INSTITUT CATHOLIQUE DE TOULOUSE
FACULTE DE PHILOSOPHIE
Mémoire
Master de Philosophie
Spécialité Ethique, Culture et
Humanité
Thème :
La reformulation Rawlsienne des principes de la
justice
Présenté et soutenu par
MAVOUNGOU-PEMBA Pénéloppe
Natacha
Sous la direction de :
Émeric Travers
Année académique 2010-2011
Remerciements
Je remercie tous ceux qui m'ont aidé, inspiré et
soutenu dans mes recherches pour la rédaction de ce mémoire.
Je remercie tout d'abord Monseigneur Jean Claude
Makaya-Loemba, grâce à qui j'ai pu comprendre et
commencer à réaliser mon désir de travailler en faveur de
la justice sociale en vue de la restauration de l'être humain.
Je remercie ensuite Ernest-Marie MBonda qui
m'a fait découvrir John Rawls et sa théorie de la justice comme
équité.
Je remercie aussi, le père Miguel
Olaverri, administrateur apostolique du diocèse de
Pointe-Noire. Je remercie Mgr Robert Le Gall, Archevêque
de Toulouse, ainsi que les soeurs Thérésiennes de
Pointe-Noire. Je n'oublie pas les pères Marcellin
Pongui et Paulin POUCOUTA pour leurs
encouragements.
Un merci particulier à monsieur Travers
Émeric, mon directeur de mémoire avec qui j'ai eu la
joie de travailler, et que je remercie pour sa disponibilité et sa
patience dans la direction de ce mémoire.
Un grand merci à la commission Justice et
Paix de Pointe-Noire, à Antoine Gazeau,
Constant Ayouka, Alexis NDINGA, la famille
Clemh-Mavoungou, Karl-Trésor,
Aymard Badinga, Stève Bobongaud,
Christian Mounzéo, Brice Makosso, Césarine
Massiala et Anny Kaseka ; ainsi qu' à
tous mes camarades du Master et nos professeurs de la faculté de
Philosophie, pour leur sollicitude et leur soutien.
Votre précieuse aide et vos précieux
encouragements m'ont aidé à accomplir ce travail.
Introduction
Lorsque paraît Théorie de la justice en
1971, John Rawls a été le premier à s'étonner du
succès qui s'en est suivi, car en écrivant ce livre, il le
destinait à la lecture de quelques amis et collègues qui s'y
intéresseraient et qui, éventuellement pourraient en discuter
avec lui. Cet étonnement de John Rawls traduit déjà
l'ouverture d'esprit qui le caractérisera tout au long de son parcours
philosophique, notamment par l'accueil des critiques qui lui seront
adressées. Car si Théorie de la justice connaît de
grands succès, elle sera aussi vivement critiquée. C'est dans cet
esprit de critiques et de reformulation que s'inscrit ce travail de recherche.
Ce mémoire qui s'intitule La reformulation Rawlsienne des principes
de la justice a pour objectif d'étudier les principes de la justice
reformulés par John Rawls. Or étudier la théorie d'un
auteur implique que l'on commence par situer historiquement et
philosophiquement sa pensée. C'est pourquoi, dans l'interrogation du
contexte à la faveur duquel Théorie de la Justice a pu
voir l'extraordinaire intérêt qu'elle suscite aujourd'hui, nous
prendrons en compte les lignes principales de La justice comme
équité1(*).
D'origine anglo-américaine, John Rawls est né en
1921 et mort en 2002. Sa vie est marquée par plusieurs
expériences. Sur le plan historique, la vie de Rawls est marquée
par sa participation à la guerre dans les combats en Nouvelle
Guinée, par le désastre de la guerre du Viêt-Nam et par
l'effervescence des mouvements pour la lutte en faveur des droits civiques des
noirs, vers la fin des années soixante. A cela, il sied d'ajouter la
promulgation des lois sur l'égalité des chances, la
réduction des impôts, le problème de la
sécurité sociale, la liberté de l'information, de
même que l'aide à l'éducation. Au niveau philosophique, il
est important de souligner que depuis la découverte des
Amériques, la liberté a toujours été au centre de
la pensée philosophique américaine, de même que le rapport
de l'individu à la communauté. Cette vision américaine de
la philosophie, installe peu à peu l'interventionnisme de l'Etat dans
les affaires sociales et économiques. Ce qui, contre toute attente
finira par susciter l'opposition entre le libéralisme et
l'Interventionnisme. C'est dans cette atmosphère que sera publiée
la Théorie de la Justice qui, tout en étant de tendance
libérale, s'attachera à se situer au centre de ce débat
politique.
En plus de ces aspects philosophiques et historiques, John
Rawls est considéré, référence faite à ses
écrits, comme un philosophe libéral. Il fait donc partie du
courant de pensée libéral, encore appelé
Libéralisme. Ce dernier est considéré comme la doctrine
qui a dominé la philosophie politique américaine de
l'après guerre et qui affirme la primauté de la liberté,
des droits individuels et de la responsabilité personnelle. Pour le
libéralisme, chaque être possède des droits individuels
inaliénables.
Toutefois, si la philosophie politique anglo-américaine
de l'après-guerre est libérale, il ne faut pas omettre que la
défense des droits des individus et des libertés qui la
caractérise est diversifiée. Aussi plusieurs auteurs s'accordent
à dire qu'il existe des philosophies politiques libérales
américaines, les différences se situant par rapport à la
place accordée à l'individu. Il y a tout d'abord le courant
libéral classique qui confère à la personne la
maîtrise de sa personne et de ses biens. Ensuite il y a l'individualisme
radical ou encore le libertarianisme (libertarisme pour d'autres), soutenant
une position très individualiste de la liberté. Enfin
l'individualisme plus modéré encore appelé
libéralisme social démocrate qui préconise la
coopération sociale et la collaboration, en s'appuyant sur un principe
de justice comme équité, visant à donner à chaque
individu des moyens minimaux lui permettant d'organiser son existence autour de
l'essentiel. Cette classification nous conduirait réellement et compte
tenu de sa théorie de la justice comme équité, à
classer Rawls dans cette dernière catégorie, car il souligne sans
cesse qu'une société sans un minimum de coopération
sociale n'est pas possible. Bien que philosophique, la théorie de Rawls
s'intéresse à des questions économiques, sociales et
éthiques. Ce qui lui vaudra l'intérêt de plusieurs domaines
de pensée, notamment les sciences humaines et sociales.
D'ailleurs, sans imposer la présence de l'Etat, Rawls
pense qu'une coopération sociale pour établir des choix est toute
aussi importante que la liberté individuelle de chaque citoyen. Il
intègre dans le libéralisme les notions de justice sociale, de
coopération et de collaboration, essentielles à
l'édification d'une société juste et équitable.
Dans une telle hypothèse, l'indépendance de la liberté est
tempérée par l'égalité équitable des
chances. Mais Rawls juge, tout de même, utile d'insister sur la
priorité du principe de liberté sur celui de
l'égalité équitable des chances.
En ce qui a trait à ses expériences liées
à l'influence historique, Rawls déduira que l'être humain
est prompt à la destruction massive de ses semblables pour un plus grand
intérêt. Ce qui révèle en substance la maxime
utilitariste2(*), qui est,
avec le libéralisme, un courant de pensée en vogue à cette
époque. Pour John Rawls, cette doctrine justifie le sacrifice des
minorités au bénéfice des grandes majorités, c'est
pourquoi il lui faut une alternative, d'où le projet de la
théorie de la justice comme équité,
considérée comme une réponse. Outre le rejet de cette
doctrine utilitariste, le projet rawlsien de la justice n'est pas à
séparer de son intérêt pour la défense des valeurs
libérales.
L'essentiel de l'oeuvre de Rawls peut être comprise
comme étant, et Rawls n'a cessé de l'articuler, une
théorie de la justice comme équité. Rawls estime qu'il
faut comprendre Théorie de la justice comme étant une
théorie de la justice comme équité, car la notion
d'équité est une base importante pour que la justice soit juste.
Elle est en quelque sorte une obligation d'impartialité pour les
citoyens. C'est pourquoi il la conçoit comme antérieure aux choix
des principes de justice. Une des dimensions incontournables de la
théorie de la justice comme équité, est la
considération de la justice comme une conception politique sur laquelle
Rawls insistera à partir de 1987. Pour John Rawls, la Théorie
de la justice est destinée pour une démocratie
constitutionnelle, c'est pourquoi elle est politique. Aussi, se propose t-il de
donner une théorie qui prenne en compte les questions sociales des plus
défavorisés, d'où la définition de la justice comme
étant la première vertu des institutions sociales. Ainsi,
après avoir expliqué que sa théorie de la justice est une
justice sociale, John Rawls trace les lignes de son projet :
Je voulais élaborer une conception de la justice assez
systématique pour pouvoir se substituer à l'utilitarisme dont une
forme ou une autre n'a cessé de dominer la tradition de la pensée
politique anglo-saxonne. La raison principale en était la faiblesse,
selon moi, de l'utilitarisme comme base des institutions d'une
démocratie constitutionnelle [...]. Je ne pense pas que l'utilitarisme
puisse fournir une analyse satisfaisante des droits et des libertés de
base des citoyens en tant que personnes libres et égales, ce qui est
pourtant une exigence absolument prioritaire d'une analyse des institutions
démocratiques. C'est alors que l'idée du contrat social, mais
rendue plus générale et plus abstraite au moyen de l'idée
de position originelle, m'apparut comme la solution. Le premier objectif de la
théorie de la justice comme équité était donc de
fournir une analyse convaincante des droits et des libertés de base
ainsi que de leur priorité. Le second objectif était de
compléter cette analyse par une conception de l'égalité
démocratique, ce qui m'a conduit au principe de la juste
égalité des chances et au principe de différence. 3(*)
S'inscrivant dans la tradition moderne, Rawls n'imagine pas
une justice sans lien avec la répartition des droits aux individus,
c'est pourquoi selon lui, la justice doit consister à assigner des
droits aux individus, de manière totalement impartiale. D'où il
se fixe comme objectif de présenter une théorie de la justice
dont le choix des principes s'inspire du contrat social des philosophes
modernes, parce que l'objet de cette procédure ce sont les principes de
la justice. La théorie de la justice de John Rawls considère
l'individu comme un être libre capable de se prendre en charge, et ne
pouvant se réaliser qu'en rapport avec les autres membres de la
société. Il parle à cet effet de la coopération
sociale qu'il considère comme indispensable à l'organisation de
la structure de base de la société. Un homme ne peut se
réaliser sans penser à l'intérêt collectif. Rawls
veut à cet effet rendre compatible le respect des libertés avec
l'égalité équitable des chances. Il considère donc
la justice sociale comme le principe fondamental pour le politique.
Tel que présenté par Rawls, le contrat social
est pensé sous un aspect hypothétique, c'est-à-dire
qu'à partir d'une position originelle, les contractants, placés
sous le voile de l'ignorance, choisissent des principes de justice : le
principe d'égale liberté et le principe de différence. Ces
principes sont soumis à une double contrainte de priorité
lexicale. Toutefois, la théorie de la justice n'a pas pour objectif
simplement de réinterroger le contrat social. Elle vise aussi à
refonder la tradition contractualiste pour en dégager les
éléments qui permettent de répondre efficacement à
l'utilitarisme dominant. Ce recours à la tradition du contrat social, ne
prend pas seulement en compte le projet normatif de liberté,
d'égalité et de justice dont cette tradition est porteuse, mais
aussi la dimension philosophique de la démocratie qu'elle
véhicule. C'est pour cela que, dans son propos, Rawls précise
qu'il n'entend pas examiner la justice des institutions en
général ni la justice du droit international et des relations
entre Etats. Il souligne clairement qu'il entend examiner la justice pouvant
servir dans l'organisation d'une société démocratique bien
ordonnée.
Le succès de l'oeuvre de Rawls correspond aux critiques
que suscitent la publication de Théorie de la justice, car, les
interprétations philosophiques de la pensée de John Rawls, ont,
depuis plus de trois décennies, alimentés les débats du
domaine de la philosophie politique en particulier, et des sciences humaines,
en général. Que ce soit sur le plan de l'économie, de la
sociologie, des sciences politiques, il paraît difficile,
désormais de ne pas faire référence à
Théorie de la justice de John Rawls, lorsqu'il s'agit des
questions de justice sociale. Ouvert aux critiques et reconnaissant à
quelques endroits les limites de son projet, John Rawls, entreprendra l'oeuvre
de reformulation de son oeuvre. Entreprise qui ne s'achèvera qu'avec sa
mort, car la dernière publication de Rawls, La justice
comme équité, Reformulation, est considérée
comme son « chant de cygne »4(*). L'intitulé même de cet ouvrage signale
qu'il s'agit d'une reformulation des textes déjà écrits
par lui, depuis 1957, singulièrement une reformulation de
Théorie de la justice, son oeuvre capitale publiée en
1971. Les critiques adressées à Rawls lui ont non seulement
permis de rectifier ses erreurs, mais aussi de réviser et
d'améliorer, voire reformuler les principes de la justice comme
équité. En lisant cette reformulation, on y devine que
l'idée de justice qui a taraudé l'esprit de Rawls depuis 1971 ne
cessera d'être sa préoccupation qu'à sa mort. En effet,
comme le souligne Alain Renaut, « Rawls est l'homme d'un seul
livre »5(*), parce
que tous ses écrits publiés après Théorie de la
justice, ont simplement tourné autour de la question de la justice
sociale et politique et que l'essentiel de ses publications ont consisté
à reformuler Théorie de la justice, son seul livre.
Considéré comme un événement
intellectuel « hors du commun »6(*), la parution de
Théorie de la justice, apporte non seulement des
éclaircissements sur le concept de justice, mais aussi, parce qu'elle
renoue avec la modernité, notamment avec la théorie du contrat
social, elle se place au carrefour de la philosophie politique. L'abondante
littérature secondaire qu'elle suscite en est la preuve. En trente ans
(2001) ou quarante ans (2011), l'oeuvre de John Rawls a été
traduite en plusieurs langues et a été commenté par
plusieurs auteurs. En témoignent les reformulations continuelles qu'il
n'a cessé de réaliser à l'intérieur de cet ouvrage.
La chronologie de ses oeuvres, à partir de Théorie de la
justice, pourrait être établie de la manière
suivante :
1971 : Publication de Théorie de la
justice
1975 : Première reformulation à l'occasion
de la traduction allemande
1986 : Justice et démocratie
1993 : Libéralisme politique
2001 : La justice comme équité,
Reformulation.
Après Théorie de la justice en 1971,
Rawls remaniera plusieurs fois le texte original de cette oeuvre (la
première fois en 1975 en vue de la traduction allemande). C'est sur
cette traduction allemande que se feront désormais toutes les autres
traductions, de même que la traduction française.
Déjà dans la préface de Théorie de la justice
en langue Française, il précisera que cette traduction
contient déjà des reformulations. Ce qui souligne une
légère différence entre Théorie de la
justice de 1971 en Anglais et Théorie de la justice
traduite de 1987 ; Justice et Démocratie (qui est un
condensé d'articles écrits par Rawls entre 1981 et 1988) mais qui
reprend en général les idées de Théorie de la
justice ; Libéralisme politique, qui est une autre
formulation de Théorie de la justice, puis en dernier lieu
La justice comme équité, Reformulation qui est
considéré comme le testament philosophique de John Rawls. C'est
le dernier livre qu'il écrit de son vivant. C'est finalement sur ce
dernier livre que porte ce mémoire. Il sera fait de temps à autre
référence à Théorie de la justice, pour
signaler le passage qu'il opère et aussi la fidélité qui
caractérise cette théorie de Rawls, malgré les nombreuses
critiques. C'est pour cela que nous avons tenu à préciser que ce
travail n'est pas un travail de comparaison.
Comme l'indique cette Chronologie, La justice
comme équité est donc la dernière reformulation de
Théorie de la justice où l'auteur y reprend notamment
l'essentiel de sa théorie, en y répondant aux critiques qui lui
ont été adressées par d'autres auteurs et des limites
qu'il a pu relever lui-même. Cette oeuvre, dans son ensemble est
consacrée à la reformulation des principes de justice, comme
l'indique Rawls au début de la préface de La justice
comme équité. Il faut dire que le remaniement
opéré dans la reformulation arrive à point, car en tant
qu'il est considéré comme un testament philosophique, La
justice comme équité réévalue l'importance
de Théorie de la justice, au moment où plusieurs
études philosophiques, politiques et sociales, et économiques se
questionnent quant à sa pertinence.
A l'origine de notre travail, il y a une volonté de
souligner l'impact des corrections sur la reformulation rawlsiennes des
principes de la justice opérées dans La justice
comme équité, Reformulation. On a l'impression que le
retentissement de Théorie de la justice, son premier livre, a
occulté celui du dernier, dans la mesure où il s'agit d'une
reformulation. Pourtant bien comprendre la théorie Rawlsienne, c'est
plonger dans son univers de reformulation pour voir comment il reste
fidèle à ses intuitions, puis comment intégrant les
critiques d'autres auteurs, il reformule son projet, sans perdre de son
originalité. Dans la préface de la traduction française de
1987 Rawls souligne :
C'est avec beaucoup de plaisir que j'entreprends cette
préface destinée à la traduction française par
Catherine Audard de mon livre, Théorie de la justice. En
dépit des nombreuses réactions critiques qu'il a
suscitées, j'en soutiens toujours les grandes lignes et la doctrine
centrale. Bien entendu, comme on pourrait s'y attendre, j'aurais aimé
avoir exprimé certaines choses différemment et j'y apporterais
maintenant un certain nombre de modifications non négligeables. Mais si
je devais réécrire entièrement Théorie de la
justice, cela ne donnerait pas, comme les auteurs ont tendance à le
dire, un livre complètement différent 7(*)»
L'objectif que nous nous sommes fixés dans ce
mémoire, c'est d'analyser l'évolution, des principes de la
justice depuis la publication de Théorie de la justice.
Néanmoins, l'oeuvre de Rawls, étant immense et dense, nous avons
choisi de nous limiter, dans le cadre de ce master, à un aspect de sa
théorie, précisément la reformulation des principes de la
justice, contenue dans La justice comme équité. Il est
bien sûr impossible de parler de La justice comme
équité, sans faire allusion à Théorie de
la justice. Ce qui prouve la présence, à plusieurs endroits
des citations tirées de Théorie de la justice, pour
souligner l'évolution des principes.
La reformulation de la justice comme équité est
une synthèse de la conception politique de la justice de John Rawls. Il
y montre l'intime « cohérence de vues entre sa théorie
de la justice sociale développée dans sa Théorie de la
justice, et les développements plus récents de sa
pensée, pour l'essentiel consacrés à la pratique politique
dans un contexte pluraliste »8(*). L'un des traits importants dans cette
évolution de la théorie de Rawls, c'est que dans La justice
comme équité, il se désolidarise des questions des
libertés naturelles et de celle de l'égalité formelle des
chances. En outre, sa théorie est moins procédurale dans
Libéralisme politique ainsi que dans La justice comme
équité, contrairement à Théorie de la
justice.
En suivant de manière systématique l'intuition
de John Rawls dans La justice comme équité,
nous nous proposons dans cette étude d'examiner d'abord le cadre global
de la reformulation rawlsienne des principes de la justice, en scrutant d'une
part les critiques des principes de la justice faites par Rawls à
l'égard de lui-même et que nous avons nommées critiques
internes. D'autre part, nous analyserons les critiques des principes de la
justice faites par d'autres auteurs9(*), et que nous avons intitulées critiques
externes, en nous appuyant sur le courant
« libertarien »10(*), précisément avec la critique de Robert
Nozick. Ensuite, considérant avec l'auteur de Théorie de la
justice, l'importance de la reformulation des principes de la justice et
la révision du contenu, notre analyse est principalement
consacrée aux idées fondamentales de structure de base et de
position originelle qui sont comme la porte d'entrée pour la
compréhension des principes de la justice et de la compréhension
de la règle de la priorité lexicale. Pour rester fidèle
à la structure de Rawls, nous nous sommes basés sur les sections
16 jusqu' à 22, puis la section 32 de La justice comme
équité. En conclusion, tentant de resituer la théorie
des principes de Rawls dans la philosophie contemporaine, nous ferons une
relecture de la justice comme équité, en soulignant
l'originalité de l'oeuvre de Rawls. Ensuite, actualisant cette
théorie, nous soulignerons l'impact actuel de l'égalité
équitable des chances et de l'idée d'inviolabilité de la
personne.
Notre travail s'articule ainsi autour de deux parties
composées chacune de deux à trois chapitres, eux-mêmes
divisés en sections. Cette structure convient à la structure de
notre travail, puisque dans la conclusion, nous essayerons de faire une
ouverture de la pensée de John Rawls, sur la nature de ses enjeux dans
le monde actuel, dix ans après la parution de La justice comme
équité. Ces deux parties de même que la conclusion
forment l'idée générale de cette étude.
Première
partie :
Cadre global de la
reformulation des principes de la justice.
Introduction
Dans la préface de La Justice comme
équité, John Rawls précise sa volonté de
réviser les positions de Théorie de la justice :
Dans ce travail, je poursuis deux objectifs. L'un consiste
à rectifier les erreurs les plus graves de Théorie de la
justice qui ont obscurci les idées principales de la justice comme
équité, ainsi que j'ai nommé la conception de la justice
présentée dans ce livre. Comme j'ai toujours confiance en ces
idées, et que j'estime que les difficultés les plus importantes
peuvent être résolues, j'ai entrepris cette reformulation.
J'essaie d'améliorer l'exposition, de corriger un certain nombre
d'erreurs, d'inclure quelques révisions utiles, et d'esquisser des
réponses à certaines des objections communes. Je remanie
également l'argumentation à de nombreux stades [...] l'autre
objectif est de mettre en relation, dans le cadre d'une présentation
unifiée, la conception de la justice présentée dans
Théorie de la justice avec les principales idées qui
figurent dans mes essais publiés à partir de197411(*).
Rawls a lui-même identifié les erreurs et les
limites de sa théorie de la justice, mais il est aussi resté
ouvert aux critiques qui lui ont été adressées par
d'autres philosophes. De la forme au contenu, l'auteur de Théorie de
la justice a senti l'urgente nécessité de réviser ses
prises de position. Pourtant, si toute son oeuvre reste marquée par des
reformulations ou des révisions continuelles, c'est dans les sections
13, 14 et 15 de La justice comme équité,
Reformulation, que nous avons ciblé son autocritique sur les
principes de la justice ainsi que les critiques adressées par d'autres
auteurs.
Si l'on considère tous les textes que John Rawls
consacre à la question de la justice, on constate que la grande
majorité, sinon du moins tous ses écrits, reste marquée
par cette idée ou cette empreinte de justice sociale. La distinction
n'est pas difficile à faire, parce que le texte de base demeure
Théorie de la justice qu'il tente simplement de remanier
à plusieurs reprises, et dont La justice comme
équité constitue le dernier texte qu'il a eu à
remanier et que l'on pourrait considérer comme son testament. Ainsi dans
la section 13, John Rawls commence par présenter une formulation
révisée des deux principes de la justice :
1- Chaque personne a une même prétention
indéfectible à un système pleinement adéquat des
libertés de base égales, qui soit compatible avec le même
système de libertés pour tous ; et
2- (a)Les inégalités économiques et
sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d'abord
être attachées à des fonctions et des positions ouvertes
à tous dans des conditions d'égalité équitable des
chances ; ensuite, (b) elles doivent procurer le plus grand
bénéfice aux membres les plus défavorisés de la
société (principe de différence)12(*).
