UNIVERSITE DE POITIERS
UFR Sciences Humaines et Arts
Département d'histoire Master d'histoire
contemporaine GERHICO-CERHILIM (EA 4270)
Mention : Civilisation, Histoire et Patrimoine
Spécialité : Espaces, modèles, conflits aux
époques moderne et contemporaine
La Représentation de l'Afrique et des
Africains dans les écrits d'un missionnaire poitevin. Le père
Joseph Auzanneau à Kibouendé (Congo français) 1926-1941
Mémoire de Master I réalisé par
Josué MUSCADIN Sous la direction de Jérôme GREVY
Année académique : 2010-2011
REMERCIEMENTS
Nous souhaitons exprimer ici notre gratitude envers ceux et
celles qui ont contribué à l'élaboration de ce modeste
travail ainsi qu'à la réussite de cette année
universitaire.
Nous remercions spécialement Monsieur
Jérôme Grévy qui assurait la direction et l'organisation de
ce mémoire. Il s'est montré particulièrement patient,
à l'écoute et disponible tout au long de l'année.
Nos remerciements s'adressent aussi à Ségolen
Plisson qui a eu l'obligeance de lire nos travaux et de nous faire des
remarques judicieuses. Toutefois, nous restons responsables de toutes les
erreurs et imperfections que pourrait contenir ce travail.
Nous sommes également reconnaissant aux personnels des
Archives diocésaines de Poitiers qui nous ont chaleureusement accueilli
et aidé, en particulier au père Aucher Jacques et M.
Frédérick Debiais.
Nous remercions l'Ecole Normale Supérieure de
Port-au-Prince ainsi que l'Université de Poitiers qui ont
facilité cette initiation à la recherche.
Une pensée spéciale à notre famille et
à nos amis qui n'ont eu de cesse de nous soutenir et nous encourager au
cours de la réalisation de ce mémoire.
SOMMAIRE
Introduction
PREMIERE PARTIE: LA MISSION ET LE
MISSIONNAIRE
Chapitre I - LA CONGREGATION DU PERE DU SAINT-ESPRIT ET
L'EVANGILE AU CONGO FRANÇAIS
A- La Congrégation des Pères du Saint-Esprit :
esquisse d'une idéologie
B- L'évangile au Congo français
Chapitre II - LE MOUVEMENT MISSIONNAIRE EN FRANCE AU
XIXème SIECLE
A- Le renouveau de l'idée missionnaire en France
B- La lente restauration du diocèse de
Poitiers
Chapitre III - LE PERE AUZANNEAU, ELEMENTS D'UNE BIOGRAPHIE
A- Un fervent patriote
B- L'intellectuel qu'il était...
C- ... Le missionnaire qu'il devient
DEUXIEME PARTIE: L'AFRIQUE ET LES AFRICAINS :
IMAGE D'UN CONTINENT DANS LA CULTURE OCCIDENTALE ET SON REFLET DANS LES LETTRES
DU PERE AUZANNEAU
Chapitre IV - LA CONSTRUCTION DE L'IMAGE DE l'HOMME NOIR DANS
L'IMAGINAIRE FRANÇAIS
A- L'Antiquité, le Moyen Age, une image
essentiellement légendaire
B- Le temps des grandes découvertes
C- Le siècle des Lumières : une image
persistante ?
Chapitre V - LES NOIRS DANS LE REGARD D'UN BLANC
A- Quand le père Auzanneau décrit,
interprète la culture des « indigènes » B Le Noir, quel
estil ?
C- Comprendre cette image
Chapitre VI - LE MISSIONNAIRE CHEZ LES « INDIGENES »
A- Le missionnaire vu par les Noirs
B- La chasse aux « féticheries »
Chapitre VII - LE MILIEU AFRICAIN DANS LA VISION DU PERE
AUZANNEAU
A- L'antécédent historique
B- Une nature hostile...
C- ... Mais utile
TROISIEME PARTIE: VERS UNE NOUVELLE VISION DES
NOIRS Chapitre VIII - DU CONTEXTE DE LA REHABILITATION DES NOIRS
A- Une nouvelle atmosphère intellectuelle :
l'émergence du relativisme culturel
B - L'humanisme colonial
C À Une remise en cause de la colonisation
Chapitre IX À LA VOIX CONTESTATAIRE DES INTELLECTUELS
NEGROAFRICAINS
A- Le Panafricanisme du début du
XXème siècle
B- La Négritude
C- Blaise Diagne ou le début d'une conscience
politique africaine
Chapitre X - VERS UNE EMANCIPATION DU NEGRE
A- Un nouvel intérêt pour l'Afrique : la
découverte de l'art nègre B - Le discours du père
Auzanneau, un discours évolutif
Conclusion
INTRODUCTION
En dehors de l'Egypte et de l'Ethiopie, qui, en raison de leur
proximité géographique avec la Palestine, ont pu être
touchés par le message du Christ, ce n'est qu'au XVe
siècle que le christianisme entre en contact avec le continent noir.
Mais c'est à la faveur du renouveau missionnaire du XIXe
siècle que s'est faite la pénétration de l'Evangile en
Afrique. Jusque là cantonnée en Asie et en Amérique,
l'évangélisation n'était pas destinée aux
populations noires considérées comme primitives et incapables de
recevoir le message chrétien. Il a fallu attendre la fin du
XVIIIe siècle pour qu'un véritable
intérêt pour les populations africaines et antillaises
commençât à se manifester au sein de certaines
congrégations missionnaires. La nature ingrate de l'Afrique,
particulièrement hostile à un Européen, devait jouer un
rôle paradoxal dans le processus de christianisation du continent. En
effet, le taux de mortalité très élevé des premiers
missionnaires témoigne de cet obstacle à la mission en même
temps qu'il la grandit, en ce qu'il confère à l'apostolat un
caractère de pénitence, quasi-mystique, et fonde un martyrologe
propre au continent.
Quelques congrégations très connues dans cette
campagne évangélisatrice de l'Afrique au XIXe
siècle méritent d'être mentionnées. En Afrique
centrale, le Pape Grégoire XVI crée la mission des deux
Guinées en 1846. La congrégation des Pères du Saint Esprit
créée en 1884 par le Père Libermann se donne pour mission
l'évangélisation des noirs. Mgr Lavigerie crée la
Société des Missions d'Afrique (les Pères Blancs en 1868).
Les Congrégations Pallotines se déploient dans les colonies
allemandes (Cameroun, Rwanda). Dix ans après Lavigerie, l'abbé
Léon Dehon fonde la Congrégation des Prêtres du
Sacré-Coeur oeuvrant en Afrique centrale. Certaines structures moins
importantes que ces dernières participent également à
cette oeuvre, citons : les Oblats de Marie de l'Immaculée fondée
par le père Eugène de Mazenod et la congrégation de
MILL-HILL fondée par le cardinal Vaughan qui étend son champ
d'apostolat dans les colonies britanniques.
Le développement du mouvement missionnaire
coïncide avec la naissance de l'impérialisme
français1. Une relation étroite sera tissée
entre ces deux activités qui se trouvent souvent
imbriquées2. La colonisation, telle qu'elle fut
présentée et défendue par les
1 GIRARDET, Raoul, L'idée coloniale en
France de 1871 à 1962, p. 33 à 37
2 Cette imbrication n'exclut certainement pas des
difficultés de coopération. Entre colonisateur « armé
» et colonisateur de « l'esprit » les relations ne sont pas
toujours paisibles. Le livre de Claude Prud'homme, Missions
chrétiennes et colonisation XVIe-XXe
siècle, est particulièrement éclairant sur cette
question.
partisans de l'expansion coloniale, ne pouvait pas se passer
de la religion chrétienne, vecteur de la propagation de la civilisation
occidentale. De même, les missionnaires ont nécessairement besoin
de l'appui de l'Etat pour faire face à des situations qui leur sont
délicates. Au Tonkin, un des centres d'impulsion qui stimule
l'élan missionnaire, les premières communautés
chrétiennes se trouvent en butes à d'incessantes et sanglantes
persécutions. Devant un tel état de fait, le vicaire apostolique
du Tonkin méridional, Mgr Gauthier sollicite, l'intervention directe de
la France : « Du reste dans ce beau pays d'Annam, le drapeau
français a une vertu merveilleuse, à sa vue les mandarins les
plus farouches deviennent doux comme des agneaux. Puisse-t-il paraitre plus
souvent sur nos côtes ou plutôt s'y fixer pour toujours !
Après la terrible épreuve qui renouvellera notre France,
espérons qu'elle reviendra encore l'instrument des miséricordes
de Dieu dans le monde... 3»
L'archevêque d'Alger, le cardinal Lavigerie (1802-1892),
illustre ce rôle du catholicisme au delà des mers, rôle qui
conforte l'oeuvre de la colonisation. Convaincu que l'Eglise est la vraie
source de la civilisation, du bonheur des hommes et de la paix parmi les
peuples, Lavigerie est persuadé comme beaucoup ses contemporains que
« l'Afrique où se déclarent les ambitions
européennes a besoin de cette civilisation qui apporte à
l'humanité un supplément d'âme4.»
Le missionnaire, envoyé de Dieu et de son pays, est
parti pour apporter la lumière de l'Evangile à l'Afrique «
ténébreuse » et « barbare » nécessitant
d'être « civilisée ». Théâtre de la
manifestation de l'oeuvre du diable, l'Afrique a impérieusement besoin
du « secours » de l'Occident chrétien. L'intervention
bienfaitrice de l'Europe constitue le « droit-devoir de l'homme blanc
» ; d'autres la conçoivent comme le « fardeau de l'homme
blanc5 ». C'est
3 Cité par GIRARDET, Raoul, Op. cit.,
p. 35
4 J. LOEW et M. MESLIN, Histoire de l'Eglise
par elle-même, cité par Fouellefak KANA, Le christianisme
occidental à l'épreuve des valeurs religieuses africaines : Le
cas du catholicisme en pays Bamiléké au Cameroun (1906-1994).
Thèse de doctorat réalisée sous la direction de
Claude Prud'homme, Université Lumière Lyon 2 (2004-2005), p.
10
5 En 1899, l'écrivain britannique, Rudyard
KIPLING, publie un poème, The White Man's Burden, dans lequel
il conçoit le devoir de civiliser, de subvenir aux besoins et
d'administrer les populations colonisées comme un « fardeau »
pour l'homme blanc. U Thant lors de son discours d'introduction comme
secrétaire général des
donc à la fois un droit et un devoir qui incombent
à la race blanche, prototype de l'humanité, de répandre la
Civilisation, les bienfaits de la Science, de la Raison, de la Liberté,
partout où leur absence brille. Dans cette oeuvre d'émancipation,
le missionnaire n'est pas l'acteur unique. Militaires et marchands se joignent
à cette activité pour assurer son efficacité. Ce trio de
« M » illustre l'équation souvent admise selon laquelle la
Colonisation = Civilisation + Commerce + Christianisme. L'ensemble formé
par la triade militaire-marchand-missionnaire correspond parfaitement à
la doctrine ferryste6. Le trinôme résume en lui toutes
les convoitises européennes sur le continent noir.
La rencontre entre l'Occident et l'Afrique en tant que
confrontation de deux cultures, de deux mondes, intéresse les sciences
humaines et sociales. Anthropologues, sociologues, ethnologues en font leur
objet d'étude. L'histoire des représentations, qui
s'insère dans l'aventure de l'histoire des mentalités, se montre
particulièrement interpellée par cette question. Elle
s'interroge, entre autre, sur l'image qu'entretiennent l'un sur l'autre les
deux groupes humains que l'aventure coloniale et missionnaire mettait en
présence. Par une approche pluridisciplinaire, les historiens rendent
compte de ce passé en prenant généralement comme
témoin les relations de voyage laissés par les explorateurs ainsi
que la correspondance des missionnaires.
Ainsi apparait dans la littérature sur les
missionnaires une nouvelle approche qui marque une rupture à la
manière traditionnelle de s'intéresser à ces hommes de
Dieu. On commence, en effet, par refuser les écrits élogieux
s'ingéniant à montrer le caractère pieux de ces individus
ayant consacré leur vie à la conquête des âmes pour
Dieu. Désormais, l'oeuvre missionnaire est appréhendée
à travers une démarche scientifique et plurielle
(pluralité qui concerne à la fois le sujet abordé et la
méthode utilisée). Le livre d'André Picciola et celui de
Bernard Salvaing7 s'inscrivent dans cette perspective. Picciola
présente l'action missionnaire comme la facette culturelle de la
colonisation. Le missionnaire entretient un rapport fait de connivence et de
désaccord avec le soldat et le commerçant. C'est au travers de
cette relation
Nations unies inversa cette approche, en parlant du «
fardeau de l'homme blanc, que les peuples colonisés ont porté
jusqu'alors ».
6 En effet, la doctrine officielle de
l'impérialisme colonial français, telle que Jules Ferry l'avait
élaborée, était constituée autour d'une triple
argumentation : d'ordre humanitaire, d'ordre économique et d'ordre
politique.
7 PICCIOLA, André, Missionnaires en
Afrique (1840-1940), L'aventure coloniale de la France, Denoel, Paris,
1987. SALVAING, Bernard, Les missionnaires à la rencontre de
l'Afrique au XIXème siècle, L'Harmattan, 1995.
ambiguë qui se tisse entre les acteurs coloniaux que
l'auteur étudie la mise en place de l'action missionnaire, ses
succès et ses échecs à travers les Missions de Lyon, les
Pères du Saint-Esprit et les Pères blancs.
Le livre de Bernard Salvaing explore analytiquement trois
aspects importants des missions chrétiennes : d'abord, leur doctrine et
leur fondation historique, la vie quotidienne des missionnaires et leur vision
de l'Afrique. L'auteur procède par une analyse comparatiste qui
confronte la mentalité, les principes et les méthodes de trois
sociétés missionnaires, différentes tant du point de vue
de leur provenance que de leur confession : la Church Missionary
Society (anglicane), le Wesleyan Methodist Missionnary
Sociéty et la Mission Africaine de Lyon. Il montre qu'en
dépit des différences théologiques, doctrinales et
méthodiques, il y a une certaine cohérence dans la vision des
missionnaires sur le monde noir. Toutes, elles considèrent les moeurs
africaines comme l'expression du « mal », « l'oeuvre du diable
». Elles présentent le christianisme comme moyen nécessaire
et suffisant pour sauver l'Afrique.
Dans cette même perspective, d'autres travaux qui
concernent le XIXe siècle ont été
réalisés. On peut citer le mémoire de master I de Lamour
Béchet Antoine de Léancourt, disparu récemment, qui
étudie la rencontre du père Augouard avec les peuples du Gabon et
de Congo. Il montre comment le discours du missionnaire sur les Noirs qu'il
évangélisa est constitué de clichés et des lieux
communs de son époque. C'est dans cette même lignée que se
situe notre travail en tenant compte des changements qui se sont produits tant
au niveau des mentalités qu'au niveau des circonstances historiques.
En effet, il serait contraire au principe de
l'évolution des sociétés, établis par les sciences
sociales, d'affirmer que le XXe siècle fut la copie conforme
du XIXe. Le XXe siècle est marqué par deux
nouveautés méritant d'être soulignées. Il y a
l'affirmation d'un nouveau contexte ecclésial qui allait
déboucher sur le Concile du Vatican II, mais aussi une nouvelle
atmosphère intellectuelle attestée par la substitution à
l'idée d'une hiérarchie des cultures dans l'échelle des
communautés humaines de la notion de relativisme culturel.
A partir de cette période, en effet, les encycliques
qui définissent la position officielle de l'Eglise catholique sur la
question missionnaire présentent des traits innovants. En 1919, le
Maximum Illud de Benoit XVI insista sur l'idée qu'il fallait
distinguer l'oeuvre missionnaire de l'oeuvre coloniale et hater la formation du
clergé colonial. Le Rerum Ecclesiae (1926) de Pie XI concernant
les vocations apostoliques rappela aux missionnaires qu'ils devaient faire
preuve d'amour et de respect à l'endroit des peuples qu'ils
évangéliseront. Les autres
directives papales qui suivirent soulignèrent avec soin
la nécessité de prendre en considération les
éléments des coutumes des populations autochtones qui n'entravent
pas leur conversion au christianisme.
Il n'en demeure pas moins qu'au XXe siècle
le regard que les intellectuels européens, ethnologues et anthropologue
en particulier, portent sur l'Autre et l'Ailleurs diffère de la vision
habituelle. Dès l'entre-deux-guerres émerge une nouvelle
façon d'appréhender la culture des non-européens qui
détermine le traitement dont ceux-ci seront l'objet par la suite. Peu
à peu, la critique de l'ethnocentrisme qu'on retrouve déjà
dans Les Essais de Montaigne s'affirme de plus en plus dans les
milieux intellectuels tant aux Etats-Unis qu'en Europe. La remise en cause de
ce paradigme qui veut qu'on interprète le monde en se prenant comme le
modèle parfait accouchera le relativisme culturel. Cette nouvelle
approche opte pour une analyse des cultures en termes de différence et
non de hiérarchie. Les travaux d'Emile Durkheim, de Marcel Mauss
présentent la culture comme un fait social ; les différences
culturelles sont alors le reflet des différences institutionnelles.
Franz Boas qui refuse de regarder les cultures à travers la grille de
lecture de la théorie de l'évolutionnisme montre que chaque
culture est le produit d'une « histoire contingente » et
conséquemment aucune culture n'est plus développée qu'une
autre. D'autres anthropologues comme Margareth Mead et Ruth Benedict sont
également à situer dans cette mouvance. On est donc à une
période où une évolution dans le regard que l'on porte sur
l'Autre, donc sur l'Afrique, est en train de s'opérer.
Fort de ce constat, une question interpelle l'historien : en
tenant compte du fait que les Européens (missionnaires, marchands,
militaires ou voyageurs) donnèrent, la plupart, une image de l'Afrique
qui est fonction de l'esprit du temps, autrement dit, constituée de
« stéréotypes vieux comme le monde »8, il
convient de se poser la question de savoir comment un missionnaire du
XXe siècle qui se trouvait au tournant de ces mutations
évoquées précédemment allait appréhender le
monde noir.
Les circonstances de notre recherche font que le personnage
qui sera l'objet de notre analyse soit un prêtre Poitevin de la
Congrégation des Pères du Saint-Esprit, Joseph Auzanneau, ayant
été propagateur de la foi dans la région de M'bamou, puis
à Kibouendé au Congo français de 1926 à 1941.
8 Selon l'expression de Wiliam B. Cohen
Sans être un Louis-François Pinagot9,
le Père Auzanneau n'a pas eu la chance, comme son ainé Augouard,
d'intéresser les chercheurs. A part un ancien collègue, le
père Jean Ernoult, qui a eu l'idée de publier ses lettres dans
lesquelles le personnage rend compte de son quotidien à sa famille, et
quelques courts articles quelque peu élogieux que certains prêtres
lui ont consacrés pour lui rendre hommage après sa mort, rien
n'est fait sur le Spiritain. En s'appuyant sur les écrits du personnage,
notre démarche s'intéressera à la représentation
qu'entretient le Poitevin de l'Afrique et des Africains. Il s'agira de voir la
position du missionnaire par rapport à son temps en comparant sa vision
du continent noir à celle de son époque. Ce faisant, ce travail
fera revivre un personnage largement inconnu dans sa propre localité
qui, pourtant, a laissé des traces dont l'étude se
révèle importante.
Cette étude s'articulera autour de trois grandes
parties. Dans un premier temps, il sera question de présenter la Mission
et le personnage. Une présentation générale sera faite sur
l'idéologie de la congrégation missionnaire à laquelle
appartient le prêtre dans le but d'appréhender son comportement en
rapport à ces principes. Le parcours du prétre est
également pris en compte puisqu'il est susceptible d'éclairer la
question centrale de notre étude. Dans cette même approche,
considérant que la façon dont il se représente le Noir
fait partie d'une structure, le discours du père Auzanneau sera
analysé en fonction du contexte dans lequel il s'est produit. Ainsi, la
deuxième partie portera-t-elle sur les mécanismes
d'élaboration de l'image de l'homme Noir dans les représentations
collectives de l'Occident, donc de la France. Elle tâchera
également de souligner le rapport existant entre le portrait que
dressent les missionnaires du XIXe siècle de l'Africain et
celui que peint le père Auzanneau. En ce sens, on se
réfèrera à plusieurs auteurs qui ont traité cette
question dont Bernard Salvaing. Enfin, notre troisième partie concernera
le nouveau paradigme anthropologique qui aura marqué de manière
significative la relation entre l'Occident et le reste du monde. Cette nouvelle
donne sera prise comme faisant partie d'un vaste processus À auquel
participent les Noirs eux-mémes - qui conduira à la
reconnaissance de l'humanité pleine et entière des peuples
colonisés.
9 Allusion faite à un ouvrage d'Alain
Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les
traces d'un inconnu (1798-1876), Flammarion, 1998. Livre d'histoire
sociale, il s'appuie sur les acquis des disciplines scientifiques voisines
ethnologie, sociologie et anthropologie pour faire revivre un personnage
ordinaire qui ne laisse de traces que la preuve de son existence.
PREMIERE PARTIE : LA MISSION ET LE MISSIONNAIRE
Chapitre I
LE MOUVEMENT MISSIONNAIRE EN FRANCE AU XIXe SIECLE
A- Le renouveau de l'idée missionnaire en
France
A la fin du XVIIIe siècle, on constate en
France une baisse progressive de toutes les activités religieuses. Le
rationalisme des Lumières et la Révolution de 1789 en sont des
facteurs explicatifs. En effet, les idées philosophiques
développées et vulgarisées à partir de cette
période ont entrainé une déchristianisation active et
massive de la société. Selon Gérard Cholvy, cette
inversion marquera profondément par ses conséquences les
générations suivantes. Il explique : « L'enseignement
des notables échappe par pans entiers à l'esprit des
églises. Les élites européennes en France sont
formées en marge de leur croyance10. » A la
campagne comme en ville, cette désaffection pour les choses religieuses
se fait ressentir. En 1805, souligne Martine Batard, le préfet de Rouen
qui évalue la pratique pascale des hommes à 2 %, souligne que
« parmi eux on ne remarque point de magistrats, de fonctionnaires
publics, d'hommes influents ». La situation n'est pas
différente dans la Nièvre, comme dans beaucoup d'autres
départements, où " les paysans tombent dans l'abrutissement
faute de prêtres pour les instruire. Dans beaucoup de communes, ils
s'enterrent sans aucune formalité11.» L'Abbé
Ernest Sevrin présente un tableau beaucoup plus sombre de la situation
religieuse de la France après la Révolution de 1789 :
" Plus de cent paroisses vacantes, d'autres le devenaient
par défaut de logement ou de ressources ; presque toutes les
églises réduites à leurs murailles, sans mobilier, sans
ornement sacrés ; un clergé décimé, vieilli,
pauvre, composé en partie des anciens schismatiques dont les uns
étaient aigris et mal disposés, les autres peu
10 CHOLVY, Gérard: « Y a-t-il une
déchristianisation? » in, RAISON, Françoise (sous
la direction de), 2000 ans de christianisme T.VIII, Paris, Hachette,
1980. Cité par BATARD, Martine. Mission catholique et culte du
Vaudou. L'oeuvre de Francis Aupias (1877-1945) Missionnaire et
ethnologue, PUF, 1998. p. 24
11 Ibid. p. 24
édifiants ; un peuple matérialisé, d'une
ignorance profonde, où la dépravation des moeurs,
l'impiété et l'indifférence pour la religion sont
portées à leur comble12. »
Cette totale indifférence dont fait montre la
population à l'endroit du fait religieux constitue un des
problèmes les plus urgents auxquels l'Église doit remédier
en re-évangélisant les peuples des villes et des campagnes. Le
Père Fortis, général des Jésuites, répondait
ainsi en 1825, à une demande de missionnaires qui lui a
été adressée : « l'Europe est aujourd'hui pire
que l'Inde. Notre Inde est l'Europe13. » Cette
courte réponse explique que l'Europe a autant besoin d'être
christianisée que les autres continents. Il faut convertir à
nouveau les individus, sauver les âmes une par une, partir en mission
à l'intérieur de la France et dans toute l'Europe pour que la
religion catholique retrouve sa place au sein de la société. Face
à cette nécessite de « restauration », deux actions
vont être envisagées : une qui consiste à faire « une
reconquête interne » avec pour fer de lance le mouvement du
catholicisme social14 - qui accouchera plus tard la
Démocratie Chrétienne - dont le rôle consiste à
christianiser les couches sociales qui se détournent de l'Église
et une autre qui sera orientée vers les conquêtes
extérieures, le mouvement missionnaire.
Ce deuxième mouvement vise à la conversion des
peuples païens qui se trouvent dans d'autres parties du monde : Asie,
Amérique, Afrique... Commencée depuis XVe
siècle avec l'Espagne et le Portugal, l'oeuvre
d'évangélisation d'outre mer sera renforcée par
l'engagement de la France qui crée des nombreuses missions au Canada, en
Chine et aux Indes. L'Angleterre fera son entrée dans cette entreprise
à la fin du XVIIIe siècle et fonde la
Société des Missions de Londres (LMS), Société des
Missions de l'Église Anglicane (CMS). A partir de la première
moitié du XIXe siècle, l'Espagne et le Portugal qui
perdront leurs colonies en Amérique, devenues indépendantes, se
verront évincés par la France et l'Angleterre. A eux seuls, ces
deux pays vont fournir l'essentiel de l'effort missionnaire du XIXe
siècle; la France, notamment, à la fin du XIXe
siècle fournira les deux tiers des Missionnaires catholiques dans
12 SEVRIN, Ernest, Les missions religieuses en
France sous la restauration (1815-1830) T. 1, Le missionnaire et la mission,
p.12
13 Cité dans Les réveils
missionnaires en France. Du Moyen-Age à nos jours (XIIe-XXe
siècles), acte de colloque de Lyon, p. 209
14 Il s'agit d'une doctrine qui est apparue
après la Révolution française de 1789 et au début
de la Révolution industrielle, qui vise à promouvoir une
politique sociale conformément aux enseignements de l'Église, ou
même à bâtir une nouvelle société humaniste
à base chrétienne, en opposition au libéralisme
économique.
le monde15.
Si la France avait porté un grave préjudice
à l'oeuvre missionnaire, la voici qui va la réparer en prenant la
tête d'un renouveau apostolique, dès le début du
XIXe siècle. « Elle retourne à ses sources
chrétiennes pour renouer ses traditions atteintes par le culte de la
raison16. » Dans cette démarche, l'apologie que
fait Chateaubriand dans son Génie du christianisme jouera un
grand rôle en utilisant dans la quatrième partie du livre
quatrième intitulé Missions un langage émouvant
visant les coeurs de ses lecteurs, ce qui lui a valu le titre « magicien
du renouveau missionnaire17 ». L'élan des missions que
la lecture de cet ouvrage entraine sera approfondi par les
rééditions des Lettres édifiantes et curieuses
des Jésuites du Levant, du Paraguay, des Indes et de Chine ; par la
publication des Nouvelles Lettres édifiantes de 1818 à
1823 rédigées par les prêtres de la Société
des Missions étrangères de Paris dans leurs Missions de Chine et
des Indes orientales. A cela, s'ajoutent les effets de la revue Nouvelles
reçues des missions fondée en 1822 qui deviendra en 1825
Annales de la Propagation de la Foi dont le rôle consiste
à sensibiliser les chrétiens de France métropolitaine
à l'oeuvre mondiale des missions catholiques de l'époque en
portant à leur connaissance les difficultés qu'affrontent les
missionnaires dans leur travail. Elles paraissent quatre puis six fois par an
et sont composées de lettres récentes des missionnaires avec, une
fois par an, le compte rendu des recettes par diocèse suivi d'un tableau
de la répartition des secours entre les différentes zones
d'évangélisation. Le nombre croissant des lecteurs des
Annales témoigne son importance dans ce mouvement de renouveau
missionnaire : Jean Claude Beaumont donne le chiffre d'environ 180 000
exemplaires tirés dans les années 1840.18 Elles sont
traduites en « bas-breton » et en Allemand pour les Alsaciens ainsi
qu'en lorrain en vue d'une plus grande réception de la revue.
Cet effort consenti par les responsables pour s'assurer d'un
plus grand retentissement du journal montre combien elle était
indispensable à la progression de l'OEuvre de la Propagation de la
Foi. En effet, la lecture des Annales qui met à nu la
condition des missionnaires face à leur travail
d'évangélisation dans le monde devait susciter chez les
chrétiens un engouement
15 BATARD, Martine, Op. cit., p. 33
16 SEDES, Jean-Marie, Histoire des Missions
françaises. p. 41
17 Cité dans Les réveils
missionnaires en France. Du Moyen-Age à nos jours
(XIIe-XXe siècles), acte de colloque de Lyon,
p. 205
18 BEAUMONT, Jean-Claude, « La renaissance de
l'idée missionnaire en France au début du
XIXème
siècle » Les réveils missionnaires en
France. Du Moyen-Age à nos jours (XIIe-XXe
siècles) p. 220
pour contribuer à rendre meilleure la propagation de
l'Evangile. Car, " privé de cet aliment, l'oeuvre se
refroidit19.»
Les directives suivantes sont très claires en ce sens :
" Les correspondants sont priés d'user leurs moyens d'influence pour
introduire la lecture des Annales dans les grands et petits séminaires,
dans les maisons religieuses et dans les maisons d'éducations des deux
sexes où cette lecture pendant le repas, non moins agréable
qu'édifiante, servirait les intérêts de
l'oeuvre20. »
L'importance de l'OEuvre dans la prédication de
l'Evangile et dans le rayonnement de l'Eglise, mais aussi les avantages
spirituels qu'ils peuvent en bénéficier poussent les
chrétiens à disposer une partie de leur avoir pour contribuer
à son progrès. Les dirigeants n'ont pas de doute :
" Qui pourra refuser de contribuer à une OEuvre si
éminemment utile à la gloire de Dieu et au salut de cette
multitude d'âmes rachetées par le sang de Jésus Christ, qui
ne doivent qu'au malheur de leur naissance d'être privées de la
connaissance de la Foi, et qui devront un jour à la charité de
leurs frères de leur avoir ouvert les portes du ciel21.
»
Cette mobilisation nationale des forces et ressources de ceux
qui se reconnaissent dans ce mouvement n'a pas été sans
résultats. Ces efforts ont finalement suscité des vocations
partout en France qui pouvait se targuer à un certain moment
d'être le « pays des missions ". La citation suivante met l'accent
sur le rôle de l'OEuvre de la Congrégation de la Foi dans
cette prise de conscience ayant accouché par la suite le renouveau
apostolique :
" Il y a aujourd'hui dans les missions
étrangères, vingt-huit millions de catholiques de plus qu'il y a
cent ans : voilà ce qu'ont permis de réaliser les subsides de la
Propagation de la Foi. Les quatre-cent-vingt millions de francs qu'elle a
jetés depuis quatre-vingt-treize ans aux pieds des ouvriers
apostoliques22. "
19 Ibidem
20 Circulaire des conseils centraux de la
Propagation de la Foi, 1863. Cité par TAMAILLON, Stephane.
Les missionnaires poitevins en Extrême Orient. (1831-1938) De la
formation idéologique des apôtres aux problèmes physiques,
sociopolitique et religieux que pose la question de la conversion.
Mémoire de maitrise réalisé sous la direction de
Catherine NICAULT. Université de Poitiers, 1997 f° 26
21 Lettre adressée à tous les
associés de La Propagation de la Foi. 1840. Cité dans
TAMAILLON, Stéphane, Op. cit. f° 28
22 Ibid.
Aller dans des endroits souvent inconnus, où l'on ne
sait pas ce qui vous attend, requiert le don de soi, un esprit
d'abnégation. Chateaubriand dans un passage de son ouvrage Le
génie du Christianisme expose l'ultime sacrifice qu'est la vie
missionnaire :
« Qu'un homme, à la vue de tout le peuple,
sous les yeux de ses parents et de ses amis, s'expose à la mort pour sa
patrie, il échange quelques jours de vie pour des siècles de
gloire; illustre sa famille, et l'élève aux richesses et aux
honneurs. Mais le missionnaire dont la vie se consume au fond des bois, qui
meurt d'une mort affreuse, sans spectateurs, sans applaudissements, sans
avantage pour les siens, obscur, méprisé, traité de fou,
d'absurde, de fanatique, et tout cela pour donner un bonheur éternel
à un sauvage inconnu... de quel nom faut-il appeler cette mort, ce
sacrifice? 23 »
Ces « laboureurs de l'âme " vont braver plus d'un
danger pour aller transporter dans les terres lointaines leurs pensées
religieuses. Ils devaient affronter l' « indigène " qui est comme
eux un être avec ses coutumes, ses moeurs, ses croyances. On luttera de
la méme manière en Europe qu'on combat les vielles superstitions
paysannes. Cette confrontation avec les autochtones les amène à
les considérer comme des êtres « immatures ", des «
enfants ". Le missionnaire importe la « civilisation " par des actes
pédagogiques dont l'effet est de considérer
systématiquement l'indigène comme inférieur : il ne sait
ni lire, ni écrire. En liant la scolarisation à
l'évangélisation, on légitime l'équation :
christianiser, c'est civiliser24.
Cependant, ce renouveau missionnaire n'avait été
possible que parce qu'il était le résultat d'un ensemble
d'efforts consentis au niveau de la papauté qui trouve l'appui de l'Etat
pour redonner au catholicisme son rayonnement non seulement au niveau local,
mais aussi à l'échelle mondiale. Ce travail permettra de relancer
totalement l'apostolat menacé et de susciter des vocations missionnaires
parmi les jeunes chrétiens de la France entière.
En 1801, Napoléon Bonaparte se rend compte que le temps
est venu de remettre la religion à l'honneur. Il signe le 17 juin de la
méme année avec le Pape Pie VII un Concordat dont les termes
prévoient la création de nouveaux diocèses tout comme la
démission forcée
23 CHATEAUBRIAND, Le génie du Christianisme
(1802). Garnir-Flammarion. t.II, livre IV, chapitre I, p. 135
24 COMBY, Jean, L'appel à la mission
à travers les annales de la propagation de la foi (1822-1860), p.
71. Cité par BATARD, Martine, Op. cit., p. 35
des anciens Evêques. Si le Concordat ne fut pas
totalement favorable à l'Eglise, il a épaulé d'une
manière considérable la régénération des
institutions missionnaires comme les Pères du Saint-Esprit, les
Lazaristes, et les Missions Etrangères de Paris (M.E.P).
Toutefois, cette participation étatique doit être
nuancée puisque très tôt un conflit oppose le Saint
Siège à l'Empereur qui dissout en 1809 les missions et les
organismes s'y rattachant. C'est sous Louis XVIII qu'ils seront
rétablis. Les M.E.P ne retrouvent une existence légale qu'en
1815. C'est en 1817 que Pie VII (1800-1823) réorganise la
Sacrée Congrégation de la propagande de façon
définitive et redonne vie à la Compagnie de Jésus.
D'autres institutions ont vu le jour entre 1830 et 1880, une douzaine pour les
hommes et une trentaine pour les femmes qui porteront toutes d'une
manière ou d'une autre leur aide au secours des
Missions25.
Cette renaissance institutionnelle devait remédier au
problème de personnel, mais une autre question se pose : les moyens de
financement. C'est ainsi que va se créer l'OEuvre de la Propagation
de la Foi le 3 mai 1822. L'idée fut venue d'une jeune fille
lyonnaise, Pauline Jaricot, qui consacrait sa vie au problème des
Missions après avoir été guérie d'une grave
maladie. Sa formule est simple : constituer des groupes de dix personnes dont
chacune s'engagerait à former un nouveau groupe de dix À
organiser ainsi les décuries en centuries, et ces dernières en
groupes de mille À chacun présidé par un chef de groupe ;
à tous les échelons, chaque membre avait l'obligation de
réciter une prière quotidienne et de faire une offrande
hebdomadaire pour les missions. Cette institution, en 1918, envoie un don de
451 000 000 francs aux missionnaires26. Devenue internationale et se
voulant « catholique », elle entend soutenir toutes les missions sans
exclusivité. L'organisation compte la France parmi ses plus
généreux donateurs. Cette association connaitra peu après
sa naissance un bond en avant considérable lié à l'action
des responsables qui déploient un zèle exceptionnel, à la
générosité de ses membres qui ne ménagent pas leurs
poches pour financer les projets de l'oeuvre, mais aussi au soutien vigoureux
qu'elle trouve en la personne de Grégoire XVI, le « pape des
missions ». Celui-ci publie en faveur de l'oeuvre une encyclique en 1840
pour apprécier son caractère « un » et «
catholique » au service de toutes les missions. Cet appui que
l'institution reçoit du Saint-Siège est à la mesure de son
importance dans la politique d'extension de Grégoire XVI qui se montre
très actif pour une relance des missions.
25 SEDES, Jean-Marie, Op. cit., p. 42
26 Idem
D'autres structures françaises verront le jour toujours
dans la perspective d'aider les missionnaires en terres
étrangères. Il y a lieu de citer l'OEuvre apostolique
fondée en 1838 qui s'intéresse aux objets liturgiques, les
médailles et images pour satisfaire la curiosité des
néophytes, les troupeaux des missionnaires. En 1843,
l'évêque de Nancy, Mgr de ForbinJanson prend une nouvelle
initiative d'aide aux missions, il fonde la Sainte Enfance dont
l'objectif consiste à venir en aide aux enfants païens en
collectant des dons venus des enfants de France. L'oeuvre de Saint Pierre
Apôtre mise sur pied par Jeanne Bigard répondra aux
problèmes de la formation du clergé indigène en
réunissant les fonds nécessaires à la création et
à l'entretien des séminaires en pays de Mission.
Voilà donc un ensemble de réalisations venant de
la France pour permettre aux Missions de reprendre leur marche en avant. Grace
à ces initiatives, l'idée missionnaire arrive à être
popularisée dans « le pays des missions » tout au long du
premier XIXe siècle.
B- La lente restauration du diocèse de Poitiers
L'Eglise poitevine ne constituait pas une exception dans cette
France oü la situation religieuse suivait une pente descendante
favorisée par le nouveau contexte intellectuel - avec
l'avènement des Lumières - et politique
symbolisé par la Révolution de 1789. En effet, si avant la
période révolutionnaire il y a eu à Poitiers « un
clergé nombreux et instruit »27, on ne peut quelques
années plus tard que parler d'un clergé divisé et sans
chef28.
Cette division est provoquée par le serment de 1791 que
devait prêter tout prêtre. Ceux qui acceptent de remplir cette
formalité, les jureurs, sont dans un camp et les
réfractaires dans un autre. Ce schisme devait avoir des
répercussions sur la population au sein de laquelle est
créé un « clivage durable29. »
Cette crise qui affecte le clergé français
confronté au problème de la prestation du serment à la
Constitution Civile du Clergé du 12 juillet 1790 a changé la
physionomie de
27 FAVREAU, Robert (dir.), Le diocèse de
Poitiers, Beauchesne, Paris, 1988, p. 188
28 Ibidem
29 VIGIER, Fabrice, Les curés poitevins et la
révolution, p. 15
l'Eglise de France. Les subdivisions ecclésiastiques
devaient correspondre aux circonscriptions administratives. « Chaque
département formera un seul diocèse, et chaque diocèse
aura la même étendue et les mêmes limites que le
département30. » Ainsi, le diocèse de
Poitiers qui s'étendait auparavant sur le Bas et le Moyen Poitou,
correspond au début de 1791 au seul département de la Vienne.
Transformé en évêché de la Vienne, le diocèse
était réduit de moitié ; de sept cent trente-quatre
paroisses, il passe au cours de cette période à trois cent
soixante-dix-huit.31 A ces difficultés relevant de la
politique religieuse de l'Etat d'alors, s'ajoutent des problèmes
d'infrastructures pour le fonctionnement du diocèse. Les édifices
religieux tombaient en ruine et étaient vandalisés,
considérés comme symboles de ce passé avec lequel l'esprit
révolutionnaire entend rompre. Aucun projet de restauration ne se
manifeste jusqu'au milieu du XIXe siècle oü l'on va
prendre de manière systématique des mesures pour restaurer ces
monuments. Cette situation ne fait que tarir les vocations pour les missions,
le diocèse étant méme dépourvu d'une direction
stable. Mais, cet état de fait provoqué par la Révolution,
ne fait qu'aiguiser une crise déjà latente. En effet, comme le
souligne Stéphane Tamaillon, depuis 1745 le diocèse n'a pas connu
de missionnaire ; et ceci, le diocèse brille par son absence sur la
scène missionnaire mondiale jusqu'en 1831, date à laquelle Jean
Charles Cornay32 part en mission au Tonkin où il sera
supplicié en raison de sa foi. Ce missionnaire devait marquer la
présence poitevine dans le mouvement missionnaire du XIXe
siècle en France. Cette participation n'a pu être effective
qu'après un long travail de reconstruction à la fois
matérielle et spirituelle. Quels sont donc les facteurs qui ont
été à la base de cette relance ?
On peut évoquer les mémes éléments
étudiés pour la renaissance de l'idée missionnaire en
France, notamment l'impact des institutions comme l'OEuvre de la
Propagation de la Foi. C'est à partir des années 1820 que
commencent à se manifester des signes de réveil de l'action
missionnaire poitevine avec l'abbé Charles de Larnay. Chanoine de la
cathédrale de Poitiers, le religieux accepte de prendre la tête de
l'OEuvre dès son installation en 1829 dans le diocèse.
L'influence de cette association à Poitiers peut se mesurer à
l'échelle de son retentissement dans la région. Elle occupe, en
effet, la dix-neuvième place dans le classement
30 La loi du 12 juillet 1790, citée dans
Fabrice Vigier. Op. cit., p. 19
31 VIGIER, Fabrice, Op. cit., p. 19
32 Jean Charles Cornay (1809-1837), Missionnaire et
martyr chrétien, décapité à Tonkin (Vietnam
actuel). Il est fêté le premier septembre.
annuel des quatre-vingt diocèses donateurs en
183533. La participation des fidèles à l'oeuvre prouve
que l'esprit des missions commence à pénétrer petit
à petit la conscience poitevine.
La popularité de l'oeuvre s'étend donc
rapidement dans le diocèse de Poitiers comme dans toute la France avec
les recommandations et la bénédiction du Saint Siège. En
effet, le pape Pie VII accorde en 1823 l'indulgence plénière
à l'adresse des membres dans tous les diocèses ; une autre
indulgence de cent jours est donnée en échange de la
récitation des prières prescrites et de l'aumône faite en
faveur des missions ou de toute autre oeuvre de charité ou
piété. Les successeurs de Pie VII opteront pour la méme
politique. L'influence papale est donc indéniable dans cet
intérêt que manifestent les chrétiens de France dont les
Poitevins pour cette oeuvre.
