FACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES, POLITIQUES ET SOCIALES INSTITUT
D'ETUDES POLITIQUES DE LILLE
Mémoire Présenté en vue de l'obtention du
diplôme de DEA De science politique
Mention :
pensée politique
Sujet :
Ethique et démocratie : les cas américain et
français Par :
M. DIOP Pathé
Sous la direction de : M. LAUNAY Stephen
Le 24 septembre 2003
Membres du jury :
M. HASTINGS Michel M. LAUNAY Stephen
Année universitaire 2002/2003
Te tiens a remercier l'ensemble des professeurs de la
faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Lille II
et de l'Institut d'études politiques de Lille (IEP),
spécialement a Monsieur Hastings, responsable du DEA, pour
sa disponibilité et ses encouragements, a Monsieur Launay pour avoir
participé a la conception du sujet de ce mémoire et aussi pour
l'avoir accompagnéjusqu'a sa fin.
SOMMAIRE
INTRODUCTION 2
I/ Qu'est-ce que la démocratie ? 6
1. Définition théorique 7
2. De la construction de la démocratie américaine
20
3. De la construction de la démocratie française
39
II/ Le tournant éthique de la démocratie 55
1.L'éthique n'est pas la morale 56
2.La tendance actuelle de la démocratie américaine
68
3.La tendance communautarienne de la démocratie
française et le poids de la tradition 84
CONCLUSION 94
INTRODUCTION
Dans De la Démocratie en
Amérique, Tocqueville concevait deux «
pentes118 » possibles de la démocratie qui
correspondraient, nous semble-t-il, à deux traditions
différentes de la démocratie : celle des Etats-Unis et celle de
la France. « La première, comme le dit Laurent CohenTanugi,
conduirait à accroître toujours davantage l'indépendance
des individus, tandis que la seconde, et la plus probable selon lui, aboutirait
au contraire à un pouvoir de plus en plus centralisé.2
»
Nous nous proposons dans ce présent travail de scruter
la tradition démocratique des Etats-Unis et la tradition
démocratique française, afin de voir la tension qui existe entre
les deux formes contemporaines de ces deux démocraties et
l'éthique qui en ressort.
Ces deux démocraties, malgré les
différences qui les caractérisent chacune, ont ceci de commun :
elles sont nées d'une Révolution, la Révolution
américaine et la Révolution française, lesquelles
poursuivent chacun un objectif précis. La première cherche
à restaurer une liberté perdue, tandis que la seconde une
égalité des conditions. En cela nous sommes bien d'accord avec
Hannah Arendt qui dit à propos de ces deux Révolutions que celle
des Américains est politique et celle des Français sociale. La
première est telle dans la mesure où elle cherche à
instituer une conception de la politique édifiée par la seule
raison humaine et capable d'abriter la liberté qui est entrain de fuir
l'Europe oppressive. La
1 Alexis De Tocqueville, De la
démocratie en Amérique, vol. II, 4e
partie, chap. IV, Paris, Garnier Flammarion, 1981, p. 363, « De quelques
causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un
peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l'en
détournent ».
2 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans
l'Etat, Paris, PUF, 1985, p. 25
Révolution française, quant à elle, est
sociale du fait qu'elle cherche à détruire les hiérarchies
sociales d'Ancien Régime, génératrices
d'inégalité sociales. Ce qu'elle poursuit alors est ce que
Tocqueville a appelé l'égalité des conditions.
Nous faisons usage d'une méthode que nous appelons
philosophico-historique pour penser le rapport entre l'éthique et la
démocratie. L'utilisation de cette méthode se justifie, d'une
part, par le fait que nous étudions deux démocraties
différentes l'une de l'autre et que toutes les deux s'insèrent
chacune dans une tradition qui lui donne sa nature et sa forme
spécifique. Ce qui fait que la démocratie reste moins un objectif
réalisé ou achevé qu'un processus interminable dont les
formes épousent les réalités politique, économique,
culturelle et sociale qui la portent.
D'autre part, ce que nous appelons les fondamentaux, à
savoir la liberté, l'égalité et l'autonomie qui
définissent l'homo democraticus, c'est-à-dire le type
démocratique, malgré le fait qu'ils sont des données
immanentes, ne sont par ailleurs pas statiques. Autrement dit ils ne subissent
pas sans réagir les règles d'un environnement politique et social
aux antipodes de la justice sociale : la liberté et
l'égalité sociales.
C'est parce que la démocratie suppose
nécessairement ce type d'homme que les revendications, le désir
de reconnaissance et les exigences d'une justice demeurent légitimes.
Ainsi, puisqu'il n'y a pas de démocratie, mais des
processus démocratiques interminables, l'homo democraticus
devient un être situé, c'est-à-dire un citoyen pouvant
contester légitimement les règles d'une morale
politique (démocratique précisément) jugées
injustes.
En contestant les règles juridiques, politiques
disonsnous, sur lesquelles repose une démocratie particulière, il
devient ainsi possible de penser l'éthique, car les individus, dans leur
désir de reconnaissance, imposent des règles et valeurs propres
que l'Etat se doit d'adopter afin de satisfaire les revendications de ces
derniers.
Nous parlons cependant d'éthique pour trois raisons :
d'une part, pour désigner les règles ou valeurs que revendique
une communauté de valeurs, par exemple ce que l'on appelle les «
minorités » aux Etats-Unis ou ce que l'on appelle les nouveaux
mouvements sociaux en France3. D'autre part, pour désigner
quelque caractère critiquable de la table des lois devant régler
le comportement des individus, à savoir certaines dispositions
constitutionnelles. Ce qui signifie sans doute la perte du caractère
absolument et universellement contraignant des lois juridiques, ainsi que
l'implication de communauté de valeurs ou mouvements sociaux
organisés dans la confection des droits. Enfin la dernière raison
nous poussant à faire usage de la notion d'éthique est le fait
que l'homo democraticus, grâce aux fondamentaux le
définissant, soit en mesure de critiquer aussi bien les règles ou
valeurs de sa communauté que les droits civils ou politiques du
régime dans lequel il se trouve. Et ce, parce que le type
démocratique, du fait de la liberté caractéristique de son
être, demeure fondamentalement critique.
3 Il faut dire que les nouveaux mouvements sociaux
ne sont pas le propre de la France, nous les trouvons également aux
Etats-Unis. Dans ce travail nous avons délibérément choisi
d'étudier ceux de la France pour la raison que voici : faute d'une
reconnaissance ou d'une institutionnalisation politique du multiculturalisme ou
communautarisme, nous analysons les
Eu égard à tout cela, nous nous demandons si
nous pouvons observer une tendance vers une forme de démocratisation
unique unissant la démocratisation américaine et la
démocratisation française dans la même destinée,
malgré les différences de voies que chacune des deux
démocraties a empruntées.
mouvements sociaux français pour voir s'ils ne s`inclinent
pas vers des
I/ Qu'est-ce que la démocratie ?
Vouloir définir la notion de démocratie est
l'une des entreprises les plus périlleuses à laquelle on puisse
se livrer. Cela tient sans doute à la polysémie de la notion qui
désigne trois choses à la fois : un état social ( Alexis
De Tocqueville), un régime ou une forme de gouvernement (Raymond Aron),
une valeur et une idéologie se drapant sous le manteau du
capitalisme.
Face à ces différentes innervations sous
lesquelles nous pouvons considérer la démocratie, nous ne pouvons
manquer d'être embarrassés si nous nous proposons la
démocratie comme objet d'étude. L'embarras se traduit en une
hésitation consistant à choisir ou une parmi les trois modes de
déclinaison de la démocratie ou toutes ensemble à la
fois.
A défaut de pouvoir considérer la
démocratie dans sa tridimensionnalité (sociale, politique et
idéologique), le moins que nous puissions faire consiste alors à
en privilégier une dimension tout en ne perdant pas de vue les autres.
Et ce, en nous aidant ou bien nous faisant guider par une méthode ayant
en vue les différentes déclinaisons de la démocratie, afin
que nous ne tombions pas dans un relativisme étroit.
Dans ce travail, nous n'allons pas nous contenter que d'une
définition institutionnelle de la démocratie comme beaucoup sont
portés à l'y réduire. L'existence d'institutions dites
démocratiques n'est pas une condition nécessaire et suffisante
pour qu'existe une démocratie, quand même bien elle
formes de communauté de valeurs autonomes.
demeure indispensable. Mais nous privilégions sa
dimension subjective et substantielle qui en est le critère fondamental
et à l'aune duquel nous pouvons juger d'une démocratie. En des
termes aristotéliciens, elle est le « ce sans quoi » on ne
peut dire d'une chose ce qu'elle est, autrement dit sa substance.
C'est ce fondamental qui constitue la charpente de toutes
démocraties même si elles peuvent pendre des formes
différentes les unes des autres, en raison des conjonctures historiques
propres à chaque Etat qui l'informent et de l'idéologie qui la
porte.
C'est ainsi que les démocraties américaine et
française diffèrent l'une de l'autre bien qu'elles reposent sur
les mêmes principes, au sens grec du terme à savoir :
l'anthropologie et ce que nous appelons ses fondamentaux. Leur(s)
différence(s) essentielle(s) est ou sont informée(s) par les
principes, du moins par les objectifs de chacune des Révolutions,
américaine et française, qui ont présidé à
l'avènement de ces deux démocraties respectives. La
Révolution américaine fut, comme le dit Hanna Arendt, politique
tandis que celle de la France fut plutôt sociale. Ces deux
Révolutions sont, pour la France et les Etats-Unis, le premier coup de
chiquenaude qui, à la fois, impulse la démocratisation ou le
processus démocratique et lui donne sa substance démocratique, y
compris sa singularité.
1. Définition théorique de la
démocratie
Par définition théorique nous n'entendons pas,
comme Aristote, « la formule qui exprime l'essence d'une chose
4»,
4 Aristote, Les Seconds
Analytiques, III , Paris, Vrin, 1966, 90b
car pour la démocratie il nous semble impossible de lui
donner une définition dense qui ramassera en une formule ou en un
concept son essence. Cela s'explique par sa polymorphie comme nous l'avons dit
plus haut.
Toutefois nous pouvons trouver un topos, c'est-à-dire
un champ commun dans lequel nous pouvons placer et considérer, sans les
confondre, les trois dimensions de la démocratie. Nous proposons de
privilégier la dimension culturelle dans la mesure où la
démocratie, vue sous ses différentes facettes, se présente
alors comme une interprétation du monde. Car s'il est vrai que toute
politique est une weltanschauung comme disent les Allemands,
c'est-à-dire une interprétation du monde, alors il y a
nécessairement une coïncidence entre idéologie et politique,
car toutes deux sont une compréhension du monde, d'où une
tautologie entre ces deux notions parce que désignant la même
chose.
S'il est vrai que toute politique dépend
nécessairement d'un politique, c'est-à-dire de la forme d'un
vivre-ensemble, la démocratie ou l'aristocratie par exemple, alors il
n'en demeure pas moins vrai que la forme de l'être-ensemble doit
forcément déterminer la politique qui doit aller avec.
Et enfin, s'il est vrai que toute forme de gouvernement ou de
politique est une compréhension du monde, alors la «
compréhension démocratique5 » du monde
suppose nécessairement un « caractère de l'homme qui lui
répond6 », d'où une « anthropologie
démocratique7 ».
5 Robert Legros, L'avènement de la
démocratie, Paris, Grasset et Fasquelle, 199, p. 15
6 Platon, La République, Paris,
Garnier Flammarion, 1966, 555b
7 Marcel Gauchet, La démocratie contre
elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p.
xix
Dès lors, la définition de la démocratie
doit
nécessairement s'opérer par le truchement d'une
anthropologie et des valeurs fondamentales qu'elle exige et que, au demeurant,
nous appelons ses fondamentaux.
C'est la perception phénoménologique de
l'homo-
démocraticus par ces fondamentaux que nous
appelons définition théorique.
1.1 L'anthropologie démocratique.
Toutes formes de société, celle dite primitive,
sans Etat ainsi que celle qui s'incarne dans des formes de gouvernement dites
démocratiques et aristocratiques par exemple présupposent une
anthropologie, autrement dit un « type d'homme » qui leur correspond
respectivement, car tout caractère d'homme n'est pas compatible avec
toute forme de société.
Cette idée fait écho à une idée
multiséculaire qui remonte à Platon (dans le livre VIII de la
République) et plus récemment à
Rousseau quand il dit que pour savoir la forme de gouvernement qui correspond
le mieux à l'homme à l'Etat civil, il faut savoir ce qu'il a
été à l'état de nature. Le type d'homme que
Rousseau a en vue dans l'état civil est conçu de sorte que le
vivre-ensemble puisse avoir lieu, par opposition à l'état de
nature d'où il sort.
Le passage d'un état où la liberté
naturelle fut la seule loi à un état fondé sur la
volonté générale témoigne bien d'un changement
anthropologique, d'une conception nouvelle de l'homme. Ce passage, comme le dit
Rousseau, « produit dans
l'homme un changement très remarquable, en
substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant
à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant.8 »
Le æwov itoAtttxov ( l'animal politique), selon le
langage
des Grecs, est déterminé chez Rousseau par des
principes moraux qui demeurent la condition de possibilité de la
formation du corps politique, à savoir l'aliénation des
libertés naturelles à la volonté générale et
les valeurs afférentes à cette fiction socio-politique que sont
la liberté et la propriété.
Cette idée de Platon gagne toutefois en universalisme
en ce qu'elle n'a pas été ignorée et par les
régimes dits totalitaires, libéraux, socialistes et communistes,
y compris les penseurs politiques tels que Rawls et Habermas qui ont
essayé tous les deux de proposer une théorie alternative de la
démocratie pour répondre au défit que posent aujourd'hui
les démocraties modernes à savoir le pluralisme moral,
philosophique et religieux.
Les régimes totalitaires supposent un genre d'homme
dépourvu de toutes libertés politiques susceptibles d'aller
à l'encontre des idées de la classe dirigeante ; les
régimes communistes, quant à eux, un genre d'homme dont les
idées coïncident indéfectiblement avec celles du parti,
tandis que l'homme qu'on rencontre dans les théories de la
démocratie délibérative de Habermas et de la
démocratie libérale de Rawls est celui qui dispose d'une raison
pratique procédurale.
La démocratie libérale qui est jusqu'aujourd'hui la
forme standard de toutes les démocraties existantes dans le monde
8 Jean Jacques Rousseau, Du contrat
social, Livre I, chapitre 4, Paris, 10/18, 1973, p. 77
n'a pas manqué, elle aussi, à cette exigence
anthropologique dès son avènement au XVIIIième
siècle. Le type d'homme qu'elle propose est en opposition radicale avec
celui qui était propre aux régimes monarchiques et
hiérarchiques de l'Ancien Régime.
L'homme de l'Ancien régime ou
pré-démocratique était caractérisé par ce
que Robert Legros appelle « un principe hiérarchique, un
principe d'hétéronomie et un principe de dépendance
communautaire 9», lesquels principes s'opposent
radicalement à ceux qui définissent l'homo democraticus.
Celui-ci se trouve caractérisé par les principes
d'égalité, de liberté et d'autonomie.
1.1.1 La liberté
La démocratie n'a pas attendu les temps modernes pour
exister même s'il est vrai que son contenu se modifie
suivant les conjonctures historiques. C'est pourquoi la liberté qui en
est un fondamental ne cesse d'évoluer, non pas dans le sens de
progrès, mais de transformation, en raison des environnements sociaux et
politiques.
La démocratie athénienne du
Vième siècle av.J-C reposait sur le principe de
liberté-participation qui a persisté jusque dans les
démocraties modernes et contemporaines, mais, à cette forme de
liberté originelle de la démocratie, s'ajoute d'autres tournures
informées par les configurations sociétales et, au-delà,
cosmologiques. La comparaison que fait Benjamin Constant entre la
liberté des Anciens et la liberté des Modernes peut nous servir
à saisir leurs différences respectives.
9 Robert Legros, op., cit, p. 34
La liberté des Anciens renvoyait à la
participation politique et demeurait un privilège accordé
exclusivement aux hommes libres ou plus précisément aux
citoyens.
Dans La politique, Aristote, fidèle à
sa théorie de la puissance et de l'acte à l'oeuvre dans sa
Physique et sa Métaphysique, distingue, d'une part, le
citoyen accompli et, d'autre part, le citoyen non encore réalisé
et dégénéré. Cette dernière catégorie
est composée, d'un côté, des enfants et, de l'autre, des
vieux, lesquels « ne sont que des surnuméraires, les uns
citoyens en espérance à cause de leur imperfection, les autres
citoyens rebutés à cause de leur
décrépitude.10 » « Ce qui constitue donc
proprement le citoyen, selon Aristote, sa qualité vraiment
caractéristique, c'est le droit de suffrage dans les Assemblées
et de participation à l'exercice de la puissance publique dans sa
patrie.11 »
Cette conception de la liberté participe d'une
cosmologie propre à la Grèce antique. Pour les Anciens, le monde
était un cosmos c'est-à-dire un tout fini (contenant l'ensemble
des lieux possibles), hiérarchisé (différence de
degré ontologique et non pas de nature entre un monde sublunaire
imparfait et un monde supralunaire parfait) et géocentré (les
planètes tournant autour de la terre. Ainsi les sociétés
grecques se concevaient-elles, au plan politique, comme pleinement
dépendant d'un ordre naturel dont elles devaient refléter et
exprimer l'ordre. Ici, il y a une coïncidence entre politique et
éthique, et l'homme accompli, au sens politique et non philosophique du
terme, est celui qui, s'étant libéré d'un rapport
utilitariste avec la nature, accédait à la dignité
politique par le médium de la participation. La liberté
10 Aristote, La politique, Livre II,
chapitre 4, Editions Gonthier, 1964, p.44
11 Ibid.,
équivalait alors à la participation, pour le
citoyen, aux affaires de la Cité.
Or, dans le monde moderne, où s'instaure un nouveau
paradigme politique lié à un nouveau rapport au
monde,
autrement dit une nouvelle cosmologie, s'élabore une
conception inédite de la liberté. La cosmologie
des Modernes est marquée par une ouverture du monde, le passage «
du monde clos à un univers infini » pour reprendre
le titre de l'ouvrage d'Alexandre Koyré. La modernité politique
ne peut, nous semble-t-il, nous être intelligible si nous ne faisons pas
un détour à la modernité scientifique dont la conception
mécanique du monde influence la perception de la liberté.
Dès le XVIIième siècle,
Descartes affirmait dans le Du monde, que la Nature
obéit à des lois que Dieu lui a imprimées, par
décret, depuis le commencement et les changements qu'elle connaît
ou connaîtrait se feront suivant les lois de la Nature garanties par Dieu
lui-même. Dans le chapitre VII du même ouvrage intitulé
« Des lois de la Nature de ce nouveau monde », il dit entendre par
celle-ci « la Matière même en tant que je la
considère avec toutes les qualités que je lui ai
attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu
continue de la conserver en la même façon qu'il l'a
créée12. » La liberté, selon le XVII
siècle, signifiait alors la soumission aux lois. Celles-ci
étaient nécessaires pour organiser ou rendre intelligible
l'infinitude de l'univers et en même temps soulager l'homme qui se
sentait insignifiant (comme un atome dit Pascal) par rapport à
l'infinitude du monde. C'est cette infinitude qui fait apercevoir à
l'homme son insignifiance et sa fragilité.
12 René Descartes, Discours de la
méthode, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 228
N'était-ce pas par rapport à cela que Pascal disait
: « le silence éternel de ces espaces infinis
m'effraie13. »
La liberté, avec la Réforme protestante et le
mouvement janséniste, change de contenu grâce à une
éthique qui promouvait le culte du moi. Avec ces derniers, l'homme est
un sujet libre qui doit s'imposer soi-même à s'émanciper de
toute autorité extérieure et doit être sa propre
référence sur le plan moral. Ce moment correspond à celui
de la promotion de l'individualisme et de l'éthique par rapport à
la morale collective. Ici, la liberté correspond à l'autonomie et
est une « libération des entraves », comme le dit Alain Renaut
dans le Dictionnaire de philosophie politique dirigé par
Philippe Raynaud et Stéphane Rials, d'où une
libertéémancipation . Cette liberté n'est pas politique,
mais c'est une introspection, de l'intérieur de la conscience, dont
l'intimité du coeur reste l'espace dans lequel [et par lequel] les
hommes échappent à la contrainte extérieure et se sentir
libres. Cet espace intime du coeur échappe au pouvoir de
régulation et de domination du pouvoir politique
La liberté en tant que fondamental de la
démocratie peut renvoyer soit à la liberté-participation
soit à la libertésoumission soit à la
liberté-émancipation soit à toutes ensemble à la
fois. Une parmi elles (ou bien toutes trois) peut se constituer comme le
fondamental autour duquel est structurée une démocratie
particulière, mais leur contenu se modifie suivant les contingences
historiques qui président à sa construction.