Dans cette formulation révisée, Rawls mentionne
l'idée de priorité du premier principe sur le second, de
même que la priorité de l'égalité des chances sur le
principe de différence. La priorité lexicale signifie que pour
être mise en pratique, le principe qui a priorité doit d'abord
avoir été pleinement satisfait. Il apparaît donc que
la structure de révision des principes de la justice présente
quatre points distincts qui correspondront aux quatre moments de
réflexion qui vont conduire la critique interne de cette première
partie.
Tel qu'annoncé par Rawls lui-même, cette oeuvre
constitue en elle-même tout d'abord des critiques, ensuite des
réponses à ces critiques. Dans ce travail, il ne sera pas
question de répertorier toutes les erreurs constatées par Rawls.
Il sera question des critiques liées directement aux principes de la
justice, l'idéal étant de rester fidèle à la
logique empruntée par Rawls.
Nous suggérons de restituer dans la première
partie de ce chapitre cette critique que Rawls a lui-même faite de sa
théorie, à partir des nouvelles idées qu'il apporte dans
La justice comme équité. Cette critique est
composée de quatre sections principales. La première souligne les
limites du principe d'égalité, tandis que la deuxième
redéfinit ce que Rawls nomme la séquence des quatre étapes
et des questions constitutionnelles importantes. Cette deuxième section
débouchera sur la critique de l'égalité des chances
formelles que Rawls établit en proposant la notion
d'égalité équitable de chances ; ce sera la
troisième section. Enfin, dans la quatrième section, nous verrons
comment l'auteur de Théorie de la justice pose le
problème de la justice distributive qu'il oppose à celui de la
justice attributive, en montrant les failles et les limites de celle-ci, de
même que son incompatibilité avec l'idée de justice comme
équité. Rester fidèle à l'ordre suivi par Rawls
nous semble être la solution la mieux adaptée pour
démontrer le sens de la reformulation de son oeuvre.
La critique rawlsienne de Rawls ainsi analysée, le
deuxième chapitre, intitulé critiques externes, s'attachera
à souligner les points de vue d'autres auteurs sur la pensée de
Rawls. Ce chapitre examinera donc, de façon précise, le point de
vue de Robert Nozick, à travers sa critique des principes rawlsiens de
la justice, en soulignant leur incompatibilité et leur
incohérence, ainsi que les limites de la justice distributive et de la
méthode procédurale.
Chapitre I : Critiques
internes des principes de la justice.
Section 1- Limites du
premier principe de la justice : Raisons pour réviser le premier
principe de la justice.
L'une des raisons qui conduisent Rawls à réviser
le premier principe de Justice est celle de l'emploi du mot
« liberté » au singulier13(*) dans Théorie de la
justice. Cette idée, selon Rawls, obscurcit la compréhension
des libertés. Car en faisant appel à une
« liberté » au singulier, Théorie de la
justice place une liberté au-dessus des autres libertés.
Employer le mot « liberté » au singulier serait
comme considérer que ce mot contient une supériorité qui
le placerait comme seul objectif de la justice politique et sociale.
Au sein du premier principe, en effet, il n'y a pas de
priorité lexicale, car toutes les libertés de bases égales
liées à ce principe ont des spécificités, au sens
où la liste des libertés inclut toutes les autres libertés
(pensée, association...). Selon Rawls, la révision du premier
principe de justice « explicite le fait qu'aucune priorité
n'est assignée à la liberté en tant que telle, comme si
l'exercice de quelque chose nommée ``liberté'' possédait
une valeur prééminente et constituait le principal, sinon le seul
objectif de la justice politique et sociale »14(*). Cette affirmation de Rawls
exclut l'idée d'une liberté prioritaire sur toutes les autres. La
justice comme équité n'a pas la prétention de
s'écarter des voies classiques en matière de liberté,
puisqu' il y a, pour Rawls, toujours eu équilibre entre les
libertés.
L'expression « liberté »
possède certes une valeur indestructible et irremplaçable, mais
elle n'est pas à penser en terme singulier comme si elle avait
priorité sur tout. C'est pourquoi, dans La justice comme
équité, John Rawls préfère préciser que
les libertés sont mises au plurielles, parce qu'il existe plusieurs
libertés formant un système unique et qu'elles se valent. Cette
conception de la liberté prolonge la conception usuelle qui prend en
compte les libertés, non la liberté. Rawls ne prétend pas
proposer une liberté hors du contexte traditionnel de l'histoire de la
pensée démocratique, c'est pourquoi, préférant
suivre la voie de ses prédécesseurs, il choisit de suivre la voie
traditionnelle qui prend en compte non une liberté mais les
libertés15(*).Tout
en apportant de nouvelles idées, La justice comme
équité tient compte des déclarations des droits
humains pour fonder les principes de la justice politique.
En outre, Rawls fait observer que le premier principe de la
justice s'applique essentiellement à la constitution d'une
société, qui en est le garant. Il paraît impossible de
déterminer certains droits de base sans qu'ils soient passés par
une institution, dans la mesure où ce principe s'applique aussi à
la structure de base de la société. C'est pourquoi les questions
des libertés de base sont très importantes, parce qu'elles font
parties, selon Rawls, des problèmes qu'on désigne comme
« les questions constitutionnelles
essentielles »16(*). Par conséquent, le caractère
fondamental des droits et des libertés de base constitue en
lui-même une forme de supériorité, dans la mesure où
ils sont essentiels à l'organisation d'une société. C'est
ce qui leur vaut le titre de premier principe ayant priorité
sur le second.
Le sens que Rawls donne à cette priorité est le
suivant : « Le second principe doit toujours être
appliqué dans le cadre d'un contexte institutionnel qui satisfait aux
exigences du premier principe. »17(*). En d'autres termes, pour appliquer le second
principe de justice, il faut être sûr que les libertés et
droits fondamentaux sont pris en compte et que, ces libertés sont
exercées dans un cadre institutionnel. Ce qui nous rappelle que les
principes de la justice sont des principes inhérents à la
structure de base qui est leur premier lieu de mise en pratique. Le plus
important dans le principe d'égale liberté, c'est son
caractère transcendant, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un attribut
de tous les êtres humains, par-delà toutes les contingences
sociales. Par exemple, celui qui est issu de l'aristocratie n'est pas plus
libre que celui qui est issu de la classe ouvrière. Tous les hommes sont
égaux en droits et en liberté, au niveau du premier principe de
la justice comme équité. En matière de gouvernement, par
exemple, tous les humains sont des potentiels gouvernants, parce que la valeur
équitable des libertés politiques garantit que les citoyens qui
sont doués et motivés à un degré équivalent
ont à peu près une chance égale d'influencer la politique
du gouvernement et d'occuper des positions d'autorité18(*).
Il faut aussi souligner que ces libertés ne peuvent pas
faire l'objet de substitution ou de marchandage ou encore de troc. On ne peut,
par exemple, demander à un être humain d'échanger sa
liberté politique contre de l'argent ou d'y renoncer dans le cadre d'un
marché. De ce point de vue, Rawls demeure fidèle à la
vision rousseauiste, selon laquelle « renoncer à sa
liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits
de l'humanité, même à ses devoirs »19(*).
Dans cette révision du premier principe, Rawls
reconsidère le concept de « liberté
politique » sur lequel il insiste pour pouvoir montrer que la
conception de la justice est une conception politique et non une conception
métaphysique20(*),
car pour lui, la théorie de la justice comme équité a
été conçue pour des démocraties constitutionnelles,
et il n'est pas possible dans le cadre d'une démocratie
constitutionnelle, que la conception de la justice dépende des doctrines
englobantes21(*). C'est
pourquoi il pense que « la conception publique de la justice doit
être politique et non pas métaphysique »22(*). La théorie rawlsienne
de la justice est une théorie politique. Rawls juge cette
précision importante, parce qu'il estime ne pas l'avoir souligné
ou pas assez dans Théorie de la justice. Cela est d'autant plus
important parce qu'une conception de la justice telle que comprise par Rawls a
pour objet la structure de base de la société, qui lui
confère son titre de « conception publique ». C'est
donc dans ce contexte qu'il faut comprendre l'expression
« liberté politique ».
Dans la réserve qu'il émet à
l'égard du premier principe de la justice, Rawls ajoute une
précision quant à la priorité du principe d'égale
liberté sur les autres principes. En effet pour parler des conditions
favorables de réalisation de ce premier principe, une exigence
s'impose : faire appel à des conditions historiques,
économiques ou sociales. Ces dernières sont nécessaires
parce qu'elles permettent au gouvernement d'avoir un regard équitable
face aux difficultés qu'il est susceptible de rencontrer. Car ces
difficultés peuvent avoir plusieurs origines, même si, de
manière générale, elles viennent de la mentalité ou
des habitudes politiques d'une société ou de son organisation.
Voilà pourquoi l'idée qui consiste à
penser que les difficultés sont dues à la défaillance du
système économique ou éducatif est à proscrire,
dans la mesure où ce n'est pas cela qui peut empêcher la marche
d'une société démocratique. C'est la coopération de
base qui ne fonctionne pas. Il y a un vice initial qui peut affecter à
la base une structure de coopération. Aussi le grand problème
à régler, selon Rawls, vient des contingences sociales et
économiques existantes dans la société. La priorité
du principe d'égale liberté doit bénéficier
à tous et non uniquement aux plus favorisés. Nul n'a besoin
d'être riche pour jouir de ce principe : agir au sein de la
coopération sociale suffit.
L'auteur de Théorie de la justice
définit les« questions constitutionnelles
essentielles »23(*) comme étant « des questions
cruciales au sujet desquelles, compte tenu du fait du pluralisme, l'urgence de
l'élaboration d'un accord politique est la plus
grande »24(*).
Parmi ces questions, on peut noter les principes fondamentaux qui servent
à organiser la société et les questions des droits
fondamentaux ainsi que celle des libertés égales. En outre Rawls
considère que les questions constitutionnelles permettent la sauvegarde
de la coopération sociale.
Par ailleurs il faut garder à l'esprit que Rawls
considère les questions constitutionnelles en rapport avec l'idée
« d'opposition loyale ». En fait, dans tout régime
constitutionnel, on ne peut faire abstraction de l'idée d'opposition,
dans la mesure où elle lui est essentielle. L'adjectif
« loyale » dit ce qu'est cette opposition ou bien ce que
devrait être une opposition dans un régime constitutionnel. Le mot
« loyal » a pour synonyme la fidélité,
l'honnêteté, la franchise et le dévouement. En anglais, il
se dit « devoted, loyal, true...». Ce qui donne donc
à comprendre que l'opposition dont il est question ici n'est pas une
opposition malsaine ni malhonnête qui mettrait en avant ses propres
intérêts. Au contraire, tout régime constitutionnel doit
voir sa majorité et son opposition s'accorder sur les questions
essentielles ou fondamentales comme la liberté et
l'égalité. Ces règles fixées ensemble doivent
être respectées. Ainsi l'idée des questions
constitutionnelles essentielles couvre l'ensemble du premier principe de la
justice qui se résume au respect des libertés de base
égales : la liberté de pensée, la liberté de
conscience, les libertés politiques (le droit de voter et de participer
à la vie politique), la liberté d'association, de même que
les droits et libertés qui correspondent à
l'intégrité physique et psychologique de la personne.
Après avoir souligné le rapport qui existe entre
les questions constitutionnelles essentielles et le premier principe de la
justice, Rawls distingue celui-ci du second principe, parce qu'il estime ne pas
l'avoir suffisamment fait dans Théorie de la justice. En ce qui
concerne le principe d'égale liberté, Rawls le fait
coïncider avec les questions constitutionnelles essentielles, alors que le
deuxième principe, lui, concerne davantage des questions de justice
distributive et soutient que l'égalité équitable des
chances doit être garantie, de même que « les
inégalités sociales et économiques doivent être
régies par le principe de différence »25(*).
Pour Rawls, « si l'existence d'un principe
d'égalité des chances relève d'une question
constitutionnelle essentielle, l'égalité équitable des
chances requiert plus que cela et n'est pas comptée parmi les questions
constitutionnelles essentielles. De la même manière, si un minimum
social qui couvre les besoins de base des citoyens relève
également d'une question constitutionnelle essentielle, le principe de
différence exige davantage et n'est pas considéré de cette
façon »26(*).
En tant qu'il est principe de justice politique, le
deuxième principe élaboré par John Rawls exprime aussi des
valeurs politiques comme le principe de la liberté. Mais la distinction
des deux principes est à comprendre dans les rôles
coordonnés joués par la structure de base. Dans sa
première fonction, « la structure de base spécifie et
protège les libertés de base égale des citoyens [...] et
établit un régime constitutionnel juste »27(*), tandis que dans la
deuxième, elle « procure le contexte institutionnel de justice
sociale et économique sous la forme qui convient le mieux aux citoyens
vus comme libres et égaux »28(*). Cette distinction permet de comprendre que le
premier principe concerne la question de
l'« équitabilité » des libertés
égales, et le deuxième principe concerne des questions
économique est sociales.
Cette différence établie entre les deux
principes, John Rawls juge nécessaire de préciser le cadre dans
lequel sont appliqués les principes de justice. L'on peut se demander de
quel cadre il s'agit, d'autant plus que la grande représentation
reconnue dans la théorie de Rawls est la position originelle. N'oublions
donc pas que la position originelle, telle qu'elle sera
développée plus loin, permet aux partenaires de choisir les
principes de la justice. Il s'agit donc ici du schéma de la
séquence des quatre étapes qui comme démarche
d'application des principes de justice s'impose à notre étude.
Section 2-. La
séquence des quatre étapes et les principes de la justice.
Rawls utilise une méthode négative en
commençant par dire ce que n'est pas la séquence des quatre
étapes :
La séquence des quatre étapes n'est ni un
processus politique effectif ni un processus purement théorique. C'est
plutôt une partie de la théorie de la justice comme
équité qui s'inscrit dans un cadre intellectuel que nous, en tant
que citoyens dans la société civile qui acceptons la
théorie de la justice comme équité, devons utiliser
lorsque nous en appliquons les concepts et les principes29(*).
Il est expédient d'expliquer ici ce que signifie les
trois niveaux utilisés par Rawls pour dire ce qu'est la séquence
des quatre étapes et ce qu'elle n'est pas. Premièrement l'auteur
souligne que la séquence des quatre étapes n'est pas un
processus politique effectif. Dans ce texte le processus politique est
entendu comme étant l'action du gouvernement. Le deuxième niveau
quant à lui, se définit dans l'expression processus
théorique qui est le propre de celui qui analyse, celui qui
critique, ou encore celui qui produit. Ces deux niveaux, dans le sens rawlsien,
ne définissent pas la séquence des quatre étapes. C'est
donc le troisième niveau qui donne une compréhension de ce qu'est
cette séquence. Il s'agit du cadre intellectuel, qui est
l'ensemble des représentations qui permettent l'application civique des
principes de la théorie de la justice comme équité
Le rôle de cette séquence c'est de donner une
première approche de la nature des normes et informations pouvant
orienter les partenaires dans leur choix en matière de justice
politique, selon le cadre dans lequel ils se trouveraient à un moment ou
à un autre. Ces remarques relatives à cette séquence des
quatre étapes n'en modifie pas l'idée, mais elle apporte des
éclaircissements : « Dans ce chapitre, je commence par
présenter une séquence de quatre étapes qui clarifie la
manière dont il faut appliquer les principes aux
institutions »30(*). C'est donc la suite de cette phrase que Rawls
tentera d'élucider et de clarifier. Dans Théorie de la
Justice, cette idée de la séquence des quatre étapes
est considérée comme un schéma servant à appliquer
les principes de la justice aux institutions. La démarche de Rawls est
un processus théorique en ce qu'elle reconsidère une partie de
l'idée de justice comme équité.
La séquence des quatre étapes est la
manière dont se déroule l'adoption des principes de la justice.
Chaque étape représente un point de vue adéquat pour
traiter certains types de questions. La première étape ou
l'étape de l'assemblée constituante se déroule sous le
voile d'ignorance, en partie levée, où l'homme agit
indépendamment de toute contingence sociale, politique ou morale. Cette
étape correspond à l'élaboration des principes et des
règles d'une constitution à la lumière des principes de
justice déjà existants, de la justice des formes politiques. La
deuxième étape dite « étape de la
législation »31(*) ou « étape de l'assemblée
législative », ouvre à la perspective de
l'évaluation de la justice des lois et des programmes politiques. Ici
les projets des lois proposés sont jugés du point de vue d'un
législateur représentatif, qui comme les autres ignorent les
faits le concernant. Pourtant, au fil des étapes, la neutralité
caractérisée par le voile d'ignorance est peu à peu
dépassée, au sens où les partenaires ont accès,
à ce niveau, à l'information. Rawls souligne qu'il y a un va et
vient entre la première et la deuxième étape. La
troisième étape concerne également les questions
constitutionnelles, mais touche particulièrement la phase
législative qui permet la promulgation des lois en conformité non
seulement avec la constitution, mais aussi avec les exigences des principes de
la justice. La quatrième étape, pour finir, consiste en la mise
en pratique des lois par tous les citoyens. Elle est le lieu de
« l'application des règles aux cas particuliers par des juges
et des administrateurs et du respect des règles d'une manière
générale par les citoyens »32(*). À ce stade, tout le
monde a accès à l'information, car le système des
règles ayant été adopté, il va falloir l'appliquer
aux situations des personnes, selon le contexte et les
caractéristiques.
Il faut donc retenir que c'est au niveau de la première
étape, c'est-à-dire à partir du moment où les
décisions sont prises, que le premier principe se voit adopté.
Alors que, à l'inverse, le deuxième principe s'appliquerait
à la deuxième étape qui est l'étape
législative et « concerne toutes sortes de législations
économique et sociale »33(*). À ce niveau, rien ne prouve que les objectifs
du deuxième principe aient été réalisés ou
atteints, parce que les questions liées au second principe sont des
questions de justice distributive et qui demeurent toujours attachées
à une pluralité de points de vues, et qu'elles sont fluctuantes.
En fin de compte Rawls appuie la distinction entre les questions
constitutionnelles essentielles (premier principe) et les institutions de
justice distributive (deuxième principe) à partir de la
diversité de ces étapes.
En fin de compte, la séquence des quatre étapes
est l'orientation donnée par Rawls pour expliciter les conditions dans
lesquelles pourraient être mis en application les principes de la
justice. Car, la correspondance de chaque étape à une information
permet l'application des principes de justice selon les cas et cela, de
manière rationnelle, sans se borner à la satisfaction des
intérêts personnels ou encore des intérêts
fondés sur des jugements religieux ou moraux. On pourrait donc dire que
cette séquence des quatre étapes est un « cadre qui
étend l'idée de position originelle en l'adaptant à
différents contextes, comme le requiert d'ailleurs toute application des
principes »34(*).
Bref, de Théorie de la justice à La
justice comme équité, la précision de la
séquence des quatre étapes, tout en restant la même, s'est
assurément affinée, mais les idées constitutives sont
restées inchangées. Cette considération nous oriente
dès lors vers une autre dimension de la critique rawlsienne des
principes de justice : celle de l'égalité formelle des
chances. C'est cette critique de Rawls qu'il nous faut donc à
présent étudier.
Section 3-Critique
rawlsienne de l'égalité formelle des chances
L'égalité des chances est un critère de
la société démocratique qui vise la coïncidence entre
les aspirations des personnes avec les positions existantes dans la
société, c'est-à-dire que son effort « porte sur
le développement du potentiel de chacun sur les possibilités
égales offertes à des talents égaux, sans que l'origine
sociale ait un impact »35(*). Ce critère pourrait donc être
simplifié de la manière suivante : que tous aient la
chance d'accéder à tous les postes, sans distinction, de classe,
de religion, d'origine. Rawls qui considère cette idée
d'égalité des chances comme étant le deuxième
principe de sa théorie de la justice, décide d'en critiquer le
caractère formel en lui adjoignant une dimension équitable.
D'une façon très générale et comme
le souligne Rawls lui-même, l'égalité équitable des
chances est « introduite pour corriger les défauts de
l'égalité formelle des chances »36(*). C'est donc à ce titre
que la critique rawlsienne de l'égalité formelle des chances est
capitale, parce qu'elle représente l'un des points fondamentaux de la
reformulation de la théorie de la justice comme équité.
Pour mieux comprendre cette reformulation, il nous reste à en analyser
le ressort. C'est pourquoi il est important de revenir sur le sens de
l'égalité formelle des chances, telle qu'exposée par Rawls
dans Théorie de la justice. Ce n'est qu'après avoir
compris le sens de cette forme d'égalité que nous nous
attacherons à analyser l'expression corrigée, à savoir
l'égalité équitable des chances.
L'idée principale qui caractérise
l'égalité formelle des chances est énoncée pour la
première fois par Rawls dans Théorie de la
justice37(*). Cette
idée fait partie du système de la liberté naturelle
(the system of natural liberty) où les carrières sont
ouvertes aux talents. Ce système de liberté naturelle prend en
compte les capacités et la volonté qu'ont les individus de
réussir, de même qu'il prône que les individus ont une
chance égale et équitable d'atteindre les mêmes positions
sociales. Il l'affirme en ces termes : « Le système de la
liberté naturelle affirme qu'une structure de base [...] dans laquelle
les positions sont ouvertes à ceux qui sont capables et désireux
de faire des efforts pour les obtenir, conduira à une juste
répartition »38(*). Ce qui veut dire, en d'autres termes, que
l'égalité formelle des chances qui découle du
système naturel des libertés implique que chaque personne ait
« au moins les mêmes droits (légaux) d'accès
à toutes les positions sociales pourvues
d'avantages »39(*). Cette conception, selon Rawls, n'exclut pas que,
dans l'égalité formelle des chances, les contingences naturelles
et sociales peuvent influencer la structure de base. C'est pourquoi le
système naturel des libertés, à un certain moment, peut
paraître injuste, parce que logiquement, il s'arrête à la
forme d'une règle ou d'une loi, sans tenir compte de la
réalité. Il finit par engendrer des inégalités. Ce
qui nous ferait dire que l'égalité formelle des chances, bien
qu'elle vise l'égalité, fait abstraction du cadre de sa
réalisation.
L'un des moyens pour éviter l'influence du
système de la liberté naturelle pouvant être affecté
par les contingences sociales, serait d'empêcher l'accumulation excessive
de richesses par certains membres de la société et de garantir
des possibilités d'éducation pour tous, parce que tant
qu'existeront les classes, les familles aisées et moins aisées
dans la société, l'égalité des chances sera
toujours formelle ; elle penchera en, effet, toujours du côté
des mieux dotées, qui possèdent le pouvoir et la direction des
institutions.
En dehors de cet aspect formel, Rawls conteste aussi
l'idée de mérite dans l'égalité des chances.