A cela, on peut ajouter l'emprise des Annales de la
Propagation de la Foi dont le but, rappelons-le, est de pousser à
la charité, mais aussi d'éveiller la conscience missionnaire chez
les lecteurs. Elle est par définition essentielle à l'oeuvre
méme et ne peut être dissociée d'elle. Dans le
diocèse de Poitiers, l'abbé de Larnay tient à ce que tous
ces fidèles prennent connaissance des différentes publications
des Annales. Même les enfants devraient les lire en versant un
sou. Théophane Vénard qui connaitra à Tonkin le même
sort que son confrère Jean Charles Cornay est membre de l'Oeuvre, donc
lecteur des Annales depuis l'âge de 12 ans.
Il est donc possible de prendre en compte ces deux
éléments qui ne font finalement qu'un comme facteurs
déterminant des vocations missionnaires des séminaristes
poitevins qui seront partis parfaire leur formation aux Missions
Etrangères de Paris. Pierre Clémenceau, poitevin, dans une
lettre de 1853 confirme cette influence : « S'il se fait quelque bien
dans ces missions lointaines (...) c'est après Dieu, les associés
de la Propagation de la Foi qui en sont l'auteur34. »
Cette phrase prononcée par l'apôtre du Siam montre quel
rôle a pu jouer l'oeuvre dans la progression des vocations dans le
diocèse de Poitiers. Au succès de l'OEuvre, on peut ajouter
d'autres associations missionnaires qui apparaitront plus tard dans le
diocèse dont le rôle n'est pas différent de celui de cette
dernière. C'est le cas de la Congrégation des Pères du
Saint-Esprit et l'Immaculé Coeur de Marie dont la
présence dans le diocèse date de 1852, soit vingt-trois ans
après celle de la Propagation de la Foi. Leur travail consiste
à aider les
33 TAMAILLON, Stéphane, Op. cit.,
f°. 25
34 Cité par Ibidem p. 30
missionnaires des côtes occidentales de l'Afrique. En
1919, Benoit XV recommande aux Evéques d'organiser dans tous les
diocèses l'Union Missionnaire du Clergé (U.M.C)
Implantée à Poitiers, l'U.M.C. se révèle un facteur
d'influence sur les vocations missionnaires au cours du XXe
siècle. Elle se dote d'une revue comme les Annales qui est
aussi source de motivation et d'information.
Précédemment, le diocèse allait se
trouver dans un environnement religieux qui favorise les vocations. Dès
le début de ce processus de restauration, plusieurs congrégations
qui, certes, ne sont pas forcément missionnaires ont été
créées dans le diocèse. La toute première, la
Congrégation des Religieuses de Jésus et de Marie de l'Adoration
perpétuelle est fondée en 1801. Les Filles de la Croix
s'installent en 1807. Approuvée dès 1812, cette
congrégation allait connaitre un essor spectaculaire. En 1823, dans les
quatorze établissements qu'elle avait dans le diocèse, on ne
comptait pas moins de cent dix religieuses. D'autres créations
poitevines sont à souligner comme les Filles du
Saint-et-immaculé-Coeur-de-Marie reconnue en 1843, et près de
Poitiers à Salvert se fonde en 1835 la congrégation des Pauvres
Filles de la Sainte-Vierge-et-de-Sainte-Philomène. Toutes ces
associations devaient ramener l'esprit du peuple à s'intéresser
au fait religieux, d'autant plus qu'elles étaient proches des
populations, puisqu'elles travaillaient dans le domaine de l'éducation
et de la santé.
Si ces institutions ne prennent pas la méme importance
dans le réveil de l'apostolat dans le diocèse poitevin, elles
concourent néanmoins au même but. Mais ces facteurs qui sont
plutôt d'ordre général n'expliquent pas complètement
ce nouveau départ constaté dans le milieu religieux poitevin.
L'enthousiasme des poitevins qui allaient se consacrer à l'apostolat
semble avoir été motivé par des facteurs locaux dont la
prédication fréquente que faisait le Père Lacombe au Grand
séminaire de Poitiers. La déclaration de l'abbé Larnay ne
laisse pas de doute là-dessus :
« Les accents apostoliques de cet homme de Dieu, le
tableau lugubre qu'il traça du dépérissement de la foi
dans les missions anciennes entièrement abandonnées des instances
pressantes sans talent à son secours, produisirent dans le coeur de tous
les séminaristes un effet incroyable d'enthousiasme
religieux35.»
35 A. E. K3-1 Notes de l'abbé de Larnay sur les
missionnaires partis en Extreme-Orient.
Selon l'évêque de Poitiers, la seconde
génération d'apôtres poitevins est davantage marquée
par la lecture des Annales, l'action des oeuvres ou par le prestige
des premiers martyrs du diocèse, dont le vénérable
Jean-Charles Cornay, qui fut avec Pierre Clemenceau et deux autres
prêtres en destination de l'Inde, le premier à partir en Asie en
1831. Il déclare :
« Les vocations sont dues en partie à la
lecture des Annales, à la publication des lettres de nos missionnaires
apostoliques ainsi qu'à leurs glorieux travaux... Quelques uns de
ces
prêtres les plus vertueux sont allés soutenir
les grands combats de la foi, partout où l'impiétéet
l'idolâtrie lui livrent les plus furieux assauts36!
»
L'explication que donne Théophane Vénard
à sa vocation apostolique semble confirmer ce point de vue. Son
désir d'être missionnaire lui vint après la lecture d'un
ouvrage écrit par l'abbé Charles de Larnay sur Jean-Charles
Cornay : « Ça a été le rêve de mes jeunes
années, quand tout petit bonhomme de neuf ans, j'allais paitre ma
chèvre sur les coteaux Bel-Air, je dévorais des yeux la brochure
où sont racontées la vie et la mort du vénérable
Cornay et je me disais : moi aussi, je veux aller au Tonkin ; moi aussi je veux
être martyr37. »
La Semaine liturgique du diocèse de Poitiers,
une revue hebdomadaire dont le premier numéro date du 3 mars 1864 n'est
pas sans influence sur le choix des jeunes poitevins à devenir
missionnaires. En effet, ce journal qui prendra le nom de Semaine
religieuse en 1887, est accessible à tout le monde au prix de
quinze centimes par semaines ou six francs l'année. Il permet de suivre
la vie des apôtres dans une rubrique appelée Les missionnaires
à l'étranger qui présente l'état de leurs
travaux. Il s'intéresse aussi aux faits religieux locaux, nationaux et
internationaux. C'est en ce sens qu'il est utile au missionnaire à
l'extérieur qui est censé couper du reste du monde. Le
Père Auzanneau parle beaucoup dans ses écrits de cette revue ; il
exige qu'on la lui envoie régulièrement. L'exemple du Père
Auzanneau n'est pas unique. Les missionnaires qui sont à l'oeuvre en
Chine témoignent leur affection pour le journal.38
L'attachement de ces ouvriers apostoliques à cette publication qui
peut-être a accompagné leur enfance atteste sans doute son
ascendance sur leur choix vocatif.
36 Recueils annuels des Semaines religieuses
de 1864 à 1948
37 Lettres de T. Vénard, 20 janvier 1861.
Cité dans BOUQUET, Jacques, Lettres de missionnaires poitevins au
XIXe et XXe siècle, p. 16
38 Les missionnaires poitevins en Extreme-Orient sont
étudiés par Stéphane Tamaillon. Op. cit.
Mais dans ce processus de restauration, un
élément nous semble essentiel : l'appui de l'Etat. Bien qu'il
faille relativiser cette assistance qui fût, on l'a vu, de courte
durée, mais elle ne nous parait pas anodine. En effet, Poitiers figurait
parmi les cinquante sièges maintenu dans le cadre du concordat. Le
diocèse s'élargit en réintégrant les
Deux-Sèvres ; il compte désormais six cent quarante-trois
communes, trois cent neuf pour la Vienne, trois cent trentequatre pour l'autre.
Trois archidiaconés le composaient : Poitiers, Niort et
Châtellerault. Cette extension territoriale devait permettre aussi une
augmentation du nombre des prêtres qui malgré tout se
révèle insuffisant : dans la Vienne, pour les trente-et-un cures
et deux-cent vingt-et-un succursales, il n'y avait que cent quatre-vingt quatre
prétres à l'arrivée en 1803 de Mgr Jean-Baptiste Bailly
que Bonaparte lui-même avait nommé à la tête du
diocèse.39 Ce dernier devait faire un constat qui n'est pas
rassurant : « il n'est pas rare de trouver une ignorance profonde dans
le peuple40. » Mais, il n'a pas eu la chance
d'entreprendre des projets puisqu'il devait mourir brutalement quinze mois plus
tard. Sa disparation entraine une instabilité au niveau de la direction
du diocèse.
Ce n'est qu'en 1819 que Poitiers connaitra un véritable
évêque en la personne de Jean-Baptiste Bouillé qui allait
occuper le siège pendant vingt-trois ans. Durant son administration, le
diocèse a pu connaitre de grandes difficultés, mais la
région a pu se doter d'un grand séminaire pour l'enseignement de
la théologie et la préparation aux ordres sacrés. Ce qui
devait conduire à la montée d'un clergé local qui devait
remplacer les prétres de nationalité étrangère,
notamment quelques Espagnols dans la communauté. Malgré tous ces
efforts, le niveau religieux des fidèles était resté
très bas. En 1826, après une visite pastorale qui devait l'amener
dans tout le diocèse, Mgr Bouillé déplorait : «
nous avons la certitude que dans plusieurs paroisses il règne une
profonde ignorance des vérités les plus essentielles du
christianisme41. » L'enseignement du peuple est d'autant
plus difficile que dans un grand nombre de paroisses, les fidèles ne
savent pas lire, souligne Mgr de Pradt qui a fait un court passage
à la tête du diocèse de Potiers entre 1805 et 1807.
Le succès de ces organismes ne doit pas faire oublier
le rôle des personnages acteurs de cette restauration. Les dirigeants ont
joué un rôle considérable dans cette marche vers le
réveil. Une enquête ordonnée par la Constituante en 1848
signale que l'absence de bons
39 FAVREAU, Robert, Op. cit., p. 209
40 Ibid. p. 211
41 Ibid. p. 217
meneurs faisait tort au développement de ce processus :
« les populations ont le sentiment religieux mais aucune
lumière pour servir de guide à ce sentiment42.
» Louis-Edouard Pie fut Monseigneur à Poitiers entre 1849 et
1880. Par ses interventions dans la vie de l'église poitevine, il a
réussi à s'imposer dans le diocèse qu'il compare à
une monarchie dont il détient le pouvoir sous l'autorité du Pape.
Son principe semble résumé dans cette phrase qu'il prononce lors
de son sacre en 1849 : « ... rien ne sera fait tant que Dieu ne sera
pas replacé au-dessus de toutes les institutions..43 »
Son objectif est de combattre l'indifférence des classes
aisées teintée d'anticléricalisme. Loin de le
considérer comme un obstacle, il s'est servi de l'élan
spiritualiste propagé dans la région par la
Franc-maçonnerie. Il se livre dans une lutte pour la «
régénération de la foi attiédie » qui passe
par une purification des moeurs et des esprits dans la société.
Si son administration n'a pas connu que de gloire, il tira néanmoins
satisfaction de quelques conversions remarquables dont celle de Jules Richard,
constituant de 1848, qui devint dans les Deux-Sèvres, un zèle
propagandiste.
Voila donc un ensemble de facteurs nationaux et
régionaux qui semblent expliquer dans une certaine mesure la
reconstruction du diocèse de Poitiers qui devient finalement vers la fin
du XIXe siècle l'un des diocèses fournissant plus de
futurs missionnaires aux Missions Etrangères de Paris. Le directeur du
séminaire, Monsieur Delpeche le certifie en écrivant à
l'évêché de Poitiers en 1867:
Nous prions le Seigneur de multiplier les vocations
sacerdotales, déjà si florissantes dans le diocèse de
Poitiers et de rendre ainsi avec usure à votre grandeur les ouvriers
apostoliques qu'elle donne si généreusement pour
évangéliser les nations infidèles44.
»
42 Ibid. p. 226
43 Idem
44 A. E K3-5. Lettre de Monsieur Delpeche du
séminaire des MEP. Paris, le 6 mai 1867
Chapitre II
LA CONGREGATION DES PERES DU SAINT-ESPRIT ET L'EVANGILE
AU
CONGO FRANÇAIS
A- La Congrégation des Pères du
Saint-Esprit : esquisse d'une idéologie
Précisons tout d'abord qu'il n'est pas de notre
intention de détailler l'histoire de la Congrégation des
Pères du Saint-Esprit qui, d'ailleurs, est loin d'être l'objet de
ce travail, il sera question ici de présenter la philosophie
missionnaire de la Société pour ensuite voir si le comportement
de notre personnage fut modelé par cette idéologie. Toutefois,
avant d'aborder cette mentalité missionnaire, il nous semble important
de faire une brève présentation de la congrégation.
La fondation de la Congrégation des Pères du
Saint-Esprit remonte au début du XVIIIe siècle. C'est
en 1703 que Claude Poullart des Places (1679-1709), jeune aristocrate breton,
ordonné prêtre après avoir renoncé à une
carrière au Parlement de Rennes, regroupe des
étudiants pauvres désireux d'être
prêtres et de servir dans des paroisses pauvres. C'est
ainsique prirent naissance la Société et le
séminaire du Saint-Esprit.
Dans le réveil apostolique que connait la France au
début du XIXe siècle, la congrégation apporte
sa participation. A partir de 1816, le séminaire fut chargé de
fournir le clergé de toutes les colonies françaises. Le 9
novembre 1865, un décret de la Sacrée Congrégation de la
Propagande confie l'évangélisation du Congo à la
congrégation.
Précédemment en 1841, François-Marie Paul
Libermann (1802-1852), juif et fils du rabbin de Saverne, converti au
catholicisme, fonde la Société du Saint-Coeur de Marie.
L'objectif de cette Société missionnaire est d'apporter
l'Evangile auprès des Noirs d'Afrique et auprès des esclaves
devenus libres dans les Iles de Saint-Domingue (Haïti) et de Bourbon (La
Réunion).
Dès les premiers jours de la Congrégation du
Saint Coeur de Marie, l'idée d'une fusion avec celle du Saint-Esprit
voit le jour. Elle fut proposée par Libermann. Mais, la
concrétisation de cette union devait faire face à des obstacles
de taille dont le refus de certains spiritains et la résistance du
Saint-Siège. Celui-ci, après une sollicitation de la part de
Libermann pour lui exposer le projet d'une nouvelle
congrégation, lui répond : « Vous voulez placer autel
contre autel. .La société du Saint-Esprit s'occupe de cette
oeuvre ; on n'a pas besoin de vous. »45 Cette
réponse n'avait pas découragé le Supérieur de la
Congrégation du Saint-Coeur de Marie qui écrit en 1848 :
«L'union de nos Sociétés m'a toujours paru dans l'ordre
de la volonté de Dieu ; elles se proposent la même oeuvre,
marchent dans la même ligne, or il n'est pas dans l'ordre de la divine
Providence de susciter deux sociétés pour une oeuvre
spéciale, si une seule peut suffire. »46 Cette
dernière plaidoirie semble avoir son effet, puisque le 10 juin de la
même année les deux parties intéressées se
rencontrèrent officiellement au Séminaire du Saint-Esprit et
acceptèrent unanimement le principe de la fusion. Une convention est
signée entre les antagonistes le 24 aout 1848. Par contre, la fusion
devait être effective le 28 septembre de l'année en cours avec
l'approbation officielle de la Propagande. Cette fonte n'a pas
empéché que la nouvelle société garde le nom de la
congrégation fondée par Poullart des Places en 1703. En revanche,
certains principes de la société du Père Libermann dont la
pratique de la pauvreté sont retenus.
Très tôt, les circonstances ont permis à
Libermann d'accéder au faîte de la nouvelle Société.
Le 3 novembre, la Propagande approuva l'élection du fondateur de la
Congrégation du Saint-Coeur de Marie comme supérieur
général de la Congrégation du Saint-Esprit.
Le nouveau dirigeant de la congrégation devait
s'attaquer à trois problèmes majeurs : surmonter l'opposition
extérieure et intérieure au nouvel état des choses,
réformer le séminaire du Saint-Esprit, et trouver une solution
à la question de la situation des colonies. Comme le souligne Henri
Koren, les circonstances aidant, le spiritain arrive à avoir le dessus
sur ces difficultés. Son administration arrive à trouver une
réponse à de nombreux problèmes déjà
existants au sein de l'organisme.
Il parvient aussi à s'imposer dans le domaine de la
missiologie moderne dont l'influence n'est pas à démontrer. Il
convient maintenant de se questionner sur l'essence de la doctrine spirituelle
dont se réclamait Libermann et sur sa vision de
l'évangélisation.
45 KOREN, Henri, Les Spiritains, trois
siècles d'histoire religieuse et missionnaire. Beauchesne, Paris,
1982, p. 224
46 Ibidem
Les nombreux écrits du Supérieur de la
Congrégation du Saint-Esprit publiés pendant et après sa
mort éclairent sur les directives spirituelles qu'il
suivait47. Sa doctrine se caractérise principalement par une
grande importance donnée à l'Esprit-Saint dans la vie des
individus. Tout le reste découle de ce principe clé. Pour lui,
les personnes engagées dans une vie active n'accèdent que
rarement à la contemplation, cet état surnaturel oü l'homme
est totalement perdu en Dieu. D'oü la nécessité d'un abandon
total à Dieu qui signifie pour lui la soumission de toutes nos
facultés et de toutes nos activités à la volonté de
Dieu. Toutefois, cette attitude ne doit pas être confondue avec une
passivité totale.
Mais cet abandon total à Dieu n'est possible que si
l'on arrive à renoncer à sa personne. Ce deuxième
précepte implique que l'on fasse attention à deux choses. Il faut
que l'homme ne se laisse pas guider par son amour-propre qui s'exprime dans ses
considérations centrées sur lui-même plutôt que sur
son Père éternel. Il se doit d'autre part de contrôler sa
sensualité qui le porte à aimer les choses créées
plus que le Créateur.
Quelqu'un qui se consacre à Dieu se doit aussi de faire
le recueillement qui est un préalable à une oraison mentale. Le
recueillement est vu comme un renoncement de soi durant les temps de la
prière. L'oraison mentale, quant à elle, se définit comme
une prière silencieuse adressée à Dieu ou à un
Saint. Ces exercices ne seront que fastidieux pour celui qui ne s'efforce pas
chaque jour de vivre avec Dieu. Toutes ces étapes qui constituent la
doctrine spirituelle de Libermann tendent vers une relation étroite avec
Dieu dont le principal fruit est une paix profonde qui ne peut être
troublée par les tentations, les épreuves, les
découragements que peut rencontrer le serviteur de Dieu.
Ainsi résumés les préceptes religieux
auxquels Libermann tenait et qui devaient aussi influencer « les
nombreuses âmes qui se confiaient à lui. »48 En
tant que Supérieur d'une congrégation dont le rôle est de
fournir des missionnaires pour la conversion des païens se trouvant
principalement en Afrique, le Père Libermann offre à ses «
élèves » sa perception sur
l'évangélisation.
47KOREN dit qu'environ 1 800 lettres du Père
Libermann ont été conservées, mais on estime qu'elles
représentent 10 % de sa correspondance. KOREN, H. Op. cit., p.
279
48 KOREN, Henry, Op. cit., p. 278
Pour lui, l'une des conditions préalables à
l'Apostolat est la fidélité à l'Esprit-Saint qui exige le
respect des êtres humains. Parce qu'ils sont créés avec une
intelligence et une volonté libre, ils ne peuvent en aucun cas
être forcés à accepter la croyance en Dieu, ni à
adhérer à une religion ou à un code moral. Il insiste
vraiment sur l'idée qu'il faut respecter la liberté de conscience
des peuples à évangéliser. Sa théologie sur la
Mission trouve son fondement dans le principe selon lequel Dieu veut que tous
les hommes soient sauvés, et ce salut dépend des efforts de
l'Eglise qui a reçu le mandat d'aller enseigner partout dans le monde.
Cette responsabilité incombe à tous les membres de l'Eglise ;
c'est le principe du « sacerdoce royal » de tous les croyants.
L'autorité centrale de l'évangélisation repose
évidemment dans le pape qui est à sa tête, mais, il met en
garde contre une centralisation excessive de l'institution. Ainsi,
précise-t-il : " il ne faut pas croire qu'il soit besoin d'une
complète centralisation de l'autorité et du gouvernement. Ce
serait une erreur, car Notre-Seigneur a donné un pouvoir spécial
et précis à chacun des apôtres ou des évêques.
» 49
Trop fréquemment, l'effort de
l'évangélisation visait la conversion immédiate d'un grand
nombre d'individus, plutôt que l'implantation d'une nouvelle Eglise
locale enracinée dans le pays d'accueil et préparant ainsi
l'avenir. Face à cette situation, Libermann réagit en
précisant que le but des missions est de fixer " invariablement
notre sainte religion sur le sol...en commençant la construction de
l'édifice d'une Eglise stable canoniquement établie.
»50 Son désir de voir établies des Eglises
locales solidement mises en place implique nécessairement la formation
d'un clergé indigène. « La formation d'un clergé
indigène, écritil, fournit seule les moyens de
répandre au loin la lumière du saint Evangile et de
l'établir solidement dans les contrées que nos sommes
chargés de défricher. » On comprend pourquoi les
missionnaires spiritains quelques années après leur
arrivée se mettent à ouvrir des séminaires pour former
leurs successeurs parmi les populations locales.
Il met aussi l'accent sur l'adaptation de ces institutions de
formations aux conditions des pays dans lesquels elles sont implantées.
Et ce, pour éviter toute inadéquation excessive entre
l'enseignement religieux et le contexte de vie des peuples. Les laïcs
doivent aussi participer à l'établissement de ces Eglises
locales, qui n'est pas exclusivement l'affaire du clergé, en jouant le
rôle de catéchistes pour former leurs concitoyens dans la
doctrine
49 KOHEN, Henri, Op. cit., p. 286
50 Ibidem
chrétienne. Ils devaient aussi s'instruire pour devenir
« maitres d'école, agriculteurs, chefs d'atelier » dans le but
d'aider leurs frères non seulement à trouver le salut mais aussi
à jouir d'un « bien-être honnête et naturel ».
Cette élite que Libermann voulait créer ne sera pas une classe
privilégiée aux dépens du reste de la population. Il veut
éviter qu'entre ce nouveau groupe et le peuple se crée un
fossé. Par conséquent, « il est de toute urgence,
écrit-t-il, que la civilisation qu'on amène
dans ce pays mette une grande union parmi les indigènes. Si le
désordre devait en résulter, on ne les ferait pas un grand
présent.51 »
Sa vision des Africains pour lesquels il manifeste de
l'intérêt est en rupture avec son temps. A un moment oü on
affirmait l'infériorité de la race noire, le Supérieur des
spiritains croit que « les Noirs ne sont pas moins intelligents que les
autres peuples...il se trouve dans la race des africaine des hommes de
têtes ». Il recommande vivement aux missionnaires de respecter leur
différence :
« Dépouillez-vous de l'Europe, de ses moeurs, de
son esprit
faites-vous nègres avec les nègres,
et vous les jugerez comme ils doivent être
jugés;
faites-vous nègres avec les nègres
pour les former comme ils doivent
l'être,
non à la façon de l'Europe,
mais laissez-leur ce qui leur est propre;
faites-vous à eux comme des serviteurs doivent se
faire à leurs maîtres;
aux usages, au genre et aux habitudes de leurs
maîtres;
et cela pour les perfectionner, les sanctifier, en faire peu
à peu, à la longue
un peuple de Dieu.
C'est ce que saint Paul appelle se faire tout à tous,
pour les gagner tous à Jésus-Christ. »52
Ces propos du Père Libermann adressés aux
apôtres qui apporteront l'Evangile à travers le monde
évoquent un concept majeur dans la missiologie moderne, l'inculturation,
popularisée par l'encyclique Redemptoris Missio, concernant
l'activité missionnaire de l'Eglise, du pape Jean Paul II en 1990. En
méme temps, le Supérieur est convaincu que
51 Ibidem
52 François-Marie Paul LIBERMANN (1802-1852)
http://www.spiritains.org/qui/fondateurs/liberman.htm.
Consulté le 22/03/2011
l'évangélisation sans la civilisation est
incomplète et ne promet pas de résultat dans la longue
durée. Il va jusqu'à affirmer que « la civilisation est
impossible sans la foi ». On peut penser que l'inverse est aussi
vrai, car pour lui, ces deux principes sont corrélatifs. Il est donc
aisé de comprendre pourquoi Libermann considérait le devoir
d'apporter la civilisation comme faisant parti du travail missionnaire :
« Notre mission... ne consiste pas seulement dans la parole de la foi,
mais dans l'initiation des peuples à la civilisation européenne.
C'est la tâche du missionnaire, c'est tout son devoir, d'y travailler,
non seulement dans la partie morale, mais encore dans la partie intellectuelle
et physique..» Cette idée met en cause celle avancée
précédemment. Selon Henry KOREN qui cite l'ouvrage de P. Bernard
Le Vénérable Libermann, quand le spiritain parle de
civilisation européenne, il fait allusion à la volonté de
travailler la terre et à des méthodes de travail utilisées
en Europe. Cette considération nous permet de comprendre l'unité
de la pensée du chef de la Congrégation qui, faute de quoi,
serait contradictoire. En effet, notons que pour Libermann, comme l'atteste le
message qu'il a destiné à ses fils,
l'évangélisation doit être enracinée dans la
mentalité, la coutume et la culture des indigènes et non dans
celle du pays d'origine du missionnaire : « Ils éviteront avec
soin de déranger ces habitudes [des indigènes]
(lorsqu'elles ne sont pas opposées à la loi de Dieu) pour les
former au genre de vie européen ; ils chercheront seulement à les
perfectionner dans leur genre de vie et dans leurs habitudes ordinaires. »
53
Le missionnaire lui-même doit se considérer comme
un instrument fidèle dans la main de Dieu. Il doit faire preuve d'une
sainteté personnelle, condition indispensable à toute
évangélisation. Sa vie doit être un modèle de vie
chrétienne d'autant plus qu'il sera fondateur d'Eglises locales. Par
ailleurs, le Père Libermann invite ses élèves à ne
pas avoir des attitudes excessives qui mettraient en danger leur propre vie.
Somme toute, la pensée du Supérieur de la
Congrégation des Pères du Saint-Esprit est profondément
révolutionnaire dans le sens qu'elle prend le contre-pied de bon nombre
d'idées véhiculées sur les noirs et sur l'acte
d'évangélisation de son époque. C'est pourquoi les
idées développées par le fondateur transcendent les
limites du temps. Elles ont reçu l'aval du SaintSiège qui
élargi leur influence spatiale.
53 Les citations de Libermann sont tirées de
l'ouvrage KOREN, Henry, Op. cit., pp. 278-298
Cette idéologie élaborée par Libermann
constitua un guide principalement pour ceux qui s'engagèrent dans la
propagation de la Bonne Nouvelle et qui étaient formés au
Séminaire de la congrégation. Ces derniers devaient prendre la
route de l'inconnu pour aller évangéliser l'Afrique qui
était leur terrain privilégié en particulier le Congo qui
leur a été remis en 1865 par le Saint-Siège.
B- L'Evangile au Congo français
La première activité missionnaire au Royaume
Kongo54 remonte au XVe siècle avec le
baptême du Roi Nzinga Nkuvu. Elle s'est limitée à la zone
côtière occidentale comprise entre l'océan Atlantique
à la rivière Inkisi.55 Généralement, on
situe cette période entre 1485 à 1835. Quatre cent missionnaires
portugais, italiens et espagnols envoyés par la Propagande se
succédèrent dans la région, depuis les Franciscains
(1491), jusqu'au Récollets (1674), en passant par les Jésuites
(1544), les Dominicains (1570), les Carmes (1584), les Tertiaires de
Saint-François (1604), les Capucins (1645).
Cette première étape dans le processus de
christianisation connut des difficultés croissantes. Les missionnaires
peu nombreux se trouvent confrontés à des problèmes
d'adaptation, ce qui les empéche de progresser dans leur travail. A ces
difficultés liées au climat et au manque de personnel, s'ajoute
une atmosphère politique peu encourageante. L'Espagne et le Portugal,
deux pays principalement concernés dans cette entreprise, ne s'y
investissent pas suffisamment pour aider les missionnaires à
régler à certains soucis. Pendant toute cette période, les
réalisations étaient peu importantes. Malgré les efforts
consentis par les missionnaires pour former un clergé local, le projet
n'aboutit pas à un résultat tangible, hormis le cas exceptionnel
d'un fils du roi devenu évêque.56 Au début du
XIXe siècle, cette
54 Le royaume de Kongo était un empire de
l'Afrique du sud-ouest, situé dans des territoires du nord de l'Angola,
de Cabinda, de la République du Congo, l'extrémité
occidentale de la République démocratique du Congo et d'une
partie du Gabon. À son apogée, il s'étendait de
l'Océan Atlantique jusqu'à l'ouest de la rivière Kwango
à l'est, et du fleuve Congo jusqu'à la rivière Loje au
sud. Notons qu'à la veille de la Conférence de Berlin, la region
fut divisée en trois parties, précisément : le Congo
Léopoldville pris par les Belges, le Congo Brazzaville pris par la
France et l'Angola qui appartenait historiquement au Portugal.
55 Un affluent du fleuve Congo
56 NDAYWEL È NZIEM, Isidore, Histoire
générale du Congo. De l'héritage ancien à la
République
Démocratique. p. 345 [CD-ROM]
expérience d'évangélisation n'a pas
survécu face aux obstacles qu'elle connut : en 1835, les Capucins, les
derniers restés sur place, abandonnèrent leur implantation.
Un deuxième moment de cette
évangélisation fut amorcé par des missionnaires
français de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit qui
s'est vue confiée la tâche de reprendre une entreprise dont le
début a connu un échec. Sur les ruines de l'ancienne mission
capucine abandonnée depuis trois décennies par les premiers
évangélisateurs, s'est construite la préfecture du Bas
Congo ou de Landana limitée au Nord par le cap Sainte-Catherine (en face
de Sao Tomé), au Sud par la rivière Kunene
(extrémité méridionale de l'Angola), et à l'Est par
le Kasaï. Cependant, la présence effective des missionnaires du
Saint-Esprit dans la région date de 1880, l'année oü ils
commencèrent à s'établir plus à l'intérieur
du pays. Ils ont construit des postes à Linzolo en 1884 et à
Kwamouth en 1886. Le missionnaire le plus remarquable dans cette occupation
plus ou moins effective du territoire congolais fut Mgr Augouard auquel on
reconnait un esprit d'entreprenant et plein d'initiative. L'Evêque des
anthropophages, comme on le surnomme couramment, avait été
détaché du Gabon pour assurer la bonne marche de la
préfecture du Congo.
Les spiritains adoptèrent de nouvelles méthodes
d'approche dont la formation des catéchistes et du clergé local.
Un Séminaire fut créé en 1875 par le Père
Duparquet. Les premiers éléments formés dans ce moule
furent ordonnés prêtres, le 17 décembre 1892 à
Loango. L'Acte de la Conférence de Berlin en 1885 partagea l'ancien
royaume de Kongo entre la France, la Belgique et le Portugal ; la partie
française fut érigée en Vicariat apostolique sous le nom
de Vicariat Apostolique du Congo français, par décret de la
Sacrée Congrégation de la Propagande en date du 21 mai 1886.
Suite à une décision de Léopold II de voir son Etat
évangélisé exclusivement par des missionnaires Belges, le
Saint-Siège ordonne aux Spiritains de quitter le domaine du roi. En
1891, ils cédèrent leur poste aux missionnaires belges de «
Congregatio Immaculati Cardi Mariæ », plus connu sous le nom de
missionnaires de Scheut. Ainsi la répartition religieuse suivait la
division politique.
Mgr Carrie fut nommé Vicaire apostolique et sa
résidence fut fixée à Loango. Tenant compte de
l'étendue géographique de ce vicariat, le Souverain Pontife, par
Bref du 14 octobre
books.google.com/books?id=U47B0mwVU_4C&pg=PA8&dq=histoire+générale+du+congo+et+l'héritage+anci
en+de+la+république. Consulté le 24/03/2011.
1890, divisa le Vicariat du Congo français en deux.
L'ancien prit le nom de Vicariat apostolique du Bas-Congo français
tandis que le second devint Vicariat apostolique du Haut - Congo
français ou Oubangui. Le premier resta sous la direction de Mgr Carrie
tandis que le second fut confié à Mgr Augouard.
Le vicariat apostolique de Brazzaville, ci-devant Vicariat
apostolique du Bas-Congo, couvrait 36.500 km2 en 1951. Il comprenait
la capitale de l'AEF (l'Afrique équatoriale française) et une
partie de la région du Pool. Fondé en 1890, il était
confié aux pères du Saint-Esprit. Le plus petit par sa superficie
des trois diocèses du Moyen-Congo, il rassemblait le plus de
chrétiens et le plus de personnel ecclésiastique. En raison de sa
proximité avec Brazzaville, grand centre administratif et intellectuel
de l'AEF, ce vicariat ouvrit un petit séminaire en 1913 dans l'enceinte
de la Cathédrale du Sacré-Coeur avant d'être
transféré à Kibouendé en 1937, puis à
M'bamou en 1939.
Ces deux dernières régions, domaines
géographiques de notre étude, ont très vite acquis une
importance considérable aux yeux des Spiritains qui voulaient
étendre le domaine évangélisé au-delà des
zones proches des côtes. Des postes missionnaires y seront établis
pour répondre à cet objectif, celui de faire connaitre Dieu aux
gens de la brousse congolaise. C'est ainsi qu'au début de 1926 un
certain Madzela vendait son vaste et superbe plateau au Père Joseph
Bonnefont sur lequel la mission de Kibouendé s'élèvera. Le
24 juin 1926 Mgr Guichard bénit les premiers bâtiments
provisoires, et cette date est retenue pour celle de la fondation de la
mission.57
Cette pénétration à l'intérieur du
pays est accompagnée d'une extension des Spiritains dans toute l'Afrique
centrale. Tout ceci est favorisé par des moyens de transport,
élément non négligeable dans le développement de
l'action missionnaire en Afrique qui leur permet d'améliorer leur
déplacement sur le terrain. Comme le souligne Olivier
Ouassongo58, dès la mise en place du Vicariat apostolique du
Haut Congo, la mission posséda un vaisseau portant le nom de Léon
XIII que Mgr Augouard utilisait pour naviguer principalement sur le Congo,
57 ERNOULT, Jean, Les spiritains au Congo de 1865 à
nos jours, p. 248.
58 Olivier Ouassongo, « Mgr Augouard et le
bateau à vapeur » in Congrégation du Saint Esprit :
L'Echo de la Mission, 2003 À 3, dossier 300 ans (4).
http://www.spiritains.org/qui/histoire/dossier/doss4.htm.
Consulté le 26/03/2011
l'Oubangui et l'Alima. En 1889, il fut transformé en
bateau à vapeur et rebaptisé Diata. Le nouveau Léon XIII
fera son premier voyage en avril 1898, jusqu'aux missions de l'Oubangui. Enfin,
le Pie X, construit en 1909, vient compléter la flottille du vicariat.
Ces bateaux serviront pour de nouvelles fondations de mission, pour le
ravitaillement, le transport de personnel et les visites épiscopales. En
outre, le vicariat avait deux ports à Brazzaville : le port Saint-Roch
et le port Léon. De ces ports se faisaient tous les embarquements et les
débarquements pour le compte de la mission.
Toutefois, si la propagation de l'Evangile devient moins
difficile dans la région grace à l'utilisation de la technologie,
les missions sont confrontées à un problème de
main-d'oeuvre. En laissant son pays en 1926, le Père Joseph Auzanneau
devait venir pallier un problème de bras qui finalement n'est pas
résolu. C'est dans un contexte délicat marqué par une
instabilité de personnels que le nouveau venu va commencer son
apostolat.
Chapitre III LE PERE AUZANNEAU : ELEMENTS D'UNE
BIOGRAPHIE
Si ce présent travail se donne pour tâche de
faire ressortir la représentation du Père Auzanneau sur le monde
africain, il ne saurait laisser de côté la vie du personnage
lui-même. Loin d'être une biographie complète, ce chapitre
s'intéressera à une présentation à grands traits de
la vie du personnage. L'accent sera surtout mis sur l'engagement de l'ancien
soldat pour son pays, ensuite sur le côté intellectuel du
missionnaire, puis sur son engouement pour propager l'Evangile.
A- Un fervent patriote
Louis Joseph Auzanneau, dit plus tard Mazano par ses
fidèles africains, a pris naissance à Usson-du-Poitou, bourg
situé à 40 km au sud de Poitiers, le 15 mars 1897, dans une
famille de neuf enfants dont il était le septième.
Si l'on lit le début de Le nationalisme
français59 de Raoul Girardet tout comme La
Patrie60 de Raymond Chevalier, l'on se rend compte que les
termes nationalisme et patriotisme en France ont un sens qui varie en fonction
des circonstances historiques du pays. Pour s'en tenir à notre
période, R. Chevalier montre qu'après la défaite de la
France devant l'Allemagne en 1870, il y a eu un « regain de patriotisme
». En effet, la victoire des troupes de Bismarck à Sedan et la
perte de l'Alsace et la Lorraine en 1870 a traumatisé les
Français qui construisent, à travers la Troisième
République, un véritable patriotisme. Jusqu'à la Grande
guerre, ce sentiment de revanche qui anime le peuple français devait
aiguiser tout au long de cette période le patriotisme et le nationalisme
en France. Ces deux mots ne sont pas à confondre : « Le
patriotisme, c'est l'amour des siens. Le nationalisme, c'est la haine des
autres. »
Cette citation de Romain Gary permet de comprendre la
subtilité qui existe entre le patriotisme et le
nationalisme. En effet, même si ces deux concepts reposent sur
l'idée d'un
59 GIRARDET, Raoul. Le nationalisme
français. Anthologie 1871-1914, « Points », Seuil, Paris
1983
60 CHEVALIER, Raymond. La Patrie. « Que
sais-je ? », PUF, 1998
amour inconditionnel de la patrie, une recherche de gloire
nationale et la volonté de protéger les intérêts
nationaux, il existe néanmoins une différence. Alors que le
patriotisme est toute forme d'attachement sentimental au territoire
oü l'on est né, le nationalisme est souvent
considéré comme un patriotisme exacerbé à
outrance, selon Raoul Girardet, qui sert à désigner la
préférence aveugle et exclusive pour tout ce qui est propre
à la nation à laquelle on appartient.
Pierre Larousse définit le patriote comme «
une personne qui aime ardemment sa Patrie61 . » Le
parcours du Père Auzanneau durant sa jeunesse semble répondre
complètement à cette définition et fait de lui un patriote
inconditionnel.
Il parait que l'entourage même du futur missionnaire le
conditionne à être prêt à se dévouer ou
à se battre pour sa patrie afin d'en défendre les
intérêts. Son père, François-Xavier Auzanneau, fut
zouave62 en Afrique du Nord. Il est donc fort probable qu'il
entendit souvent exalter les vertus patriotiques. Et l'exemple de son
père ne pourrait pas ne pas l'influencer, comme ce fut le cas pour son
frère Xavier qui, dès 1912 répond à l'appel des
armes. Il fait partie des premières victimes sur le front
français en septembre 1914, après avoir participé à
la première conquête du Maroc et combattu sous les murs de
Fez63.
Après ses études au Petit séminaire de
Montmorillon à Poitiers, sa ville natale, Auzanneau devait rentrer au
Grand séminaire en 1914, mais les circonstances de la guerre l'en
empêchent et l'amènent à faire autre chose. En effet, la
mobilisation générale du 2 août qui touche bon nombre des
professeurs, ne permet pas au Grand séminaire, bientôt
transformé en hôpital, d'accueillir des élèves qui
voulaient s'y inscrire.
Entre temps, le Père Auzanneau s'engage à
travailler comme professeur au collège Saint Stalisnas dans la ville de
Poitiers pour remplacer les professeurs mobilisés, avant de l'être
à son tour. Sa volonté de remplacer des professeurs indisponible
pour cause de guerre traduit dans une certaine mesure son attachement pour sa
patrie.
61 LAROUSSE, Pierre, Grand Dictionnaire Universel
du XIXe siècle t. 18 p. 408
62 Les zouaves étaient des unités
d'infanterie appartenant à l'Armée d'Afrique qui dépendait
de l'Armée de terre française
63 ERNOULT, Jean, Mazano. Le Père Joseph
Auzanneau (1897-1967) Missionnaire au Congo. Congrégation du
Saint-Esprit, Archives générales, 1994, p. 36
La mort de son frère et celle de son
père64 survenue au cours de la même année ne lui
enlèvent pas le désir de défendre la cause de son pays.
Que le sort de son ainé devienne sien, cela lui importe peu. En effet,
mobilisé en octobre 1916 dans un régiment de marche N°
40065, on le retrouve derrière les tranchées. Sa
présence dans la guerre parait retenir l'attention de ses
supérieurs qui le nomment vers la fin de la guerre sergent et lui
donnent une croix de guerre à deux étoiles. Cette
expérience de guerre maquera, semble-t-il, toute sa vie en laissant sur
sa langue le goût du combat, au moins pour servir son pays. Lors de la
deuxième Guerre mondiale, alors qu'il était à
Kibouendé, il se montre prêt à répondre en 1939
à l'appel des armes pour défendre une fois de plus son pays
contre l'Italie :
« Les Italiens, ou d'autres, viendront-il jeter le
bouleversement dans le monde ? Je crois qu'en ce moment, ou bientôt, se
débat la question des colonies : qu'en sortiraÀt-il ? S'il y
avait la guerre, nous serions mobilisés à l'extreme Nord de la
colonie d'AEF66, au Tchad, frontière commune avec les
Italiens. Je ne vois pas comment je pourrais chausser les godillots militaires
; il faudrait me mobiliser en savate... à moins que je sois chef de
poste comme garde-voie sur le Congo-océan67. »
Il apparait clairement que les propos du missionnaire
révèlent qu'il se trouve irrésistiblement poussé
par les vertus patriotiques qui l'habitent, contre lesquelles il ne peut pas
lutter ; il est fortement déterminé à prendre les armes
pour défendre sa patrie. Il est donc en présence de deux formes
de lutte. L'une qui vise à combattre les « forces des
ténèbres » en Afrique dont l'expression est l'ensemble de
ses activités missionnaires qu'il mène chez les Noirs et l'autre
qui consiste à prendre les armes pour défendre sa patrie face aux
ennemis de
64 ERNOULT, Jean, Le Père Joseph
Auzanneau (1897-1967) Au jour le jour à Kibouendé. Correspondance
1926-1941. Congrégation du Saint-Esprit, 1996, p. 3. Nous sommes en
face d'une petite difficulté pour cette date, puisque l'auteur donne
deux dates, 1914 et 1915, pour le même événement dans deux
documents différents. Dans la publication des lettres du missionnaire,
c'est écrit 1914 (p. 3) En revanche, dans une petite biographie du
Père, il écrit 1915 (p. 11) Convenons, pour faire court, qu'il
s'est produit entre ces deux années.
