, dans cette étude, l'expression. En fait, « écrire, dans son sens moins physique et plus poétique, c'est donner vie, avec des mots, à une idée dont le message informe par son contenu et émeut par sa beauté, c'est procéder à une élaboration de textes avec la préoccupation de faire du beau avec les mots dans le but de les conserver ou de les transmettre à un destinataire individuel ou collectif. »48 Mieux, « les mots ne sont pas seulement des sons et des graphies doués de sens, des instruments à signifier et à communiquer ; ils portent aussi des saveurs et des impressions, des émotions figées, des énigmes ou des symboles »49. Comme le souligne Joël Clerget : « Méfiez-vous des poètes, avec les mots, ils font naître des choses. Avec les mots, ils font apparaître les choses, là, sous vos yeux, à n'en pas croire vos oreilles. »50 Senghor dit, également, qu'avec les mots, le poète est 45 Bi Trazié Serge BLI, Francophonie et diversité : Autour des constructions verbales en Côte d'Ivoire à travers l'exemple de productions écrites et orales d'étudiants de l'Université Félix Houphouët-Boigny d'Abidjan, Thèse de Doctorat, l'Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, École doctorale CLM, 2014, 349 p. [Sous la direction de M. Jean-François JEANDILLOU], p. 23 46 J. Tshisunguwa TSHISUNGU affirme que « La francophonie n'est pas un concept scientifique au sens strict mais un mot permettant d'identifier une histoire et une géographie singulières. », op. cit. Cependant, notre volonté est aussi de montrer que la Francophonie est avant tout un concept au sens strict du mot comme le dit Paola Puccini : « ce mot deviendra un mot témoin à travers lequel nous voulons observer la naissance d'un concept, d'une réalité qui, à l'époque, était en train d'émerger : la francophonie. », op. cit., p. 2 47 Voir note 9, p. 10 48 Ngalasso Mwatha MUSANJI, « Écrire en langue seconde. Le discours des écrivains africains francophones », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 2007, n°52, pp. 110-111 (pp. 109-126) 49 Loïc DEPECKER, Les mots de la Francophonie, Paris, Belin, 1988, p.4 50 Joël CLERGET, « Je est un autre », Poésie et psychanalyse, L'Amourier édition, 2007, p. 13 16 capable de « nommer les choses pour qu'apparaisse le sens sous le signe »51. De ce fait, nous pouvons dire que Senghor avait déjà exprimé le concept de Francophonie dans ses oeuvres poétiques avant de le proposer au monde. Cela suppose que la poésie senghorienne est aussi l'expression de la Francophonie. La raison du choix de Léopold Sédar Senghor et sa poésie est tout simple52. En effet, la poésie senghorienne exprime l'état d'un sujet « je » qui prend conscience de son identité mutilée par la guerre, l'esclavage, la colonisation et le séjour en Europe ; qui prend conscience qu'il a une histoire, une culture ; qui prend conscience qu'il doit renoncer à ses convictions pour être le porte-parole de son peuple, de sa race devant les grandes nations. « Dire de quelqu'un qu'il est sans histoire est la pire des horreurs. S'il n'a pas d'histoire, sa subjectivité, c'est-à-dire la possibilité de dire je et de parler en son nom, est entravée. Elle est perturbée, voire abolie »53. Pour cela, le sujet « je » doit s'enraciner dans sa culture, se confirmer d'abord, puis s'ouvrir à l'autre en l'acceptant comme frère, « par-là, notre subjectivité est accueil d'autrui. »54 Cela traduit bien la conception senghorienne de la Francophonie. Selon Ibrahim Diop55, « les efforts de Senghor pour la mise en oeuvre du concept de Francophonie se justifient par sa volonté et sa quête d'un facteur de rapprochement entre les cultures et civilisations. [..] Il soutient que la Francophonie est une occasion, une possibilité pour le continent africain de participer ?à la renaissance du monde, de s'ouvrir aux autres, d'aller à la rencontre de l'humanité? » ou « la Francophonie aspire à la réalisation d'une symbiose culturelle fructueuse entre les nations, d'une conciliation des contraires ou de l'accord conciliant d'après les propres termes de Senghor ». Partant de ce fait, Nicolas Sarkozy exhorte à « revenir à une francophonie conforme à l'esprit de Senghor.»56 51 Léopold Sédar SENGHOR, Postface d'Éthiopiques, (Poèmes), p. 157 52 Adou BOUATENIN : « Pourquoi Senghor et non pas un autre poète africain ou un poète quelconque ? Senghor, certes, a été beaucoup critiqué et étudié. Cependant, si aujourd'hui il continue à être au centre des recherches, c'est parce qu'il reste dans son oeuvre des zones non encore explorées ou insuffisamment analysées par les critiques littéraires. Ses poèmes, sa Négritude, sa vision du monde, sa Francophonie font de lui un homme à multiples facettes. Grammairien, poète, politique, négritudien, francophoniste, il avait assez de cordes à sa kora, comme Orphée, pour charmer les critiques qui continuent à faire couler encore l'encre de leur plume. Tous veulent s'approprier l'héritage littéraire, à la fois compact et complexe, laissé par Senghor. [...] Senghor s'est fait le poète de la Négritude et le chantre de la Francophonie. Nous voyons deux faces du poète : Négritudien et Francophoniste. Deux termes divergents, chantés et conciliants. C'est donc cette ambiguïté chez le poète qui nous a amené à formuler le sujet... », La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : "Que m'accompagnent Koras et Balafong" et "Chaka" , « La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : `'Que m'accompagnent Koras et Balafong», et `' Chaka» », op. cit., p. 10 53 Joël CLERGET, op. cit., p. 19 54 Idem, p. 17 55 Ibrahim DIOP, Op. cit., p. 11 et p. 12 56 Nicolas SARKOZY, « Pour une francophonie vivante et populaire », le Figaro, 20 mars 2007, p. 14 17 La Francophonie conforme à l'esprit de Senghor, objectivement, est un concept, un fait : une culture. Elle est l'ensemble des valeurs économiques et politiques, intellectuelles et morales, artistiques et culturelles des peuples utilisant la langue française57. Subjectivement, la Francophonie conforme à l'esprit de Senghor