13 Pascal, Pensées, Paris, Bordas,
1984, p. 82
1.1.2 L'égalité
Le second fondamental qui caractérise la
démocratie à savoir l'égalité ne s'insère
pas, contrairement à la liberté, dans une longue tradition
politique antérieure à l'avènement de la démocratie
moderne. Il faut dire que, même si celle-ci est un dépassement de
la démocratie athénienne du V ième
siècle av.J-C, sa forme moderne est structurée autour d'un
principe à la fois différent et original :
l'égalité.
La démocratie moderne est une réaction ou une
réponse à un ordre politique et social fondé sur le
principe hiérarchique. Celui-ci est propre aux régimes dits
aristocratiques, il range et classe les individus dans des structures sociales
et culturelles tenues comme allant se soi, autrement dit naturelles. «
Classer, en effet, consiste à opérer à la fois des
regroupements et des distinctions, autrement dit à introduire des
différences et des relations au sein d'une totalité confuse qui,
autrement, resterait « immaîtrisable » parce que rien n'y
serait discernable.14 » Nous ne sommes pas tentés
d'emprunter une posture ethnologique pour montrer quand et comment s'est
établi le classement dans les sociétés dites
aristocratiques, nous le considérons seulement dans sa factualité
symbolique et historique : en tant que les classes ont eu à exprimer une
manière d'être de la société.
Dans les sociétés hiérarchisées,
comme la France d'Ancien Régime, les individus sont rangés dans
des catégories sociales formant des cercles concentriques. Autour de la
structure fondamentale d'appartenance, la famille, gravitent des
allégeances de plus en plus vastes structurées, par exemple,
14 Jean Pouillon « appartenance et identité
» in Penser et classer, Fayard, 1982, p. 20
autour de l'activité « professionnelle », de
la descendance etc. Le cercle politique subsume, en les englobant, toutes les
autres sphères où s'expriment une relation hiérarchique,
en institutionnalisant une domination politique se manifestant par un rapport
légitimé entre des « inférieurs » et des «
supérieurs ». « Etre placé dans un rang signifie,
d'une part : être ?naturellement? attaché aux membres de son rang
par des liens de solidarité, et, d'autre part : être
?naturellement? et personnellement relié à des
supérieurs et des inférieurs.15 »
Cette perception d'une hiérarchie entre les individus
est tenue d'un bout à l'autre de la chaîne comme « naturelle
» dans la mesure où elle est légitimée par un pouvoir
royal absolu voulu par Dieu et, à posteriori, par une conception
éclatée de l'humanité. Une égalité
isotropique, c'est-à-dire d'aplomb, de l'homme s'avérait absurde,
elle se rapportait plutôt au respect, pour chacun des hommes, de son rang
et de sa classe.
Or, avec l'avènement de la démocratie aux
Etats-Unis et en France s'exprime une autre conception de
l'égalité qui rompt complètement avec celle qui avait eu
cours dans les sociétés dites hiérarchisées,
quoique leurs formes et expressions eussent pris des allures différentes
de part et d'autre de l'Atlantique. Tout de même, leur horizon reste
similaire : « l'égalité des conditions ».
L'égalité dont il s'agit dans la
démocratie est celle qui brise les maillons « naturels »
constituant autrefois la chaîne hiérarchique des êtres
humains afin de penser l'homme dans une relation
éthico-phénoménologique, d'une personne et
15 Robert Legros, op., cit, p. 41
(ou en face) d'une autre, qui tend à saisir l'essence de
l'homme, c'est-à-dire l'Homme.
Tout un attirail théorique est par ailleurs
mobilisé pour pourvoir chair et os à l'Homme conçu comme
l'architectonique de la démocratie : spécialement le droit des
gens, la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen de
la France du 26 août 1789 et la Déclaration universelle des droits
de l'homme du 10 décembre 1948.
L'homo democraticus est celui qui considère
les
différences sociales, économiques et de
naissance comme fortuites, ne relevant d'aucune nécessité
naturelle. Au delà de ces contingences différentielles gît
une égalité des conditions qui « est un principe qui
énonce que chaque être humain apporte, en naissant, un droit
égal à la liberté, c'est-à-dire, plus
précisément, un même droit de conquérir son
autonomie et son indépendance individuelle.16 »
L'égalité des conditions ne doit pas être confondue
avec l'égalité religieuse, politique et juridique, elle est
pré-politique, non conventionnelle et implique une égalité
des hommes en tant qu'hommes et non en tant que membres d'une famille, d'une
bourgeoisie ou d'une noblesse.
1.1.3 L'autonomie
L'homo democraticus, en tant qu'il est
l'idéal-type de la personne habitant dans une démocratie, ne peut
être compris sans que nous ne fassions référence au
principe d'autonomie qui est un fondamental constitutif de son être.
L'autonomie est le concentrée des fondamentaux de liberté et
d'égalité, elle caractérise la personne même en ce
qu'elle pose la volonté comme son mode essentiel.
16 Ibid., p. 48
La liberté et l'égalité ne suffisent pas
à elles seules pour saisir le type démocratique. Bien qu'elles
soient nécessaires quant à la définition dudit type ;
toutefois elles traduisent plus un statisme de l'homme que son dynamisme,
autrement dit, elles ne sont pas en mesure d'expliquer ses
déterminations ou ses mobiles. Seul le concours de la volonté
peut aider à comprendre l'homme en tant qu'il est un
êtrepour-l'acte, car la volonté « consiste seulement,
comme dit Descartes, en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas
(c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt
seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que
l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons
point qu'aucune force extérieure nous y contraigne.17
»
Le sujet autonome propre aux régimes ou
société dites démocratiques n'a pas attendu
l'avènement de la démocratie pour se voir s'octroyer, par les
principes démocratiques mêmes inscrits dans les Constitutions, ce
fondamental. L'autonomie, en tant qu'elle est autant un mode du sujet
même, est redevable aux « hérésies » protestantes
et jansénistes qui ont contribué à son accomplissement.
La Réforme, née en Allemagne autour de 1520,
qualifie un mouvement religieux de dissidences. Elle se porte à faux
contre certaines pratiques ecclésiastiques pour gagner le salut. Luther
qui est l'instigateur principal de ce mouvement religieux qualifié
d'hérétique se livre à une analyse de l'homme pour
disgracier les thèses de l'Eglise se rapportant au salut.
17 René Descartes, Méditations
métaphysiques, IV, Paris, Gallimard, 1979, p. 139
Pour les réformateurs luthériens, les pratiques
ecclésiastiques comme la prière ne sont pas
indispensables pour faire « gagner à quelqu'un le ciel », car
du fait que l'homme est fait à l'image de Dieu, « toutes les
bonnes oeuvres qui pourront éternellement se produire par et dans le
corps18 » demeurent inefficaces. Ces idées
contenues dans les quatre vingt et quinze thèses de Luther peuvent
être résumées en ceci : Dieu seul, la foi seule, l'Ecriture
seule. Elles contestent la place occupée jusqu'alors par l'Eglise,
tiennent la religion comme une « affaire » personnelle et non de
communauté ; reconnaissent l'Ecriture comme seule source de
vérité en rejetant les interprétations et commentaires
faits par l'Eglise sur la religion. Ce faisant, elles prônent que le
sacerdoce doit être universel, c'est-à-dire que tous les
chrétiens sont « prêtres » et doivent avoir le
même accès et le même pouvoir auprès de Dieu, que le
pasteur n'est qu'un ministre du culte et non un intermédiaire entre Dieu
et les hommes.
La Réforme protestante, à travers toutes ces
idées, toutefois révolutionnaires, propose, si elle n'impose pas,
une nouvelle conception ou définition de l'homme. Celui-ci doit
être le sujet autonome qui doit s'imposer à se départir -
volontairement - de toute autorité extérieure, doit être sa
propre référence morale, puisqu'il est libre de se plier ou de ne
pas se plier à des règles de morale commune et à toutes
valeurs reçues. C'est le culte du moi qui est alors à l'honneur,
avec ses propres valeurs y correspondant. L'homme devient alors un sujet
éthique, étant donné la possibilité de
négation par lui de toutes règles collectives.
18 Martin Luther, De la liberté du
chrétien, préface à la Bible, Seuil, 1996,
p. 31
La nouveauté dont la Réforme est l'artisan est
la promotion d'une nouvelle conception de l'homme - individu autonome - dont la
dissidence janséniste et la philosophie des Lumières participent
à l'ancrage psychologique et sociologique dans la
société.
C'est parce que la démocratie est inconcevable sans une
autonomie de la personne que Rawls et Habermas ont chacun pourvu ce fondamental
à l'homme démocratique à l'oeuvre dans leurs
théories alternatives de la démocratie libérale telle
qu'elle existe. L'autonomie coïncide avec la volonté et c'est
grâce à son concours qu'un gouvernement civil peut être
institué.
2. De la construction de la démocratie
américaine
La démocratie américaine s'est construite
à travers un processus qui lui donne plutôt sa
spécificité que sa forme substantielle, c'est-à-dire
achevée. Elle est née à la suite d'une double
Révolution, de révolte et de Fondation dont le but était,
d'une part, de se libérer de la tutelle de la couronne anglaise et,
d'autre part, d'instituer une forme de gouvernement stable et libre. C'est
autour du principe fondamental de liberté que les Américains ont
réussi à informer une République qu'ils ont appelé
démocratie représentative.
La création de la démocratie américaine
n'est pas tirée ex nihilo, elle participe d'une
idéologie dont le jus naturalisme (le droit naturel), les
idées des whigs radicaux, les théories politiques de Plutarque,
Cicéron, Tite-Live, Machiavel, Rousseau, Montesquieu, Hume, Locke,
Smith, Hutcheson, la philosophie des Lumières, les formes de
gouvernement des Cités grecques, de Rome, de Florence, de Sparte et de
la
Monarchie anglaise etc. constituaient le
concentrée
référentiel. Cette démocratie, il faut le
dire, n'a pas fait usage, dans sa fondation, de toutes ces idées et
institutions gouvernementales classiques, mais elle a opéré des
choix qui consistaient à prendre d'elles les points positifs pouvant
s'accorder avec la forme de gouvernement que ce que l'on appelle
communément les pères fondateurs avaient voulu instituer.
En cela, cette démocratie demeure à la fois
inductive et élective dans la mesure où, d'un côté,
l'idéologie qui la porte est issue de théories politiques
classiques et modernes que les Pères fondateurs essayaient de mettre en
pratique et, de l'autre, le fait que ces derniers s'étaient
employés à surmonter les maux tels que la corruption, la tyrannie
et le complot qui ont eu, sinon à menacer, du moins à
dévoyer certains régimes politiques d'autrefois.
La démocratie américaine connaît cependant
sa forme officielle en 1787 avec l'institution d'une constitution
fédérale dans l'Etat de Philadelphie, grâce à
l'action de ce que l'on appelle communément les
fédéralistes : Madison, Hamilton et Jay.
2.1 La Déclaration d'indépendance de 1776 ou
la rupture avec la couronne
La Déclaration d'indépendance des Etats-Unis du
4 juillet 1776 dont Thomas Jefferson est l'auteur marque le début de
l'indépendance des colonies américaines ou sa libération
vis-à-vis du pouvoir de la couronne anglaise jugée trop
aliénant. Même si cette volonté de libération est
dictée dans son ensemble par la pure raison calculatrice, comme
beaucoup, tel que Gordon Wood, sont portés à l'affirmer, il faut
quand même
pouvoir distinguer dans la Révolution américaine
deux moments qui ne présentent pas une linéarité sans
heurts, à savoir le moment correspondant à la volonté de
rompre avec l'ordre ancien, sanctionnée par la Déclaration
d'indépendance et celui se rapportant à la résolution
d'instaurer un ordre politique nouveau de la convention dite de Philadelphie.
L'action du premier s'inscrit, avant tout, dans la logique d'un engagement
consistant à se débarrasser du pouvoir très oppressif de
l'Angleterre. C'est pourquoi ce moment constitue, nous semblet-il, le moment
révolutionnaire, au sens d'insurrection, de la Révolution
américaine quand même bien il reste politique.
Face au joug de la couronne, les Américains aspiraient
à plus de liberté et de bonheur dont l'expérience
résulte en grande partie d'une déception que causait, non pas la
monarchie en elle-même, mais le parlement anglais.
Les séries de révoltes et de guerres qui
occasionnèrent la rupture entre les Anglais et les Américains
tinssent sans doute leur cause de l'institution du droit de timbre aux colonies
par le parlement britannique. L'institution de ce droit fut dictée
probablement par le manque d'argent de la Grande-Bretagne, laquelle sortait
épuisée de la guerre de Sept ans et voyait sa dette
augmentait.
Cette mesure dont le Premier ministre Grenville fut l'auteur
fut une « innovation », pour reprendre Robert LacourGayet,
car « jusque-là, chaque colonie décidait par
elle-même de sa fiscalité. Un vote de l'Assemblée et une
signature du gouverneur suffisaient pour qu'une taxe entrât en
vigueur.19 » Le droit de timbre provoqua des
mécontentements d'autant plus que certaines colonies telles que New York
et le Massachusetts avaient alors adopté des droits semblables. Les
colonies
19 Robert Lacour-Gayet, Histoire des
Etats-Unis, Fayard, 1976, p. 137
refusèrent alors de s'acquitter de ce droit, soutenant
qu'elles ne payeraient que les impôts votés par ses
représentants. Du côté de la Grande-Bretagne, on soutenait
que le parlement est souverain et que, « où qu'ils se trouvent,
les sujets de Sa Majesté lui doivent obéissance. Si
l'Amérique n'a pas jusqu'à ce jour été
taxée, c'est uniquement parce qu'elle n'avait pas atteint sa
maturité... 20»
Les Américains ne tardèrent pas à se
soulever pour s'opposer aux décisions du parlement de la
mère-patrie ; ils prenaient alors cet appel à l'opposition comme
un devoir de tout Américain. Ce soulèvement avait des proportions
plus ou moins grandes selon les colonies. C'est en Virginie et en
Nouvelle-Angleterre, et, plus tard, dans le Massachusetts que l'opposition est
plus marquée. Les groupes de combattants se formèrent sous
l'instigation de propagandistes tels que Samuel Adams qui recrute ses
fidèles « dans les tavernes, les endoctrine, les
enrégimente.21 » Mais à ces groupes, se
joignirent également « des citoyens mus par
leur
conscience22 ». Ces «
soldats » s'appelaient « sons of liberty »,
autrement dit « Fils de la Liberté », mais du
côté de la Grande-Bretagne, on les considère comme des
insurgés d'où le nom de « rebelles »
employé alors pour les désigner.
Les Fils de la Liberté se livraient à des
exactions qui n'épargnaient aucun symbole ou représentant du
parlement britannique : « les percepteurs du droit de timbre sont
pendus en effigie, leurs habitations brûlées [et ainsi] tous
finissent par démissionner23 » et les marchandises
de la métropole firent, à leur tour, boycottées par les
colonies de
20 Ibid, p. 138
21 Ibid, p. 140
22 Ibid, p. 140
23 Ibid, p. 140
Boston, Philadelphie et de New York24. A ce
soulèvement populaire armé qui contestait sans réserve la
souveraineté de la Grande-Bretagne s'ajoutait du même coup une
guerre de plume, pour reprendre le terme de Gayet, à laquelle se
livraient des intellectuels tels que Dickinson avec sa publication dans la
Pennsylvania Chronicle de quatorze articles intitulés :
« Lettres d'un agriculteur de Pennsylvanie aux habitants des colonies
britanniques » qui avaient pour but de montrer l'impossibilité
ou l'incompétence du Parlement à instituer le droit de timbre.
L'épisode de la destruction du thé du 16
décembre 1773 à Boston, dirigé par Samuel Adams envenima
la tension entre les Américains et les Anglais. Les Fils de la
liberté, décidant de ne pas payer, entre autres droits, celui
d'accostage des bateaux, tombèrent sur le refus du gouverneur. Ainsi,
« deux cents des fidèles [de Adams], déguisés en
Indiens, montèrent à bord. Trois cent quarante-deux caisses,
d'une valeur de douze mille livres sterling, furent [alors] jetés par
dessusbord.25 »
Le roi de la mère-patrie George III, ne pouvant plus
contenir son amertume, écrivit à son nouveau ministre Lord North
: « les colonies doivent maintenant se soumettre ou
triompher.26 » A cela s'ajoutèrent des mesures de
vengeances contre Boston (et qui visaient par-là même toutes les
autres colonies) dont la destruction clamée et soutenue par certains
membres de l'Assemblée, « dès le 25 mars [ 1773], la
fermeture du port de Boston (sauf pour la nourriture et les matériaux de
chauffage) fut décidée jusqu'à ce que la Compagnie et
la
24 Il faut noter que l'arme du boycottage faisait voir ses
effets, car il y a eu, au fil des années, une chute considérable
des ventes de la Grande-Bretagne : en 1768, la Grande-Bretagne vendait aux
colonies 2.107000 livres de marchandises ; en 1769, 1.310000.
25 Gayet, op. cit., p. 149
26 Ibid, p. 149
douane fussent compensées pour leurs pertes. Deux
mois plus tard, d'autres mesures de répression suivirent : transfert en
Angleterre de certains procès, suppression de l'élection des
membres du conseil, nomination de juges par le gouverneur, interdiction de
réunir plus d'un town-meeting par an, à moins d'une autorisation
spéciale.27 »
Les intellectuels, au rang desquels se trouvaient
Washington, Samuel Adams et Jefferson, orientèrent
leurs actions dans une perspective plus pratique afin de mettre fin à la
dérive tyrannique de la Couronne. Le 5 septembre 1774, eut lieu le
premier Congrès continental qui regroupa cinquante-six
représentants de douze colonies (sauf la Georgie qui s'était
abstenue). Ceux-ci n'étaient pas unanimes dans leurs revendications,
autrement dit, ils ne partageaient pas une idéologie commune les
rassemblant. Il y avait, d'une part, les modérés dont Joseph
Galloway qui tentèrent de dulcifier les passions et, d'autre part, les
extrémistes, parmi lesquels figuraient les frères Samuel et John
Adams, Patrick Henry, Richard Henry Lee. Ces derniers arrivèrent
toutefois à dominer le congrès et inspirèrent, grâce
aux idées de John Adams, la Déclaration des Droits que
l'Assemblée adopta le 15 octobre. Celle-ci soutenait que les hommes ont
droit à la vie, à la liberté, à la
propriété et qu'ils n'ont jamais cédé à un
souverain le pouvoir de disposer sans leur consentement de l'un quelconque de
ces biens.
Les droits ainsi invoqués se fondaient sur les
idées des théoriciens du droit des Gens tels que Pufendorf,
Vattel et Grotius et des lois de la nature de la mécanique
cartésienne. Analogiquement à cette dernière les
Américains estimaient que « les actions humaines et les
affaires humaines obéissaient à
27 Ibid, p. 150
des lois aussi régulières et aussi uniformes
que les autres évènements, et que les lois de la mécanique
s'appliquaient aussi bien à la politique qu'à la
philosophie28 » ; aux premiers, Pufendorf et consort, ils
empruntaient la théorie selon laquelle Dieu a doté à tous
les hommes des droits fondamentaux inaliénables. En cela, les
Américains inaugurèrent une nouvelle compréhension de la
politique, autrement dit une nouvelle science politique : il y a une «
humanisation de la Providence », pour reprendre le terme de Gordon
Wood, Dieu n'est pas ( et n'est désormais plus) l'auteur et le
responsable de l'action humaine. Les hommes sont au contraire les propres
auteurs et responsables de leurs actions, si bien qu'ils sont les seuls
habilités à instituer aussi bien le gouvernement qui leur
convient qu'à répondre à des atteintes dont ils sont
l'objet.
Cette dernière idée influença de beaucoup
les Américains, lesquels firent doter les entités politiques
quasiment des mêmes droits que les humains. Ainsi la rupture avec la
Couronne, qui fut un combat pour une reconnaissance29, fut-elle
consommée avec l'invocation des droits naturels (aussi bien pour les
hommes que pour les Etats) dans le texte signant l'indépendance des
Etats-Unis du 4 juillet 1776 : La Déclaration
d'Indépendance. Celle-ci, sous la plume de Thomas Jefferson,
déclare que « lorsque dans le cours des
évènements humains, il devient nécessaire pour un peuple
de dissoudre les liens politiques qui l'ont attaché à un autre,
et de prendre,
28 Gordon Wood, La création de la République
américaine, Belin, 1991, p. 39
29 La lutte pour la liberté est celle pour « la
reconnaissance de soi » dont parle Francis Fukuyama dans La fin de
l'histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992. la
colère qu'a fait naître les mesures parlementaires aux colonies
ont fait jaillir, de ces dernières, un sentiment de fierté. Les
Américains, en réaction, investissent alors l'homme et l'Etat
d'une dignité qui doit être conquise à travers un combat
dont l'égalité des droits donnée et garantie par Dieu fut
aussi bien le motif que la justification. L'aspiration à la
souveraineté et à l'autonomie naissent « en dernière
analyse du thymos, de cette partie de l'âme qui exige la reconnaissance.