65 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit, p. 36
66 Afrique Equatoriale Française était
un gouvernement général regroupant au sein d'une même
fédération plusieurs colonies françaises en Afrique
Centrale: Gabon, Moyen-Congo, Tchad, Oubangui-Chari.
67 « Lettre du 9 mars 1939 », cité par ERNOULT,
Jean, Le Père Joseph Auzanneau... Op. cit., p. 238
celle-ci. Devant ces deux devoirs, servir Dieu ou la Patrie,
l'ancien Poilu68 envisage le deuxième, comme le confirme
cette citation ci-dessous :
« Nous avons été informés de la
mobilisation à 7 h du soir (le premier septembre). A
10 h du soir, l'ordre du départ arrivait. Le
lendemain matin à 6 h, je rejoins Brazzaville où j'ai
été habillé et équipé. Pas pour longtemps
car j'ai été avisé que j'ai été mis en
sursis jusqu'au 2 décembre parce qu'étant, parait-il, de la
deuxième réserve et aussi pour cette raison que le Gouverneur ne
voulait pas que les missions soient toutes laissées
vacantes69. »
Ce sentiment de patriotisme qui guide constamment le poitevin
jusqu'à le porter à vouloir laisser ses fidèles en Afrique
pour aller prendre la défense de la nation française se trouve,
parait-il, partagé par plusieurs autres missionnaires de son
époque, si ce n'est l'ensemble. Monseigneur Augouard, poitevin et
spiritain comme le Père Auzanneau, ne s'indigne nullement lorsqu'on
tente de le comparer d'avantage à un colonisateur qu'à un
prédicateur. Il dit lui-même qu'il se sent plus Français
que missionnaire70.
Jules Simon71, dans un discours prononcé en
juin 1895, utilise, en parlant des missionnaires, une expression qui
résume parfaitement ce double visage des apôtres dont le
Père Auzanneau : « La croix d'une main, le drapeau national de
l'autre72. » Le poitevin n'a jamais laissé passer
une occasion pour montrer qu'il est à la fois Français et
missionnaire. En témoignent les vibrants sermons qu'il a l'habitude de
prononcer à Brazzaville lors des cérémonies patriotiques
et religieuses, en particulier lors de la fête de Jeanne
d'Arc73. Ses prises de position en faveur des figures historiques de
la France font de lui un homme célèbre parmi les coloniaux.
L'administrateur de l'époque, Ch. Maillet, écrivait en 1955 :
« Le grand
68 BOUQUET, Jacques, Op. cit., p. 43 L'auteur
souligne que Joseph Auzanneau a participé militairement
à la guerre de 1914-1918
69 « Lettre du 9 mars 1939 », cité par ERNOULT,
Jean, Le Père Joseph Auzanneau... Op. cit., p. 238
70 Voir à ce sujet LAMOUR BECHET, Antoine. Les
Noirs dans le regard du Père Augouard. Un missionnaire spiritain
à la rencontre des peuples du Gabon et du Congo. 1877-1890.
Mémoire de Master I sous la direction de Frédéric
CHAUVAUD, Université de Poitiers, juin 2007. ff° 93 à 95
71 Député républicain à
l'assemblée constituante de 1848, puis de 1863 à 1871 sous
l'Empire.
72 Cité dans LAMOUR BECHET, Antoine, Op.
Cit. f°78
73 Depuis 1429, on célèbre en France
entre fin avril et début mai, le souvenir de la délivrance de la
ville d'Orléans par Jeanne d'Arc pendant la guerre de Cent ans. Jeanne
d'Arc qui s'est imposée parmi les principales figures de l'histoire de
France est revendiquée tant par le milieu religieux, philosophique et
politique en France.
succès du Père Auzanneau a
été, tout récemment, la fête de Jeanne d'Arc,
où il a prêché en présence des hautes
autorités civiles et religieuses74. » C'est dans ce
discours à caractère finalement épique qu'il
célèbre la grandeur du général de Gaulle qu'il
appelle le « général du Grand Refus75. »
Discours qui connait un grand retentissement assuré par sa
diffusion intégrale par la Radio du Canada.
Les durs moments qu'il connut dans sa vie de soldat pendant la
Grande Guerre n'ont pas pu ternir la flamme de cet ardent sentiment qui
s'exprime dans la reconnaissance de ses responsabilités et ses devoirs
de citoyen. Au contraire, les douleurs vécues dans les tranchées
ont été supportées avec fermeté et courage, si l'on
se base sur ces vers qui sortent de la profondeur de son âme en revenant
de la guerre en 1918 :
« Ce n'est pas d'être rompu, brisé,
crevé par la fatigue,
Ereinté par la marche, par une marche
militaire,
Par le poids du sac qui meurtrit mes reins,
Par le lourd gonflement des musettes qui tiraillent les
épaules, Ce n'est pas d'avoir le front en sueur et les pieds en
sang,
Ni de camper sous la tante,
Ni de coucher sous la paille ;
Le sac bouclé, l'arme au bras
Ce n'est pas de n'avoir qu'un crouton de pain dur pour sa
faim Un creux de rocher comme repos
Ce n'est pas cette rudesse, ces privations qui sont
intolérables76. »
Toutefois, s'il est certain que le futur missionnaire fut
d'abord un soldat prêt à donner sa vie pour sa patrie, on peut
voir aussi à travers ses vers qu'il n'est pas moins quelqu'un pratiquant
des activités créatrices de l'esprit. Abordons maintenant une
autre facette de la vie du personnage.
74 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit.,
p.10
75 Idem
76 Ibidem p. 9
B- L'intellectuel qu'il était...
Au début de sa carrière de professeur, il a pu
faire la connaissance de plusieurs personnalités déjà
matures dans le domaine de l'écriture. Il a fait la rencontre au
collège Saint-Stalisnas d'un éminent professeur, Georges Duret.
Prétre vendéen d'origine, professeur de lettres et de
philosophie, linguiste, théologien, écrivain et poète, G.
Duret aura une influence décisive dans la vie intellectuelle du
Père Auzanneau. Grâce à son ami, le missionnaire apprend
à connaitre des écrivains de renom tels Charles Péguy,
Paul Claudel à qui il consacre un article après sa mort,
Psichari, Joseph Lotte.
A côté de son travail missionnaire, le
Père Auzanneau s'exerçait à des activités
intellectuelles telle l'écriture. S'il consacre beaucoup de son temps
à écrire à sa famille pour l'exposer la trame de vie qui
est la sienne dans les brousses congolaises, il prend aussi son temps pour
décrire à travers des textes les moeurs et les scènes des
habitants de M'bamou77 ainsi que ceux de Kibouendé dans ce
qu'il était courant d'appeler à l'époque son carnet de
voyage. Il a signé plusieurs articles dans des journaux religieux, comme
La croix du Congo78, mais aussi à caractère
laïque, Méridiens de France et d'Afrique79.
Lors d'un séjour de trois mois qu'il a fait à Fort
Rousset80, situé au Nord du vicariat apostolique de
Brazzaville, il rédigea le texte le plus volumineux qu'il a
laissé, texte qui remplit quatre cahiers81 (format 9X15).
D'un total de 182 pages, le texte s'intitule, L'évolution vue de ma
fenetre. Il s'agit d'un bilan de travail du missionnaire dont la fin est
proche. Il y expose le progrès des populations au près desquelles
il a exercé son ministère. Ces peuples qui deviennent maintenant
des évolués, selon lui, passent à un état
supérieur de leur existence. Travail de la civilisation, mais aussi de
la christianisation qui doit, selon lui, continuer à travers le temps
77 M'bamou, c'est le village oü
résidait le Père Auzanneau dès son arrivée au Congo
le 5 mars 1926. Il y passa un an, puis il le laisse en juillet 1927 au profit
d'un autre village, Kibouendé, oü il demeura durant tout son
séjour au Congo.
78 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit.,
p. 10 Ce journal prendra par la suite le sous-titre de Journal des
évolués congolais en 1945
79 Ibidem. Il est édité au
Cameroun sous le titre Des mots...mais pour de vrai
80 L'ancien nom d'Owando, capitale de la région
la Cuvette située dans la partie centrale de la République du
Congo. Elle est bornée à l'Est par la République
démocratique du Congo et le Gabon à l'Ouest.
81 Dans son éloge funèbre, paru dans la
Semaine Africaine en 1967, le Père Maurice Ramaux parle d'une
quarantaine de cahiers laissé par son homologue poitevin, mais tous ne
sont pas retrouvés.
jusqu'à déboucher sur une certaine
émancipation de l'homme africain. C'est donc un texte dans lequel
l'auteur apprécie le fruit de ses vingt-trois ans d'expérience
missionnaire82.
Le Père Jean Ernoult qui, semble-t-il, a pu faire la
lecture de l'ensemble du texte, cite les sous-titres et grands thèmes
développés dans chacun de ces cahiers. Les deux premiers cahiers
sont sous-titrés La mission devant l'évolution ; le
troisième se divise en cinq parties : Les biens spirituels, sur le
Mbongui83, Biens sociaux, surtout biens politiques, Egalité
ou inégalité, Bien lire ; Elites-masses, Masses et Elites
africaines, Perspectives et anticipations sont les trois chapitres du
quatrième manuscrit du missionnaire.
Tout compte fait, le missionnaire se montre
intéressé à des thèmes assez vaste et relevant des
domaines divers comme l'anthropologie et la sociologie, sans oublier la
théologie, mais aussi l'enseignement pour lequel finalement, il semble
avoir un faible. Si on n'a pas eu la chance de lire le texte en entier,
inaccessible à nous, nous pouvons de toute façon nous faire une
idée de la manière dont ces sujets pouvaient être
traités en se référant à l'esprit du temps,
précisément à la conception méme des missionnaires
sur le continent noir.
Ces thèmes sont abordés avec l'oeil d'un
Européen sûr de sa supériorité de race, se croyant
investit d'une mission civilisatrice qui consiste à apporter les valeurs
de la civilisation occidentale aux peuples estimés sans valeurs ou
jugées inférieures. En ce sens, l'auteur de ce texte, un
missionnaire en fin de carrière, devrait se servir de ces termes pour
justifier un projet déjà mis en place parmi les populations
congolaises, mais aussi pour perpétuer, avec bien entendu
possibilité d'évolution, certaines idées ambiantes qu'on
se fait de l'Afrique précédemment.
Le poitevin est un homme de lecture. Il prend le soin de
rappeler à sa famille son amour pour les livres : « Il y a un
livre qui vient de paraitre auquel ont collaboré plusieurs de mes
anciens professeurs ou amis de Poitiers. Vous savez que j'aime beaucoup les
livres84. » Sous un ton humoristique, il décrit sa
réalité tout en laissant entendre l'incommodité de son
82 Il faut dire que nous n'avons pas pu avoir
accès à ces documents dont certains sont égarés et
donc, ce jugement porté sur l'oeuvre du missionnaire ne se fait que sur
un extrait du texte que nous arrivions à trouver dans l'annexe de la
publication que fait le père Jean Ernoult.
83 Mbongui est un mot de langue lari, un dialecte
congolais que parlait le père Auzanneau qui signifie lieu de rencontre.
Au Congo, mais aussi en Afrique Centrale, il semble que le terme aurait un
rapport avec le folklore et désignerait une forme de danse.
84 « Lettre du 7 août 1927 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 58
périple : « Or, dans mes voyages, je trouve
plus de sables et de grandes herbes que de livres85. » La
lecture représente pour lui une nécessité, ce n'est pas un
simple exercice. Par rapport au milieu où il vit, privé des
fréquentations de ses amis intellectuels avec qui il entretenait sans
doute des conversations fructueuses et maintenant entouré de Noirs avec
qui il ne peut rien échanger, le fait de lire devient pour lui quelque
chose nécessaire : « Ici on a besoin de lire un peu pour se
changer de climat. » Le bibliophile tient tellement à ses
lectures qu'il préfère que sa famille pense, à un certain
moment, davantage à lui envoyer de livres que de
l'argent86. Voilà un autre atout important pour se
faire une certaine idée sur l'essence de ses écrits : les
lectures du missionnaire.
Dans sa correspondance avec sa famille, il fait souvent
référence à ses lectures, soit pour leur demander de ne
pas oublier de lui payer les frais de ses abonnements, soit pour les remercier
de l'avoir fait, ou encore pour commenter l'actualité nationale et
internationale en se servant des informations trouvées dans les revues
qu'il reçoit assez régulièrement. Ces revues sont les
suivantes : La Semaine Religieuse de Poitiers87, une revue
du diocèse de Poitiers qui parle de la vie de l'Eglise et de
l'état des missions à travers le monde ; le journal La Croix,
quotidien catholique qui se distingue de la Semaine Religieuse en
ce qu'il est national et accorde une certaine importance à
l'actualité politique au cours de son existence ; la Revue des Deux
Mondes, l'une des plus anciennes des revues françaises
créées pour donner une tribune aux idées politique en
France en relation avec les autres pays d'Europe et avec le continent
américain en particulier. A la fin du XIXe siècle,
sous l'influence de Ferdinand Brunetière88, elle soutient
l'Eglise catholique contre les offensives anticléricales et devient
foncièrement de Droite89. Ainsi, la lecture de ces revues
religieuses et politiques, vu leur orientation, devrait consolider sa position
de conservateur sur le plan idéologique, ce qui devrait influencer ses
vues lorsqu'il aborde des questions de sociologie politique, comme le
85 Ibidem
86 « Lettre su 02 janvier 1929 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 81
87 C'est le nom de plusieurs périodiques
religieux parus à la fin du XIXème siècle et au
début du XXème siècle en France mais aussi
ailleurs, comme au Québec.
88 Ferdinand Vincent-de-Paul Marie Brunetière
(1849-1906), historien de la littérature et critique littéraire
français. Collaborateur puis directeur en 1893 de la Revue des Deux
Mondes.
89
http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.revuedesdeuxmondes.fr/site
officiel de Revue des deux-Mondes. Consulté le 26/02/2011
rapport masse-élite,
égalité-inégalité... Cette brève description
qu'il donne de ce qu'on pourrait appeler la nouvelle classe possédante
africaine est symptomatique de sa pensée :
« Les indigènes qui gagnent de gros salaire se
précipitent sur la première nouveauté qu'ils voient. Leur
vanité n'a d'égal que leur inconstance. Passant du jour au
lendemain de l'état primitif à une civilisation matérielle
raffinée, ces gens-là ne sont pas habitués et vous pouvez
deviner ce qui s'en suit...Quand aux vertus d'ordre, d'économie et de
propreté, ça n'est pas encore rentré, mais on
s'achète des flacon soi-disant d'odeur. Il reste pourtant beaucoup
à faire au point de vue sanitaire et hygiénique90.
»
C'est une description qui est en conformité avec
l'image que le missionnaire se fait du pays, une image teintée de
clichés et de stéréotypes déjà
élaborés depuis plusieurs siècles dans l'imaginaire
européen. Pourtant, ces attitudes que le Père semble reprocher
sont utiles pour ses compatriotes commerçants. Ces gens qui font des
dépenses excessives constituent un marché prometteur pour
l'économie française : « je vous assure que les
commerçants exploitent ce goût 91». Ce
nouveau groupe social qui émerge, le missionnaire se garde de le voir
comme étant l'élite économique du pays. Il les appelle
les nouveaux riches92. Ce faisant, il les compare à
ce qu'on désignait en France dans la période de
l'entre-deux-guerres sous l'expression péjorative « la nouvelle
cruche. 93» Il donne lui-même une définition
à l'élite : « Je consentirai à nommer
élite, non pas ceux qui remplissent le pays de leur verbiage ou leurs
poches d'avantages, mais ceux qui seront prêts dans les chantiers
ouverts. » Cette définition nous révèle un
élément essentiel pour appréhender le schème de
pensée du personnage. Sur le plan philosophique, il est à juste
titre un utilitariste94, puisque ce qui importe pour lui dans toute
chose, c'est le côté pratique ; il est donc un pragmatique.
D'autre part, on aurait pu croire qu'ici le missionnaire est pour un
développement réel de l'homme africain, s'il n'avait pas
continué sa réflexion dont la suite nous permet de voir
finalement de quels chantiers il est question dans sa
définition. Il s'agit des prétres africains, «
co-bâtisseurs
90« Lettre du 11 aout 1929 », cité par ERNOULT,
Jean, Op. cit., p. 90
91 Ibidem
92 Ibidem
93 L'expression fut utilisée pour qualifier
défavorablement les personnes qui se sont enrichies rapidement, parfois
de manière suspecte, et qui dépensent de manière
ostentatoire leur argent.
94 L'utilitarisme, doctrine philosophique qui fait de
l'utile, de ce qui sert à la vie ou au bonheur, le principe de toutes
les valeurs dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l'action.
de la cité de Dieu en Afrique qui devront
travailler à l'édification d'une cité humaine qui ne
soit pas un succédané du ciel, mais l'habitation provisoire des
hommes appelés au royaume de Dieu. En remplissant cette
tâche, ils travailleront pour l'évolution du
pays95. » C'est donc, on le voit, le développement
de la religion chrétienne, avec bien entendu tout ce qu'elle peut avoir
comme « vertu », qui constitue ces chantiers ouverts. Si
cette catégorisation de l'élite qui ne concerne que les ministres
du culte africains se révèle simpliste, elle témoigne
néanmoins d'une certaine évolution dans le regard que les
missionnaires portent sur l'Afrique. Car, elle envisage de laisser les
indigènes « évolués » dans la continuation de
l'oeuvre évangélisatrice, ce qui n'était pas envisageable
précédemment.
L'oeuvre d'écrivain du missionnaire, on l'a vu, aborde
des sujets relevant des domaines assez différents et vastes, mais ne se
résume pas à des textes en prose. Il se laisse emporter quelque
fois par sa muse pour éclore son coeur afin de livrer à ses
lecteurs l'état de son âme.
Grand ami, mais aussi grand lecteur de G. Duret et de
Péguy, tous deux poètes, l'amour du Père Auzanneau pour la
poésie ne semble pas né par hasard. Sans vouloir établir
un déterminisme entre ses fréquentations et ses créations
littéraires, il nous semble que ces auteurs aient une grande influence
sur sa plume. Car, mis à part son amour pour ces auteurs exprimé
par ses fréquentes citations de leurs oeuvres, on retrouve chez lui,
comme chez Péguy, le poète converti, cette fonction
émotive de la poésie. Pour lui, ce genre littéraire est un
moyen d'exprimer ses sentiments personnels. Ainsi, s'en sert-t-il pour
témoigner son dévouement à la cause de Dieu, ce à
quoi il consacre la quasi-totalité de ses vers, du moins de ceux qui
arrivent jusqu'à nous. Il s'agit, entre autre, des réflexions
profondes sur sa relation avec son père céleste, comme
témoignent ces extraits ci-dessous :
« Voici mon coeur tantôt volage, inconscient Voici
mon coeur tantôt folâtre, insouciant Voici mon coeur tantôt
caquetant et fouillant
Je me lamente ainsi qu'un homme qui se noie, Je
m'inquiète et cherche en tâtonnant ma voie Sous un fardeau bien
lourd voici mon coeur qui ploie
95 AUZANNEAU, Joseph, « L'évolution vu de
ma fenêtre », ERNOULT, Jean. Op. cit., 257
Soulagez-moi, Seigneur, et faites que j'y voie !...
96»
Ces strophes composées d'alexandrins et de rimes plates
relativement riches, rappellent le classicisme français de la
deuxième moitié du XVIIe siècle. Si pour son
époque, l'usage de l'alexandrin est devenu un peu moins prestigieux avec
Victor Hugo qui l'a disloqué97, le respect de cette
forme de versification exige néanmoins un effort intellectuel
considérable et témoigne du talent de versificateur du
missionnaire. Par ailleurs, ces vers expriment le désir d'une âme
languissante qui cherche un endroit oü trouver refuge.
Outre sa communion avec Dieu, d'autres thèmes semblent
abordés par le poète98 qui fut, rappelons-le,
dans sa jeunesse chargé d'enseignement. Ainsi, entend-t-il apporter dans
ses réflexions des recommandations aux écoliers. Dans ce quintil
que tire Jean Ernoult dans l'un des cahiers laissé par le missionnaire,
le Père Auzanneau, après avoir insisté sur la
signification du fait de lire, qui est pour lui, s'attacher à
découvrir dans un texte le vrai sens, la valeur des mots ou expressions,
de comprendre son texte ...99 », il montre les bienfaits
d'un tel acte et encourage les élèves à s'exercer à
la lecture :
« Courage et prud'homie et noblesse et droiture Vous en
découvrirez les germes prometteurs Dans l'application d'une exacte
lecture
Ecoliers, mes amis, je vous le dis sans rire Estimez
grandement la vertu du bien lire100. »
Cette volonté d'être utile semble finalement
être un trait caractéristique de la vie du personnage qui, non
seulement, on l'a vu, se montre prêt à braver la mort pour servir
son pays, mais aussi, n'aménage pas ses efforts pour apporter l'Evangile
en Afrique, le tombeau de l'homme blanc101.
96 ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 8
97 J'ai disloqué ce niais alexandrin.
« Quelques mots à un autre » 1, 26. Les Contemplations,
1856
98 Peut-on dire que le missionnaire fut un vrai
poète ? On n'a pas assez d'éléments pour faire cette
analyse, les strophes dont nous disposons étant très peu et
disparates.
99 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit., p.
261
100 Ibidem
101 Il s'agit d'une expression de l'époque pour signifier
de manière imagée que l'Afrique est mortifère.
C- ~ Le missionnaire qu'il devient
Un an après avoir laissé les tranchées,
Joseph Auzanneau se rend au Grand Séminaire de Poitiers en octobre 1919
en vue de se former pour le sacerdoce. Au moment de son sousdiaconat, il fait
part à son évêque de sa vocation missionnaire et sa
préférence pour un apostolat en Afrique. Dans un poème
qu'il écrit au cours de cette période, on retrouve ces strophes
:
« Je n'emmènerai point une femme à mon
bras Par les sentiers où les coeurs parlent bas.
Tu seras mon épouse, Afrique aux noires
tresses.
Nul berceau gazouillant n'attendra mes baisers,
Mais vous serez mes fils, païens
catéchisés ;
Sur vos seuls fronts mes mains poseront mes
caresses102. »
Le 17 juin 1923, Joseph Auzanneau est ordonné
prêtre. Mais il devait passer un an au noviciat de la Congrégation
du Saint-Esprit, à Orly, où il fait profession le 23 novembre
1925. Après sa Consécration à l'apostolat qui eut lieu le
12 juillet de cette même année, il voit son rêve
d'être l'époux de l'Afrique se réaliser : il
connait son affectation au vicariat apostolique de Brazzaville, capitale du
Congo Français. C'est ainsi que le 5 mars 1926, après avoir
laissé Bordeaux le 26 janvier 1926, le missionnaire débarque
à M'bamou qu'il laisse en juillet 1927 pour résider à
Kibouendé.
Pendant les quinze années passées dans les
brousses congolaises, le prédicateur de la bonne nouvelle,
confronté à la fatigue d'un quotidien fait de difficultés
de toutes sortes, loin de se laisser décourager, manifeste un sentiment
de sacrifice qui l'anime depuis avant son départ pour l'Afrique
lorsqu'il écrivait dans ce même poème :
« Ceux qui n'ont pas reçu mission pour les
cimes
102 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit., p. 15
Récolteront les petits bonheurs
légitimes.
Mais moi, j'engrangerai les joies du sacrifice103.
»
Ce sentiment d'abnégation exprimé dans ces vers
influe sur le mode de vie du spiritain à qui on reproche de n'avoir pas
accordé assez d'importance à sa santé. En témoigne
cette déclaration d'un de ces collègues, le Père Soul,
visiteur envoyé par la maison mère dans les missions de l'A. E.
F. :
« Ce jeune Père sorti du noviciat en plein
ardeur est exposé à négliger sa santé. Il fait de
longues courses à pied en plein soleil sans que cela paraisse lui
fatiguer. Il est négligeant pour faire préparer sa nourriture et
quand il lui arrive d'être seul à la mission, il donne, parait-il,
congé au cuisinier. Il se défend de tout cela, disant que la
négligence qu'on lui reproche ne vient pas du tout de l'esprit de
mortification, mais de que lui, il se trouve très bien et
n'éprouve pas le besoin de compliquer l'existence104.
»
Ce témoignage parmi tant d'autres semble confirmer son
ascétisme que défendent certains de ces homologues dont le
Père Ernoult qui, lui aussi, fut missionnaire au Congo après le
départ du Père Auzanneau. Cette vie d'ascète semble
d'autant plus probable que le missionnaire lui-même se dit ne pas
être l'esclave du confort105. Il établit un
lien entre son appel à l'apostolat à sa protection pour laquelle
il semble ne pas s'inquiéter :
« Mais, je sais, mon Dieu qu'il n'est pas De
sécurité pour nous hors de la place Que vous nous avez
préparé106. »
Tandis que les autres missionnaires ménagent leurs jambes
en se servant d'un tripoy107 lors de leurs tournées, le
Père Auzanneau, estimant que c'était trop confortable, se
contente
103 Ibidem
104 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit., p. 5
105 Idem, p. 169
106 ERNOULT, Jean, Op. cit., 1994, p. 7
107 Sorte de chaise à porteur. Le missionnaire s'y
installe et ses compagnons indigènes le transportent pendant le
trajet.
de son baton de voyage et l'aide de quelques
catéchumènes qui apportent sa valise-hotel et sa chaise
longue faisant office de lit.
Ces sacrifices sont consentis dans le but de servir Dieu, mais
aussi les Noirs à l'endroit desquels le missionnaire adopte une attitude
paternaliste lorsqu'il les prend pour ses fils. Mais, il semble que ce
paternalisme est bien perçu et accepté par le peuple de
Kibouendé. En effet, après s'être absenté pendant
treize ans, de 1941 à 1954, pour se faire soigner à Brazzaville
puis à Bordeaux, il est à peine de retour à Brazzaville
qu'une lettre portant la signature de la population de Kibouendé est
adressée au président de l'Association des Originaires de Kinkala
à Brazzaville pour lui demander de « bien vouloir se prosterner
devant Son Excellence Monsieur Bernard » afin d'obtenir le retour de ce
« brave prétre plein d'estime et de charme à la mission
» .
Ces propos ne pourraient que surprendre certains missionnaires
du XIXe siècle qui ont eu à faire face à
l'hostilité des peuples qu'ils évangélisaient, tel Mgr
Augouard qui, au début de son ministère au Congo, fut l'objet des
attaques armées de la part des populations locales108. Ce
fait que nous venons de citer témoigne donc qu'entre
l'évangélisateur et les évangélisés, s'est
tissé un rapport plutôt cordial. Par ailleurs, un
élément important de ce rapport est le comportement qu'adopte le
missionnaire vis-à-vis de ses fidèles qui rappelle celui d'un
père à l'égard de ses enfants. Le paternalisme du
Père Auzanneau est révélateur d'une mentalité dont
le missionnaire européen est porteur, thème qui fera l'objet du
nouveau chapitre de ce travail.
Dans un contexte de renouveau de l'oeuvre missionnaire
généré par des facteurs multiples, le père
Auzanneau, poitevin, spiritain, d'une certaine formation intellectuelle,
consacre son apostolat au service des Africains. Sa rencontre avec le monde
noir lui permettra de discourir sur l'espace et les habitants. La
deuxième partie de cette étude s'efforcera d'analyser ce discours
en tenant compte de l'environnement structurel dans lequel il était
conçu.
108 LAMOUR BECHET, Antoine, Op. cit., f° 23
DEUXIEME PARTIE:
L'AFRIQUE ET LES AFRICAINS : IMAGE D'UN CONTINENT DANS
LA CULTURE OCCIDENTALE ET SON REFLET DANS LES ECRITS DU PERE AUZANNEAU
Chapitre IV
LA CONSTRUCTION DE L'IMAGE DE L'HOMME NOIR DANS
L'IMAGINAIRE FRANCAIS
La représentation des Noirs dans l'imaginaire des
Européens a une histoire. Ce chapitre, sans vouloir reprendre cette
histoire qui, somme toute, est assez connue, se propose d'étudier assez
brièvement le mécanisme d'élaboration de cette image en
remontant des origines jusqu'au siècle des Lumières.
A- Le Nègre dans la pensée
médiévale
Au cours du Moyen Age, la connaissance de l'Europe sur
l'Afrique était fort confuse. On ne connaissait pas À ou à
peine À ce continent pourtant si proche. Ce qu'on disposait sur
l'Afrique en termes de connaissance était des éléments
géographiques et anthropologiques rudimentaires et souvent
légendaires. Les rares sources d'information sur le sujet remontaient
aux écrits d'Hérodote, du cinquième siècle avant
Jésus-Christ, et surtout à ceux laissés par Pline
l'Ancien, au premier siècle de notre ère.
Hérodote, après avoir fait de nombreux voyages
à travers la Grèce, l'Egypte et l'Asie mineure, présenta
les Africains comme des êtres se nourrissant de locustes et de serpents,
pratiquant le partage des épouses et communicant non à l'aide
d'un langage humain, mais de « cris aigus comme des
chauves-souris109. » Selon le grand historien grec,
considéré comme le père de l'Histoire, habitaient en
Afrique les animaux sauvages ainsi que des cynocéphales et des
acéphales. Les descriptions de Pline ne sont pas différentes de
celles de son prédécesseur. Solinus partage cette vision de
l'Afrique avec ses lecteurs du Moyen Age. Pour lui, les
109 HERODOTE, Histoire, Paris, 1949, t.4, cité
dans COHEN, William B., Français et Africains. Les Noirs dans le
regard des Blancs. 1530-1880. p. 22
Garamantes110 possèdent leurs femmes en
commun ; les Cynamolgies ressemblent à des chiens avec leurs «
longs museaux » alors que d'autres sont dépourvus de nez, de bouche
ou même de langue111.
S'ils restent limités, les textes de l'époque
s'accordaient néanmoins à présenter une Afrique
fantastique où l'on pouvait rencontrer les êtres les plus
incroyables et les plus divers. Les Africains, tels qu'on les imaginait,
étaient des monstres. Ce sont des êtres sortis des cauchemars.
Selon des légendes, ils furent des Cyclopes de plusieurs mètres
de hauteur, des unijambistes, d'autres ont des cornes au front, des queues au
bas du dos, certains n'ont qu'un oeil au milieu de la poitrine, d'autres sans
tête, on en connait même qui changent périodiquement de
sexe112.
Cette description imaginée de l'Afrique concorde au
sens donné à l'adjectif noir qui remonte, parait-t-il,
aux origines même du langage. Le noir évoque la terreur, les
ténèbres, l'obscurité, la tristesse, le malheur
; il signifie méchant, mauvais, impur, tout ce qui est
contraire au bien, mais aussi au blanc qui, lui, renvoie à la
lumière tout ce qui est pur, juste,
parfait...113 Le noir est assimilé à
la nuit, aux forces du mal. C'est la couleur de la faute et de la
saleté114. Ignacy Schas dans un article remarque ce qui suit
: « Il [le noir] personnifiera même, dans les
traditions populaires, le diable quoique à la suite des invasions
mongole, l'enfer gothique ait été peuplé de monstres
d'inspirations orientales115. »
110 Les Garamantes étaient un ancien peuple
libyco-berbère qui nomadisait, depuis le IIIe millénaire avant
notre ère, entre la Libye et l'Atlas plus particulièrement autour
des oasis de Djerma (nom moderne de leur capitale, Garama) et de Mourzouk. Leur
nom signifierait « les gens de la cité ». Ils faisaient partie
de cet ensemble de populations à peau sombre qui se distinguent des
négroïdes soudanais et des blancs méditerranéens. Il
est probable qu'ils auraient été encore plus au Sud, jusqu'au
fleuve Niger et la région de Gao
111 SOLINUS, Caius Julius, The excellent and pleasant work.
Londres, 1957 chap. 42 Cité dans COHEN, William B. Op. cit.,
p. 22
112 Cette description, on la doit à HOFFMAN,
Léon-François, Le nègre romantique. Personnage
littéraire et obsession collective, Payot, Paris, 1979, p. 16
113 Grand Larousse encyclopédique t. 7 p. 794
114 ECHE, Antoine, « L'image ethnographique africaine de
l'Histoire générale des voyages » in L'Afrique
du siècle des Lumières, savoirs et représentations
pp. 207-222
115 SCHAS, Ignacy, « L'image du Noir dans l'art
européen ». in Annales. Economie, Société,
Civilisation. 24e Année, N°4, 1969, pp. 883-893
La tradition chrétienne renforce cette idée en
associant à la couleur noire la représentation du
péché et de la malédiction divine. Etre noir est horrible
et révoltant. Saint Benoit de Palerme supplia Dieu de le rendre hideux
afin qu'il ne succombât aux femmes. Dieu l'a entendu et le transforma en
Noir et c'est ainsi qu'il devient saint Benoit le Maure116. Au
Moyen-Age, les expressions « le grand cavalier noir », « le
grand nègre » étaient des périphrases pour parler de
Satan dans les milieux chrétiens de l'époque.
Dans cette caractérisation du Nègre
précédemment présentée, Léon-François
Hoffman se rend compte d'une imprécision :
« Le Moyen Age ne différenciait guère
les Arabes des Noirs. Le mot nègre, d'origine ibérique, n'est
d'ailleurs pas attesté en français avant 1516, et c'est dans le
récit de voyage de Parmentier, que l'on signale son apparition. Le mot
est rare jusqu'au XVIIIe siècle. Jusque-là, on se contentait de
Maure, Africain, éthiopien, adjectifs purement géographique, ou
d'hommes neirs, adjectif descriptif qui n'est pas explicitement
péjoratif117.»
Cette confusion va jusqu'à assimiler sous le méme
vocable d'Afrique Noire, les PeauxRouges des Indes Occidentales nouvellement
découvertes.
Dans cet ouvrage consacré à l'image du
Nègre dans la littérature romantique, Léon François
Hoffman soutient que si la vision du Nègre dans la littérature
médiévale a été négative, elle n'avait pas
pour base le préjugé de couleur qui est l'apanage des temps
modernes. « L'Hellène se considérait certes
supérieure au barbare, le civis romanus à celui qui
l'était pas, mais l'infériorité des Cycambres, des Perses
ou des Ethiopiens était culturelle et non pas raciale. 118 »
Et méme si l'on peut commencer à remarquer un certain embryon de
racisme chez certains penseurs grecs qui cherchaient à justifier par la
biologie la distinction de caste ou de classe, la « conscience collective
» de l'Antiquité n'a pas été totalement atteinte.
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Consulté le 05 février 2011
116 COHEN, B. William, Français et Africains. Les
Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880. p 38
117 HOFFMAN, Léon-François, Op. cit., p.
20
118 Ibid. p. 2
Toutefois, dans la Chanson de Roland, l'auteur
évoque l'image des Nigres qui composaient les troupes de
l'Islam en parlant de Carthage, Garmalie et Ethiopie comme étant une
terre maudite ; il fait une très brève description des habitants
: « Leurs nez sont grands, leurs oreilles larges... »
Encore, nous dit Hoffman, c'est image n'est pas à assimiler
à un préjugé de couleur ni de race, puisque Jehan Bodel
emploie tout naturellement la même image en décrivant un des
protagonistes de la Chanson des Saisnes, écrit un siècle
plus tard.
Mais, dans l'ensemble, l'on est en présence d'une image
purement négative des Noirs fondée sur des a priori que l'on ne
cherche pas forcément à vérifier. Cette
représentation que l'on se fait du monde noir est partagée voire
légitimée par l'Eglise qui véhicule le mythe de la
malédiction de Cham qui proviendrait, selon Alphonse
Quenum119, des spéculations rabbiniques très
anciennes du IIIe au ye siècle. Ce mythe
constitue même le fondement biblique du racisme, car il fait de Cham,
l'ancêtre des Noirs, le maudit, qui devra être le serviteur de ses
frères Blancs, donc inférieur à eux. Le fils de Cham,
Chanaan, est le père de Kush dont descendent les
Ethiopiens120.
Ainsi est présenté le récit de la
malédiction de Cham :
« Noé commença à cultiver la
terre, et planta de la vigne. Il but du vin, s'enivra, et se découvrit
au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son
père, et il le rapporta dehors à ses deux frères. Alors
Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules,
marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur
père ; comme leur visage était détourné, ils ne
virent point la nudité de leur père. Lorsque Noé se
réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. Ft
il dit : Maudit soit Canaan ! Qu'il soit l'esclave des esclaves de ses
frères ! Il dit encore : Béni soit l'Éternel, Dieu de Sem,
et que Canaan soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de
Japhet, qu'il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave
! 121 »
Il n'est pas question ici de montrer le coté
erroné de cette interprétation auquel plusieurs ouvrages et
articles sont consacrés.122 Mais, il est intéressant
de remarquer que si l'explication est faussée, le mythe chamitique
arrive toutefois à être largement diffusé au point de
devenir
119 QUENUM, Alphonse, Les Eglises chrétiennes et la traite
atlantique du XVème au XIXème
siècle. p. 31
120 Cette descendance semble très douteuse par certains
auteurs dont Alphonse Quenum.
121 Genèse 9, 20 à 27, version Louis
Segond, 1910
122 Citons par exemple : LECUYER, J. « Libermann et la
malédiction de Cham. » dans Libermann de Paul Brasseur et
Paul Coulon. Le Cerf, pp 327, 362, 552 et QUENUM, Alphonse. Op cit.
une vraie doctrine traditionnelle. A noter que ce mythe
servait aussi à justifier les trois ordres de la société
médiévale en attribuant à la noblesse la descendance de
Japhet, aux clercs Sem et aux serfs Cham. L'importance accordée à
ce récit est telle qu'il arrive à modeler même les
comportements de grands missionnaires tout au long du XVIIIe et
XIXe siècle. On retrouve cette malédiction noarchique
sur les lèvres et dans les écrits de plusieurs
généreux fondateurs d'ordre missionnaire en évoquant sans
cesse le sort des enfants infortunés de Cham auxquels ils devaient
apporter le salut en Afrique noire123. Qu'est-ce qui a pu donc
favoriser cette diffusion ? A. Quenum attribue le succès de cette
exégèse à la fonction même qui lui était
attribuée : légitimer la traite des nègres. Pour
Hoffman124, elle était nécessaire pour résoudre
le problème de la couleur des Noirs, énigme de l'époque.
Les théologiens considéraient la noirceur des Africains comme
signe d'une malédiction divine. On pourrait ajouter à cette
explication, le besoin pour l'Occident de trouver un fondement à sa
prétention de supériorité justifiant ainsi sa «
mission civilisatrice » dans laquelle les missionnaires allaient jouer un
rôle majeur.
Toutefois, dès le XVIe siècle, on
commence par remettre en question cette explication de la couleur des Noirs qui
parait trop métaphysique. Jean Bodin dès 1572, commence à
se montrer très sceptique par rapport à cette théorie :
« J'ai peine à croire l'opinion que nous transmet certain
docteur, que ces hommes soient devenus noirs pas la malédiction de
Cham125. » Face à ce doute qui commence à
gagner les esprits des gens, il fallait trouver à la couleur des
Nègres et à son infériorisation À les deux
étant liées - d'autres explications ayant au moins une apparence
scientifique, mais qui sont tout aussi fausses.
Certains pensent que ce serait l'action de la chaleur du
soleil qui noircit l'épiderme : un Africain émigrant en zone
tempérée aurait peu à peu la peau blanchit ; le Blanc
subirait l'action inverse après un long séjour en Afrique. A
cette époque le recrutement des marins pour les mers du sud était
difficile, ces derniers craignaient de voir leur peau devenir noire sous les
rayons du soleil126. D'autres associent la couleur des Noirs
à l'humidité ambiante, à
123QUENUM, Alphonse, Op cit., p. 33
124 HOFFMAN, Léon, Op. cit., p. 46
125 BODIN, Jean, La Méthode de l'Histoire, p.
70. Cité dans HOFFMAN, Op. cit., p. 47
126 COHEN, B. William, Français et Africains. Les
Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880. p32
l'excès de sécrétion biliaire, à
l'usage de certains aliments127. Ils vont même jusqu'à
penser qu'en enduisant leur corps de peinture noire pendant leur grossesse, les
Africaines déterminent la couleur de leurs enfants. Cette explication
par le milieu naturel aurait affirmé normalement qu'il y a une
égalité entre les races, ne serait-ce qu'en théorie. Elle
est défendue par les monogénistes pour qui l'humanité
serait issue d'un seul couple géniteur. Les différences physiques
ne seraient alors que le résultat des facteurs externes venant du
milieu. Les polygénistes, quant à eux, pensent qu'il y aurait une
origine séparée des races, ce qui exclurait toutes
affinités, toutes parentés entre elles.
Tous ces débats sur la couleur de l'épiderme du
Noir montrent que pour les Européens, cette caractéristique du
Nègre est anormale, puisqu'ils ne manifestent pas autant
d'intérêt pour la leur considérée comme étant
la « norme ». Expliquer la noirceur des Africains par l'influence du
milieu revient à dire qu'à l'origine tout le monde était
blanc, l'homme est créé blanc et que le Noir est une
déchéance du prototype humain qui est l'homme blanc. Cette
dégénération exprimée dans la couleur de l'Africain
affecte, selon certains, ses capacités intellectuelles, mais aussi sa
physionomie ; d'oü une explication des traits
négroïdes128. Ces discours n'ont pour finalité
que de prouver que le Noir est inférieur au Blanc. Hoffman cite Jean
Meckel qui, après avoir disséqué deux Noirs, arrive
à la conclusion que le sang du Noir est différent de celui du
Blanc, montrant ainsi que ce dernier appartient à une autre
espèce. Idée qui sera développée et
systématisée plus tard par les racistes pseudo-scientifiques. On
y reviendra.
B- Le temps des grandes découvertes129
A partir de la deuxième moitié du XVe
siècle, les progrès de la technique navale, de la
géographie, mais aussi les nécessités économiques
poussent l'Europe à envisager de se tourner vers l'extérieur.