Contestation qui fera prendre à la question de l'égalité
formelle des chances, déjà en suspens dans Théorie de
la justice, une autre direction : l'égalité
équitable des chances. Dans la correction de
l'égalité formelle des chances, Rawls intègre
l'idée d'égalité équitable des chances, parce que
l'égalité des chances encourage la méritocratie, et que,
même s'il y a égalité des chances, elle n'est que formelle,
puisque les plus doués obtiennent une plus grande part que les moins
doués. John Rawls considère que le problème ne se limite
pas à la classe d'origine, car de la même manière que les
classes d'origines sont arbitraires, c'est de cette même manière
aussi que sont réparties les talents et les chances pour accéder
à une position sociale. C'est pourquoi une répartition qui tient
toujours compte de la contribution faite par chacun encourage les
inégalités et les injustices et ne donne à aucun membre de
la structure de base la chance d'accéder à une position autre que
celle de son origine. Contestant une telle façon de voir les choses,
Rawls rouvre le débat sur l'égalité grâce au concept
d'égalité équitable :
Personne ne mérite ses capacités naturelles
supérieures ni un point de départ plus favorable dans la
société [...]. La répartition naturelle n'est ni injuste
ni juste ; il n'est pas non plus injuste que certains naissent dans des
positions sociales particulières. Il s'agit seulement des faits
naturels. Ce qui est juste ou injuste par contre, c'est la façon dont
les institutions traitent ces faits40(*).
Cette idée de l'égalité équitable
des chances permet de montrer comment Rawls considère les avantages que
possède chaque individu. Pour lui, ils n'ont de valeur que lorsqu'ils
sont mis à la disposition des moins favorisés. C'est cette
idée qui fondera le principe de différence41(*). Ainsi pour Rawls,
écarter l'idée de mérite est essentielle pour une
société juste car une fois mise de côté, les plus
avantagés pourront accepter de coopérer avec les moins
avantageux, au nom de l'équité. En outre, une juste
redistribution, devrait s'appuyer sur la dimension collective de la
réussite personnelle de chaque membre de la société. C'est
donc à la société de déterminer les règles
pouvant régir l'organisation de la structure de base de la
société, puisque tel est son rôle et parce qu'elle est le
lieu d'application des principes et des règles de justice.
Dans cette détermination des règles
organisatrices de la justice sociale, Rawls introduit dans La
justice comme équité, l'idée de
coopération sociale42(*) faisant partie du système équitable de
la société. Cette idée centrale et organisatrice de la
coopération sociale comporte trois traits essentiels. La première
caractéristique souligne que la coopération sociale ne correspond
pas à une activité coordonnée par une autorité
absolue. Contrairement à cela, elle est guidée par des
règles publiquement reconnues et par des procédures que ceux qui
coopèrent acceptent et considèrent comme régissant leur
conduite à juste titre. Concernant la deuxième
caractéristique, Rawls précise que les termes équitables
de la société impliquent une idée de la
réciprocité ou de mutualité. Tous ceux qui sont
engagés dans la coopération et qui remplissent leur rôle,
en tenant compte des procédures et des règles, doivent tirer
avantage, d'une manière appropriée, en s'appuyant sur un
critère reconnu par tous. En dernier lieu, Rawls estime que
l'idée de coopération sociale exige que chaque participant ait
une idée de l'avantage rationnel des uns et des autres,
c'est-à-dire son bien. Cette idée du bien précise ce que
ceux qui sont engagés dans la coopération cherchent à
obtenir du point de vue de leur propre bien. En outre l'idée de
coopération sociale nous aide à comprendre la distinction faite
par Rawls, entre la méritocratie brute et l'égalité
équitable des chances43(*).
Ce postulat de l'égalité des chances ayant
été posé, de même que l'idée de
coopération sociale, l'égalité équitable des
chances (equality of fair opportunity) est définie comme
« posant l'exigence non d'une simple ouverture, au sens formel, des
postes publics et des positions sociales, mais d'une chance équitable
pour tous de les obtenir »44(*). C'est pourquoi, une société bien
ordonnée qui respecte le principe d'égale liberté se doit
d'être réellement équitable et non pas de manière
simplement formelle.
L'égalité équitable des chances joue un
rôle central, en tant qu'elle conteste l'égalité formelle.
Génitrice des inégalités où des individus issus des
classes sociales différentes se verront offrir des options
différentes, elle (égalité équitable) ouvre la voie
à la répartition juste et équitable.
L'égalité équitable des chances préconise donc, au
sein de la société, de donner des chances de réussite et
d'éducation de la même manière à tous, sans se
fonder sur les contingences ou bien sur les classes d'origine. Il faut donner
à tout le monde la chance de réussir et de réaliser ce
à quoi il aspire. Les inégalités ne sont pas seulement le
fait d'une injustice sociale, fondées dans les seules origines sociales,
mais elles sont présentes tout au long de la vie qu'un humain devra
passer dans une société donnée, et Rawls pense qu'il est
important de dissiper l'idée qui consiste à croire que c'est
l'égalité formelle des chances qui fonde
l'égalité.
Garantir l'égalité équitable des chances,
c'est garantir leur possibilité réelle, non pas simplement
formelle, ce qui justifie le passage du formel à l'équitable. De
plus, c'est aussi ce que Rawls entend par « le principe de la juste
égalité des chances », c'est-à-dire que tout le
monde doit avoir une chance équitable d'accéder à un bien,
et non pas seulement qu'une position soit ouverte à tous, de
manière formelle. Pour Rawls chaque humain doit avoir la chance de
parvenir à une position, car « si les talents sont
considérés comme une source commune, les handicaps aussi doivent
être considérés comme une responsabilité
collective »45(*).
En somme l'égalité équitable des chances
dans ce contexte, prend le sens de « l'égalité
libérale »46(*), d'autant plus que l'égalité formelle
demeure insuffisante dans l'organisation de la structure de base de la
société. Il convient de noter ici que le terme libéral est
à prendre dans son acception anglo-saxonne et non pas continental.
Libéral en anglais ne veut pas dire libéralisme, mais
libéralité, dans le sens de prodigalité (Providence, celui
qui donne). C'est le sens de l'Etat libéral au sens rawlsien.
Par conséquent, il faut donc certaines conditions au
niveau de la structure de base pour que cette égalité soit
équitable. Rawls propose à cet effet, des conditions
économiques et sociales. D'abord au niveau économique, la
durée entre en jeu, de manière à prévenir toute
forme de monopole et de suprématie, compte tenu de la concentration
excessive des richesses en faveur d'une catégorie de personnes. Ensuite,
sur le plan social, il insiste sur les chances égales d'éducation
ouvertes à tous, nonobstant les conditions familiales d'origine. La
durée doit être comprise comme un usage continu du principe
d'égalité équitable des chances, car ce n'est qu'à
l'intérieur de la structure de base que peut être mise en pratique
ce principe si l'on veut éviter le déséquilibre dans la
répartition. On pourrait donc dire que l'idée
d'égalité équitable des chances comporte une
supériorité sur l'idée d'égalité formelle
des chances, au sens où, elle la prolonge, la dépasse, de sa
dimension simplement formelle.
La critique rawlsienne de l'égalité formelle des
chances que nous venons d'analyser ouvre à la section suivante,
consacrée au problème de la justice distributive qui est une des
idées essentielles de la justice comme équité. La question
se pose dès lors de savoir ce qu'il en est de la justice distributive
que Rawls oppose à la justice attributive.
Section 4- Le
problème de la justice distributive.
La justice distributive est une justice qu'on ne peut
séparer des idées d'égalité et
d'inégalité, parce qu'elle concerne particulièrement la
proportionnalité dans la distribution non seulement des biens, mais
aussi des honneurs ou des récompenses, en respectant chaque personne
selon ce qu'elle est ou ce qu'elle possède comme valeur. Cette notion de
justice distributive est une notion que l'on retrouve chez Aristote. Il la
considère comme étant la détermination des critères
de la distribution des biens, pensée en lien avec
l'égalité.
C'est dans le chapitre 4 du livre V de l'Ethique à
Nicomaque47(*)
qu'Aristote aborde cette question de la justice distributive qui a trait
à la distribution des honneurs, des richesses et autres avantages. C'est
une justice qui a pour objectif la poursuite de l'égalité dans la
distribution des biens. Elle repose sur une égalité de type
proportionnel et permet de tenir compte du mérite de chaque
personne. C'est ce qu'on appelle la proportion géométrique
aristotélicienne de la justice distributive. Celle-ci fait
référence aux normes définissant la part de ressources
rares ou de gratifications que doivent recevoir les membres d'un groupe en
retour de leur participation à l'action commune. Par justice
distributive, Aristote entend la proportion géométrique
à distribuer des honneurs, de la fortune et d'autres avantages qui
peuvent être partagés en fonction du mérite de la personne.
Ce mérite est apprécié en fonction de la participation de
chaque citoyen à la mise en oeuvre mais aussi à la
réalisation du bien commun.
John Rawls rejoint le Stagirite dans cette conception de la
justice distributive, mais ne reprend pas l'idée de mérite. Au
contraire il introduit le principe de différence qui déborde le
cadre du mérite et considère que les inégalités
sont bonnes à conditions qu'elles soient à l'avantage des plus
défavorisés.
En quoi la justice distributive constitue-t-elle un
problème dans la théorie rawlsienne de la justice ? En
réalité Rawls, ici, ne déconsidère pas la question
de la justice distributive. Il la reconsidère simplement en apportant
des éclaircissements, notamment en soulignant la différence
d'avec la justice attributive qui est loin d'être un idéal de
justice tel que l'envisage la justice comme équité. C'est
pourquoi il souligne que la question de la justice distributive dans La
Justice comme équité est la même que celle
soulevée dans Théorie de la justice. Il s'agit de la
manière dont les institutions sont gérées en vue du
maintien de la coopération sociale, dans le temps48(*). Rawls oppose donc cette
question de la justice distributive à la question de la justice
attributive.
La question de la justice distributive est la
suivante : comment doivent-être réparties les
ressources ? À quel moment ou à quelles conditions est-il
possible de parler de répartition juste ?
En ce qui concerne la justice attributive, comme l'indique
l'adjectif attributive, cette forme de justice s'intéresse
à l'attribution des biens aux personnes, autrement dit, comment un
ensemble de biens doit t-il être distribué chez des individus
différents à tous les niveaux, qui non seulement n'ont pas
participé à la production des biens, mais dont les besoins et
désirs sont reconnus et qui reçoivent leur bien par rapport
à leurs besoins ? Pour comprendre le sens de
« attributive », il paraît important de revenir
à l'expression anglaise. Dans ses deux livres, Rawls parle de
« allocative justice », que les traducteurs
traduisent par « justice attributive ». Cette
précision nous permet de comprendre que le vocable
« attributive », chez Rawls se comprend par rapport
à l'idée d'allocation. Il s'agit donc, dans ce type de justice,
d'allocation ou d'assistance faite aux citoyens.
John Rawls estime que le premier problème de la justice
distributive n'est pas d'allouer des biens, car la justice attributive
s'applique lorsqu'il s'agit de répartir une quantité
donnée des biens entre des individus définis, dont on
connaît les désirs et les besoins. Avec la justice attributive,
répartir les biens, selon les désirs et les besoins est naturel,
parce qu'il n'existe pas au préalable des revendications sur les biens
à distribuer. C'est pourquoi, en tant qu'elle attribue des biens selon
les désirs et les besoins, la justice attributive tend vers
l'efficacité. Partant de ce fait, Rawls pense que la conception
attributive de la justice rejoint l'idée fondamentale de l'utilitarisme
qui assimile la justice à l'altruisme et promeut la plus grande solde
des satisfactions. Il apparaît clairement que cette vision utilitariste
montre qu'il existe un critère indépendant pour juger toutes les
répartitions, à savoir si elles produisent le plus grand bien
pour le plus grand nombre. Les individus bénéficiaires de ces
biens n'ont pas participé à leur production et ils ne font pas
partie de la coopération sociale.
Telle qu'elle se présente, la justice attributive va
à l'encontre de l'idéal rawlsien de la justice qui conçoit
la société comme système équitable de
coopération au cours du temps. Dans la mesure où, dans sa
fonction, la justice attributive consiste à obtenir la satisfaction du
plus grand nombre, en additionnant les satisfactions présentes et
futures, elle se limite à la recherche du bien être pour les
personnes dont les besoins et les désirs sont connus. Ce qui compte,
c'est le bonheur du plus grand nombre, même s'il faille sacrifier les
individualités. Or cette vision de la justice attributive adhère
au principe d'utilité, tel qu'on le trouve chez certains
théoriciens de la doctrine utilitariste, notamment Bentham et Sidgwick.
En outre, comme le souligne Rawls dans l'introduction de Théorie de
la justice, la théorie de la justice comme équité est
une réponse à l'utilitarisme dominant. Plus
précisément la critique de Rawls porte sur la conception
utilitariste de la justice qui selon, lui, souffre d'une déficience
majeure, parce que cette façon de considérer la justice,
même si elle vise l'égalité d'un côté,
sacrifie l'individu d'une part, puisqu'elle le considère, non plus comme
une personne séparée dont les droits seraient inviolables, mais
comme une personne dont la liberté et les droits peuvent être
aliénés, pour le bien du plus grand nombre. Cette idée
permet à Rawls de s'opposer à l'idée d'une justice
attributive, car, s'appuyant sur le principe kantien49(*) selon lequel autrui ne peut
être utilisé comme simple moyen pour arriver à nos fins, il
écrit :
Chaque personne possède une inviolabilité
fondée sur la justice qui, même au nom du bien être de
l'ensemble de la société, ne peut être transgressée.
Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de
certains puisse être justifiée par l'obtention par d'autres, d'un
plus grand bien. Elle n'admet pas que les sacrifices imposés à un
petit nombre puissent être compensés par l'augmentation dont jouit
le plus grand nombre50(*).
Ainsi, selon John Rawls, la société ne peut se
reposer sur une justice attributive, car cela irait contre l'esprit
d'équité qui doit réglementer toute justice sociale, parce
que les individus doivent tirer des avantages réciproques de leur
coopération dans la structure de base. C'est pourquoi la justice
distributive, en tant qu'elle s'accorde avec le principe fondamental de la
liberté et parce qu'elle permet aux individus de vivre dans
l'équité semble être la plus appropriée.
Ce refus de Rawls de mettre ensemble justice attributive et
justice distributive s'explique aussi par le fait que, pour lui,
« dans une société bien ordonnée, dans laquelle
les libertés de base égales et l'égalité
équitable des chances sont garanties, la distribution du revenu et de la
richesse illustre ce que nous pouvons nommer la justice procédurale pure
du contexte social »51(*). Ce qui signifie que, dans la distribution des biens,
tous les citoyens sont ou doivent rester soumis aux règles de
coopération qui ont été reconnues et acceptées par
tous. C'est ce caractère publique des règles qui valide la
distribution des biens en la reconnaissant comme étant juste et
acceptable. Rien ne peut en effet être décidé en dehors des
règles issues de la procédure, en dehors du contexte
institutionnel, car il n'y a pas possibilité de parler de justice
distributive, d'autant plus que tous les principes de la justice, dont la
justice distributive, relève d'une justice procédurale pure. Pour
aider à comprendre cette idée, Rawls la compare à deux
formes de justice.
Premièrement, il parle de la justice procédurale
parfaite qui s'illustre par un cas de partage équitable. Prenant
l'exemple d'un gâteau qui doit être partagé entre des
personnes dont celui qui est destiné à faire le partage est le
dernier à se servir, Rawls souligne que ce dernier, en tant qu'il doit
se servir en dernier est obligé de faire un partage équitable,
espérant lui aussi obtenir une part égale à celle des
autres. De cet exemple, Rawls tire la conclusion selon laquelle on retrouve
dans la justice procédurale parfaite la présence d'un
critère indépendant défini et existant avant la
procédure ; de même il souligne dans ce cas d'espèce
que la procédure donne le résultat attendu. Toutefois cela
présuppose que celui qui est destiné à procéder au
partage a une tendance à l'égalité, et qu'il désire
la bonne part au point de la vouloir aussi pour les autres.
Deuxièmement, il s'agit de la justice
procédurale imparfaite que John Rawls fait coïncider avec l'exemple
d'un procès criminel. Selon Rawls, dans ce genre de cas, même
lorsque la loi est prise comme référence, l'erreur n'est pas
à écarter, parce qu'il est souvent plus facile pour un innocent
d'être déclaré coupable que pour un meurtrier d'être
déclaré coupable, surtout lorsque tous les faits sont à
l'avantage de ce dernier. Cette erreur n'est pas toujours du ressort de
l'humain, mais parfois elle est circonstancielle. C'est pourquoi, souligne
Rawls, « la caractéristique d'une justice procédurale
imparfaite est que, alors qu'il y a un critère indépendant pour
déterminer le résultat correct, il n'y a aucune procédure
utilisable pour y parvenir en toute sûreté »52(*).
Après avoir ainsi distingué les deux types de
justice procédurale, Rawls marque donc l'opposition qui existe entre eux
et la justice procédurale pure qui est illustrée par la justice
distributive.
Dans sa définition de la justice procédurale
pure, Rawls écarte la dimension des critères indépendants
présents dans les premières formes de justice procédurale.
Les critères indépendants ne sont pas importants pour l'action
publique, parce qu'ils glissent facilement dans le relativisme. À
travers l'idée de justice procédurale pure, il montre la
possibilité de trouver des critères objectifs pour guider la
justice distributive. C'est ce qu'il souligne en ces termes : «
la justice procédurale pure s'exerce quand il n'y a pas de
critère indépendant pour déterminer le résultat
correct ; au lieu de cela, c'est une procédure correcte ou
équitable qui détermine si un résultat est
également correct ou équitable, quel qu'en soit le contenu,
pourvu que la procédure ait été correctement
appliquée »53(*).
Ainsi la justice procédurale pure qui ne fait pas appel
à des critères indépendants, introduit l'idée de
justice comme équité, parce qu'elle a, à son actif,
l'assentiment des membres d'une société démocratique. Elle
concerne les institutions de la structure de base, non pas les situations
particulières de chaque membre, c'est pourquoi les distributions qui
émanent d'elle sont considérées comme justes. Cette
référence aux institutions signifie, pour John Rawls,
qu'« il n'existe pas de critère de distribution en dehors du
contexte institutionnel et des titres qui naissent du fonctionnement effectif
de la procédure »54(*), car c'est le contexte institutionnel qui forme le
« cadre de la coopération équitable »,
celui-ci étant issu lui-même d'un contrat équitable et,
compatible avec l'idée de liberté, d'égalité, et de
justification publique et qu'« elle s'adresse à la raison de
chacun en garantissant les intérêts supérieurs de chacun
aussi longtemps qu'ils sont compatible avec un respect égal pour
autrui »55(*).
Ce qui voudrait dire que la distribution ou répartition ne peut pas
être pensé dans les institutions particulières où ce
sont des situations singulières qui sont mise en avant. Ceci est
l'apanage des institutions sociales qui assignent des droits et des devoirs
fondamentaux en structurant la répartition des avantages et des charges
qui découlent de la coopération sociale. D'où l'importance
de tenir compte des trois piliers formant la procédure
équitable : l'impartialité, la réciprocité et
l'avantage mutuel. L'équité caractérise, donc, la
procédure qui est appelée à conduire aux choix des
principes, de façon unanime.
Rawls fait remarquer que l'expression « contexte
institutionnel »56(*) est introduit pour la première fois dans
La justice comme équité. On ne le trouve nulle
part dans Théorie de la justice. Cette expression, souligne
Rawls, a pour fonction « d'indiquer que certaines règles
doivent être intégrées dans la structure de base
conçue comme un système de coopération sociale de
manière à ce qu'il reste équitable au cours du temps,
d'une génération à la suivante »57(*). Insistant sur la dimension du
temps, Rawls y revient très souvent lorsqu'il avance que les principes
de la justice ne sont pas choisis pour une période
déterminée, mais pour toute la vie, car l'homme entre dans la
société, par la naissance et n'y sort que par la mort; c'est
pourquoi ces principes sont valables « d'une génération
à la suivante »58(*). Le contexte institutionnel doit tenir compte de
cette idée de l'avenir, parce que dans sa manière de fonctionner,
il doit faire en sorte que les biens soient toujours à la disposition de
tous les citoyens, et même des générations futures. Ce qui
n'est possible que « grâce à des lois qui
régissent le legs et l'héritage de propriété, et
par d'autres procédés comme les impôts, de manière
à empêcher les concentrations excessives de pouvoir
privé »59(*). Cette idée souligne l'importance de
décentraliser le pouvoir et de favoriser la coopération, parce
que la concentration du pouvoir dans les mains d'une seule personne favorise la
tyrannie.
Cette critique de la théorie de Rawls par
lui-même, demeurant ouvert aux citriques qui lui ont été
adressés, n'est-elle pas toutefois porteur, d'une évolution dans
sa philosophie ? Question délicate, sur laquelle nous reviendrons
dans la deuxième partie de ce mémoire, mais dont une prise de
considération rigoureuse requiert qu'ait déjà pu
être souligné quelques critiques externes venant d'autres
auteurs.
Chapitre 2 : Critique
externe des principes rawlsiens de la justice, par Robert Nozick.
« Les philosophes de la philosophie politique
doivent désormais ou bien travailler à l'intérieur de la
théorie de Rawls, ou bien expliquer pourquoi ils ne le font
pas »60(*). La
critique de Nozick qui suit de manière logique cette affirmation dans
Anarchie, Etat et utopie61(*), ne vise pas moins quelques aspects de la
théorie de la justice de John Rawls que l'ensemble de la théorie
elle-même. Contemporain et collègue de Rawls à Harvard,
Robert Nozick est un philosophe d'origine américaine. Philosophe du
courant « libertarien » qui considère que la
liberté est la seule valeur qui importe, Nozick pense que l'État
n'a pas à intervenir pour assurer l'égalité des chances ni
pour améliorer le sort des plus défavorisés. Il s'est
intéressé aux questions de philosophie morale, notamment de
coercition et de liberté et, on le considère comme un partisan
de l'État minimal. L'un des points de désaccord qu'il a avec
Rawls se situe donc au niveau du rôle de l'État, parce qu'il
estime que l'auteur de Théorie de la Justice accorde trop de
place à l'État. Mais, en même temps, il reste proche de
celui-ci dans la conception de la liberté qu'il considère comme
une valeur absolue.
La critique de l'égalité des chances et de
l'amélioration du sort des plus défavorisés par Nozick est
la preuve, que, au niveau des implications politiques, il y a une grande
distance entre les deux auteurs. Ce dernier, en effet, gonfle le domaine auquel
s'applique le premier principe de John Rawls (attribuant à chacun des
libertés fondamentales maximales) au point de ne laisser subsister aucun
espace libre auquel puisse s'appliquer un second principe (exigeant la juste
égalité des chances et l'optimisation du sort des plus
défavorisés) ou tout autre principe de justice distributive.
Cette critique de Nozick n'est pas pour déconstruire toute la
pensée de Rawls, car, au début de sa critique, il prend le soin
de préciser que, de la théorie de Rawls, il ne critiquera que les
points qu'il juge discutables.
Les raisons de notre choix pour la critique de Rawls par
Nozick résident dans le fait que, dans La justice comme
équité, John Rawls cite nommément Nozick62(*) comme celui à qui il
répond, parmi d'autres auteurs et puis, parce que dans sa critique de
Rawls, Nozick ne se limite pas à un aspect de cette théorie, il
tient compte de certaines idées qui nous semblent fondamentales. En
outre, la critique de Nozick rejoint un certain nombre de thèmes qui ont
été soulevés dans le premier chapitre de cette
première partie critique. C'est donc aussi par souci de cohérence
que ce travail se penchera de manière particulière sur l'analyse
des critiques nozickéennes liées directement à notre
travail, à savoir la critique de la démarche procédurale
de John Rawls ainsi que celle de sa conception de la justice distributive.