est le fait d'assumer toutes ces valeurs susmentionnées, les actualiser et féconder, au besoin avec l'apport de tout un chacun, pour les suivre par soi-même, pour soi et pour les autres, apportant ainsi sa contribution à la Civilisation de l'Universelle58. Revenir donc à la Francophonie conforme à l'esprit de Senghor, c'est revenir à ses oeuvres poétiques tout simplement. Nous savons qu'il est moins intéressant aujourd'hui de rédiger une thèse sur Léopold Sédar Senghor pour mettre en évidence son combat ou pour polémiquer sur tel ou tel problème de sa production poétique. Car, beaucoup de travaux ont été faits sur lui et sur sa poésie. Cependant, si, aujourd'hui, il continue à être au centre des recherches, c'est parce qu'il subsiste dans son oeuvre des zones non encore explorées ou insuffisamment analysées par les critiques littéraires. Telle que l'appréhension de la Francophonie dans sa création poétique. En effet, le terme Francophonie inventé par Onésime Reclus est donc affranchi de ses origines coloniales et valorisé par Senghor59 au profit de la Négritude, dont il est l'un des théoriciens. Il sera violemment critiqué et contesté car la Francophonie serait une autre forme de la colonisation française pour ses détracteurs. Or, tous sont unanimes que sa poésie s'enracine à la fois dans sa culture d'origine (culture africaine) et dans sa culture d'accueil (culture occidentale), car, dans ses poèmes, se mêlent, s'entremêlent et se démêlent deux cultures en apparence de nature inconciliable, conciliées par la magie des mots et de l'écriture. Ce fait nous emmène à nous demander comment la poésie senghorienne exaltant les valeurs africaines peut exprimer les valeurs promues par la Francophonie. À cette question, Mamadou Bani Diallo répond en affirmant que « l'oeuvre et la pensée de Léopold Sédar Senghor semblent marquées par le sceau de la francophonie et de la Négritude [...] »60. Cette idée est soutenue par Lavodrama Philippe : « [Senghor] ne l'a pas seulement défendue, mais également illustrée, par son oeuvre littéraire et poétique. Ce zèle et cette fidélité sans faille ont fait de lui la figure emblématique de la francophonie [...]. »61 Ibrahim Diop, quant à lui, affirme 57 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, 1962, p. 838 et p. 844 58 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, p. 190 59 Senghor disait : « Pour les quelques années qui me restent à vivre, mon plan est simple [...] : je me consacrerai entièrement à mon action culturelle, en me mettant triplement au service de la Négritude, de la Francophonie et de la Civilisation de l'Universel. », selon Janet G. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor : Noir, Français et Africain, p. 437 60 Mamadou Bani DIALLO, op. cit. 61 Phillipe LAVODRAMA, op. cit., pp. 182-183 18 que « Négritude, Francophonie et dialogue des cultures sont des concepts chers à Senghor et qui cristallisent la quintessence de son oeuvre littéraire et poétique. »62 En admettant que la poésie de Senghor, l'archétype de la Négritude, est l'espace artistique de la Francophonie, n'est pas reconnaître qu'elle est aussi un artifice du langage du concept de Négritude pour mettre au-devant de la scène la Francophonie. Si tel était le cas, alors l'écriture poétique senghorienne serait une écriture servant d'ornement à la Négritude et un manifeste de la Francophonie. Peut-on dire que la poésie senghorienne est dépassée par la Négritude si elle est le fondement de la Francophonie ? Si l'on a longtemps vu la Négritude comme le point de départ de la poésie de Senghor, elle n'en est pourtant pas la finalité. La finalité est d'aboutir à la Francophonie, puisque la Négritude n'a été que le soubassement du concept de Francophonie : « c'est en s'appuyant sur la Négritude que Senghor a jeté les bases ou les fondements de la Francophonie. »63 La Francophonie serait-elle alors la forme achevée de la Négritude ? À vrai dire, Senghor déplace et renouvelle sa Négritude en vue de forger la Francophonie, comprise comme un instrument au service du dialogue interculturel. Or, Lilyan Kesteloot pense qu'il n'y a ni dépassement, ni opposition entre Négritude et Francophonie, mais qu'il y a une sorte d'harmonie64. Ce qui sous-entend que la poésie de Senghor est l'empreinte de la Négritude et de la Francophonie, comme l'affirme Fernando Lambert : « C'est trois mots, ? négritude?, ? francité ou francophonie? et ?civilisation de l'universel?, constituent en quelque sorte les grands axes de sa poésie, de sa pensée philosophique et politique, de son action de chef d'État et de toute sa vie »65. Senghor avait-il réellement besoin de la poésie pour véhiculer la Francophonie ? Si oui, alors quelles en sont les motivations inconscientes ou conscientes ? Le caractère dualiste de la poésie senghorienne fait dire René Gnaléga66 et Celina Scheinowitz67 que Senghor est un poète francophone. Que faut-il comprendre par « poète francophone » ? À cet effet, nous disons que « le poète francophone est donc celui qui, par la poésie, exprime la conciliation des valeurs noires et des valeurs occidentales, et dont la création poétique manifeste cette symbiose peu importe sa nationalité ; du fait qu'il use de la langue française pour l'exprimer. »68 Ceci est-il valable pour les écrivains francophones ? N'y a-t-il pas d'autres 62 Ibrahim DIOP, op. cit., p. 8 63 Adou BOUATENIN, « La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : `'Que m'accompagnent Koras et Balafong», et `' Chaka» », op. cit., p. 99 64 Lilyan KESTELOOT, « Senghor, la Négritude et la Francophonie », extrait de Césaire et Senghor. Un pont sur l'Atlantique, Éditions L'Harmattan, Paris, 2006 65 Fernando LAMBERT, « Centenaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor », Dossiers thématiques, p. 356 66 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, Paris, L'Harmattan, 2015, 174 p. 67 Celina SCHEINOWITZ, L. S. Senghor, Paris, L'Harmattan, 2009, 192 p. 68 Adou BOUATENIN, La poétique de la francophonie, Allemagne, EUE, 2015, p. 105. 