Surmontant leur peur d'une mer hostile et l'emprise des légendes qui
affirment qu'au-delà de l'horizon règne le vide, certains
individus quittent les rivages de la
127 A ce sujet, voir R. P. Jameson, Montesquieu et
l'esclavage, 1911, pp. 172 à 182
128 COHEN, B. William, Op. cit., p. 125
129 Nous entendons par temps de grandes découvertes, la
période située entre la fin du XVe et le début
du XVIIIe siècle
péninsule Ibérique pour se lancer à
l'aventure. C'est ainsi qu'après plusieurs tentatives avortées,
des portugais comme Diaz en 1487, Vasco de Gama en 1498 arrivent à
marquer l'histoire en passant comme les premiers véritables explorateurs
des cotes de l'Afrique : un nouveau monde s'ouvre alors à la
connaissance mais aussi et surtout à la convoitise des Européens.
L'Etat se méle profondément de la partie. Il ne s'agit plus
d'initiatives individuelles d'aventuriers, mais de la mise en place par la
couronne portugaise d'une véritable politique des découvertes. Au
même moment, le Genevois, Christophe Colomb découvre un continent
nouveau dont on ne soupçonnait pas l'existence jusqu'alors,
l'Amérique.
Dès lors, ces pionniers de l'exploration de l'Afrique,
seront suivis par de nombreux d'autres individus attrapés par ce que
l'on pourrait appeler une « fièvre du dehors », le
désir de connaitre l'étranger dont on parle beaucoup en des
termes qui suscitent la curiosité. Ces derniers feront une relation de
leur voyage pour livrer à leurs lecteurs l'étonnement qui fut le
leur en découvrant ces êtres si différents, si bizarres de
par leurs coutumes, leurs modes de vie, etc. Ces récits de voyages sont
exposés d'une manière qui n'est pas innocente puisque le
narrateur ne se contente pas de montrer la différence qui existe entre
le monde d'oü il vient et celui qu'il découvre, mais il cherche
aussi à montrer la « barbarie » de ces populations dans une
perspective d'infériorisation. Et ces voyageurs sont partis à la
rencontre de ces populations avec des images préconçues dans
leurs têtes, ce qui les empêche de faire une observation
réelle de leurs hôtes. Ces stéréotypes sont les
mêmes que l'on se fait de l'Afrique depuis le Moyen Age, puisque des
auteurs comme Pline que nous venons de citer furent très lus au cours de
cette période. William B. Cohen130 parle d'une
redécouverte de Pline au cours de cette période dont son
Histoire Naturelle connut six éditions entre 1450 à
1550. Donc, ces récits ne font que cimenter les images transmises par
l'Antiquité et le Moyen Age pour lesquelles l'Afrique se
réduisait à un pays peuplé de monstres et d'hommes
sauvages.
Toutefois, l'un des mérites de ces récits
consiste, d'une part, dans le fait qu'ils apportent des éléments
précieux pour éclairer l'histoire sociale et politique de
régions traversées par le voyageur, voire l'histoire des cultures
matérielles, de l'alimentation, des religions. D'autre part, ils se
révèlent fort utiles pour appréhender la mentalité
de l'époque puisqu'ils auront pour effet d'influencer l'imagination
collective non seulement des contemporains mais aussi des
générations à venir. Mais, on ne peut pas ignorer que ces
récits souffrent de deux
130 COHEN, William B., Op. cit., p. 130
problèmes majeurs : ils sont très
répétitifs et contradictoires. Certains auteurs se contentent de
plagier leurs prédécesseurs en empruntant des
stéréotypes déjà utilisés. Et, de plus, ils
considèrent tout fait observé comme représentatif de la
société dans son ensemble131.
On sait par ailleurs que ces écrits inspiraient
certains écrivains qui y trouvaient des sujets d'intrigues mais aussi
des renseignements sur les moeurs et les coutumes des peuples étrangers
pour traiter des sujets à caractère exotique.
Rabelais, auteur de la Renaissance, se trouve influencé
par cette même image de l'homme Noir élaborée depuis
l'époque médiévale. Dans Pantagruel, il avance
que « l'Affrique est coustumière toujours choses produire
novelles et monstrueuses132. »
Donc, l'idée d'une Afrique effrayante est encore
présente à la Renaissance.
Cependant comme le souligne William B. Cohen, c'est à
partir du XVIe siècle que le premier contact direct entre
Français et Africains allait avoir lieu. C'est à ce moment que
des marchands à la recherche d'ivoire, de gomme, d'or et d'esclave
commencent à explorer les côtes de l'Afrique occidentale. De ce
contact nait un « choc » oü l'étonnement pour les uns,
l'admiration pour les autres constituent la trame ; car le maitre-mot
convenable pour rendre compte de cette rencontre est l'incompréhension.
Toute la suite de ce rapport entre l'homme blanc et l'homme noir nous semble
découler de cette réalité.
Ce contact entre Français et Noirs eût lieu sur
le continent africain, mais aussi et surtout dans les colonies antillaises
établies dans les années 1620-1630. En 1625, le flibustier Pierre
Belain, sieur d'Estambuc, conquit la petite île de Saint-Christophe dans
le bassin de la Caraïbe. L'aventurier arrive à convaincre le
gouvernement français de la nécessité d'occuper les
îles avoisinantes. C'est ainsi que quelques années plus tard, la
Guadeloupe et la Martinique devenaient françaises. Saint Domingue,
habitée alors par des boucaniers, des flibustiers et des pirates
français, tombera en 1655 sous le contrôle de l'Etat
français. Ces territoires seront vite exploités par la main
d'oeuvre servile des noirs ramenés d'Afrique. La mise en esclavage de
ces derniers concorde avec leur infériorité tout en la
raffermissant. L'entrée en relation des Français avec les
Africains ne change pas réellement la donne.
131 Ibidem, p. 57
132 RABELAIS, Pantagruel, dans OEuvres
Complètes, t. 3, Paris, 1873, p. 19
L'idée que l'on se faisait du Continent noir demeure.
En 1648, Pierre Bergeron publie Les voyages fameux du Sieur Vincent Le
Blanc qui a eu un succès considérable avec plusieurs
éditions successives et des traductions en langues
étrangères comme Anglais et Hollandais. Le portrait qu'il dresse
des peuples vivant à l'intérieur de l'Afrique ne diffère
pas de celui du siècle précédent : « Il y a des
peuples si sauvages qu'ils ne scavent presque point parler, si salles qu'ils
mangent les entrailles des bêtes toutes pleines d'ordures sans les laver,
et si brutaux qu'ils ressemblent plutôt à des chiens
affamés qu'à des hommes qui ont l'image de la
raison133.»
Toutes ces images élaborées sur l'Afrique depuis
l'Antiquité ne sont que des images préconçues et
figées, et donc acquises en dehors de toutes expériences, sans
fondement précis. Paradoxalement celles-ci sont partagées par un
grand nombre de gens, si ce n'est l'ensemble. Ces représentations
collectives, telles qu'elles sont ici décrites, se trouvent
ancrées dans l'imaginaire des individus et influencent leur vision ainsi
que leur discours sur le monde noir.
Que nous léguera alors le XVIIIe siècle
à ce sujet ? Le siècle des Lumières va-t-il tout changer
ou, au contraire, continuer cette vielle tradition ?
C- Le siècle des Lumières: une image
persistante ?
A partir du début du XVIIIe siècle,
l'Afrique commence à pénétrer de plus en plus la
conscience collective des Français. C'est d'ailleurs durant cette
période qu'on assiste à une structuration de l'opinion publique,
étouffée pendant des siècles par le dogmatisme de la
religion qui ne proposait qu'une seule vision du monde à laquelle la
société était soumise et par l'absolutisme de la monarchie
de droit divin qui réprimait toute critique. A ces facteurs s'ajoute
l'accroissement du nombre de livres parus ; les lecteurs deviennent beaucoup
plus nombreux134.
133 BERGERON, Pierre. Les voyages fameux du Sieur Vincent Le
Blanc... p 5 [CD-ROM], consulté le 13/03/2011
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86186w/f11.image.r=.langFR
134 HOFFMAN, Léon-François. Op. cit., p.
49
Un intérét plus ou moins prononcé
commence à se manifester pour l'Afrique135. Les grands
écrivains du siècle, sous une forme ou sous une autre, accordent
une place au Noir dans leur oeuvre. Le nombre des Français ayant
visité le continent augmente petit à petit, le contact entre le
Blanc et le Noir se multiplie. Par conséquent, la question de l'Homme
Noir devient de plus en plus à l'ordre du jour dans la pensée
française. Il devient source de plusieurs interrogations venant des
domaines différents. Du point de vue religieux se pose la question de
savoir comment concilier l'Evangile et l'esclavage ; les scientifiques sont
devant un problème majeur : comment expliquer les différences
physiques existantes entre le Noir et le Blanc - notamment la question de la
pigmentation. Au plan esthétique, on se demande si les canons de la
beauté occidentale peuvent s'appliquer aux Africains.
Simple objet de curiosité autrefois, l'homme noir se
retrouve au centre des grandes questions que se pose l'Europe au tournant du
siècle. Ces réflexions sur l'Africain ont conduit à
plusieurs théories dont la systématisation du racisme. Certains
théologiens avancent l'argument passe-partout de la punition divine pour
justifier l'esclavage des Noirs, d'autres pensent que la pigmentation
foncée est un signe que Dieu avait mis sur Caïn. Les
problèmes que soulève l'Africain sont également traduits
par une attention portée aux nègres dans la
littérature mais aussi dans la politique.
Toujours est-il que le continent africain reste inconnu en
Europe. Les relations de voyage se multiplient, mais, comparativement aux
autres parties du monde dont l'ExtrêmeOrient, le Nouveau Monde, l'Inde,
elles sont très peu nombreuses. Les limites de cette connaissance
européenne de l'Afrique sont exprimées dans cette phrase qu'on
retrouve dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi
les hommes qu'écrit Jean Jacques Rousseau en 1754 : «
Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les
autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages
et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d'hommes que
les seuls Européens... 136» Dans le
CXVIIIIe des Lettres persanes, Usbek écrit à
son compatriote Rhedi : « Passons à l'Afrique.
135 Le Noir faisait partie du quotidien des Français.
Quelques milliers séjourneraient en France comme serviteurs ou artisans,
participant ainsi à la vie sociale. PASCAU, Stéphan. «
L'Afrique et les peuples exotiques vus par Henri-Joseph Dulaurens. (1719-1793)
» in GALLOUET Catherine (dir.) L'Afrique du siècle des
Lumières savoir et représentations. pp. 103-128
136 ROUSSEAU, Jean Jacques, « Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité parmi les hommes », in OEuvres
complètes tome IV, Paris, Pléiade, 1964, p. 212
On ne peut guère parler que de ses côtes,
parce qu'on n'en connoit pas l'intérieur137.» Ce
constat est aussi fait par le Père Labat lorsqu'il affirme que
« des quatre parties du monde, l'Afrique est celle dont la
circonférence est connue aussi exactement que le dedans l'est
peu138. » Dans la première édition de
l'Encyclopédie, l'Afrique est présentée en trente
lignes.
Cette ignorance avouée de l'Afrique n'avait pas
empéché les philosophes des Lumières de discourir sur le
continent et ses habitants. Jean Jacques Rousseau, dans l'Emile,
apporte des précisions sur le choix de son élève
à ses lecteurs. Il l'a choisi en France plutôt qu'ailleurs, parce
que, dit-il, « il parait encore que l'organisation du cerveau est
moins parfaite aux deux extremes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le
sens des Européens139. » Cette différence
que souligne ici l'auteur porte en elle la supériorité
prétendue de l'Européen. Elle est accentuée par cette
déclaration de Voltaire : « Si leur intelligence [en
parlant des Noirs] n'est pas d'une autre espèce que notre
entendement, elle est fort inférieure140.
» Bien qu'atténués, ces propos du philosophe
s'inscrivent dans une perspective d'animalisation de l'Autre légitimant
ainsi le mythe de l'homme blanc. Cette déshumanisation semble avoir
été nécessaire pour le Blanc qui devrait sentir le besoin
d'avoir une conscience nette face aux sévices tant physiques que moraux
infligés aux « races » jugées inférieures. Comme
le souligne ironiquement Montesquieu, une telle démarche se
révèle d'autant plus utile que l'Europe se dit chrétienne
et détentrice de la « bonne foi »: « Les peuples
d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû
mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à
défricher tant de terres. (...) Il est impossible que nous supposions
que ces gens soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes,
on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous mêmes
chrétiens141 . » Dans un article de
l'Encyclopédie, Diderot décrit les habitants de la
Côted'Ivoire comme étant des gens perdus dans la recherche
effrénée des plaisirs des sens, dépourvus de religion et
de culture.
137 MONTESQUIEU, Les Lettres persanes. Cité dans
HOFFMAN, Léon-François, Op. cit., p. 51
138 LABAT, Jean-Baptiste, Nouvelles relations de l'Afrique
occidentale... Cité par Catherine GALLOUET (dir.) Op. cit.,
p. 55
139 Page : OEuvre complète de Jean Jacques Rousseau.
http://fr.wikisource.org/wiki/Page:%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_de_Jean-Jacques_Rousseau_-_II.djvu/411
Consulté 02/04/2011
140 Voltaire, Essai sur les moeurs, Chapitre CXLI,
1756
141 Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, XV, 5,
cité par Léon-François Hoffman, Op. cit., p.70
L'Histoire naturelle de Buffon, ouvrage qui a eu une
très bonne réception à l'époque, peint un tableau
frappant de l'Africain. Sans avoir une connaissance approfondie du continent,
le naturaliste entreprend une caractérisation des populations
africaines. Il présente les Guinéens comme des êtres
plongés dans l'indolence, la paresse, qui n'en sortent que pour les
femmes. Les Africains sont à ses yeux dépourvus d'imagination et
incapables d'idées nouvelles, se contentent d'imiter leurs aïeux,
refusant tout progrès et tout changement. En outre,
épuisés par leurs trop fréquentes activités
sexuelles, ils sont incapables d'efforts physiques. Faute d'observations
réelles, le discours de Buffon ne fait que reprendre des clichés
partagés par son époque.
Parallèlement à cette vision purement
négative de l'Afrique qui entend justifier la mission civilisatrice de
l'Occident, se développe une littérature qui se dresse contre
l'esclavage, « symbole et scandale de l'obscurantisme des temps
passés142 .» Le Noir est considéré
comme un « bon sauvage » en puissance. Il prend l'image d'une victime
des absurdités de l'Europe qui refuse de reconnaitre sa pleine
humanité. Le mythe du noble sauvage fut exposé par les
abolitionnistes voulant montrer comment il était absurde d'asservir un
peuple aussi vertueux. Certains attributs positifs étaient
accordés aux non-Européens dont les Africains. Ce discours devait
modifier quelque peu l'attitude des Français envers l'Autre et
l'Ailleurs. La simplicité des Noirs, qui aurait été
considérée auparavant comme signe de leur bassesse, devenait
sujet d'éloge. La trame de vie de l'homme africain en accord avec la
nature devait servir d'exemple pour montrer aux Européens qui se disent
« civilisés » l'existence vertueuse que l'homme pourrait mener
dans un milieu plus simple et plus proche de la nature. Cependant, il faut se
garder de croire que cette théorie avait permis une
réhabilitation totale de l'homme noir. En effet, il y a une ambivalence
dans ce qu'affirment certains de ces écrivains. « Un même
auteur, écrit Cohen, pouvait entretenir simultanément
deux images contraires, celle du noble sauvage et celle du sauvage
avili143. » Le thème du noble sauvage a certes
été largement diffusé au XVIIIe siècle,
mais se révélait incapable de changer la façon dont les
Européens jugeaient l'Autre.
Dans cette même perspective, des Français ayant eu
l'occasion de vivre en Afrique proposent un autre tableau de leur pays
hôte. Ces cas sont très rares et ne vont pas être pris en
142 HOFFMAN, Léon-François, Op. cit.,
p.73
143 COHEN, William B., Op. cit., p. 114
considération étant donné que la vision
dominante les éclipse. On peut citer l'Histoire de Loango, Kakongo
et autres royaumes d'Afrique publié en 1776 par le père
Proyart. L'auteur s'appuie sur des observations personnelles et les
récits des confrères missionnaires au Congo. D'emblée, il
critique les récits qui induisent les lecteurs en erreur en leur donnant
une image fausse et négative des Africains. Il dénonce la
tendance des voyageurs qui ne connaissent que les régions littorales du
continent, à généraliser des comportements qu'ils
remarquent chez un individu. Selon lui, le mépris dont ces peuples sont
victimes de la part des Européens vient du crédit qu'on accorde
aux Mémoires des marchands et des négriers qui, à cause de
leur court séjour en Afrique, n'avaient pas le temps pour comprendre les
sociétés. Les auteurs qui s'inspirent de ces travaux dressent
à ceux qui leur lisent des « portraits d'imagination pour des
faits indubitables144. »
Proyart entend plaidoyer pour une autre connaissance de
l'Afrique basée sur des observations réelles et objectives :
« on ne peut connoitre à fond le génie d'une Nation
qu'en l'étudiant145. » Il refuse et
déconstruit certaines idées reçues de son temps. Pour lui,
l'Africain n'est pas paresseux de nature comme le veut l'époque, mais,
il se montre réticent devant un travail qui a priori ne présente
aucun profit. De plus, les conditions climatiques de ces régions
empêchent les habitants d'entreprendre des activités
régulières et continues. Il reconnait certaines qualités
chez l'indigène : ils sont doux, justes, polis146.
Si un commerçant Africain trompe un Français, c'est parce que dix
ans auparavant, il aurait été trompé par un Anglais. Loin
d'être choqué par les habitudes vestimentaires des Africains,
comme ce fut le cas pour les missionnaires qui l'ont
précédé et pour ceux qui lui succèderont, il
considère la nudité des habitants comme une exigence climatique.
La chaleur intense de ces contrées explique largement le fait que les
indigènes soient légèrement vêtus.
Son réalisme lui permet de comprendre pourquoi
l'évangélisation de l'Afrique rencontre des obstacles. Il ne faut
pas, selon lui, faire endosser la faute aux Africains, mais plutôt aux
missionnaires qui sont incapables d'une part de survivre dans de telles
contraintes climatiques et des maladies liées à ce contexte,
d'autre part de surmonter le problème linguistique. Il se
144 PROYART, Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes
d'Afrique. p. 58 [CD-ROM] consulté le15/03/2011.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104398b/f64.image
145 Ibidem
146 PROYART, Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes
d'Afrique. Op. cit., p.70
montre étonné de voir que dans « un
siècle qui ne prêche que raison et humanité se formulent
des jugements sans fondement réel147. »
Somme toute, le discours de Proyart essaie de prendre un peu
de distance par rapport à la logique dominante qui veut faire de
l'Africain un creuset où se réunissent toute sorte de
dépravations. Ce regard distancié que porte l'auteur sur
l'Afrique pourrait marquer une discontinuité dans la construction de
l'image nègre en Occident, si elle n'était pas une voix parmi les
mille voix. Autrement dit, seule, elle était trop faible pour renverser
cette vision de l'Afrique « barbare » élaborée depuis
des siècles.
Au final, le XVIIIe siècle partage une
vision double de l'Autre non-Européen et donc, de l'Afrique. Entre un
discours qui avilit le « sauvage » et un autre qui l' « anoblit
», la conception des Lumières du monde noir semblerait osciller.
Toutefois, force est de constater que s'il y a eu une tendance à mieux
juger l'Autre qui se dessine dans l'imaginaire des Français au cours de
cette période, la pérennité d'une image
infériorisante mise en chantier depuis des siècles l'avait
surpassé et s'était imposée aux dépends de cette
velléité réformiste.
Il convient maintenant de se demander quel rapport entreprendra
cette vieille représentation de l'Afrique avec celle que livrera le
Père Auzanneau à ses lecteurs.
147 Ibidem, p. 66
Chapitre V
LES NOIRS DANS LE REGARD D'UN BLANC
A- Quand le père Auzanneau décrit,
interprète la culture des " indigènes ».
L'évangélisation de l'Afrique constitue une mise
en contact de l'Occident avec un Autre dont la différence frappe son
attention. Les récits du Père Auzanneau se situent dans ce
contexte. Plus que des lettres qu'il expédie à sa famille, les
écrits du missionnaire s'apparentent aux récits de voyage des
explorateurs et des administrateurs coloniaux décrivant les moeurs et
les coutumes des populations locales à un public occidental. Ce faisant,
le Poitevin s'improvise anthropologue culturel.
Dès le 2 février 1926, date où il laissa
Bordeaux, le Poitevin commence à écrire des lettres à
l'intention de sa famille pour lui expliquer les moindres détails de son
périple. Après une escale à Dakar, c'est à Conakry
que l'embarcation s'arrête pour se ravitailler. A partir de cet
arrêt, le missionnaire semble reléguer au second plan les faits
concernant le voyage, pour fixer son attention sur les traits culturels propres
aux habitants de la région. D'emblée le narrateur
s'intéresse aux diverses activités de la ville qu'il
décrit en soulignant sa similitude avec son pays et précise
toutefois que «l'ensemble a tout de même une couleur
africaine148 .» Quant à la tenue vestimentaire des
indigènes, il écrit : « On fait en général
l'économie de chaussure ; j'ai vu une équipe d'ouvrier qui
chargeaient une route de cailloux pointus, les orteils à
découvert149. » Observateur assidu, rien
n'échappe à son attention. Il se concentre
particulièrement sur les musulmans dont il parle en des termes plus ou
moins déplaisants : " Dans la rue, on voit des musulmanes qui se
promènent nonchalamment en se curant les dents, d'autres sont assises
sur le pas de leur porte devant un petit étalage de cacahouètes,
de pistaches ou d'oranges... On voit trainée, par deux petits chevaux
secs, une voiture à roues caoutchoutées où est assis un
riche musulman grave comme un pape150. » Il
148 « Lettre du 7 février 1926 », cité
par ERNOULT, Jean, Le Père Joseph Auzanneau (1897-1967) Au jour le
jour à Kibouendé. Correspondance 1926-1941,
Congrégation du Saint-Esprit, 1996, p. 15
149 Idem
150 Idem
faut comprendre que si le missionnaire a pu tenir un tel
discours en parlant des musulmans, cela est dû en grande partie aux
différences doctrinales qui opposent les deux religions, mais aussi
à l'idée qu'un missionnaire chrétien se fait d'un
musulman. En effet, comme le souligne Bernard Salvaing, aux yeux des
missionnaires, l'Islam est " entièrement dépourvu de
spiritualité et tolère des superstitions ` primitives' que celles
du paganisme151. » A ce titre, ils le considéraient
comme un concurrent de taille, vu qu'il parait plus proche de la civilisation
africaine que le christianisme. Obstacle à l'oeuvre
évangélisatrice des Noirs, la religion musulmane est
perçue comme un des défis des apôtres dans le continent
africain.
A leur arrivée à Conakry, comme ils le feraient
peut-être pour toute autre embarcation de Blancs, les indigènes
viennent les accueillir. Les mots utilisés pour faire part de cette
réception ne sont pas innocents : " Les Noirs venus avec leur barque
grimpent sur notre bateau à l'aide d'un code avec une adresse de
singe152. » La comparaison des Africains avec des animaux
est très récurrente dans les lettres du Père Auzanneau.
C'est aussi une attitude courante de son époque153.
Le missionnaire ne cache pas son étonnement quand il se
rend compte que les coutumes africaines sont fort différentes de celles
de l'Europe: « Comme la vie de ces populations diffère de notre
vie européenne ! Tout est simple chez eux ! 154»
Cela explique sans doute pourquoi il ne laisse passer aucun détail sans
le noter. Cette distance qu'il constate entre les deux cultures est
exprimée dans un discours teinté d'européocentrisme qui
fait de lui l'homme de son temps. En effet, comme cela se faisait dans les
récits de voyage du XIXe siècle, tout contraste
observé entre les deux mondes est perçu comme une anomalie,
l'Europe étant la « norme ». Auzanneau ne parvient pas
à s'affranchir de cette attitude que l'on qualifie d'ethnocentriste en
affirmant, après avoir cherché vainement dans les brousses
congolaises des choses qu'il connaissait en France, qu'« au Congo tout
se passe à l'envers155. »
151 SALVAING, Bernard. Les missionnaires à la
rencontre de l'Afrique au XIXe siècle, L' Harmattan 1995, p. 170
152 « Lettre du 7 février 1926, 5h »,
cité par ERNOULT Jean, Op. cit., p.16
153 supra
154 « Lettre du 8 mars 1926 », cité par ERNOULT
Jean, Op. cit., p. 25
155 « Lettre du 26 juillet 1926 », cité par
Ibidem p. 36
L'écart culturel est aussi exprimé dans un
langage pitoyable et ironique dont le rôle serait sans doute de susciter
des dons pour son oeuvre missionnaire et faire sourire ses
lecteurs156. Ses ironies qu'il utilise souvent expliquent comment le
Poitevin, de par sa mission et sa qualité d'européen, est
incapable d'accepter le décalage qui existe entre les deux cultures.
Sous un ton humoristique, il décrit à sa famille la façon
dont les femmes africaines portent leurs enfants sur leur dos avant qu'il ne se
pose la question : « Où sont nos voitures pour
bébés avec capotes garde soleil ? 157»
Toutefois, il faut remarquer que déjà, s'il
dépeint certains traits de la coutume des indigènes par rapport
au système de référence qui est le sien, le père
Auzanneau se démarque de ses devanciers qui ont eu tendance à
tout condamner chez les populations noires. L'on peut déjà voir
chez lui une certaine volonté d'être objectif, mais qui n'a pu
être manifestée sans qu'il ne se fût
débarrassé de cette prétendue supériorité
que l'Européen se faisait de sa culture. Il faisait preuve d'une
certaine ouverture d'esprit quand il se dit en 1931, après cinq
années passées au pays, qu'il devient « vieux
congolais158 ». De plus, il a cru nécessaire d'apprendre
la langue des indigènes ; ce qui est déjà nouveau quand on
sait que durant la première moitié du XIXe
siècle, les missionnaires catholiques dont la Société des
Missions Africaine de Lyon qui s'étaient installés au Dahomey se
montrèrent un peu récalcitrants face à l'apprentissage de
la langue des Dahoméens qui pourtant était une
nécessité159.
Cette description physique de certains éléments
de la coutume des indigènes sont complétées par des
observations qui sont plutôt d'ordre moral, c'est-à-dire
chrétienne, dont certains aspects ayant rapport au fonctionnement de la
famille africaine, comme par exemple, la polygamie.
156 Ce ton humoristique qui est très perceptible quand
il parle des Noirs et de leur mode de vie n'est pas propre au missionnaire. On
retrouve fréquemment cette attitude dans les récits de voyages
des Français qui avaient été visiter certains pays
d'Afrique. Selon Yves Monnier cet air comique qui accompagne la description des
moeurs de l'indigène chez les voyageurs européens à pour
but de « dépénaliser » l'homme blanc et de
« pérenniser le trait de caractère » des
Africains. MONNIER, Yves, L'Afrique dans l'imaginaire français (fin
du XIXe siècle-début XXe siècle).
L'Harmattan, 1999, p. 52
157 « Lettre du 15 novembre 1926 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit, p. 45
158 « Lettre du 3 décembre 1931 », cité
par Ibidem. p. 137
159 SALVAING, Bernard. Op. cit., pp. 126-127
Les missionnaires en général ont tous
condamné énergiquement ce « vice fondamental » de
l'Africain que représente la polygamie. Celle-ci fut traitée, de
la même façon qu'on avait considéré la culture
africaine dans sa totalité, comme la manifestation de l'oeuvre du
diable. En effet, comme souligne Georges Balandier, elle « symbolise
l'incompatibilité fondamentale entre le christianisme importé et
la civilisation autochtone 160». Contraire aux prescrits
du Nouveau Testament, ce trait caractéristique de la culture des
autochtones est considéré par les missionnaires comme l'un des
maux à éradiquer dans les sociétés africaines.
L'explication donnée à cette pratique est constituée de
stéréotypes aussi répandus que caricaturaux, faisant du
Noir un être dominé par ses instincts, soumis à « des
appétits grossiers » et encouragé par l'Islam. Ainsi, la
position des missionnaires à propos de la polygamie se
révèle-t-elle moraliste et polémique : elle rend
responsable le caractère immoral du « Nègre » et
l'Islam, l'adversaire du christianisme dans le continent.
Par la diffusion du christianisme, les missionnaires devaient
détruire ce modèle de famille pour le remplacer par le
modèle chrétien. C'est dans cette lutte que le spiritain va
consacrer toute son énergie.
La polygamie, pratique très forte au Congo, est un
phénomène plus rural qu'urbain. Car, à mesure que l'on
s'approche des villes elle devient de plus en plus rare, la vie urbaine
étant plus exigeante que celle de la campagne. Le Père Auzanneau,
qui exerce son ministère dans les brousses congolaises, devait faire
face d'avantage à cette pratique. D'emblée, le missionnaire se
montre stupéfait du nombre important de femmes qu'un homme peut avoir.
Il donne l'exemple d'un chef possédant trente femmes qui se dispose
à en trouver d'autres.161 Pour le Père, dans les
familles polygames, les femmes sont exploitées pour leur corps et leur
force de travail, tandis que les hommes s'adonnent à la paresse. Il
parle d'un autre « chef qui, à l'heure qu'il est, ne sait pas
le nombre de femmes qui viennent peupler sa basse-cour162. »
Cette métaphore, et bien d'autres, par laquelle, il associe la
femme à un bien, mais pas n'importe quel bien, un animal, traduit sa
vision négative du phénomène.
160 BALANDIER, Georges, La vie quotidienne au royaume de
Kongo, du XVIe au XVIIIe siècle. Paris, Hachette, 1965, p. 260
161 « Lettre du 19 septembre 1933 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 188
162 « Lettre de décembre 1933 », cité par
Ibidem, p. 196
La polygamie est vue comme un des éléments
responsables de la « dégradation » de la femme africaine.
Celle-ci devient « objets de rapport, elles [les fillettes]
sont données ou promises parfois dès leurs
naissances à un homme qui, par contre, verse la dot à la famille.
Parfois, elles servent à libérer leur famille endettée
vis-à-vis d'un particulier163. » Véritable
facteur d'abaissement de la gente féminine, le Père Auzanneau qui
se montre particulièrement gagné à la cause des femmes par
ses prises de positions en leur faveur lors des palabres et l'attention qu'il
porte à elles, condamne a fortiori une telle pratique.
Des auteurs comme Bernard Salvaing164, fournissent
des explications qui sont plutôt d'ordre culturel à ce
régime matrimonial. Dans un article consacré à la vision
de la femme dahoméenne par les missionnaires, il montre que la polygamie
est une nécessité pour les hommes qui, selon leurs coutumes, ne
doivent pas avoir des relations sexuelles avec leur
femme durant la période où celles-ci allaitent un
enfant, période qui peut s'étendre jusqu'àtrois
ans. Donc, l'homme qui ne se sent pas capable de rester durant toute cette
période sans
avoir aucune relation sexuelle avec sa femme, se trouve dans une
nécessité d'avoir plus d'une femme, ce qui lui permettra de ne
pas déroger à ce principe.
A ce besoin de conjuguer respect de la tradition et exigence
biologique, s'ajoutent d'autres éléments permettant
d'appréhender le phénomène sans aucun souci moral ni
moralisant : l'aspect économique mais aussi l'aspect relationnel de la
question sur lesquels met l'accent Bernard Nantet qui voit dans la polygamie
« un phénomène social dont la fonction première
dans les sociétés traditionnelles serait économique et
viserait pour le clan du mari à nouer des alliances avec des clans
voisins165. » Catherine Coquery-Vidrovitch approfondit ce
point de vue en montrant que puisque les fondements de ces
sociétés de subsistance dont le surplus est médiocre ou
inexistant et toujours menacés par les aléas d'une
pluviométrie irrégulière restait la production des vivres
assurée en règle générale par les
163 « Lettre du 11 avril 1926 », cité par
Ibidem, p. 27
164 SALVAING, Bernard, « La femme dahoméenne vue
par les missionnaires: arrogance culturelle, ou antiféminisme
clérical? » in Cahiers d'Études Africaines Vol. 21,
Cahier 84 (1981), pp. 507-521.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cea_0008-0055_1981_num_21_84_2284.
Consulté le 20/01/11
165 NANTET, Bernard, Dictionnaire de l'Afrique. Histoire,
Civilisation, Actualité. Larousse, 1999, p. 251
femmes de la famille, « plus de femmes signifie donc
plus de terres cultivées166. » Elle souligne, par
ailleurs, que cette fonction permet de voir dans la femme Africaine un
instrument de production et de reproduction, car « plus de femmes
signifie aussi plus d'enfant et donc un lignage plus fort ; les filles
deviendraient à leur tour productrices, les garçons par leur
mariage attireraient des épouses qui accroitraient les cercles et
l'impact social du groupe en démultipliant les forces
productives167. »
Aborder la question de la polygamie nécessite que l'on
s'intéresse aussi à la question de la famille dans les
sociétés africaines, les deux étant liées. En
effet, cette question préoccupa les missionnaires du XIXe et
le père Auzanneau se montre aussi intéressé par le mode de
fonctionnement de cette microsociété. En tant qu'agent de la
civilisation, - et ce n'est pas le commerçant ni le militaire ou
l'administrateur qui sont à priori chargés d'une mission dont
tout caractère intemporel est à écarter, c'est
l'envoyé de Dieu pour sauver l'Afrique de toutes dépravations, -
la famille devait être au centre de son intérêt pour le
salut des Africains. Cette entité est d'autant plus importante pour le
missionnaire que son rôle d'agent socialisateur semble vital pour la
transformation des moeurs de la société, ce pour quoi il
oeuvre.
Dans ses écrits, non seulement il met l'accent sur la
différence existant entre ce modèle familial et celui qu'il
connut en France, mais il informe à ses lecteurs du combat qu'il
mène pour changer ce type de famille et le remplacer sinon typiquement
par le modèle européen du moins quelque chose qui lui ressemble.
Travail qui se révèle non moins ardu, puisque en tant
qu'élément relevant de la tradition des habitants, la polygamie
fait partie de ce que l'on pourrait appeler le « gène social »
de ces populations. Car même ceux qui arrivent à être
convaincus par la religion chrétienne ne peuvent pas tous se
débarrasser facilement de ces caractères propres à leur
identité de peuple : à plusieurs reprises, le missionnaire fait
mention des chrétiens qui « récidive » en
possédant plus d'une femme. Et méme ceux qui arrivent à le
faire, s'exposent à des problèmes qu'ils rencontrent avec les
membres de leur famille. C'est ce qui provoque beaucoup de problème lors
des conversions de certains individus ou la venue de certaines femmes
déjà engagées dans une relation conjugale à la
mission. Le cas échéant,
166 COQUERY-VIDROVITCH, Catherine, Les Africaines. Histoire
des femmes de l'Afrique noire du XIXe au XXe siècle. PUF, «
Des Jouqueres », p. 33
167 Idem p. 33
le père doit faire face à une série de
disputes opposant la famille de la femme et son ancien mari autour de la
question de la dot.
La dot à l'africaine est, sans nul doute,
différente de celle pratiquée en Europe. Les raisons qui les
sous-tendent sont évidement les mêmes, car elles visent toutes
à satisfaire une exigence traditionnelle qui veut que le futur mari
offre un bien à la famille de celle qui deviendra sa femme. Mais
à la différence de la dot européenne qui ne précise
pas lequel des deux sexes doit présenter le cadeau à la famille
de l'autre, en Afrique, c'est exigiblement la famille de la femme qui
reçoit de la part de l'homme. Maurice Delafosse étudie cette
question dans son ouvrage Les Noirs de l'Afrique168,
il précise que ce don « varie énormément
selon les pays et selon la condition des futurs époux, pouvant aller, de
plusieurs milliers de francs à un objet qui ne vaut que quelques
centimes ; dans ce dernier cas, il n'y a plus que l'accomplissement d'une
simple formalité, exigée par le respect des traditions
coutumières169. »
Une autre particularité de la famille africaine
réside dans le fait que les fiançailles se font « de
bonne heure et on ne les [les fillettes] présente pas leurs
fiancés. Chez les païens, ajoute-t-il, on les marie
à huit ou à dix ans170. » Il arrive
même que la prétendante ignore le nom de son futur mari. Celui-ci
peut être « un païen qui en a plusieurs autres. »
L'imbrication de la dot, telle qu'elle se fait en Afrique, et du mariage «
prématuré » ne fait qu'aggraver la perception du
missionnaire de ces valeurs de la civilisation africaine. Ils paraissaient
d'autant plus débauchés que la pratique méme de la dot est
en voie de disparition en France à l'époque où vivait le
Père171.
Dans une moindre mesure, on peut associer cette
représentation que se font les missionnaires de la dot à
l'idée qu'avait l'Europe de la sexualité des Nègres,
laquelle remonte
168 Maurice Delafosse (1870-1926) fut administrateur colonial,
africaniste et ethnologue français.
169 DELAFOSSE, Maurice, Les Noirs de l'Afrique, avec quatre
cartes. Collection Payot, Payot et Cie, Paris, 1922,
p105.
http://classiques.uqac.ca/classiques/delafosse_maurice/noirs_afrique/delafosse_noirs_afrique.pdf.
Consulté 19 /02/2011
170 « Lettre du 3 février 1927 », cité
par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 48
171 Voir à ce sujet GROPPI, Angela, FINE, Agnès
« Femmes, dot et patrimoine » dans CLIO. Histoire, femmes et
sociétés, no 7, 1998, 7 | 1998, mis en ligne le 21 mars
2003, Consulté le 19 février 2011. URL :
http://clio.revues.org/index342.html
très loin dans le temps mais qui persiste à un
certain niveau à l'époque oü vivait le prêtre. En
effet, comme on a vu plus haut dans le texte, les Noirs étaient vus
comme des êtres immoraux ayant une vie sexuelle totalement
dépravée. Cette image a permis aux Occidentaux d'affirmer
l'existence des êtres « drôles » à
l'intérieur du continent africain. Toutefois, il est important de
souligner que le Père Auzanneau, contrairement à ses devanciers,
ne voit pas dans les moeurs africaines que la traduction de leur «
dégénérescence morale ». Pour lui, la dot
répond principalement à une exigence économique.
Néanmoins, il s'acharne à ne voir que cet aspect de cette
institution au point de considérer les fillettes comme « un
cheptel de prix172. » En réalité, à
comprendre les lettres du missionnaire, l'on se rend compte que les
accordailles des fillettes épargnent les parents de certaines
dépenses liées au besoin de leurs progénitures, comme
l'achat des pagnes par exemple. Mais l'explication du phénomène
ne se résume pas à cet aspect particulier. Cette tendance
à ne faire de cette pratique que l'expression d'une entreprise marchande
où la femme est considérée comme un objet fut
celle de son époque. C'est pourquoi Delafosse dont l'ouvrage date de
1922 entreprend un plaidoyer contre cette conception pour montrer qu'il s'agit
bien d'un fait coutumier qui ne fait pas de la femme la propriété
de son mari : « Il n'y a pas, comme on l'a prétendu à
tort, achat de la femme par le mari, puisque l'épouse ne cesse pas
d'appartenir légalement à sa propre famille et ne devient
nullement la chose de l'homme qu'elle a épousé173.
»
Encore une spécificité de la dot à
l'africaine est que la caution versée à la famille de la future
épouse n'appartient pas définitivement à elle, car il
suffit qu'il y ait divorce pour que ce bien soit réclamé. Ces
réclamations donnent lieu à de violentes disputes que
résout parfois calmement le Père en restituant lui-même la
somme de la dot à l'ex-époux quand il n'arrive pas de
régler l'affaire par l'arme du discours. En remboursant lui-même
la dot, le prêtre ramène la fille (enfant ou adulte)
séparée de son mari à la mission. Mais une telle pratique
devient finalement incompréhensible pour cet Européen ; il ne
ménage pas ses termes : « Je suis en train de conclure un
marché, je peux dire avec des maquillons qui, consentent à me
céder une bête à condition que je mette le prix fort. Mais
cette bête, ce n'est ni une chèvre, ni une bourrique, c'est une
fillette174.»
172 « Lettre de 11 novembre 1932 », cité par
ERNOULT, Jean Op. cit., p. 167
173 DELAFOSSE, Maurice, Op. cit., p. 105
174 « Lettre du 19 novembre 1933 », cité par
ERNOULT, Jean. Op. cit., p. 192
Ces mots témoignent du dégoût que cet
usage suscite chez le spiritain. Ils traduisent aussi sa volonté de
faire comprendre à ceux qui le liront l'inhumanité d'un tel acte.
C'est dans ce méme objectif que le spiritain s'est donné la peine
de caractériser la mentalité des Noirs pour ses lecteurs qui
probablement n'avaient pas eu l'occasion de côtoyer suffisamment un
Africain pour le connaitre.
B- Le Noir, qui est-il ?
La réflexion sur la nature de l'Autre fut un
thème prédominant de la littérature de voyage du
XVIIIe siècle. Ces récits qui sont parfois plus
imaginaires que réels fascinèrent les esprits. Les auteurs se
sont évertués à peindre à leur public occidental un
portrait de l'Etranger pour satisfaire leur curiosité. Dans cette
perspective, l'accent est surtout mis sur les éléments de
différenciation qui fait de l'être décrit, un
étrange par rapport à la trame de vie de l'Europe. Tout
se passe à travers une logique manichéenne faite de
supériorité et infériorité, humanité et
animalité, civilisation et sauvagerie. Les missionnaires de leur
côté adoptent une démarche similaire qui consiste à
présenter un tableau sombre du monde païen, procédé
qui leur permettra de légitimer leur travail, recueillir des dons venant
des chrétiens d'Europe et susciter d'autres vocations. Les Africains ont
été les plus touchés par cette formule d'autant plus, on
l'a vu, qu'ils furent source de questionnement pour l'Occident.