La formulation des principes de justice, leur
incompatibilité, de même que le caractère irréaliste
de la démarche procédurale sont assez suffisants pour que Nozick
qualifie d'incohérents les principes rawlsiens de la justice. Rawls
présuppose une égalité de chances et une
possibilité de privilégier les inégalités
lorsqu'elles sont à l'avantage du plus défavorisé. Ce
choix pose d'emblée, dans l'esprit de Nozick, la distance entre les
principes de justice et la valeur prioritaire de la liberté. Ce sera
donc à partir de sa haute considération de la liberté
qu'il trouvera que le principe de la justice distributive n'a rien à
voir avec la liberté.
Dans cette critique externe, notre ouvrage de
référence sera Anarchie, Etat et utopie dont la
deuxième section consiste pour l'essentiel en une critique de la
théorie de la justice de John Rawls. L'oeuvre de Nozick dépasse
largement le domaine de la justice distributive ; mais son oeuvre
entière n'étant pas l'objet de notre étude, nous nous
limiterons simplement à sa critique de la démarche
procédurale de Rawls, ensuite nous verrons comment il réfute
l'idée de justice distributive, puis celle de l'égalité
des chances.
Section 1-Limites de la
démarche procédurale de John Rawls
John Rawls préconise l'universalité des
principes de justice. La question qu'il se pose est celle de savoir comment, ou
dans quelle mesure, il est possible d'envisager des principes universels et
applicables par tous et à tous. La réponse est certainement la
démarche procédurale qu'il va proposer. Cette démarche
procédurale est inspirée par la fiction du contrat social de Jean
Jacques Rousseau, ainsi que ceux de Locke et Kant63(*). Pour Rawls, le choix des
principes pour l'organisation d'une société doit découler
de l'accord de tous les membres de la société. Pour cela, il faut
passer par l'idée de contrat. Ce sera donc à la suite de cette
idée qu'il va élaborer l'idée de position originelle qui
s'applique avec une autre idée, celle du voile d'ignorance, ainsi qu'il
le souligne tout au début de Théorie de la
justice :
J'ai tenté de généraliser et de porter
à un plus haut degré d'abstraction la théorie
traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau
et Kant [...] L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes
de la justice valable pour la structure de base de la société
sont l'objet d'un accord originel. Ce sont les principes mêmes que des
personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres
intérêts, et placées dans une position initiale
d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient
les termes fondamentaux de leur association64(*).
Recourir à cette idée de position originelle
voudrait spécifier, chez Rawls, une procédure équitable
susceptible de garantir le caractère
« équitable » des principes qui seraient choisis
dans cette démarche. Cette position originelle n'est effective
qu'accompagnée du voile d'ignorance, grâce auquel les partenaires
ignorent toutes leurs conditions ou circonstances particulières pouvant
influencer le choix des principes. Nozick critique donc cette procédure
et les déductions que fait John Rawls à la suite de cette
idée. Le premier volet de cette critique procédurale est
lancé contre l'idée de « rationnels »
qu'expose Rawls, lorsqu'il pense que seules les personnes rationnelles sont en
droit d'entrer dans la position originelle. Rawls propose, en effet, de ramener
le choix des principes à un choix rationnel ainsi qu'il est écrit
dans Théorie de la justice:
L'hypothèse particulière que je formule est
qu'un être rationnel ne souffre pas d'envie. Il ne considère pas
qu'une perte n'est acceptable pour lui-même qu'à la condition que
les autres perdent aussi. Il n'est pas découragé à
l'idée que les autres ont un plus large indice de biens sociaux
premiers65(*).
Nozick critique les modes du choix des participants de Rawls,
notamment par rapport à cette dimension de « choix
rationnel ».
Selon John Rawls, « les principes de la justice sont
des principes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de
favoriser leurs propres intérêts et placées dans une
position initiale d'égalité, accepteraient et, qui selon elles,
définiraient les termes fondamentaux de leur
association »66(*). De cette position originelle découleront
nécessairement deux principes de justice, notamment le principe
d'égale liberté et le principe des inégalités.
Cette critique de la démarche procédurale
apparaît de manière implicite dans Anarchie, Etat et
utopie quand Nozick affirme que les principes rawlsiens sont ceux
pensés par des personnes normales. Il ne comprend pas non plus pourquoi
Rawls ne fait pas mention des « groupes des gens dépressifs,
d'alcooliques, ou encore des représentants des
paraplégiques ? »67(*). La lecture nozickéenne du concept
« rationnel » qui pense qu'il est anormal de ne pas tenir
compte des irrationalités dans l'élaboration des principes de
justice, reproche à la théorie de Rawls de ne pas prendre en
compte les réalités irrationnelles. De ce point de vue, elle ne
peut donc pas prétendre à l'universalité.
Si la première réfutation de la méthode
procédurale de Rawls s'attaque à l'idée de
« personnes rationnelles », la deuxième pointe du
doigt le caractère arbitraire de sa démarche. Pour Nozick, la
fiction du voile d'ignorance énoncée par Rawls rend sa
démarche arbitraire. Une philosophie idéaliste ou abstraite verse
souvent dans l'arbitraire, contrairement à une philosophie pragmatique.
Il justifie cet arbitraire en faisant une relecture des conclusions rawlsiennes
de la démarche procédurale qui, en fin de compte, prend en compte
le sort des plus défavorisés.
Au sujet de cette dimension qu'il juge arbitraire, Nozick
présente deux objections. Premièrement, il se
demande« pourquoi les individus placés dans la position
originelle choisiraient un principe qui s'intéresserait plus
particulièrement à des groupes plutôt qu'à des
individus ?»68(*). Cette première objection interroge la
conception rawlsienne de l'individu. Il n'est pas possible, selon Nozick, de
comprendre, comment dans une situation abstraite, des individus pourraient
favoriser l'amélioration de la situation du
déshérité. La deuxième objection pose la question
de savoir si: «l'application du principe de différence ne
mènera pas chaque personne dans la position originelle à
favoriser l'amélioration de la position de l'individu le plus
déshérité »69(*). Cette objection suggère de choisir un
principe égal plutôt qu'un principe inégal comme le
suggère Rawls, car des personnes en recherche de justice
d'égalité, choisirait un principe d'égalité,
plutôt que d'inégalité, selon Nozick. Ainsi, il se demande
pourquoi John Rawls développe en grande partie la justification du choix
des principes de la justice ; et aussi pourquoi les moins favorisés ne
doivent pas se plaindre de leur pauvreté, ou de ne pas recevoir autant
que les plus favorisés. Son explication repose sur le fait que, parce
que « l'inégalité travaille à son avantage,
quelqu'un de moins favorisé ne devrait pas s'en plaindre ; il
reçoit plus dans le système inégal qu'il ne recevrait dans
le système égal »70(*).
En somme Nozick pense qu'il n'est pas possible que, dans un
état aussi irréaliste que la position originelle, les gens soient
à même de choisir des principes qui doivent régir la
société. Aussi, estime t-il que la construction de Rawls, pour
être praticable doit être capable d'habiliter ou de produire une
conception historique de la justice distributive, d'où la critique de la
vision Rawlsienne de la justice distributive.
Section 2 : La
critique de la justice distributive
Au chapitre septième d'Anarchie, Etat et
utopie, Robert Nozick, considère le terme « justice
distributive » comme dépourvu de neutralité dans
la mesure où, comme critère ou principe, il fait appel à
une forme de partage dans plusieurs domaines. Cette explication de Nozick qui
reste encore ambiguë, ne nous éloigne pas tout à fait de la
compréhension générale de la justice distributive, parce
qu'elle tient compte du mot « partage ». En effet comme
nous l'avons souligné avec Rawls, et partant, depuis Aristote, la
justice distributive concerne essentiellement les questions de justice sociale
et de partage équitable. Cependant, si Nozick soutient que cette forme
de justice n'est pas neutre, c'est parce que, « dans ce processus de
distribution de parts, il se peut que certaines erreurs se soient
glissées »71(*).
En récusant la neutralité de la justice
distributive, Nozick, la juge incompatible avec une société
libre. Position qui se comprend par rapport à son attitude envers
l'État ou encore par rapport à son rejet d'un État qui se
mêle de la vie des citoyens. Si dans le cas d'une justice distributive,
il fallait qu'il y ait un groupe se chargeant de faire la distribution, cela
reviendrait à dire que, finalement, l'État devrait exister,
puisque en réalité, c'est lui qui se chargerait de la
distribution. Il affirme donc en ces termes : « il n'existe pas
de distribution centrale, il n'existe personne ni aucun groupe habilité
à contrôler toutes les ressources et décidant de
façon conjointe de la façon dont ces ressources doivent
êtres distribués »72(*). La distribution, ou mieux le partage, doit
être un acte volontaire, c'est-à-dire qu'il doit être le
résultat d'un échange ou encore l'expression d'un cadeau. Mais en
aucun cas elle ne doit relever d'une obligation ou d'un devoir. Pour
éclairer sa conception de la justice distributive, Nozick se propose
d'analyser la théorie de Rawls : « Nous pouvons
éclairer notre discussion sur la justice distributive d'une façon
plus intense, en analysant en détail la contribution que John Rawls a
apporté au sujet »73(*).
Afin de cerner sa critique de la justice distributive chez
John Rawls, Nozick fait une analyse critique de sa conception de la
coopération sociale qui, selon lui, n'a pas de raison d'être dans
la mesure où elle se présente sous forme d'organe dirigeant, car
le problème de la justice distributive pour Rawls,
« réside dans la façon dont ces bénéfices
de coopération devront être distribués ou
alloués »74(*), et c'est ce qu'il affirme dans Théorie de
la justice : « Les principes de la justice sociale
fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions
de base de la société et ils définissent la
répartition adéquate des bénéfices et des charges
de la coopération sociale »75(*).
Pour Nozick, s'il n'y avait pas de coopération sociale,
le problème de la justice distributive ne se poserait pas, et on
n'aurait même pas besoin d'une théorie de la justice
justifiée par des principes, puisque chacun devrait avoir le fruit de
son travail. Pour illustrer cela, il prend un exemple qui montre comment la
coopération crée la dépendance et des obligations envers
les autres, même lorsque certains ont travaillé et obtenu plus que
d'autres.
S'il y avait dix Robinson Crusoé, chacun travaillant
seul pendant deux ans sur des îles séparées, qui
découvraient l'existence des autres et de leurs différentes
acquisitions grâce à des communications par radio transmises vingt
ans après, ne pourraient-ils pas revendiquer les uns envers les autres,
à supposer qu'il soit possible de transférer des biens d'une
île à l'autre76(*)?
Cet exemple, comme les autres, dans la théorie de
Nozick est introduit pour signifier qu'on n'a pas besoin de coopération
sociale pour appliquer un principe de la justice sociale. Redistribuer les
biens serait un acte injuste.
Nozick estime en outre que, corriger les
inégalités est liberticide. Il invite le lecteur d'Anarchie
Etat et utopie à définir ce qui lui paraît être
la situation initiale la plus légitime du point de vue de la
répartition des biens. Sur cette base, il entend montrer,
qu'intuitivement, nous préférons toujours le principe libertarien
de circulation des biens et services, plutôt que l'idée
libérale d'une redistribution même minime des richesses.
D'où il est absurde, d'un côté d'exiger que chacun ait une
juste part des richesses disponibles et d'empêcher, d'un autre
côté, que chacun dispose pleinement des richesses qui lui
reviennent.
Alors que, la logique rawlsienne, dans une coopération
sociale, serait de faire une juste distribution de tous les biens pour que
personne ne manque de rien, Nozick pense que, dans une situation de non
coopération, la distribution ou la revendication des biens des autres ne
peut pas avoir d'objet, parce que « chaque individu mérite ce
qu'il obtient sans aide, par ses propres efforts, ou plutôt personne
d'autre ne peut, dans cette situation, déterminer qui a droit à
quoi, et de voir qu'aucune théorie de la justice n'est
requise »77(*).
C'est pourquoi, la coopération sociale, n'a pas de raison d'être
selon Nozick, car ce serait une violation des droits des individus et une
collectivisation des talents, que d'obliger des individus à
transférer leur bien à d'autres. En d'autres termes, si les biens
partagés n'appartenaient à personne, aucun problème ne se
poserait pour Nozick qui récuse simplement l'idée de prendre sur
la part d'autrui pour donner à celui qui n'a rien, alors qu'en principe
celui qu'on « dépouille » devrait donner selon son
bon vouloir et non pas parce qu'il doit le faire. Or ce qui est à
distribuer appartient déjà aux individus dont il faudra, selon
Nozick, violer les droits fondamentaux pour réaliser la distribution
parfaite. Nozick considère cet acte comme illégitime.
De l'avis de Nozick, Rawls ne répond pas à la
question de savoir d'« où viennent les actions à
allouer et les choses à distribuer », même s'il en parle
constamment dans ses écrits. Nozick pense simplement que cela justifie
son refus d'affirmer que ces biens à partager appartiennent
déjà à des personnes, et que ce sont des personnes qui ont
des droits sur la direction de leurs propres actions. C'est pourquoi
Nozick souligne que « la coopération sociale crée des
problèmes spéciaux de justice distributive qui, autrement,
n'apparaissent pas ou restent vagues, sinon
mystérieux »78(*). Ainsi, selon lui, Rawls formule le principe de juste
distribution sans regarder l'origine des biens. Or seule la connaissance de
cette origine pourrait permettre de se prononcer sur ce genre de sujet. Il est
important de ne pas se contenter des informations présentes, car
l'adoption d'une perspective historique serait l'idéal pour savoir
comment les gens en sont venus à posséder des biens.
Du point de vue de cette critique nozickéenne de la
justice distributive, l'on peut dire que Nozick s'est d'abord attachée
à récuser l'idée de coopération sociale, qui, pour
lui accorde trop de place à l'Etat. Ensuite il a tenté de montrer
que la justice distributive n'est pas une manne tombée du ciel, moins
encore des ressources dont il va falloir priver quelques uns-souvent
propriétaires légitimes- pour le donner aux autres. Une
troisième critique adressée à Rawls concerne sa vision de
l'égalité des chances.
Section 3. Critique
nozickéenne de la conception rawlsienne de l'égalité des
chances.
La critique de Nozick procède par objection. On
remarquera que lorsqu'il veut critiquer une idée de Rawls, il reprend la
notion ou l'idée rawlsienne en s'efforçant de donner un sens
cohérent à son contenu, avant de présenter une
réplique et puis de faire une proposition. Il s'étonne aussi
quelques fois, lorsqu'il constate que Rawls n'a pas fait attention à
telle ou telle autre limite contenue dans sa théorie. Concernant donc sa
critique de l'égalité des chances, notamment de l'individu et de
ses talents, Nozick commence par souligner que pour John Rawls,
la répartition actuelle des revenus et de la richesse
est l'effet cumulatif de répartitions antérieures des atouts
naturels - c'est-à-dire des talents et des dons naturels - en tant que
ceux-ci ont été développés ou au contraire non
réalisés, ainsi que leur utilisation, favorisée ou non
dans le passé par des circonstances sociales ou des contingences bonnes
ou mauvaises79(*).
Il démontre comment, en suivant l'idée contenue
dans cette affirmation, Rawls écarte simplement du principe de
l'égalité des chances l'idée de mérite, et,
explique l'importance pour John Rawls de faire en sorte que les plus
favorisés, par le biais de l'État, donnent aux pauvres une part
de leur bien. Nozick est choqué par cette phrase de John Rawls:
« le principe de différence représente, en
réalité, un accord pour considérer la répartition
des talents naturels comme une dotation commune et pour partager les
bénéfices de cette répartition, quelque forme qu'elle
prenne »80(*).
Ici Rawls voudrait simplement démontrer que personne ne mérite
les talents innés ni un point de départ dans la
société. Position qui confirme son rejet du système des
libertés naturelles, car cette façon de faire favorise
l'arbitraire et donc les inégalités.
Reprenant cette idée, Nozick accorde que personne ne
mérite ses talents, mais chacun en demeure propriétaire. Demander
de les mettre à la disposition des autres constitue une violation de sa
liberté et de son intégrité morale. Ce serait là,
selon Nozick, considérer l'humain comme un instrument. Il en vient ainsi
à considérer que Rawls justifierait là une injustice
d'autant plus que, cette théorie, qui est contraire aux objectifs
poursuivis, est essentiellement arbitraire. D'après Nozick, Rawls
n'indique pas du tout comment les personnes ont choisi de développer
leurs propres actifs naturels. À cette objection, il répond
que Rawls n'en fait pas mention, probablement parce que « ces
choix sont aussi considérés comme les produits de facteurs qui
échappent au contrôle de la personne et qu'ils sont arbitraires
d'un point de vue moral »81(*).
Cette idée de la manière dont les individus
doivent s'organiser dans la société en utilisant leur actif
naturel n'est pas explicitée dans les écrits de Rawls, car
à voir de plus près, l'auteur de Théorie de la
justice n'explique pas comment l'on peut mettre les qualités
morales au service de la structure de base. Son argumentation fait offense
à la dignité humaine, parce qu'en excluant l'idée de
mérite et de respect des talents et dons innés, la théorie
rawlsienne de la justice va à l'encontre de la conception de la
dignité humaine laquelle est censée incarner le respect des
droits, des devoirs et des libertés. Rawls considère qu'
Il y a dans le sens commun, une tendance à croire que
le revenu et la richesse et les bonnes choses dans la vie, d'une manière
générale, devraient êtres répartis en fonction du
mérite moral. La justice, c'est le bonheur selon la vertu. Bien que l'on
reconnaisse que cet idéal ne peut jamais être complètement
réalisé, il passe pour être la conception correcte de la
justice distributive, du moins comme première approximation, et la
société devrait essayer de la réaliser, dans la mesure
où les circonstances le permettent. Or la théorie de la justice
comme équité rejette ce point de vue. Un tel principe ne serait
pas choisi dans la position originelle82(*).
Nozick qui juge que la théorie de Rawls viole la
liberté individuelle affirme à cet effet : « Ainsi
dénigrer l'autonomie d'une personne et lui nier la responsabilité
première de ses actions, c'est une voie douteuse pour une théorie
qui souhaite par ailleurs conforter la dignité et le respect de soi des
êtres humains; en particulier, pour une théorie qui se fonde
à ce point sur le choix des personnes »83(*). Pour Nozick, Rawls remet ici
en cause sa référence à Kant qui consiste à
considérer la personne non pas comme moyen, mais comme une fin:
Chaque personne possède une inviolabilité
fondée sur la justice, qui, même au nom du bien-être de
l'ensemble de la société, ne peut être transgressé.
Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de
certains puisse être justifiée par l'obtention par d'autres d'un
plus grand bien. Elle n'admet pas que les sacrifices imposés à un
petit nombre puissent être compensés par l'augmentation des
avantages dont jouit le plus grand nombre84(*).
On ne saurait, même pour des motifs moraux, justifier le
sacrifice de certaines personnes au profit d'autres personnes. Selon lui, faire
travailler les plus favorisés au bénéfice des moins
favorisés conduit à considérer les premiers comme des
instruments. C'est ce que nous pourrons ici nommer, l'utilitarisme de John
Rawls, puisqu'en fin de compte, il reproche aux théories
utilitaristes leur dimension sacrificielle, qui se permet de sacrifier quelques
personnes pour le plaisir du plus grand nombre.
Suite à cette critique, Nozick pose la question
suivante à Rawls: « Comment pouvez-vous à la fois adopter
cette stratégie d'argumentation en faveur de vos principes de justice
distributive et présenter votre théorie comme donnant la
priorité au respect de la personne et de la liberté
individuelle ? »85(*)? Le système rawlsien des principes de la
justice affaiblit les dimensions d'autonomie et de responsabilité
à l'égard des actes des êtres humains. De ce point de vue,
il apparaît donc, selon Nozick, que les deux principes de justice de
Rawls sont incohérents, car : « aucun acte de compensation morale
ne peut avoir lieu entre nous ; une de nos vies ne peut peser d'un poids
moindre que d'autres de manière à conduire à un bien
social plus grand. Il n'y a pas de sacrifice justifié de certains
d'entre nous au profit d'autres »86(*). Ainsi, Rawls, dans sa proposition, reprend plusieurs
idées qu'il reproche aux utilitaristes : utilisation des talents
individuels pour le bien des plus défavorisés, aliénation
de leur liberté, considération des talents comme dotation
collective.
Si, partant de l'objection de Nozick, il n'y a aucune
réponse trouvée dans les écrits de Rawls, Nozick en
déduit que le fondement même de la théorie de Rawls, sa
justification première pose problème et confirme que pour lui, le
seul système acceptable reste celui qui consiste à accepter le
fait que les individus méritent leurs atouts naturels.
L'autre versant de la critique de l'égalité des
chances que Nozick adresse à Rawls est celui des deux
conséquences qui, selon lui, découlent directement du
système rawlsien. La première conséquence consiste
à obliger des individus d'un groupe à donner leur temps à
un autre groupe. Nozick reproche à Rawls cette façon de faire,
qui revient à ne pas tenir compte de l'avis de ceux qui donneront de
leur temps. La deuxième conséquence demande à ceux qui
travaillent de se priver des dépenses prévues pour leur
détente afin de le donner aux nécessiteux.
Nozick estime que ces deux conséquences sont de nature
injuste, parce que prendre les gains d'une personne donnée pour les
transférer à une autre personne, est une forme d'injustice. Par
exemple, pour Nozick, prendre le salaire des heures d'une personne
équivaut à prendre les heures de cette personne. Il n'y a pas,
selon lui, d'autres comparaisons de ce genre de travail où l'on
travaille pour les autres, que la comparaison des « travaux
forcés »87(*). C'est pourquoi il considère qu'il est injuste
de prendre sur les heures des personnes qui donnent de leur temps pour
travailler et de donner cela à ceux qui sont dans le besoin. Il y a des
personnes qui, bien que leur quota d'heures soit établi, travaillent
pendant des heures supplémentaires pour pouvoir financer des bonnes
vacances ou un bon souvenir. Nozick se demande si une inégalité
qui naîtrait de ce type de situation serait une offense.
Comme à son habitude, Nozick pose une question au sujet
de la deuxième conséquence : « Pourquoi l'homme
qui préfère voir un film (et qui doit gagner de l'argent pour se
payer le billet d'entrée) devrait-il être ouvert à cet
appel requis pour aider les nécessiteux, alors que la personne qui
préfère regarder le coucher du soleil (et donc n'a pas besoin de
gagner de l'argent supplémentaire) ne l'est
pas ? »88(*). Selon Nozick, le deuxième principe de John
Rawls pénalise des personnes pouvant satisfaire leur plaisir, de
même qu'il les oblige à prendre en compte la misère des
personnes les moins favorisées.
Suite à cette critique, il faut noter que Nozick
propose des principes de la justice qu'il juge utiles et nécessaires
pour l'organisation d'une société. Le premier, c'est le principe
d'appropriation originelle qui stipule qu'« une personne qui acquiert
une possession en accord avec le principe de justice concernant l'acquisition
est habilitée à cette possession »89(*). Ce principe signifie que
chacun peut s'approprier des choses qui n'appartenaient à personne
à l'origine. C'est un principe qui est soumis à la condition
selon laquelle il reste assez aux autres personnes pour leur propre usage. Ce
qui veut dire que lorsqu'il y a une seule chose pour tout le monde, je ne peux
me l'approprier. Par contre s'il y en a plusieurs et que cela n'appartient
à personne, je peux m'en approprier. Mais par exemple « je ne peux
m'approprier le seul puits creusé dans le désert. Cela
étant, si les puits des autres personnes s'assèchent par manque
de soins et que seul reste le mien, alors, j'en suis légitimement
propriétaire ». Pour Nozick, cela signifie que
« chacun peut se servir pourvu que le bien-être d'autrui ne
s'en trouve pas détérioré »90(*).