19 paramètres à prendre en considération pour définir le poète francophone, voire la poésie francophone ? À bien voir, nous comprenons que le texte francophone est le lieu de tension entre deux cultures exprimées en français dont l'écriture serait le catalyseur conciliant. De ce fait, pouvons-nous dire que la poésie de Senghor confirme le concept de Francophonie ? Et si tel est le cas, comment est-il exprimé dans ses oeuvres poétiques ? De ce qui précède, nous constatons que notre volonté d'étudier la conformité entre la création poétique de Senghor et la concrétisation ou la conceptualisation de la Francophonie suscite beaucoup d'interrogations. Or, il s'agit de lire le concept de Francophonie dans la poésie de Senghor ou de voir comment la poésie de Senghor met en évidence le concept de Francophonie. Nous voulons, en tant qu'homme de lettres, interroger l'oeuvre poétique de Senghor pour comprendre ce que signifie réellement la Francophonie chez celui-ci. Mieux, il est question d'étudier son fonctionnement dans l'oeuvre poétique de celui qui l'a plus plébiscitée. Notre étude consiste également à déceler les raisons qui ont poussé Léopold Sédar Senghor à la Francophonie et à appréhender les caractéristiques de cette Francophonie dans ses oeuvres poétiques. Autrement dit, il faut interroger les motivations qui ont présidé à la réinvention du concept de Francophonie chez Senghor tout en relevant ses marques dans son oeuvre poétique. Le travail scientifique requiert une démarche méthodologique en fonction des résultats ciblés. Aussi, l'étude d'une oeuvre poétique ou d'un poème peut être abordée de multiples façons, dont certaines semblent faites pour permettre d'en élucider la signification ; d'autres l'articulation du texte ou d'étudier les principes grammaticaux, sémantiques, pragmatiques, phoniques, prosodiques, morphologique du poème. Comme le dit Gérard Dessons, « analyser un poème ne consiste donc pas à employer aveuglement un ensemble de techniques, mais à mobiliser un savoir pour étudier comment une oeuvre signifie. »69 Il convient donc à l'exégète de choisir le plus souvent les outils en fonction de sa culture théorique qu'il adapte à son objet d'étude, au poème ou à l'oeuvre poétique qu'il veut étudier. Autrement dit, c'est l'exégète qui construit son objet par rapport à son objectif, car il sait d'avance que le poète est un artiste qui travaille avec les mots d'abord, mais aussi avec sa sensibilité, sa perception du monde, et la connaissance qu'il en a, tout en laissant transparaître sa personnalité. Étant donné que « la poésie, comme le rêve, constitue une voie de passage entre conscience et inconscient »70, et qu'elle (la poésie) est caractérisée par une double structuration71, la méthode appropriée pour 69 Gérard DESSONS, Introduction à l'analyse du poème, Armand Colin, Paris, 2005 (avant-propos) 70 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, introduction à la psychocritique, José Corti, Paris 1963, p.24 71 Arnaud BERNADET, Pour une « rhétorique profonde », Université de Franche-Conte Centre « Jacques Petit », 2004 20 notre étude est la psychocritique de Charles Mauron. La psychocritique, parce qu'elle « consiste à étudier une oeuvre ou un texte pour relever des faits et des relations issus de la personnalité inconsciente de l'écrivain ou du personnage. En d'autres termes, la psychocritique a pour but de découvrir les motivations psychologiques inconscientes de l'individu, à travers ses écrits ou ses propos.»72 En fait, la psychocritique est l'étude de l'inconscient dans le comportement humain, la critique a pour tâche d'expliquer, dans sa forme et son contenu un texte composé en vue d'un effet littéraire. Par ailleurs, qui parle de texte, parle d'un mouvement d'idées volontaires ou involontaires bien agencées et synchronisées afin de véhiculer un message. La psychocritique se veut une méthode d'analyse littéraire et scientifique, car ses recherches sont fondées essentiellement sur les textes et aussi parce que sa méthode est issue de la psychanalyse de Freud et de ses disciples. Charles Mauron veut tenter d'objectiver les données des textes littéraires pour que les critiques ne travaillent plus seulement à l'intuition, mais qu'ils tiennent compte de l'apport des sciences contemporaines et essentiellement de la psychologie freudienne. En effet, la psychocritique accroît « notre intelligence des textes littéraires en y discernant d'abord, pour les étudier ensuite, les relations dont la source doit être raisonnablement recherchée dans la personnalité inconsciente de l'auteur, faute de la pouvoir trouver dans sa volonté ou dans le hasard.»73 En plus, le poète ou l'écrivain, en écrivant, n'est pas conscient des mots répétés ou des mots qui reviennent de façon récurrente sous sa plume dans son texte74. Aussi, selon Charles Mauron, un texte est l'expression de l'inconscient. Autrement dit, l'acte littéraire est considéré comme l'expression inconsciente d'un désir refoulé75, voire la pensée claire et consciente d'un auteur. L'oeuvre littéraire est également toute une pensée qui appartient à l'inconscient. Celui-ci est largement à l'oeuvre dans le texte tout en échappant à l'auteur. L'auteur est dans son texte bien plus qu'il ne le pense. Cet inconscient qui renvoie au vécu de l'auteur ne parle pas de façon claire. Sa méthode a pour but de faire réfléchir sur ce que signifie lire un texte littéraire ? Le texte littéraire est un texte qui dépasse énormément ce que l'auteur a voulu consciemment écrire. Car, c'est une projection de toute une partie qui échappe à l'auteur. La caractéristique de tout texte littéraire est l'expression d'un inconscient. Une des conséquences est que, pour lire correctement un texte littéraire, il 72 Léandre SAHIRI, À propos de « Deuxième épitre à Laurent Gbagbo » de Tiburce Koffi : les mots utilisés par Tiburce Koffi sont à la limite de l'injure proférée à l'égard de M. Laurent Gbagbo, le 19 novembre 2010, disponible sur www.ivoirebusiness.net/articles/propos-de-«-deuxième-épitre-à-laurent-gbagbo-»-tiburce-koffi-contradictions-et-dérive 73 Charles MAURON, Psychocritique du genre comique, José Corti, Paris, 1964, p. 141 74 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes aux mythes personnels, op.cit., p. 80 : « L'écrivain n'a conscience que de leur adaptation à son sujet actuel. Il ignore l'origine profonde et personnelle de leur répétition ». 