» op. cit., p. 19
parmi les puissances de la terre, la place
séparée et égale à laquelle les lois de la nature
et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à
l'opinion de l'humanité l'oblige à déclarer les causes qui
le déterminent à la séparation. Nous tenons, ajoute-t-il,
pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes
: tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués
par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces
droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les
gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et
leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes
les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple
a le droit de la changer ou de la l'abolir, et d'établir un nouveau
gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme
qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la
sûreté et le bonheur.30 »
Ce premier moment de la Révolution américaine
qui marqua l'indépendance des colonies britanniques ne garantissait pas
alors une liberté intérieure, car il manquait les institutions
politiques qui devaient la garantir. Pour ce faire, les Américains
s'employèrent à dépasser la Confédération
par l'établissement d'une Fédération qui unirait toutes
les colonies. Ces hommes que l'on appelle les Fédéralistes vont
alors maculer leurs plumes pour que soient institués les Etats-Unis
d'Amérique.
2.2 La convention de Philadelphie de 1787 ou l'institution
officielle de la Constitution fédérale des
Etats-Unis
d'Amérique
Après une lutte farouche contre la mère-patrie, les
Etats américains commencèrent à gagner leur reconnaissance
au plan
30 Gordon Wood, op. cit., p. 733
international, consacrée, pour la première fois,
par les traités de Paris de septembre 1783. Mais ces Etats
n'étaient pas sans connaître des insuffisances sur le plan
intérieur dont d'éminentes personnalités de la vie
politique américaine ont eu conscience : « impuissance et
paralysie sur le plan politique, instabilité et faiblesse dans le
domaine commercial, (...) dont le point culminant prend la forme de la
révolte des paysans, conduite par Daniel Shays dans les années
1786-1787.31 »
Cette conscience de l'insuffisance de la
Confédération « conduit, comme le montre Laurent Bouvet
et Thierry Chopin, sous l'impulsion de Hamilton, au rendez-vous de
Philadelphie32 ». Cette assemblée qui s'est tenue
de mai à septembre 1787 regroupait les représentants de chacun
des Etats33 de l'Amérique en vue de rédiger un projet
de constitution fédérale, dont l'adoption nécessitait
l'accord d'au moins neuf Etats sur les treize.
Pour convaincre les Etats à ratifier ce projet,
Alexandre Hamilton, Georges Madison et John Jay publient dans les journaux de
l'Etat de New York une compilation de textes connus sous le nom de
Federalist Papers34 dont l'enjeu théorique
était de « justifier la création d'une
fédération conforme aux exigences républicaines de
l'intérêt général et du bien commun.35
»
Selon les Pères fondateurs, autre nom des auteurs du
Fédéraliste, qui prolongèrent les idées des whigs
radicaux, la
31 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, Le
Fédéraliste, La Démocratie
apprivoisée, Michalon, 1997, p. 9
32 Ibid, p. 10
33 sauf le Rhode Island
34 Le Fédéraliste en français
35 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 11
République est la meilleure des formes de gouvernement
et les Etats-Unis, s'ils veulent être et rester une
fédération libre et stable, doivent instituer cette forme de
gouvernement. Ils considéraient les Etats-Unis comme un Nouveau Monde,
un désert au sens nietzschéen du terme, qu'ils doivent construire
et y accueillir la Liberté qui « était en train de fuir
l'ensemble du Vieux Monde et cherchait asile à l'Ouest.36
»
Mais les Pères fondateurs ont estimé
nécessaire de concilier certains principes de la République et de
la démocratie dans le but de garder de chacun d'eux ce qu'ils y trouvent
de meilleur et d'y loger la Liberté : le principe aristocratique du
premier (l'Un) et le principe populaire du second (le multiple). « Le
Fédéraliste est ainsi amené à redéfinir et
à préciser les idées de république et de
démocratie qui s'étaient peu à peu confondues depuis
l'Antiquité.37 » Pour ce faire ils revisitent les
grandes théories politiques du passé : Platon, Aristote,
Machiavel, Rousseau, Montesquieu, Locke etc. ainsi que les formes de
gouvernement républicain qui ont eu à exister autrefois,
notamment celui de Rome. L'exemple de la République romaine marqua plus
les Pères fondateurs parce qu'il y a eu une littérature
très abondante de la postérité sur les causes de la
dégénérescence de cette ancienne République. Ceci
était important pour eux dans la mesure où, fidèles
à ce principe de la physique du XVIIII7ME Siècle
inscrit dans ce que l'histoire des sciences appelle le paradigme
galiléo-newtonien, à savoir : les mêmes causes produisent
les mêmes effets, ils transposèrent alors ce principe dans le
monde politique et moral afin de se prémunir des causes qui, autrefois,
ont profité Rome au déclin. « L'histoire de
l'Antiquité devient ainsi une sorte de laboratoire où l'autopsie
des républiques
36 Gordon Wood, op. Cit., p. 77
37 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p.11
défuntes doit aboutir à une science de la
maladie et de la santé sociales38 ».
Pour les Anciens, notamment chez Platon, la démocratie
est un régime instable, « bigarré39 »
qui, « en instaurant le règne de la volonté
populaire, (...) autorise la masse du peuple à se conduire à sa
guise, sans qu'aucune limite ne puisse borner son action40 »,
autrement dit elle mène la Cité à l'anarchie
où s'institue de façon informelle un «
(débordement) de liberté et de franc-parler (et la)
licence de faire ce qu'on veut41 ». La démocratie
permet ainsi le règne des passions individuelles ou idiosyncrasiques, le
règne de l'opinion sur la connaissance, d'où, selon Platon, son
instabilité, engendrée par les transports passionnels et l'esprit
de concurrence du démos ( le peuple). Bref, l'intérêt
particulier prime sur le bien commun.
La République se présente au contraire comme le
régime qui garantit la stabilité et qui promeut «
l'intérêt général et la défense du bien
commun, qui sont au coeur de l'idée républicaine.42
» Elle n'est pas une forme de gouvernement qui présente une
caractéristique dont sont dépourvues totalement les autres. Sa
supériorité ou son originalité « tient en ce
qu'(elle) combine, au sein d'un système mixte, le principe
aristocratique de la sagesse, le principe monarchique de la puissance, et le
principe démocratique de la liberté populaire.43
», qui plus est, la soumission de la communauté politique
à des lois ou une Constitution. La République
38 Ibid, p. 87
39 Dans le Livre VIII de la
République, Platon dit de la démocratie
qu'elle est « comme un vêtement bigarré qui offre toute
la variété des couleurs, offrant toute la variété
des caractères (...), beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux
femmes qui admirent les bigarrures, décideront-ils qu'il est le plus
beau »
40 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 16
41 Platon La République, VIII,
557b, Garnier Flammarion, 1966
42 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p.19
demeure ainsi une tentative de résoudre la tension qui
existe politiquement entre l'Un et le multiple, la minorité et la
majorité.
Pour les Pères fondateurs, qui se sont
imprégnés de ces théories politiques classiques, c'est le
gouvernement mixte qui convient le plus au Nouveau Monde. C'est pourquoi, dans
l'élaboration de leur Constitution, ce système de gouvernement
fut à la fois le référentiel et l'idéal. Mais le
Nouveau Monde présente des caractéristiques telles qu'il a fallu
aux Pères fondateurs ou Constituants d'introduire trois «
nouveautés », pour reprendre Esmein44, qui singularisent
la République américaine.
La première nouveauté, c'était l'Etat
fédératif, car « plusieurs Etats souverains et
indépendants s'unissaient pour former une nation, sans perdre vraiment
leur souveraineté fondamentale, mais en perdant ceux des attributs de
cette souveraineté dont l'exercice était transporté
à l'autorité fédérale ; - et le pouvoir
fédéral, qui représentait la nation tout entière,
dans la mesure de ses attributions, avait directement empire et action sur tous
les citoyens des Etats particuliers.45 » Les Pères
fondateurs envisageaient ici une République fédérative qui
dépassaient de loin les préoccupations des philosophes tels que
Montesquieu et Rousseau, lesquels envisageaient la République dans une
perspective purement confédérative. John Jay évoque des
raisons physiques ou géographiques, culturelles et linguistiques pour
montrer la nécessité d'une union entre les différents
Etats américains : « ce pays et ce peuple paraissent avoir
été faits l'un pour l'autre, et la Providence semble avoir voulu
empêcher qu'un héritage si visiblement
43 Ibid, p. 21
44 Dans sa préface du Le
Fédéraliste, V. Giard & E. Brière,
Paris, 1902
destiné à un peuple de frères,
pût jamais être divisé en souverainetés
isolées, envieuses, étrangères les unes aux
autres.46 »
La seconde nouveauté, « c'était une
république avec un Président.47 » Esmein
pense que cette « nouveauté » est « une
réplique du roi d'Angleterre » , mais Le
Fédéraliste n° LXIX qui est très
explicite là-dessus montre que c'en est pas une si l'on tient bien en
compte les principes démocratiques d'élection et de rotation
régulière du pouvoir : « le président des
Etats-Unis doit être élu pour quatre ans ; et il est
rééligible aussi souvent que le peuple des Etats-Unis le croira
digne de sa confiance. Dans ces conditions, il y a une différence
complète entre lui et le roi de la Grande-Bretagne, monarque
héréditaire, qui possède la Couronne comme un patrimoine
transmissible à ses héritiers à
perpétuité48 »
La troisième nouveauté, « c'était
l'organisation du
pouvoir judiciaire. La justice fédérale
devait avant tout servir de freins aux Etats particuliers ou d'arbitre entre
eux (...) dès lors, elle se présentait aussi comme devant
être juge de la constitutionnalité des lois, quand elle serait
saisie d'un litige et que celles-ci y seraient invoquées.49
» La justice fédérale, par un mouvement pyramidal qui
partirait du bas au faîte, transcende les Constitutions de chacun des
Etats et se pose comme une morale commune les obligeant tous. La justice
fédérale jouant aussi la fonction d'interprète de la ou
des Constitution(s).
45 Ibid, pp. x-xi
46 Le Fédéraliste, n° II, sous la
direction de Max Bouchard et Gaston Jèze,
V. Giard & E. Brière, Paris, 1902,
47 Ibid, p. xxi
48 Ibid, n° LXIX , pp. 571-572
49 Ibid, p. xix
Les Pères fondateurs donnent le nom de
Démocratie représentative à cette nouvelle forme de
gouvernement qu'ils instituaient en 1787 lors de la convention de Philadelphie
dont la source du pouvoir est populaire comme le déclare son
préambule.33
2.3 La liberté politique et la séparation des
pouvoirs
La démocratie représentative américaine
s'est établie après la ratification de la Constitution en 1787,
mais elle ne fut définitivement adoptée que le 21 juin 1788 quand
le « quorum nécessaire » de neuf Etats fut atteint
avec la ratification de l'Etat de New Hampshire.
Les Américains, en sauvant la Liberté de la
corruption dont elle fut l'objet dans le « Vieux Monde »,
l'intégraient dans leur système de gouvernement mixte tout en lui
donnant une nouvelle manière d'être. Ils la concevaient alors,
moins comme un attribut de la personne, qu'une manière d'être des
différents pouvoirs.
La République américaine était ( et
jusqu'à présent) divisée en trois pouvoirs :
l'exécutif, le judiciaire et le législatif. Ce dernier, à
son tour divisé en deux chambres : le sénat et le parlement qui
constituent le Congrès. Cette division avait pour avantage, selon les
Pères fondateurs, de protéger les droits du peuple. Sur ce sujet
Madison consulta « l'oracle toujours consulté et cité :
l'illustre Montesquieu.50 » qui est le premier à
avoir recommandé cet axiome politique inspiré par la Constitution
britannique. Il faut dire que les Américains cherchaient dans la
séparation des pouvoirs ainsi cités un équilibre dont le
but était de
50 Le Fédéraliste,
n° XLVII, p. 397
prévenir, sinon une corruption, du moins une
usurpation de la liberté par un des différents
départements. Ainsi, « lorsque l'une des trois composantes cherche
à usurper une partie de l'autorité, il bute contre la vigilance
des deux autres, qui l'empêcheront d'aller plus avant dans son entreprise
de telle sorte que la liberté du peuple sera préservée. En
accordant à chaque groupe composant la communauté une part de
l'autorité politique, la république laisse une place pour chaque
valeur51 » : la sagesse, la puissance et la liberté
populaire.
La séparation des pouvoirs n'est par ailleurs pas sans
communication, chacun constitue un frein ou contrepoids pour l'autre,
d'où s'en suit une balance. « Il faut évidemment, dit
Madison ou Hamilton, que chaque département ait une volonté
propre, et par conséquent soit organisé de manière que les
membres de chacun d'eux aient le moins d'influence possible sur la nomination
des membres des autres pouvoirs (...), il faudrait que toutes les nominations
à la magistrature exécutive suprême, aux fonctions
législatives et judiciaires eussent la même sorte
d'autorité, à savoir le peuple, et par des canaux n'ayant entre
eux aucune communication (...) il est également évident que les
membres de chaque département doivent être aussi peu
dépendants que possible de ceux des autres quant aux émoluments
attachés à leurs fonctions.52 »
Toutefois le peuple reste dépositaire de la
souveraineté, laquelle recouvre, somme toute, un type de
souveraineté que Denis Lacorne appelle « composite »
« englobant tout à la fois les instances de pouvoir nationales et
provinciales, le gouvernement fédéral et les gouvernements des
Etats fédérés.53 »
51 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 30
52 Le Fédéraliste,
n° LI, p. 429
53 Denis Lacorne, L'invention de la république, le
modèle américain, Paris, Hachette, 1991, p. 118
Sur ce point qu'est la séparation des pouvoirs il faut
bien remarquer un moment que nous appelons machiavélien, pour reprendre
les termes de Laurent Bouvet et Thierry Chopin et dont Madison, dans Le
Fédéraliste n° X, s'est beaucoup inspiré sur le sujet
des factions. Machiavel54, comme le fera plus tard Proudhon, inscrit
ses analyses politiques dans une perspective plutôt sociologique que
philosophique.
Machiavel considère la société comme
composée d'intérêts opposés ou de «
désirs » ; en cela, il introduit une rupture par rapport aux
conceptions républicaines traditionnelles qui « condamnent avec
force la division et la discorde, estimées incompatibles avec
l'idéal moniste d'un bien commun qui serait placé au-dessus des
intérêts divergents et particuliers à chaque
groupe.55 » Ici la liberté devient plus «
réelle » puisqu'elle procède d'un vécu et non
d'un a posteriori philosophique qui la tient comme existante du seul fait
qu'elle est énoncée ou inscrite dans les principes de
gouvernement. Elle procède d'un conflit d'intérêts, qui est
un mal nécessaire, n'étant pas une atteinte à la
liberté, mais la condition même de son existence.
L'intégration de ce moment machiavélien dans la
Constitution américaine par les Pères fondateurs
n'est pas sans soulever des réactions d'opposition de la part des
antifédéralistes . Ceux-ci estimaient que « le bien
public est toujours oublié dans les conflits des partis rivaux ; que les
questions sont trop souvent décidées, non pas dans les
règles de la justice et des droits de la minorité, mais par la
force supérieure d'une majorité intéressée et
oppressive.56 » Madison
54 Du moins dans la quatrième chapitre du premier livre
des Discours sur la Première Décade de
Tite-Live.
55 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 32
56 Le Fédéraliste n° X, p.
66
naturalise la faction en ce qu'elle l'inscrit dans la nature
même de l'homme, se traduisant par une nécessité
conflictuelle entre la raison et les passions ; ce qui fait qu'il ne peut pas y
avoir « une uniformité d'intérêts »,
pour reprendre les propos de ce dernier, du fait de
l'incommensurabilité des passions humaines, car « de la
protection des facultés différentes et inégales pour
l'acquisition de la propriété (premier objet du gouvernement),
résulte immédiatement l'inégalité dans
l'étendue et la nature des propriétés ; et de leur
influence sur les sentiments et les opinions des propriétaires
respectifs, résulte la division de la société en
intérêts différents et en partis
différents.57 »
Le but principal du gouvernement américain consiste
alors, comme le rappelle bien Madison, à réglementer l'opposition
des divers intérêts : celui de l'agriculture, des manufactures, du
commerce, des capitalistes etc. La réglementation des factions, dont le
but est de préserver l'intérêt public, se fait dès
lors, aussi bien par une harmonisation des différents
intérêts par les législations, que par une reconnaissance
mutuelle de leur part, c'est-à-dire un respect réciproque. Ceci
conduit, somme toute, à « les faire tous contribuer au bien
public.58 »
Cette solution ainsi proposée par les Pères
fondateurs consistait cependant, moins à faire disparaître les
causes des factions, ce qui est d'autant plus impossible que les
intérêts sont consubstantiels à la nature humaine, car
appartenant à la partie désirante de l'homme (le thymos), mais
à corriger leurs effets. C'est en ceci que consistait, nous semble-t-il,
la conception de la liberté des Fondateurs.
57 Ibid, pp. 68-69
58 Ibid, p. 71
2.4 Le modèle citoyen américain
Depuis Aristote la République se définit comme
le gouvernement des Lois. Celles-ci s'entendent, nous semble-til, comme les
principes qui régissent le comportement des individus à
l'intérieur d'un Etat, définissent leurs statuts et
déterminent la politique étrangère de l'Etat. Ainsi
entendu, le citoyen était celui qui participait à la vie
politique et se distinguait de l'esclave qui s'occupait des activités
productives. Pour Aristote l'homme accompli est, du point de vue politique, le
citoyen. Mais la définition aristotélicienne du citoyen est
« grécocentrée », ce qu'il ne contesterait pas
étant donné qu' « elle est donc, dit-il, susceptible de
plus ou de moins d'extension, suivant le genre de gouvernement.59
» Le citoyen d'un gouvernement n'est pas n'importe qu'elle personne,
il est plutôt « formaté » par les principes
constitutionnels relatifs à la citoyenneté.
Les Etats-Unis s'inscrivent dans le sillage de la conception
aristotélicienne de la citoyenneté dès l'adoption en 1791
de sa Constitution. Ils dotaient de ses citoyens de deux attributs, d'une part,
« l'égalité des droits politiques » et,
d'autre part, « le rejet déclaré des privilèges
héréditaires.60 » Du point de vue
constitutionnel, l'homo civicus américain est celui à
qui le droit de vote est accordé et qui, par-là, participe
à la vie politique pendant les élections primaires et
présidentielles. Ce droit fut donné seulement aux nationaux et
aux individus naturalisés américains.
59 Aristote, La politique, II, 4, p. 45
60 3 Sur ce point nous suivons Judith Shklar dans son ouvrage
intitulé La citoyenneté américaine,
Calmann-Lévy, 1991.
Théoriquement tous les individus qui détiennent
la nationalité américaine sont appelés à participer
à la vie politique à raison du principe politique de
l'égalité des droits constitutifs de la Constitution des
Etats-Unis. Mais, concrètement ils ne votaient pas tous, car il y avait
une forme censitaire du vote liée au statut. Avoir un statut social aux
Etats-Unis signifiait avant tout : disposer d'une autonomie économique
pourvue par « la possibilité de travailler et d'être
rémunéré. » Ce qui faisait ainsi distinguer,
comme chez Aristote, l'homme libre (le citoyen) de l'esclave.
Cette idée de la citoyenneté compromet alors le
second attribut du citoyen à savoir : « le rejet
déclaré des privilèges héréditaires.
» Car si la citoyenneté dépend en fait du statut de
propriétaire, la question de sa reproduction se fera d'une part, en
fonction d'un héritage statuaire et non politique et, d'autre part, en
fonction d'une acquisition de propriétés. Ce qui renvoie, nous
semble-t-il, à un statut aléatoire de la citoyenneté dans
la mesure où l'héritage et l'acquisition de
propriétés ne sont pas définitifs mais conjoncturels.
Le modèle américain de la citoyenneté
définit le type américain, c'est-à-dire « l'homo
americanicus ». Dès lors le citoyen américain se
présente sociologiquement comme la personnification de la Constitution
ou plus exactement comme la « substantialisation » des principes
constitutionnels qui le définissent. Bref, il est l'incarnation de ces
principes en chair et en os ; ce qui exclut probablement la moralité de
la conception américaine de la citoyenneté.