Le second principe c'est le principe de transfert qui souligne
qu' « une personne qui acquiert une possession en accord avec le
principe de justice gouvernant les transferts, de la part de quelqu'un d'autre
habilité à cette possession, est habilitée à cette
possession »91(*). Ce qui signifie qu'on peut devenir
propriétaire légitime d'une chose ou d'une action par entente
volontaire avec l'ancien propriétaire légitime. Pourtant Nozick
est conscient que ces deux principes soulèvent une objection qui ne fait
pas correspondre la distribution réelle du monde avec la mise en
pratique des principes. C'est de cette objection que découlera le
troisième principe qui stipule que « nul n'est habilité
à une possession si ce n'est par application
(répétée) des deux premières
propositions »92(*). C'est le principe de rectification des violations
des deux premiers principes. Par exemple: Un homme possède un terrain.
Le principe 1 (d'acquisition originelle) explique comment le bien en question
est entré en la possession de l'homme. Le principe 2 (de transfert) lui
signifie qu'il est libre de procéder à toute transaction qui
l'agrée concernant ce terrain. Le principe 3 (rectification des
violations) lui dit ce qu'il faut faire en cas de violation des principes 1 et
293(*).
Ainsi, considérés ensemble, les trois principes
« impliquent que si les avoirs des individus sont justement acquis,
alors la formule d'une juste distribution est la suivante : From each
as they choose, to each as they are choosen ; formule qu'on pourrait
traduire par : De chacun selon ses préférences, à
chacun selon ses dotations initiales »94(*). Cette logique, parce qu'elle
concerne les transactions et les transferts, permet de produire un tissu social
raisonnable. Ce n'est qu'en laissant un espace de liberté à
l'individu qu'il peut, selon la logique de l'intérêt individuel,
constituer un tissu social. Chacun donne selon son bon vouloir.
Conclusion.
Au terme de cette étude sur l'analyse du cadre global
de la reformulation des principes de la justice qui s'est focalisée
d'abord sur la critique interne des principes de la justice, puis sur la
critique externe des principes de la justice, nous voulons rappeler ce qui en a
été l'ossature. L'un des traits les plus caractéristiques
des principes de la justice de Rawls repose sur l'idée de liberté
et de justice distributive. C'est justement la notion de liberté qui
rapproche Rawls de Nozick. Pourtant, partant même de la défense de
ce droit fondamental qu'est la liberté, Nozick récuse le principe
de justice distributive, sous prétexte qu'il aliène et viole les
droits de l'homme en lui imposant une attitude envers les moins
défavorisés. Pour l'auteur d'Anarchie, Etat et utopie,
il est impossible, sous prétexte de respecter les principes de justice
ou d'organiser une société, de prendre le bien d'une personne
pour le transférer à une autre personne. Cette idée, en
réalité démontre ou bien résume toute l'analyse
critique que Nozick déploie en face de la théorie des principes
de John Rawls.
Il ressort donc de cette analyse que, John Rawls, conscient
des limites que peut avoir un travail scientifique, accepte de revoir ses
écrits. Mais en même temps, il fait une critique remarquable de sa
théorie. C'est ce que nous avons essayé de montrer dans le
premier chapitre de la première partie. L'oeuvre de Rawls étant
immense, nous avons choisi de nous concentrer sur les critiques relatives
à certains sujets précis. C'est ainsi que dans, un premier temps,
nous avons analysé les limites soulevées par Rawls sur le premier
principe de la justice, suivie de la critique de l'égalité
formelle des chances, enfin de la distinction entre la justice distributive et
la justice attributive.
En montrant les limites du premier principe de la justice,
Rawls estime utile de revoir l'emploi du mot
« liberty » au singulier dans A Theory of
Justice (1971). Selon lui, employer ce mot au singulier serait comme
placer une liberté au-dessus des autres libertés. Or il n'y a
pas, au sein du premier principe, une liberté qui ait la priorité
sur les autres libertés. Il vaut mieux donc, pour la cohérence de
ce premier principe, parler désormais de
« liberties ». L'insistance se manifeste aussi au
niveau de la place à accorder aux institutions. Le premier principe,
selon Rawls, est une question constitutionnelle, et n'est valorisé
qu'à l'intérieur de celle-ci, ce qui suppose qu'il y a un rapport
entre le principe d'égale liberté et les questions
constitutionnelles essentielles. L'autre aspect de cette limite est que Rawls
insiste davantage sur l'importance de la séquence des quatre
étapes comme processus du choix des principes. Cette séquence a
pour rôle primordial de donner une idée des règles
susceptibles d'orienter les partenaires dans leur choix.
La deuxième critique de Rawls envers sa propre
théorie, et qui a été prise en compte est celle de
l'égalité formelle des chances. Cette idée
d'égalité formelle des chances qu'il a remplacée par
l'égalité équitable des chances, parce que, pour lui, il
est important d'écarter l'idée de mérite et des talents,
étant donné que cela met toujours certaines personnes en avant,
tandis que les autres courent le risque de rester toujours dans leur situation
initiale. C'est de cette manière qu'il justifie l'égalité
équitable des chances, qui a une valeur non pas seulement formelle, mais
aussi réelle. L'idée forte de cette égalité
équitable est que les positions ne doivent pas seulement être
ouvertes à tous en un sens formel, mais tous devraient avoir une chance
équitable d'y parvenir.
La troisième critique concerne le problème de la
justice distributive que Rawls distingue, en l'opposant, à la justice
attributive. Cette justice distributive, découle de la justice
procédurale pure qui transcende les particularités au profit de
tous, parce qu'elle concerne les institutions. L'un des points importants de
cette justice procédurale pure est qu'elle écarte de son horizon
de pensée les critères indépendants
considérés comme un risque de tomber dans le relativisme. En fin
de compte, les trois piliers de la justice procédurale sont
l'impartialité, la réciprocité et l'avantage mutuel.
Si Rawls a reconnu ses limites, c'est d'abord parce qu'il a
fait une relecture de sa Théorie de la justice, et aussi parce
qu'il est resté ouvert aux critiques, extérieures à son
oeuvre, qui lui ont été adressées. De toutes les critiques
adressées à Rawls, ce sont celles de Robert Nozick que nous avons
analysées, pour des raisons signalées plus haut. En substance que
reproche Nozick à Rawls ? De la panoplie de ses reproches, nous nous
sommes limités à trois aspects. Premièrement, pour Nozick,
John Rawls, qui propose une démarche procédurale en s'appuyant
sur des êtres rationnels, manque de délicatesse, parce qu'affirmer
que les principes de la justice sont des principes universels et ne pas tenir
compte des irrationalités est insensé. Nozick propose donc
à Rawls de prendre en compte, dans la démarche
procédurale, la représentation des personnes
« anormales ». Deuxièmement, Nozick accuse le
deuxième principe rawlsien de violer les droits fondamentaux de la
personne humaine. Car, pour lui, le principe de différence, s'il oblige
les plus favorisés à transférer leurs biens aux moins
défavorisés, porte atteinte à la liberté des
individus. Il récuse l'intervention de la coopération sociale
dans la distribution des biens. Cela relève, selon lui, d'une
ingérence de l'État dans la vie des citoyens. L'auteur
d'Anarchie, État et utopie, étant un partisan de
l'État minimal, il n'est pas difficile de comprendre son rejet d'un
État qui se mêle de la vie des citoyens, et de surcroit de la
coopération sociale. Troisièmement, Nozick pense que le principe
de différence rawlsien permet de retourner à Rawls lui-même
l'accusation qu'il fait à l'utilitarisme. En adoptant à la fois
la stratégie d'argumentation en faveur des principes de justice
distributive et en présentant sa théorie comme donnant
priorité au respect de la personne et à la liberté
individuelle, Rawls affaiblit l'importance des choix autonomes des personnes et
leur responsabilité à l'égard de leurs actes. Il renverse
donc le principe kantien qui considère la personne humaine comme une
fin, en la considérant comme un moyen, puisque sa liberté va
être sacrifiée pour le bien de la collectivité. De ce point
de vue, Nozick estime que les deux principes rawlsiens de la justice sont
irréconciliables.
Deuxième
partie :
Changement de contenu et
reformulation des principes de la justice
Introduction
Se proposant comme une alternative à l'utilitarisme
dominant de son époque, la théorie rawlsienne de la justice
apporte un nouveau souffle dans l'histoire des idées politiques. Elle
propose des principes de justice qui sont issus d'un contrat social que Rawls
appelle « position originelle ». Dans la première
partie de cette étude, l'essentiel de l'analyse a été de
démontrer les limites de cette théorie à travers, à
la fois, les critiques de Rawls à son propre égard, et les
critiques externes, notamment celles de son contemporain Robert Nozick. Ces
critiques ont ouvert la voie au changement de formulation et aux rectifications
des principes de la justice, fondement de la théorie de la justice comme
équité. Elles ont en outre permis, à l'auteur de
Théorie de la justice de revoir son argumentation et de la
remanier. Pourtant John Rawls ne modifie pas entièrement ses
idées, car il reste fidèle à ses premières
intuitions : il révise, précise et change, là
où il le juge nécessaire, ce qui de l'essentiel de sa
théorie le méritait. Les déterminations de John Rawls
quant aux choix des principes de la justice montrent à juste titre que,
pour cet ami de la justice sociale, la coopération sociale est la
condition essentielle pour organiser la structure de base de la
société. Pour arriver à cerner ce tournant de la
pensée de Rawls, il est important de faire appel à certaines
notions qu'il juge incontournables, comme la structure de base de la
société, la position originelle et le voile d'ignorance, dans la
mesure où, sans celles-ci, il est impossible de parler des principes de
la justice. Car dans la logique qui est la sienne, il n'est pas possible de
parler des principes de la justice sans faire allusion au cadre de leur choix,
et même à leur lieu d'application. Cette assertion annonce ce qui,
dans cette deuxième partie, sera l'essentiel de notre analyse. Pour
cela, dans un premier temps, il sera question de la structure de base
considérée comme l'objet de la justice. Parler de la structure de
base, c'est aussi, avant de parler directement des principes, définir le
cadre des principes, donc la position originelle et le voile d'ignorance.
Ensuite, il sera question du premier principe de la justice ou principe
d'égale liberté. Les troisième et quatrième moments
seront consacrés à l'analyse du deuxième principe de la
justice dans sa double dimension, à savoir le principe
d'égalité équitable des chances et le principe de
différence.
Comme on l'a souligné au début de ce travail, il
ne s'agira ni d'une critique de la pensée de Rawls, ni d'une comparaison
entre le premier et le dernier ouvrage de Rawls, mais d'une analyse de
l'évolution de sa pensée contenue dans La justice
comme équité de 2001. Ainsi l'essentiel de cette analyse
concernant les rectifications et remaniements des principes de la justice
s'appuie sur les sections 15 à 22 du dit ouvrage, mais aussi la section
32 où Rawls fait une relecture de sa conception de la liberté de
base. La tonalité de ce changement de formulation des principes de la
justice est donnée par Rawls lui-même lorsqu'il affirme au
début de la deuxième partie de La justice comme
équité : « Nous examinons le contenu des deux
principes de justice qui s'appliquent à la structure de base, de
même que certaines raisons qui les soutiennent, et les réponses
à un certain nombre d'objections »95(*). Ce qui prouve à juste
titre que, dans sa lecture critique de ses propres thèses et de
certaines critiques externes, Rawls juge nécessaire d'apporter une
approche de solution. Il tend à faire comprendre que sa théorie,
qui est une théorie politique, doit trouver son point d'ancrage dans une
société organisée, en s'appuyant non pas sur des doctrines
englobantes (morale, religion...), mais plutôt en s'appuyant sur la
dimension sociale de la structure de base. Partant de ce fait, Rawls estime
donc qu' :
Une certaine organisation de la structure de base, certaines
formes institutionnelles sont mieux faites pour réaliser les valeurs de
la liberté et de l'égalité quand les citoyens sont
considérés comme des personnes libres et égales,
c'est-à-dire douées d'une personnalité morale qui leur
permet de participer à une société envisagée comme
un système de coopération équitable en vue de l'avantage
mutuel96(*).
C'est bien le souci d'une société juste et
équitable, qui prenne en compte les libertés des personnes dans
une dimension sociale et politique, qui définit le projet rawlsien de la
justice. Bien que ce projet ait été l'objet de plusieurs
critiques, comme on peut le constater, Rawls a choisi de rester fidèle
à ses premières intuitions. En tant que composante politique, le
rôle des principes de justice « est de spécifier les
termes équitables de la coopération sociale »97(*), ce qui veut simplement dire
que dans une société démocratique, les principes de la
justice définissent les devoirs et les droits des individus au sein de
la structure de base. Ils règlent en outre l'organisation
économique et distribuent les charges aux citoyens. L'objectif que se
fixe Rawls ici est purement politique. Aussi estime t-il nécessaire de
le préciser : « Il y a une chose que je n'ai pas
réussi à dire ou, en tout cas, à mettre assez en
évidence dans Théorie de la justice, c'est que la
théorie de la justice est conçue comme une conception politique
de la justice [...]. La théorie de la justice comme équité
est conçue comme une conception politique de la justice, valable pour
une démocratie »98(*). Ceci est important, parce que c'est toujours dans un
contexte politique qu'il faut chercher à comprendre John Rawls.
Chapitre I : La
structure de base comme objet de la justice.
Rien ne nous paraît plus utile que de préciser
l'idée fondamentale de la structure de base de la société
conçue par John Rawls dans l'élaboration de sa théorie de
la justice comme équité. Ceci nous permettra de mieux comprendre
le fil conducteur de toute sa réflexion. Dans la première partie
de La justice comme équité, John Rawls analyse
six idées principales qu'il appelle « idées
fondamentales »99(*). Parmi ces six idées, il y a l'idée de
la structure de base qui est aussi importante que les cinq autres. Dans cette
deuxième partie, nous nous limiterons à l'analyse de la structure
de base dans son lien avec les principes de la justice. Mais, comme dans tout
travail scientifique, il nous est impossible de parler d'un concept, sans en
connaître les contours, voilà pourquoi notre première
tâche sera de donner une définition de ce que l'auteur de
Théorie de la justice entend par « structure de
base ». Il la définit déjà dans
Théorie de la justice, comme étant : «
la façon dont les institutions sociales les plus importantes
répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et
déterminent la répartition des avantages tirés de la
coopération sociale »100(*).
Dès lors, Rawls précise qu'on ne peut
séparer la structure de base de l'idée de société
bien ordonnée, cette dernière étant entendue comme une
société se basant sur l'idée publique de la justice et
organisée sur des bases équitables. Rawls considère, en
outre, que l'idée de société bien ordonnée doit se
comprendre à travers l'idée de conception publique de la justice
qui est le résultat d'une entente commune et publique. Il affirme donc
que « l'idée d'une société bien ordonnée
aide à formuler ce critère et à préciser
l'idée centrale organisatrice de la coopération
sociale »101(*). En introduisant l'idée de structure de base,
Rawls a voulu « formuler et présenter la justice comme
équité avec un degré approprié
d'unité »102(*), ce qui signifie que le rôle de la structure
de base de la société sert à compléter les autres
idées pour former un ensemble assez compréhensible et
compréhensif pour les principes de la justice. Dans le contexte
rawlsien, les institutions fondamentales seront considérées comme
système unique en vertu du fait qu'elles définissent les droits
et les devoirs des individus, et ont une influence sur leur perspective de vie.
Il est important de constater que dans La justice
comme équité, Rawls élargit
l'idée de structure de base et la redéfinit de la manière
suivante :
La structure de base de la société est la
manière dont les principales institutions politiques et sociales de la
société s'agencent en un système unique de
coopération sociale, dont elles assignent les droits et devoirs
fondamentaux et structurent la répartition des avantages qui
résultent de la coopération sociale au cours du temps103(*).
En quelques mots, on pourrait dire que tout ce qui existe dans
une société comme organisation fait partie de la structure de
base, même la famille. Elle est le lieu de la réalisation des
activités des individus, comme de celle des associations. Rawls se sert
de cette représentation pour désigner les institutions
fondamentales et la manière dont elles répartissent les droits et
devoirs fondamentaux et déterminent les avantages des individus. Il
tient à préciser que « système empreint
d'unité » voudrait signifier que « ce qui est
particulier à la structure de base, c'est qu'elle procure le cadre d'un
système autosuffisant de coopération au sein duquel une
variété d'associations et de groupes aide à la
réalisation des fins essentielles de la vie
humaine »104(*). En résumé, les principes de la
justice doivent être respectés par l'ensemble des institutions de
la structure de base, mais pas séparément.
La considération de la structure de base comme objet de
la justice comme équité est l'un des traits
caractéristiques de la théorie rawlsienne de la justice. C'est
pourquoi il juge nécessaire de souligner l'importance des idées
de droits, de devoirs et du temps (la coexistence d'individus sur un même
territoire au même moment), dans la compréhension de la structure
de base ; idées qu'il introduit pour présenter la justice
comme équité comme un système empreint d'unité.
Aussi pour comprendre le lien de la structure de base avec la justice comme
équité, John Rawls donne deux types de raisons correspondant aux
deux mouvements qui conduiront ce chapitre : « le premier
insiste sur la manière dont les institutions sociales fonctionnent et
sur la nature des principes requis pour gouverner ces institutions au cours du
temps de manière à préserver la justice du contexte
social »105(*)
et la seconde raison est que « la conception découle de son
influence profonde et pénétrante sur les personnes qui vivent au
sein de ses institutions »106(*).
Il est important de comprendre que la théorie
rawlsienne de la justice est une théorie idéale, c'est pourquoi
il part, pour expliquer la considération de la structure de base comme
objet, d'une hypothèse selon laquelle les humains seraient en face d'une
société juste, où tout ce que les gens possèdent a
été obtenue de manière juste. Pour Rawls, ce genre de
société ne pourrait pas connaître de corruption ni de
dégradation. Qui plus est, lorsque les droits et devoirs des personnes
de même que leur droit de propriété sont respectés,
il y a la justice et cette justice, tant qu'il y a le respect à la base,
résistera au temps. C'est ce que John Rawls appelle
« processus historique idéal »107(*), et que nous retrouvons dans
le premier principe de justice de Robert Nozick : le principe de la
possession initiale108(*).
Pour Rawls, les individus qui vivent dans la structure de base
y naissent et y meurent, ce qui revient à dire que c'est dès le
début de leur vie que les individus vivent dans cette structure dont les
effets influent nécessairement sur leur vie. C'est pourquoi, en tant
qu'elle est le lieu de la réalisation spatio-temporelle des individus,
la structure de base constitue la première réalité
à laquelle sont destinés les principes de la justice. C'est donc
en cela qu'elle est l'objet premier de la justice sociale. Cette analyse de la
structure de base est commandée par le souci de comprendre son lien avec
les principes de la justice. Elle prépare à mieux y entrer.
Ainsi, « structure de base », « position
originelle » et « voile d'ignorance » sont des
termes indispensables, si l'on veut entrer dans la théorie de la justice
comme équité.
Section.1. La structure de
base de la société comme objet de la justice :
Première justification.
Dans cette première justification de la structure de
base comme objet de la justice, Rawls commence par montrer le caractère
fragile du processus historique idéal qu'il assimile au principe
d'appropriation initiale développée par Nozick109(*). Selon Rawls, si au cours du
temps une catégorie de personnes concentre les richesses autour d'elle,
le principe de répartition initiale n'a pas de sens ni de raison
d'être, parce que les concentrations de richesses autour des mêmes
personnes favorisent l'ébranlement de l'égalité
équitable des chances et de la valeur équitable des
libertés politiques. C'est pourquoi les principes de la justice comme
équité demeurent importants dans la mesure où ils
constituent le tremplin pour l'équilibre social et pour la garantie de
l'égalité équitable des chances, de même que pour le
respect de l'égale liberté. En somme, la structure de base de la
société, en tant qu'elle est la matrice des institutions
fondamentales, doit être régie, dans le temps, afin que toute
forme de répartition au cours du temps demeure équitable. Chaque
activité existant dans la société, quel que soit le lieu
ou le temps, est soumise aux contingences et aux intempéries, pouvant
entraîner un changement radical. C'est pourquoi,
Il est nécessaire, parmi de nombreuses autres
dispositions, de réglementer, au moyen de lois qui régissent
l'héritage et le legs, la manière dont les gens acquièrent
la propriété, de façon à rendre sa distribution
plus égale et d'assumer l'égalité équitable des
chances en matière d'éducation110(*).
Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que, pour notre auteur, la
prise en compte des principes de la justice du point de vue social est une
chance pour les partenaires, parce qu'elle rend possible leur
réalisation au sein de la structure de base. Rawls souligne en outre que
le droit, à lui seul, ne suffit pas pour garantir la justice sociale,
d'où l'importance des principes de la justice sociale qui auraient pour
tâche d'examiner les qualités distributives de la structure de
base, précisément en ce qui concerne la répartition des
biens essentiels. Sa tâche serait de faire en sorte que chaque personne,
peu importe sa classe ou son origine, ne manque de rien, car il n'est pas juste
que les inégalités soient dues au fait que ces personnes sont
issues des milieux défavorables.
Par conséquent, John Rawls estime que la structure de
base, en tant qu'elle concerne les institutions fondamentales de la
société, englobe les transactions et toutes les autres formes
d'accord au niveau social et économique. Cet aspect cité en
dernier fait dire à Rawls, que « nous sommes en
présence d'un processus social idéal »111(*). Ce qui correspond à
l'idéal de la justice comme équité.
Pour expliquer ce qu'il entend par « processus
social idéal », Rawls l'oppose au « processus
historique idéal » de Locke, repris par Robert Nozick dans
l'énonciation de ses principes de justice. Rawls reconnaît que,
comme le processus historique idéal, le processus social idéal
fait recours au concept de justice procédurale pure. Mais les
définitions et les résultats sont différents. Tandis que
« la conception d'un processus historique idéal se concentre
sur les transactions des individus et des associations, encadrés par les
principes et les clauses qui s'appliquent directement à ces transactions
particulières »112(*), la conception d'un processus social idéal,
quant à elle, « se concentre d'abord sur la structure de base
et sur les réglementations nécessaires pour préserver la
justice du contexte social au cours du temps, de manière égale
pour toutes les personnes, quelles que soient leur génération ou
leur position sociale »113(*).
Cette nuance que fait John Rawls permet de constater de quelle
manière le processus social idéal se démarque du processus
historique idéal, en élargissant les choix de la procédure
à toute la structure de base de la société. En fin de
compte, la structure de base de la société est
l'élément fondamental qui oppose les deux formes de processus.
Rawls l'introduit dans sa vision de la justice comme équité, pour
souligner la dimension sociale de celle-ci, au sens où elle s'applique
à des institutions, des programmes ou des décisions politiques.
Elle touche donc des questions de distribution. Il faut en outre souligner que
cette dimension sociale, importante pour la théorie de la justice comme
équité, insiste sur la nécessité d'établir,
par le fait même, la nécessité d'établir deux genres
de principes, qui prennent en compte le travail humain. C'est pourquoi, il
parle de la division du travail conformément aux deux principes. Cette
division devrait dans un contexte être valable pour les principes
régissant la charge temporelle de la structure de base de la
société et qui ont le devoir de justice sociale, aussi longtemps
qu'ils sont considérés comme principes directeurs. L'autre
contexte où s'appliqueraient les principes serait celui qui concernerait
les échanges et les opérations entre les individus et les
associations.