75 Allusion à Sigmund Freud. 21 faut le décoder, car l'inconscient ne s'exprime pas de façon claire, il parle par symbole, par image : tout un langage secret ; il faut une méthode adaptée, car on fait plus qu'une simple lecture. Et la méthode adaptée n'est pas sans lien avec celle utilisée par un psychanalyste pour tenter de décoder les rêves, d'où la proposition de la psychocritique, mise en vedette dans son livre phare Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1963). Charles Mauron insiste sur le fait que cette méthode est, avant tout, une méthode de lecture littéraire pour mieux aimer et comprendre un texte, ce n'est donc pas l'occasion de psychanalyser un auteur76. La méthode psychocritique comporte quatre opérations successives : la superposition de plusieurs textes d'un auteur pour relever les éléments récurrents ; le réseau obsédant qui met en évidence le « mythe personnel » de l'auteur ; le mythe personnel qui se lit à travers les mots, les expressions, les images qui reviennent de manière consciente ou inconsciente sous la plume de l'auteur (les métaphores obsédantes) ; la biographie de l'auteur qui vient à point nommé dans un but de contrôle des résultats acquis...(facultatif). Au fait, « l'interprétation et le contrôle biographique s'appliquent à des analyses déjà poussées fort avant. »77 C'est-à-dire on cherche, à travers l'oeuvre du même écrivain, comment se répètent et se modifient les réseaux, groupements d'un mot en général, les structures révélées par la première opération [...] ; la deuxième opération combine ainsi l'analyse des thèmes variés avec celle des rêves et de leurs métamorphoses. Elle aboutit normalement à l'image d'un mythe personnel ; la troisième opération est la phase de l'interprétation du réseau obsédant pour mettre en évidence le mythe personnel de l'auteur ; la dernière opération vient justifier les résultats acquis par l'étude de l'oeuvre, c'est une sorte de comparaison avec la vie de l'écrivain.78 Soyons plus explicite. Pour ce faire, il faut superposer des textes, d'un même auteur, [très différents tant par l'époque de rédaction que par le style (roman, théâtre, poésie...)]. Si on les superpose on voit apparaître un réseau que l'on ne doit, a priori, pas attendre ; un réseau qui a une forme obsédante, qui revient inconsciemment dans toute l'oeuvre. Il s'agit donc de faire apparaître des éléments qu'on ne voit pas à la première lecture. Pour Charles Mauron, il ne faut pas se contenter des réseaux mais les regrouper entre eux afin de former des associations complexes pour dessiner une figure, appelée métaphore obsédante. On les voit donc apparaître. Elles expriment des situations dramatiques (elles jouent une histoire) à qui on donne le nom « mythe ». Un mythe est une structure poétique, une histoire poétique qui dit de manière 76 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes aux mythes personnels, op. cit, p. 25 77 Idem., p. 32 78.Charles MAURON, Psychocritique du genre du comique, José Corti, Paris, 1964, p. 142. Il résume les différentes opérations qui composent la méthode de la psychocritique. 22 symbolique une vérité profonde, et il est personnel, propre à chaque écrivain. Chez Charles Mauron, ce mythe est appelé Mythe Personnel. Nous disons de ce mythe qu'il « est l'image que l'écrivain se construit de façon inconsciente dans son oeuvre ou dans son texte, et qui permet de saisir sa personnalité (qui laisse transparaître la nature de sa personne) »79. C'est l'histoire que raconte la structure de son inconscient, mieux « le phantasme le plus fréquent chez un écrivain ou mieux encore l'image qui résiste à la superposition de ses oeuvres »80. Mais, cette histoire est racontée de manière imagée. Repérer le mythe personnel, revient à repérer quelle histoire jouent les figures et ce qu'elles signifient. Grâce à elles, on pourrait suivre les étapes d'un mythe et d'un drame personnel. Les figures sont révélatrices du drame originel de l'écrivain et de la manière dont il a vécu ce drame au cours de sa vie. Ce mythe évolue dans le temps et raconte comment l'écrivain a été peu à peu débordé par son drame. La méthode de Charles Mauron ne commence pas par l'étude de la biographie mais se termine par son étude. La vie de l'écrivain n'est là que pour vérifier ce qui a été traduit par l'analyse des textes. Il s'agit de confronter le texte à la biographie après son étude. La psychocritique se veut donc une critique littéraire, scientifique, partielle et non réductrice. Littéraire, car ses recherches sont fondées essentiellement sur les textes ; scientifique, de par son point de départ (les théories de Freud et de ses disciples) et de par sa méthode empirique (Mauron se sert de la méthode expérimentale de Claude Bernard) ; partielle, puisqu'elle se limite à chercher la structure du phantasme inconscient. L'écrivain parle, raconte les évènements de sa vie et ses impressions présents, se plaint, confesse ses désirs et ses émotions. Le psychocritique s'applique à diriger la marche des idées de l'écrivain en leur donnant des explications81. En d'autres termes, la psychocritique a pour but de découvrir les motivations psychologiques inconscientes d'un individu, à travers ses écrits ou ses propos. Notons, à cet effet, que l'oeuvre n'est ni un énoncé exclusivement conscient ni une réflexion entièrement inconsciente. Elle se situe entre ces deux aspects. Sa dimension inconsciente vaut autant que le texte consciencieusement élaboré, même s'il faut admettre, cependant, que l'inconscient de l'oeuvre littéraire n'est pas le socle d'une oeuvre littéraire. Celui-ci (l'inconscient) s'interprète comme étant le feu intérieur qui trahit la pensée de l'écrivain. C'est ce feu intérieur - dont les traces sont perceptibles dans la poésie de Léopold Sédar Senghor - qui nous intéresse afin de mettre au jour les éléments de réponse ou les motivations qui ont 79 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : `' Que m'accompagnent Koras et Balafong» et `'Chaka», op. cit., p. 78 80 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes au Mythes personnel, op. cit, pp. 211-212 81 Référence à Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits », 28 novembre, 2003, p. 14 23 préludé au concept de Francophonie. Charles Mauron n'affirme-t-il pas que la psychocritique offre l'avantage d'« explorer une certaine profondeur de l'hinterland inconscient»82 ? Car, la découverte de réseaux d'« associations d'idées obsédantes »83 dans notre corpus traduit la présence d'une pensée consciente qui véhicule une réalité intérieure. Cette réalité intérieure semble, chez Senghor, le concept de Francophonie. Et le psychocritique, pour sa part, ne perd pas les textes de vue, car « il s'est promis d'en accroître l'intelligence et ne réussira que si son effort y rencontre celui des autres disciplines critiques »84, telle que la théorie de la subjectivité de Catherine Kerbrat-Orecchioni85. Pour y parvenir, nous convoquerons, par moment, cette théorie86. La psychocritique, parce que l'étude du mythe personnel permet de comprendre l'oeuvre et l'écrivain. Au fait, la connaissance essentielle de l'oeuvre littéraire échappe à l'enquête scientifique87, car elle relève de la psyché de l'écrivain, comme une manifestation à la fois consciente et inconsciente de la personnalité de celui-ci. En écrivant, une grande partie de ce que l'écrivain exprime lui échappe ; elle est souterraine et voilée. Pour l'appréhender, il faut comprendre la psyché de l'écrivain. Or cette psyché est mise à découvert dans son oeuvre. Ainsi, pour lire la Francophonie chez Senghor revient à appréhender sa psyché dans son oeuvre afin de mettre en lumière sa conception de la Francophonie ; puisque « la création d'une oeuvre est un acte psychique. »88 Une méthode comme la psychocritique est nécessaire dans notre étude pour comprendre Senghor sur la question de la Francophonie au travers de sa poésie. La poésie de Léopold Sédar Senghor se résume à ses oeuvres poétiques, pour ainsi dire, à ses huit (08) recueils de poèmes, à savoir Chants d'ombre (1945), Hosties noires (1948), Éthiopiques (1956), Nocturnes (1961), Lettres d'hivernage (1972), Élégies majeurs (1979) Poèmes divers (1990), et Poèmes perdus (1990). Nous avons choisi de travailler sur Chants d'ombre, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes et Lettres d'hivernage publiés en un seul 82 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes au Mythes personnel, op. cit, p. 30. 83 Idem, pp. 10-11. 84 Ibidem, p. 25 85 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, L'énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand-Colin, 1997 (Nous allons expliquer cette théorie dans l'introduction de la deuxième partie du travail.) 86 C'est dire qu'il existe une complémentarité entre la théorie de l'énonciation et la psychocritique. En effet, il faut un relevé de mots d'abord, une analyse ensuite de ces termes et une interprétation enfin ; telle est la démarche des deux théories mises en évidence dans notre étude. Cependant à propos de la psychocritique, la phase de l'interprétation fait appel à la biographie de l'auteur, en guise de vérification. Cette complémentarité réside dans le fait que dans tout énoncé, le sujet-parlant ou le sujet-écrivant qui assume la communication laisse dans ses énoncés des marques susceptibles de montrer sa subjectivité et sa personnalité, de façon volontaire ou involontaire. (Adou BOUATENIN, L'introduction de son mémoire, in La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : « Que m'accompagnent Koras et Balafong » et « Chaka », op.cit.) 87 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes au Mythes personnel, op. cit., p. 12 88 Idem., p. 270 24 volume aux éditions Seuils (1964 et 1973) sous le titre Poèmes. Cela ne signifie pas que les trois autres recueils ne seront pas étudiés. C'est toute la poésie de Senghor qui fera l'objet de notre analyse. Senghor considère Élégies majeures, Poèmes perdus et Poèmes divers89 comme « un souffle de jeunesse »90. Si nous avons choisi tous ces recueils, c'est parce que nous estimons que peu de critiques ont véritablement entrepris d'étudier le concept de Francophonie à travers eux. Il faut donc aller chercher le sens, l'expression du concept de Francophonie dans ses poèmes. Chants d'ombre est un recueil constitué de vingt-cinq (25) poèmes. « [Qu'ils] soient autobiographiques ou non, [...] »91, ils traduisent les états d'âme d'un être écartelé entre l'Afrique et l'Europe qui cherche à trouver l'attitude la plus appropriée à adopter dans son royaume d'enfance. La structure de Chants d'ombre est : Souillure (perte de sa valeur africaine/Guerre/Mort) -- Exaltation du royaume d'enfance (Retour aux sources) -- Purification (initiation aux rites africaines)--Ambassadeur du peuple noir -- L'avènement d'un nouveau monde (Ouverture/Civilisation de l'Universel). C'est la raison pour laquelle, Papa Samba Diop dira « ce qui prévaut dans Chants d'ombre, c'est l'indécision de l'homme de Lettres doublé d'un homme politique. Entre l'Afrique et l'Europe, son coeur balance. Il appartient aux deux continents, aux deux types de cultures.»92. Nous pouvons dire qu'à travers Chants d'ombre le poète s'enracine pour être l'ambassadeur de son peuple. Pour cela, il doit évacuer la guerre, la colonisation, l'esclavage et la haine pour pouvoir mieux dialoguer avec l'autre. Quant à Hosties noires, ce sont vingt (20) poèmes dont la majorité retrace l'expérience douloureuse du poète de la guerre. À travers ces poèmes, le poète montre que les « Noirs [sont] utilisés comme des chairs à canon »93 dont « l'immolation s'est