Il ne faut pas ignorer que le statut économique, de
propriétaire et de non-propriétaire (de dépendants
économiques) qui définit en premier chef la
citoyenneté n'est que l'arbre qui cache la forêt de la
diversité sociale par rapport à laquelle se conçoit
également la citoyenneté. Celleci se fondait autant sur la race
que le genre puisque les Noirs et les femmes en étaient exclus. «
Pour eux (les Américains), dit en effet Judith Skhlar,
c'est la dépendance économique, la race, le sexe
(c'est-à-dire les conditions socialement ou
héréditairement acquises) qui pouvaient empêcher un
être humain ou un groupe humain d'accéder à la
citoyenneté.61 »
Toutefois, il faut ne faut pas oublier que la conception du
modèle américain de la citoyenneté n'est qu'une
construction conçue dès l'institution de la Constitution des
Etats-Unis et correspondant à une science politique datée. Elle
connaît, bien entendu, des changements déterminés par des
amendements qui, en modifiant la Constitution, change du même coup le
modèle de la citoyenneté et les attributs s'y afférant.
Nous avons préféré différer cela dans la partie
subséquente (dans la seconde partie) consacrée au tournant
éthique de la démocratie américaine.
3. De la construction de la démocratie
française
Aussi bien la démocratie américaine, la
démocratie française s'est construite, elle aussi, sur fond d'un
processus historique et intellectuel qui la singularise. Elle est issue d'une
Révolution, celle de 1789, dont le but immédiat n'était
sans aucun pareil avec celui de la Révolution américaine : tandis
que celle-ci fut, comme nous l'avons montré plus haut, un combat pour la
liberté, celle-là fut, par contre, une lutte pour
l'égalité.
61 2 Judith Skhlar, La citoyenneté américaine,
Paris, Calmann-Lévy, 1991, p.
15
La société française d'Ancien
Régime était fondée sur une hiérarchisation sociale
qui générait des inégalités
légitimées, politiquement, par le pouvoir absolu du roi. La
Révolution de 1789 qui s'était nourrie des idées des
Lumières s'engagea à se défaire du pouvoir royal, d'une
part et à contester les fondements de l'inégalité qui
s'étaient établis parmi les hommes, d'autre part.
Cette lutte pour l'égalité, en sapant en
profondeur les rapports d'inégalité qui s'étaient
institués dans la société, inaugure autant une nouvelle
conception de l'homme et de l'être-ensemble qu'une nouvelle conception de
la politique. La forme républicaine de gouvernement se substitue ainsi
à la monarchie absolue du droit divin en instituant des valeurs
politiques et anthropiques qui rompent radicalement avec celles qui
étaient à l'oeuvre dans l'Ancien Régime.
3.1 La Révolution de 1789 ou la lutte pour la
l'égalité
La Révolution française de 1789 est «
la date de naissance, l'année zéro du monde nouveau, fondé
sur l'égalité.62 » Dès lors, elle se
constitue pour la France comme le lieu, à la fois politique et social,
qui sépare l'ordre politique et social de l'Ancien Régime de ceux
de la France contemporaine. Le nouveau ordre socio-politique de la France
inauguré par la Révolution ne nous sera intelligible si nous
n'arrivons pas à dire ce qu'il a été un siècle
auparavant, pour paraphraser Tocqueville.
62 François Furet, Penser la Révolution
française, Paris, Gallimard, 1978, p. 14
L'ordre social et politique de la France d'Ancien
Régime était fondé sur une hiérarchisation
socio-politique qui servait aussi bien à la reproduction de la
société qu'à sa stabilisation. Les différents
ordres qui constituaient la société à savoir le
clergé, la noblesse et le Tiers-état détenaient chacun une
logique d'organisation et de structuration internes qui les
spécifiaient, quoiqu'ils se subordonnassent tous au pouvoir absolu du
roi. Celui-ci n'était tel que parce que la naturalisation de la
stratification sociale sécrétait une hiérarchie
inégale fondée sur le principe de l'inégalité des
droits et des conditions et qui, en devenant de plus en plus prononcée,
le renforçait inversement. La dégénérescence
politique de la noblesse consolida sans doute l'absolutisme du pouvoir royal et
l'avènement du Tiers-état.
Au XVII ième siècle, la cour de
Versailles était le lieu où se déployait toute la vie
politique française : l'aristocratie et la noblesse qui
fréquentaient cette cour étaient investies chacune de
privilèges qui définissaient et limitaient leurs pouvoirs. La
noblesse en général et guerrière en particulier qui
détenaient autrefois le pouvoir le plus important connut un
déclin en cessant « de prendre part au détail du
gouvernement.63 » C'est cette perte de prestige politique
qui obligea la grande noblesse d'aller se retirer à Paris et à la
cour « seuls lieux qui pussent encore servir de théâtre
à leur grandeur.64» Ce retrait de la noblesse ne
favorisait plus de contact entre elle et le peuple. Celui-ci nourrissait par
conséquent des sentiments de haine et de frustration à l'encontre
de celle-là en ce qu'il pensait que certaines mesures impopulaires
telles l'augmentation de plus en plus croissante des impôts
étaient sans doute son oeuvre. L'écart
63 Alexis de Tocqueville, L'Ancien Régime et la
Révolution, Paris, Gallimard, 1952, p. 39
qui se creusa entre la noblesse et le peuple profita alors
à l'ordre aristocratique lequel, ne se suffisant pas seulement d'une vie
oisive et esseulée à la cour, infiltra la vie quotidienne des
pauvres. Ce qui augmenta davantage son pouvoir et endigue la frustration
populaire.
La catégorie d' « ami/ennemi »
théorisée par Carl Schmitt structurait, nous le voyons,
toute la vie politique de l'Ancien Régime. De concert avec l'action des
légistes, lesquels pourvoyaient une légalité à la
force royale, et de la centralisation de l'activité politique à
Paris, elle amoindrissait la puissance de la noblesse et, relativement, celle
de l'aristocratie au profit de celle du roi : celui-ci devint dés lors
un concentrée de pouvoir dont la portée fut sans bornes.
La lutte pour l'égalité s'insère dans la
logique de contestation du pouvoir royal et des inégalités que
secrétait la structure hiérarchique du social. Cette lutte pour
l'égalité trouva sa condition de possibilité avec la
naissance du Tiers-état à l'intérieur duquel se trouvait
une partie de la population, la classe moyenne d'abord, qui a acquis de la
puissance par le médium de l'argent lequel devint un privilège
pourvoyeur de marqueur social quasiment au même rang que le
privilège que donnait la naissance dans l'ordre aristocratique. Le
Tiers-état « se composait aussi d'éléments qui
naturellement leur étaient étrangers. Le commerçant le
plus riche, le banquier le plus opulent, l'industriel le plus habile, l'homme
de lettres, le savant pouvaient faire partie du tiers aussi bien que le petit
fermier, le boutiquier des villes, et le paysan qui cultivait le pays. En fait,
tout homme qui n'était ni prêtre ni noble faisait partie du
tiers
64 ibid.
état : il y avait dans le tiers des riches et des
pauvres, des ignorants et des hommes éclairés.65
»
Le Tiers-état, comme il se laisse voir dans le passage
cidessus, n'était pas un ordre au contenu homogène puisqu'il est
composé des différentes ou diverses conditions propres à
la société. De sa partie aristocratique constituée par les
riches commerçants, il menaçait la noblesse, non pas par le seul
fait que les commerçants détenaient des propriétés
supérieures ou égales à celles de la noblesse, mais par le
fait qu'ils n'inspiraient aucun sentiment de répugnance au peuple et que
la confiance de celui-ci de même que son apport leur étaient
favorables.
Mais « la littérature [qui] était ainsi
devenue, comme dit Tocqueville, comme un terrain neutre sur lequel
s'était réfugiée
l'égalité66» rendra ténue l'hiatus
inégalitaire que généré la hiérarchie
sociale. Se côtoyaient sur ce lieu indifférent aux marqueurs
sociaux aussi bien la noblesse que le Tiers-état. Les Cafés, les
Salons et les Clubs qui tenaient lieux d'expression de l'activité
littéraire se constituaient en tant qu'espaces publics autonomes
où se débattaient, sans censure, tous les sujets67.
Les philosophes qui fréquentaient les Salons,
Cafés et Clubs scandaient sur fond de philosophie le thème de
l'égalité dans leurs débats. Pour eux,
l'inégalité que générait la
65 Ibid, p. 44
66 Ibid, p. 48
67 La notion d'espace public est entendue au sens habermassien
et est caractérisée par un ensemble de principes à savoir
a)la parité de participation, b) l'ouverture des questions, c) la
séparation de l'Etat et de la société. Nous ne nous
préoccupons pas ici des critiques marxistes ou féministes telles
que celles que Nancy Fraser a adressé à ces principes dans son
article « Repenser la sphère publique : une contribution
à la critique de la démocratie telle qu'elle existe
réellement » in Habermas and the Public
Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT
hiérarchie sociale n'était que pure fiction
réifiée dont chacun des ordres tenaient comme allant de soi. Ces
philosophes pensaient l'égalité dans son idée
générale, c'està-dire au regard du concept d'Homme et non
dans les catégories cloisonnées des ordres qui figuraient autant
d'humanités qu'il y a eu d'ordres. Ils tenaient leurs arguments de la
philosophie du droit naturel dont la liberté était la condition
de possibilité même de l'égalité : « chaque
homme, étant présumé avoir reçu de la nature les
lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un
droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses
semblables, en tout ce qui n'a rapport qu'à lui-même, et à
régler comme il l'entend sa propre destinée.68 »
Ici il y a une consubstantialité entre les notions de
liberté et d'égalité dont fera écho le premier
article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26
août 1789 : « tous les hommes naissent libres et égaux...
»
Les débats sur la liberté et sur
l'égalité n'étaient au début que des discussions de
salon qui préoccupées des personnes éclairées, mais
infiltreront plus tard l'esprit du peuple. Celui-ci, en agissant de concert
avec ces dernières, combattirent le pouvoir absolu du roi et
l'inégalité de condition. Ce qu'ils souhaitaient instituer alors
c'était une forme de gouvernement fondée sur les principes de
liberté et d'égalité à savoir une
République.
3.2 La fiction d'un peuple Un ou le refoulement des
différences sociales
Tout comme ce fut le cas des Etats-Unis, la création de la
République en France était présidée par des
débats théoriques
Press, 1992, p. 109-142, traduit de l'anglais par Muriel Valenta
dans Hermès 31, 2001.
dont l'enjeu consistait à savoir comment il fallait
faire pour fonder un mode de gouvernement qui, sinon gommerait, du moins
réduirait les inégalités fondées sur la
stratification sociale de l'Ancien Régime, comment tempérer le
pouvoir absolu du roi, par quels moyens résoudre la tension entre l'Un
est le multiple c'est-à-dire le politique et le social.
Toute cette pléthore d'interrogations ainsi
soulevées s'inscrit dans ce mouvement que l'on appelle la
Révolution française et survient en permanence, sous d'autres
formes, dans les débats politiques accompagnant la
démocratisation française. Mais la question la plus fondamentale
était celle qui consistait en la résolution de la tension entre
le politique et le social, car sa réponse ou sa non-réponse
déterminait sans doute le destin des autres.
Toute la préoccupation révolutionnaire
était d'éviter la reproduction de l'esprit de corps,
caractéristique de la société d'Ancien Régime, dans
la nouvelle société française moderne. Pour ce faire, les
révolutionnaires pensaient qu'il serait mieux de fonder la nouvelle
forme de gouvernement, la République, sur de nouvelles bases qui
empêcheraient la résurgence des ordres alors
réifiés. Etant donné que l'ordre politique était
« de droit divin c'est-à-dire qu'il n'est pas issu d'un accord
consenti des hommes, mais de la reconnaissance unanime d'une hiérarchie
voulue par Dieu69 », les révolutionnaires ont
cependant estimé que le pouvoir doit descendre « sur terre
à hauteur des hommes70 » et que la
souveraineté doit désormais revenir à cette «
association
68 Alexis de Tocqueville, op. cit., p. 62
69 François Furet et Denis Ruchet, La
révolution française, Paris, Hachette, 1963, p. 17
70 Marcel Gauchet, La religion dans la
démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 12
volontaire d'individus71» qu'est le
peuple. C'est en effet sur ce nouveau principe philosophique de peuple que sera
fondée la démocratie représentative française.
L'idée de peuple fut une fiction dont l'un des buts
était de déléguer la souveraineté à un corps
politique homogène : la nation. Ces deux termes à savoir le
peuple et la nation désignent « une totalité
homogène et complète, comprise comme une antithèse
parfaite de la société de corps.72 » Le
principe d'indivisibilité de la République résulte ainsi
de l'affirmation de la nation comme sujet de la souveraineté et
s'inscrit dans la Convention du 25 septembre 1792 en ces termes : « La
République française est une et indivisible.73 »
Cette unité de la République ne se réduit pas
seulement au niveau de la population, mais elle est également d'ordre
territorial et est reprise dans toutes Constitutions adoptées par la
France depuis la Révolution.
Cette construction d'une unité tant géographique
que « populationnelle » présidant à ce qu'on appelle
l'universalisme français (la conception française de la
République) est à la fois une façon d'apostasier et de
refouler la réalité sociale au nom de principes philosophiques -
de nation et de peuple- dépourvus de toute substance sociale. Le besoin
politique de refouler le social ne garantit point l'effacement éternel
des différences ; celles-ci resurgissent néanmoins grâce
aux revendications qu'ont menées les ouvriers afin de s'assurer d'une
représentation politique digne de leurs conditions, basée sur le
principe d'une égalité politique entre les citoyens.
71 Marc-Olivier Padis, Marcel Gauchet, la genèse de la
démocratie, Paris,
Michalon, 1996, p. 27
72 Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable,
Paris, Gallimard, 1998, p. 35
73 Gérard Marcou, « Le principe
d'indivisibilité de la République » in Pouvoirs, Revue
française d'études constitutionnelles et politiques n° 100
p. 45
Les ouvriers ont pensé que la représentation
unique que soutenaient les républicains avait un contenu plutôt
idéologique que réelle, parce qu'elle était conçue
par les bourgeois en leurs faveurs et au détriment des classes
laborieuses. Selon les ouvriers toujours les notions d'un « peuple-un
», d'un « peuple-tout », d'un «
peuple-nation74 » et d'une représentation unique
n'étaient que des fictions qui camouflaient la réalité
sociale. Celle-ci n'étant, estimaientils, rien d'autre qu'un tissu
traversé par une division de deux classes antagonistes l'une de l'autre
et aux intérêts opposés - la bourgeoisie et le
prolétariat-, si bien que seule une conception d'une
représentation qui tiendrait compte des différences sociales et
de conditions restaient la seule vraie.
Une représentation ouvrière
séparée est revendiquée pour la première fois, en
1863, par ce que l'on appelle le Manifeste des Soixante, lequel
dénonçait la « malreprésentation »
ouvrière et la fait dériver du piège que recelait
l'abstraction démocratique ; ils disaient à cet égard que
« l'avènement du suffrage universel instaure, en effet, une
égalité problématique sous les espèces de la
citoyenneté : elle donne un poids égal à tous les
individus en même temps qu'elle tend à nier leurs
différences.75 » Cette revendication était
une critique de l'universalisme républicain et une
célébration de la différenciation sociale.
Les républicains et les libéraux ne manqueront
cependant pas à dénoncer la représentation ouvrière
en la qualifiant d'ouvriérisme social et de rétrograde du fait
qu'elle « tend,
74 Ces termes sont de Rosanvallon, op. cit.
75 Pierre Rosanvallon, op., cit. p. 73
disent-ils, à rabattre vers les formes du
passé76 » c'est-à-dire le retour au
corporatisme et à la société de classes d'Ancien
Régime. Toutefois il faut dire qu'il y a eu un « changement de
culture politique77 », car à l'idéologie
philosophique de 1789 qui pense le peuple comme une juxtaposition d'individus
juridiquement égaux se substitue une analyse, pour ne pas dire une
idéologie sociologisante qui, quant à elle, pense le peuple dans
sa réalité phénoménologique ou factuelle comme
étant traversé par des intérêts différents.
Ainsi la représentation ne doit dès lors être que la
photographie de la société, c'est-à-dire fondée sur
les intérêts professionnels. Ce tournant qui s'amorce dès
les années 1890 joue Proudhon contre Rousseau en ce que, adoptant les
idées du premier, il fait dériver la politique du social et non
d'une convention pré-politique et sera sans doute vivifié par
l'avènement des sciences sociales, notamment la sociologie.
Disons en effet que le refoulement des différences
sociales pour asseoir un corps politique Un ne réforme pas la
société par décret, celles-là rejaillissent sous
des modes différents en fonction des environnements politiques. Etant
donné que la démocratie est un processus interminable, la
différenciation sociale s'insère dans ce processus et se prononce
davantage en fonction aussi bien de l'état démocratique que de
l'application effective des fondamentaux qui définissent l'homo
democraticus.
3.3 La souveraineté absolue et ses
ambiguïtés
L'avènement de la République inaugure un moment
fort de la démocratie française, car il consacre une nouvelle
conception de la souveraineté. Tandis que, dans la Monarchie absolue,
76 Ibid, p. 89
77 Ibid, p. 107
celle-ci revenait de plein droit au roi, dans la
démocratie, au contraire, elle devient le privilège du peuple
français lequel est conçu comme un tout homogène.
Le transfert de la souveraineté au peuple consacre
également une nouvelle façon de voir la politique en ce qu'il
donne un autre sens à la légitimité du pouvoir. Celle-ci
dérivant désormais du peuple par des mécanismes ou des
techniques propres à la démocratie dite institutionnelle : le
suffrage universel qui est, comme dit Marc Sadoun « l'emblème
et l'identité de la démocratie française78
», l'élection et la représentation.
La souveraineté populaire signifie le fait que le
pouvoir ne dérive pas d'un transcendant, mais d'un corps politique
homogène : le peuple. Toutefois il faut dire que cette
souveraineté ne va pas sans engendrer, à la fois, des
problèmes théoriques et politiques. Elle est une construction
philosophique dont le but consistait à répondre à des
problèmes politiques particuliers, notamment à l'institution d'un
pouvoir. Puisque la démocratie française reposait sur la fiction
d'un peuple-un, alors si le pouvoir dérive de lui, la
souveraineté ne peut alors nécessairement être qu'une et
indivisible. En représentant une fiction elle ne peut, elle aussi,
être qu'un artifice.
Ce n'est vraiment qu'avec la représentation que nous
rencontrons les problèmes soulevés par la souveraineté
populaire. Celle-ci n'est pas détenue par l'ensemble de la population
française, mais par les représentants du peuple qui
siègent à l'Assemblée nationale. Les
délégués sont censés représentés
l'intérêt général du peuple et non des
intérêts
78 Marc Sadoun, La démocratie en France,
I, Paris, Gallimard, 2000, p. 247
particuliers. Or, la sociologie naissante pensait la
société sous le modèle organiciste, le social s'opposant
radicalement avec celle abstraite de la Révolution française.
D'où la nécessité de penser la représentation
« dans des termes neufs79 », notamment sur la
base des intérêts professionnels.
Le problème qui se pose alors est celle de la bonne
représentation : comment penser et rendre applicable une
représentation - qui cadre avec le principe démocratique d'ordre
et d'unité - en tenant compte de la réalité sociale ? la
solution - théorique - apportée et constituant « le
secret d'une bonne loi d'élection » est celle-ci : «
diversité d'intérêts et de passions dans l'assemblée
délibérative ; homogénéité
d'intérêts et de passions dans l'assemblée
élisante.80 » Cette deuxième proposition
renvoie à la catégorisation du social et rompt avec la
catégorisation « naturelle » de celui-là en terme de
classe économique soutenue par Flaugergues, au profit d'une
classification qui met l'accent sur les passions et « ouvre la voie
à une compréhension toute nouvelle de la vie politique dans
laquelle le pluralisme ne résulte plus des divisions fixées par
la nature ou l'activité sociale, mais du simple déploiement des
subjectivités.82 » Dès lors, les
électeurs sont appelés à se regrouper en fonction de leurs
opinions. Ce qui correspond à la mise en place d'une démocratie
d'opinions organisée autour des partis. Cette nouvelle forme de
démocratie qui tenait compte de la réalité sociale quant
à la représentation tentait de refléter la
société dans sa diversité. C'était désormais
alors, plutôt une « représentation-miroir »
qu'une « représentation-incarnation » qui
était à l'oeuvre. Cette « représentation-miroir
» qui tient compte de la réalité sociale cadre avec les
principes du libéralisme en entretenant
79 Pierre Rosanvallon, op., cit. p. 108
80 Ibid, p. 139
la coexistence des différences. Or, « le
système incarnatif, assumé par le républicanisme,
brûle les étapes et se débarrasse des artifices en
identifiant simplement le peuple et son expression politique.83
»
Le suffrage universel est lui aussi une façon
d'expression ou de manifestation du peuple-un pendant les moments
d'élection ; c'est lui qui consacre au pouvoir sa
légitimité. C'est « la IIIe République
[qui] parvint, comme dit Marc Sadoun, à placer l'ensemble des pouvoirs
sous la légitimité d'une source unique de droit public : la
désignation par le suffrage universel.84 »
Toutefois nous savons que le suffrage universel, qui n'était tel
que de nom étant donné que le pouvoir était censitaire vu
que certaines catégories de personne telles que les femmes ne
disposaient pas du droit de vote, n'exprimait réellement pas la
souveraineté du peuple. Et ce, parce que sa manifestation est
intermittente ; c'est plutôt les députés qui sont les
représentants du peuple qui en sont les seuls et uniques
dépositaires.