Rawls est très précis dans ses écrits car
il montre que du fait même de sa dimension sociale, la structure de base
de la société conduit à l'idée d'une conception
publique de la justice. La justice chez Rawls suppose une idée publique,
qui n'est autre qu'une conscience sociale ayant pour corollaires la
réciprocité, la capacité de se mettre à la place
des autres, une conscience des conséquences des décisions de tous
les partenaires, des préférences de tout le monde et une
conscience pour la société en tant qu'elle est pensée
comme cadre des institutions fondamentales. Analysant les écrits de
Rawls, Catherine Audard explique cette idée d'esprit
public :
La justice oblige à quitter le point de vue de la
« première personne », à s'unir et à
développer l'esprit public, alors que la poursuite du bien-être
sépare. La justice publique concerne l'effet que les individus ont les
uns sur les autres, pas seulement leurs actions sur les choses dont ils ont
besoin, et cherche à les réguler, à empêcher le pire
et à améliorer la vie de chacun114(*).
Il est donc impérieux, selon Rawls, pour une justice
équitable, de procéder à la division institutionnelle du
travail, par exemple, au sein de la structure de base, pour mettre en pratique
l'idée de justice publique qui va bien au-delà de tout
individualisme ou collectivisme. Cette justice publique met en avant non
seulement l'organisation des rapports sociaux et de la citoyenneté, mais
aussi l'exercice des droits fondamentaux. Par conséquent, la division du
travail doit se faire dans la ligne des principes de la justice
« requis pour préserver la justice du contexte
social »115(*). Il est impossible que cela se fasse en dehors de la
structure de la société et sans recours aux principes de la
justice ; c'est pour cette raison que Rawls parle de division
institutionnelle, comme pour montrer la force et l'importance de l'institution
dans toute décision. Il importe aussi de noter que, dans le cadre de la
justice comme équité, l'institution c'est la somme des individus.
Tout bien pesé, cette division est nécessaire parce qu'elle
assure aux humains que, la justice dans le contexte social, existe et que ce
n'est pas une utopie. Dans ces conditions, Rawls pense que ce n'est
qu'après avoir compris que la justice est une justice du contexte social
« qu'on laisse les humains libres de chercher à
réaliser leurs fins (acceptables) au sein du cadre de la structure de
base »116(*).
Nous voyons clairement que l'idée de justice
distributive revient dans la question de la division du travail, parce que
diviser le travail renvoie à l'idée qu'on donnerait à
certains individus l'occasion de travailler ; c'est pourquoi il est
important que les règles de la coopération sociale soient
à la portée de tous les membres de la structure de base. C'est
cette acceptation du caractère publique des lois qui caractérise
la justice comme équité, car ce n'est pas un groupe de personnes
qui décide des lois sociales ; mais les représentants de
chaque partenaire délégués, recouverts du voile
d'ignorance lors des choix des principes de la justice. Partant de ce fait,
Rawls affirme que « le fait de considérer la structure
de base comme l'objet premier de la théorie nous permet d'envisager la
justice distributive comme un cas de justice procédurale pure du
contexte social »117(*).
Rawls place l'idée de justice dans le temps et
considère que la société n'est pas historique,
c'est-à-dire qu'elle a existé à une période et a
cessé de l'être à une autre période. Il la
considère comme un idéal certes, mais comme quelque chose
d'inhérent à l'existence humaine. C'est un idéal
présent, pourrait-on dire. Le plus important, c'est que la dimension
sociale de la structure de base doit toujours être
considérée de sorte que les principes de la justice
énoncée par Rawls soient valables pour la structure de base.
Aussi importe-t-il de comprendre ici pourquoi Rawls fait de la justice la
première vertu des institutions sociales :
La justice est la première vertu des institutions
sociales comme la vérité est celle des systèmes de
pensée [...]. Si efficaces et bien organisées que soient des
institutions et des lois, elles doivent être reformées ou abolies
si elles sont injustes118(*).
En somme l'essentiel de la première justification de la
structure de base comme objet de la justice concerne tout d'abord le
dépassement que fait Rawls, par rapport à la théorie de
l'appropriation originelle de Nozick. John Rawls en effet, récuse dans
ce principe, son caractère purement individualiste et suggère une
dimension plus ouverte, fondée sur la coopération sociale. C'est
en effet au sein de la structure de base que doit être prise en compte
l'idée de justice distributive. Nous allons examiner maintenant la
deuxième justification de la structure de base comme objet de la
justice.
Section 2- La structure de
base de la société comme objet de la justice :
Deuxième justification
Si le premier type de raison s'est attaché à
montrer le caractère purement social de la théorie de la justice
en insistant sur la justice distributive, dans cette deuxième partie il
reconsidère cette idée, mais en insistant davantage sur
l'égalité équitable des chances. Pour y parvenir, il
commence par pointer le genre d'inégalités qu'une
société juste se doit d'éviter. Il le souligne, lorsqu'il
introduit le second type de raison : « nous cherchons à
savoir quelles sont les inégalités qu'une société
bien ordonnée autoriserait ou celles qu'elle chercherait
particulièrement à éviter »119(*). La justice comme
équité, telle que conçue par John Rawls accorde une place
prépondérante aux inégalités, parce qu'elles
existent dans la société ; il faut en tenir compte, le plus
important étant de savoir comment. En ce qui concerne les lieux de
l'implication des inégalités, Rawls pense que ces
dernières sont importantes, lorsque les perspectives de vie des
personnes sont affectées par des contingences. Il énumère
donc trois lieux où l'on constate facilement l'existence des
injustices : la classe d'origine, les dons innés ainsi que la bonne
ou la mauvaise fortune.
Ce qui intéresse le plus Rawls, c'est de ne pas exclure
qu'il peut arriver que même la structure de base ne tienne pas compte de
ces trois contingences. C'est pourquoi il affirme que « le
simple fait de souligner l'existence de ces trois sortes de contingences ne
suffit pas bien entendu, à montrer de manière concluante que la
structure de base de la société est l'objet approprié de
la justice politique »120(*). Ce qui veut dire que pointer du doigt les
contingences est bien trop insuffisant pour pouvoir prétendre à
la connaissance de toutes les inégalités existant dans la
société. Ainsi, il faut aller plus loin en reconnaissant ces
inégalités qui existent entre les perspectives de vie des
personnes. Reconnaître ces inégalités impliquerait la
recherche d'une solution vivable pour tout le monde.
Pour l'auteur de Théorie de la justice, il
n'est pas logique de regarder sans réagir, les inégalités.
Il faut, dit-il, « instituer les réglementations
nécessaires pour préserver la justice du contexte
social »121(*). Tant qu'il y a des inégalités
sociales, il n'est pas possible de parler de justice équitable, et
l'expression utilisée par Rawls-lui-même souligne que
négliger de considérer les inégalités, c'est
créer le chaos, se décrédibiliser: « [...]
Si nous ignorions les inégalités [...], nous ne prendrions pas au
sérieux l'idée de société conçue comme un
système équitable de coopération entre citoyens libres et
égaux »122(*). Cette prise de position nous renvoie au contenu des
principes de justice que nous verrons plus loin123(*). Du reste, ces principes
s'attacheront davantage à examiner les aspects distributifs de la
structure de base. Personne, en effet, ne peut être privé d'un
bien quelconque, du seul fait de sa place défavorable dans la structure
de base, car Rawls considère que la justice est la première vertu
des institutions sociales. Ce qui montre, qu'il ne considère pas, bien
sûr, l'existence d'autres vertus dans la structure de base, bien que la
justice en soit la première. Par conséquent, c'est
« seulement la répartition adéquate des droits,
devoirs, avantages et charges qui est déterminée par les
principes de la justice »124(*). À la suite de cette idée de
défense des inégalités, Rawls souligne l'importance du
rôle d'une conception politique. Il estime en effet que le rôle de
celle-ci n'étant pas limité à des questions de
répartition, son élargissement ne doit pas être
relégué au second plan. C'est ainsi que l'éducation
à la reconnaissance mutuelle du fait de la liberté des individus,
de l'égalité entre eux doit être considérée
comme une tâche prioritaire de la justice politique. Dans sa fonction
d'éducateur, la conception politique de la justice « fait
partie de la culture politique publique »125(*). John Rawls reprend cette
notion de la justice publique pour signifier le lien étroit qui existe
entre les principes de la justice et la structure de base de la
société. Ce n'est qu'en prenant en compte la dimension publique
de la structure de base que les citoyens peuvent se prétendre libres et
égaux.
Reconsidérant la question des trois contingences, Rawls
montre leur conséquence sur les objectifs des personnes. Selon lui, les
humains évaluent leurs perspectives de vie par rapport à la place
qu'ils occupent dans la structure de base. De même chaque objectif que
l'on peut se fixer doit absolument tenir compte de ce qui existe
déjà, et même de la position qu'on occupe. On ne peut
espérer au-delà de ce qui est déjà à notre
portée ou bien au-delà de ce que nous sommes. Ce qui lui fait
dire que « le fait d'être rempli d'espoir et optimiste pour le
futur plutôt que résigné et indifférent
dépend donc à la fois des inégalités
associées à notre position sociale et des principes publics de
justice que la société, en plus de professer, met en oeuvre plus
ou moins efficacement pour régir les institutions de la justice du
contexte social »126(*).
Cette affirmation de Rawls ouvre la justice à ce qu'il
convient d'appeler ici « l'avenir », parce qu'elle ne se
limite pas au contexte actuel, mais elle est aussi tournée vers
l'avenir, c'est-à-dire « un arrangement qui produit d'autres
désirs et aspirations dans le futur »127(*). Pour Rawls, ce futur se
caractérise dans le présent où ce qui se réalise
aujourd'hui est une continuité au sens où il a des effets sur
toute l'existence de l'individu et s'étend à toutes les
générations. Rawls souligne ici l'importance du caractère
social de la structure de base qui transcende le temps. Prenant l'exemple des
dons innés, l'auteur de Théorie de la justice affirme
que, en dépit de leur caractère inné, ils ne sont pas
figés. Ils sont dynamiques. Il estime, en outre que ces dons n'existent
pas que « potentiellement et ne peuvent pas arriver à une
maturation indépendamment des conditions sociales »128(*). Ce qui voudrait dire que ce
sont les conditions sociales qui donnent un sens aux dons innés et
à leur réalisation, ils prennent la forme des conditions sociales
elles-mêmes. De la sorte, tout ce qui peut être
réalisé par des personnes, porte une empreinte personnelle,
certes, mais qui ne peut en fin de compte se réaliser que dans un
contexte social.
Comme nous l'annoncions dans notre introduction de cette
deuxième partie, la structure de base de la société est le
cadre de l'application des deux principes de la justice. Son importance peut
s'expliquer par le fait qu'elle est un préalable à l'analyse des
principes de la justice qui va constituer les chapitres suivants de ce
mémoire. Considérée comme un complexe d'institutions
unique au sein duquel les deux principes de justice doivent s'appliquer, la
structure de base constitue, sans conteste, l'un des sujets majeurs de la
position originelle. C'est dans la position originelle et derrière le
voile d'ignorance que sont choisis les principes qui s'appliqueront non pas de
manière personnelle à des individus ou à des associations
en particulier, mais à la structure de base de la société
prise comme un tout. Ce qui signifie, en fin de compte, que les principes de la
justice ne s'appliquent pas de façon séparée à
chaque institution de la structure de base. Ils s'appliquent à toutes
les institutions de manière commune: « ce qui est
particulier à la structure de base de la société, c'est
qu'elle procure le cadre d'un système autosuffisant de
coopération au sein duquel une variété d'associations et
de groupes aide à la réalisation des fins essentielles de la vie
humaine »129(*). Ce qui signifie que la structure de base est
organisée en un seul système des institutions majeures.
Relativement à la thématique de la position
originelle, Rawls souligne l'importance qu'il lui accorde en tant
qu'expérience de pensée. De fait les individus vivent dans une
société régie par les principes qu'ils ont eux-mêmes
choisis. Le dépouillement (sens de la neutralité) moral qui
caractérise les partenaires fait de ces principes, des principes pouvant
s'appliquer à toutes les personnes au sein de la structure de base.
C'est une société où les « membres y entrent
seulement à la naissance et la quittent à leur
mort »130(*).
Bien que cela relève de l'abstraction, Rawls pense que c'est une
abstraction qui éloigne les partenaires de toutes les autres
idées non essentielles, pour se focaliser sur le choix des principes.
Il est donc clair que chez l'auteur de Théorie de la justice,
les principes de la justice sociale sont ceux choisis non pas pour une
période donnée, mais pour toute la vie, quelles que soient les
générations, parce que la société à laquelle
ils s'appliquent est « un système continu de
coopération équitable à travers le temps, sans
commencement défini ni terme qui soient pertinents du point de vue de la
justice politique »131(*). Cependant, pourquoi John Rawls introduit-il
l'idée d'une position originelle dans la théorie de la justice
comme équité ?
L'argument dont découlent les deux types de raison pour
considérer la structure de base comme objet de la justice obéit
au souci de Rawls de penser les principes de justice à
l'intérieur d'un système institutionnel. Par ailleurs, cette
idée de la structure de base se comprend mieux avec l'idée de
position originelle qui constitue le cadre du choix des principes de justice.
C'est ce qui fera l'objet de la prochaine section.
Section 3-L'idée de
position originelle et son implication dans la compréhension de
l'idée de structure de base
Dans La justice comme équité,
la position originelle est définie comme un moment où
l'individu, renonçant à lui-même et à ses atouts et
même à ses limites, se pose, ensemble avec les autres individus,
pour décider de l'avenir de la vie sociale et politique au sein de la
structure de base. Le rôle des individus est ici de trouver et
d'établir des choix objectifs qui prennent en compte les besoins de
tous. Pour introduire cette idée de position originelle, Rawls met en
exergue les acquis de la tradition « contractualiste » de
réflexion sur la justice au service de la délibération sur
les principes démocratiques dans les sociétés de son
temps. Plaçant le consentement au centre de cette idée, il
s'interroge pour cela sur la situation initiale qui serait la meilleure et qui
pourrait avoir l'assentiment de tous et requérir l'obéissance aux
principes qui seront adoptés. Il forge ainsi un instrument heuristique
équivalent à l'état de nature dans les théories du
contrat social, à savoir la position originelle. Celle-ci renouvelle,
après plusieurs siècles, la pensée de l'état de
nature qui imagine une société sans Etat, mais avec pour objectif
de penser une forme d'Etat qui prenne en compte les intérêts de
tous. Pourtant, ce qui distingue Rawls de ses
prédécesseurs132(*), c'est qu'il insiste sur les dimensions imaginaire
et hypothétique de sa théorie, dans la mesure où il ne
considère pas la position originelle comme un premier stade de
développement. Pour sa part, « La position originelle
généralise l'idée familière du contrat social
[...]. La position originelle est également plus abstraite :
l'accord doit être considéré comme hypothétique et
non historique »133(*). Il fait appel à la clause de l'ignorance qui
va définir les partenaires, afin qu'ils ne sachent pas quelle sera leur
place, ou bien quels seront leurs attributs dans la future
société, d'où l'insertion de l'hypothèse du voile
d'ignorance qui cache à chacun sa situation et derrière lequel
sont choisis les principes de la société. Le voile de l'ignorance
« répond donc à la nécessité de
débarrasser le contrat de toutes les partialités qui
l'empêcheraient de produire l'effet que l'on attend de lui, à
savoir fonder l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles
communes »134(*).
La question qui peut être envisagée ici est la
suivante : pourquoi John Rawls introduit-il l'idée de position
originelle, alors qu'il aurait été plus naturel ou plus simple
pour lui de proposer sa théorie de la justice sans avoir recours
à cette fiction comme l'ont fait bien d'autres avant lui ? Pour
répondre à cette question, il nous semble important de revenir
à la conception de la justice comme équité, car là
se situe la raison d'être de l'idée de position originelle. Rawls
conçoit la société comme un système de
coopération équitable entre des personnes libres et
égales. Cependant penser ou concevoir la société comme
telle semble insuffisant. Il faut, selon Rawls, pouvoir en délimiter les
contours, pouvant mener la société à son organisation et
aux choix des principes susceptibles de régir la structure de base. Face
à cette demande, Rawls s'interroge sur le type de personne
habilitée à déterminer les termes équitables de la
société :
Doivent-ils être fixés par une autorité
distincte des personnes qui coopèrent, par exemple par la loi
divine ? Ces termes sont-ils reconnus par tous comme équitables en
référence à un ordre moral de valeurs, au moyen de
l'intuition rationnelle, ou en rapport avec ce que certains ont qualifié
de « droit naturel »? Sont-ils fixés par un accord
auquel parviennent les citoyens libres et égaux engagés dans la
coopération, qu'ils passent en référence à ce
qu'ils considèrent comme leur avantage ou leur bien
réciproque135(*) ?
Après s'être interrogé sur la personne
habilitée à déterminer les termes équitables de la
coopération sociale, Rawls choisit la dernière proposition de sa
triple interrogation. Il pense que ces termes doivent être fixés
par tous les citoyens en tant qu'ils sont des personnes rationnelles et qui
doivent choisir des principes pour le bien et à l'avantage de tous et
avec l'accord de tous. Il faut par ailleurs comprendre par personne
rationnelle ici, une personne qui place ses intérêts en
premier. Pour ne pas virer à l'égoïsme, Rawls se rattrape en
imposant, à cette idée de rationnel, une condition : le
désintérêt mutuel. Celui-ci est la clause qui fera que
chaque personne, dans la position originelle, voulant favoriser ses propres
intérêts en bien, cherchera à les maximiser, d'autant plus
qu'elle doit se mettre elle-même à l'abri du besoin. Ce choix
rationnel conduira à un choix objectif, puisque recouvert du voile
d'ignorance, les partenaires choisissent chacun ce qui sert leur
intérêt. Mais il est important de noter que, grâce au sens
du bien dont ils sont dotés, les partenaires sont à même de
prendre une décision valable pour tous. C'est pourquoi l'idée de
rationnel explique le fait que ce choix qui découlera de la position
originelle ne sera influencé par aucune doctrine morale, ni aucune
vision du bien.
Cette idée posée, Rawls passe à la phase
du cadre dans lequel les principes doivent être choisis. Il tient
à ce que les principes équitables choisis soient libres de toute
influence issue des doctrines englobantes, comme la religion, la morale ou
quelque autre doctrine qu'il appelle « pluralisme
raisonnable »136(*). Néanmoins, Rawls tient à
préciser, dans ses écrits ultérieurs que les citoyens sont
des êtres rationnels et raisonnables. Il clarifie par là les
rapports entre le rationnel et le raisonnable.
Dans un premier temps, estimant qu'un problème de
justice se présente toujours lorsqu'il s'agit de faire une
répartition, Rawls intègre l'idée de rationnel car, de son
avis, ce sont des personnes libres et rationnelles qui doivent participer au
choix des principes. Cette dimension rationnelle intègre la connaissance
de la psychologie de l'humanité quant à ses besoins et
motivations fondamentaux. Dans la logique du choix rationnel, il n'y a pas
intervention d'un critère indépendant, c'est pourquoi les
principes choisis ne sont pas considérés comme une imposition
extérieure, mais bien plutôt comme un choix émanant de la
rationalité des partenaires. Aussi, en tant qu'ils sont rationnels, les
partenaires cherchent ce qui est le meilleur pour eux d'abord, et c'est ce
qu'ils choisissent : « ils sont rationnels , c'est-à-dire
qu'ils cherchent les meilleurs moyens pour atteindre les fins posées par
les individus qu'ils représentent, sans porter des jugements sur elles,
ce qui exclut les passions irrationnelles, et en particulier
l'envie »137(*).
Dans un second temps, Rawls estime que les partenaires ne
doivent pas ignorer que, toute personne raisonnable souhaiterait être
mise en possession des biens premiers sociaux qui intègrent l'exercice
de la liberté. Par conséquent, les personnes raisonnables sont
celles qui sont « prêtes à proposer, ou à
accepter lorsque la proposition émane des autres ». En un
certain sens, les personnes raisonnables ont une attitude d'ouverture non
seulement aux propositions d'autrui, mais elles ont aussi le sens de ce
qu'elles doivent choisir pour elles et pour la postérité. Ces
propositions doivent tenir compte du bien d'autrui et elles doivent être
choisies en fonction des autres individus qui doivent être eux aussi
capables de les honorer.
Dans ces conditions, le seul moyen pour les principes de la
justice d'être purs, c'est d'être fondé sur un accord
où toutes les parties représentées sont couvertes d'un
voile d'ignorance qui les mette à égalité les uns les
autres de manière à choisir librement les principes. Aussi en
précisant l'idée de position originelle, Rawls affirme
que :
Dans la position originelle, les partenaires ne sont pas
autorisés à connaître les positions sociales ou les
doctrines englobantes particulières des personnes qu'ils
représentent. Ils ne connaissent pas non plus la race, le groupe
ethnique, le sexe, ou les dons innés variés [...]. On exprime
toutes ces limites sur l'information disponible de manière
figurée, en disant que les partenaires sont placés
derrière un voile d'ignorance138(*).
Rawls ajoute à l'idée de position originelle, la
clause de l'« ignorance », dépouillant ainsi tout
partenaire de tout ce qui pourrait l'influencer dans le choix des principes.
Devenus semblables aux autres, grâce à ce voile d'ignorance dont
ils sont recouverts, les partenaires pourront aboutir à un accord
unanime. Le voile d'ignorance est une condition prioritaire, parce qu'il a pour
objectif de situer équitablement les personnes qui doivent
décider du choix des principes.
Dans La justice comme équité, en
réponse à certaines critiques, John Rawls insiste sur le fait que
la position originelle est un procédé de représentation.
Il affirme à cet effet que « l'importance de la position
originelle tient en ce qu'elle est un procédé de
représentation ou encore une expérience de pensée
menée dans un but de clarification personnelle et
publique »139(*). Cette représentation, il la conçoit
selon deux aspects. Premièrement, la position originelle
représente les conditions du choix des principes susceptibles de
régir la structure de base de la société.
Deuxièmement, elle représente ce qu'il est possible de choisir ou
de ne pas choisir pour le bien de la société. Ainsi, c'est
grâce à la position originelle que l'on peut trouver des bases
sociales pour la direction d'une société. On pourrait ainsi dire
que l'idée de position originelle ouvre la voie à la justice
comme équité, comme étant une conception non pas
métaphysique, mais politique, parce qu'elle transcende tout ce qui est
de la sphère du religieux ou du moral pour aboutir à des termes
équitables n'ayant connu aucune influence extérieure. Car,
souligne Rawls, « comme le contenu de l'accord porte sur les
principes de justice de la structure de base, l'accord dans la position
originelle spécifie les termes équitables de la
coopération sociale entre les citoyens. D'où l'expression :
la justice comme équité »140(*).
Dans l'ensemble, il apparaît clairement que c'est la
position originelle qui donne à la justice comme équité
son nom, puisque le mot anglais fairness qui signifie
« impartialité » en français, a un
sens beaucoup plus développé en anglais en ce qu'elle comporte
des notions centrales comme honnêteté, impartialité,
justice et équité141(*). Autant de nuances que le français
« équité » ne comprend pas. Or c'est
précisément l'impartialité et l'unanimité qui
caractérisent la position originelle, à travers le voile
d'ignorance où les personnes sont toutes semblables et ont une
idée des besoins que peuvent avoir les autres, du fait même de
leur similitude. Dans la première partie de Théorie de la
justice (section 3), John Rawls, parlant de l'idée conductrice de
la théorie de la justice, au sujet des principes de la justice
affirme :
Ces principes doivent servir de règle pour tous les
accords ultérieurs ; ils spécifient les formes de la
coopération sociale dans lesquelles on peut s'engager et les formes de
gouvernement qui peuvent être établies. C'est cette façon
de considérer les principes que j'appellerai la théorie de la
justice comme équité142(*).