faite sur l'autel des intérêts de l'Europe »94. Sa structure est la suivante : Sacrifice (Guerre/Traite négrière/ colonisation)--L'Europe blâmée -- Éloge de l'Afrique--L'Europe pardonnée -- Invitation à la fraternité (fraterniser avec ses bourreaux, ses ennemis d'hier) -- L'avènement d'un nouveau monde (la Civilisation de l'Universel). À propos de cette oeuvre, Adama Ndao affirme que « le poète y dénonce le spectacle écoeurant des Noirs utilisés comme des chairs à canon. [...] Il va quand même essayer de concilier deux extrêmes : l'Afrique et l'Europe. [...] Et on comprend pourquoi Senghor fait une appropriation en donnant 89 Ces trois recueils seront ceux de OEuvre poétique de Senghor, Éditions du Seuil, 1990 90 Léopold Sédar SENGHOR, Introduction, OEuvre poétique, Éditions du Seuil, 1990 91 Papa Samba DIOP, Léopold Sédar Senghor : Poésie, étude critique, Paris, Éditions Champion, 2015, p. 35 92 Idem., p. 35 93 Adama NDAO, Étude de Hosties noires, disponible sur www.lireunlivreplaisir.blogspot.com/2008/04/etude-de-hosties-noires-1948.html?m=1 94 Papa Samba DIOP, op. cit., p. 36 25 à l'hostie une couleur noire, surtout pour signifier le sacrifice des Noirs durant la guerre pour le salut de l'Europe. »95 Avec Hosties noires, Léopold Sédar Senghor chante les tirailleurs morts pour la France en invitant l'Afrique à pardonner à l'Europe pour s'ouvrir au dialogue des cultures. S'agissant d'Éthiopiques, ce recueil de vingt-deux (22) poèmes, met en évidence la restauration de la culture négro-africaine ouverte à d'autres cultures. Senghor cherche, à travers ce recueil, « à montrer que l'identité noire qu'il revendique se situe à la jointure de différentes civilisations : européenne, hébraïque et arabe, et incarne cette manière les prémisses d'une civilisation universelle. »96 Ce recueil peut se structurer de la façon suivante : Lutte (un choix à faire) - Éloge de la France (la langue française) - Amour de l'Afrique (la culture africaine) - L'harmonie/L'unification (la langue française au service de la culture africaine) - L'avènement d'un nouveau monde (la Civilisation de l'Universel). À travers ce recueil, Senghor se fait annonciateur et ambassadeur du peuple noir, et d'une renaissance prochaine de la culture africaine qui va à la rencontre d'un monde nouveau. Nocturnes est un recueil de sept (7) poèmes qui parle de l'amour et qui dénonce parfois la guerre. Le poète a l'insomnie, alors pour s'occuper dans son état d'éveil, il se met à écrire ses chants d'amour tout en se rappelant son royaume d'enfance, et parfois la guerre ou la lutte d'émancipation pour la liberté et l'égalité. La structure de Nocturnes se présente ainsi : Insomnie (fatigué des éloges) - Rappel des réalités africaines et de l'univers - Souvenir du royaume d'enfance (ses amours d'adolescent) - Critique de l'Occident (monotonie/ routine en Europe/ guerre) - Éloge de l'Afrique (culture diversifiée) - Invitation à la lutte (pour la liberté des Noirs et l'égalité entre les hommes). Au sujet de ce recueil, Adama Ndao affirme qu' « à travers Nocturnes, Senghor revit et fait revivre les réalités africaines et parfois mêmes les réalités de l'univers, en insistant sur la culture et l'histoire. Mais ce qui domine dans ce recueil, c'est l'éloge de la beauté, et la beauté de la fille noire, ?la signare?, le sopè. »97 Le dernier recueil à présenter est Lettres d'hivernage. « Ce sont trente (30) poèmes où le poète, au Sénégal, fait part à la femme aimée, et dont il est momentanément séparé, de ses angoisses et de sa peine à vivre. »98 Pour le poète, ce sont des mauvais jours passés loin de sa bien-aimée. Et les poèmes, bien qu'exprimant l'angoisse, proclament la foi en amour, ce sentiment qui transcende les haines entre races et cultures pour illuminer les jours sombres vécus par le poète. La structure de Lettres d'hivernage est la 95 Adama NDAO, op. cit. 96 Anne-Lisse GALLAY, Le style de Senghor : le cas d'Éthiopiques, disponible sur www.academia.edu/961910/Le_style_de_Senghor_le_Cas_dEthiopiques 97 Adama NDAO, Étude de Nocturnes (1961) de Léopold Sédar Senghor, disponible sur www.lireunlivreplaisir.blogspot.com/2008/04/étude-de-nocturnes-1961-de-lopold-sdar.html?m=1 98 Papa Samba DIOP, Léopold Sédar Senghor : Poésie, op. cit. p. 68 26 suivante : Angoisse (absence de la bien-aimée) -- Rappel des jours heureux -- Chante l'Afrique -- Chante l'amour--Espoir. Papa Samba Diop affirme que « le recueil des Lettres d'hivernage se ferme sur une note d'espoir. Le poète, au bout de l'épreuve de l'attente, et comme arrivé à la fin de la mauvaise saison, ressent comme une présence sensuelle les retrouvailles avec la femme aimée, moments d'exaltations qu'il appelle de tous ses voeux. »99 Nous constatons qu'à travers les recueils de notre corpus, la « ?Civilisation de l'Universel? est l'Absolu recherché dans [l'] oeuvre poétique »100 de Léopold Sédar Senghor. La Civilisation de l'Universel est de gérer nos différences, de connaître nous-mêmes, de nous enraciner pour aller vers les autres. Si Senghor oriente son oeuvre poétique vers l'Afrique, il propose également des ouvertures dans lesquelles la question de la culture est posée, du dépassement des différences pour atteindre une symbiose est de mise. D'où l'intérêt de faire une relecture de ses oeuvres poétiques afin de saisir la Francophonie, l'expression de cette symbiose, car, « comme il [Senghor] l'a souvent déclaré, l'essentiel, ce sont ses poèmes. [...] Ils sont portés par l'espoir de créer une Civilisation de l'Universel, fédérant les traditions par-delà leurs différences. »101 Nous estimons qu'il existe bel et bien « une théorie d'éléments [définitionnels] de l'idéologie »102 de la Francophonie exposée dans les oeuvres de notre corpus, c'est-à-dire les oeuvres de Léopold Sédar Senghor. Une telle démarche n'est point aisée sachant bien que Léopold Sédar Senghor et ses oeuvres poétiques ont été étudiés, et surtout celui de la Francophonie. À propos de la Francophonie, Patrick Sultan donne cet avertissement : « Cette