Le Père Auzanneau s'efforce à travers ses
lettres de brosser le portrait de l'homme noir en insistant notamment sur ses
caractéristiques physiques et psychiques. A propos de la constitution
corporelle des Africains, il écrit à sa famille : « Le
crâne et le cou des Noirs ne sont pas faits comme les
nôtres175. » Il est notable que dans cette
comparaison, même si la référence reste le Blanc, il
n'établit pas explicitement un rapport de supériorité
entre le comparant et le comparé. Mais, il parait que cette prudence ne
persistera pas longtemps quand plus tard il identifie les Noirs à des
« grands enfants176. » Descendre les
indigènes au stade de l'enfant, lui permet d'une part de justifier
l'attitude paternaliste qu'il adoptera à leur endroit, d'autre part,
d'affirmer dans une certaine mesure leur inégalité, sinon leur
infériorité, par
175 « Lettre du 11 décembre 1927 », cité
par Ibidem, p. 64
176 « Lettre du 23 juillet 1933 », cité par
Ibidem, p. 184
rapport aux Européens. Ce qu'il fera plus clairement en
montrant la dissimilitude existant entre les capacités intellectuelles
du Noir et celles du Blanc : " Les Noirs dont la logique ne suit pas les
mêmes chemins que les nôtres, ne s'embrassent pas de ce qui est
contradictoire. Mais on entend tellement de raisonnements et d'arguments
baroques qu'on ne s'en casse pas la tête.177 » Et il
renchérit en avouant que ce n'est pas aisé de diriger «
des bandes de Nègres qui ont une calebasse à la place de la
tête178. »
Le Noir apparait sous la plume du spiritain comme un
être doué d'une paresse très prononcée. D'ailleurs,
c'est un thème qui est assez largement développé à
travers sa correspondance. Il se sert de l'humour pour expliquer cette attitude
chez les indigènes : « Ils trouvent que la terre est trop basse
et qu'il faut se courber. Ils aiment mieux s'allonger dessus de tout leur
long179. » Pour le prédicateur, les Noirs qui ont
« la spécialité d'avoir la force de l'inertie
180» peuvent se montrer moins indolents quant il s'agit
d'initiatives privées. Leur égocentrisme les amène
à négliger la cause commune au profit des avantages exclusifs :
« pour des questions d'intérêt particuliers, ils iraient
au bout de l'Afrique; dès qu'il s'agit d'intérêt
général, il n'y a plus de personnes181. »
Ces gens d'une " insouciance native » méritent qu'on les
assiste pour qu'ils s'améliorent. Il y a ici un certain optimisme dans
la vision du prêtre quant à l'avenir des Congolais. Cette foi dans
le devenir des christianisés est indispensable pour l'entreprise
elle-même. A quoi aurait-il servi à un Français de laisser
son pays pour aller oeuvrer dans les brousses congolaises, s'il n'avait pas eu
l'espoir dans la réussite de son travail ? Cette attitude n'est pas
nouvelle, puisqu'au départ tous les missionnaires ont cru en la
possibilité de changer l'homme à évangéliser. C'est
dans cette double vision que le Noir fut appréhendé : tout en
condamnant sa nature, ses coutumes, les apôtres gardaient en vue
l'espérance de le voir transformé sous l'influence de la
civilisation européenne.
Sur le tableau de la représentation que dresse le
Père de l'homme Noir, à côté de leur paresse se
situe leur mendicité. Ne voulant pas travailler, ils sollicitent sans
cesse des choses
177 « Lettre du 21 juin 1927 », cité par
Ibidem, p. 157
178 « Lettre de 2 décembre 1939 », cité
par Ibidem, p. 242
179 « Lettre du 30 octobre 1933 », cité par
Ibidem, p. 191
180 « Lettre du 16 octobre 1928 », cité par
Ibidem, p. 1928
181 Idem
de la part du missionnaire : " Ils ne manquent jamais
darguments pour nous tirer quelque chose182. » Cette
habitude semble marquer profondément leur caractère, car, dit-il,
« parfois ils demandent sans être réellement dans le
besoin183 », et formulent des requêtes qui sont
impossibles à agréer. Sur ce point, ils sont insatiables : «
plus on donne au Noir, plus il en réclame184. »
Il parait que certaines fois, il arrive sinon à les satisfaire
totalement du moins il parvient " à contenter un plus grand nombre
de [ses] mes sauvages185. » Pour une fois, le
Père Auzanneau leur attribue un talent : " Le Noir s'y connait dans
l'art de vous extorquer quelque chose; il est excusable évidemment, car
il ne se rend pas compte ; le Père doit trouver le moyen de faire
matabiche186. » De plus, ils ne sont pas sincères,
« ils mentent comme ils respirent 187». A travers
ses écrits, on peut voir que le spiritain éprouve un sentiment de
méfiance vis-à-vis des indigènes. Il l'avoue
lui-même en disant qu' « on peut avoir confiance en eux autant
dans une planche pourrie188...! » Et d'ajouter sous un ton
plein d'humour : « Les Blancs qui fabriquent des appareils d'optique
très précis feraient bien d'inventer une lunette à voir la
vérité dans le coeur des Noirs à l'usage des
missionnaires. J'en ferais bien vite une commande189...
»
Le Père Auzanneau offre une image des Noirs
également à travers sa description de leurs conditions de vie.
Quand il fait référence à l'habitat oü vivent les
Congolais, il fait usage des mots comme « taudis ", « cases ", etc.
Faisant le récit de sa journée à sa famille, il leur dit :
« Je suis allé administrer un malade que j'avais comme
élève à M'bamou, je ne puis pas vous faire la description
du taudis où il se consume, se pourrit, faudrait-il dire. Ça vous
ferait lever le coeur. " Décrits comme des « nonchalants ",
des « insouciants ", les Noirs négligent ou ignorent certaines
règles d'hygiène, « ils ne connaissent pas la
propreté, l'ordre, la prévoyance190... » Ce
sont des misérables, vivant dans la crasse, le désordre. Bref,
l'insalubrité, c'est le terme convenable qui résume le mode de
vie de ces individus. Mais, le
182 « Lettre du 6 juillet 1933 ", cité par
Ibidem, p. 119
183 « Lettre du 18 novembre 1931 ", cité par
ibidem, p. 135
184 « Lettre du 27 février 1927 ", cité par
ibidem, p. 49
185 « Lettre du 31 mai 1929 ", cité par Ibidem,
p. 88
186 « Lettre du 25 au 28 novembre 1928 ", cité par
Ibidem, p. 77
187 « Lettre du 5 novembre 1926 ", cité par
Ibidem, p. 43
188 « Lettre du 18 février 1933 ", cité par
Ibidem, p. 175
189 « Lettre du 7 janvier 1932 ", cité par
ibidem, p. 141
190 « Lettre du 10 février 1930 ", cité par
Ibidem, p. 95
missionnaire oeuvre pour le changement du statu quo
non sans difficulté : " Il faut bien des paroles et de la
persévérance pour leur inculquer un peu de goût. Avec les
écoliers que nous avons toujours au près de nous à la
mission, ce n'est pas sans mal qu'on arrive à les former à ces
petites vertus de la vie ordinaire et l'instinct d'insouciance n'est jamais
bien loin191... » Le non respect des Africains aux
principes sanitaires répugne le poitevin. Certaines fois, il se sent
obligé de bien « s'équiper » : « Encore une
journée où il ne m'a pas fallu de cache-nez 192» Cette
prudence lui semble nécessaire, car, conclut-il, " tout a un aspect
sale dans les villages, la saleté forme le fond du
tableau193... »
Le vocabulaire dont il se sert pour parler des
indigènes est aussi révélateur de l'idée qu'il se
fait d'eux. Très souvent, il utilise des mots ayant rapport à des
choses ou à des animaux notamment lorsqu'il fait allusion aux enfants.
En voici des exemples que l'on pourrait multiplier : " jai envoyé
à Brazzaville pour être présentées au Gouverneur, un
lot de petites filles ramassées au cours de mes tournées et qu'on
avait déjà marié194. »
Un soir, voulant signifier qu'il va loger les gens habitant
à la mission, il dit qu'il va " mettre des sardines dans les
boites195. »
" ~j'ai traversé des villages à la naissance
du jour et j'avais le spectacle des femmes s'en allant à l'eau, la
calebasse sur la tête et les gosses s'égaillant dans l'herbe comme
des lapins à peine sorti du nid196. »
" ~ des gamins qui sautent comme des chevaux... si vous
voyiez leurs pattes197... ! »
Une telle vision des Noirs justifie le traitement qu'ils
reçoivent à l'église : « Le jour du mariage, les
Noirs ont un privilège exceptionnel : on leur donne des bancs (pour
s'asseoir). En effet, dans nos églises, les sièges pour les Noirs
ne sont constitués que des nattes étendues par
terre198. »
En somme, si la représentation du Noir dans les lettres
du Père Auzanneau n'est pas identique aux jugements lapidaires des
missionnaires du XIXe siècle, elle s'en rapproche ou
191 Ibid.
192 « Lettre du 15 avril 1932 », cité par
Ibidem, p. 151
193 « Lettre du 23 juillet 1933 », cité par
Ibidem, p. 183
194 « Lettre du 18 novembre 1928 », cité par
Ibidem, p. 78
195 « Lettre du 4 décembre 1931 », cité
par Ibidem, p. 137
196 « Lettre du 11 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 54
197 « Lettre du 18 février 1930 », cité
par Ibidem, p. 97
198 « Lettre du 28 juillet 1926 », cité par
Ibidem, p. 38
en hérite. Certains comportements observés du
côté des prédicateurs du siècle dernier, sont
retrouvés, à un degré certes moindres, chez le poitevin.
Il revient maintenant à s'interroger sur les raisons qui expliquent un
tel tableau.
C- Comprendre cette image
Le discours du spiritain sur l'homme africain est loin
d'être gratuit. Pour en saisir la signification, il nous semble
nécessaire de l'appréhender en rapport aux idées ambiantes
de son époque. Nous avons déjà évoqué
l'élaboration de l'image de l'homme Noir dans la culture occidentale en
partant du Moyen Age pour arriver au siècle des Lumières, mais
nous allons nous référer maintenant aux lieux communs du
XIXe siècle à propos des Africains pour deux raisons.
D'abord, parce que ce siècle systématise toutes ces idées
antérieures en les rendant « scientifiques », ensuite,
étant plus proche de la période qui concerne cette étude,
il nous parait plus pertinent pour montrer la persistance de certains
clichés dans la vision de l'apôtre.
« Le XIXe siècle a tout
mesuré, quantifié : la coloration, la peau, la respiration, la
barbe, les cheveux, l'angle facial, les indices nasal et orbitaire, les
rapports du radius à l'humérus, du tibia au fémur, le
degré de stéatopygie et le tablier de la Vénus Hottentote
etc. mais par-dessus tout le cerveau, ses circonvolutions, et la
capacité crânienne. Un tel engouement s'explique par l'importance
des progrès scientifiques. La biologie s'institutionnalise avec la
Révolution qui crée le Muséum d'histoire naturelle et des
chaires, ou officient Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, les successeurs de
Linné et Buffon. Une nouvelle avancée se produit dans la
deuxième moitié du siècle avec Darwin, Mendel et la
constitution de l'Ecole française d'anthropologie physique. Paul Broca
fonde en 1859 la Société d'anthropologie et contribue à la
création de l'Ecole de Paris (1875), de la Revue d'anthropologie (1871)
et aux premiers dictionnaires de la discipline199.»
Cette citation montre combien le XIXe siècle
fut riche en théorie. Les penseurs du siècle se sont
donnés des objectifs très ambitieux notamment dans le domaine de
l'anthropologie. Leur réflexion sur l'Homme, sur le rapport entre les
différentes races de l'espèce, les ont
199 LIAUZU C., Race et civilisation, l'autre dans la culture
occidentale, anthologie critique, Paris, Syros/Alternatives, 1992, 491 p.
87 et 88
conduit à l'élaboration des thèses
raciales et racistes. Vu que l'époque connut un développement
sans précédent du scientisme, les auteurs furent tenus de donner
une apparente scientificité à leurs travaux. Se conformant
à l'exigence de l'époque, ceux-ci contribuèrent «
à la diffusion de l'idéologie raciste et son enracinement profond
dans l'esprit des Français200. »
Le racisme biologique qui émergea à la fin du
XVIIIe siècle trouve ses lettres de noblesse au siècle
suivant. Selon la hiérarchisation des races, la race de l'homme blanc se
trouve au dessus de toutes les autres que l'on juge inférieures. Les
travaux de Lamarck, Malthus, Darwin201, Mendel, indiquent
l'importance qu'avait l'idée d'une sorte de compétition entre les
êtres, d'une sélection naturelle dont les meilleurs sortent
victorieux. Ces théories appliquées au genre humain, estiment
raciales non seulement les caractéristiques physiques des populations
mais aussi les traits culturels qui leur sont propres ; d'oü la
classification « scientifique » des sociétés. Si
certains groupes humains sont pratiquement arrétés en chemin
pendant que les autres progressent, c'est parce qu'ils étaient
biologiquement inférieurs. Cette inégalité entre les races
calquée sur la théorie de l'évolutionnisme social fut
nécessaire pour l'Occident qui avait besoin de justifier ses
conquêtes coloniales.
Cette pensée européenne du XIXe
siècle perpétua l'idée de l'infériorité de
la race noire dont celle-ci a été longtemps l'objet dans
l'imaginaire français. Buffon avaient fait du Noir « un animal
à part comme les singes » dans son Histoire
naturelle. Dans la hiérarchisation des races faite par le
naturaliste suédois Carl Von Linné,202 les Africains
sont classés au bas de la pyramide. Ils sont, au XIXe
siècle, considérés comme « le maillon manquant
entre le singe et l'homme blanc203.» La théorie de
l'évolutionnisme implique un changement dans le nom
200 COHEN, William B., Op. cit., p. 292
201 De toutes les théories qui ont vu le jour en
anthropologie, l'évolutionnisme est celle qui a le plus fortement
influencé non seulement le monde scientifique, mais des domaines tels
que la pensée politique (Marx), la psychanalyse (Freud) ou
l'étude des mythes avec Frazer. GORBOFF, Marina. Premiers contacts.
Des ethnologues sur le terrain. p. 20
202 Linné distingue en 1758, dans la dixième
édition de son Systema Naturae, quatre « races »
hiérarchisées au sommet de l'ordre des « anthropomorpha
» (les futurs primates) : les Européens, les Américains, les
Asiatiques et les Africains.
203 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 224
attribué à l'Autre, puisque le « sauvage
» jusqu'alors le contraire du « civilisé » est
soudainement remplacé par le " primitif », celui qui a
précédé le " civilisé »204.
Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe
siècle de Pierre Larousse, l'article nègre décrit
péremptoirement " les différences essentielles de
l'espèce nègre » tout en montrant la différence
qui oppose l'homme noir à l'homme blanc :
" Ce que l'on peut affirmer d'une manière certaine,
c'est que le Nègre diffère essentiellement de l'espèce
blanche non seulement par la coloration de la peau et par les
différences anatomiques que nous avons déjà
signalées, mais encore par ses penchants autant physiques
qu'intellectuels. Dans l'espèce nègre, le cerveau est moins
développé que dans l'espèce blanche, les circonvolutions
sont moins profondes et les nerfs qui émanent de ce centre pour se
répandre dans les organes des sens beaucoup plus volumineux. De
là un degré de perfection bien plus prononcé dans les
organes ; de sorte que ceux-ci paraissent avoir en plus ce que l'intelligence
possède en moins. En effet, les Nègres ont l'ouïe, la vue,
l'odorat, le goût et le toucher bien plus développés que
les Blancs. Pour les travaux intellectuels, ils ne présentent
généralement que peu d'aptitude, mais ils excellent dans la
danse, l'escrime, la natation, l'équitation et tous les exercices
corporels. [...] 205 »
L'auteur insiste sur l'infériorité de la
capacité intellectuelle du nègre : « C'est en vain que
quelques philanthropes ont essayé de prouver que l'espèce
nègre est aussi intelligente que l'espèce blanche ». La
preuve fondamentale, c'est qu' « ils ont le cerveau plus
rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de
l'espèce blanche206. »
Toutefois, cette supériorité que défend
l'article ne donne pas le droit aux Blancs d'opprimer la race
inférieure. Il reconnait aux nègres certaines facultés qui
les différencient de l'espèce animale. « Ils sont
doués de la parole, et par la parole nous pouvons nouer avec eux des
relations intellectuelles et morale, nous pouvons essayer de les élever
jusqu'à nous, certains d'y réussir dans une certaine limite...
Leur infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le
droit d'abuser de leur faiblesse, nous impose le devoir de les aider et
les
204 GORBOFF, Maria, Op. cit., p. 20
205 LAROUSSE, Pierre, Le Grand dictionnaire universel du
XIXe siècle, Op. cit., t. XVI, p. 903-904
206 Ibidem
protéger207. » D'oü «
le fardeau de l'homme blanc » qui consiste à répandre la
civilisation aux autres races qui en sont « dépourvues ».
Cette citation d'Yves Monier résume parfaitement
l'image de l'homme noir dans l'imaginaire français : « Tout
chez l'Africain appartient au règne du Mal : les traits de son visage,
sa gestuelle, ses comportements, ses sentiments ; il porte en lui toutes les
imperfections du monde et sa fiche d'identité n'est qu'un long catalogue
de tares et des vices qui discréditent l'humanité208.
»
Ces idées furent développées à la
fois par les théoriciens et défenseurs du racisme dans la
littérature, la presse, les discours officiels, les dictionnaires et les
encyclopédies. Elles sont illustrées par des croquis, cartes,
photographies, gravures et autres. Parce qu'elles sont très
répandues et sont considérées comme évidemment
démontrées, ces images sont couramment admises et
constituent un « fond commun » d'idées. Mais elles ne sont pas
suffisantes à expliquer la représentation des Noirs dans le
discours du religieux. Il convient de prendre en compte d'autres
éléments qui sont des principes propres aux
sociétés européennes. Par exemple, le Père
Auzanneau fut incapable de comprendre le rythme de travail des indigènes
pour qui l'important n'est pas tant de produire davantage que de subvenir
à leurs besoins, et
l'assimila à l' « indolence » parce que la
morale du travail était une valeur de la
sociétéindustrielle du XIXème
siècle209 pour laquelle le travail éloigne, comme
l'avait dit
Voltaire, « l'ennui, le vice et le besoin
». Et, le fait que la paresse soit considérée comme
l'un des « sept péchés capitaux » dans la tradition
chrétienne explique pourquoi le missionnaire ressent autant
d'indignation en l' « observant » chez les Noirs. Pour Bernard
Salvaing, l'attitude des missionnaires qui consiste à insister sur
« l'inertie » des Africains pourrait leur être transmise «
par la propagande esclavagiste qui cherchait à démontrer que
sans contrainte les Noirs ne pourront pas être des travailleurs
efficaces210.»
De plus, pour comprendre la tendance du missionnaire à
vouloir comparer les Congolais à des animaux, il faut
nécessairement se référer à l'esprit du temps. En
effet, pour paraphraser
207 Idem
208 MONNIER, Yves, Op. cit., p. 53
209 COHEN, William B, Op. cit., p. 294
210 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 233
Cohen, dans la pensée occidentale, attribuer aux Noirs
des traits enfantins ou de prétendre qu'ils possèdent des
affinités avec le monde animal fut une façon de mettre en relief
leur infériorité. Cette idée fut « justifiée
» par l'anthropologie de la fin du siècle des Lumières et le
début du XIXème siècle qui voulait que «
dans la hiérarchie des êtres les Africains soient proches des
primates211. » On retrouve une telle approche dans des
essais, des romans, dans des livres pour enfant, la presse de l'époque.
L'Essai sur l'inégalité parmi les races de Joseph Arthur
de Gobineau soutient l'idée que les Noirs « possèdent
des traits simiesques212.»
Somme toute, le discours du spiritain sur les Africains, on
l'a vu, n'arrive pas à se libérer totalement des idées
communément admises de son époque. Il reprend en
général certaines images par lesquelles on a souvent
représenté les Noirs dans la culture occidentale. Toujours
est-il, sa vision se distingue - à quelques points près - de
celle de ces confrères du siècle précédent qui
tenaient des propos beaucoup plus avilissants. Par exemple, on l'a vu, il ne
mentionne qu'une seule fois le mot « sauvage » en parlant de ces
fidèles. Et, il a pris le soin d'accompagner le terme avec un adjectif
possessif qui témoigne en quelque sorte de son affection pour ces
derniers. En disant « mes sauvages », le Père Auzanneau
voudrait sans doute atténuer sinon modifier le sens que revêt ce
mot au siècle précédent, laissant peut-être entendre
à ses lecteurs qu'en dépit les défauts qui
définissent les Congolais, ceux-ci restent les siens, ils ne les
rejettent pas, au contraire, il entend les « civiliser. » Cette
marque d'affectivité que révèle le déterminatif
possessif ne traduit pas moins le paternalisme du spiritain à
l'égard des indigènes. Donc, le terme aurait subit un glissement
de sens sous sa plume par rapport à sa signification chez les
missionnaires du XIXe siècle.
Mais la rencontre de l'homme blanc avec l'indigène n'a
pas donné lieu à un regard unilatéral oü l'un
remplirait irréversiblement la fonction du sujet et l'autre, l'objet. Il
s'est produit en effet une vision réciproque oü chaque parti essaie
d'appréhender l'Autre avec les références qui sont les
siennes. Si les écrits du Père Auzanneau se prétent
d'abord à rendre compte de son regard sur les habitants de son
territoire de mission, il est aussi permis d'y voir l'image
symétrique.
211 COHEN, William B., Op. cit., p. 332
212 Idem
Chapitre VI
LE MISSIONNAIRE AU PAYS DES NOIRS
A- Le Père Auzanneau vu par les Noirs
« La rencontre de l'homme noir et de l'homme blanc
est d'abord une confrontation. L'Un regarde l'Autre, on s'observe, on se
mesure, s'épie ; deux cultures se font face, s'affrontent ; deux
cultures portées par des `types' humains si différents qu'elles
n'en paraissent que plus inconciliables... Hélas ! Nous ne connaitront
jamais qu'une seule version de cette confrontation silencieuse ou bruyante,
quelques fois dramatiques213. »
Le regard réciproque entre le Français et
l'Africain sur lequel Monnier met l'accent dans cette citation a
été ressenti, au moins du côté des Blancs qui se
montraient plus attentifs au moment de ce contact. La vision du Noir sur
l'homme blanc fut très vite interprétée, commentée,
voire dénaturée par ce dernier qui y trouve de quoi se targuer.
Le voyageur tout comme le missionnaire relate avec soin leur première
rencontre avec l'indigène. Ces passages mettant en évidence deux
mondes qui se découvrent se révèlent toujours
émouvants pour le lecteur occidental.
Les prédicateurs du XIXe siècle
venant en Afrique furent l'objet d'une vive curiosité pour les
Africains. Leurs usages étranges et tout ce qui leur appartient sont
« entourés d'un `aura' sacré214. »
Ces étrangers merveilleux n'ont cesse d'étonner les
habitants qui, à leur dire, éblouis par leur
étrangeté, sont enclin à les vénérer. Le
Père Augouard, missionnaire poitevin, qui a
évangélisé au Congo et au Gabon entre 1877 et 1890 montra
comment les indigènes le prirent pour un surhomme : « Ils ont
une idée des Blancs ; en voyant ce que nos faisons, ils croient que tous
les éléments viennent à notre disposition, et ils ne
doutent pas de notre suprême puissance. Ils croient même que les
Blancs ne meurent pas et on a beaucoup de
213 MONNIER, Yves, Op. cit., p. 51
214 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 176
peine de leur persuader le contraire215.
»
Effectivement, il parait que les Noirs n'arrivaient pas
à percer le « mystère » des différences qui les
définissent par rapport à leurs visiteurs européens. Ils
ne saisissaient pas pour la plupart le message que leur apporte le
missionnaire. Lors d'une leçon de catéchisme, «
l'évêque des anthropophages216 » raconta le
sacrifice de Jésus à ses fidèles ; il leur montra le Fils
de Dieu sur la croix et leur dit qu'il est mort aussi pour les Pahouins, la
réaction de ces gens ne peut que surprendre. Ils s'écrient :
« les Blancs sont des dieux et que les Pahouins ne pourront jamais
comprendre tout cela217. »
La rencontre du Père Auzanneau avec les Noirs s'est
faite dans un contexte un peu différent de celui de ses homologues du
siècle précédent. On ne trouve pas dans les récits
du spiritain l'expression d'une vénération aussi poussée
venant des habitants des régions où il
évangélisait. Il y a sans doute une évolution dans la
vision que se faisaient les Congolais des Blancs, puisque, rappelons-le, depuis
le décret de la Propagande qui confie en 1865
l'évangélisation du Congo aux missionnaires des Pères du
Saint-Esprit, les spiritains occupent de plus en plus le
territoire218. Les gens du pays connaissent donc peu ou prou
l'existence des Européens219. Toutefois, l'on peut voir dans
des comportements de certains indigènes vis-à-vis du poitevin la
manifestation d'une certaine admiration pour leur hôte surtout quand
celuici fait des choses auxquelles ils n'étaient pas
habituées.
En compagnie d'un groupe d'enfants dont il veut frapper
l'étonnement, il enlève ses dents mobiles et les leur montre au
bout des droits. N'ayant jamais vu un tel « prodige », les enfants ne
cachent pas leur stupéfaction : « Ah ! ma mère ! ah !
mon frère ! les Blancs qui
215 L'AMOUR BECHET, Antoine, Les Noirs dans le regard du
Père Augouard. Un missionnaire spiritain à la rencontre des
peuples du Gabon et du Congo. 1877-1890. Mémoire de Master I sous
la direction de Frédéric CHAUVAUD, Université de Poitiers,
juin 2007. f°40
216 Nom donné au Père Augouard
217 L'AMOUR BECHET, Antoine, Op. cit., f40
218 L'hypothèse d'une évolution dans la vision
des Congolais à propos des Blancs est d'autant plus vraisemblable que
l'admiration pour le Père Auzanneau est beaucoup plus remarquée
du côté des enfants et des jeunes dont l'expérience avec
l'Autre européen commence à peine.
219 D'ailleurs, le Père Auzanneau lui-même
fête en septembre 1933 le 50e anniversaire de la prise de possession de
Linzolo par le Père Augouard. Elle est la première mission de
l'intérieur.
peuvent enlever leur dent, ah ! les Blancs sont malins !
220» A un moment où la femme africaine avait un
statut social différent de la femme européenne, les Noirs
éprouvent une vive surprise d'apprendre que le missionnaire
reçoit de sa mère des lettres écrites par
celle-ci221. Cela leur est d'autant plus surprenant que
l'écriture ne fut pas à l'époque développée
en Afrique. Constatant la carence de cette institution, le père
Auzanneau se donnera la tache d'implanter des écoles dans la mission. Au
début, ces établissements n'enseignaient que le
catéchisme. Mais à partir de 1930, on constate un autre type
d'école qui complète l'enseignement de la doctrine et de la
morale chrétienne par les cours de Français. Le Père ne
cache pas l'objectif qu'il vise : « Nous cherchons à former
quelque jeunes gens qui pourront nous aider pendant quelques années,
après quoi, ils envisageront dautres situations plus lucratives
222» Comme l'a fait remarquer Coquery-Vidrovitch, ces
écoles « dont le but était la conquête
intellectuelle et morale des peuples... visait seulement à doter d'un
embryon d'instruction les auxiliaires de la
colonisation223. »
Le missionnaire est apparemment très aimé de ses
fidèles, car, en général, lorsqu'il visite un poste de
catéchisme, on le reçoit avec joie. Pour montrer leur
hospitalité à son égard, les fidèles se mettent
à chanter pour l'accueillir224. A cette réception
chaleureuse s'ajoute une crainte respectueuse pour le missionnaire. Chez
certains adolescents, il inspire la peur en sa qualité de Blanc. Lors
d'une tournée, deux filles voyant arrivé l'Etranger, «
se sauvent en criant dans le brousse225 » ; d'autres
prirent frayeur devant le Blanc barbu226. Mais, dans l'ensemble, il
y a un lien d'affection et de sympathie qui unit le prétre à ses
fidèles. Lors de ses longues tournées, il s'est fait toujours
accompagné d'une « caravane » de Noirs qui apporte
son sac et son lit ; parfois, c'est le missionnaire lui-même qui est
porté sur les épaules de ses compagnons.
220 « Lettre du 03 février 1927 », cité
par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 48
221 Idem.
222 « Lettre du 19 décembre 1930 », cité
par ERNOULT, Jean. Op. cit., 104 223COQUERY-VIDROVITCH,
Catherine, MONIOT, Henri. L'Afrique noire de 1800 à nos jours.
Paris, PUF, Nouvelle Clio, 2005, p. 79
224 « Lettre de juillet 1933 », cité par
ERNOULT, Jean. Op. cit., p. 184
225 « Lettre du 14 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 55
226 « Lettre du 11 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 53
Le missionnaire se voit attribuer des statuts qu'il n'a jamais
eus. On le considère comme un médecin. Il donne lui-même
l'impression de l'être, « juste, dit-il, pour faire
plaisir aux mères qui croient à une certaine omnipotence des
Blancs227. ' On lui amène souvent des enfants malades,
quand ce ne sont pas les adultes eux-mêmes qui viennent se faire «
ausculter ". Médecin improvisé devant les circonstances, il
reconnait ses limites et ses réussites le surprennent : « Je
suis toujours peu envieux à soigner ces petits êtres qu'on nous
apporte de quelques mois ou de quelques semaines, car on ne sait point ce
qu'ils ont et quels remèdes leur appliquer; beaucoup en meurent. J'en ai
vu quelques uns en réchapper, cependant que je croyais perdu... Des
pouponnières et des maternités seraient bien utiles dans la
brousse228. '
Il acquit également une réputation «
d'arracheur de dents ". « De temps en temps, écrit-il,
un client se présente en me demandant de lui soulager la
mâchoire229.' Son principal outil : « Un vieux
davier dérouillé de temps en temps. ' Pour
anesthésier son patient, il n'a que de « bonnes paroles.'
Une femme, en proie à un mal de dent, a fait une marche de trois
heures pour venir prendre soin à la clinique. Expliquant
l'opération à ses lecteurs, le P. Auzanneau en profite pour leur
exposer sa méthode : « Arrivé à la mission, je
vois ma cliente, sa dent en attente. J'attrape mes tenailles et lui
déracine sa molaire230. '
Soigner et guérir les malades ne s'improvisent pas, le
missionnaire le sait, mais il le fait parce que « les Noirs ne sont
pas exigeants sur la nature des remèdes, pourvu qu'on leur donne quelque
chose231. "
Il souligne fièrement plusieurs épisodes
où il est toujours obéi. Les habitants n'affichent en
général aucune résistance aux injonctions du
prétre, du moins en sa présence. Il a aussi beaucoup
d'autorité chez les Congolais, notamment sur les féticheurs.
Seul, le prédicateur arrive à chasser à maintes reprises
au milieu de la nuit des rassemblements d'individus qui dansent et jouent du
tam-tam. Il suffit que sa présence soit aperçue pour que se
disperse le groupe. Même les chefs des villages ne contestent pas son
pouvoir de prendre
227 « Lettre du 14 mai 1928 ", cité par Ibidem,
p. 71
228 « Lettre du 30 décembre 1930 ", cité par
Ibidem, p. 104
229 « Lettre du 09 octobre 1928 ", cité par
Ibidem, p. 77
230 « Lettre du 04 décembre 1934 ", cité par
Ibidem, p. 210
231 « Lettre du 27 octobre 1929 ", cité par
Ibidem, p. 92
des décisions. Lors de grandes discussions souvent
compliquées où les parties ne parviennent pas à trouver
une entente, le Père Auzanneau fait office de juge. C'est lui qui a
toujours le dernier mot qui conclut les palabres qui lui sont
présentées. L'autorité qu'il détient dans les
villages est telle que le poitevin va jusqu'à empécher
l'observation de certains traits coutumiers chez les indigènes. Il
interdit plus d'une fois la liaison entre fillette et adulte. Ce pouvoir dont
se dispose le prêtre est appuyé voire renforcé par
l'administration coloniale qui adopte des mesures coercitives et punitives
allant dans le même sens que la volonté du spiritain. A titre
d'exemple, l'administrateur interdit la pratique des « fétiches
» sur tout le territoire après avoir procédé à
leur collecte, et prévoit amendes et sanctions pour les
récalcitrants232. Son pouvoir peut s'expliquer aussi par la
bravoure dont le prétre se fait montre en affrontant la colère
des divinités traditionnelles très redoutées par les
populations locales.
B- La chasse aux « féticheries233
»
Il nous semble intéressant, dans un premier temps, de
faire une mise au point sur l'étymologie des termes fétiche et
fétichisme ainsi que sur leurs définitions dans le langage usuel
du XIXe siècle. D'abord, il faut peut-être
préciser que le terme fétichisme, comme le souligne Paul-Laurent
Assoun, est un terme fortement « chargé » et «
connoté 234» qui est partagé entre bon nombre de
disciplines des sciences humaines et sociales condensant ainsi « des
significations diverses sinon hétérogènes, tout en
relevant la secrète affinité. » C'est à ce titre
qu'il « requiert un va-et-vient entre des usages et des régimes
conceptuels à la fois diversifiés et solidaires235.
»
Le terme fétiche apparait pour la première fois au
XVIe siècle et provient du portugais
232 « Lettre du 18 novembre 1928 », cité par
Ibidem, p. 78. La relation entre pouvoir religieux, en l'occurrence le
Père Auzanneau, et l'administration coloniale se passe plutôt
à l'amiable, contrairement au siècle précédent
où ce rapport était conflictuel dans certain cas. Il existe une
certaine connivence entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel dans le
cas qui est le nôtre.
233 Il parait que le missionnaire entende par ce terme tout ce
qui renvoie à l'idée de religion chez les indigènes
(fetes, célébrations culturelles, cérémonies,
objets matériels...)
234 ASSOUM, Paul Laurent, Le fétichisme, Paris,
PUF, 1975, p. 6
235 Idem, p. 5
feitiço qui signifie « artificiel »
et par extension « sortilège»236. De fait, le terme
designe en langue portugaise, l'envoutement, le sortilège,
l'ensorcellement. Toutefois, le terme fétichisme apparait plus tard dans
la langue française, soit au XVIIIe siècle, sous la
plume de Charles De Brosses237. Ce dernier innove en accolant au
terme fétiche, la désinence À « isme ». Le
fétichisme est donc « une création académique »
qui élève au rang de croyance religieuse le terme initial de
fétiche. Si le terme fétiche concerne uniquement « les
Nègres de l'Afrique »238, De Brosses entend bien
étendre la notion du fétichisme à d'autres peuples et
en
faire une classe particulière de la religion
païenne. Selon Assoun, voici la définition contemporaine de la
création du terme fétichisme : « forme de religion dans
la quelle les objets du culte sont des animaux ou des être
inanimés que l'on divinise, ainsi transformés en choses
douées d'une vertu divine239. »
Cette définition concorde avec celle des hommes du
XIXe siècle que Pierre Larousse nous livre ici :
Fétiche : objet matériel que les
Nègres et les sauvages vénèrent comme idoles.
Fétichisme : culte, adoration, des fétiches [...] par extension
vénération profonde, outrée, superstitieuse [...] Le
fétichisme est la religion des sauvages qui adorent certains objets
naturels, certains êtres physiques, comme un arbre, une pierre, ou bien
quelque animal ou encore quelque idole [...] Le fétichisme pris en ce
sens, constitue un état de l'humanité, un degré
inférieur qui a toujours été et est encore partout le
partage d'un grand nombre d'hommes [...] Si l'on met à part les tribus
sauvages, restées complètement en dehors de toutes civilisations
même ébauchées, jamais, en aucun temps, aucune religion n'a
commencé par le fétichisme ; toutes ont eu pour principes,
à l'origine, l'adoration d'un esprit, d'un être supérieur
et invisible et toutes aboutissent à un culte grossier des objets
matériels240. »
Vu par les hommes du XIXe siècle, le
fétichisme parait être une forme de religion chez
236 Idem, p. 11
237 Dit « le président De Brosses », Charles
De Brosses fut un magistrat, linguiste, historien et écrivain
français. (1709-1777). Auteur de Lettres familières, il
est l'archétype de l'aristocratie érudits des dernières
années de l'Ancien Régime.
238 ASSOUM, Paul Laurent, Op. cit., p. 10
239 Idem, p. 16
240 LAROUSSE, Pierre, Grand dictionnaire universel du
XIXe siècle. Nîmes, Gard, C. Lacour, 1866-1876, t.
11, p. 191
des êtres au stade inférieur à «
l'homme » (l'Européen étant la référence).
Dans le même article, il est qualifié de culte «
puéril » et « de croyances ridicules »241.
Ainsi la définition cidessus fait du fétichisme un culte
dégénéré, réduit à l'état de
superstition. D'autre part, elle fait aussi la différence entre l'objet,
« les idoles qui sont les représentations de la ou des
divinités, des simples symboles et le ou les dieux qui peu à
peu arrivent à être oubliés par les populations
fétichistes242. » De Brosse montre un autre aspect
de ce culte qui pour lui est direct. L'objet est, certes, animé d'une
force, mais, il n'est en rien le médiateur d'un esprit supérieur
et invisible. Il oppose donc le fétiche à l'idole, qui a pour
fonction de représenter un être, une idée.
En somme, cette approche du fétichisme semble davantage
condamner le phénomène que de l'expliquer. En effet, de
l'apparition du terme dans la terminologie française jusqu'à la
définition que lui donne Pierre Larousse, si on essaie de donner une
explication à ce phénomène, celle-ci reste largement
teintée d'un ethnocentrisme qui ne se cache pas. Ce constat est
envisageable aussi chez certains philosophes comme Hegel243 et
Compte244. Pour le premier, « le fétichisme est
l'impasse dans laquelle, ailleurs, se sont enfermés les
nègres245. » Manifestement, Hegel ne se
démarquerait pas par rapport à ce que pensaient les
européens du XVe siècle. Le fétichisme
qualifié de non religion n'existerait méme pas à ses yeux.
Le second analyse le phénomène avec la grille de ses
Théories des trois états qui font du fétichisme
« un état par lequel, jadis et partout, les hommes sont
passés246. » Le philosophe français tente
d'éviter l'ethnocentrisme et entend réhabiliter le
phénomène en le considérant comme une activité
intellectuelle ou spéculative. Il s'éloigne de l'idée
d'une mentalité prélogique. C'est pour le positiviste un point de
départ, le premier état théologique de l'humanité,
qui précède le polythéisme et le
monothéisme247. Mais, comme le souligne
241 Ibidem
242 Ibidem
243 Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), philosophe
allemand, son système philosophique est basé sur la notion de
dialectique.
244 Auguste Comte (Isidore Marie Auguste François
Xavier Comte) (1798-1831): philosophe français, l'un des inventeurs du
terme sociologie, il est surtout connu pour sa Théorie des trois
états et son système de pensée, le positivisme.
245 POUILLON, Jean, Fétiches sans fétichismes,
Paris, PUF, 1994, p. 25
246 POUILLON, Jean, Op. cit., p. 17
247 ASSOUN, Paul-Laurent, Op. cit., p. 31
Lamour B. Antoine248, si les positions des deux
philosophes paraissent être divergentes à un certain niveau, ils
se rejoignent cependant sur au moins un point : chez l'un ou chez l'autre, la
religion des « nègres " est qualifié de « primitive
".
C'est dans une telle atmosphère intellectuelle que
prend naissance et se développe l'idée que l'on se fait du «
fétichisme " au XIXe siècle et dont les
représentations du Père Auzanneau sur le phénomène
seront tributaires. Quel a donc été l'attitude du spiritain
à l'égard de la religion traditionnelle des indigènes ?
Il faut peut-être préciser tout d'abord que la
vision que se fait le prédicateur à propos de la religion des
Africains est conditionnée et sous-tendue par les jugements plus
généraux qu'il entretient sur la civilisation africaine dans son
ensemble. Et, en bon missionnaire occidentale, il n'est pas étonnant de
voir avec quelle énergie, il va essayer de combattre le système
de croyance des Congolais. La position du prêtre face au «
fétichisme » s'inscrit dans une tradition de lutte contre «
l'idolâtrie » qui remonte dès l'origine du christianisme. Les
croisades, la destruction de la religion des Indiens dans le Nouveau Monde ont
été conçues dans cette même perspective.
Le Père Auzanneau, sans interpréter
véritablement le « fétichisme », comme l'a fait les
missionnaires du XIXe siècle249, entreprend une
« croisade " systématique contre les pratiques cultuelles et
culturelles des habitants. Tous les moyens sont bons, semble-t-il, dans cette
lutte. Pour saisir leurs objets de culte, le missionnaire se prend à
tâche et peut même recourir à la force : « Imaginez
la frayeur de l'assistance quand, au plus fort des tam-tams, un `grand diable'
bondit au milieu de l'assistance qui forme un grand rond autour d'un grand
feu...en deux enjambées, je suis sur l'homme au tam-tam ; je l'ai saisi
à la gorge et le renverse~250 »
Lors d'un « malaki », fête
traditionnelle des indigènes, sachant qu'il va y avoir des «
mauvaises danses ", le spiritain prémédite de la perturber. Il se
fait accompagner des gens
248 L'AMOUR BECHET, Antoine, Op. cit., f° 45
249 Selon Bernard Salvaing, les missionnaires du
XIXe siècle interprétaient de trois manières le
« fétichisme " : pure adoration de la matière,
polythéisme, monothéisme dégradé. Le Père
Auzanneau se situerait plutôt dans cette dernière tendance.
250 « Lettre du 11 juillet 1927 ", cité par ERNOULT,
Jean, Op. cit., p. 55
maitrisant mieux que lui le terrain. Le voyant arrivé,
la foule se disperse cherchant refuge ailleurs, le missionnaire la poursuit.
Pour ne plus se faire entrevoir, à quelques mètres des danseurs,
il marche sur ses genoux. L'essentiel pour lui et pour son « escouade
», c'est de s'emparer du « butin » constitué de tam-tams
et tout objet ayant rapport à la cérémonie. « Ennemi
» déclaré et acharné de ces activités, il
n'est pas rare de le voir laisser son lit très tard le soir ou
très tôt le matin à la poursuite de sa proie. Quand
l'administration interdit la pratique des « fétiches », il
s'en réjouit et dit espérer que cette mesure lui dispensera
« d'aller passer la nuit dans de grandes herbes, pour recommencer sur
les installations des féticheurs des assauts en usage naguère aux
tranchées251. »
Dans son entreprise de faire disparaitre le «
fétichisme », le prédicateur fait face à des
situations particulières. Avertit par un catéchiste qu'une
chrétienne pratique ses coutumes ancestrales, il est parti lui
« administrer une correction. » A mon grand étonnement,
dit-il, je me trouve en présence d'une folle furieuse qui,
à mon premier mot, se jette sur moi, me griffe, me mord (ou du moins
essaie de le faire), gesticule, se démène,
m'insulte~252 » A grands maux, les grands remèdes !
N'arrivant pas à régler l'affaire par la parole, le prêtre
ne ménage pas ses moyens physiques : « Finalement, je la laisse
étendue par terre, relativement calmée, mais grognant toujours.
Je demande alors de m'indiquer la case des fétiches où
j'opère un grand massacre253. »
Lors de ses visites dans les villages, trouver le «
fétiche » à détruire, constitue l'un de ses soucis
majeurs. Dès qu'il s'aperçoit un moindre indice, il se donne la
peine de fouiller minutieusement les « cases » des habitants en vue
de trouver l'objet suspecté. Il arrive même qu'il met en
pièce des constructions où résident supposément les
« esprits »254.