La localisation de la souveraineté dans une seule
chambre est une marque de la démocratie française, elle s'oppose
à la conception américaine où la souveraineté est
partagée entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire.
En France la souveraineté est absolue parce qu'étant
détenue par un seul corps tandis qu'aux Etats-Unis elle est
morcelée, c'est-à-dire partagée par les différents
pouvoirs.
3.4 Le modèle citoyen français
82 Ibid, p. 143
83 Marc Sadoun, « République et démocratie
» in Revue Pouvoirs n° 100, Seuil, p. 12
84 Marc Sadoun, La démocratie en France,
I, Paris, Gallimard, 2000, p. 248
En France la conception du citoyen cadre bien avec les
idées qui ont servi à la construction de la République.
Pareillement à celle-ci qui refoulait les passions et les
différences, le modèle du citoyen français reposait lui
aussi sur des bases qui exhortait l'unité. La démocratie
républicaine a de tout temps chercher à combattre les corps
intermédiaires cherchant à « s'interposer entre les
citoyens et la nation85 ». La conception
républicaine de la Nation qui « cultive l'opposition
communauté/société en la superposant à l'opposition
privé/public86 » n'est qu'une manière de
séparer la sphère politique, c'est-à-dire publique, de la
sphère privée, « domaine tout à la fois du
marché, de la propriété individuelle et de la
famille.87 »
Cette conception de la République et du citoyen est
influencée, dans le passé immédiat, par la
Révolution française et par la conception que les Lumières
avaient de la raison et de la tradition. Celles-ci, en passant que la raison
pourrait être transparente à elle-même une fois qu'est s'est
mise en distance des préjugés, c'est-à-dire de la
tradition, influencent les révolutionnaires à concevoir le
citoyen suivant les attributs de la raison : il est ainsi
considéré comme un être « éduqué et
libre de toute dépendance, et donc dénué de tout
intérêt personnel.88 »
Une telle perception du citoyen, à la française,
définit du même coup le rapport que celui-ci doit entretenir avec
la politique : il doit être le « seul à même de
participer à la détermination de l'intérêt
général89 » ; ce qui correspond à une
hostilité foncière à l'encontre des corporations
(signes
85 Jacques Ion, La fin des militants, Paris,
Editions ouvrières, 1997, p. 21
86 Ibid,
87 Ibid,
88 Ibid, p. 22
89 Ibid,
d'archaïsme et de conservatisme) dont la loi dite Le
Chapelier fut l'institutionnalisation politique.
Toutefois, même si la loi de 1901 « autorise la
création de groupements de personnes sans but lucratif 90 » et
la loi de 1884 sur les syndicats permettait la représentation des
intérêts ouvriers, les groupements se trouvent néanmoins
être mis à l'écart de toute action politique. Ce que
craignaient alors les républicains c'était, tout à la
fois, que l'engagement total des individus dans les groupements aliènent
la liberté des citoyens et, par voie de conséquence,
affaiblissent leur participation à la chose publique et que l'action
politique des groupements compromette l'intérêt
général en empiétant « sur les frontières
du politique91 » tout en se posant comme « une
puissance morale concurrente » de l'Etat.
Bien que la citoyenneté demeure une fiction construite
sur/ou par rapport à un idéal, elle garde quand même une
part, disons, factuelle. Sa factualité ou effectivité est
garantie par une mobilisation de symboles et d'appartenances faisant croire
certains individus qu'ils sont citoyens français et à d'autres
qu'ils ne le sont pas. Les citoyens s'identifient à une commune histoire
qui assure l'unité de la nation ; ils se tiennent comme des individus
partageant un territoire commun et une histoire commune réalisée
par des figures jugées, après coup, illustres, tels Jeanne D'Arc,
De Gaule, Robespierre, lesquels leur servent de modèles.
Cette forme de citoyenneté que Sophie Duchesne appelle
« par héritage » appelle les citoyens au patriotisme et est
le
90 Ibid, p. 23
91 Ibid,
premier moyen qui sert à opérer une distinction
entre nationaux et étrangers.
Disons cependant que la citoyenneté « par
héritage » qui mobilise un ensemble disparate de
représentations pour assurer ou inculquer plutôt un certain
comportement compatible avec les valeurs et idéaux de la
République ne suffit à elle seule pour décréter ces
valeurs dans la conscience des individus et ainsi déterminer leur
comportement par rapport à elles. Etant donné que le citoyen
renvoie avant tout à un individu structuré par un ensemble de
droits et de devoirs, d'autres moyens sont conçus pour inculquer les
devoirs auxquels le citoyen doit se plier : l'école.
L'école institutionnalise des dispositifs dont le but
est de socialiser le citoyen d'une façon telle que son comportement ne
soit pas marginal. L'instruction civique qui enseigne « la nation et
les devoirs que le citoyen a envers elle92 » joue ce
rôle « socialisateur » et elle assure la fonction de
reproduction de la société. L'Etat qui assure l'organisation de
l'école, depuis la séparation de celle-ci avec l'Eglise entre
1878 et 1886, pose comme obligatoire la scolarisation dont le motif semblerait
l'harmonisation des comportements dits citoyens.
La citoyenneté à la française «
adhère aux finalités et aux règles 93 » de la
République s'il est vrai, comme dit Anicet Le Pors, qu' « il
n'y a pas de citoyenneté sans finalités, sans
valeurs.94 » Ces valeurs, règles et
finalités sont filles d'une tradition que la République a faites
siennes et sont présentées ainsi en dehors de tout clivage
factuel.
92 Sophie Duchesne, Citoyenneté à la
française, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences
politiques, 1997, p. 33
93 Anicet Le Pors, La citoyenneté,
PUF, 1999, p. 3
94 Ibid, p. 7
L'intérêt général qui est une des
valeurs de la citoyenneté est aussi pensée selon le modèle
de l'unité, il « prétend transcender les divisions
internes, les particularismes régionaux, les clivages sociologiques, les
conflits de génération.95 » De fait,
« la spécificité de la citoyenneté à la
française repose (...) sur la difficulté à penser le
pluralisme des appartenances.96»
II/ Le tournant éthique de la démocratie.
L'accession d'un pays à la démocratie ne signifie
pas
atteindre la substance démocratique par le seul fait de
l'institutionnalisation des principes de gouvernement représentatif.
Elle nécessite l'attribution effective des principes de liberté
et d'égalité aux individus. Celles-ci sont comme nous l'avons
déjà montré les valeurs consubstantielles à
l'anthropos démocratique. Toutefois, ces valeurs n'ont de sens
que parce qu'elles sont définies et bornées par un canevas de
lois qui disent à l'individu ce qu'il doit faire et ce qu'il ne doit pas
faire, ce qui est juste et ce qui ne l'est pas etc.
La Constitution des Etats-Unis fondée par les
pères fondateurs ainsi que les quinze Constitutions qui ont
jalonné l'histoire démocratique de la France ne sont, nous
semble-il, rien d'autre que des sortes de morales (politiques) suprêmes
qui imposent une certaine manière d'être ou de se comporter des
individus, vu que les lois positives priment sur les valeurs relatives aux
doctrines philosophiques, métaphysiques et religieuses des individus ou
des groupes pour reprendre les propos de Rawls97. L'homme n'est
dès lors qu'une concentrée
95 Ibid, p. 11
96 Sophie Duchesne, op., cit., p. 330
97 cf. John Rawls, Débat sur la justice
politique, Paris, cerf, 1997.
personnifiée des valeurs anthropiques et citoyennes de
la Constitution : c'est celle-ci qui le façonne et non l'inverse. Ce
moment du processus démocratique qui correspond à la
passivité de l'homme par rapport à la Constitution est ce que
nous appelons le moment moral de la démocratie.
En revanche, il faut noter un tournant éthique de la
démocratie correspondant au moment où l'individu-citoyen cesse
d'être un réceptacle atone des lois qui le conduisent, moment
où s'imbrique le politique et le social. Toutefois même si cet
épisode est chronologiquement postérieur à la
période morale de la démocratisation il faut néanmoins
savoir qu'il lui est logiquement ou ontologiquement antérieur, car les
valeurs de liberté et d'égalité qui impulsent toute
démocratisation sont antérieures à l'homme en tant que
tel.
1. L'éthique n'est pas la morale
Nous avons souvent tendance à prendre les termes de
morale et d'éthique comme des synonymes interchangeables.
Déjà chez Kant, précisément dans son Fondement de
la métaphysique des moeurs, l'éthique est équivalente
à la morale. Or, un éclairage étymologique de ces deux
termes nous permet sans doute de saisir leur(s) différence(s) par
delà leurs quelques points de rencontre.
La morale désigne un ensemble de valeurs relatives
à l'ordonnancement du comportement de l'homme dans la
société dont les principes s'inspirent d'une transcendance
séparée, d'une tradition temporelle ou intemporelle98.
Ainsi entendu,
98 La définition que donne André Lalande dans
son ne nous satisfait pas ici parce qu'elle nous semble vague et laconique en
ce qu'elle ne montre pas les caractéristiques propres à la
morale. Selon lui la morale est en fait l' « ensemble des règles de
conduite admises à une époque ou par un groupe d'hommes. »
Vocabulaire technique de la philosophie, I, PUF,
4e édition, 1997, p. 654
les valeurs qui organisent les religions
révélées, nonrévélées ainsi que les
communautés de valeurs traditionnelles peuvent être
considérées comme autant de morales qui imposent chacune des
préceptes moraux intangibles.
Ce qui caractérise, entre autres, la morale c'est le
fait qu'elle exige une conception particulière de la personne à
défaut de laquelle les préceptes qu'elle prescrit demeurent
inopérants. La personne au sens entendu par la morale n'est pas un
individu libre dans la mesure où elle ne dispose pas d'une
liberté de choisir les valeurs avec lesquelles elle souhaite diriger sa
vie. Elle doit au contraire se soumettre obligatoirement aux valeurs qu'elle a
en partage avec les autres membres de son groupe. Ce qui, de surcroît,
définit la morale est son hétéronomie c'est-à-dire
le fait qu'elle tient ses valeurs d'un principe extérieur tel que Dieu,
son caractère contraignant et sa portée englobant, sans oublier,
enfin, le fait qu'elle impose une conception particulière du bien. Au
regard de cette dernière propriété, la morale reste
téléologique et « le caractère attrayant des
valeurs (qu'elle ordonne) a, comme le rappelle Habermas, le sens
relatif d'une appréciation de biens, habituelle ou
générale adoptée dans une forme de vie.99
»
Ainsi dit, si nous considérons l'Etat comme
n'étant d'abord rien d'autre qu'un corpus de valeurs organisé en
vue d'atteindre un Bien ou intérêt général, alors il
demeure également une forme de morale (mais politique) aussi pareille
que n'importe laquelle. Les valeurs définies par la morale politique de
l'Etat ont ceci de particulier : elles ne s'adressent pas seulement à la
personne dont elle a déjà défini les
propriétés, mais aussi aux institutions,
99 Jürgen Habermas, Débat sur la justice
politique, Paris, cerf, 1997, p. 19
lesquelles, avec l'homme-citoyen, doivent participer à la
réalisation du Bien public.
Dans l'ordre étatique, la loi et la Constitution jouent
le rôle de la transcendance qui édictent les principes de
comportement aux individus étant sous sa juridiction. Elles constituent
une transcendance plus précisément par rapport à la
diversité des doctrines morales qui caractérisent la
société démocratique. La morale politique demeure
dès lors une méta-morale qui organise toute la
société sous la juridiction aussi bien de la Constitution que des
Lois, les préceptes qu'elle édicte prime sur ceux des morales
particulières : sa justice et sa conception du bien. Tout le
problème de la politique depuis Platon n'est rien d'autre que la
tentation d'organiser sans heurt le passage du particulier à l'universel
par le moyen des Lois ou de la Constitution.
La différence entre l'éthique et la morale
relève de premier abord, nous semble-il, de la conception que chacune a
de la personne. Tandis que la personne conçue par la morale reste
fondamentalement déterminée par les valeurs propres à
cette dernière, la personne de l'éthique jouit, par contre, d'une
autonomie absolue dont le fondement et la condition de possibilité sont
inscrits par essence dans la raison humaine. C'est parce que l'être
humain, l'anthropo-democraticus plus précisément, est
essentiellement un être libre, égal à son semblable, un
être qui a le sens de l'équité c'est-à-dire d'une
justice naturelle, qu'il puisse normalement se conduire moralement.
Dans une perspective éthique, une bonne conduite ou
bien une conduite moralement correcte est garantie, non par la soumission de
l'individu à des valeurs collectives qui le transcendent, mais par le
pouvoir autonome de la raison à
saisir toute seule les lois élémentaires de la
moralité (avec le concours d'une bonne volonté dirait Kant).
Ainsi, contrairement à la morale, les principes éthiques ne sont
pas puisés d'un séparé-de-soi obligeant, mais de la raison
ellemême ( du sentiment chez Rousseau et d'une expérience du
visage d'autrui chez Levinas).
Ce qui ne rend pas très nette la frontière entre
la morale et l'éthique c'est que, dans des circonstances données,
l'une peur revêtir quasiment toutes les caractéristiques de
l'autre. Cette situation se rencontre notamment dans les démocraties
avancées où des communautés de valeurs autonomes, en
réclamant certains droits (ou libertés),
dépossèdent l'Etat du monopole de créateur de droits
légitimes. L'Etat cesse alors d'être absolument cette
métamorale politique qui dicte sa Loi, d'où une réduction
de son rôle. C'est ce moment-ci que nous appelons le tournant
éthique de la démocratie et est rendu possible par l'apparition
de ce qu'on appelle les droits sociaux. Ceux-ci, à leur tour, tiennent
leur condition de possibilité d'une autonomisation de la
société par rapport à l'ordre politique : « la
société a une vie autonome, comme dit Laurent Cohen-Tanugi, par
rapport à l'Etat, et dispose de ses propres instruments de
régulation.100 »
Les communautés de valeurs jouissent des mêmes
propriétés que celles qui définissent l'homme de la
démocratie : la liberté et l'égalité ; en cela
elles sont les lieux d'une raison contextualisée. Elles jouissent ainsi
d'une personnalité juridique et qui, comme la personne physique,
reçoit des droits et réclament d'autres.
100 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans
l'Etat, Paris, PUF, 1992, p. 5
Disons ainsi qu'après la morale vient l'éthique
et que ce tournant implique, du moins réalise une nouvelle conception de
l'homme et de la personne
1.1 Après la morale, l'éthique
Disons que sur le plan chronologique, relatif au
déroulement de l'histoire, l'éthique vient
après la morale politique. Ce moment est favorisé par la
convergence d'un faisceau de circonstances lié à l'ouverture du
droit à des secteurs de la vie qui étaient depuis toujours
considérés comme intimes ou/et extra-politiques : la vie et le
social.
Le développement de l'industrialisation dans les
démocraties occidentales dites avancées est le
facteur le plus déterminant quant au basculement de la morale politique
à l'éthique politique, car le développement industriel
instaure une nouvelle conception de l'idée de la démocratie,
provoquée par une accumulation économique de plus en plus
croissante. Aux conceptions traditionnelles de la démocratie moderne
reposant sur les concepts de liberté et de d'égalité
s'ajoute la notion de justice, laquelle étend le champ d'application et
conceptuel de la démocratie. Celle-ci s'avère désormais
aussi bien politique qu'économique que sociale. Mais la
démocratie que nous appelons sociale est déterminée par
celle dite économique en ce que la distribution du capital participe de
la génération des inégalités sociales, de plus en
plus croissantes.
Le libéralisme économique qui est un
élément fondamental de la démocratie libérale rend
sans doute plus visible la réalité sociale, car, en favorisant
l'accumulation de propriétés privées, il exprime
manifestement la composition sociologique de la société. Celle-ci
n'est pas que la simple
expression d'une tension sociale que rendraient imparfaitement
les catégories marxistes d'un clivage opposant la bourgeoisie et le
prolétariat. Elle devient désormais plus complexe que ne le
laisse apparaître la dichotomie massive d'une société
traversée par un conflit permanent entre une classe bourgeoise et une
classe prolétarienne aux intérêts diamétralement
opposés. La notion de classe devient dans les démocraties
libérales moins compactes que dans les pays communistes et socialistes,
car, dorénavant, elle ne renvoie plus à un habitus ou une
conscience de classe que des individus extériorisent. Elle perd au
contraire de sa teneur par l'effet, à la fois, du processus
d'individuation qui sous-tend la démocratie et par l'ouverture du
capital ou de la propriété aux classes dites
défavorisées par le mérite individuel.
En modifiant la structure sociale, l'économie modifie
en même temps l'idée de la démocratie en ce sens qu'elle
introduit la notion de justice comme une nouvelle exigence de la
démocratie même. C'est parce qu'à l'inégalité
sociale d'autrefois s'adjoint une inégalité économique,
mais cette fois-ci privée et non de classe, qui ne rend cependant pas
moins manifeste les inégalités. Ainsi, la notion de justice
s'inscrit dans ce que nous avions appelé plus haut les fondamentaux de
la démocratie, elle dénonce une égalité de fait au
nom des principes d'égalité et de liberté inscrits dans
les Constitutions. L'idée de justice est sur ce point, nous semble-t-il,
la métonymie ou plutôt l'unidualité symbiotique des
fondamentaux de liberté et d'égalité de la
démocratie moderne. Dès lors, elle constitue certainement, sinon
l'un des plus importants, du moins le plus important moteur qui assure le
mouvement de la démocratie.
L'ouverture des droits sociaux en général semble
liée à l'exigence de justice si nous savons que ces droits ne
consistent en rien d'autres que de corriger les
disparités sociales et économiques de la société.
Contrairement à la liberté et à l'égalité
qui sont des droits universels abstraits inhérents à l'homme en
général, la justice renvoie, quant à elle, à des
droits sociaux et s'adresse à l'homme situé qu'est le citoyen.
Toutefois il faut dire que ces différents droits ont ceci de commun :
ils reposent tous sur les droits de l'homme.
Les droits sociaux relatifs à une exigence de justice
sont la mesure d'une nécessité, de cette nécessité
même qui, si elle n'est pas satisfaite, interdit à l'homme
d'atteindre la plénitude de son être politique. Si la
démocratie signifie entre autres et avant tout la participation
effective des individus à la vie politique, alors il faudra
nécessairement que ces derniers disposent des conditions
matérielles et spirituelles plus ou moins égales pour que la
démocratie soit juste. L'inégalité des conditions
matérielles et spirituelles entraîne incontestablement avec elle
des inégalités quant à la participation des individus au
gouvernement ; et en cela elle compromet le sens même de la
démocratie. Il faut que les individus disposent de certains droits,
garantis par l'Etat, et qui coïncident alors avec le minimum vital : le
droit à la vie en est sans doute le plus fondamental, le droit au
travail etc.
Ces différents types de droit apparus plus ou moins
tardivement dans la démocratie témoigne du caractère
évolutif, mais pas dans le sens de progrès, de cette forme
d'être et de la société et du gouvernement qu'est la
démocratie. Ils tiennent cependant comme une forme contemporaine de
l'égalité pour assurer la pérennité de la
démocratie en ce sens qu'ils exigent une égalité des
conditions aussi matérielles que spirituelles des citoyens afin de
garantir une participation
politique égale. L'enrichissement du concept de
démocratie par des principes tels que la justice n'altère
aucunement son idéal initial, il participe au contraire, par
accumulation, à son interminable évolution de par une
réalisation progressive de l'égalité. La volonté
d'instaurer une société justice n'élimine pas le souci de
maintenir une société libre, c'est que, désormais, la
liberté n'est plus inscrite a priori dans les institutions, autrement
dit préexistante à l'homme, elle est dès lors un combat,
une libération. Les hommes n'attendent plus que la liberté leur
soit octroyée par les institutions dites démocratiques, ils la
conquièrent. Le principe de liberté est ainsi l'instrument de
création d'une liberté effective par le seul fait qu'il est, non
seulement une condition sine qua non de l'existence d'une démocratie,
mais qu'il aussi bien un fondamental de l'homo démocraticus.