attitude suppose un rigoureux travail d'analyse conceptuelle car la notion de la francophonie a été à ce point exploitée à des fins politiques/idéologiques et se trouve si chargée de significations ambivalentes que l'on pourrait céder à la tentation, à moins que ce ne soit à la faiblesse, de renoncer à en user comme outil d'analyse littéraire »103. La pléthore d'études sur Léopold Sédar Senghor, ses oeuvres poétiques et sur la Francophonie nous ont mis dans l'embarras du choix du sujet104. Embarras qui se justifie par la peur de n'avoir rien à dire sur Léopold Sédar Senghor, sur ses oeuvres 99 Idem, pp. 68-69 100 Anne-Lisse GALLAY, Le style de Senghor : cas d'Éthiopiques, op. cit. 101 Encyclopédie Larousse, article sur Senghor 102 Sana CAMARA, « Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor face à l'historicité nègre », Éthiopiques, numéro spécial, hommage à Aimé Césaire, 2ème semestre 2009, p. 179 103 Patrick SULTAN, « La Francophonie littéraire à l'épreuve de la théorie », compte-rendu de l'oeuvre Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théories postcoloniales. 104 À ce propos, Abdoulaye DIAWARA dit qu' « entreprendre l'étude d'une oeuvre de Senghor, c'est s'engager sur un terrain glissant. », extrait de son mémoire de Maitrise, Le thème de l'unité dans l'oeuvre poétique de L. S. Senghor, Université de Côte d'Ivoire, Faculté des lettres et Sciences Humaines, juin 1981, [sous la direction de Bernard Zadi Zaourou], p. 32 27 poétiques et sur la Francophonie, voire d'être pris au piège du pâle imitateur qui ne cherche pas à innover. Cette peur se justifie, aussi, du fait que « la réalité de la Francophonie n'est pas si simple. En effet, les discours sur la Francophonie nous disent une chose, mais du mot à l'idée en passant par le vécu désigné par le mot, le chemin est bien long, périlleux et fracturé »105 au risque de dire des contresens. Il y'a, également, le fait qu'en poésie, les thèmes spécifiques, tels que la métrique, la prosodie, les rythmes, les rimes, la sonorité, ont été épuisés par les études antérieures, à telle enseigne que nous ne pouvons pas nous y aventurer sans faire une réécriture. Il fallait nous focaliser sur un sujet innovant. Vu qu'aucune étude n'a été faite, véritablement, sur la Francophonie dans les oeuvres poétique de Léopold Sédar Senghor106, nous avons jugé nécessaire de nous y aventurer, bien que le chemin soit périlleux et que la Francophonie apparaisse « comme un sujet extrêmement piégeux »107. L'étude s'articule autour de trois parties. Dans la première partie, intitulée « La Francophonie sauvée de ses cendres », nous essayons de comprendre la Francophonie d'Onésime Reclus, de Léopold Sédar Senghor sans oublier celle de la revue Esprit. C'est à partir de la genèse de la Francophonie et des pères fondateurs que nous devons mieux expliciter les caractéristiques de la Francophonie. Trois chapitres pour cerner la Francophonie dans sa globalité. En effet, le premier chapitre ébauche la Francophonie d'Onésime Reclus et celle de la revue Esprit. Il est question de mettre en évidence la conception reclusienne de la Francophonie et de voir dans quel contexte elle a été engendrée pour mieux comprendre la définition qu'il a eu à donner. Après celle d'Onésime Reclus, vient celle de la revue Esprit. Avec la revue, une définition de la Francophonie à partir des auteurs qui ont participé à son élaboration, à l'exception de Léopold Sédar Senghor, est retenue. Notre volonté d'appréhender la définition que les auteurs de la revue ont donnée à la Francophonie nous permet de mettre à nu les raisons qui les ont amenés à proposer la Francophonie. Le deuxième chapitre met en relief « Léopold Sédar Senghor et la Francophonie ». Dans ce chapitre, nous étudions la conception senghorienne de la Francophonie, l'exaltation de la Négritude par la Francophonie. Ce chapitre nous permet de comprendre que la Francophonie senghorienne est influencée par la Francité, les idéaux de la Communauté française et la Négritude. Mieux, ce chapitre révèle que la langue française est susceptible d'exprimer les valeurs négro-africaines sans pour autant les altérer ni leur faire perdre leur identité culturelle. Quant au troisième chapitre, nous l'avons 105 Tanella BONI, « La Francophonie, espace et temps de partage ? », 16 février 2010, disponible sur www.tanellaboni.net/?p=75 106 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p.11 107 Alice GOHENEIX, « Les élites africaines et la langue française : une approche controversée », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, disponible sur www.dhfles.revues.org/117 28 intitulé « La Francophonie en débat ». Dans ce dernier chapitre, nous voyons que la Francophonie est un concept d'enracinement et d'ouverture, et une notion de dialogue des cultures. Nous interrogeons à nouveau la Francophonie reclusienne et senghorienne afin d'avoir des éléments de réponse de cette problématique. Avant d'entamer la trame même de ce chapitre, nous allons dire ce à quoi la culture renvoie. Cette première partie, nous instruit que la Francophonie est le fait de personnes nostalgiques du passé glorieux de la langue française, et résignées à accepter ce que l'histoire a fait d'elles tout en y intégrant le peu de ce qui leur reste comme culture d'origine. À la suite de la première partie, qui est une analyse diachronique et synchronique, nous consacrons la deuxième partie à l'étude de la Francophonie dans les oeuvres de celui qui l'a le plus plébiscitée. Dans la deuxième partie, intitulée « La Francophonie dans la poésie de Léopold Sédar Senghor », il est question de chercher les raisons latentes de l'élaboration de la Francophonie dans la poésie senghorienne. Mieux, il s'agit de déceler les motivations inconscientes qui ont amené Senghor à la Francophonie. Trois chapitres, également, pour étudier de façon minutieuse la Francophonie senghorienne à la lumière de la psychocritique de Charles Mauron. Le premier chapitre permet de montrer que la Francophonie, un projet