Voilà une série d'actions concrètes
entreprise par le missionnaire, soutenu par l'administration coloniale, pour en
finir avec la croyance spirituelle des Congolais. Pourtant, le résultat
escompté est loin d'être atteint. Lui-même, il se rend
compte que bannir les pratiques religieuses bien enracinées chez les
gens du pays, n'est pas une tâche aisée : « J'ai
251 « Lettre du 18 novembre 1928 », cite par
Ibidem, p. 78
252 Idem
253 « Lettre du 18 novembre 1928 », cite par
Ibidem, p. 79
254 « Lettre du 14 décembre 1933 », cité
par ERNOULT, Jean Op. cit., p. 197
donc détruit le fétiche, mais surement pas
encore la foi que nos gens ont dans leurs fétiches255.
» Si l'Apôtre peut se féliciter d'avoir «
détruire » cette pratique cultuelle des populations locales, la
réalité reste autrement, car il n'est pas rare de trouver des
chrétiens qui pratiquent une sorte de syncrétisme religieux
fusionnant au besoin le christianisme et leur religion traditionnelle. A plus
d'une occasion, visitant un fidèle, le prétre entreprend une
« opération » dans la « case » oü est
logé l'individu, qui, quoique chrétien, ne divorce pas avec ses
anciennes habitudes religieuses antérieures. Cette tendance à
« récidiver » s'explique par la force du sentiment de respect
aux principes religieux ancestraux caractéristique des
sociétés d'Afrique noire dit animiste256.
255 « Lettre du 24 novembre 1935 », cité par
Ibidem, p. 208
256 Voir KANA, Fouellefak, Le christianisme occidental
à l'épreuve des valeurs religieuses africaines : le cas du
catholicisme en pays Bamileke au Cameroun (1906-1955) Thèse de
doctorat présentée sous la direction de Claude PRUD'HOMME.
Université Lumière Lyon II. 2004-2005.
Chapitre VII
LE MILIEU AFRICAIN DANS LA VISION DU PERE AUZANNEAU
A- L'antécédent historique
Considérer que le discours sur l'espace africain est
une nouveauté tiendrait du paradoxe. En effet, les propos sur le milieu
physique africain remontent très loin dans le temps. La nature africaine
fut intégrée dans la vision globale entretenue sur
l'Afrique257 depuis les temps anciens. On associait au paysage
africain l'image d'une « terre maudite » par référence
à la malédiction chamitique, « terre infernale »
à cause de l'intensité de la chaleur du soleil et la rigueur des
conditions climatiques, « sauvage », n'étant pas encore
touché par la « civilisation » et « redoutable »
parce qu'il est habité par des créatures ayant une constitution
physique « drôle », voire effrayante. Soulignons qu'ainsi qu'on
se figurait le monde noir, cette façon de voir le milieu africain
reposait en général sur des imaginations pures et simples et sur
des considérations théologiques dont l'interprétation ne
cache pas l'intention de leurs auteurs. Pour citer François de Medeiros,
le type de connaissance sur le pays des Noir à l'époque
médiévale se réfère à « un savoir
complexe où le réel et l'imaginaire sont étroitement
associés258. »
Mais peu à peu avec la naissance de la cartographie
moderne, une représentation plus « réaliste » du
continent commence à émerger. Ces efforts techniques et
scientifiques qui sous-tendent cette discipline permettent de faire le lien
entre la représentation de l'espace, de l'Ailleurs et la
représentation mentale. Ces cartes, en effet, élaborées
par et pour une Europe en pleine expansion, mettent l'accent surtout sur les
ressources économiques du continent.
257 Précisons qu'on se servait de deux termes majeurs
pour nommer l'Afrique dans l'Antiquité : Africa et Aethiopia. Le premier
pour désigner l'ensemble de l'Afrique septentrionale par opposition au
second qui concerne la partie sud du continent. Ces appellations ont eu, par
ailleurs, plusieurs autres sens. D'oü l'absence de précision dans
les textes anciens soulevée par les antiquisants dont Medeiros qui parle
d'une confusion dans certains cas.
258 MEDEIROS, François de, L'Occident et l'Afrique.
XIIIe-XVe siècle : Image et représentations. Karthala,
Paris, 1985, p. 25. [CD-ROM]
http://books.google.com/books?id=3ECWkdoIFnQC&pg=PA268&dq=MEDEIROS,+François+de,+L'Occident
+et+l'Afrique.+XIIIe-XVe+siècle+:+Image+et+représentations&hl.
Consulté le 27/04/2011
Cette cartographie naissante qui s'intéressait
davantage aux régions côtières fut donc mise au service de
l'idéologie de l'époque. Il s'agit d'un «
véritable foisonnement sémiologique et onomastique »
motivé par la « recherche de l'or et des
esclaves259. » Toujours est-il, au-delà de cette
description mettant en avant les richesses de l'Afrique, l'image d'un continent
qui « brûle », « noircit » persiste.
Le mythe du bon sauvage du XVIIIe siècle, en
tant qu'idéalisation des hommes vivant et plongeant au contact de la
Nature, prête à une autre perception du cadre naturel. On
associait à celle-ci une image idyllique qui se rapproche de celle d'une
humanité proche de ses origines. L'avènement du romantisme
contribue, lui aussi, à ce nouveau regard en ce qu'il fait du cadre
naturel un de ses thématiques privilégiées. La Nature, en
fait, est un lieu de repos, de recueillement pour le romantique ; en s'y
arrêtant, il oublie la société, les tracas de la vie
mondaine. Il est d'ailleurs naturel à l'esprit romantique qu'on se
confie plus aisément à un lac qu'à un ami en chair et en
os, par exemple. C'est bien là le signe, à la fois, du
dédain des romantiques pour l'univers social et du goût de ces
poètes pour la méditation, pour un retour sur soi que la Nature,
comme un miroir, ne fait que favoriser. Dans cette perspective, les grandes
forêts africaines et le monde physique dans son ensemble, à la
faveur de l'exotisme, se voient attribuer des vertus.
Au XIXe siècle, les missionnaires en oeuvre
en Afrique se montrent frappés par la beauté majestueuse d'une
nature quasi-vierge, « où ils ressentent volontiers et avec un
frisson sacré la grandeur de Dieu et de mystère de la
présence divine260. » Leur
émerveillement concerne surtout les paysages lagunaires et forestiers
dont certains contemplent le spectacle. Cette sensibilité dont ils font
montre à l'égard de la nature leur porte à observer avec
attention tous les éléments de l'environnement africain pour
montrer sa fécondité. Les fleuves, les plantes, les courants
d'eau, les oiseaux fascinent et donnent l'impression d'une paix profonde
nécessaire pour ces prédicateurs se trouvant «sous le
zéro équatorial261. » Voilà qui introduit
une deuxième idée sur laquelle ont mis l'accent les récits
de ces missionnaires : cette nature
259 FALL, Yoro K, L'Afrique à la naissance de la
cartographie moderne. Les cartes majorquines XIVe- XVe
siècle. Karthala, Paris, 1982, p.161
260 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 194
261 Expression utilisée par les missionnaires du
XXe siècle en Afrique équatoriale dont le Père
Auzanneau en référence à un livre publié en 1927
par le Père Maurice Briault qui porte le titre de Sous le
zéro équatorial. Etudes et scènes africaines.
enchanteresse et grandiose peut à tout moment devenir
redoutable. Le milieu africain se révèle dangereux et nuisible du
point de vue du climat qui est décrit par tous comme oppressant et
malsain, mais aussi de la faune qui renferme des animaux féroces. Ceci
étant dit, les missionnaires, note Bernard Salvaing, confrontent la mort
quotidiennement. En laissant son pays, l'Apôtre du XIXe
siècle « sait que son espérance de vie ne dépasse
guère trois ans262. »
Par ailleurs, ces missionnaires considèrent que cette
nature si somptueuse et si riche n'est pas maitrisée, donc
inexploitée. La facilité de la vie sous les tropiques engendre la
paresse et la négligence chez les Noirs qui y trouvent le minimum vital
suffisant. Cette « indolence » a aussi une interprétation
« religieuse » qui l'attribue à l'influence «
abrutissante » du paganisme. On est donc en présence d'une
«opposition entre une nature brillante aux vives couleurs et
l'humanité dégradée et noire qui
l'habite263.» Toutefois, la déchéance du
Noir due à des causes morales et religieuses est passagère avec
sa possible régénération par le christianisme.
Voilà comment fut perçu dans le temps le milieu
physique africain. La vision du Père Auzanneau en sera-t-elle tributaire
?
B- Une nature hostile...
Il parait difficile de faire une analyse climatique rigoureuse
à partir des relevés ponctuels ou des observations faites
à ce sujet par le missionnaire. Les seules informations qu'il transmet
à ses lecteurs rendent compte des situations exceptionnelles et ne
peuvent, en aucun cas, servir à établir un tableau
météorologique complet. Néanmoins, par suite de grandes
constantes des conditions climatiques tout au long de l'année et de la
différence à peine marquée des types de temps affectant
cette région, l'information recueillie, bien que fragmentaire, permet
d'établir un diagnostique plus ou moins satisfaisant.
Dans la description qu'il fait du climat à sa famille, les
termes « chaleur », « pluies », « orages »,
« tornade », « grosses nuages » reviennent souvent. Au
cours même de son
262 Ibid. p. 144
263 Ibid. p. 194
voyage pour Congo, sur la mer, il se rend compte de la rigueur
du soleil et s'en protège: « Mon compagnon et moi arborons
notre casque car le soleil pourrait être méchant. On tend les
bâches au dessus du pont, autrement ça taperait un
peu264. »
Arrivé à Dakar oü l'embarcation devait
faire escale, la température estivale semble moins sévère
et se rapproche de celle de la France : « Il ne faisait pas plus chaud
à Dakar que chez nous l'été ; même le soir, on sent
une petite brise douce. Seulement il n'a pas plus depuis le mois d'octobre et
il ne pleuvra pas d'ici le mois de juillet. Alors la chaleur sera plus
accablante265. »
L'effet du climat un peu fluctuant, le temps aidant, le
Père Auzanneau s'adapte progressivement à l'environnement
congolais. Moins d'un après son arrivée au pays, il calme
l'inquiétude de sa famille : « Je m'acclimate tout doucement au
pays. C'est tout ce que j'ai à faire pour l'instant à
Brazzaville266. » Mais, le climat équatorial
n'arrête pas de se manifeste dans ses rigueurs extrêmes : «
Pendant la journée, le thermomètre montait jusqu'à 45,
50°C et la nuit il restait aux environs de 25, 30°C. C'était
un peu beaucoup lourd, et je ne me sentais pas gaillard pour la
besogne267. » Il ajoute d'autre part : " pour cette
période, nous n'avons pas eu une goutte d'eau, rien que du
soleil268. » Dans chacun des cas, fortes pluies ou chaleur
intense, l'activité du missionnaire en paie les frais : « Je
voudrais faire une petite tournée cette semaine ; il fait chaud mais
sec, pas de pluie comme au mois de décembre ou janvier269.
» Et, " Voilà deux fois que nos arrêtons à
cause de la pluie, ce qui n'accélère pas les
affaires270. »
Les problèmes climatiques ont toujours
été un obstacle de taille pour l'évangélisation de
l'Afrique. Les missionnaires européens après s'être
installés dans le continent firent face à des graves
problèmes de santé dus au climat si différent de le leur.
Fièvre jaune, paludisme, dysenterie, fièvres bileuses et
abcès au foie271... telles sont les maladies les plus
fréquentes qui décimèrent la population missionnaire
présent en Afrique au XIXe siècle. Ce fait a pour
264 « Lettre du 3 février 1926 », cité
par ERNOULT, Jean. Op. cit., p. 14
265 « Lettre du 7 février 1926 », cité
par Ibidem, p. 15
266 « Lettre du 3 mars 1926 », cité par
Ibidem, p. 21
267 « Lettre du 11 novembre1937 », cité par
Ibidem, p. 228
268 « Lettre du 03 janvier 1928 », cité par
Ibidem, p. 65
269 « Lettre du 03 février 1927 », cité
par Ibidem, p. 48
270 « Lettre du 18 février 1929 », cité
par Ibidem, p. 85
271 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 144
conséquence, une réticence de la part de
certains missionnaires pour aller évangéliser l'Afrique, «
tombeau de l'homme blanc ». « Dans les années quarante,
souligne Salvaing, personne dans la CMS (Church Missionary
Society) ne voulait partir en Afrique Occidentale272.
»
Le Père Auzanneau, se trouvant dans un environnement
qui lui est étranger, arrive difficilement à se tenir en bonne
santé. Dans les jours qui suivent son arrivée à
Kibouendé, le spiritain se trouve indisposé pendant quelques
jours par une fièvre et des eczémas qui apparaissent sur son
corps. Il parait qu'il se trouve souvent dans un état fiévreux
avec une fréquence régulière, si vrai que cela lui semble
notable de dire à ses parents « Dieu merci, la santé est
bonne, je n'ai pas de fièvre depuis le mois de juin273.
» La saison sèche qui se caractérise par une faiblesse
relative des précipitations est particulièrement difficile pour
le poitevin. C'est en cette période, en effet, que son état de
santé se détériore le plus. Le beau temps est favorable,
dit-il, aux « chiques qui s'installeront dans les pieds sans crier
gare274. » Ces puces qu'on retrouve en milieu tropical se
nourrissent de sang et trouvent refuge en général sous les ongles
de leur hôte. Elles occasionnent des démangeaisons et provoquent
des inflammations. Il s'agit d'une expérience assez douloureuse, comme
on peut le voir dans ce témoignage : « ces gentilles
bêtes ont entrepris mes pieds en commençant au talon et aux
extrémités des orteils ; heureusement qu'il y a une bonne
distance entre ces deux points ; aussi, j'ai encore un peu de délai
avant de voir mes pieds disparaitre275. » Pour les
traiter, le Père Auzanneau se sert d'une aiguille pour déloger
l'insecte. Cette opération, une fois terminée, engendre d'autres
soucis: « ... mes pieds ne peuvent plus me porter, suite à des
extractions de chiques, les plaies sont remplies de pues. Je perce tous les
abcès276. » Mais, il arrive que les
problèmes que génèrent les chiques deviennent plus
importants et exigent un traitement spécial. Dans ce cas, il se voit
obligé de se rendre à Brazzaville pour se faire soigner par un
médecin.
272 Ibidem. p. 143
273 « Lettre du 11 décembre 1927 », cité
par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 64
274 « Lettre du 15 mai 1927 », cité par
Ibidem, p. 53
275 « Lettre du 18 juillet 1926 », cité par
Ibidem, p. 35
276 « Lettre du 21-22 juillet 1928 », cité par
Ibidem, p. 74
Une autre catégorie de petites bêtes qui porte
gravement atteinte à la santé et donc, au travail du
missionnaire, reste les filaires, une espèce de ver parasite
retrouvé dans les milieux équatoriaux. Ils vivent sous les tissus
cellulaires sous-cutanés et se déplacent de temps en temps en
suçant le sang du malade. Ces propos qui suivent traduisent la douleur
vécue par un homme qui veut se réconforter en exprimant sa
souffrance à travers un langage qui témoigne sa résilience
: « Il y a un personnage qui vient me faire une visite dans l'oeil...,
il se promène sous la peau par tout le corps, mais quand ça
arrive dans l'oeil, c'est assez douloureux... je sens cette promeneuse qui
arrive autour de l'oeil... Quand cette lettre vous arrivera, la visiteuse sera
déjà passée dans un autre secteur277.
»
A cela s'ajoutent les grandes plaies qui contrarient le
dynamisme du spiritain. Ces lésions cutanées, aussi encombrant
que les chiques, apparaissent au niveau des membres inférieurs du
missionnaire. De petites plaies qui se referment toutes seules et de grandes
qui nécessitent des interventions chirurgicales, le Père
Auzanneau expérimente dans les brousses congolaises des douleurs
physiques assez importantes : « Me voici donc depuis quatre ou cinq
jours avec un pied gros comme une citrouille, il crache du pus278...
» Les pieds du prédicateur sont d'autant plus importants pour
lui qu'il ne dispose pas d'autres moyens de locomotion. « Au temps des
plaies, avoue-t-il, on les attend guérir... au temps des pieds
fermes, on les utilise pour faire la visite des postes, ce qui constitue ici
une part importante du ministère279. » Ces
blessures sont dues à des causes diverses. Certaines résultent de
ces longues tournées « dans ces petits sentiers
étroits280 », d'autres semble se former sous
l'action du climat ; il y en a aussi que les chiques engendrent. Ses compagnons
n'échappent pas, eux non plus, à ces écueils de la vie
missionnaire sous les tropiques. Les pères Jean-Marie Morvan et
François Noter, à peine arrivés pour prêter la main
à leur collègue Auzanneau, sont atteints par des troubles de
santé si conséquents qu'ils se sont rendus à la capitale
pour recevoir du soin. Le clergé est donc devenu, dit le spiritain,
« la congrégation des éclo pés281.
»
277 « Lettre du 16 octobre 1934 », cité par
Ibidem, p. 204
278 « Lettre du 20 octobre 1934 », cité par
Ibidem, p. 204
279 « Lettre du 24 novembre 1934 », cité par
Ibidem, p. 208
280 Expression utilisée souvent par le Père
Auzanneau pour rendre compte des difficultés rencontrées lors de
ses longues marches. Du frottement de l'une de ses semelles à son
cheville de l'autre pied naissent des petites plaies qui se sont agrandies et
creusées, voire multipliées.
281 « Lettre du 20 octobre 1934 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 204
Les maladies ne touchent pas exclusivement l'ensemble des
ecclésiastiques présent à Kibouendé, les habitants
sont aussi concernés. Dans les écrits du missionnaire, nombreux
sont les cas oü il mentionne l'état déplorable de la
santé des gens du pays. D'ailleurs, ses tournées constituent un
moment pour lui de rendre visite à ces malades qui présentent
parfois des symptômes graves. Rares sont les lettres oü il n'y a pas
l'annonce d'un décès ou l'état anormal des enfants et des
personnes âgées. Selon le poitevin, les conditions sanitaires des
habitants À mais aussi les esprits méchants - sont pour
beaucoup dans cette mortalité. Beaucoup de mères au moment de
leur accouchement n'arrivent pas à survivre, leurs enfants non plus. Des
épidémies de grippe, de toux et de fièvre causent des
disparitions multiples parmi les gens qu'il héberge à la
Mission282.
Des considérations qui précèdent, il
ressort que le milieu naturel congolais représentait pour l'homme de
Dieu un véritable péril pour l'équilibre et le bon
fonctionnement de son organisme, mais aussi pour son oeuvre
évangélisatrice des Noirs. Toutefois, cette nature hostile,
au-delà de son caractère offensif, se révèle apte
à servir à quelque chose qui ne sera pas un désavantage
pour le travail du missionnaire. Il s'agit d'une activité que la
Révolution néolithique a introduite dans les
sociétés humaines, il y a 10 000 ans.
C - . . .mais utile.
Dès son arrivée au Congo, l'une des
priorités du Père Auzanneau, c'est de développer des
activités agricoles dans le pays. L'agriculture occupe une place non
négligeable dans les occupations auxquelles le poitevin consacre son
temps. Contrairement à ses devanciers qui se contentaient de s'indigner
devant la « paresse » des Noirs (du moins ceux qui font l'objet du
livre de Salvaing), notre missionnaire, lui, accompagne cette condamnation
à une volonté d'apprendre aux enfants surtout283, la
méthode de travail connu en Europe. Dès leur jeune âge, les
adolescents qui sont présent à la Mission sont mis au travail de
la terre. Mais un tel
282 Ces fréquentes épidémies seraient
dues à la promiscuité : ils sont plus de 3 000 personnes vivant
à la cour de la Mission en 1926.
283 Depuis le XIXe siècle, les missionnaires
se montrent particulièrement intéressés aux enfants qui
occupent une place de choix dans leur plan d'action. Tout passe par l'enfant.
Cette attitude, on peut la comprendre, quand on se réfère
à leur projet de transformer les moeurs de la société.
exercice ne leur va pas sans poser de problèmes :
« Quand je rassemble les enfants à 8h. pour le travail, comme
en saison sèche le soleil est encore dans les nuages, ces pauvres
enfants son en transis. Ils s'amènent la main droite accrochée
à l'épaule droite et la main droite accouchée à
l'épaule gauche...tout ramassé sur eux-mêmes. Et ainsi, ils
grelottent284. » Avec le temps, les travailleurs
ont commencé par se connaitre dans le domaine et ont fini par
gagner la confiance du maître qui leur laisse des plantations
dont ils doivent faire l'entretien.
Leur travail peut consister aussi « à abattre
la forêt, à laisser sécher et à mettre le feu dedans
; ensuite, sur l'emplacement, on pique des branches de manioc ou on sème
le riz285. » C'est à cette pratique culturale que
souscrit le missionnaire-cultivateur. Cette technique lui permet d'être
certaines fois satisfait de ses efforts : « En ce moment, nous en
sommes à la récolte des haricots. Nous en avons une grande
étendue. Ils ont l'air bien donné, mais il n'y en aura jamais
trop pour nos pensionnaires286. » C'est vraisemblablement,
l'agriculture en jachère qui consiste à laisser
périodiquement un champ non cultivé pour permettre à la
terre de se reconstituer, car quand il fait mention de ses activités de
plantations, il parle souvent de déchiffrement de forêt. Faute
d'instruments aratoires nécessaire, la quantité de travail
fournit par les laboureurs dans une journée ne peut pas atteindre le
niveau souhaité. Pourtant, il arrive à avoir des plantations
assez diversifiées oü l'on retrouve le maïs, le manioc,
l'haricot indigène, le manioc, les ignames, des légumes (choux et
tomates principalement) et des fruits dont la noix. Tout cela dépend des
aléas des saisons et de l'état de l'atmosphère :
« Au Congo aussi, la vraie saison des légumes
et des petites semences commence en mai-juin. Pendant la saison des pluies, les
petites plantes ne tiendraient pas sous les averses... Il y a toute
l'année la chaleur suffisante. La difficulté, ce sont les
tornades ; aussi, il n'y a que pendant les saisons sèches que l'on peut
espérer avoir du jardin, seulement, tandis que vous, vous ensemencez en
mars, nous, nous n'ensemençons qu'en mai-juin... Les grandes
plantations, riz, manioc ont lieu en octobre, commencement des
pluies287.»
284 « Lettre du 20 juillet 1926 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 36
285 « Lettre du 22 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 56
286 « Lettre du 15 janvier 1931 », cité par
Ibidem, p. 106
287 « Lettre du 28 juillet 1926 », cité par
Ibidem, p. 39
Son désir de cultiver la terre, alors que son objectif
premier est de s'occuper de l'âme de ces païens africains, lui est
venu par une nécessité que lui impose sa pastorale. Dans la
vision du missionnaire, ces deux aspects dans la vie d'un individu (temporel et
intemporel) sont liés étroitement. La Mission, de ce fait,
constitue en quelque sorte un internat où petits et
grands288- notamment les femmes - trouvent refuge à qui le
spiritain apprend les « manières des Blancs ». En
1926, à peine installée, elle abrite 3. 000 personnes pour
lesquelles il faut trouver, selon les termes du Père Auzanneau, la
« becquée quotidienne289. » Cette
volonté est aussi liée au passé du personnage qui aime
dire à ses élèves fainéants qu'il avait
fait la méme chose quand il était à leur age. C'est
également la suite d'un constat. « Indolent ", le «
Congolais n'aime pas beaucoup la terre » et par conséquent
ses pratiques culturales « ne sont pas trop variées
». De ce fait, « Ils [les indigènes] n'ont
pas beaucoup dépassé les anciennes traditions d'ensemencement :
maniocs, arachides, ignames, courges ; ce qui est l'affaire de la femme ».
Les Congolais s'attachent d'autant plus à la méthode de
leurs ancétres qu'« ils trouvent leurs légumes dans la
foret, c'est-à-dire en fait des légumes, des feuilles comestibles
dont ils connaissent une grande variété290.
» Face à cet état de chose, le missionnaire adopte une
attitude didactique en leur inculquant, pour ainsi dire, le « sens de la
nouveauté. "
Si à l'inverse de certains de ses
prédécesseurs, le poitevin ne se met pas à contempler la
beauté d'une nature idyllique, certains éléments du milieu
congolais sont l'objet d'une appréciation particulière de la part
du missionnaire. Il se montre en général assez indulgent à
l'égard d'un environnement qui se révèle pernicieux
à sa santé et à son travail. Il laisse plutôt le
soin à sa famille qui le lit de voir elle-même les
difficultés auxquelles il se trouve confronté. Pour
détourner sa vue sur ces écueils que lui dresse le monde physique
africain, le spiritain porte un regard favorable sur quelques produits
indigènes dont le fameux vin de palme dont il décrit ici la
technique de production :
« [Le palme], c'est un très bel arbre,
ordinairement très droit ; mais sa culture exige
288Cette population est constituée de femmes
ayant laissé leur toit marital, de catéchumènes... Ces
derniers laisseront la Mission avec leur certificat de baptême et
leur titre de chrétien. A leur départ, ils seront
remplacés par des centaines d'autres qui donneront à leur tour
leur place à des nouveaux venus. (Cf. Lettre du 06 janvier 1931,
cité par Ibidem. p. 105)
289 « Lettre du 23 novembre 1933 ", cité par
Ibidem, p. 194
290 « Lettre du 15 janvier 1931 ", cité par
Ibidem, p. 106
beaucoup de soin. Il faut être professionnel pour
s'en occuper. C'est le métier du malafoutier. A mesure que l'arbre
pousse, on coupe les branches du tronc de façon à ne laisser
qu'un fat et un bouquet de branches à la cime. A la naissance des
fleurs, on fait un trou, on met un tuyau auquel on suspend une gourde et la
sève, au lieu de monter dans la fleur descend dans la gourde : c'est le
vin de palme qu'on recueille chaque matin291~ »
Cette boisson naturelle alcoolisée semble plaire
énormément au missionnaire qui la nomme « précieux
malafou292». Il juge nécessaire de la
recommander à ces compatriotes européens : « Si le vin
blanc manque cette année, avis aux buveurs matinaux, ils pourront ouvrir
la série avec malafou293. » Voilà qui
pourrait nous permettre de justifier l'ouverture d'esprit du missionnaire ou un
fléchissement de son européocentrisme si dans cette méme
lettre il n'écrirait pas : « au Congo tout se passe à
l'inverse du pays des Blancs. » N'est-on de préférence
en présence de la coexistence d'une double vision qui se confronte et
qui annonce une autre façon de voir l'Afrique, laquelle perception se
justifiera plus tard?
« L'historien des idées est familier du
paradoxe 294», disait Raoul Girardet. Il n'est donc pas
illogique de relever chez un méme sujet l'existence d'une conception
double, surtout quand cet individu se situe à une époque
transitoire où il y a un présent qui doit disparaitre et un futur
qui s'annonce lentement. Le père Auzanneau se place dans ce carrefour
où se rencontrent deux mentalités antagoniques. On pourrait
même parler de situation de crise dans le sens étymologique du
terme, c'est-à-dire une période marqué par une
instabilité provoquée par la confrontation d'un ordre ancien et
d'un ordre nouveau. La troisième partie de ce travail sera axée
autour de ce nouvel ordre qui déterminera une autre façon
d'appréhender l'Autre dans la culture occidentale.
291 « Lettre du 28 juillet 1926 », cité par
Ibidem, p. 39
292 C'est le nom du vin dans langue des Congolais.
293 « Lettre du 28 juillet 1926 », cité par
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 39
294 GIRARDET, Raoul, Op. cit., p. 225
TROISIEME PARTIE: VERS UNE NOUVELLE VISION DES
NOIRS
Chapitre VIII
DU CONTEXTE DE LA REHABILITATION DES NOIRS
A- Une nouvelle atmosphère intellectuelle :
l'émergence du relativisme culturel
Dans le paradigme occidental, pendant longtemps,
prédominait une vision du monde où l'homme blanc était la
« mesure » de toute chose. Cette façon de voir le monde
consiste à juger, à évaluer, à comprendre ou
interpréter les cultures des autres d'après la sienne propre :
c'est donc se placer au centre du monde, et l'ordonner autour de soi ; c'est
l'ethnocentrisme. L'étymologie du mot est d'ailleurs éclairante :
on place son « ethnos » au centre, lorsqu'on regarde les
autres « ethnoï ». Lévi-Strauss construit ce
concept par analogie avec celui d'égocentrisme. L'égocentrisme
est cette attitude typique chez les jeunes enfants qui consiste à tout
ramener à soi, à voir « je » au centre. Dans l'attitude
ethnocentrique, ce n'est plus le « moi » qui est au centre mais
l'ethnie c'est-à-dire sa société, sa culture.
Mais l'émergence des sciences humaines et sociales au
XIXe siècle occasionne une remise en question de ce
modèle de penser. C'est à cette époque que la culture
occidentale s'interrogeait sur elle-méme et ressentait le besoin de
s'intéresser à d'autres cultures et de reconnaître d'autres
modèles. L'existence de l'ethnologie correspond peut-être à
ce moment oü une culture s'aperçoit qu'elle est «
ethnocentrée » sans le savoir, qu'elle a une tendance à tout
penser d'après ses propres modèles295.
Pour des intellectuels critiques vis-à-vis de cette
représentation du monde dont Claude Lévi-Strauss,
l'ethnocentrisme constitue l'obstacle majeur à l'étude des autres
sociétés. C'est
295 Il faut bien dire que cette attitude n'est pas propre
à l'Occident, c'est le cas de très nombreuses civilisations : on
est enclin à imaginer que notre modèle de fonctionnement, ou de
développement est le seul qui existe au monde. Ou tout au moins le
meilleur. Et donc on pense facilement que les peuples qui vivent
différemment vivent moins bien, que ceux dont l'évolution est
différente sont moins « évolués ». Toutefois,
dans le monde occidental, l'ethnocentrisme est revêtu d'un aspect
conquérant qui, justifié à la seule vue de sa «
supériorité » technique, s'exerce au détriment des
autres peuples sous la forme de racisme.
l'ethnocentrisme qui conduit à parler de
sociétés « primitives ", comme si certaines
sociétés étaient restées à l'état
premier, préhistorique, les seuls occidentaux étant parvenus par
le progrès à l'état « civilisé ".
Lévi-Strauss montre que, parce que l'histoire de l'Occident est surtout
caractérisée par un développement des sciences, des
techniques et de la puissance économique, l'Occident s'imagine que les
sociétés qui n'ont pas su progresser sur ces trois plans sont des
sociétés « sans histoire ". En réalité, toutes
les sociétés ont une histoire, même si celles-ci sont
différentes. Prenons un exemple. Si on prend comme critère de
développement la parfaite adaptation à un milieu
particulièrement hostile, ce ne serait plus les occidentaux qui seraient
considérés comme civilisés mais les Bédouins du
désert saharien ou les Inuits de l'Arctique. Si l'on prenait comme
critère la connaissance des ressources du corps humain, les plus
civilisés seraient les peuples de l'Orient et de l'Extrême-Orient
etc. Toute culture peut se prévaloir d'une supériorité
selon un critère qui lui est propre mais, comme aucun de ces
critères n'est plus pertinent qu'un autre, aucune culture ne peut se
considérer comme supérieure aux autres, affirment les
anthropologues partisans de l'égalité entre les cultures.
L'ethnocentrisme est une attitude spontanée et donc
universelle. Lévi-Strauss l'exprime en ces termes : «
L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements
psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez
chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue,
consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles
: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus
éloignées de celles auxquelles nous nous
identifions296. » « Le barbare est d'abord
l'homme qui croit à la barbarie », continue-t-il. On qualifie
en effet de « barbare " les peuples primitifs sans voir que ceux-ci
procèdent exactement de la même manière. Ainsi, dans de
nombreuses cultures, seuls les membres de la tribu sont qualifiés
d'hommes (ou de « bon ", d' « excellents " ou de « complets "),
les membres des autres tribus étant appelés « mauvais ",
« méchants " voire « fantômes " ou « apparitions ",
dénominations conduisant ainsi jusqu'à leur priver de toute
réalité. L'idée d'humanité apparaît donc
comme une idée tardive et qui n'est d'ailleurs pas ellemême
dénuée d'ethnocentrisme. Lévi-Strauss souligne, par
exemple, comment la proclamation de l'égalité naturelle entre les
hommes et de la fraternité qui doit les unir sans distinction de races
ou de cultures néglige la diversité des cultures et nie en
réalité les
296 Claude Lévi-Strauss. Race et Histoire, Unesco, 1952,
pp. 19 sq.
http://www.ac-
grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/levi-s4m.htm
Consulté le 04/05/2011
différences qu'elle n'arrive pas à comprendre.
Les cultures sont bien différentes mais non inégales pour
autant. Ramener la différence à l'inégalité
constitue une forme d'ethnocentrisme.
Cette réfutation de l'idée de la
hiérarchie qui correspond à une philosophie historique selon
laquelle il y aurait des peuples adultes et d'autres qui seraient restés
dans l'enfance de l'humanité trouve d'autant plus écho que dans
la période de l'entredeux-guerres se développe le refus de «
l'absolutisme occidental » à travers le concept de relativisme
culturel.
Défendue par plusieurs anthropologues, en particulier
M.J Herskovits et Ruth Benedict, cette théorie soutient que les
éléments normatifs, les valeurs et les institutions d'une
société ne trouvent leur explication et leur légitimation
qu'à partir de la culture de cette communauté humaine. La
diversité des modèles culturels entraînerait une sorte
d'autonomie des modèles éthiques. C'est à affirmer, en
d'autres termes, l'auto-validation des valeurs culturelles et, par voie de
conséquence, l'incompatibilité profonde des cultures, dont aucune
ne serait supérieure à l'autre.
Dans l'article « Relativisme culturel » du
Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, les auteurs
pensent qu'il existe deux façons de voir la diversité des
cultures : le rationalisme et le relativisme culturel. Les tenants du premier
point de vue affirment que « toute culture est une théorie du
monde, dont la spécificité résulte de l'application d'une
même rationalité de fond à une expérience qui varie
en fonction des conditions sociales et technologiques qui sont
elles-mêmes définissables dans un système de
référence universel. » Les partisans de la
deuxième approche récusent toute universalité, puisqu'ils
partent de l'idée selon laquelle « toute expression, toute
croyance n'a de signification et de validité qu'à
l'intérieur de son contexte d'usage : `forme de vie' (selon
Wittgenstein) ou `paradigme scientifique' (selon Kuhn) 297.
» Si les manières d'aborder le concept restent
différentes, elles concourent toutes deux à l'affirmation de la
pensée relativiste qui s'oppose à l'existence d'une culture
absolue et universelle et se prononce donc pour l'égalité entre
les différentes formes et expressions culturelles. Cette théorie
implique une attitude positive à l'égard de la diversité
et de la coexistence culturelle. Ouverture, tolérance, respect des
complexités idéologiques, de la diversité des
mentalités en sont les conséquences. Elle permet d'envisager de
construire un
297 BONTE, Pierre, IZARD, Michel, Dictionnaire de
l'ethnologie et de l'anthropologie. Quadriage/PUF, 2000, 842 p.
monde nouveau dans le respect des disparités. Mais, on lui
reproche également l'indifférence qu'elle peut entraîner,
la passivité face à la diversité, voire une attitude de
démission.
La montée d'une telle idéologie ne peut
être que favorable aux peuples non-occidentaux longtemps
considérés comme dépourvus de civilisations. Ils voient
leurs cultures se mettre au méme pied d'égalité que celles
des pays qui se donnaient le devoir de détruire leurs créations
jugées « barbares ". Mais il est un fait indéniable qui
n'est pas sans lien à cette nouvelle façon de voir l'Autre ;
c'est que les colonisateurs se voient contraints de donner un visage humain
à l'exploitation coloniale en raison de l'évolution des faits.
C'est donc un effort pour adapter l'idéologie qui soutient la
colonisation aux exigences de la conscience contemporaine.
B- L'humanitarisme colonial
On constate au début du XXe siècle
une volonté chez les colonisateurs français d'adopter des mesures
plus « souples » à l'égard des peuples des colonies.
Cet adoucissement de la politique coloniale est sans doute une
conséquence de l'émergence de la notion de respect de la
pluralité des cultures.
En 1900, en effet, le « Congrès de sociologie
coloniale " avait conseillé de « respecter les moeurs, les
traditions, les préjugés mémes des populations soumises
à domination ", le but d'une politique coloniale étant «
d'assurer aux indigènes les garanties indispensables. " Trente ans plus
tard, les Semaines sociales de Marseille, par le biais de son organe
officiel, disent souhaiter un « plein épanouissement
économique, spirituel et moral de tous les peuples " et non leur
assimilation aux Européens298.
Cette remise en cause de la méthode assimilationniste
fut entreprise par les grands sociologues universitaires de l'époque
dont Lévy-Bruhl et Durkheim qui développent l'hypothèse
selon laquelle les faits humains sont d'une très grande
variété et, conséquemment, ils ne peuvent pas être
traités uniformément. L'Ecole coloniale en connait l'influence
avec un spécialiste de l'Afrique occidentale, Maurice Delafosse, membre
du Conseil supérieur des colonies. En 1925, il fonda l'Institut
Ethnographique. En 1937, Robert Delavignette devint
298 Le problème social aux colonies, Semaines
sociales de France, 1930, p. 640 Cité par VALLETTE, Jacques, La
France et l'Afrique. L'Afrique subsaharienne de 1914 à 1960.
Regards sur l'histoire, Sedes, Paris, 1994, p. 75
directeur de l'école. Anthropologue et colonial
à la fois, il unissait ses préoccupations scientifiques à
ses expériences acquises au contact des communautés paysannes
d'Afrique occidentale. Auteurs de plusieurs ouvrages qui défendent la
nécessité d'une autre politique en Afrique, ses influences furent
remarquables sur les futurs administrateurs qui sortiront de l'école. Ce
fut sur son initiative que prendra chair un projet de la communauté
africaine. Il écrira en 1940 dans sa Petite Histoire des Colonies
Françaises : « Nos colonies ne sont pas les pièces
détachées de la métropole ou les annexes d'une firme qui
aurait son siège à Paris. Elles rassemblent des hommes pour
ordonnancer une civilisation. Elles sont solidaires entre elles et avec la
France d'Europe. Elles composent un Empire et cet Empire tend vers une
communauté qui sera animé par une politique
sociale299. »
Sur place, les administrateurs coloniaux comprennent la
nécessité de changer de pratique politique. Dans le but
d'associer les populations à leur administration, ils prévoient
la création d'un véritable pouvoir autochtone qui sera
composé de chefs de villages, commissions de villages avec des chefs de
famille, commissions de villages avec des chefs de familles, commissions de
canton avec des chefs de villages, le tout devra rendre compte à un
commandant français. Cette mesure fut proposée en 1935 par le
gouverneur général de l'A.O.F, Jules Brevié.
Ce changement au niveau de la méthode de colonisation
se fait ressentir dans la politique sociale qu'entretient la métropole
au cours de cette période. En 1940, on compte en AOF « 140
maternités, 34 dispensaires de puéricultures animées par
240 sages-femmes dont seulement 5 Européennes. La mortalité
infantile est contenue entre 3 à 5%300. »
L'établissement de ces structures médicales est une
nécessité pour réduire les conséquences des
maladies tropicales et vénériennes sur la population. En 1922,
une mission conduite par le docteur Jamot arrive en Afrique pour combattre la
maladie du sommeil (trypanosomiase) dûe à la mouche
tsé-tsé ainsi que la tuberculose, principal fléau qui
ravage les capitales comme les brousses. Des dispensaires et des groupes
mobiles sont installés sur tout le territoire. Un Institut de la
lèpre est fondé à Bamako, un Institut Pasteur à
Kindia en Guinée ; le tout avec l'aide des missions ou la fondation
privée comme celle du docteur Schweitzer au Gabon.
299 VALLETTE, Jacques, Op. cit., p. 77
300 GOUREVITCH, Jean-Paul, La France en Afrique. Cinq
siècles de présence : vérités et mensonges.
p.
211
Dans cette méme logique est créé un
embryon de médecine curative, l'Assistance médicale
indigène présente à Paris et à Brazzaville. Au
méme moment s'organise une médecine préventive. Ces
instituts forment des médecins de brousse qui apporteront le plus loin
possible l'aide médicale aux indigènes. Néanmoins, les
faiblesses de ces structures naissantes empêchent que certains pays comme
Mauritanie, Tchad, Dahomey soient touchés véritablement.
Ces efforts sont également perceptibles au niveau de
l'éducation scolaire. Le 24 septembre 1903 un décret fixe la
structure de l'enseignement en Afrique occidentale française (AOF). Le
système comprend trois niveaux : le primaire élémentaire,
le primaire supérieur, l'enseignement professionnel et spécial
dispensé à Dakar et à Saint-Louis. Le primaire
élémentaire comprend à son tour les écoles
préparatoires dites de villages, écoles
élémentaires, écoles régionales et urbaines, et
cours pour adultes. On y enseigne l'hygiène, quelques notions de
français, d'agriculture, d'histoire et de morale laïque. Les
meilleurs sont sélectionnés pour les écoles
élémentaires, ils y apprendront en deux ans : français,
calcul, matières d'éveil. Les plus doués accèdent
à des niveaux supérieurs. Deux établissements secondaires
sont fondés : à Dakar, le futur lycée Van-Vollenhoven,
l'autre se trouve à Saint-Louis, le lycée Faidherbe. « La
croissance de cet enseignement est effective, mais lente : 15 000
élèves en 1914, 70 000 en 1938, soit 2,2% de la population plus
les écoles de missions301 .» Il faut souligner
que le développement de ces écoles n'est pas pareil partout en
Afrique, il se fait à la carte. L'AOF, beaucoup plus riche reçoit
la quasi-totalité de ces implantations tant disque l'AEF est
traité en parent pauvre.
Il y a donc une redéfinition de la politique coloniale
de la France entamée au cours de cette période. Certains parlent
d'une « morale de la colonisation » basée sur les obligations
du Droit naturel et qui incombe au colonisateur le devoir de s'occuper des
problèmes de la vie sociale des peuples coloniaux. « La France,
écrit Albert Sarraut302, ne doit pas avoir double visage,
celui de la liberté tournée vers la métropole, celui de la
tyrannie tendu vers les
301 Ibid., p. 214
302 Albert Sarraut, homme politique français. Au cours
des années 1920, alors ministre des Colonies, publie La mise en valeur
des colonies françaises, un ouvrage où il expose une vision
renouvelée de la colonisation française.
colonies303. » Mais, cette
volonté de donner un visage humain à la colonisation est aussi et
surtout une volonté de s'adapter à l'évolution de
l'histoire. C'est, en d'autres termes, une réponse aux grandes remises
en questions formulées tant en France qu'ailleurs face à l'oeuvre
impériale de l'Occident.
C- Une remise en cause de la colonisation
L'anticolonialisme est un courant ou une attitude politique
remettant en cause les principes et l'existence du système colonial.