Ainsi dit, les droits ne sont plus des formes a priori de l'homme, ils sont, au
contraire, des facultés inhérentes aux individus.
L'usage légitime et légal de ces facultés
par les hommes et par les communautés de valeurs (car il ne faut pas
oublier que celles-ci disposent, dans les démocraties contemporaines
dites avancées, des mêmes facultés que les hommes bien que
ce soit ces derniers qui en sont les représentants effectifs)
témoigne bien du caractère dynamique de la démocratie vu
que l'Etat cesse de se poser que la seule instance de production des droits. En
participant activement à la production des conditions effectives des
libertés et de l'égalité, les hommes et les
communautés de valeurs dépossèdent l'Etat de sa position
de métamorale qu'il occupait dans les démocraties modernes. Aussi
disons-nous qu'après le moment moral de la démocratie vient le
moment éthique renvoyant à la détermination des
individus.
Du changement paradigmatique de la démocratie,
résulte, nous semble-t-il, une nouvelle conception de l'homme. Celui-ci
se trouve ainsi nanti de ce fondamental qu'est cette exigence de justice
laquelle n'est rien d'autre qu'une application effective des fondamentaux de
liberté et d'égalité qui caractérisaient l'homo
démocraticus originel ou moderne.
1.2 Qu'est-ce que l'homme ?
Si la question qu'est-ce que l'homme fut celle qui a le plus
préoccupé les Anciens, il faut dire que la difficulté pour
ces derniers à dire ce qu'il est tenaient probablement du fait qu'ils le
concevaient en dehors de toutes déterminations. Leur quête de
l'être de l'homme s'inscrivait dans le sillage d'une définition
principielle ou essentielle qui dirait ce qu'est l'homme en tant que tel,
c'est-à-dire l'homme en général. De Socrate à
Nietzsche cette question a eu, tout au long de l'histoire de la philosophie,
des réponses diverses. Pour certains l'homme est par essence une
âme, pour d'autres il est un composé de corps et d'âme et
pour d'autres encore il est passion, il est volonté de puissance.
Même si les réponses fournies par les
différents philosophes pour résoudre la question de l'être
de l'homme sont totalement opposées l'une de l'autre, disons cependant
qu'elles ont ceci de commun : elles négligent toutes les
déterminations politiques, économiques et sociales qui sont, pour
parler comme Kant, les conditions a priori de l'homme. L'homme extirpé
de toutes déterminations n'a pas de sens. Il s'insère en effet
dans un enchevêtrement de structures ou plutôt d' «
associations volontaires » et « involontaires101
» qui le façonnent selon des principes propres. Pour dire ce
que
c'est que l'homme il faut le situer, le penser dans sa
situation structurelle, surtout politique, car autrement nous risquons de ne
saisir qu'une forme vide de l'homme.
Puisque toutes formes de gouvernement supposent un type
d'homme particulier, alors nous ne pouvons comprendre ce dernier que
rapporté à la forme politique ou du vivre-ensemble à
laquelle il appartient. Ceci est d'autant plus vrai que nous savons que le type
d'homme propre aux régimes communistes par exemple diffère
à bien des égards à celui des régimes
démocratiques en général, et que même au sein des
démocraties se rencontrent des types d'homme différents les uns
des autres vu le caractère multiforme des régimes
démocratiques. Si nous pouvons nous permettre d'établir un
sommaire classification de la démocratie, nous inclinerions à un
découpage binaire de celle-ci en démocraties dites
avancées et démocraties dites moins avancées. Ainsi, nous
pouvons nous apercevoir de la différence qu'il y a entre le type d'homme
propre à chacune des différentes sortes de démocratie.
Dans les démocraties dites avancées au rang
desquelles se trouvent généralement les pays occidentaux,
notamment la France et les Etats-Unis, il faut dire, outre les fondamentaux de
liberté et d'égalité qui caractérisent l'homme,
qu'il y a désormais ce fondamental qu'est la justice et qui, en rendant
concrète ou applicable ces fondamentaux, manifeste le caractère
dynamique de l'homme. Or dans les démocraties dites moins
avancées, celles de l'Afrique par exemple en général,
l'homme reste au stade principiel ou originel de la démocratie,
c'est-à-dire qu'il ne jouit que des fondamentaux propres à
l'homo démocraticus - la liberté et
l'égalité- et
101 Les termes d'associations volontaires et d'associations
involontaires son de Michaël Walzer dans Raison et passion, pour
une critique du libéralisme, Ciré, 1999.
inscrits dans la Constitution, mais ne prenant pas encore la
forme de faculté légitime et légale. La justice y fait
défaut, elle serait en latence en attendant des circonstances favorables
pour se s'actualiser : une liberté de la presse, une
société civile autonome etc.
Dans les démocraties dites avancées l'homme est
avant tout citoyen et est déterminé par la forme politique du
vivre-ensemble, mais le seul fait qu'il soit citoyen ne suffit pas pour dire
concrètement ce qu'il est, car il est également membre de
communauté(s) de valeurs « involontaire(s) » et, parfois,
« involontaire(s) » qui suscitent et inculquent occasionnellement des
sentiments et des valeurs. Ce qui fait que l'homme est à la fois un
concentrée de valeurs politiques (citoyennes) et sociales lesquelles,
quelquefois, peuvent entrer en conflit.
Le tournant éthique de la démocratie correspond
à un double fait d'autonomisation : de l'homme et de la
société civile en général. Grâce à
l'application du fondamental de justice par les hommes, ces derniers deviennent
de plus en plus autonomes, c'est-à-dire qu'ils ne sont plus contraints
à se plier incontestablement à des lois et des mesures politiques
faites par une institution diamétralement séparée d'eux.
Toutefois, ils peuvent néanmoins accepter de se soumettre à de
telles lois, mais dans l'unique condition qu'ils y voient leur(s)
intérêt(s) ou n'y voient pas une cause d'injustice. La
société civile elle aussi jouit, dans sa diversité, d'une
autonomie lui permettant ou bien de dénoncer des lois ou mesures
politiques porteuses d'inégalités ou bien de réclamer
certains droits afin de combler des injustices dont elle pense être
victime.
L'homme devient, qui plus est, dans les démocraties
dites avancées, un être critique appartenant à des cercles
de valeurs différentes auxquelles il peut se libérer si toutefois
ces valeurs risquent d'enter en conflit avec celles qu'il a faites siennes et
qu'il a acquises à travers un processus de socialisation plus ou moins
escarpées. Cette raison critique de l'homme doit être entendue
comme une faculté propre orientée vers une interprétation
aussi bien du social que du politique dont le but est, sinon de poser, du moins
d'imposer des valeurs individuelles. En cela l'homme n'est
nécessairement plus ce qu'un Dieu ou un autre transcendant lui demande
d'être, mais il est ce qu'il veut devenir ; de ce fait, il est un
créateur occasionnel de valeurs, non pas morales mais éthiques,
qui seraient le résultat d'une accumulation d'expériences
malheureuses ou heureuses tirées des diverses « organisations
volontaires » ou « involontaires » auxquelles il a
appartenu. Puisque la socialisation est toujours en route, l'homme doit
être emporté par ce mouvement et ainsi être un
éternel créateur de valeurs. Toutefois, cela ne traduit pas une
versatilité de son comportement ou de son caractère, car il peut
avoir des principes plus ou moins stables qui pourraient le définir.
La morale individuelle dont l'homme pourrait être le
créateur est, comme dit Walzer, une « interprétation
critique102 » et non une découverte, elle n'est
d'ailleurs pas le propre de l'homme, mais elle caractérise
également les communautés de valeurs. Pourtant cette morale
individuelle ne s'exprime pas de la même façon dans les
démocraties française et américaine, elle dépend
largement de la tradition sociale et de la configuration politique du pays ou
de l'Etat. Ce qui explique pourquoi cette morale individuelle (le terme
102 Michaël Walzer, Critique et sens commun,
Paris, La Découverte, 1990, p. 9
d'éthique est plus approprié cependant) est
plutôt portée, en France, par les hommes, contrairement aux
Etats-Unis où les communautés de valeurs en sont les principales
porteuses.
2. La tendance actuelle de la démocratie
américaine
La démocratie américaine est à la fois
marquée par une tradition sociale et une configuration politique qui la
rendent singulière. D'abord terre d'immigration, elle a accueilli des
millions d'êtres humains venus d'horizon divers : des européens,
et surtout des Anglais, qui, fuyant l'oppression d'un pouvoir tyrannique,
venaient y découvrir la liberté, des noirs qui s'étaient
fait venir pour assurer la culture des plantations et des individus du
continent américain (du sud), d'Asie et d'Afrique qui venaient, et qui
viennent jusqu'à présent, pour y trouver des conditions de vie
meilleures. Il ne faut pas non plus oublier les Juifs européens qui,
juste avant la seconde guerre mondiale, fuyaient l'oppression des
régimes antisémitistes.
Les vagues d'immigration successives qui peuplèrent et
qui peuplent jusqu'à présent les Etats-Unis témoignent
bien de la diversité sociale. La société ne constitue pas
une unité religieusement, linguistiquement et culturellement
homogènes bien que, politiquement, cette unité soit
prétendue dans la Constitution américaine dans les termes
suivants : « Nous le peuple des Etats-Unis ». Cette
construction politique d'un peuple-un et le refoulement des différences
sociales rappellent à bien des égards la construction de la
République française dont nous avons fait mention plus haut.
Sur le plan politique, les Américains disposent d'une
Constitution qui résiste aux convulsions de l'histoire, autrement dit
une Constitution qui n'a pas connu des
modifications si ce ne sont des amendements adoptés pour
répondre à des questions politiques et sociales
particulières.
L'Amérique(les Etats-Unis) est le plus souvent
présentée comme un pays neuf « sans
histoire » ; d'elle il est souvent dit qu'elle « exorcise la
question de l'origine, elle ne cultive pas d'origine ou d'authenticité
mythique, elle n'a pas de passé ni de vérité fondatrice
[...] elle vit dans une actualité perpétuelle103
». Considérer les Etats-Unis en ces termes nous semble assez
peu maladroit vu le statut qui est donné à la Constitution
fédérale du 17 septembre 1787. Cette date, en se tenant comme
l'an zéro de la fédération américaine, mythifie
d'autant les Etats-Unis qu'elle pose la Constitution écrite
correspondant comme le symbole. D'où une sacralisation de ce texte
« achevé » qui, pour les Américains, a
déjà tout dit et est ainsi la mesure de toutes choses.
Cette constitution écrite des Etats-Unis, la plus
vielle du monde, demeure la référence pratico-politique de la
fédération, car toutes les mesures politiques, voire extra et
infra-politiques, seront adoptées à travers une
herméneutique jurisprudentielle de ce texte « sacré
».
2.1 Du melting-pot au salad-bowl
« L'universalisme américain incarné par
les grands textes fondateurs : la déclaration d'indépendance, la
Constitution fédérale, les amendements égalitaires de
l'après-guerre de Sécession104 »
était destiné à la création d'une
identité nationale qui exclurait toutes les différences
sociales,
103 Baudrillard, Jean, Amérique,
Grasset, 1986, p. 151 cité par Denis Lacorne in L'invention de la
république, le modèle américain, Paris, Hachette,
1991, p. 11
culturelles et religieuses. Cette création d'une
identité américaine répondait à une crainte sentie
par Madison dès le fédéraliste n° 10. ce dernier
pensait qu'une République qui est fondée ou qui permettrait la
cohabitation des différences risquerait de générer
à coup sûr des factions pouvant compromettre l'idéal
républicain.
Or, étant donné que les Etats-Unis sont «
factuellement » habités par une diversité de tout genre,
consécutive aux vagues d'immigrations d'origines différentes,
l'idéal républicain d'une unité nationale ne pouvait pas
faire fi de cette réalité sociale. La nécessité
politique de production d'une identité nationale devait alors tenir en
compte de cette diversité. C'est ainsi que des mesures politiques ont
été imaginées et mises en application pour inhumer ces
différences dans un cadre qui, effaçant les
altérités, créerait une identité américaine
homogène.
Le concept de melting-pot (qui signifie
chaudière à fusion) était la métaphore politique
jugée la plus appropriée afin de répondre à
l'idéal des Pères fondateurs d'une homogénéisation
des différences ; il consistait vraiment en une « occidentalisation
» parfaite des diversités ethniques (ou raciales) qui composaient
les Etats-Unis.
Le melting-pot est un uniculturalisme
centralisé dont le modèle culturel occidental demeure le
référentiel. Il vise à l'endiguement des cultures
(jugées sous-culturelles) et à la promotion d'une culture unique
dont les principes et règles doivent s'imposer à tout le monde,
sans exception. C'est l'Etat qui est le principal promoteur de cette culture ;
il en assure la promotion à travers les différents média
(canaux)
104 Denis Lacorne, La crise de l'identité
américaine, du melting-pot au multiculturalisme, Paris,
Fayard, 1997, p. 23
dont il est le détenteur : la télé, la
radio, les journaux et, surtout l'enseignement. Ces « appareils
idéologiques d'Etat », pour reprendre les termes de Louis
Althusser, qui véhiculent une culture commune calquée sur celle
occidentale essaie d'y socialiser les individus afin que ces derniers
acquissent des comportements et habitudes occidentaux.
Il suffit de bien regarder les programmes scolaires et
universitaires du système d'enseignement public américain
(d'avant les années 1990) pour bien se convaincre de cette politique et
volonté d' « occidentalisation » des individus
appartenant à des cultures différentes. Par
exemple, l'histoire et la littérature enseignées aux «
américains » tiennent leurs références aux canons de
la longue et récente tradition historique et littéraire
européennes, il n'y a aucune part accordée ni à l'histoire
des minorités ni à sa littérature. Celles-ci sont
reléguées au second plan et considérées comme
inappropriées pour servir à la socialisation politique du «
bon citoyen américain » dont le modèle typique est le
white-anglo-saxon-protestant ( WASP). L'Américain est, comme
disait Crévecoeur, un célèbre cultivateur français,
établi au nord de l'Etat de New York « l'homme qui,
après avoir été adopté par notre mère
patrie, abandonne la plupart de ses anciens préjugés, qui, devenu
conscient de son bonheur, remplit son coeur de reconnaissance envers Dieu,
envers sa patrie adoptive, qui devient actif et laborieux ; tel est le
véritable Américain.105 »
Cette politique d'absorption des différences ou
d'assimilation est à la fois une négation et une
dénégation des cultures non-européennes. Elle compromet
ainsi les principes de liberté, d'égalité et d'autonomie
consubstantiels à la démocratie libérale.
105 Ibid, p. 195
La politique du melting-pot des années 1970 et
1980 a été contestée par beaucoup de personnes dont des
universitaires américains qui pensaient que c'était, d'une part,
une fiction politique qui ne reflétait guère la
réalité sociale des EtatsUnis, d'autre part, une utopie qui tait
ses ambitions dominatrices. Ce concept est jugé trop simple et pour
décréter une unité imparfaite de la
fédération américaine, dans toutes ses facettes. La
réalité sociale américaine est trop complexe pour se
laisser mystifier par le seul concept de melting-pot. Neil Rudenstein,
président de l'université de Harvard illustre bien cet
état de fait dans son discours de fin d'année 1993 : «
Donc, la réalité de l'unité ou de la diversité
américaine n'est pas quelque chose de simple. Tous nos efforts pour
trouver une métaphore ou une phrase courte pour décrire nos
aspirations ou notre expérience nationale restent inadéquats,
même s'ils saisissent une part de vérité. Nous sommes un
melting-pot, mais aussi une nation d'individus libres, égaux et uniques
; une mosaïque de cultures et de groupes différents ; un assemblage
de cinquante Etats ; une nation une et ?indivisible? ; une ?coalition
arc-en-ciel? ; une Nouvelle Frontière ou une Nouvelle
Société en expansion continue ; un site où s'opposent les
factions [diversité] par Madison ; un pays d'opportunités [ land
of opportunity] pour ceux qui ont le désir et la volonté de
réussir ; une foule solitaire ; un agrégat enfin de
communautés ethniques ou raciales qui forment des clans. Manifestement,
notre quête nationale d'une définition commune reste l'un des
grands dilemmes non résolus de l'Amérique106.
»
Les années 1990 inaugurent une nouvelle conception
épistémologique, sociale, politique de la société
américaine. Celle-ci est désormais pensée, non pas en
refoulant les
différences, mais en en tenant bien compte. Le concept
de salad-bowl , inventé par le professeur Meltzoff en 1995, est
ainsi celui qui permet de penser dorénavant l'état de la
société fédérale. Il dit à ce propos que
« le salad-bowl (? saladier? ) est la métaphore la plus
adéquate pour décrire l'Amérique moderne et que le vieux
concept de melting-pot ne correspond plus à une réalité
tangible.107 »
Le salad-bowl qui signifie littéralement
salade composée est une forme de célébration de
la différence et de la diversité, sa «
pédagogie...consiste à vanter les mérites des victimes
[ du melting-pot], à préserver ou à retrouver
leur héritage culturel et à défendre leurs
intérêts contre l'?hégémonie? politico-culturelle
des Euro-Américains. » L'Américain ou le bon citoyen
n'est plus cet individu qui abandonne la plupart de ses
préjugés pour se fondre ou s'assimiler à une culture
unique euro-américaine, mais il devient fondamentalement de «
trait d'union » pour parler comme Walzer, c'est-à-dire
« américano- ...108 »
L'originalité du salad-bowl consiste au fait
qu'il participe même de la démocratie libérale en
encourageant le communautarisme ou le multiculturalisme, autrement dit, il met
les individus à même d'exprimer concrètement leur
liberté en leur permettant de se situer dans des communautés
déterminées développant une conception particulière
du bien. Les communautés de valeurs sont, comme les personnes, pourvues
des fondamentaux de liberté, d'égalité leur permettant de
se tenir ou se comporter en tant qu'entités autonomes par la
revendication politique de ces dits fondamentaux. L'exigence de reconnaissance
des valeurs définissant les communautés est
106 Ibid, p. 22
107 Ibid, p. 243
108 Michael Walzer, Traité sur la
tolérance, Gallimard, p. 143
dès lors orientée « vers la
reconnaissance des besoins spécifiques des individus comme membres de
groupes culturels spécifiques.109 »
La reconnaissance politique et sociale des communautés
de valeurs entraîne avec elle le respect (Rockefeller) ou la
tolérance (Walzer), lesquels pourront être les remèdes des
virtuelles pathologies qui pourront affecter les factions tant
décriées par Madison. Les communautés de valeurs sont
alors porteuses d'éthiques (sociales) qui pourraient entrer en conflit
avec les valeurs suprêmes de la morale politique inscrite dans la
Constitution.
2.2 La politique de l' « affirmative action »
L'autonomisation des communautés de valeurs permet
à celles-ci de revendiquer leurs différences et de
surcroît, se positionner comme actrices dynamiques de la vie politique.
Cette action politique fait suite d'une reconnaissance à la fois sociale
et politique faisant que ces communautés de valeurs puissent
réclamer certains droits que l'Etat, d'une raison ou d'une autre, ne
leur a pas encore octroyés.
Les communautés de valeurs n'acquièrent pas la
reconnaissance sociale et la reconnaissance politique en
même temps, cette dernière tient sa condition de
possibilité de la première. L'exemple des communautés
dites Latino illustre bien cet état de fait. Il faut savoir que la prise
de parole politique des Latino aux Etats-Unis est largement
déterminée, moins par leur poids électoral (ils
représentent plus de 12% de la population américaine totale selon
le recensement
109 Charles Taylor, Multiculturalisme, différence
et démocratie, Aubier, 1994, p. 19
effectué en 2000110), que par leur
constitution en entités sociales autonomes. A en croire Emmanuelle
Texier, selon le recensement de 2000, les Latino demeurent la première
minorité aux Etats-Unis et « partageraient un héritage
culturel commun : la langue espagnole, la religion catholique,
l'expérience coloniale.111 »
Leur visibilité politique reste tributaire de leur
constitution en ethnie autonome partageant des valeurs communes, mais c'est
grâce à un coup de pousse donné par les médias
télévisés bilingues, la presse écrite Latina et les
groupes d'experts tels que « Cuban American National Foundation, le
Puerto Rican National Legal and Education Fund et le Mexican American Legal
Defense and Education Fund (MALDEF) (...) qui visent à
développer la protection des droits civils des Cubains, Portoricains et
Mexicains à travers l'éducation, la recherche et le lobbying en
matière de politiques publiques112 » que les Latino
acquièrent « une influence sur les décisions
publiques113 ».