Cette idée, à laquelle l'auteur restera
fidèle jusque dans sa reformulation, voudrait simplement souligner que
l'affaire de la justice sociale est l'affaire de tous, des favorisés
comme des défavorisés, non pas dans un sens où
l'égalité doit être formelle, mais dans un sens où
il est possible dans la distribution, et selon les principes de la justice, de
tenir compte des inégalités, pour le bien des
défavorisés. L'idée de position originelle que nous venons
d'étudier concerne directement le processus du choix des principes
rawlsiens de la justice. En suivant l'ordre annoncé dès le
début, nous passons directement à l'analyse des principes de la
justice.
Chapitre 2 : Les
principes rawlsiens de la Justice.
Section 1. Le principe
d'égale liberté : présentation et signification.
Le premier principe de justice est considéré
comme un principe d'égale liberté. Il nous faut, avant de
considérer la valeur de la liberté, donner une idée de ce
que Rawls entend par égalité lorsqu'il l'inclut dans le premier
principe de justice, alors qu'elle semble liée à des questions
d'ordre économique. Répondant à la question de savoir en
quoi les citoyens peuvent êtres considérés comme
égaux, Rawls affirme :
On peut les concevoir comme égaux dans la mesure
où ils sont tous considérés comme possédant, au
degré minimum essentiel, les facultés morales nécessaires
pour s'engager dans la coopération sociale pendant toute leur vie, et
pour prendre part à la société en tant que citoyens
égaux. Nous tenons la possession de ce degré de facultés
pour la base de l'égalité entre les citoyens conçus comme
des personnes143(*).
Pour cerner l'idée sous jacente de cette affirmation de
Rawls, il est important de ne pas oublier que la théorie de la justice
comme équité est une théorie conçue pour une
société démocratique. Ce qu'il précise à
partir de 1987. Son souhait est en outre de fonder une base morale pour ce type
de société car, il estime que la base de l'égalité
constitue un minimum de capacité morale pouvant permettre aux citoyens
de participer à la vie de la société. C'est pourquoi, dans
la situation de départ, tous les partenaires devant participer au choix
des principes ont pour base l'égalité des droits. Cette
idée d'égalité, au sein du premier principe se comprend
davantage en lien avec la liberté.
La liberté est un concept complexe à
définir. Mais son caractère incontournable en philosophie
politique mérite que l'on y jette un coup d'oeil rapide. Il est certes
difficile de déterminer à quel moment un être est libre ou
à quel moment il ne l'est plus. Pourtant, la liberté est, en
général, considérée comme l'état d'une
personne qui n'est pas soumise à une quelconque servitude. Elle donne
à chaque être humain la possibilité d'agir selon ses
propres choix. Rawls ne déroge pas à cette vision de la
liberté qui, tout en étant inhérente à la nature
humaine, est une faculté qui commande à l'homme de ne pas faire
ce qui va à l'encontre de la loi. La liberté doit toujours tenir
compte d'autrui. Aussi Rawls, donne-t-il quelques lignes de la condition de
l'exercice de cette liberté :
J'étudierai la liberté en rapport avec les
restrictions constitutionnelles et légales [...] Dans ce contexte, des
personnes ont la liberté de faire quelque chose si elles sont libres
vis-à-vis de certaines contraintes soit de le faire, soit de ne pas le
faire et quand leur action (ou leur abstention) est protégée de
l'ingérence d'autres personnes144(*).
Dans la position originelle, les individus, recouverts du
voile d'ignorance, n'ont aucune idée des positions sociales les uns des
autres, puisqu'ils ignorent jusqu'à leur propre situation. La seule
chose, c'est la liste des biens premiers qu'ils possèdent et que Rawls
définit comme « des conditions sociales et des instruments
polyvalents variés qui sont généralement
nécessaires pour permettre aux citoyens de développer et
d'exercer pleinement leurs deux facultés morales145(*) de façon
adéquate, et de chercher à réaliser leur conception
déterminée du bien »146(*). Ce qui veut dire que chaque personne a besoin des
biens premiers en ce sens qu'ils sont nécessaires dans la structure de
base de la société. Ces biens sont à penser dans le
contexte d'une conception politique de la justice qui considère les
personnes comme des « citoyens et des membres pleinement
coopérants de la société, et non pas simplement vus
indépendamment de toute conception normative »147(*).
Théorie de la justice donne trois formulations
de ce principe148(*).
Mais ce qui intéresse ce chapitre, c'est précisément la
reformulation présente dans La justice comme
équité qui stipule que « chaque personne a
une même prétention indéfectible à un système
pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit
compatible avec le même système de libertés pour
tous »149(*).
Le contenu est certes le même, mais la présence de nouveaux
concepts et expressions montre que l'auteur voudrait préciser et montrer
la nature incontournable de ce principe. Il est important de constater que dans
cette reformulation Rawls introduit tout d'abord
« prétention » et
« indéfectible » qui disent l'importance qu'il
accorde à ce principe de liberté, de même que son
caractère irrévocable. Chaque humain a le droit de revendiquer la
liberté qui est un privilège pour chacun et qui ne se
flétrit pas. La version anglaise du premier principe affirme :
« Each person has the same indefeasible claim to a fully adequate
scheme of equal basic liberties wich scheme is compatible with the same scheme
of liberties»150(*). Le terme anglais
« indefeasible » exprime l'important rôle de
ce principe puisqu'il signifie en français
« irrévocable ». Par conséquent on pourrait
dire que pour John Rawls, chaque être humain a le plein droit, et ce de
manière irrévocable, de revendiquer l'égalité des
libertés de bases, au sein de n'importe quel système. Il y a, en
outre, la présence de l'expression « système
pleinement adéquat de libertés de base égales pour
tous », qui marque un tournant considérable, par rapport
à Théorie de la justice qui parle
de « système le plus étendu de
libertés de base ». La nouvelle expression signifie que
la solution proposée par Rawls, à travers l'idée de
position originelle, constitue une distribution satisfaisante et montre que les
libertés de base peuvent être garanties de manière
cohérente. Alors que la première expression (celle de
Théorie de la justice) est très limitée et pas
assez claire pour prétendre à une combinaison des
libertés.
Le premier principe reformulé donne une idée de
ce en quoi consiste la liberté. D'abord il faut noter que cette
liberté, dans le contexte de Rawls, ne consiste pas à nuire
à autrui, mais plutôt à le considérer comme un autre
soi-même. Ensuite, cette idée de liberté rejoint ce que dit
l'adage : « Ma liberté s'arrête là
où commence celle des autres ». Ce qui voudrait dire que, dans
l'exercice de sa liberté, l'individu doit savoir que tous les autres
membres qui partagent la vie sociale avec lui doivent jouir des mêmes
droits que lui, c'est pourquoi, en présence des autres,
c'est-à-dire dans la société, il doit toujours avoir des
limites.
Un autre aspect de cette reformulation, c'est l'insistance de
Rawls sur le fait que les libertés forment un système, un
ensemble de droits compatibles entre eux. Ceci voulant dire que les
libertés et les droits forment un système uni et qu'aucun droit
ni aucune liberté ne peut prétendre être au-dessus des
autres libertés ou droits, et aussi que chaque humain doit disposer de
la même liberté que les autres. C'est pourquoi, introduisant
l'idée des libertés de base, il les définit comme des
libertés fondamentales que possède tout être humain et qui
en aucun cas ne peuvent dépendre d'une réalité autre que
la liberté, car elles ne peuvent être limitées qu'au nom de
celle-ci. Dans Libéralisme politique, Rawls pose la question
fondamentale qui détermine ce qu'il entend par libertés de
base : « Quelles sont les libertés qui constituent des
conditions sociales essentielles permettant le développement
adéquat et le plein exercice des deux facultés de la
personnalité morale au cours d'une vie
complète ? »151(*). On pourrait dire à la suite de cette
interrogation que les libertés de base ce sont des libertés
liées à des individus au point qu'elles ne peuvent être
violées ni par les autres, ni par l'État. Ce sont donc des
libertés qui concernent ce qui est essentiel pour
l'épanouissement de la personne humaine. Pour les raisons qui viennent
d'être énumérées, Rawls s'emploie, au début
de la deuxième partie de La Justice comme
équité, à dresser la liste des libertés de
base en s'appuyant sur les dimensions historique et analytique.
Une liste des libertés de base peut être
établie de deux manières. L'une est historique et consiste
à passer en revue des régimes démocratiques variés
pour mettre au point une liste de droits et de libertés qui semblent
fondamentaux et qui sont efficacement protégés dans ce qui
apparaît historiquement comme les meilleurs régimes [...]Une
seconde manière de procéder est analytique : nous cherchons
quelles libertés fournissent les conditions politiques et sociales qui
sont essentielles pour le développement adéquat et le plein
exercice des deux capacités morales caractérisant les personnes
libres et égales152(*).
Rawls s'appuie sur ces deux aspects d'abord pour montrer
qu'aucune conception de la liberté n'a été inventée
par lui et qu'il se fonde sur la tradition historique (philosophes et
politique, constitutions et déclarations universelles des droits
humains) pour préciser sa conception de la liberté. Ensuite il
voudrait montrer que toute société dans son organisation devrait
prendre en compte la notion de liberté en tant qu'elle constitue un
ensemble de libertés susceptibles de participer à l'organisation
de la structure de base de la société. Puis de faire comprendre
que les libertés doivent aboutir au « respect de
soi », car les deux capacités morales dont il est question ici
sont le sens de la justice et la conception du bien153(*). Finalement un individu
ayant ces deux capacités ne peut en aucun cas sacrifier le respect de
soi pour un intérêt économique ou social quelconque, car il
est prédisposé, grâce à ses facultés,
à s'engager dans la coopération sociale bénéfique
pour lui et pour les autres membres de la structure de base de la
société.
Le principe d'égale liberté est celui qui
concerne les aspects du système social chargé de définir
les libertés fondamentales telles qu'elles doivent se donner libre cours
dans la structure de base. Dans la position originelle, les personnes ignorent
leur situation personnelle et sociale dans la société.
« Nous partons d'une situation de non-information, et nous
n'introduisons que des informations nécessaires pour que l'accord soit
rationnel, mais suffisamment indépendant des circonstances historiques,
naturelles et sociales »154(*). Néanmoins, bien au-delà de leur
particularité, les personnes ont une idée de ce qui est utile et
nécessaire pour l'accomplissement de leur vie en société.
La position de non-information dont il est question est l'équivalent de
ce que Rawls appelle « le voile d'ignorance». Le moins qu'on
puisse dire est que, d'après lui, les personnes, au moment de choisir
des normes qui vont régir la structure de base, commencent par
énoncer un premier principe susceptible de garantir leurs
libertés civiles.
Rawls explique son choix des libertés de base en
soulignant que leur statut spécial de libertés de base leur
confère une priorité, et c'est ce qui fait que, parmi les
libertés de base, on ne retrouve que les libertés fondamentales.
Les autres libertés non contenues dans les libertés de base sont
prises en compte, une fois les principes de la justice satisfaits. Rawls estime
que, au sujet de ces libertés, Théorie de la Justice
reste très limitée. Il critique l'idée d'une
étendue de liberté de base qui selon lui n'est utile que dans les
cas moins importants. Rawls estime en outre que les intérêts
rationnels n'y sont pas clairs non plus :
Un grave défaut de Théorie de la
justice est que sa description des libertés de base propose deux
critères différents et incompatibles, et qu'aucun n'est
satisfaisant. L'un consiste à spécifier ces libertés de
manière à réaliser le système le plus étendu
des libertés. L'autre nous demande d'adopter le point de vue du citoyen
égal représentatif rationnel, puis de spécifier le
système de libertés à la lumière des
intérêts rationnels de ce citoyen tels qu'ils sont connus au stade
pertinent de la séquence des quatre étapes155(*).
Pour corriger ce grave défaut, Rawls propose un
critère qui indique que le premier principe de justice doit garantir aux
citoyens l'exercice du sens de la justice et du bien, en tant qu'elles sont
toutes deux des facultés utiles pour les partenaires devant choisir les
principes de justice. À ces libertés de base, il faut ajouter le
droit à détenir « une propriété
individuelle et d'en avoir un usage exclusif »156(*). Posséder ce droit et
l'exercer constitue selon Rawls, « l'une des bases sociales du
respect de soi-même »157(*). En réalité, Rawls voudrait montrer
que la liberté constitue une réalité incontournable si
l'on veut prendre en compte tous les autres biens premiers. Sans
liberté, les autres biens n'auraient aucune valeur. Une fois dans la
position originelle, la première préoccupation des partenaires
serait de choisir un principe qui garantirait les libertés de base,
nécessaires pour le bien de la personne dans la structure de base.
Ensuite ces partenaires s'intéresseraient à la manière
dont on pourrait faire usage de ces libertés pour pouvoir assurer la
survie de tous les citoyens. C'est pourquoi la liberté serait
l'idéal. Ainsi, le rôle des institutions est de garantir les
libertés de base aux citoyens comme il le souligne, lorsqu'il parle de
système de liberté les plus étendues (ceci voudrait dire
que les libertés doivent être compatibles avec la possession de ce
même système par tous).
Cette privation qui définit les partenaires lorsqu'ils
doivent choisir les principes permet donc de garantir les libertés
fondamentales puisqu'elle ne donne de privilège à personne, sinon
à tout le monde. C'est pourquoi, la liberté étant
supérieure aux autres valeurs, c'est elle que les partenaires
commenceront par choisir en d'abord comme premier principe de la justice.
Parmi les libertés de base, il y a donc « la
liberté de pensée et la liberté de conscience, les
libertés politiques (par exemple le droit de voter et de participer
à la vie politique) et la liberté d'association, de même
que les droits qui correspondent à la liberté et
l'intégrité (physique et psychologique) de la
personne »158(*). En, substance de quoi s'agit-il dans ces
libertés ? Chez Rawls, la liberté de conscience a une
fonction paradigmatique, au sens où elle « fournit le
modèle de raisonnement qui permet de déterminer toutes les autres
libertés de base »159(*). Rawls rattache la liberté de conscience
à l'idée de rationnel. C'est la capacité à former,
à promouvoir et à réviser une conception du bien à
l'abri de toute contrainte extérieure de la conscience. Chaque
partenaire porte en lui une certaine référence ou bien des
références du point de vue moral, religieux et culturel, des
convictions qu'il n'accepterait pas de voir absorbée par une autre
doctrine que la sienne. C'est pourquoi, conscient que sa
référence à l'État peut constituer une menace pour
la réalisation de la liberté de conscience, Rawls fait appel
à la notion de « publicité » dans la justice.
C'est en effet à partir de l'esprit « public »
que les principes de la justice sont admis par tous les partenaires.
L'État ne peut pas intervenir dans la vie privée des personnes,
comme leur religion, leur morale, etc.
Quant aux libertés politiques, elles consistent, pour
le citoyen, à agir selon sa propre volonté, tout en respectant le
droit et sans être entravé par autrui. C'est une forme de
liberté liée à l'autodétermination, au sens
où le citoyen porte en lui le souci, non seulement pour lui-même,
mais pour l'avenir de son pays. C'est ce qui explique la considération
du vote comme liberté politique. En la plaçant parmi les
libertés de base, Rawls signifie que ces libertés, quoique
politiques, sont importantes parce qu'elles prennent en compte le
caractère social et publique de l'individu.
Les libertés politiques peuvent encore être
comptées comme fondamentales même si elles ne sont que des moyens
institutionnels essentiels pour protéger et préserver d'autres
libertés fondamentales. Lorsque l'on refuse à des groupes
politiquement faibles et à des minorités, le droit de vote, et
qu'on les exclut du service politique et du jeu politique, ils sont
susceptibles de voir leurs droits et leurs libertés restreints sinon
niés. Cela suffit à inclure les libertés politiques dans
n'importe quel système exhaustif des libertés
fondamentales160(*).
En dernier lieu, Rawls parle de la liberté de la
personne et de son intégrité. Il insiste sur les dimensions
physiques et psychologiques de la personne. La liberté de la personne
ici est entendue non pas comme une action, mais comme une protection de
l'intégrité physique et psychologique de la personne. Dans la
mesure où elle tient compte du physique et du psychologique, la
liberté de la personne implique sa vulnérabilité et une
sensibilité qui peut porter atteinte à son
intégrité. Cette liberté implique le respect
physique, moral et psychologique de la personne. Considérer la personne
toujours comme un être humain, jamais comme une chose ou un quelconque
objet de satisfaction. On peut ajouter plusieurs aspects comme l'interdiction
de toute forme de violence verbale ou physique. Il est à remarquer que
Rawls sort toujours la personne de son contexte moral ou dépendant de
quelque doctrine englobante, pour mettre en avant la dimension sociale et
politique de sa théorie qui est élaborée
indépendamment d'une doctrine morale, religieuse ou philosophique. Cela
est dû à l'importance qu'il accorde à l'idée de
coopération sociale. De tradition libérale, Rawls place la
liberté au coeur de sa pensée. Il donne à ce mot une
grande valeur, mais ne sépare pas son exercice des conditions
adéquates à son exercice. Sans certaines ressources la
liberté est littéralement sans valeur. C'est pourquoi en parlant
de la liberté, deux idées principales doivent être prises
en compte. Premièrement, parler de personnes libres suppose que
celles-ci ont conscience qu'elles possèdent de même que les autres
citoyens la capacité d'avoir une conception du bien. Thèse qui ne
signifie pas que ces personnes font passer l'idée du bien avant celle du
juste, mais plutôt qu' « elles sont
considérées, en tant que citoyens, comme capables de
réviser et de changer cette conception sur des bases raisonnables et
rationnelles, et qu'elles peuvent le faire si elles le
désirent »161(*). Autrement dit les personnes libres, dans le cadre
de l'organisation de la société, peuvent agir,
indépendamment de leur conception du bien, pour éviter que
celle-ci n'influence la structure de base et que, au cas où elles
changeraient de conception du bien, la société n'en pâtisse
pas.162(*)C'est à
partir de cette idée que Rawls juge nécessaire l'idée d'un
consensus par recoupement163(*).
Deuxièmement, Rawls pense que l'idée de
personnes libres tient à ce que les citoyens « s'envisagent
eux-mêmes comme des sources auto-validantes de revendications
valides »164(*). Ce qui veut dire que les citoyens, en tant qu'ils
sont membres de la coopération sociale, ont le droit de faire des
revendications à l'endroit des institutions pour la prise en compte de
leur conception du bien, sans pourtant porter atteinte à la conception
politique de la justice. Le plus important, c'est que les conceptions du bien
des individus, de même que leurs doctrines morales soient compatibles
avec la conception politique de la justice. De cette manière, il y a
auto validation.
Il est à constater que l'auteur de Théorie
de la Justice lie intimement le deuxième principe au premier qui
est la condition même de sa réalisation. Le second principe ne
découle pas de la violation de la liberté humaine. Il est un
droit fondamental qui oblige à la structure de base de la
société de répartir équitablement les ressources.
Ce qu'il faut retenir ici, c'est que « dans l'analyse qui dissocie la
garantie des droits auxquels la liberté donne lieu et la valeur de la
liberté, ma liberté est bien la même que pour les autres
membres de la société (elle m'est garantie comme aux
autres) »165(*).
Pour Rawls, l'État a des obligations envers chaque
individu. Mais c'est la coopération sociale qui est responsable de
l'application des principes de la structure de base, principes résultant
du choix et de la participation de tous. C'est la structure de base qui donne
à la liberté son sens réel, la démarquant ainsi
d'une liberté formelle se trouvant dans des textes. La structure de base
est le lieu de l'exercice de la liberté. Aucune liberté n'est
au-dessus des libertés fondamentales, elles sont toutes égales.
Aucun individu n'a plus de liberté que d'autres. La liberté ne
peut être sacrifiée à un avantage en revenus, richesse ou
autorité. Il est en outre important de ne pas perdre de vue que les
libertés fondamentales font partie des biens premiers. Dans cet ordre
d'idées, ce principe voudrait simplement signifier que la liberté
de chaque individu est fondamentale dans le choix de son avenir et des valeurs
qui lui conviennent, tout en sachant qu'il y a une valeur universelle de
l'intégrité des personnes qui existe et dont il faut toujours
tenir compte. Ceci implique que, dans l'idée des libertés
fondamentales de base, il n'est pas possible d'exclure l'idée de respect
de soi qui fait également partie des biens premiers, car le respect de
soi
comporte le sens qu'un individu a de sa propre valeur, la
conviction profonde qu'il a que sa conception du bien, son projet de vie valent
la peine d'être réalisés. Ensuite, le respect de
soi-même implique la confiance en sa propre capacité à
réaliser ses intentions, dans la limite de ses moyens. Quand nous avons
le sentiment que nos projets ont peu de valeur, nous ne pouvons plus les
continuer avec plaisir ni être satisfaits de leur exécution.
Tourmentés par le sentiment de l'échec et traversés de
doutes à l'égard de nous-mêmes, nous abandonnons nos
entreprises166(*).
Cette idée de respect de soi (self respect, self
esteem) a été introduite ici pour souligner le
caractère incontournable de la liberté qui est comme le levier de
la mise en pratique du respect de soi, parce qu'elle transcende les classes
d'origines et toute autre forme de discrimination. Mais Rawls précise
dans La justice comme équité que ce bien n'est
pas une attitude, mais fait partie des biens premiers sociaux qui aident les
citoyens, membres de la structure de base, à prendre en compte leur
dimension de personne, pouvant réaliser ses fins en
société et d'y développer ses dons naturels. Mais tout
cela n'est réalisable que lorsque, en amont, chaque citoyen
possède une liberté suffisante pour être maître de
lui-même et de ses projets, car c'est quand ses projets sont reconnus,
valorisés et acceptés par autrui, et que la structure de base la
rend réalisable, que le respect de soi est possible. De plus il est
important de ne pas oublier qu'une liberté solitaire n'est pas valable,
c'est pourquoi Rawls parle de libertés de base au sens où elles
forment un ensemble de droits et libertés les plus importantes à
respecter ou même à répartir.
Pour Rawls, lorsque les partenaires sont en position
originelle pour le choix des principes, ils sont amenés à choisir
en premier le principe d'égale liberté. C'est pourquoi, en
fonction de ce premier choix, la priorité lexicale ici voudrait aussi
dire que le deuxième principe de la justice ne peut être pris en
compte que lorsque le premier est complètement satisfait. C'est ce que
voudrait dire, « cette priorité accordée à la
liberté garantit donc qu'elle ne doit jamais être mise en balance
avec les autres biens premiers »167(*).
Après avoir analysé le premier principe de
justice qui est celui d'égale liberté, John Rawls passe au second
principe qui est un principe bidimensionnel, au sens où son premier
volet concerne l'égalité équitable des chances, tandis que
le second, appelé principe de différence s'intéresse
à la question des inégalités.
Section 2. Le
deuxième principe de la justice et sa dimension double.