Même si le terme n'est apparu qu'au début du
XXème siècle, l'idée de s'opposer à la
colonisation est aussi vieille que la colonisation ellemême : la critique
du sort des Indiens (Las Casas), les protestations de Montaigne, de Rabelais et
de Guez de Balzac. Selon Charles-Robert Ageron304, à chaque
étape de l'histoire coloniale correspond un type d'anticolonialisme. Au
temps des Lumières, certains philosophes ont condamné le
système colonial ainsi que son corolaire, l'esclavage, en vertu du Droit
naturel et de l'égalité des hommes. Le développement
considérable de l'empire colonial français au XIXe
siècle entraîne un essor de la réflexion anticolonialiste
avec notamment les libéraux pour qui « le système
colonial qui est l'asservissement des peuples est aussi antiéconomique
qu'immoral.305 » Cette contestation du principe colonial
se fait au nom de la dilapidation de « l'or et du sang de la France
». Raoul Girardet limite à quatre les types d'argumentations contre
l'entreprise coloniale, méme s'il reconnait que certains thèmes
se sont trouvés confondus ou simultanément
développés dans chacun de ces raisonnements. Pour lui, il existe
un anticolonialiste de formulation et d'aspiration révolutionnaire qui
s'exprime dans les milieux intellectuels antillais représenté par
Frantz Fanon et Césaire. Ce dernier, conquis par l'idéologie
marxiste-léniniste, assimila la cause de la révolution coloniale
à celle du combat pour la dictature du prolétariat.
Un autre courant d'opposition anticoloniale moins
véhémente que le précédent est à prendre en
compte : la protestation humaniste. Il est d'ordre moral, axé sur
l'affirmation des
303 GIRARDET, Raoul, L'idée coloniale en France
1871-1962. p. 182
304 AGERON, Charles-Robert, L'anticolonialisme en France de
1871 à 1914. « Dossier Clio », PUF, 96
p. 10
305 Ibidem p. 12
principes fondamentaux tels : principes
d'équité, de liberté, du respect de l'autre, de sa
personne, de ses droits et de sa dignité. Les porte-paroles d'un autre
courant ont cru devoir élever la voix et plaider la cause du
désengagement impérial en s'appuyant sur un postulat patriotique
visant à défendre la grandeur de la Nation. Ces arguments
d'inspiration nationaliste donnèrent naissance à deux types
d'attitudes. L'une qui reprend les vieux termes de l'opposition antiferryste en
dénonçant l'inutile gaspillage des ressources du patrimoine
national, l'autre qui défend le rayonnement mondial de la France mais
qui l'adapte aux exigences du présent, c'est-à-dire, elle entend
défendre une politique de négociation à l'égard des
mouvements d'émancipation coloniale. Ceux qui adoptent une telle
attitude « considèrent que les formes anciennes de domination
coloniale sont inéluctablement périmées, il faut adopter
une nouvelle politique aux grandes mutations de l'histoire306.
» Bien que cette argumentation corresponde à la formule «
partir pour mieux rester », elle n'est pas sans effet dans la lutte
anticolonialiste. On retrouve ces arguments à partir de la
deuxième moitié du siècle, notamment dans le débat
sur la guerre d'Algérie.
Mais, l'un des plus grands écueils de la colonisation
demeure le communisme. En 1929, en effet, l'ancien directeur de l'Enseignement
au Maroc, Georges Hardy, publie un ouvrage intitulé Nos grands
problèmes coloniaux dans lequel il évoque le communisme
comme un danger pour l'oeuvre coloniale. « Au moment même,
dit-il, où nous essayons de nous rapprocher des `âmes'
indigènes, d'autres influences tendent à les éloigner de
nous. Un peu partout de grands mouvements qui agitent le monde menacent de
faire vibrer les populations coloniales ; ici c'est le
communisme307... »
La gauche française depuis les années 1880
s'élève contre la colonisation qui répond, selon elle,
avant tout à la recherche obsédante des débouchés.
Elle rattache l'impérialisme coloniale au capitalisme et fait endosser
ce système tous les crimes de la colonisation. La colonisation est pour
les partisans de la gauche « une des pires formes de l'exploitation
capitaliste308. » Les dénonciations des socialistes
concernent les « abus ou les scandales coloniaux », elles ne
constituent pas en fait une « pédagogie anticoloniale ». En
1920, le deuxième Congrès de l'Internationale communiste
concentre ses réflexions sur le monde colonial notamment sur la
révolution en Orient qui devient l'un des centres de
préoccupation
306 GIRARDET, Raoul, Op. cit., 1972, p. 227
307Ibid. p. 137
308 AGERON, Charles-Robert, Op. cit., p. 22
du moment. Pour certains d'entre les congressistes, le destin
de la révolution mondiale dépendait du succès de la
révolution dans les pays non-européens. Selon Lénine, la
domination mondiale du capital devait s'écrouler sous les coups
conjugués du « prolétariat révolutionnaire des pays
avancés » et des « mouvements révolutionnaires de
libération des pays arriérés ou des nationalités
arriérées ». Le deuxième Congrès
préconise donc la collaboration dans les pays soumis à la
domination coloniale des partis communistes locaux avec les mouvements
nationaux de libération.
C'est à cette période que les voix
anti-impériales des colonies commencent véritablement à se
faire entendre. Les premiers mouvements revendicatifs de l'Afrique du Nord
d'inspiration religieuse et panarabe apparaissent dès 1920, d'autres
à caractères modernistes et plus ou moins
révolutionnaires. Au même moment, éclatent en Indochine,
plus précisément en Annam et au Tonkin les premières
révoltes nationalistes. Si les mouvements nationalistes nord-africains
restent peu connus du grand public, les événements d'Indochine ne
sont pas en revanche sans provoquer de l'émotion qui s'exprime avec
force aussi bien dans la presse que dans la littérature. On condamne
énergiquement les violences, les crimes perpétrés par le
colonisateur pour mater les protestations des peuples coloniaux, notamment le
massacre de la garnison du petit poste de Yen Bay dans le Haut Tonkin. Le Parti
Communiste Français (PCF), par l'organe de son secrétaire
général de l'époque, Maurice Thorez, exige de donner
satisfactions « aux aspirations légitimes des peuples coloniaux
» pour renforcer leur « union indispensable avec la démocratie
française » face à la montée du fascisme de Mussolini
ou d'Hitler. Les positions du PCF rejoignent, avec quelques nuances
près, celles auxquelles le parti socialiste S.F.I.O n'avait depuis la
fin de la Première guerre mondiale, cessé d'être
fidèle.
A ces dénonciations s'ajoutent celles des intellectuels
qui se mettent à défendre la cause des « peuples
opprimés. » Dès 1930, les écrits d'André
Malraux commencent à attirer l'attention du public sur les drames de la
colonisation en Indochine. Son roman, La Voie royale,
annonçait déjà, en effet, l'imminence d'un « conflit
inévitable entre colonisateurs et colonisés ».
Ferdinand Céline est également à situer
dans cette mouvance, bien que ses positions sont souvent taxées
d'ambigües par certains critiques. Son roman, Voyage au bout de la
nuit (1932), donne en effet une image tellement déprimante de la
colonie qu'il arrive à ruiner bien de mythes et à
présenter la colonie comme un véritable enfer où colons et
colonisés se
détruisent mutuellement. Avec un langage plein
d'humour, l'auteur arrive à jeter le discrédit sur le
système colonial français. Il refuse les mythes et les slogans
comme « l'humanitarisme colonial ", « le colonialisme
éclairé ", « l'héroïsme colonial ", « le
messianisme colonial ". On ne peut pas ne pas citer également
Féllicien Challaye qui, déjà en 1906, avait
dénoncé avec éclat les scandales de l'administration
coloniale au Congo dans un des Cahiers de la Quinzaine309.
Universitaire, professeur de philosophie, Challaye n'avait cessé de
soutenir des thèses condamnant radicalement le système
colonial.
On ne peut pas ignorer non plus une autre forme de
récusation du système colonial venant des chrétiens
progressistes. Entre les 1881 et 1885, l'opposition catholique à la
« politique coloniale insensée des opportunistes " signale sa
présence. Pour Léon Bloy, fervent catholique, le colonialisme est
l'« empire du désespoir, l'image stricte de l'Enfer " et «
l'histoire des colonies françaises, surtout dans l'Extrême-Orient,
n'est que douleurs, férocité sans mesure et indicible turpitude
". Le Comité de Protection et de Défense des Indigènes
créé par Paul Viollet, chrétien, juriste et historien de
l'ancienne France, entreprend une vaste campagne vers la fin du XIXe
siècle contre les crimes du portage, les corvées inhumaines qui
déciment la population malgache. Il entamait en 1902 une
énergique protestation contre le régime de l'indigénat
spécialement en Indochine, et en 1905 contre les crimes et «
illégalités commis au Congo ". Il faut retenir également
le cas de Mgr Le Roy, missionnaire, puis vicaire apostolique au Gabon, avant de
devenir supérieur général de la Congrégation
missionnaire des Pères du Saint-Esprit, qui fit avec netteté le
procès du colonialisme en Afrique noire française. Pour lui, le
système colonial apportait en lui la « démoralisation ". Il
dresse un violent réquisitoire contre l'administration coloniale devant
le Congrès international antiesclavagiste d'aout 1900 en insistant sur
l'échec du système colonial face à sa « mission
civilisatrice ". Charles-Robert Ageron résume en ces mots
l'argumentation du religieux : « En ne demandant aux indigènes
que du travail et des impôts, en usant des hommes comme des vils
instruments de lucre, en tolérant l'alcoolisme, la prostitution,
l'esclavage de la femme, l'infanticide, l'administration coloniale
faillit à son devoir de civilisation. Elle désorganisait les
sociétés traditionnelles, ne laissant derrière elle que le
vide et la ruine310. » L'Haïtien Benito Sylvain,
chrétien, qui s'est donné pour but de travailler au
relèvement social des Noirs, fonda à Rome
309 Les Cahiers de la Quinzaine est une revue
bimensuelle française disparue, d'inspiration dreyfusarde fondée
et dirigée par Charles Péguy.
310 AGERON, Charles-Robert, Op. cit., p. 36
en 1905 l'oeuvre qui porta son nom. Il présenta
à Paris une thèse sur le traitement des indigènes dans les
colonies d'exploitation. Son travail a été encouragé par
le cardinal Merry del Val parlant de ses « nobles buts qui consistent
à combattre l'injustice et le déraisonnable préjugé
de couleur311. »
Tous ces facteurs tendent à exiger un renouvellement de
la vision que l'on se fait jusqu'alors des peuples soumis à la
domination et à l'exploitation de l'Occident. Intellectuels, religieux
et politiques occidentaux se lancent dans ce combat pour défendre la
cause des peuples coloniaux, notamment ceux de l'Afrique. Mais, ces actions
n'auraient pas tous leurs poids si les colonisés eux-mêmes ne
jouèrent pas leur rôle en voulant prendre en main leur destin.
Autrement dit, la participation des concernés proprement dit rendra ces
luttes beaucoup plus décisives et élargira le but en visant plus
loin qu'une simple reconnaissance culturelle, mais une libération pleine
et entière de l'homme colonisé.
311 Ibid., p. 37
Chapitre IX LA VOIX CONTESTATAIRE DES INTELLECTUELS
NEGRO-AFRICAINS.
Dans cette dynamique qui conduira à un nouveau regard
sur l'Afrique, on ne peut pas exclure le rôle des Africains et des
Négro-africains qui prendront conscience qu'ils sont victime de leur
infériorisation par l'Occident et s'attacheront à revendiquer
leur humanité pleine et entière avec tout ce qui en
découle. L'objet de ce chapitre consiste à présenter cette
prise de conscience et la lutte idéologique et politique qu'elle induit.
Ainsi s'intéressera-t-il au mouvement pan-nègre à l'aube
du XXe siècle, puis au courant politique et littéraire
des écrivains noirs francophones ainsi qu'à la conscience
politique africaine à son balbutiement.
A- Le panafricanisme du début du XXe
siècle
La considération qu'il convient ici de faire sur le
panafricanisme se borne aux premiers congrès ayant eut lieu entre 1900
et 1945. Il s'agit de montrer dans la perspective qui est la nôtre
comment le mouvement panafricaniste alimente la lutte pour
l'indépendance des pays africains.
Le panafricanisme, en tant qu'expression de la
solidarité entre les peuples africains et d'origine africaine et en tant
que volonté d'assurer la liberté du continent africain ainsi que
son développement à l'égal des autres parties du monde,
est né dans le méme contexte historique que d'autres grands
mouvements de rassemblement de peuples, comme le panaméricanisme, le
panarabisme, le pangermanisme, le panslavisme ou le
pantouranisme312. Le mouvement s'est développé au
milieu de nombreux obstacles : d'une part, il est né au coeur de
l'oppression esclavagiste, avant de s'épanouir en dépit des
contraintes des régimes coloniaux dont il a fini malgré tout par
triompher. D'autre part, il a toujours revêtu une extrême
complexité, dans la mesure où il a pris corps dans plusieurs
pôles différents - l'Afrique, l'Amérique du nord, les
Caraïbes, l'Amérique du Sud, l'Europe - qui se sont certes
312 BONACCI, Giulia, « L'historiographie en anglais sur
le panafricanisme », Etudes africaines / état des lieux et des
savoirs en France.1re Rencontre du Réseau des études
africaines en France 29, 30 novembre et 1er décembre 2006, Paris.
http://www.etudes-africaines.cnrs.fr/communications/bonacci.pdf.
Consulté le 03/06/2011
influencés les uns les autres, mais qui se sont aussi
singularisés en fonction de leurs contextes particuliers.
Les spécialistes de l'histoire du panafricanisme y
relèvent plusieurs phases bien distinctes. D'abord celle de la «
naissance » qui, plongeant ses racines dans la lutte contre l'esclavage,
s'est prolongée jusqu'à la veille de la Première Guerre
mondiale. Ensuite, celle de la mise en forme de l'idéologie et des
programmes aussi bien à travers une succession de « congrès
» conçus, organisés et conduits par William Edward Burghardt
Du Bois313 qu'à travers les luttes contre le colonialisme et
le fascisme. Ces luttes sont menées dans les années 1920 en
France par des figures politiques telles que Louis Hunkarin, Lamine Senghor,
Samuel Stéfany, Max Bloncourt, Joseph Gothon-Lunion, Tiémoko
Garan Kouyat, pour ne citer que ceux-là. Enfin, à partir du
congrès de Manchester, celle du panafricanisme militant, largement
incarnée par Kwame Nkrumah et débouchant sur la constitution
d'institutions que l'Afrique allait réformer pour organiser, avec
sûreté, sa marche en avant314.
Face à la question de la dispersion des intellectuels
panafricanistes qui se retrouvent sur trois continents différents :
Afrique, Amérique, Europe, l'idée fut venue de laisser les
différents groupes agir chacun sur son terrain, à condition de se
retrouver régulièrement pour, ensemble, poser des actes forts,
proclamer des revendications et formuler des propositions. Le choix des lieux
de tels rassemblements devait obéir à une tactique et une
stratégie précises : il fallait porter le message panafricain au
centre même du système impérial dont les colonies d'Afrique
étaient l'un des maillons. On se retrouverait donc dans les grandes
métropoles européennes pour y faire entendre la « voix de
l'Afrique ensanglantée » (E. W. Blyden). Ainsi naquit l'idée
des « conférences » et « congrès »
panafricains, dont la paternité reste controversée et qui
allaient jalonner la première moitié du XXe
siècle.
313 William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), sociologue,
éditeur et poète afro-américain. Il fut le premier Noir
américain diplômé d'un doctorat de philosophie de
l'Université Harvard en 1895
314 Cette périodisation est faite à partir d'une
publication faite par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Le
mouvement panafricaniste au vingtième siècle. Recueil de
textes.
Contribution à la Conférence des intellectuels
d'Afrique et de la Diaspora (CIAD I) organisée par l'Union africaine en
partenariat avec le Sénégal (Dakar, 7-9 octobre 2004) Cette
sous-partie doit beaucoup à cet ouvrage consulté en ligne le
11/05/2011.
http://democratie.francophonie.org/IMG/pdf/Panafricanisme_090207-6.pdf
Entre 23 et 25 juillet 1900, s'est tenue à Londres La
Conférence panafricaine, premier rassemblement formel des tenants du
mouvement. On comprend donc le double choix de l'année 1900,
commencement du dernier siècle du deuxième millénaire, et
de Londres, la capitale prestigieuse du plus grand empire colonial, pour
organiser la Conférence panafricaine. Après avoir pensé
profiter de l'Exposition universelle de Paris pour réunir dans la
capitale française des savants du monde entier en vue de faire le
procès du racisme, l'Haïtien Bénito Sylvain apporta son
adhésion au projet d'une réunion exclusivement africaine à
Londres. L'artisan, mieux connu dans l'espace francophone, fut Henry Sylvester
Williams (1868-1911)315. Si les résolutions de la
conférence n'apparaissent pas comme une condamnation explicite de la
colonisation, les participants ont adressé un message à la reine
Victoria et lui demandent de « prendre les mesures nécessaires
pour influencer l'opinion publique sur les conditions de vie et les lois qui
régissent les autochtones dans plusieurs parties du monde,
particulièrement en Afrique du Sud, en Afrique de l'Ouest, aux Antilles
et aux Etats-Unis316. » Ils adoptèrent
aussi la fameuse « Adresse aux Nations du Monde »,
rédigée par W. E. B. Du Bois sur la question de
l'égalité effective et non seulement formelle entre les races.
Malgré le petit nombre des participants - 32 auxquels s'ajoutent ceux
qui, sans être des délégués officiels, - ont
participé aux débats et signé des motions, la
Conférence Panafricaine fut déterminante dans le devenir du
mouvement, c'est d'ailleurs cette réunion qui mit à la mode le
mot « panafricanisme317. »
En dépit de la mort des pères du mouvement
panafricain comme celle Sylvester Williams survenue en 1911 puis celle de
Blyden en 1912, l'idée panafricaine ne fléchit pas. La
précédente conférence sera suivie par le Premier
Congrès panafricain du 19 au 21 février 1919 à Paris. Le
choix de Paris se justifia par la réunion, dans la capitale
française, de la Conférence de la Paix, chargée, entre
autres, de décider de l'avenir des colonies allemandes, après la
première Guerre mondiale.
315 Avocat et un écrivain britannique, il avait
noué des rapports étroits avec les noirs africains de
Grande-Bretagne. Il est à l'origine de cette conférence qui mit
pour la première fois à la mode le mot « panafricanisme
».
316 Rapport de la Conférence Panafricaine de Londres du
23-25 juillet 1900. Cité par Cheikh GUEYE « Le panafricanisme
d'intégration comme réponse aux problèmes
sécuritaires africains. »
http://www.memoireonline.com/07/09/2425/m_Le-panafricanisme-dintegration-comme-reponse-aux-problemessecuritaires-africains3.html
Consulté le 11/05/2011
317 DECRAENE, Philippe, Le Panafricanisme, P.U.F.,
« Que sais-je ? », 1959, p. 10
Juste après l'armistice de 1918 mettant fin à la
guerre, le Dr Du Bois vient à Paris pour réclamer le droit des
Noirs à se disposer d'eux-mêmes en vertu aux principes de la
déclaration du président américain Woodrow Wilson. Son
argumentaire est basé sur la participation des Noirs dans le conflit de
1914-1918. En effet, en dépit des promesses d'asiles et de
liberté faites dans les lignes germaniques, les soldats noirs
américains restèrent fidèles à leur armée.
Il inclut également les centaines de milliers de « tirailleurs
» qui étaient venus d'Afrique occidentale pour servir dans
l'armée française. Il s'appuya sur l'aide de Blaise Diagne,
premier député de Sénégal, pour obtenir gain de
cause. L'accord des autorités françaises à la tenue de la
réunion fut obtenue ; le congrès réunit 57
délégués venus des diverses colonies françaises et
britanniques, des Antilles et des Etats-Unis. Au terme des travaux, une
pétition fut remise à la Société des Nations
exigeant « un code législatif international pour la protection
des indigènes d'Afrique, un bureau permanent pour l'application de ces
lois ». Les congressistes réclament aussi la mise à
disposition de la terre pour les indigènes, l'investissement de
capitaux, la limitation des cessions de concessions pour lutter contre
l'exploitation des indigènes et l'épuisement du bien-être
naturel des pays, l'abolition de l'esclavage, des châtiments corporels,
du travail forcé, l'établissement d'un code du travail par
l'Etat, une éducation gratuite pour les indigènes et ce
même en langue maternelle et leur formation professionnelle.
Mais la plus importante des exigences qui préfigurent
les futures luttes indépendantistes concerne les droits des
indigènes de participer au gouvernement des pays placés sous
mandat. En effet pour les congressistes « les indigènes
d'Afrique doivent avoir le droit de participer au Gouvernement aussi vite que
leur formation le leur permet, et conformément au principe selon lequel
le Gouvernement existe pour les indigènes et non l'inverse. Ils devront
immédiatement être autorisés à participer au
gouvernement local et tribal, selon l'ancien usage, et cette participation
devra graduellement s'étendre, au fur et à mesure que se
développent leur éducation et leur expérience, aux plus
hautes fonctions des états ; de façon à ce que l'Afrique
finisse par être gouvernée par le consentement des
africains318... » L'accent fut également mis sur
« trois vérités fondamentales » : Pas de peuple
sans culture, pas de
318 « Premier Congrès panafricain, Paris, 19-22
février 1919. Principales résolutions » in Le mouvement
panafricaniste... Op. cit., p. 97
culture sans ancêtres et pas de libération
culturelle authentique sans une libération politique
préalable319. »
Financé de nouveau par les Noirs américains, le
IIe Congrès panafricain eut la singularité de se tenir
successivement dans trois capitales impériales différentes :
Londres, Bruxelles et Paris, oü les Noirs des diasporas américaines
retrouvèrent des d'Africains en plus grand nombre qu'en 1919. Ce
congrès, marqué par de profondes divergences, inaugura une
série de ruptures qui empêchèrent le mouvement de se doter,
comme beaucoup le souhaitaient, de structures organisationnelles permanentes. A
la session de Londres (27-29 août) participèrent presque
uniquement des anglophones, dont des délégués de la Gold
Coast, du Nigeria et de la Sierra Leone, ainsi que l'Indien Saklatvala
Shapurji, futur député du Parti Travailliste à la Chambre
des Communes du Royaume Uni.
Les approches et le ton de la session se distinguèrent
par leur radicalisme dans l'analyse de la situation des Noirs dans le monde
marquée par la ségrégation et le racisme,
l'impérialisme et les expropriations foncières en Afrique. Les
propositions pour s'en sortir furent d'une extrême intransigeance. Les
réunions s'achèvent en adoptant Le Manifeste de Londres qui,
selon certains observateurs de l'époque, exerça une influence
directe sur les organisations politiques d'Afrique, telles que le National
Congress of British West Africa, le South African Native National Congress
ainsi que l'Union Congolaise (Congo belge). Mais, les controverses
obstruèrent l'éclat de la Conférence. Blaise Diagne, ne
voulant pas appuyer des mesures incompatibles avec son poste de
président de la commission sur les colonies, rejeta Le Manifeste de
Londres, accusé d'être d'essence communiste. Il s'opposa vivement
à W. E. B. Du Bois, à qui il se mit à reprocher de ne pas
représenter tous les Noirs des EtatsUnis. Après cette rupture, la
session de Paris (4-5 septembre) ne réussit pas à rapprocher les
points de vue. Blaise Diagne et le député de la Guadeloupe,
Gratien Candace, se lancèrent dans une apologie sans réserve de
la politique coloniale de la France, tandis que W. E. B. Du Bois, sans parler
nommément d'indépendance, plaida pour l'accès des
Africains au pouvoir politique, seul moyen de faire reconnaître le peuple
africain comme l'égal des autres peuples : « Aucun Noir dans
n'importe quelle partie du monde ne peut être en sécurité
tant qu'un homme pourra être exploité en Afrique, privé de
ses droits civiques aux Antilles ou lynché aux
319 WAUTHIER, Claude, L'Afrique des Africains. Inventaire de
la Négritude, p. 17
États-Unis parce que c'est un homme de
couleur320. » A ses yeux, la politique
française d'« assimilation » ne visait qu'à incorporer
dans la bourgeoisie française une infime proportion de Noirs des
colonies pour renforcer l'exploitation des masses africaines et antillaises.
La jonction entre les 2 sensibilités du panafricanisme
(afro-centré et negro-centré) s'opère et se fera dans le
Congrès de New York, aux Etats-Unis là où le
panafricanisme avait fait ses débuts. Les délégués
revendiquèrent le droit pour les Africains de faire entendre leurs
revendications auprès des gouvernements qui dirigent leurs affaires. En
novembre 1927, le vent autonomiste qui souffle déjà en Europe
s'empare du Congrès qui énonce clairement que les Africains ont
le droit de participer à leur propre gouvernement, que le
développement de l'Afrique passe par les Africains et évoque la
possibilité pour ces derniers de s'armer pour se défendre si un
désarmement mondial n'intervient pas. Gouvernance africaine,
défense africaine, économie africaine si le mot
indépendance n'est pas encore prononcé les revendications des
congrès successifs s'en rapprochent.
La crise économique de 1929 qui se fait sentir
notamment aux Etats-Unis empêcha la réalisation d'un autre
congrès. La montée du nazisme en Allemagne, la guerre civile en
Espagne, puis la deuxième Guerre mondiale n'avaient pas favorisés
la reprise des activités panafricaines. Certaines institutions
établies au cours de cette période n'ont pas joué le
rôle souhaité ; telle l'International African Service
Bureau, ancêtre de la Panafrican Federation. Cet organisme
devait par contre diffuser un journal, Panafrica, et avait parmi les
membres de son exécutif M. Jomo Kenyatta qui allait devenir un des
leaders du mouvement indépendantiste au Kenya. Dr Nnamdi Azikiwé,
chef du National Council of Nigeria and Cameroons (N. C. N. C.)
réclamait la fin du système colonial britannique «
antidémocratique ». La Panafrican Federation qui
regroupait une vingtaine d'associations africaines réclamait à la
fois l'indépendance et l'unité africaine, la fin de toutes
discriminations raciales la coopération entre les peuples africains et
ceux qui soutenaient leurs aspirations. Elle se dotait comme son ainé
d'un journal International African Opinion qui diffuse entre autre un programme
d'action basée sur la technique gandhiste de non-violence et de
non-coopération. Mais le tournant du panafricanisme interviendra en 1945
lors du fameux congrès de Manchester que beaucoup considère comme
le moment où le panafricanisme politique atteint sa maturité.
L'invasion en 1935 par l'Italie fasciste de l'Ethiopie, symbole
320 Le mouvement panafricaniste au vingtième
siècle. Recueil de textes. Op. Cit. p. 38
d'une Afrique libre, civilisée, fière, est un
sacrilège que les panafricanistes ne peuvent laisser passer. Dès
lors le panafricanisme entre dans une nouvelle phase qui se précisera
lors du congrès de Manchester qui se déroula du 15 au 19 octobre.
Le mouvement s'accélère et prend une allure franchement
politique. Ce Ve congrès fut un véritable tournant
dans le mouvement panafricaniste où une génération de
militants intellectuels représentée par Du Bois cèdera peu
à peu la place à une génération des militants
politiques dont les principales figures sont Georges Padmore et Kwame Nkrumah
qui deviendront secrétaire du Congrès. A l'issue des travaux, les
congressistes proclament haut et fort leur slogan, « l'Afrique aux
Africains ».
Le mouvement panafricain ne se manifestait pas uniquement dans
les conférences et les congrès. En dehors de ces rassemblements,
étudiants et intellectuels négro-africains de tout horizon font
entendre leur voix pour la même cause. En cette période
d'entre-deux-guerres, l'appel à l'autodétermination se fait de
plus en plus fort. Même s'il a fallu attendre le « Discours sur les
Quatre Libertés de Roosevelt » (6 janvier 1941) et la « Charte
de l'Atlantique » (14 aout 1941) pour que le message semblât
être entendu, des associations tels que l'Union des Etudiants d'Afrique
de l'Ouest créée en 1925, l'Etoile Nord-Africaine en 1928 qui se
prononcent déjà pour l'indépendance totale de
l'Algérie, en sont des exemples.
C'est dans cette méme lutte pour la conquête de
la liberté, de la reconnaissance culturelle, en un mot, cette
valorisation de l'homme noir et de sa culture que s'inscrit ce courant
littéraire et politique que Jean Paul Sartre définira comme la
« négation de la négation de l'homme noir ».
B- La Négritude
On reconnait en William Edward Burghardt Du Bois, «
le premier à avoir pensé la négritude dans sa
totalité et dans sa spécificité321. »
Dans son livre Ames noires, l'auteur critiqua vigoureusement la situation
scandaleuse des Noirs aux Etats-Unis. Il entreprit un combat contre la
discrimination raciale et le conservatisme politique dans la revue The
crisis dont il fut le directeur. Son Association nationale des Gens de
couleur milita pour « effacer de l'esprit des Blancs - et des Noirs -
l'image stéréotypée du Nègre sous-homme. » Au
cours
321 CHEVRIER, Jacques, Littérature nègre,
Armand Colin, « U », 1989, p. 32
des années vingt à Harlem, quartier du borough
de Manhattan, se cristallisa le mouvement qui devait plus tard prendre
l'appellation de « New-Negro ". Se voulant un mouvement à
caractère social et littéraire, le « New-Negro " fut donc
« une quête spirituelle destinée à remettre le Noir
américain en possession de sa personnalité aliénée
par la culture dominante322. "
En 1931 apparut la première tribune oü les Noirs
du monde entier eurent l'occasion de s'exprimer pour débattre de leurs
problèmes spécifiques, La Revue du monde Noir. Fondée par
un libérien, le docteur Sajous, la revue a permis aux intellectuels
noirs parisiens, Aimé Césaire, Léopold Sédar
Senghor, Léon Damas... de rencontrer les poètes et romanciers de
la Renaissance nègre et des personnalités du monde noir qui vont
marquer le mouvement Négritude comme le docteur haïtien Jean
Price-Mars323, auteur d'Ainsi parla l'oncle (1928). Une
autre revue, Légitime Défense, fondée par un groupe
dissident de La Revue du monde
322 Ibidem.
323 Dans ce réveil culturel et politique que connait le
monde noir tout au long du XXe siècle, la Révolution
haïtienne de 1804 représente un moment historique
indéniable. En effet, pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité des anciens esclaves nègres « non
civilisés ", « abrutis " arrivèrent à défaire
l'ordre colonial et proclament leur indépendance, érigeant ainsi
une nouvelle vision de l'Histoire. Après l'indépendance, le pays
fut l'objet des assauts répétés des théories
racistes qui prenaient prétexte de ses difficultés pour
dénier à tous les Noirs le droit et la capacité de se
gouverner eux-mêmes. L'intelligentsia haïtienne se lança dans
la lutte contre « les détracteurs de la race noire ",
incarnée par Anténor Firmin (1850-1911), homme d'Etat, patriote
et adversaire résolu des visées expansionniste des
États-Unis sur la première république noire : celui-ci
publia en 1885, au moment même oü les puissances européennes
se lançaient dans le partage de l'Afrique, un livre immense À
De l'égalité des races humaines (Anthropologie positive)
À qui, en répondant directement aux thèses d'Arthur
de Gobineau (Essai sur l'inégalité des races humaines,
1853-1855), détruisait en même temps tous les fondements
théoriques de la domination coloniale et de la ségrégation
raciale.
Les pères de la Négritude reconnaissent à
l'unanimité cet apport à la renaissance du monde noir.
Aimé Césaire disait qu'Haïti, c'est « la terre
où la Négritude se mit débout pour la première fois
et dit qu'elle croyait à son humanité » (Cahier
d'un retour au pays natal). Dans son hommage rendu à Jean
Price-Mars à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, en
1956, Léopold Sédar Senghor, le reconnaît comme un
précurseur du mouvement : « Me montrant les trésors de
la Négritude qu'il avait découverts sur et dans la terre
haïtienne, il m'apprenait à découvrir les mêmes
valeurs mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d'Afrique.
Aujourd'hui, tous les ethnologues et écrivains nègres
d'expression française doivent beaucoup à Jean Price-Mars...
Singulièrement les écrivains. D'abord les Haïtiens, Roumain,
Depestre et les autres, mais aussi les Antillais et les Africains : un Damas,
un Césaire, un Niger, un Birago Diop, et surtout moi-même
»
Noir, proclame hautement son refus des valeurs
périmées du christianisme et du capitalisme et affirmait son
adhésion au marxisme et au surréalisme.
Mais, dans les années trente, la rencontre de deux
jeunes Noirs venus en France pour étudier fut déterminante dans
la structuration et le développement du mouvement Négritude. Le
martiniquais Aimé Césaire et le sénégalais
Léopold Senghor furent les véritables figures de proue du
mouvement. Autour d'eux se crée un petit périodique, L'Etudiant
noir qui se propose de « rattacher les Noirs à leur histoire, leurs
traditions et leurs langues. " Ils se démarquèrent de
Légitime Défense qu'ils jugeaient trop assimilationniste pour
avoir embrassé le marxisme et le surréalisme qui sont
considérés comme des « facteurs de
récupération ". Les collaborateurs du périodique qui
allait devenir l'organe de la Négritude entendaient prendre de la
distance aux maitres occidentaux en prenant comme toute référence
l'Afrique. « Pour asseoir notre révolution, disait
Senghor, il nous fallait d'abord nous débarrasser de nos
vêtements d'emprunts, ceux de l'assimilation, et affirmer notre
être, c'est-à-dire notre négritude324.
»
Comme le souligne L. Diakhaté, « La
Négritude est fille de l'histoire325. » En effet,
ce mouvement doit être appréhendé comme un faisceau
convergent des facteurs politiques, sociologiques et culturels qui apparaissent
au même moment où en Occident on commence à remettre en
cause la « mission civilisatrice » de l'homme blanc vis-à-vis
des pays dit « sauvages ". Mais la véritable cause est à
rechercher dans la situation coloniale de l'Afrique avant 1960. «
C'est le Blanc qui crée le Nègre », écrivait
Frantz Fanon. C'est en se référant au monde édifié
par les occidentaux qu'on arrivera à comprendre la frustration
éprouvé par l'homme noir qui se sent bafoué et
aliéné en raison de la couleur de sa peau. C'est l'expression
d'une race opprimée, « un instrument efficace de
libération ", selon Senghor. Les revendications de ces
écrivains trouvent l'appui chez certains ethnologues de renom partisans
du relativisme culturel dont Théodore Monod qui disait : « ...
Le Noir n'est pas un homme sans passé, il n'est pas tombé d'un
arbre avant-hier. L'Afrique est littéralement pourrie de vestiges
préhistoriques. Il serait donc absurde de continuer à le
324 CHEVRIER, Jacques, Op. cit., p. 35
325 Ibidem p. 37
regarder comme une table rase, à la surface de
laquelle on peut bâtir, ab nihilo, n'importe quoi326.
»
Les fondateurs de la Négritude ont subit l'influence de
« New-Negro » des intellectuels noirs américains, mais aussi
celle de la « Ligue de défense de la race nègre » qui
s'est fait connaitre depuis les années vingt avec un journal mensuel,
la Race nègre qui lui sert d'organe. Animée par Lamine
Senghor, Garan T. Kouyaté et Emile Faure, le mouvement réclame
l'indépendance inconditionnelle des colonies d'Afrique. La Race
nègre développe dans ses colonnes des théories
anticoloniales fondées à la fois sur le rejet des formes
politiques occidentales et sur l'affirmation du primat des formes
d'organisations sociales propres aux sociétés africaines
traditionnelles.
Tout compte fait, la Négritude représente une
arme ayant servi à l'intelligentsia africaine (ou d'origine africaine)
de faire valoir sa culture, son « être » longtemps
opprimé par une autre race qui se voulait maitre du monde.
Césaire définit le mouvement comme « la conscience
d'être noir, la simple reconnaissance d'un fait qui implique une
acceptation, une prise en charge de son destin de Noir, de son histoire et de
sa culture. » Cet instrument a permis aux Noirs de conjurer le
colonialisme et de s'affirmer en tant que race ayant leurs propres valeurs qui
définissent leur identité.
Mais la Négritude doit être prise comme faisant
partie d'un mouvement beaucoup plus vaste qui vise à une renaissance
culturelle de l'Afrique noire dont la littérature négro-africaine
naissante constituait le fer de lance. En effet, la civilisation africaine a
longtemps été une civilisation de l'oralité. Mais à
partir du début du XXe siècle se manifeste
progressivement une tendance à vouloir mettre par écrit les
aspects culturels et sociaux de l'Afrique. Cette littérature en langue
française se voulait une littérature anticolonialiste, et elle
s'est évertuée à valoriser l'ensemble des traditions, des
valeurs du continent.
Avec la publication de Pigments du Guyanais
Léon G. Damas et Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé
Césaire est née une véritable poésie nègre.
Le premier est un recueil de poèmes oü l'auteur se révolte
contre l'éducation créole qu'il voit comme de l'acculturation
imposée. Le martiniquais, lui, à travers son oeuvre, apostrophe
violemment ses compatriotes
326 Ibidem p. 38
pour les convaincre de renouer avec leur culture ancestrale,
seul moyen d'envisager pour les Antilles un avenir en rapport avec leurs
ressources matérielles et spirituelles. C'est, pour
répéter un auteur, « l'expression d'un malaise
existentiel327. » Par ailleurs, il se développe
également un important courant de création dramatique dont
Césaire apparait comme le chef de fil qui se veut une synthèse de
l'écriture et de l'oralité. Dans les années qui
précédent la décolonisation, c'est-à-dire au moment
où cette prise de conscience commence à pénétrer
plus profondément les milieux intellectuels africains, on assiste
à la publication de plusieurs romans dont ceux de Mongo Beti. Editeur,
romancier, essayiste franco-camerounais de renom, ses oeuvres font de lui un
opposant farouche à la colonisation et au néocolonialisme. On
peut signaler aussi Le vieux Nègre et la médaille de
Ferdinand Oyono daté de 1956, Les bouts de bois de Dieu de
Sembene Ousmane, Le Devoir de violence et Les soleils des
indépendances, publiés en 1968, pour ne citer que
ceux-là.
L'ensemble de ces oeuvres littéraire entendaient
apporter la preuve de la richesse et de la diversité des civilisations
noires, méprisées, voire niées par le colonisateur. Par
cette démarche, les colonisés adressent un message clair à
la métropole : longtemps opprimés, ils retrouvent leur
humanité ; désormais, ils veulent prendre en main leur destin.
Ainsi, cette renaissance culturelle s'accompagne-t-elle à d'une
volonté de sortir sous le joug du colonisateur.
C- Blaise Diagne ou la naissance d'une conscience
politique africaine
Avant de parler du personnage, il nous semble
intéressant de présenter succinctement le contexte international
de l'époque dans lequel il émergea. Dans les premières
décennies du XXe siècle, deux nouvelles voix se font
entendre en s'affirmant contre l'idéal colonialiste de l'Europe : d'une
part, les Etats-Unis avec la déclaration de Wilson sur le droit des
peuples à se disposer librement d'eux-mêmes qui favorise les
revendications d'indépendance, d'autre part la montée de la
Russie soviétique avec sa propagande socialiste et anticolonialiste.
Parallèlement, on assiste à l'agitation arabe dans l'Afrique du
Nord occasionnée par la
327 SERI, Ernest, « Cahier d'un retour au pays natal
comme l'expression d'un malaise existentiel » in Ethiopiques
n°60 revue négro-africaine de littérature et de
philosophie, 1er semestre 1998.
http://ethiopiques.refer.sn/article.php3?id_article=1110
Consulté le 09/05/2011
faiblesse de la puissance turque. L'année 1922 voit
l'Egypte accéder à l'indépendance. Profitant de cette
situation, les intellectuels tunisiens s'organisent et réclament une
Constitution, prélude à l'indépendance. Le nationalisme en
Algérie gagne du terrain avec la création de l'Etoile
nord-africaine de Messali Hadj en 1927 et l'Association des oulémans qui
milite pour un pouvoir musulman. Le Maroc ne constitue pas une exception
à cette prise de conscience aboutissant à une volonté
d'être libre ; des manifestations anticoloniales se produisent en 1930
dans des villes comme Rabat, Salé et Fès.
C'est dans ces conjonctures particulièrement hostiles
à la colonisation que s'élève la voix du premier
député africain élu à la Chambre des
députés françaises.
Blaise Diagne (1872-1934) est très controversé
par les observateurs de son temps. Si certains reconnaissaient en ce
Sénégalais un défenseur des Noirs et combattant de
l'Afrique moderne, d'autres par contre le considéraient comme un
Nègre-Blanc vendu à l'impérialisme. Sa renommée fut
donc partagée entre anticolonialiste et néocolonialiste. Mais,
aujourd'hui ses compatriotes le considèrent comme un héros
national, un des boulevards de Dakar porte son nom ainsi qu'un aéroport
nouvellement construit.
Né à Gorée d'un père
Sérère, cuisinier et marin, et d'une mère manjaque
originaire de Guinée-Bissau, Gaiaye M'Baye Diagne fut adopté par
la famille Crespin, une famille de métis et fortunés, qui lui
donna le prénom de Blaise. En 1891, il devient officier des douanes et,
après un stage au Dahomey, il s'élève contre
l'inégalité générée par le système
colonial. Suspecté comme un danger potentiel pour la colonie, il fut
expédié au Congo, à La Réunion, à Madagascar
et en Guyane. A Madagascar, il devient franc-maçon.
Quelques années plus tard, on le retrouve au
Sénégal. Il fut accueilli chaleureusement par ses pairs. Il
reçoit le soutient des mourides, confrérie la plus importante du
pays ainsi que la communauté lébou328. Fort de ces
appuis, il est élu contrairement à l'attente de certains,
député de Dakar mettant fin à la dynastie des métis
profrançais qui s'accaparèrent de ce poste. Ses prises de
position lui ont valu l'admiration de la communauté africaine et de
solides
328 Les Lébous constituent une partie de la
communauté wolof au Sénégal. Traditionnellement
pêcheurs mais aussi agriculteurs, ils sont concentrés dans la
presqu'île du Cap-Vert (Dakar) qu'ils occupaient à
l'arrivée des premiers colons dans la région. Ils parlent un
dialecte wolof et sont aujourd'hui majoritairement musulmans, mais ont
conservé des pratiques issues de leur religion traditionnelle.
inimitiés chez les Français notamment les
commerçant bordelais. Premier Noir au palais Bourbon, Diagne va marquer
sa présence en prenant des positions contre certaines discriminations
racistes de la société française. En 1919 par exemple,
deux touristes américains chassent deux officiers africains d'un bus car
ils ne comprenaient pas que la ségrégation raciale ne soit pas
appliquée en France. Diagne proteste au parlement ce qui conduit le
président de la République, Raymond Poincaré, à se
prononcer clairement et publiquement contre les discriminations liées
à la couleur. Il se signale en 1926 une nouvelle fois au parlement
prenant la parole au lendemain d'un scandale sportif qui a fait grand bruit :
le boxeur Battling Siki, originaire du Sénégal
(Saint-Louis), est dépossédé de son titre après sa
victoire sur Marcel Carpentier par la fédération française
qui revient sur la décision de l'arbitre (Siki a gagné par KO,
l'arbitre l'a déclaré perdant, mais les protestations du public
contre une injustice flagrante l'ont conduit à redonner la victoire
à Siki). En cette circonstance, il s'exprime ainsi : « Il est
inconcevable qu'on ait privé Siki de sa victoire simplement parce qu'il
est Noir329. »
N'empêche que certaines attitudes de sa part lui valent
les railleries de ses détracteurs. Il est qualifié par certains
de traître pour avoir amené des africains combattre aux
côtés de la France pendant la première guerre mondiale.