La reconnaissance politique de la communauté Latino par
les pouvoirs publics américains, doublée d'une conscience, non
pas de classe comme chez Marx, mais communautaire des individus directement
concernés modifient les rapports entre communautés et les
politiques. Le pouvoir politique ou l'Etat, pour parler plus
précisément, cesse d'être l'instance suprême de
construction du droit, celui-ci « résulte de
110 Cette statistique est fournie par Emmanuelle Le Texier
dans « Latino power ? L'accès au politique des Latino aux
Etats-Unis » in Les Etudes du CERI, n° 94 - mai 2003,
p. 3
111 Ibid, p. 6
112 Ibid, p. 17
113 Ibid,
l'autorégulation de la société
américaine et s'applique de la même façon aux individus ou
groupes et à l'Etat114 ».
La fragmentation de la société modifie du
même coup la volonté générale américaine en
la rendant plus tangible, car, étant donné que celle-ci
était identifiée au droit, comme l'affirme Laurent Cohen-Tanugi,
elle ne peut désormais ne plus tenir en compte l'aspiration des
communautés dans la confection des droits. Le mouvement des Noirs
américains et le passage du Civil Rights Acts en 1964 ont
beaucoup s'ils n'ont pas précipité ce moment en ont joué,
par contre, une part considérable en ouvrant largement le champ
juridique.
Désormais, les droits sociaux intègrent le champ
juridique, lequel a été longtemps borné
aux droits dits politiques. Puisque le statut social est trop
déterminant aux Etats-Unis en ce qu'il participe à la promotion
sociale et politique des individus, « il est devenu (...), comme
dit Judith Shklar, un droit social.115 » Ce qui fait
que les pouvoirs politiques seront obligés de promouvoir une
catégorie juridique afin de permettre les minorités «
autrefois » victimes de la politique du melting-pot de pallier
leur statut social. Les politiques inventent alors le concept de «
discrimination positive » pour permettre les minorités
d'acquérir une visibilité autant sociale que politique.
La discrimination positive ou affirmative action qui
signifie en français le traitement préférentiel est une
façon de sélectionner, entre autres critères, le
critère ethnique afin d'ouvrir et de diversifier les promotions des
individus. C'est surtout dans le milieu universitaire que l'application de
cette politique est plus visible, elle permet aux
114 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans
l'Etat, 1re édition Quadrige, 1992, p.
viii
universités de considérer, et non pas de
privilégier, une
race (elle signifie aussi ethnie chez les Américains)
et de ne pas la soumettre aux mêmes critères de sélection
à un examen ou concours par exemple. Ce qui rend alors fort peu
primordial le critère fondé sur le mérite. Les
critères qualitatifs de créativité artistique, de
capacités sportives rencontrent, en effet, en considération dans
les sélections de candidats dans les grandes universités
américaines. Ces mesures de discriminations, il faut le dire, demeure
une façon de rendre compte de la diversité de la
société américaine.
La décision Bakke de 1978 a fait jurisprudence
sur cette affaire de l'affirmative action dans les
universités
américaines, mais la première définition
du concept d'affirmative action fut donné pour la
première fois par le président Johnson dans un décret
signé en 1965 : « Il fallait, précisa-t-il, ?prendre des
mesures concrètes? pour mettre fin aux discriminations fondées
sur la race, la religion, le sexe ou l'origine nationale116.
»
Disons que la politique de l'affirmative action
répond aux exigences démocratiques d'égalité,
laquelle se comprend, dans les sociétés
caractérisées par une diversité communautaire comme les
Etats-Unis, par le nouveau concept ou terme de justice sociale. Cette politique
est « instituée, comme dit Lacorne, comme un remède
provisoire contre les discriminations passées [ mais elle] est
devenue un moyen commode de répondre au plus grand drame de la
société américaine : l'échec de
l'intégration des Noirs dans une société
réputée démocratique et égalitaire, et qui n'a
cessé, au moins jusqu'à la Seconde
115 Judith Shklar, op., cit. p. 8
116 Denis Lacorne, La crise de l'identité
américaine, p. 302
Guerre mondiale, de traiter ses anciens esclaves comme les
membres d'une caste inférieure.117 »
En cela, l'affirmative action qui est, nous
semble-t-il, le revers de la politique du salad-bowl traduit une
nouvelle conception de la démocratie libérale fondée non
sur des individus abstraits, mais sur des communautés ou traditions. Le
sujet juridique ou politique coïncide ainsi avec le sujet social,
autrement dit, il devient situé, comme dit Michael Sandel. Les pouvoirs
politiques tiennent cependant compte de leur « situation » dans
l'institution de certains droits. Dans le champ de l'éducation par
exemple, des programmes liés à leur condition ou identité
sont institués afin de leur permettre mettre en évidence aussi
bien leur appartenance identitaire ( ce qu'ils sont) que leurs revendications
politiques. Leur histoire, l'esclavage chez les Noirs, la colonisation chez les
Latino, par exemple, et la littérature, noire par exemple, demeurent au
nombre des disciplines qui étoffent le programme de certaines
universités. Ce qui est une façon de combattre l'uniculturalisme
euro-américain qui, sinon refouler, du moins tronquer, la question de
l'esclavage et imposait aux minorités les grandes figures de la
littérature européenne auxquelles elles ne se reconnaissent
pas.
Toutefois, il faut dire que l'autonomisation des
communautés éthiques n'est pas une condition
suffisante pour contraindre les pouvoirs publics ou l'Etat à se plier
implacablement à leurs revendications, la Constitution qui est depuis
toujours la morale politique suprême est souvent visitée pour voir
la compatibilité de ses principes politiques et des revendications
sociales.
117 Ibid, p. 299
2. 3 Constitution et éthique
La constitution écrite de la fédération
américaine, la plus vieille au monde, est un texte « sacré
», comme dit Denis Lacorne dans L'invention de la
République, à l'aune duquel est
interprété et pensé presque tous les problèmes qui
surgissent dans la vie politique et sociale. Les gardiens du temple de la
Constitution, dans le rôle d'interprète qui leur revient,
cherchent à savoir ou vérifier si les questions que
soulève la société américaine s'accordent avec les
principes constitutionnels établis depuis 1787 par les Pères
fondateurs. En cela, ils sont les « ?archéologues? de la
vérité constitutionnelle.118 »
Cependant nous ne devons pas manquer de vue le fait que les
interprètes ne forment pas un bloc homogène, c'est-à-dire
formant un groupe d'exégètes interprétant le texte
constitutionnel suivant les mêmes principes. Ils se divisent en deux
groupes accordant chacun un statut particulier au texte. D'une part, il y a les
« fanatiques » ou « intégristes »
qui considèrent la Constitution comme « un livre
sacré » et qui, sur des questions particulières,
cherchent à découvrir l'esprit du texte c'est-à-dire
« les ?intentions premières? des Pères fondateurs.
» ; d'autre part, les « progressistes » ou
« activistes » qui, quant à eux, considèrent
la Constitution comme un « livre vivant » et sont «
préoccupés par l'esprit du texte et le renouveau de la
tradition.119 »
Le partage de l'interprétation constitutionnelle en deux
groupes, en traduisant un rapport particulier au texte,
118 Denis Lacorne, L'invention de la République
américaine, Hachette, 1991, p. 14
119 Ibid.
implique du même coup deux conceptions radicalement
opposées de la démocratie : une qui est statique et
fermée, reproduisant, dans un éternel recommencement, la
pédagogie sociale et politique des Pères fondateurs ( !) ; une
autre qui est dynamique et ouverte, la plus à même de traduire
l'esprit de la démocratie. Autrement dit, tandis que les
interprètes « intégristes » s'inclinent
à considérer comme achevée ou finie ce qui n'était
que la première chiquenaude enclenchant un processus
démocratique, les « progressistes »
s'aperçoivent, par contre, que la démocratie, en tant qu'elle
doit avoir en vue les réalités évolutives de la
société, ne peut être qu'un processus interminable. C'est
dans ce second cas que nous devons, nous semble-t-il, appréhender la
démocratie américaine contemporaine pour pouvoir penser
l'éthique.
C'est également seulement dans la condition que nous
considérons la Constitution, non pas comme un algorithme
indéfectible, générateur de manière d'être
politique et sociale, mais comme un moyen de donner au peuple les occasions de
s'exprimer qu'elle puisse, sans doute, s'accorder avec les exigences de
l'éthique. La Constitution américaine ne perd cependant pas le
statut moral qu'elle a eu dans les périodes correspondant à la
politique du melting-pot, elle devient moine exigeante en ce qu'elle
doit composer avec la diversité sociale ; Ce qui traduit bien son
caractère démocratique, du fait qu'elle donne au peuple,
détenteur de la souveraineté, les moyens de s'exprimer. Ici le
peuple est moins une fiction politique renvoyant à une unité
indifférenciée qu'une réalité sociologique au
contenu spécifié. D'où le fait que la souveraineté
s'avère éclatée vu que, dans certains moments
agités de la vie politique et sociale des Etats-Unis, la parole
politiquement en puissance est portée, non pas par le
peuple tout entier, mais une partie déterminée
revendiquant, par exemple, une certaine dignité politique ou sociale.
Le caractère « fondationnaliste » de la
Constitution américaine dont Ackerman a fait mention dans son ouvrage
Au nom du peuple nous permet à bien des égards de
constater l'aspect éthique du texte. Celui-ci intègre
désormais dans les droits fondamentaux aussi bien le « droit
à une considération et à un respect égaux »
que « les droits des groupes défavorisés.120
» Et c'est par rapport à ces droits, protégés
par la Constitution, que certaines minorités arrivent à se faire
reconnaître par le canal, non pas du Congrès en tant que tel, mais
par sa seule voix, amplifiée par les médias.
La revendication de certains droits par quelques
minorités, ne passe pas le plus souvent par le canal de la
légalité constitutionnelle américaine, mais par un
soulèvement populaire. De pareil moment trouve parfois le soutien de
certains groupes et de ce fait traduit une aspiration du peuple. Ainsi, le
Congrès se trouve dans l'obligation de se passer du principe de
constitutionnalité pour adopter ou amender des droits pour
répondre à l'aspiration du peuple. La lutte pour les droits
civiques des Noirs, qui est le plus important mouvement social de
l'après-guerre, exemplifie bien ce moment, car cette lutte gagne le
soutien d'une catégorie de la population blanche, notamment des
étudiants et ainsi traduit, non pas une seule aspiration minoritaire,
mais du Nous, c'est-à-dire le peuple. Ce mouvement était
« une virulente dénonciation de la notion d'autorité et
de toute forme de hiérarchie ; une préférence
affichée pour la communauté, définie de la façon la
plus restrictive possible pour n'inclure que les membres de chaque groupe
concerné ;
120 Bruce Ackerman, Au nom du peuple,
Calmann-Lévy, 1998, p. 38
enfin une stratégie de conquête d'un pouvoir
politique dans son domaine propre.121 »
2.4 Le communautarisme, oxymore de la morale politique
Les mouvements communautaires de l'après-guerre ont
sans doute contribué au changement de la démocratie
américaine, car celle-ci cesse de reposer sur un libéralisme
individualitse au profit d'un libéralisme politique dont l'unité
de base demeure désormais la communauté. Nous pouvons dès
lors parler d'une démocratie ethnicisée.
Les Etats-Unis s'insèrent ainsi dans un autre paradigme
de compréhension de la démocratie. La morale politique des
origines et de la période du melting-pot cède sa place
à la morale communautaire ou multiculuraliste. Cette dernière
morale est caractérisée par le fait qu'elle ait les
possibilités de donner un coup de force à la Constitution dans le
but de se voir accorder des valeurs ou droits qu'elle scande dans l'espace
public des Etats-Unis.
Le mouvement communautarien est une politique de la
reconnaissance, comme nous l'avons évoqué plus haut. Il porte la
cause d'un triptyque : la race, le genre et la culture, lesquels, même
s'ils se recoupent, détiennent une autonomie leur permettant de se
constituer en groupes ou minorités distinctes. Ce triptyque tient
respectivement son répondant de l'ethnie ou race noire, par exemple, du
féminisme et de la culture négro-africaine entre autres.
121 W. J. Rorabaugh, « Contestation de l'autorité,
aspiration communautaire et lutte politique dans les années soixante :
l'exemple de la nouvelle gauche, du Black power et du féminisme ».
In Heffer-Ndiaye-Weil, La démocratie
américaine, Belin, 2000, p. 235
Ainsi le communautarisme ou le multiculturalisme (ces deux
termes sont interchangeables par que synonymes) est-il, comme le dit bien
Philippe Raynaud, « l'étendard dont se réclament des
?minorités? dont l'identité ne doit à peu près rien
à une
différence ?culturelle? stricto sensu, car leur
situation dominée provient, d'un côté d'un
préjugé racial (les Noirs) et, de l'autre, d'une articulation
particulière entre la loi, le droit et la vie privée qui favorise
une extrême politisation des questions de moeurs et des relations entre
les sexes (ou entre les genders) ; cet étendard est sans doute
politiquement utile parce que la notion de ?culture? (elle-même issue de
l'immigration et de l'assimilation réussie d'une notion allemande...)
donne une légitimité à des groupes marginalisés ou
infériorisés par des préjugés encore vivaces, mais
il ne doit pas dissimuler que, pour l'essentiel, le débat sur la
promotion des ?minorités? porte sur autre chose que sur
les relations entre les ?origines nationales, religieuses et
culturelles? des citoyens et leur identité ?américaine?
122»
Les communautés sont porteuses d'une éthique
qui, portée sur l'espace public, réclame une reconnaissance
politique. Ainsi, dans la lutte, supposant le préalable d'une
acquisition de parole politique légitime, les communautés
imposent-elles à la morale politique suprême une éthique
qui peut sur beaucoup de points s'opposer à cette morale. Les valeurs
éthiques qui conduisent le mouvement socio-politique de Martin Luther
King illustrent bien cet état de fait. Ce dernier, en s'inspirant de
« l'existentialisme chrétien de Paul Tillich et de la
théorie de la non-violence de Gandhi(...) estimait que la
suprématie blanche reposait sur un mélange d'humiliation et de
violence à l'origine du désespoir et du découragement
des
122 Philippe Raynaud, « Multiculturalisme et
démocratie » pp. 154-155
Noirs. » Aussi insiste-t-il « sur le
rôle primordial de l'amour et la vacuité de la notion de
race123 »
L'éthique communautaire et la morale politique
américaine, s'incarnant dans la Constitution fédérale,
sont tenues à une obligation ou une valeur pour faire chemin ensemble et
servir à la démocratisation : le compromis. Ceci n'est pas une
nouveauté, il remonte aux Pères fondateurs qui, afin de ratifier
la Constitution, avaient fait usage de compromis pour faire entrer la Caroline
du Sud (esclavagiste) et la Caroline du Nord (anti-esclavagiste) dans
l'union.
3. La tendance communautarienne de la démocratie
française et le poids de la tradition
Il y a deux façons, pour un peuple, de se comporter
vis-à-vis de la tradition : en la critiquant si nécessaire ou
accepter ses principes tels quels. La démocratie française
contemporaine demeure très attachée, sur certains points,
à sa tradition républicaine. Bien qu'elle repose, comme quasiment
toutes les démocraties occidentales, sur le modèle
libéral, sa spécificité par rapport à la
démocratie américaine contemporaine est le fait qu'elle consacre
l'individu comme l'unité de base de sa forme libérale de la
démocratie.
Même si la démocratie française
d'aujourd'hui diffère sur beaucoup de points de celle des Etats-Unis,
nous constatons quand même une tendance qui l'incline vers une forme
communautaire de la démocratie quoiqu'elle ne demeure pas encore
institutionnalisée. Ce refus de reconnaître politiquement le
communautarisme pourrait être imputé à la
123 W. J. Rorabaugh, op., cit. p. 239
fois à un besoin de préserver une image : le
particularisme ou l'exceptionnalisme de sa forme démocratique et
à sauvegarder les principes républicains qui ont
façonné cette dernière.
La tendance française vers une démocratie
communautaire tient sans doute son origine immédiate de la politique de
décentralisation des années 1980, laquelle, en accordant aux
régions leur autonomie, désaxe la prégnance du pouvoir
étatique. De surcroît, les nouveaux mouvements sociaux qui
détiennent parfois une teneur de communautarisme demeure eux aussi un
fait qui prouve certainement cette inclination communautaire de la
démocratie française.
Ce qui, nous semble-t-il, participe à une
prolifération de communautés éthiques dans l'espace public
français, d'où un nouveau rapport entre la Constitution(l'Etat)
et ces éthiques particulières.
3.1 L'assimilationnisme français.
Bien que la démocratie française contemporaine
soit plus ou moins caractérisée, au niveau social, par la
coexistence de communautés de valeurs, elle n'arrive toujours pas
à reconnaître politiquement ou juridiquement cette
diversité. Est-ce par excès d'une culture de la passion de
l'universel inscrite dans sa tradition républicaine que la France
éprouve du mal à accepter la différence ?
Nous nous inclinons à répondre par l'affirmative
vu tous les moyens investis et mobilisés par elle pour, d'une part,
préserver une unité nationale et, de l'autre, exposer, de
l'extérieur, sa singularité.
La France vit « son histoire comme un récit
de
l'universel124 », la
Révolution de 1789, en marquant l'an zéro de la
démocratisation française, édifie un calendrier dont le
but est de participer à la construction de l'idéal
républicain d'unité. Les luttes politiques et sociales qui ont
présidé à l'avènement du processus
démocratique sont a posteriori perçues comme des moments
historiques importants qu'il faudrait régulièrement
commémorer. Ce qui sert sans doute à unir le peuple autour d'une
même histoire.
L'institutionnalisation politique de ces luttes est une
façon de refouler les conflits, voire les passions, comme un registre de
manifestation politique démocratiquement légales. Autrement dit
leur désinvestir toute dignité politique.
L'homme tel que le conçoit la démocratie
française reste un calque de la République, du moins de ses
principes tels que ceux d'unité et de rationnel. C'est pourquoi il doit
être fait à son image afin que, reproduisant les principes, il
pourrait servir l'idéal républicain et ainsi être un bon
citoyen. Les communautés pourraient être un obstacle pour
l'individu dans son action politique, car elles peuvent lui enseigner des
valeurs qui entrent en contradiction ou s'opposent aux valeurs
démocratiques, la République, comme le dit si bien Jean Baudouin,
« oblige ses ennemis les plus déclarés par apport
à ses idées et à ses choix, déstabilise ainsi
fortement les projets alternatifs et plus largement les visées
fondamentalistes et substitutistes.125 » L'individu est
alors au centre de la forme libérale de la démocratie
française est doit être assimilé aux valeurs que fait
siennes cette dernière.
124 Marc Sadoun, La démocratie en
France,1, Gallimard, 2000, p. 27
125 Jean Baudouin, « Dynamique démocratique et
intégration républicaine » in La démocratie en
France, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 348 sous la direction de Marc
Sadoun.
L'assimilationnisme français est une façon de
reconnaître la société(civile disons)séparée,
mais dépendante de l'Etat ; qui plus est, elle constitue un bloc,
homogène, composé d'une juxtaposition d'individus égaux
soumis à un corpus de règles juridiques émanant de l'Etat
lui-même. La société ne s'autorégule pas,
contrairement aux Etats-Unis ; elle « est entièrement
structurée par et autour de l'Etat qui joue un rôle d'impulsion et
exerce en contrepartie sa mainmise sur
[elle].126» Le droit, monopolisé
par l'Etat, joue ainsi le rôle d' « assimilateur », il ne
prévoit pas, du moins jusqu'à maintenant, un droit particulier
pour des minorités. Le modèle sociétal français
reste à bien des égards contractuels et non régulateurs,
comme c'est le cas outre-atlantique, c'est-à-dire aux Etats-Unis.
La France récuse une conception ethnique de la
démocratie, en cela elle reste fidèle à cette perception
de la politique en tant que moyen de produire de l'unité et de l'ordre.
Cette obsession de production d'unité et d'ordre très
caractéristique du modèle français de la démocratie
peut amener à penser à une primauté des droits de l'homme
sur les droits civiques. Ce voudrait signifier un assimilationnisme qui
coïnciderait, au-delà des principes ou valeurs définissant
République, avec l'homme en général, c'est-à-dire
la Raison qui était aussi bien l'idéal des Lumières que de
la République.
Toutefois, il faut dire qu'une conception
déterminée de la démocratie, comme celle de la France, ne
détient pas des principes suffisants et efficaces pour tailler l'homme
à sa mesure. Ce, parce que celui-ci, vu les fondamentaux qui le
caractérisent, la liberté, l'égalité et
l'autonomie, reste
126 Laurent Cohen-Tanugi, op., cit., p. 5
dynamique et est toujours animé par un désir de
reconnaissance et une exigence de justice.
