Conclusion.
Au terme de cette étude sur l'analyse du cadre global
de la reformulation des principes de la justice qui s'est focalisée
d'abord sur la critique interne des principes de la justice, puis sur la
critique externe des principes de la justice, nous voulons rappeler ce qui en a
été l'ossature. L'un des traits les plus caractéristiques
des principes de la justice de Rawls repose sur l'idée de liberté
et de justice distributive. C'est justement la notion de liberté qui
rapproche Rawls de Nozick. Pourtant, partant même de la défense de
ce droit fondamental qu'est la liberté, Nozick récuse le principe
de justice distributive, sous prétexte qu'il aliène et viole les
droits de l'homme en lui imposant une attitude envers les moins
défavorisés. Pour l'auteur d'Anarchie, Etat et utopie,
il est impossible, sous prétexte de respecter les principes de justice
ou d'organiser une société, de prendre le bien d'une personne
pour le transférer à une autre personne. Cette idée, en
réalité démontre ou bien résume toute l'analyse
critique que Nozick déploie en face de la théorie des principes
de John Rawls.
Il ressort donc de cette analyse que, John Rawls, conscient
des limites que peut avoir un travail scientifique, accepte de revoir ses
écrits. Mais en même temps, il fait une critique remarquable de sa
théorie. C'est ce que nous avons essayé de montrer dans le
premier chapitre de la première partie. L'oeuvre de Rawls étant
immense, nous avons choisi de nous concentrer sur les critiques relatives
à certains sujets précis. C'est ainsi que dans, un premier temps,
nous avons analysé les limites soulevées par Rawls sur le premier
principe de la justice, suivie de la critique de l'égalité
formelle des chances, enfin de la distinction entre la justice distributive et
la justice attributive.
En montrant les limites du premier principe de la justice,
Rawls estime utile de revoir l'emploi du mot
« liberty » au singulier dans A Theory of
Justice (1971). Selon lui, employer ce mot au singulier serait comme
placer une liberté au-dessus des autres libertés. Or il n'y a
pas, au sein du premier principe, une liberté qui ait la priorité
sur les autres libertés. Il vaut mieux donc, pour la cohérence de
ce premier principe, parler désormais de
« liberties ». L'insistance se manifeste aussi au
niveau de la place à accorder aux institutions. Le premier principe,
selon Rawls, est une question constitutionnelle, et n'est valorisé
qu'à l'intérieur de celle-ci, ce qui suppose qu'il y a un rapport
entre le principe d'égale liberté et les questions
constitutionnelles essentielles. L'autre aspect de cette limite est que Rawls
insiste davantage sur l'importance de la séquence des quatre
étapes comme processus du choix des principes. Cette séquence a
pour rôle primordial de donner une idée des règles
susceptibles d'orienter les partenaires dans leur choix.
La deuxième critique de Rawls envers sa propre
théorie, et qui a été prise en compte est celle de
l'égalité formelle des chances. Cette idée
d'égalité formelle des chances qu'il a remplacée par
l'égalité équitable des chances, parce que, pour lui, il
est important d'écarter l'idée de mérite et des talents,
étant donné que cela met toujours certaines personnes en avant,
tandis que les autres courent le risque de rester toujours dans leur situation
initiale. C'est de cette manière qu'il justifie l'égalité
équitable des chances, qui a une valeur non pas seulement formelle, mais
aussi réelle. L'idée forte de cette égalité
équitable est que les positions ne doivent pas seulement être
ouvertes à tous en un sens formel, mais tous devraient avoir une chance
équitable d'y parvenir.
La troisième critique concerne le problème de la
justice distributive que Rawls distingue, en l'opposant, à la justice
attributive. Cette justice distributive, découle de la justice
procédurale pure qui transcende les particularités au profit de
tous, parce qu'elle concerne les institutions. L'un des points importants de
cette justice procédurale pure est qu'elle écarte de son horizon
de pensée les critères indépendants
considérés comme un risque de tomber dans le relativisme. En fin
de compte, les trois piliers de la justice procédurale sont
l'impartialité, la réciprocité et l'avantage mutuel.
Si Rawls a reconnu ses limites, c'est d'abord parce qu'il a
fait une relecture de sa Théorie de la justice, et aussi parce
qu'il est resté ouvert aux critiques, extérieures à son
oeuvre, qui lui ont été adressées. De toutes les critiques
adressées à Rawls, ce sont celles de Robert Nozick que nous avons
analysées, pour des raisons signalées plus haut. En substance que
reproche Nozick à Rawls ? De la panoplie de ses reproches, nous nous
sommes limités à trois aspects. Premièrement, pour Nozick,
John Rawls, qui propose une démarche procédurale en s'appuyant
sur des êtres rationnels, manque de délicatesse, parce qu'affirmer
que les principes de la justice sont des principes universels et ne pas tenir
compte des irrationalités est insensé. Nozick propose donc
à Rawls de prendre en compte, dans la démarche
procédurale, la représentation des personnes
« anormales ». Deuxièmement, Nozick accuse le
deuxième principe rawlsien de violer les droits fondamentaux de la
personne humaine. Car, pour lui, le principe de différence, s'il oblige
les plus favorisés à transférer leurs biens aux moins
défavorisés, porte atteinte à la liberté des
individus. Il récuse l'intervention de la coopération sociale
dans la distribution des biens. Cela relève, selon lui, d'une
ingérence de l'État dans la vie des citoyens. L'auteur
d'Anarchie, État et utopie, étant un partisan de
l'État minimal, il n'est pas difficile de comprendre son rejet d'un
État qui se mêle de la vie des citoyens, et de surcroit de la
coopération sociale. Troisièmement, Nozick pense que le principe
de différence rawlsien permet de retourner à Rawls lui-même
l'accusation qu'il fait à l'utilitarisme. En adoptant à la fois
la stratégie d'argumentation en faveur des principes de justice
distributive et en présentant sa théorie comme donnant
priorité au respect de la personne et à la liberté
individuelle, Rawls affaiblit l'importance des choix autonomes des personnes et
leur responsabilité à l'égard de leurs actes. Il renverse
donc le principe kantien qui considère la personne humaine comme une
fin, en la considérant comme un moyen, puisque sa liberté va
être sacrifiée pour le bien de la collectivité. De ce point
de vue, Nozick estime que les deux principes rawlsiens de la justice sont
irréconciliables.
|