En effet, sous l'ordre de Clemenceau, il arrivait « à
recruter 80 000 Sénégalais qui s'engageront à
défendre la cause française330. »
En 1921, Diagne est président de la commission sur les
colonies. Il négocie avec les riches commerçants bordelais (qui
lui étaient hostile à ses débuts). Cette entente ne plut
pas à ses opposants. Il fut accusé de collaboration pour avoir
accepté le poste de sous-secrétaire d'Etat aux Colonies dans le
gouvernement Laval de 1931-1932. Ses positions en faveur de la métropole
le font perdre la sympathie de la majorité des jeunes
sénégalais. Il est réélu grâce à
l'appui des paysans et celui des commerçants Bordelais en 1932 et meurt
en 1934.
A un certain niveau, il n'est pas illogique de dire que Blaise
Diagne réunissait en lui en méme temps l'intérêt
africain et l'intérêt français, autant qu'on peut les
concilier. Il se montre décidé de développer son pays sans
rompre avec la métropole. L'influence de Diagne sur les futurs hommes
politiques africains fut notable. Des personnalités comme Lamine
Gueye,
329 TURBET, Jean-Laurent, « Blaise Daigne, Homme politique
et Franc-maçon ».
http://www.jlturbet.net/article-19222669.html
Consulté le 10/05/2011
330 GOUREVITCH, Jean-Paul, Op. cit., p. 196
Galandou Diouf et Léopold Sédar Senghor,
quoiqu'ils condamnent par la suite certaines attitudes de Diagne,
montrèrent combien ils sont redevables à lui. Rares sont les
discours des politiques africains d'avant l'indépendance qui ne se
réfèrent pas à cette fierté
sénégalaise.
Toutes ces luttes devaient charrier l'ensemble des
revendications des Nègres dont les principaux vecteurs furent le
mouvement panafricaniste et la Négritude. Aidées par les
circonstances historiques de l'époque, ces prises de positions contre la
domination de l'homme noir allaient conduire à la libération du
continent africain de l'oppression politique et culturelle des occupants.
Chapitre X
VERS UNE EMANCIPATION DU NEGRE
A-Un nouvel intéret pour l'Afrique : la
découverte de l'Art nègre
" Le XIXe siècle conquiert de nouveaux
territoires, s'assure de nouveaux marchés, importe d'exotiques
marchandises. Mais il explore aussi les richesses spirituelles À ou tout
simplement pittoresques À d'un monde soudain
ouvert331. »
Comme il est dit clairement ici, le XIXe
siècle est marqué par un intérét pour l'exotisme
à la fois géographique et culturel. Il est
caractérisé par un gout purement esthétique pour les
objets nouveaux, des paysages pittoresque et non familier. Mais, cet exotisme
se définit aussi comme un des moyens de contester le Progrès, tel
que cette notion s'est élaborée depuis la première
révolution industrielle. On commence à refuser la
réduction de ce thème à ses seuls aspects matériels
et techniques.
Déjà en 1800, Vienne acquiert pour le compte de
ce qui allait être son musée d'Ethnologie, le hofmuseum,
des objets provenant de l'expédition du Capitaine Cook. En raison de ses
relations commerciales avec les îles des Mers du Sud, Hambourg commence
à collecter les objets d'art océanien. A Londres et à
Cambridge quelques pièces qui représentent les arts
polynésiens et mélanésiens sont retrouvées. Tout ce
mouvement est en grande partie redevable à la diffusion des idées
encyclopédistes.
A la fin du siècle, les grands musées de
sciences naturelles et d'ethnologie sont déjà remplis d'objets
d'art venus des pays non-européens, notamment de l'Afrique Noire. Dans
les grandes villes européennes, on trouve des musées construits
spécialement dans ce but. L'idée des fondateurs de ces
musées est de collecter les derniers témoignages matériels
de civilisations naturelles menacées par l'avancée de la culture
européenne. A. Bastian, grand voyageur et ethnologue, avait donné
ce mot d'ordre : " Avant tout, achetons en masse, pour les sauver de la
destruction, les produits de la civilisation des sauvages et accumulons-le
dans
331 LAUDE, Jean, La peinture française (1905-1914) et
l'Art nègre..., p. 85
nos musées.332 »
Cette instruction a été suivie particulièrement en
Allemagne, raison pour laquelle ce pays reste le pays d'Europe oü les
collections ethnologiques sont les plus nombreuses. Grace à des missions
ethnologiques, des milliers d'objets ont été raflés
notamment en Afrique occidentale et au Congo ; ce qui n'allait pas sans
incidence sur la survie de ces productions. « Etrange façon de
faire oeuvre de science ! », s'indignait Arnold van Gennep,
ethnologue et folkloriste français, qui parle de « pillage
désastreux333. " Ses propos se justifient quand on sait que
pour la seule région du Congo, note Jean Laude, on pouvait trouver dans
le musée du Congo belge à Tervuren environ 20 300
objets334. Ce musée ne devait recevoir que les
témoignages venant du Congo belge. Ceci dit, les autres musées
européens qui devaient rassembler des objets de toutes les parties du
monde devraient contenir un nombre plus important. Il existait donc, dès
le tout début du XXe siècle, dans toute l'Europe, un
nombre considérable de témoignages matériels sur l'Afrique
Noire et son art.
Il faut préciser qu'au départ, ce travail de
collecte fut essentiellement d'inspiration ethnologique, la dimension
artistique proprement dite était quasiment absente. Ceci est d'autant
plus vrai que ces objets étaient évalués à travers
le prisme de l'évolutionnisme. Ces sculptures étaient vues plus
comme provenant des peuples au stade inférieur que des objets d'art.
Hildebrand affirme dans un ouvrage paru en 1885 que les êtres les plus
inférieurs « s'amusent très tôt à
reproduire la nature, plus tôt même qu'ils ne s'efforcent de
décorer, de leurs mains, leurs ustensiles. » A la même
époque, certains chercheurs parviennent à la conclusion selon
laquelle « les peuples situés à un degré
inférieur de culture... peuvent avoir atteint un degré
relativement élevé dans le domaine de l'art. » Dans
cette logique, l'art n'apparaissait pas en effet « comme l'état
le plus haut de l'évolution d'un peuple335.
»
Cet assemblage fait l'objet des publications importantes et
illustrées. Plusieurs collections mettant en avant les pièces
« primitives " qui se trouvent dans les musées sont
éditées. La parution de ces ouvrages est complétée
par des conférences et articles dans les
332 Ibid. p. 90
333 Ibid. Michel Leiris se montrait également
critique face à ces méthodes de collecte qui pour lui sont «
neuf fois sur dix, des méthodes d'achat forcé, pour ne pas
dire réquisition... On pille des Nègres sous prétexte
d'apprendre aux gens à les connaitre et à les aimer,
c'est-à-dire, en fin de compte, à former d'autres ethnographes
qu'iront eux aussi les `aimer' et les piller. "
334 Ce chiffre fut donné par Th. Masui, conservateur du
musée du Congo belge à Tervuren.
335 Ibid. p. 94
revues savantes de l'époque. Tout cela crée un
climat de discussion autour de l'art nègre. « On
s'étonne d'abord que les sauvages aient pu produire des oeuvres aussi
raffinées, exécutées avec une technique aussi complexe que
celle de la fonte et de la cire perdue336. »
Certains essayent de montrer l'existence d'influences européennes et
romaines sur le développement de ces créations artistiques.
Pourtant, de cette accumulation de pièces
«primitives» naîtra au moment oü l'Occident s'y attendait
le moins une révolution des mentalités qui commencera par celle
des regards. Il a suffi pour cela que des plasticiens soucieux de renouveler
les normes de la figuration, contestant l'académisme, regardent autour
d'eux, dans les trésors des musées d'ethnographie, pour
s'apercevoir que l'on y avait accumulé des formes suffisamment fortes et
synthétiques pour traduire l'essentiel de leurs aspirations
malgré leur formation dans les écoles des beaux-arts. Il s'agit
en fait d'un élargissement des perspectives esthétiques du vieux
monde, et si le Cubisme dès les années 1910 s'en est fait le
porte-flambeau, c'est tout simplement parce que ses promoteurs ont vite appris
que tout mouvement artistique porteur de nouveauté doit se situer en
rupture avec les préjugés ou les transformer en force de vie et
de créativité. Très vite, l'art africain objet de rebut
quelques années auparavant est devenu l'objet d'un engouement et
méme d'une mode.
En effet, la découverte matérielle de l'art
nègre est suivie d'une autre phase oü les phénomènes
sont étudiés scientifiquement. Des enquêtes sont
menées sur le terrain dans le but de comprendre ces créations
artistiques en les situant dans le milieu social qui les a vu naitre. Il
convient également de prendre en compte le regard que les Africains
portent eux-mêmes sur leur art. Tout cet effort de comprendre l'art
nègre s'effectue au moment oü le « fauvisme " domine
l'actualité artistique337. Jean Laude qui étudie le
rapport entre la peinture française et l'art « nègre " au
début du XXe siècle montre l'influence de l'art dit
« primitif " sur les grands artistes occidentaux notamment sur la peinture
française de l'époque. Il montre que le fauvisme et le cubisme
sont fortement influencés par la découverte de l'art
nègre. L'intérêt que portent écrivains et artistes
qui se sont mis à collectionner pêle-mêle sculptures de
l'Afrique noire et de l'Océanie occasionna une redéfinition du
« beau ". Il fallait sortir du sens
336 Ibid., p. 96
337 Ibid., p. 124
classique, occidental de cette notion pour pouvoir
apprécier à leur juste valeur ces témoignages
matériels.
Les objets d'art primitifs étaient jugés comme
de simples instruments de rituels assimilés à des fétiches
ou idoles, au départ. Perçus comme approximatifs, inhabiles et
arbitraires, ils allaient pourtant recevoir un autre traitement chez les
artistes du XXe siècle ; Paul Guillaume a dit à ce
sujet : « l'art nègre a donné tant de vie à tant
de peintres, à tant d'artistes ; il l'a conservé si simplement
à l'art tout court qu'on peut considérer son apparition, sa
révélation, en ce premier quart du 20ème
siècle comme un de ces formidables événements
qu'enregistre l'histoire des civilisations. » Toujours jugé
par rapport à la culture occidentale et à la sculpture classique
naturaliste, qui restait le modèle inégalé, l'occident se
pensait évoluer par rapport aux autres continents. Mais la
découverte de la richesse de l'art nègre par les artistes de
l'époque apporte un démentit à cette prétention.
L'art africain est donc un art à part entière dont la
beauté, l'abondance et la qualité ne sont plus à
démontrer. Un tel point de vue introduit et développé
dès le début du siècle dernier explique que l'Afrique,
à partir de cette période, est l'objet d'un nouvel
intérét dans la vision de l'Occident.
C'est en vertu de cette nouvelle façon de voir
l'Afrique que s'organisent plusieurs missions ethnographiques au cours de la
première moitié du siècle dont la Mission ethnographique
et linguistique Dakar-Djibouti. Celle-ci fut mise en place par l'Institut
d'ethnologie de l'université de Paris et par le Muséum national
d'Histoire naturelle (en particulier par l'un de ses satellites : le
musée d'ethnographie du Trocadéro). Cette Mission qui a eu lieu
de 1931 à 1933 à laquelle Michel Leiris participa en tant que
secrétairearchiviste, fut dirigée par des ethnologues et
anthropologues de renom de l'époque, tel un Marcel Mauss qui assura la
direction administrative et scientifique.
Un an après avoir laissé l'Afrique, Leiris
publie L'Afrique fantôme qui consiste essentiellement en la
reproduction des notes narratives ou impressionnistes que l'auteur avait prises
au jour le jour. Son séjour de deux ans en Afrique fait tomber ses
préjugés et lui permet de mieux comprendre la
réalité africaine : « De fil en aiguille, avoue
l'auteur, et à mesure que je m'accoutumais à ce milieu
nouveau, je cessai de regarder les Africains sous l'angle de
l'exotisme, finissant par être plus attentif à
ce qui les rapprochait des hommes des autres pays qu'aux traits culturels plus
ou moins pittoresques qui les en différenciaient338.
»
La Mission est constituée d'une équipe
composée de linguistes, d'ethnographes, d'un musicologue, d'un peintre
et d'un naturaliste. Elle devait traverser le continent d'Ouest en Est, du
Sénégal à l'Éthiopie, afin de collecter un maximum
de données ethnographiques. On compte ainsi près de 3 000 objets
rapportés et déposés au musée d'Ethnographie du
Trocadéro, ainsi que 6 000 photographies, 1 600 mètres de films
et 1 500 fiches manuscrites. Ce projet scientifique dont le principe et les
grandes lignes ont été officiellement arrêtées en
mai 1930 est patronné par trois Ministères et vingt et un
établissements officiels ou scientifiques339.
Considéré comme une réussite, ce voyage fut suivi par
plusieurs autre dirigés par Marcel Griaule : la mission Sahara-Soudan
(1935), puis la mission Sahara-Cameroun (1936-1937) et enfin la mission
Niger-Lac Iro (1938-1939)
Michel Leiris qui a consacré plusieurs publications au
continent africain dont la fascination s'est exercée sur lui sous des
formes variées et tout au long de sa vie, s'évertuait à
montrer la beauté et la richesse de « l'art nègre ». Il
conclut son Miroir de l'Afrique en ces termes : « l'extreme
diversité des nombreuses styles en lesquels elle [la sculpture
africaine] peut-etre répartie montre toute la richesse d'un art dont
les formes, beaucoup plus variables qu'on ne le pense communément,
apparaissent quelques fois à peine figuratives mais, à l'inverse,
tendent parfois à ce « naturalisme » trop facilement
regardé comme l'apanage des civilisations qui passent pour plus abouties
que celles du continent noir340. »
Même si certains parlent de visées politiques et
économiques d'une telle initiative commandée par l'Etat
français, on ne saurait ne pas voir dans la Mission Dakar-Djibouti
l'expression d'un nouvel intérét que l'on manifeste en Europe
envers l'Afrique. La culture africaine n'est plus ce qu'elle était aux
yeux de certains occidentaux. Une attention est
338 Olivier Zegna Rata, « L'Afrique fantôme de Michel
Leiris ».
http://www.michelleiris.fr/spip/article.php3?id_article=20
Consulté le 20/05/2011
339 Flandin P. E., Doumergue Gaston, Roustan M, Mission
ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti, Journal de la
Société des Africanistes, 1931, vol. 1, n° 2, pp.
300-303.
url :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_00379166_1931_num_1_2_1515_t1_030
0_0000_2. Consulté le 20 mai 2011
340 LEIRIS, Michel, Miroir de l'Afrique, Quarto
Gallimard, 1967, p. 1337
accordée à toutes formes de manifestation des
civilisations africaines. Cette reconnaissance des faits culturels africains
n'est-il pas aussi la reconnaissance de leur statut d'homme à part
entière ?
A ces initiatives visant à occasionner un regard neuf
sur l'Afrique, s'ajoute la nécessité pour la métropole
française de voir ses colonies sous un autre angle. Un autre statut
allait être accordé à ces territoires, qui,
désormais, ne s'appellent plus colonies. En effet, la Constitution
fondatrice de la Quatrième République (27 octobre 1946), dans son
Titre VIII, modifie le statut des colonies. L'Empire colonial français
devient l'Union française, et les colonies des départements et
territoires d'outre-mer. Dans un texte qu'il écrit à la fin des
années 1940, titré L'évolution vue de ma fenetre,
le père Auzanneau commente ce nouveau rapport existant entre les
colonisateurs et les colonisés. Notre préoccupation ici est de
voir quelle attitude adoptera l'apôtre face à de telles mutations
des circonstances historiques.
B- Le discours du père Auzanneau, un discours
évolutif
L'administration coloniale désignait sous le terme
« évolué ", les Africains ayant un mode de vie
occidentalisé acquis soit par une éducation de type
européenne, soit par la richesse. Il s'agissait d'un groupe social qui
servait d'intermédiaire entre les Européens et les autochtones.
C'est donc une « création " du colonisateur qui avait besoin de
pallier au manque de personnel dans l'administration.
Pour certains observateurs de l'époque, la
signification méme de cette notion est problématique. Emmanuel
Mounier dans son ouvrage L'éveil de l'Afrique qualifie le terme
de « un nom ridicule, très XIXe
siècle341. » Pour Georges Balandier, il
est « singulièrement équivoque et
imprécise342. » Cette formule n'est pas
bien vue par les Africains, puisqu' « elle sous-tend une certaine
relation du Noir et du Blanc, celle de maitre à élève, qui
est étroitement liée au rapport de dominant à
dominé tel qu'il s'exprime sur le plan
politique343.»
341 MOUNIER, Emmanuel, L'éveil de l'Afrique noire,
p. 108
342 BALANDIER, Georges, Sociologie des Brazzavilles noires,
p. 234
343 Idem
Le Père Auzanneau, pour sa part, parle d'une notion
confuse qui lui est incompréhensible. " Un évolué ?...
Non, je ne sais pas ce que c'est », dit-il. De son avis, l'«
évolution », c'est l'« accession à des biens,
incorporations à son existence de valeurs
saines. » Il ne s'agit pas d'un titre vantard :
" Monsieur l'Evolué, content de soit (quiressemble
beaucoup à un parvenu), me fait hausser les
épaules344. »
Il apporte également, à travers son article, un
regard critique sur la colonisation. Pour lui, la colonisation était une
nécessité, un acte d'humanisme : « Sans croire qu'avant
l'arpentage complet de la terre habitée, certaines populations
étaient absolument vautrées dans un fatras d'insanités et
de grossièretés, il faut reconnaitre qu'elles manquaient beaucoup
de biens : bien du corps, biens matériels, bien de l'esprit, bien du
coeur, bien sociaux, Souverain Bien... Les nations plutôt pourvues
allaient leur apporter ces biens345. » A
comprendre cette phrase qui résume l'argumentation humanitaire souvent
évoquée pour défendre l'entreprise coloniale, on se rend
compte que l'auteur fa it preuve d'une prudence non moins remarquable. A une
époque où en Occident on commence à découvrir et
défendre certaines valeurs des peuples colonisés, - ce qui met
à mal la mission dite civilisatrice de l'homme blanc -, le missionnaire
se garde de dire que les autochtones en étaient totalement
dépourvues. En effet, il s'agit d'un « manque de biens», mais
non d'une absence de « biens ». Cette précaution est aussi
perceptible dans la façon dont il parle de l'Europe : « les nations
plutôt pourvues ». L'adverbe « plutôt » signifie,
dans ce cas, assez ou relativement. Ce n'est donc pas un discours
dithyrambique faisant l'apologie de l'Occident détenteur
incontesté de La Civilisation.
L'oeuvre coloniale, le poitevin la perçoit comme une
action ayant « des motifs plus ou moins purs ». C'est une
« entreprise humaine », et en tant que telle, «
affectée du signe + ou du signe À », où
" le bien et le mal s'y mêlent,
s'entortillent346. » C'est aussi " un stade
provisoire des rapport entre les peuples » et donc, la colonisation
soit être forcément passagère. Le missionnaire, au courant
des nouvelles idées développées sur la colonisation dans
La semaine sociale de Lyon ainsi que dans la thèse de Joseph
Fiollet sur le travail forcé aux colonies qu'il cite, se rend compte de
l'imminence de la fin du système colonial. Selon
344 « L'évolution vue de ma fenêtre »,
cité par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 257
345 Idem
346 Idem
lui, le stade de la colonisation est dépassé et
« appelle les attentions sur les aspirations des peuples
d'Outre-mer347. »
C'est en ce sens que le père Auzanneau approuve la
Conférence de Brazzaville quiexprime une volonté de
transformations limitées mais profondes des structures coloniales.
Le missionnaire voyait dans cette conférence, « une
initiative de belle audace. » En effet, du 30 janvier au 8
février 1944, le gouvernement provisoire du général de
Gaulle organise à Brazzaville, capitale de l'A.E.F. (Afrique
Équatoriale Française), une réunion destinée
à rétablir son autorité dans les colonies
françaises d'Afrique. Le général de Gaulle, à
travers cette conférence, souligne la nécessité
d'amener les Africains à participer à la gestion de
leurs propres affaires, mais avec une restriction importante : «
Les fins de l'oeuvre de civilisation accomplie par la France dans les
colonies, dit-il, écartent toute idée d'autonomie, toute
idée d'évolution hors du bloc français de l'Empire ; la
constitution éventuelle À même lointaine À de
self-governments dans les colonies est à
écarter348. » C'est avec un air de satisfaction
que le père Auzanneau saluait les résultats de cette
réunion, en particulier la suppression de l'indigénat et la
création de l'Union française. La fin de l'indigénat est
pour le missionnaire un « déblayage préalable pour
asseoir d'autres fondements... » Cette décision «
mettait en vigueur des relations nouvelles de la métropole avec les
territoires qui auparavant s'appelaient colonies. » Il
considère l'Union française comme la conséquence logique
de la mise à l'écart de ce statut inférieur
accordé aux populations des colonies françaises depuis
le début de la colonisation moderne. Il voit déjà dans
le nouveau régime une évolution qui peut déboucher sur
l'autonomie, voire l'indépendance. Le spiritain ne se montre nullement
opposé à une telle éventualité : «
Cette initiative (Union française) est très louable.
L'A.E.F. peut-elle viser plus haut et penser à son autonomie,
à son indépendance ? Nous missionnaires qui nous proposons
d'établir ici l'Eglise catholique locale, comment pourrions-nous faire
à cette éventualité une objection de principe ? Si les
conditions se trouvent réunies... qu'empêche ?349
»
347 Idem
348 Claude Wauthier, « Décolonisation : la
conférence de Brazzaville »
http://www.rfi.fr/fichiers/MFI/PolitiqueDiplomatie/1659.asp.
Consulté le 29/05/2011
349 « L'évolution vue de ma fenêtre »,
cité par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 258
Le gouverneur du Tchad, Félix Éboué,
petit-fils d'esclave originaire de Guyane, qui s'est rallié dès
1940 au général de Gaulle, figure parmi les principaux
inspirateurs du discours de l'organisateur de la Conférence. Parlant
d'Eboué, le père Auzanneau écrit : « je le
comparerais à ce que les savants naturalistes nomment dans
l'évolution des espèces, un changement brusque, plus
exactement, `une variation brusque,' ce qui acheminerait d'un seul
coup des individus d'une espèce vers un destin nouveau à un
spectacle supérieur350. » Grand humaniste,
membre de la Section française de l'Internationale ouvrière
(SFIO) jusqu'en septembre 1939 et franc-maçon, Félix Eboué
marqua son temps. Son engagement au côté de la France libre fut
décisif dans la politique de De Gaulle en Afrique. D'esprit ouvert, le
gouverneur combattit pour l'insertion de la bourgeoisie indigène dans la
gestion locale et souhaita que les autochtones puissent conserver leurs
traditions. L'auteur de La Nouvelle Politique indigène pour
l'Afrique équatoriale française, gagna la sympathie du
père Auzanneau qui loue un de ses travaux en le qualifiant de «
monument de sagesse351. »
De l'analyse qui précède, on peut voir que le
père Auzanneau adopte une position qui s'adapte à la
réalité du moment. En se mettant en phase avec les vicissitudes
que connait l'histoire coloniale, le missionnaire prouve sa perspicacité
et se montre non moins moderne.
350 Idem
351 Idem
CONCLUSION
Au XIXe siècle, et particulièrement
au moment de la montée de l'impérialisme colonial, le discours et
la vision des Européens sur l'Afrique et les Noirs ont été
très négatifs. L'idéologie civilisatrice a
été à l'origine de toutes les supputations et de toutes
les imageries sur le Noir africain. La connaissance qu'on avait de ce dernier
était fondée sur les clichés déformants
dressés par les voyageurs et les missionnaires, largement
diffusés dans l'opinion par les publicistes. L'Afrique était
présentée comme un monde de mystères, d'hostilité
et de peur avec des traits culturels choquants comme les coutumes sanglantes et
le sacrifice humain. A cela il fallait ajouter la honte de l'esclavage. Ces
aspects firent l'objet d'une forte contestation surtout de la part des
missionnaires, venus remplacer le fétichisme porteur de superstitions
par la «vraie religion», évincer l'Islam et répandre
les lumières de la civilisation européenne empreinte de
christianisme.
La civilisation européenne étant ainsi
présentée comme la seule dont les valeurs sont universelles, ceci
imposait à l'Europe le devoir de «civiliser» les autres
parties du monde. L'idée d'une hiérarchie des valeurs dans
l'échelle des communautés humaines constituait le postulat de
base communément admis. Les cultures européennes,
imprégnées du christianisme et du rationalisme,
représentaient l'absolu de la civilisation, le sommet de
l'évolution humaine. Au plus bas de l'échelle se trouvaient les
sociétés africaines considérées comme primitives et
représentant de ce fait le premier stade de l'évolution
humaine.
La pensée anthropologique, qui se construit autour des
descriptions des voyageurs et qui s'inspire de la théorie darwinienne de
l'évolutionnisme, corrobore le concept fondamental d'une
hiérarchie des cultures et des civilisations humaines.
Cette image infériorisante de l'Afrique bien
ancrée dans les représentations collectives de l'Occident fut un
produit d'une idéologie, lequel produira à son tour d'autres
discours relativement identiques. Les Européens, en effet, dont la
vision du continent africain fut modelée par de telles supputations
émettront une image qui rabattra également l'homme africain. Tel
fut le cas pour les missionnaires du XIXe siècle. Dans le
portrait qu'ils dressèrent de leurs fidèles, on pouvait relever
la persistance de certains éléments constitutifs du discours
traditionnel élaboré depuis des siècles mais jusqu'alors
entretenu sur le monde noir. La façon dont ils se figurèrent
l'Afrique ne fut donc pas indépendante de l'époque oü ils
vécurent.
Toutefois, le XXe siècle allait sinon
changer du moins ébaucher une évolution dans ce « fond
commun d'idées » sur l'Afrique. La théorie du pluralisme des
civilisations a conduit à la reconnaissance de l'altérité
des Africains et à la défense de leur identité, en tant
que communautés ayant leur particularité. Le discours
anthropologique s'orientait donc vers la réhabilitation des
sociétés colonisées et énonçait la
nécessité d'une protection de leurs valeurs menacées par
le choc brutal de la domination européenne. Il se montrait accusateur de
la colonisation considérée comme une action d'ébranlement
des structures sociales et de déculturation du Noir. Le relativisme
rejette la valeur absolue de la culture occidentale, donc de sa
prétendue universalité et récuse tout jugement de valeur
sur une culture étrangère, car ce jugement est
dénué de fondement objectif.
A cela s'ajoute la participation des élites africaines
qui se réveillèrent au cours des années 1930 et allaient
saluer l'oeuvre des anthropologues en prenant en compte les acquis de leurs
recherches. Elles allaient continuer l'oeuvre de réhabilitation des
sociétés noires en apportant leur contribution pour montrer la
richesse et la profondeur des valeurs culturelles africaines. En effet, elles
n'entendaient pas laisser aux autres l'initiative de réhabiliter la
personnalité négro-africaine car l'intellectuel africain mieux
que quiconque était habilité à le faire. Elles
s'attachaient surtout à montrer la signification de l'art africain et
des lois de la civilisation négro-africaine et mettaient l'accent sur
l'affirmation culturelle du monde noir en relation avec la libération de
l'Afrique du joug colonial. Cette libération était la condition
sine qua non de la reprise de l'initiative historique et par
conséquent de la création culturelle. Le discours de
réhabilitation fut fortement teinté de nationalisme et se
révélait anticolonialiste.
Il n'en demeure pas moins qu'après la Première
Guerre mondiale, les colonies françaises d'Afrique qui ont prirent part
au conflit au côté de la métropole allait être vues
d'une autre manière. Influencé par le cours des circonstances
historiques, le rapport entre la mère patrie et les peuples
dominés évolue. Un ensemble de transformations graduelles
améliorait le lien dominant-dominé au point d'arriver à
une agglomération qui exclut par principe l'idée de
supériorité/infériorité.
C'est dans cette dynamique d'évolution que ce travail a
souhaité appréhender la représentation du prêtre
poitevin, Joseph Auzanneau, de l'Afrique et des Africains. Au terme de cette
étude un premier bilan s'impose : comme tout homme de son époque
qui occupait une telle place dans la vocation de civilisation de l'Occident, le
spiritain a eu des points de
vue sur l'Afrique qui ne se démarquaient pas du
discours traditionnel. Missionnaire européen, ses vues se justifient
quand on se réfère aux motifs qui l'amènent en Afrique.
Surtout au début de son contact avec les Noirs, l'image qu'il se faisait
de ces derniers portait fortement la marque du passé. La comparaison
avec ses homologues du XIXe siècle sur quelques points nous a
permis de montrer dans sa vision la persistance de certains
stéréotypes dont la conception remonte très loin dans le
temps. Toutefois, le missionnaire a pu prendre de la distance par rapport
à certains jugements lapidaires des apôtres du siècle
précédent qui avilissaient démesurément l'homme
noir. On constate dans certains passages des écrits du père
Auzanneau une volonté de s'affranchir de sa vision européenne des
choses. Le fléchissement de son européocentrisme, - perceptible
à quelques points près -, est peut-être influencé
par le respect des directives internes de la Congrégation des
Pères du Saint-Esprit qui insistent, s'il faut le rappeler, sur le fait
que les missions ne doivent pas être des petites communautés
européennes sur des terres étrangères. La
personnalité de l'homme n'est pas non plus à ignorer.
Intellectuel qu'il était, le poitevin qui s'intéresse, dit-il,
aux biens de l'esprit, devrait sûrement apprendre à ne
pas être l'esclave aveugle des idées reçues.
Les changements successifs que connut le système
colonial n'est sans doute pas sans emprise sur l'évolution de sa vision.
En effet, on l'a vu, la position du spiritain s'adapte aux circonstances
historiques qui jalonnent les dernières phases de l'histoire de la
colonisation. Face aux grandes mutations qui s'annoncent dans le système
colonial menacé d'effondrement, le père Auzanneau n'affiche
aucune opposition. Or, traditionnellement, en tant qu'agent de la colonisation,
il devrait se retrouver dans le maintien du statu quo. S'agit-t-il
d'un choix réaliste qui le pousse à s'accommoder, ou se sent-il
satisfait de son travail de civilisation qui arriverait à son terme ?
En tout cas, le missionnaire lui-même, expliquant
à ses lecteurs une recommandation faite aux missionnaires de son
époque, la traduit ainsi avec ses propres mots : « Il faut
être avec l'évolution, sinon elle se fera sans nous, elle se fera
contre nous352. » En disant cela, le spiritain prouve
qu'il est en phase avec son temps, donc il est « avec l'évolution
». Et c'était la préoccupation centrale de ce travail. Il
s'agissait pour nous de montrer que le père Auzanneau
représentait le carrefour où se sont rencontrées une
vision de l'Afrique sur le point
352 « L'évolution vue de ma fenêtre »,
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 258
de disparaitre et une autre qui s'annonce. C'est en tenant compte
de cette confrontation que l'on peut comprendre l'absence de cohérence
dans sa représentation de l'Afrique.
Cette nouvelle image du monde noir qui commence à se
dessiner en l'Occident au début du XXe siècle
s'accentuera à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. La
prétention des Occidentaux de répandre la «
vérité absolue » fut formellement démentie par les
intellectuels relativistes qui entendaient déconstruire le mythe de la
supériorité de l'homme blanc. A chaque société, ses
cultures, ses institutions, affirmaient les relativistes. Ils prônent
l'échange entre les cultures. Le multiculturalisme des années
1960 fut la conséquence logique de cette conception. Au plan religieux,
cette évolution conduit à la tenue du XXIe concile
oecuménique de l'Église catholique romaine, le Vatican II, dont
les résolutions ont marqué une rupture radicale avec le
passé, notamment au niveau de la doctrine missiologique. Le dialogue
interreligieux relancé lors du Concile prouve la volonté pour le
christianisme occidental de s'ouvrir aux autres religions du monde.
TABLE DES ANNEXES
Avertissement
Les images qui concernent le père Auzanneau dans l'annexe
sont loin d'être de bonne qualité. Le lecteur est prévenu
de leur défectuosité. N'ayant pas pu trouver des photos
originales du missionnaire, nous sommes amenés à
considérer les copies se trouvant dans la publication du père
Jean Ernoult.
Annexe 1 : Le père Joseph Auzanneau à son
arrivée au Congo
Annexe 2 : La famille du père Auzanneau
Annexe 3 : Le père Auzanneau mobilisé
Annexe 4 : Implantation de la Congrégation des
Pères du Saint-Esprit en Afrique (carte). Annexe 5 : Ancien royaume de
Kongo avant la colonisation européenne (carte).
Annexe 6 : Kibouendé la où vivait Joseph Auzanneau
au Congo
Annexe 7 : Carte comprenant l'ancien Congo frrançais
Annexe 8 : Partage de l'Afrique entre les puissances
européennes, suite à la Conférence de Berlin
Annexe 9 : Hergé, Tintin au Congo
Annexe 10 : Affiche publicitaire pour le savon DIRTOFF, dans les
années 1920
Annexe 1- Le père Joseph Auzanneau à son
arrivée au Congo
Source : Jean Ernoult, Le Père Joseph Auzanneau
(1897-1967) Au jour le jour à Kibouendé. Correspondance
1926-1941.
Annexe 2- La famille du père Auzanneau
Source : Jean Ernoult, Le Père Joseph Auzanneau
(1897-1967) Au jour le jour à Kibouendé. Correspondance
1926-1941
Annexe 3 - Le père Auzanneau mobilisé
lors de la guerre de 1914-1918
Source : Jean Ernoult, Le Père Joseph Auzanneau
(1897-1967) Au jour le jour à Kibouendé. Correspondance
1926-1941.
Annexe 4 - Carte montrant l'implantation des missionnaires des
Pères du Saint-Esprit en Afrique au début du
XXème siècle
Sources : Jean Ernoult, Le Père Joseph Auzanneau
(1897-1967) Au jour le jour à Kibouendé. Correspondance
1926-1941
Annexe 5 À Ancien royaume de Kongo avant la colonisation
européenne Source :
http://detoursdesmondes.typepad.com/dtours_des_mondes/2006/11/lancien_royaume.html
Annexe 6 - Kibouendé, région où
résidait le missionnaire de 1927 à 1941 Source :
http://wapedia.mobi/en/Congo-Oc%C3%A9an_railway
Annexe 7 - Carte comprenant la République
Démocratique du Congo (ci-devant Congo français) Source :
http://www.quid.fr /generation
/detail_carte.php ?iso=cg
Annexe 8 À Partage de l'Afrique entre les puissances
européennes, suite à la Conférence de Berlin (15 novembre
1884-26 février 1885).
Annexe 9 - Hergé, Tintin au Congo, publié
en 1931, puis en 1946. Source :
http://imagescolonies.canalblog.com/archives/p1-1.html.
Consulté 08/06/2011
Ces deux images tirées du BD Tintin au Congo
révèlent clairement la situation de l'homme blanc en Afrique.
Dans la première, on voit Tintin, figure du Blanc avec son
chapeau colonial, se trouvant dans une automobile qui symbolise sa
supériorité sur les indigènes. Ces derniers lui adressent
la parole dans un français incorrect. La seconde présente
Tintin toujours dans sa positon dominatrice porté par des
« bon sauvages » portant seulement une culotte, marchant pieds-nus.
Par ailleurs, notons que l'oeuvre d'Hergé est symptomatique de la
représentation européenne de l'Afrique.
Annexe 10 - Affiche publicitaire pour le savon DIRTOFF,
dans les années 1920
A côté de son rôle publicitaire, cette
affiche reflète parfaitement l'idée que l'on se fait de la
couleur du Noir en Occident. En montrant que le savon peut blanchir le
Nègre aussi bien qu'un mécanicien, un automobiliste et une
ménagère, cette représentation fait de la noirceur des
Africains une conséquence de leur état « crasseux ».
SOURCES
ERNOULT, Jean, Mazano. Le Père Joseph Auzanneau
(1897-1967) Missionnaire au Congo. Congrégation du Saint-Esprit,
Archives générales, 1994, 44 p.
Il s'agit d'une petite biographie du missionnaire faite de
quelques articles signés par des auteurs différents.
(Consulté aux Archives générales de la Congrégation
du Saint-Esprit, Chevilly larue, Paris)
ERNOULT, Jean, Le Père Joseph Auzanneau (1897-1967) Au
jour le jour à Kibouendé. Correspondance 1926-1941.
Congrégation du Saint-Esprit, 1996, 278 p.
Cette publication rassemble les lettres du père
Auzanneau qu'il échangea avec sa famille, mais aussi, à l'annexe,
elle contient des extraits d'articles écrits par le missionnaire.
(Disponible aux Archives diocésaines de Poitiers)
Ont été également consultés, certains
éléments du dossier A.E.K3-1 qui concernent le diocèse de
Poitiers. (Archives diocésaines de Poitiers)
BIBLIOGRAPHIE
Outils
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sais-je ? » 1959, 126 p.
AGERON, Charles-Robert, L'anticolonialisme en France de 1871
à 1914. « Dossier Clio », PUF, 1973, 96 p.
Sur le milieu africain
FALL, Yoro K. L'Afrique à la naissance de la
cartographie moderne. Les cartes majorquines XIVe- XVe
siècle. Karthala, Paris, 1982, 295 p.
MEDEIROS, François (de), L'Occident et l'Afrique.
XIIIe-XVe siècle : Images et
représentations. Karthala, Paris, 1985, 305 p.
Ouvrages d'anthropologie
GONSETH, Marc-Olivier, HAINARD, Jacques, KAEHR, Roland, La
différence, Musée d'ethnographie Neuchâtel, Suisse,
1995, 218 p.
INIESTA, Ferran, L'Univers Africain. Approche historique des
cultures noires. Traduit de l'espagnol par l'auteur, revu et
corrigé par Philippe Beaujard. L'Harmattan, 1995, 221p.
GORBOFF, Marina, Premiers contacts. Des ethnologues sur le
terrain, Paris, L'Harmattan, 2003, 204 p.
ASSOUM, Paul Laurent, Le fétichisme, Paris, PUF,
« Que sais-je ? », 1975, 127 p. LEIRIS, Michel, Miroir de
l'Afrique, Quarto Gallimard, 1967, 1476 p.
LEIRIS, Michel, L'Afrique fantôme, Tel Gallimard,
1934, 655 p.
AMOSSY, Ruth, Les idées reçues.
Sémiologie du stéréotype, Nathan, 1991, 215 p.
COSSIER, Pol-Pierre (éd.), L'homme des Lumières
à la découverte du monde, Université de Bruxelles,
1985, 224 p.
TABLES DES MATIERES
SOMMAIRE 2
INTRODUCTION 4
PREMIERE PARTIE : LA MISSION ET LE MISSIONNAIRE
11
Chapitre I 12
LE MOUVEMENT MISSIONNAIRE EN FRANCE AU XIXe SIECLE
12
A- Le renouveau de l'idée missionnaire en France 12
B- La lente restauration du diocèse de Poitiers 18
Chapitre II 25
LA CONGREGATION DES PERES DU SAINT-ESPRIT ET L'EVANGILE AU CONGO
FRANÇAIS 25
A- La Congrégation des Pères du Saint-Esprit :
esquisse d'une idéologie 25
B- L'Evangile au Congo français 31
Chapitre III 35
LE PERE AUZANNEAU : ELEMENTS D'UNE BIOGRAPHIE 35
A- Un fervent patriote 35
B- L'intellectuel qu'il était... 40
C- ... Le missionnaire qu'il devient 46
DEUXIEME PARTIE: 49
L'AFRIQUE ET LES AFRICAINS : IMAGE D'UN CONTINENT DANS LA
CULTURE OCCIDENTALE ET SON REFLET DANS LES ECRITS DU PERE AUZANNEAU
49
Chapitre IV 50
LA CONSTRUCTION DE L'IMAGE DE L'HOMME NOIR DANS L'IMAGINAIRE
FRANCAIS 50
A- Le Nègre dans la pensée médiévale
50
B- Le temps des grandes découvertes 55
C- Le siècle des Lumières: une image persistante ?
58
Chapitre V 64
LES NOIRS DANS LE REGARD D'UN BLANC 64
A- Quand le père Auzanneau décrit,
interprète la culture des « indigènes ». 64
B- Le Noir, qui est-il ? 72
C- Comprendre cette image 76
Chapitre VI 81
LE MISSIONNAIRE AU PAYS DES NOIRS 81
A- Le Père Auzanneau vu par les Noirs 81
B- La chasse aux « féticheries » 85
Chapitre VII 91
LE MILIEU AFRICAIN DANS LA VISION DU PERE AUZANNEAU 91
A- L'antécédent historique 91
B- Une nature hostile... 93
C - ...mais utile. 97
TROISIEME PARTIE: 101
VERS UNE NOUVELLE VISION DES NOIRS 101
Chapitre VIII 102
DU CONTEXTE DE LA REHABILITATION DES NOIRS 102
A- Une nouvelle atmosphère intellectuelle :
l'émergence du relativisme culturel 102
B- L'humanitarisme colonial 105
C- Une remise en cause de la colonisation 108
Chapitre IX 113
LA VOIX CONTESTATAIRE DES INTELLECTUELS NEGRO-AFRICAINS. 113
A- Le panafricanisme du début du XXe
siècle 113
B- La Négritude 119
C- Blaise Diagne ou la naissance d'une conscience politique
africaine 123
Chapitre X 127
VERS UNE EMANCIPATION DU NEGRE 127
A-Un nouvel intérêt pour l'Afrique : la
découverte de l'Art nègre 127
B- Le discours du père Auzanneau, un discours
évolutif 132
CONCLUSION 136
TABLE DES ANNEXES 141
SOURCES 152
BIBLIOGRAPHIE 153
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