La décentralisation politique de 1982 qui consacre
l'autonomisation des régions participe, du moins accélère
de beaucoup la quête de reconnaissance de certains groupes se constituant
en communautés, car l'espace public devient désormais de moins en
moins élastique et rigide et l'Etat, en se substituant en un
système juridique de plus en plus autonome, perd aussi bien son
centralisme que sa morale politique.
3.2 Le postmatérialisme et les nouveaux mouvements
sociaux.
Le postmatérialisme, né après la seconde
guerre, inaugure une nouvelle culture en inaugurant du même coup un
nouveau rapport de l'individu à la politique. Il est
théorisé pour la première fois par Inghelhart dans son
ouvrage qui s'intitule The silent Revolution : changing values and
political styles among western publics(la Révolution
silencieuse en français) et plus en détail dans
La tradition culturelle dans les sociétés industrielles
avancées. Le postmatérialisme correspond selon
Inghelhart à la volonté des individus de satisfaire des besoins
davantage qualitatifs que quantitatifs comme par exemple se vêtir ou
manger. C'est parce que ces sociétés dites industrialisées
telle que la France sont marquées par une abondance et un
développement économique de plus en plus croissants au point que
les individus, une fois qu'ils ont réglé leurs besoins
matériels tournent vers d'autres qui sont immatériels.
D'où le nom donné à ces types de société qui
abritent cette nouvelle figure de l'individu : les sociétés dites
de consommation. Celles-ci participent d'une dynamique que Norbert Elias
appelle la « civilisation des moeurs », laquelle renvoie
à un double processus dont l'un
est s'adjoint à l'autre: la « socialisation
» et la
« psychologisation ». Ce double processus
traduit en fait, nous semble-t-il, une dynamique d'individualisation et
d'individuation, lesquelles affectent le capital psychique et émotionnel
des individus.
En devenant narcissiques, les hommes s'autonomisent et restent
moins déterminés par des valeurs préexistantes. Cette
dynamique d'individuation et d'individualisation est doublée, ne
l'oublions pas, d'un désir d'attestation de soi, c'est-àdire
d'une quête de reconnaissance qui fait que les individus imposent au
pouvoir politique ou à l'Etat certains droits que celui-ci doit adopter
afin de subvenir à leur cause.
C'est désormais autour de certaines valeurs communes ou
partagées que des individus, en s'y structurant, acquièrent une
identité dans l'espace public français et réclament une
reconnaissance juridique. Les valeurs ou droits dont certaines «
minorités » demandent la reconnaissance peuvent être
considérés comme des références morales (nous
dirions éthiques) autonomes pouvant être marginales par rapport
aux principes moraux canoniques. C'est l'exemple du mouvement des homosexuels,
lesquels, se structurant autour d'une conception de la sexualité
d'emblée marginale, réclament un statut juridique pouvant faire
d'eux une communauté de valeurs autonome.
Ce qui caractérise ces genres de mouvement dits
nouveaux mouvements sociaux est le fait que, s'étant
imprégnés de la culture postmatérialiste, ils se
détachent des revendications matérialistes au profit de celles
qui sont immatérielles (qualitatives), c'est-à-dire en rapport
direct avec les « qualités » de la vie. Certains nouveaux
mouvements sociaux, bien qu'ils puisent ses principes de la culture
postmatérialiste, sont en revanche moins
déterminés par un besoin de reconnaissance juridique de leur
conception de la vie (la sexualité par exemple) que d'une exigence de
justice sociale (comme la parité ou l'égalité des genres),
que d'une revendication d'une vie meilleure (c'est l'exemple des mouvements
écologiques).
Ces nouveaux mouvements sociaux, de même que les
minorités ethniques aux Etats-Unis, sont une force de valeurs,
c'est-àdire des ensembles de personnes unies par une même
volonté et oeuvrant à la réalisation d'une idée. De
ce fait, en obligeant l'Etat à observer leurs causes, ils opèrent
ainsi un nouveau rapport face au droit. Ces nouveaux mouvements, sinon
proposent, du moins imposent à l'Etat d'adopter des règles
juridiques devant correspondre à leurs causes. En cela ils ouvrent, en
l'élargissant sans doute, le champ juridique (pas au sens bourdieusien
du terme, mais en tant qu'il désigne l'ensemble des règles de
droit qui structurent une société donnée), car des droits
correspondant à chacune des revendications que scande un mouvement,
écologique, de genre par exemple, intègrent le système
juridique.
Les nouveaux mouvements ne constituent pas à eux seuls
une force suffisante pouvant faire incliner l'Etat face à certaines
revendications dont ils sont porteurs. Hormis l'appui des médias,
lesquels vulgarisent leurs causes, les nouveaux mouvements
bénéficient de la collaboration d'experts dont le rôle
consiste à leur pourvoir une légitimité évidente
auprès de l'opinion publique et du pouvoir politique, l'exemple du GISTI
illustre bien ce fait. Le GISTI crée dans les années 1970 par des
énarques, experts du droit, dénonce une zone d'infra-droit dans
laquelle les pouvoirs politiques laissent se cloisonner les immigrés
travaillant en France. Ainsi, le GISTI, en collaborant avec les
immigrés, dénonce
d'une part cette zone de non-droit ou d'infra-droit et,
d'autre part, assiste ces derniers en leur donnant les outils juridiques
nécessaires pour rendre légales leurs luttes. Les nouveaux
supports de communication tels qu'Internet ne demeurent pas en reste, ils
participent eux aussi à rendre les nouveaux mouvements de plus en plus
puissants et influents parce que, en facilitant particulièrement les
conditions d'adhésion, ils sont plus à même de rassembler
une masse importante d'individus(de nationalités, de cultures, de
religions de conditions et de statut divers) partageant les mêmes
idées que revendiquent un certain mouvement.
3.3 Constitution et éthique
La France entretient un rapport moins critique avec son
histoire, elle adule ses figures historiques, refoule les luttes politiques et
sociales qui ont rythmé son processus démocratique. En revanche,
son rapport avec sa Constitution reste cependant plus critique contrairement
aux Etats-Unis où celle-là, même si elle devient de plus en
plus critiquable et critiquée, bénéficie par ailleurs
d'une sacralité lui permettant de garder son « harmonie »
originelle.
Tandis que les Etats-Unis gardent depuis toujours la
même Constitution, la France reste, quant à elle,
caractérisée par une instabilité constitutionnelle,
c'est-à-dire par une modification de sa Constitution, laquelle ôte
toute sacralité aux textes matérialisant cette dernière.
La démocratisation de la France est marquée par
l'institutionnalisation de cinq Républiques ponctuées par
l'adoption de quinze Constitutions. Cet état de fait, à savoir la
modification de la Constitution traduit un rapport bien déterminé
de celle-ci avec les nouveaux mouvements sociaux.
Il n'y a pas en France de « gardiens du temple
», comme dit Denis Lacorne, lesquels, dans des périodes de
mouvements sociaux critiques, cherchent dans la Constitution « les
vérités premières des pères fondateurs ».
L'interprétation de la Constitution est moins une
exégèse qu'une tentative de conciliation des revendications d'un
nouveau mouvement social, par exemple, et des principes constitutionnels
actuels. En France le décentrement de l'Etat qui signifie la non
coïncidence entre le droit et l'Etat (le droit n'est plus exclusivement le
produit de l'Etat) s'accompagne de la promotion d'une nouvelle catégorie
d'individus sur le plan politique et administratif : les magistrats.
C'est parce qu'il y a maintenant divers acteurs dans la
construction du droit en France et de plus en plus de droits,
revendiqués par des groupes sociaux, que la place du magistrat devient
davantage important. Ce dernier tient le rôle, non de gardien du temple,
mais de pourvoir aux revendications de certains mouvements un statut juridique
devant leur donner une autonomie dans la société.
La réduction du rôle de l'Etat entraîne
avec elle un double mouvement: la montée en puissance des magistrats et,
à l'inverse, le décentrement de l'Etat, d'où la soumission
de celui-ci, comme la société civile, au droit. Nous parlons de
ce fait d'un Etat de droit pour caractériser ainsi cette tendance.
Certains vont jusqu'à parler d'une démocratie
des magistrats, laquelle ne traduit pas seulement une dynamique sociale, mais
aussi une crise de légitimité de la politique, notamment de la
représentation. La « juridicisation » croissante de la
société tend à réduire le lien social en
proliférant les normes : le droit a tendance à devenir le seul
lien social. La fraternité qui doit ou devait
être le médium social devant unir le juridique et le social perd
son efficience.
Les politiques cherchent à promouvoir une autre valeur
pouvant empêcher l'atomisation de la société. L'heure est
ainsi à la solidarité pour permettre une cohabitation,
disons normale, de la diversité désormais caractéristique
de la société française. N'est-ce pas une des raisons de
la promotion d'une démocratie locale ou de proximité ?
Conclusion
Parler d'une démocratie particulière, par
exemple la France ou les Etats-Unis, pour désigner une diversité
de démocratie, par exemple la démocratie occidentale, n'a pas de
sens et reste sans doute un abus de langage. Il y a des démocraties
différentes les unes des autres : il n'y a pas dans le monde deux
démocraties qui se ressemblent, de même qu'il n'y a pas dans la
nature deux feuilles d'arbre qui se ressemblent(principe des indiscernables de
Leibniz).
Toute démocratie s'insère dans une tradition
politique, culturelle, économique et sociale bien
déterminée qui, en l'informant, lui donnent aussi bien une
spécificité qu'elles lui tracent la voix à suivre dans le
long processus de démocratisation. La démocratie française
et la démocratie américaine, bien qu'elles reposent toutes deux
sur les mêmes fondamentaux (liberté, égalité et
autonomie) et sur une tradition historique différente tendent à
une même démocratie sociale qui diffère à bien des
égards de la conception originelle que chacun s'était fait de la
démocratie. Ils tendent à forme communautaire de la
démocratie. La seule différence reste le fait que les
Américains ont reconnu ce fait et, en dépassant le débat
universitaire sur ce sujet, ont réussi à institutionnaliser cette
forme de démocratie, tandis que les Français, restant prisonniers
de leur tradition et idéal républicain, refoulent le
communautarisme quoique ce dernier, malgré les refoulements, surgissent
dans l'espace public.
C'est parce que la démocratie n'est pas du seul ressort
de la politique, mais des individus composant la société. Ceux-ci
étant déterminés par les fondamentaux de liberté,
d'égalité et
d'autonomie demeurent des conquérants d'une autonomie
de plus en plus réelle et réclament une justice sociale et des
droits correspondant à leurs conditions. C'est pour cela que nous
préférons parler de la démocratie comme un processus
(démocratisation) et non comme un acquis indépassable
extérieur à la temporalité historique. La
démocratie le serait si elle ne relevait que des institutions politiques
et de la technique démocratique : le vote, les élections etc.
Il faut dire que la démocratie est une idée
particulière, autrement dit une conception au point qu'une certaine
démocratie ne peut pas abriter n'importe quel individu. L'homme qui lui
convient est son citoyen, lequel est taillé sur mesure suivant les
principes et l'idéal démocratique qui sont à l'oeuvre. Et
qu'en est-il des droits dits de l'homme ?
Ces derniers ne préexistent pas aux droits civils, ils
viennent, nous semble-t-il, les compléter. Ce qui semble justifier notre
idée selon laquelle la démocratie est une interprétation
du monde. Or, si elle ne l'était pas toutes les démocraties
reposeraient en premier chef sur les droits de l'homme et non sur les droits
civils, lesquels dérivent certainement des premiers.
Pouvons-nous concevoir une démocratie universelle comme
beaucoup de penseurs sont porter à le faire ? ou une
démocratisation universelle dont les principes et l'idéal sont
dictés par une démocratie particulière comme les
Etats-Unis ou la France?
Toutes les deux alternatives restent une utopie dans la mesure
où, d'une part, une démocratisation universelle fondée sur
une tradition de l'histoire des idées, notamment des droits de l'homme
ou des gens (comme c'est le cas chez Rawls
dans Le droit des gens)reste trop
centrée étant donné qu'elle calque la conception
libérale des droits, lesquels sont édictés par des
institutions politiques ou des Etats ; d'autre part, une démocratisation
dictée par un Etat phare, porteur du flambeau démocratique est
une contradiction, car étant donné que la démocratie est
un processus aucun n'Etat n'est légitimement ni légalement en
mesure d'imposer à d'autres Etats ses principes et idéaux puisque
chacun « est partie, et même objet du litige, et non
juge127 » : il faut être ne dehors du processus
démocratique, c'est-à-dire l'avoir épuisé pour
pouvoir s'investir un tel rôle.
L'accession à une démocratie universelle nous
semble absurde, car elle signifie que tous les Etats sont
démocratiquement au même pied. Or, la démocratie
universelle est un processus (une démocratisation) dont l'«
effectivité » ne nécessite pas seulement des mesures
politiques et économiques, mais le concours de l'homme.
Que les Etats le veuillent ou non la démocratie finira
par être fondamentalement sociale, car elle reflète la
diversité sociale et celle-ci, composé de communautés ou
de forces de valeurs de plus en plus animées par un désir de
reconnaissance et une revendication d'égalité et de justice
sociales, conteste à l'Etat son monopole de « machine à
fabriquer le droit ». Les communautés participent, elles aussi,
à la construction des règles juridiques en réclamant des
droits correspondant à leurs conditions.
Les communautés aussi bien que les individus sont
dotés des fondamentaux de liberté, d'égalité et
d'autonomie leur permettant de s'imposer dans l'espace public, aussi
national
127 Friedrich Nietzsche, Crépuscule des
idoles, Paris, Gallimard, 1974, p. 20
qu'international. Car, avec les nouvelles technologies, les
communautés et les nouveaux mouvements sociaux arrivent à se
rencontrer dans des espaces virtuels, les forums notamment, et, en conjuguant
leurs soutiens, parviendraient à devenir des moyens de pression
efficaces pour faire avancer et ouvrir le droit à d'autres secteurs de
la vie.
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION 2
I/ Qu'est-ce que la démocratie ? 6
1. Définition théorique 7
1.1 L'anthropologie démocratique 9
1.1.1 La liberté 11
1.1.2 L'égalité 15
1.1.3 L'autonomie 17
2. De la construction de la démocratie américaine
20 2.1 La déclaration d'indépendance ou la rupture avec la
Couronne 21
2.2 La convention de Philadelphie de 1787 ou l'institution
officielle de la Constitution fédérale des
Etats-Unis 27
2.3 La liberté politique et la séparation des
pouvoirs 33
2.4 Le modèle citoyen américain 37
3. De la construction de la démocratie française
39
3.1 La Révolution de 1789 ou la lutte pour
l'égalité 40
3.2 La fiction d'un peuple Un ou le refoulement des
différences sociales 44
3.3 La souveraineté absolue et ses ambiguïté
48
3.4 Le modèle citoyen français 51
II/ Le tournant éthique de la démocratie 55
1. L'éthique n'est pas la morale 56
1.1 Après la morale, l'éthique 60
1.2 Qu'est-ce que l'homme ? 64
2. La tendance actuelle de la démocratie
américaine 68
2.1 Du melting-pot au salad-bowl 69
2.2 La politique de l' « affirmative action »
74
2.3 Constitution et éthique 79
2.4 Le communautarisme, oxymore de la morale politique 82
3. Tendance communautarienne de la démocratie
française et le
poids de la tradition 84
3.1 L'assimilationnisme français 85
3.2 Le postmatérialisme et les nouveaux mouvements
sociaux..88 3.3 Constitution et éthique 91
CONCLUSION 94
LISTE DES OUVRAGES ET ARTICLES LUS ET CITES
A.Hamilton, J.JAY, J.Madison, Le
Fédéraliste, publié sous la direction de Max
Bouchard, Gaston Jèze, Paris, V.Giard et E.Brière, 1902
Alexandre Koyré, Du monde fini
à l'univers infini, Paris, Gallimard, 1998
Alexis De Tocqueville, De la
démocratie en Amérique, Paris, Garnie Flammarion, 1981
L'Ancien Régime et la Révolution, Paris,
Gallimard, 1952
Anicet Le Pors, La citoyenneté,
Paris, PUF, 1999
Aristote, Les Seconds Analytiques,
Paris, Vrin, 1966
Le politique, Edition Gonthier, 1964
Blaise Pascal, Pensées, Paris, Bordas,
1984
Bruce Ackerman, Au nom du peuple,
Paris, Calmann-Lévy, 1998 Carl Schmitt, La notion
de politique, Paris, Calmann-Lévy, 1972
Charles Taylor, Multiculturalisme,
différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994
Denis Lacorne, L'invention de la
République, le modèle
américain, Paris, Hachette, 1991
La crise de l'identité américaine, du melting-
pot au multiculturalisme, Paris, Fayard, 1997
Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le
dernier homme,
Paris, Flammarion, 1992
François Furet, Penser la
Révolution française, Paris, Gallimard, 1978
François Furet et Denis
Ruchet, La Révolution française, Paris,
Hachette, 1963
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des
idoles, Paris, Gallimard, 1974
Gordon Wood, La création de la
République américaine, Belin, 1991
Hannah Arendt, Essai sur la
Révolution, Paris, Gallimard, 1967 Jacques Ion,
La fin des militants, Paris, Editions Ouvrières, 1997
Jean Jacques Rousseau, Du contrat
social, Paris, 10/18, 1973 Judith Shklar, La
citoyenneté américaine, Paris, Calmann-Lévy, 1991
Jürgen Habermas, Débat sur la
justice politique, Paris, Cerf, 1997
Laurent Bouvet et Thierry
Chopin, Le Fédéraliste, la
démocratie apprivoisée, Paris,
Michalon, 1997 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans
l'Etat, Paris, PUF, 1992 Marc-Olivier Padis, Marcel
Gauchet, La genèse de la
démocratie, Paris, Michalon, 1996
Marc Sadoun, La démocratie en
France, I, Paris, Gallimard,
2000
Marcel Gauchet, La religion dans la
démocratie, Paris,
Gallimard, 1998
La démocratie contre elle-même, Paris,
Gallimard, 2002
Martin Luther, De la liberté du
chrétien, préface à la Bible,
Paris, Seuil, 1996
Michaël Walzer, Critique et sens
commun, Paris, La Découverte,
1990
Raison et passion, pour une critique du
libéralisme, Paris, Ciré, 1999
Traité sur la tolérance, Paris,
Gallimard,
1998
Norbert Elias, La dynamique de
l'occident, Paris, Calmann- Lévy, 1991
Pierre Rosanvallon, Le peuple
introuvable, Paris, Gallimard, 1998
Platon, La République, Paris,
Garnier, Flammarion, 1966
René Descartes, Discours de la
méthode, Paris, Garnier Flammarion, 1966
René Descartes, Méditations
métaphysiques, Paris, Gallimard 1979
Ronald Inglehart, La tradition culturelle
dans les sociétés industrielles avancées, Paris,
Economica, 1993
Robert Lacour-Gayet, Histoire des
Etats-Unis, Paris, Fayard, 1976
Robert Legros, L'avènement de la
démocratie, Paris, Grasset et Fasquelle, 1999
Sophie Duchesne, Citoyenneté à
la française, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences
politiques
1997
ARTICLES
Emmanuelle Texier, « Latino power ?
L'accès au politique des Latino aux Etats-Unis » in Les Etudes du
CERI, n°94, Mai, 2003 Gérad Marcou, «
Le principe d'indivisibilité de la
République » in Pouvoirs, Revue française
d'études constitutionnelles et politiques, n°100
Jean Baudouin, « Dynamique
démocratique et intégration républicaine » in La
démocratie en France, I, sous la direction de Marc Sadoun, Paris,
Gallimard, 2000
Jean Pouillon, « appartenance et
identité » in Penser et classer, Paris, Fayard, 1982
Marc Sadoun « République et
démocratie » in Revue Pouvoirs, Seuil, n°100
Nancy Fraser, « Repenser la
sphère publique : une contribution à la critique de la
démocratie telle qu'elle existe réellement » traduit de
l'anglais par Muriel Valenta, in Hermès n°31, 2001
W-J. Rorabaugh, « Contestation de
l'autorité, aspiration communautaire et lutte politique dans les
années soixante : l'exemple de la nouvelle gauche, du Black power et du
féminisme » in La démocratie américaine,
sous la direction de Heffer - Ndiaye - Weil, Belin, 2000
DICTIONNAIRES
André Lalande, Vocabulaire technique
de la philosophie, I, Paris, PUF, 1992
Philippe Raynaud et Stéphane
Rials, Dictionnaire de
philosophie politique, Paris, PUF, 1996
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