conçu par Léopold Sédar Senghor, est due à une filiation historique avec la France par le biais de la colonisation et de l'instruction occidentale. Il y a, aussi, la participation de l'Afrique aux guerres mondiales, considérée par le poète Senghor comme le sacrifice de l'Afrique pour l'Europe. Cette participation africaine a influencé Senghor dans la conception de la Francophonie. Pour lui, la guerre a permis de comprendre que tous les hommes sont égaux ; pour cela, il est indispensable d'unir les forces et les valeurs pour une communauté plus fraternelle. Pour y arriver, l'Afrique doit pardonner à ses bourreaux, ses ennemis d'hier et faire d'eux des complices. Le deuxième chapitre de cette partie aborde la question de choix opéré par Léopold Sédar Senghor. Il débute par le choix de la langue française. Selon Senghor, le français est une langue flexible et subtile par sa grammaire et son riche vocabulaire. Cependant, il estime que cette langue doit se greffer aux langues africaines : d'où le français africanisé. Le français africanisé n'est rien d'autre que, peut-être, une diglossie linguistique, voire une sorte de langue métissée. Malgré tout, Senghor demeure un Africain, et aucun doute que son choix final soit porté sur le peuple africain. En fait, il choisit d'être l'ambassadeur du peuple noir et de le défendre au sein de la communauté qu'il envisage de créer avec la France et tout autre pays désirant y faire partie. Dans le troisième chapitre, la renaissance des valeurs culturelles africaines et l'ouverture culturelle sont les points qui à étudier. Pour Senghor, la communauté envisagée a pour mission de valoriser la culture africaine, une culture caractérisée par la danse, les chants, la poésie enseignée par les poétesses 29 et les griots de son royaume d'enfance. Cela aboutit à l'ouverture culturelle et à la Civilisation de l'Universel, car c'est la culture que l'Afrique peut apporter au monde technique occidental. Dans ce chapitre, nous voyons que Senghor invite les hommes à vivre l'unité dans la diversité, en mettant au-devant de la scène la Francophonie qui est son projet latent et obsessionnel. Ce projet intériorisé est à extérioriser. De ce fait, il faut, auparavant, affirmer que les motivations de la conceptualisation de la Francophonie se trouvent dans la poésie senghorienne, c'est-à-dire la poésie senghorienne est le manifeste de la Francophonie. Par ailleurs, le faisant nous mettons à nu les raisons qui ont amené Senghor à la Francophonie. Ces raisons sont de trois ordres : les faits historiques, les raisons personnelles et les raisons culturelles. Les trois raisons révèlent, cependant, que la Francophonie est une problématique identitaire chez lui. Dans la troisième partie, nous partons d'une réflexion sur la problématique de l'identité chez Senghor en vue de proposer une poétique de la Francophonie. Quatre chapitres charpentent cette partie. Les trois premiers abordent la question identitaire de Léopold Sédar Senghor, et le dernier chapitre, quant à lui, permet de définir la poésie francophone. En effet, dans le premier chapitre, nous parlons de la quête d'une identité rhizomique chez Senghor. Pour lui, il n'y a aucun doute, il est un métis parce qu'il a un ancêtre portugais et qu'en lui coulent des sangs mêlés. La quête rhizomique le conduit donc à se constituer une identité. Cependant, l'on observe chez lui une identité de l'entre-deux et une identité acculturée. Le chapitre deux met cette identité constituée de Léopold Sédar Senghor en évidence. Nous voyons dans ce chapitre que Senghor est, à la fois, Africain et Français. Pour cette raison, il doit s'acculturer, c'est-à-dire adopter une nouvelle identité et une nouvelle culture. La nouvelle identité est mise en évidence dans le chapitre trois. Dans ce chapitre, nous élucidons l'identité francophone de Léopold Sédar Senghor. Une identité qui se saisit à partir de l'amour qu'il éprouve pour son prochain et de son combat pour la valorisation des cultures. Le chapitre trois révèle ce qui fait ou constitue l'identité francophone. L'identité francophone de Léopold Sédar Senghor s'appréhende au travers de son humanisme et sa double culture, exprimés dans un français africanisé. Ce chapitre met, également, en évidence les caractéristiques de l'identité francophone, mieux présente les critères qui définissent l'identité francophone de chaque parlant français. Dans cette partie, nous cherchons aussi à cerner les contours de la poésie francophone, voire construire une poétique de la poésie francophone à partir de Senghor. Le quatrième chapitre aborde donc la question de la définition de la poésie francophone en donnant les contours et les caractéristiques de cette poésie. Nous voulons savoir ce qui fonde réellement la poésie francophone selon Senghor. Nous savons que des critiques littéraires ont tenté d'appréhender la littérature francophone. Ce chapitre vient corroborer ces études en y donnant 30 quelques éléments de réponses à travers la poésie senghorienne. Le dernier chapitre permet aux chercheurs ou aux critiques littéraires d'avoir les outils théoriques pour étudier la poésie francophone. Dans la définition de la poésie francophone, il faut, peut-être, tenir compte des caractéristiques de métissage, de culture et de la fraternité universelle au niveau du thème, de l'écriture, de la langue et de l'image de soi. Nous retenons que la Francophonie est un concept répondant à la problématique identitaire des parlants français, et décelable dans les oeuvres littéraires, en général, et dans la poésie, en particulier. Ce qui amène à dire que la Francophonie est chez Senghor l'expression de son identité. À la conclusion de l'étude (de la thèse), le mythe personnel de Léopold Sédar Senghor est présenté afin d'avoir une idée claire de l'identité francophone, et de la poésie francophone. Il faut noter d'ailleurs que cette présente étude offre des pistes de recherche pour (re)penser la Francophonie. |
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