Le deuxième principe reformulé de la justice par
Rawls stipule :
Les inégalités économiques et sociales
doivent remplir deux conditions : elles doivent d'abord être
attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous
dans des conditions d'égalité équitable des chances ;
ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux
membres les plus défavorisés de la société
(principe de différence)168(*).
Ces principes qui regardent particulièrement le
problème de la justice distributive ont été
revisités et ont connu un changement tant au niveau de la forme que du
contenu. Fidèle à ses idées de priorité lexicale,
Rawls précise que, dans le second principe de justice-qui contient deux
principes en réalité- le premier volet a priorité sur le
second volet. En un mot le principe de l'égalité équitable
des chances a priorité sur le principe de différence qui ne peut
être réalisé sans que le premier ne l'ait
été. Contrairement à Théorie de la
justice, La Justice comme équité ne
présente qu'une formulation (révision) des principes de la
justice. C'est pourquoi on lui donne déjà le nom de
reformulation, parce qu'elle contient, en substance, toute la
reformulation de la théorie rawlsienne de la justice. Pour comprendre
l'idée générale de ces principes, ce chapitre s'attachera
à étudier tour à tour le principe de
l'égalité équitable des chances et le principe de
différence.
Section 2.1.- Le principe
d'égalité équitable des chances
Dans la première partie, notamment dans le premier
chapitre consacré à l'autocritique de Rawls, la question de
l'égalité équitable a été soulevée.
Il a été essentiellement question de montrer les limites de
l'égalité des chances dans sa dimension formelle. Afin
d'éviter la répétition, ce chapitre se limitera à
donner une idée générale de ce que Rawls entend par
égalité équitable des chances, ensuite il s'attachera
à expliquer l'idée de mérite interprétée par
Rawls, dans la mesure où elle constitue une idée fondamentale
dans la compréhension de l'égalité équitable des
chances.
Quand Rawls écrit, il se situe toujours dans un
contexte donné, c'est pourquoi il est important, même dans
l'analyse des concepts, d'avoir recours, quoique de manière lapidaire,
à la compréhension générale de cette idée,
au moment où Rawls l'écrit. Ceci nous permettra de mieux
comprendre pourquoi il le fait et de mieux cerner la nouveauté qu'il
apporte, notamment dans La justice comme
équité. Cette assertion nous conduit donc à
interroger le sens de l'égalité des chances.
L'égalité des chances est une exigence qui veut
que le statut social de chaque individu d'une génération actuelle
ne dépende en rien du statut des générations
précédentes ; en un mot, elle exclut le fait des
contingences sociales, économiques, religieuses et même ethniques
dans la société. Elle est aussi une notion de politique publique
qui s'applique à plusieurs domaines dans la société, en ce
qu'elle prône les chances d'accès pour tous, à toutes les
positions sociales. Cette notion vaste implique également la lutte
contre toute forme de discrimination, à l'échelle de la
société. Comme la loterie où l'on ne sait pas d'avance
quel billet gagne ou perd, l'égalité des chances favorise les
chances pour chacun d'atteindre n'importe quelle situation sociale au cours de
sa vie.
En effet, depuis toujours, la notion d'égalité
des chances, apparaît aux yeux des populations, des politiques ou bien
des penseurs en philosophie, comme l'option la plus juste pour supprimer les
inégalités dans la société. Cette
considération vient simplement du fait que, en apparence,
l'égalité des chances semble garantir « que le sort des
individus est déterminé par leurs choix plutôt que par
leurs circonstances »169(*). L'idée générale de
l'égalité des chances tient au fait qu'on ne peut la
séparer du mérite, car l'échec ou la réussite de
celui qui vit dans une société prônant
l'égalité des chances, dépendra davantage de ses
compétences que des contingences le caractérisant, comme la race,
le milieu d'origine et le sexe. La réussite y est
considérée comme un gain, non pas comme quelque chose qui est
donné au départ, si bien que les grandes inégalités
sont très remarquables, parce que finalement le mérite est mis en
avant.
Pourtant, aussi alléchante qu'elle puisse
paraître, cette notion d'égalité des chances nourrit une
polémique qui lui vaut beaucoup d'interprétations. Si, pour
certains, l'égalité des chances est une question à
régler au niveau de l'accès à l'éducation et au
travail pour tous, pour d'autres, il est nécessaire de mettre en place
des programmes de discrimination positive170(*) (affirmative action), au niveau
économique et social, et ce, à la faveur, des groupes culturels
les plus désavantagés, afin de leur permettre d'atteindre le
niveau d'autres groupes avantagés. Pourtant, même dans ces
conditions, l'idée de mérite n'a aucun mérite, car elle
continue à poser un problème réel quant à la
question des inégalités, dans son lien avec le système le
la liberté naturelle. Aussi, la sortant de la conception des
systèmes des libertés naturelles, Rawls pense
l'égalité des chances en terme d'égalité
équitable des chances, dans un contexte de coopération sociale,
car les principes de la justice ne peuvent pas êtres conçus en
dehors des dispositifs institutionnels. En effet «il n'existe pas de
critère d'une attente légitime ou d'un titre en dehors des
règles publiques qui spécifient le système de
coopération »171(*). C'est donc la dimension publique qui confère
aux principes de justice leur validité en tant que principes de la
justice comme équité. Par conséquent « toutes
revendications naissent au sein du contexte d'un système de
coopération équitable »172(*), c'est pourquoi, en dehors
de la structure de base, il n'est pas possible de parler de mérite, des
attentes légitimes ou des titres.
Critiqué à gauche comme à droite, Rawls
juge nécessaire de repréciser qu'il n'est pas contre
l'idée de mérite car, en tant qu'il est déterminé
par une vision englobante, chaque citoyen porte en lui une idée de
mérite moral, qui dépend non pas de la structure de base, mais
des doctrines englobantes. Rawls affirme donc : « affirmer que
la justice comme équité rejette le concept de mérite moral
est inexact »173(*), car elle intègre certains de ses aspects. Ce
sera donc dans cette ébullition d'idées que John Rawls tentera de
proposer une égalité équitable des chances, mais en
récusant, dès le départ, certaines idées, notamment
celle du mérite, car même si cette idée
d'égalité des chances « séduit », il y
a toujours des risques qu'elle demeure formelle. En réalité
l'égalité des chances se contente de parler
d'égalité, sans pourtant se poser la question qu'il existe dans
les sociétés, des sources d'égalités, non
méritées. Personne, selon Rawls ne mérite une
inégalité, c'est pourquoi, ce serait injuste que de marquer
l'existence d'une personne de cette inégalité. En terme
d'inégalité, Rawls prend en compte toute forme
d'inégalité, que ce soient les inégalités que l'on
pourrait qualifier de naturelles, c'est-à-dire les handicaps (physique
ou mental) ou encore les inégalités culturelles ou raciales.
Considérée sous un angle capital, l'idée
d'égalité équitable des chances est mieux comprise chez
Rawls avec l'étude faite de la méritocratie. Aussi afin de mieux
apprécier la portée de cette analyse de Rawls que nous venons
d'esquisser, il nous faudra nous resituer dans la compréhension de
l'idée de mérite.
L'idée de
mérite
Le mot mérite a plusieurs sens dont le plus
courant est peut-être « ce qui rend quelqu'un digne de quelque
chose ». Mais cette idée peut aussi être
signifiée par des mots comme avantage, estime, talent, valeur,
vertu, honneur. En d'autres termes, l' «'idée
d'égalité des chances comme méritocratie repose sur une
idée intuitivement attirante, à savoir celle que certains biens
tels que le prestige, le pouvoir ou la richesse devraient être le
résultat d'une compétition équitable »174(*). Tous ces sens rejoignent
bien le principe traditionnel de la méritocratie175(*) qui considère le
mérite comme étant ce concept qui permet l'égal
accès à tous les postes pour tous les citoyens.
Rawls déplore le fait que « le sens commun a
toujours tendance à croire que le revenu ou la richesse et les bonnes
choses dans la vie, d'une manière générale, devraient
être répartis en fonction du mérite
moral »176(*).
Il pense que cela relève d'une erreur, car du point de vue de la justice
distributive, cela n'est pas de l'ordre des choses possibles. C'est pourquoi sa
théorie de la justice comme équité, conçue pour la
structure de base de la société, rejette cette idée de
mérite moral. Pour l'auteur de la Théorie de la justice,
le mérite moral et la justice distributive sont deux situations
différentes qu'il ne faut pas mélanger. D'où, il pense que
le mérite peut être compris de plusieurs manières,
l'une d'entre elles pouvant même favoriser les personnes ayant des
aptitudes pour occuper certaines positions en société. C'est
pourquoi, dans le contexte de la théorie de la justice comme
équité, il juge nécessaire de repenser l'idée de
mérite. Ainsi, pour mieux expliquer ce qu'il entend par
mérite, il analyse le concept. Le concevant de trois
manières, Rawls parle d'abord du mérite moral (moral
desert), suivi de l'idée d'attentes légitimes
(legitimate expectation), puis du mérite institutionnel
(deservingness).
-Le mérite moral est considéré par Rawls,
comme étant « la valeur morale du caractère de la
personne considérée comme un tout tel qu'il est décrit par
une doctrine morale englobante, de même que la valeur morale d'actions
particulières »177(*). Contrairement à ce que pensent ses
contradicteurs, John Rawls ne rejette pas l'idée de mérite. Il
précise dans La justice comme équité que dans le
contexte de la justice politique publique, le mérite moral, par exemple,
n'a pas sa place, parce qu'il fait partie des doctrines englobantes. Rawls
purifie les principes et même le cadre de leurs choix de tout ce qui est
doctrines englobantes, et donc indépendantes des institutions publiques.
Les citoyens qui doivent définir les critères de l'organisation
de la structure de base ont des conceptions du bien opposées ; ils
ne peuvent donc pas s'entendre sur un bien, parce que chacun voudra que sa
doctrine soit mise en avant. Or, en matière de justice sociale, cela
n'est pas possible, parce qu'il faut parvenir à un consensus.
D'où Rawls pense qu'il est important de trouver un substitut à
l'idée de mérite moral, un substitut qui tienne compte des
dimensions politique et raisonnable de la société. Ce substitut
est proposé par Rawls lui-même : il s'agit de l'idée
d'attentes légitimes qui fonde la deuxième phase de l'idée
du mérite.
-Pour ce qui est de la deuxième manière de
concevoir le mérite, Rawls pense que ce qui est important pour les
humains, c'est de satisfaire leurs attentes légitimes, qui ont pour
garantie les institutions sociales. Il insiste sur le fait « qu'il
n'existe pas de critère d'une attente légitime, ou d'un titre, en
dehors des règles publiques qui spécifient le système de
coopération », car les attentes légitimes et les titres
doivent toujours être fondés sur ces règles. Ces
règles selon Rawls sont compatibles avec les principes de la justice.
Cette idée sert de substitut au mérite moral, parce qu'elle
transcende les doctrines englobantes et s'incarne dans une conception
politique de la justice à laquelle elle est destinée. Ceci est
d'autant plus important que John Rawls tient à souligner qu'en tant que
conception politique, l'idée d'attentes légitimes ne peut
s'appliquer directement aux relations familiales178(*), ou aux relations
personnelles entre les individus.
-Enfin, la dernière phase concerne le mérite
institutionnel que Rawls explique à partir de la situation exemplaire
que représente le jeu179(*). Rawls prend cet exemple pour montrer que, lorsqu'on
dit d'une une équipe qu'elle méritait de gagner au lieu de
perdre, il est vrai qu'on s'oppose de manière indirecte à la
victoire des gagnants, mais le principal est de faire comprendre que les
perdants, au regard de leur jeu, de leur façon de se conduire sur le
terrain, auraient pu être gagnants. Ce qui pourrait signifier que, eu
égard à leurs performances, les deux équipes auraient pu
gagner tout comme elles auraient pu perdre. Mais ce jour-là, la chance
ou la fortune ont choisi de sourire à l'une plutôt qu'à
l'autre. Cette forme de mérite trouve son accomplissement dans les
institutions et s'applique aux règles publiques, qui ont un lien direct
avec le social. Pour Rawls donc, « il existe de nombreuses
manières de spécifier le mérite institutionnel, qui
varient en fonction des règles publiques concernées et des fins
et objectifs qu'elles ont pour fonction de servir. Aucune de ces
manières ne spécifie pourtant une idée du mérite
moral au sens propre »180(*). Dans le cadre de cet exemple du jeu, les gagnants
sont à féliciter, mais les perdants aussi. On pourrait certes
dire que vue les performances de ces derniers, ils méritaient de gagner,
pourtant compte tenu de la chance, ils n'ont pas pu obtenir ce qu'ils
méritaient. Ceci voudraient dire que, dans la société, ce
ne sont pas toujours les méritants qui gagnent. Donc quand on a par
exemple le mérite d'être issu de tel ou tel autre milieu, rien ne
nous prédestine, selon Rawls, à obtenir des gains ou à
occuper une position dans la société. Cette idée de Rawls
permet de comprendre que des citoyens, qui mettent en pratique les
règles publiques de la structure de base de la société
peuvent devenir méritants, non en vertu de leurs valeurs morales ou de
leurs origines sociales, mais par le biais des instances publiques.
Dans la compréhension de la justice distributive, John
Rawls apporte à la conception de l'égalité formelle des
chances, qui consiste à n'interroger qu'une seule face de l'accès
aux ressources, la dimension de l'égalité équitable qui
transcende le formel pour s'intéresser à son aspect réel.
Aussi, considérant que la répartition ne doit en aucun cas
dépendre de la distribution originelle, il pense le principe de
différence en introduisant une nouveauté : l'idée de
d'iniquité originaire. Cette préoccupation de Rawls quant
à l'iniquité originaire rejoint celle de Kant qui s'interroge et
se demande si on peut établir un droit
d'hérédité : « Or comme la naissance n'est
pas un acte de celui qui est mis au monde et qu'il ne lui vient par là
aucune inégalité dans la condition juridique ni aucune soumission
à des lois de contrainte si ce n'est à celles qui lui sont
communes, [...] il ne peut y avoir aucun privilège inné sur
autrui. »181(*). Pour Kant, un avantage n'a pas pour origine le
privilège originaire ou social, car il est toujours le fait d'une
rétribution.
De cette façon, l'interprétation
« dé-formalisée »182(*) de l'égalité
des chances donne place à l'égalité équitable des
chances qui offre l'option d'atténuer les inégalités pour
pouvoir donner à tous la chance d'accéder à certaines
positions dans la société, en particulier à
l'éducation. En somme, pour Rawls, les inégalités ne
peuvent pas se justifier par le mérite, car personne ne mérite
son mérite. C'est pourquoi nul ne doit s'arroger le droit d'occuper
telle ou telle autre position dans la société, en vertu de ses
qualités propres. Par conséquent, Rawls pense qu'au sein de la
structure de bases, les citoyens doivent avoir des les mêmes chances
d'accès et les mêmes chances de succès égales, peu
importe leur situation de départ dans la société. Par
exemple, les enfants des favorisés, comme les enfants des moins
favorisés devraient tous avoir les mêmes chances dans la
société. Les classes sociales ne devraient, en principe, avoir
aucune influence dans l'organisation de la société. En parlant de
ce qui peut réduire l'influence des origines, Rawls mentionne
« la prévention d'une accumulation excessive de la
propriété et de la richesse chez certains, et la garantie de
chances d'éducation égales pour tous »183(*).
En fin de compte, « la justice comme
équité ne fait usage que de la troisième et de la
deuxième idée du mérite »184(*) car, dès le
début, Rawls essaie de faire comprendre à son lecteur que sa
théorie est une théorie politique valable pour les
sociétés telles qu'elles existent. Elle n'est pas une
théorie métaphysique ; il n'est pas possible de fonder les
principes sur une idée de doctrines englobantes. Par conséquent,
il est inutile de parler de mérite moral. Même si dans
Théorie de la justice, Rawls ne parle pas explicitement de
mérite institutionnel, il y fait tout de même allusion de
manière directe ou indirecte185(*). En effet, quelques fois certains talents ne sont
pas valorisés parce que les personnes qui les possèdent n'ont
personne pour leur parler de certains avantages qu'ils pourraient avoir, ou
encore, personne pour les aider à valoriser leur talents. Dans certaines
sociétés, les mieux lotis ne s'intéressent souvent pas aux
mal lotis, parce qu'ils pensent qu'ils ne viennent pas du même milieu.
Cette attitude même est une inégalité vis-à-vis du
mal lotis. Alors Rawls estime que lorsque les personnes nanties ne prennent pas
en compte la situation des autres citoyens, ils font montre d'une injustice
sociale. C'est pourquoi, dans la distribution des rôles ou des positions
dans la société, il est important de faire abstraction des
contingences, comme la classe sociale ou l'origine ethnique. Ainsi
récuser l'idée du mérite, dans le contexte de la justice
sociale signifie, pour Rawls, « non seulement cesser de
considérer comme justifiés les avantages supérieurs de
ceux qui sont plus talentueux, mais également considérer la
position du plus défavorisé, non pas comme une
égalité résultant de ses seules décisions, mais
comme une responsabilité collective »186(*). Rawls engage donc la
responsabilité collective pour le bien des plus
défavorisés et repousse l'idée qui veut que depuis des
générations, ce soit toujours les mêmes qui aient
accès aux avantages sociaux. Personne ne choisit de venir au monde dans
telle classe sociale ou dans telle autre. Aussi, il est important de tenir
compte de la dimension sociale de la justice pour que tous aient la chance
équitable d'accéder aux mêmes positions dans la
société.
Après celle de l'examen de la première partie du
deuxième principe de justice, l'étape suivante, dans la
reformulation des principes rawlsiens de la justice, retenue dans cette
étude, est celle qui accorde de la valeur aux inégalités,
dans la justice distributive. Selon Rawls, « les
inégalités existantes doivent contribuer à
améliorer le sort des gens les plus défavorisés de la
société »187(*). C'est ce qui va fonder la deuxième partie de
cette section.
Section 2.2-le principe de
différence et sa signification.
Le principe de différence s'énonce de la
manière suivante : « Les inégalités
économiques et sociales [...] doivent procurer le plus grand
bénéfice aux membres les plus défavorisés de la
société (le principe de différence) »188(*). Ce principe a pour
rôle fondamental de répartir les biens entre les membres de la
société, de façon à ne laisser personne de
côté, et cela de manière juste et équitable. C'est
pourquoi admettre les inégalités n'est pas une mauvaise chose en
soi, à condition que cela permette de maximiser le bien des plus
défavorisés.
Même si au début de La justice comme
équité, Rawls note une distinction entre les deux principes
de justice en ce qui concerne leurs domaines d'application, il faut quand
même reconnaître que le principe de différence, comme celui
d'égale liberté, n'échappe pas au cadre constitutionnel,
bien qu'il concerne directement les questions économiques et sociales.
C'est pourquoi il est impossible, selon Rawls, de penser le principe de
différence en dehors de la coopération sociale sans laquelle rien
ne serait produit, et donc il n'y aurait rien à distribuer. Mais ce
second pan du deuxième principe de la justice est lié aux
systèmes de production, puisqu'il traite des questions
d'efficacité économique et des inégalités
socio-économiques. Notre analyse du principe de différence se
déroulera à partir de deux idées principales, à
savoir : la prise en compte des inégalités et l'idée
de réciprocité.
En ce qui touche la question des inégalités, il
est important de souligner le système de production qui est l'organe
même de la prise en compte des inégalités. Les deux ne
peuvent pas être séparés car, dans un système de
production, régi par des règles publiques, on retrouve les
favorisés et les défavorisés. Ce système
étant défini par des règles publiques, tous ceux qui y
participent ont, en quelque sorte, l'obligation de les observer, dans la mesure
où ces règles elles-mêmes sont issues de la
coopération sociale. Leur première fonction est d'organiser la
vie économique et sociale au sein du groupe en assignant à chaque
membre de la société un rôle dans la distribution des
tâches. Cette organisation des systèmes de production tient, en
outre, compte du traitement des personnes, précisément à
travers les salaires qui leur sont attribués. C'est pourquoi il n'est
pas possible de parler de salaire sans tenir compte de la production. Rawls
définit le système de production comme « la
manière dont ses règles publiques organisent l'activité
productive, spécifient la division du travail, assignent des rôles
variés à ceux qui y sont engagés et, ainsi de
suite »189(*).
Tout traitement de salaire dépend de la qualité de la production.
C'est pourquoi si l'on veut avoir des augmentations au niveau du traitement, il
est important de produire plus. Même dans les salaires, les
inégalités sont acceptables selon le principe de
différence. Ce qui est plus important c'est que les personnes qui ont
des salaires élevés permettent à toutes les couches de la
société de bénéficier des services de tous et
même des personnes nantis. Certaines inégalités salariales
devraient permettre à ceux qui perçoivent des gros salaires
d'être capables de rendre la vie plus humaine. Par exemple en
créant des structures qui tiennent compte des personnes
défavorisées, l'idée de justice équitable dans un
système d'inégalités économiques et sociales qui
soient à l'avantage de tous, pourra être
réalisée.
Il existe certes des différences dans le traitement,
mais Rawls estime que ce qui compte, c'est que les besoins des personnes
défavorisées soient réellement pris en compte. Cela n'est
en fait plus une inégalité, ou plutôt c'est une
inégalité juste. Un système peut être
qualifié d'efficace seulement à cette condition.
Pour John Rawls, il est vrai que certains individus, dans la
structure de base de la société, ont dès le départ
des meilleures perspectives par rapport à ceux qui viennent des classes
moins favorisées. Toutefois, conscient que cette injustice est difficile
à supprimer, il pense que la seule attitude justifiable, est celle
où, malgré la différence, les inégalités
procurent un avantage aux personnes les plus défavorisées. Cela
voudrait dire, que « si les attentes des plus favorisés
diminuaient, les perspectives des plus défavorisés diminueraient
aussi. Des attentes encore plus élevées augmenteraient les
attentes des plus désavantagés »190(*). Ce qui pourrait permettre
à chaque citoyen de maximiser ses attentes, du plus au moins
aisé, car même s'il existe des différences salariales, la
croissance dans une économie de marché améliore le niveau
de vie de chacun.
Rawls souligne en outre qu'il faut aussi éviter de
créer le grand fossé entre les pauvres et les riches, car
l'accentuation des différences entre les classes sociales
« transgresse le principe de l'avantage mutuel aussi bien que celui
de l'égalité démocratique »191(*). Rawls voudrait ici montrer
que, même s'il existe des différences dans la possession des
biens, elles doivent être moindres. Sa thèse ne consiste donc pas
à soutenir l'idée que tous les citoyens doivent avoir les
mêmes richesses, car le principe de différence ne se rapporte pas
à l'accession aux avantages sociaux-économiques, de façon
égalitaire, mais plutôt à la possibilité, pour les
citoyens d'obtenir, au cours de leur vie, des biens. Et ce, grâce
à la diversité sociale existante. Ce principe suggère la
prise en compte des inégalités dans la distribution d'avantages
sociaux. C'est pourquoi il est nécessaire que les plus favorisés
et les plus défavorisés travaillent pour arriver à
instaurer ce système dans la répartition. De ce point de vue, la
justice est compatible avec l'efficacité, parce que
l'amélioration de la situation des uns engendre nécessairement
l'amélioration de celle des autres. Mais, il est important, pour Rawls,
de noter qu'en dépit de cette adéquation, la justice demeure
supérieure et prioritaire à l'efficacité, d'autant plus
que le principe de différence en lui-même n'exige pas une
croissance économique continuelle sur plusieurs
générations dans le but de maximiser à l'infini les
attentes des plus défavorisés.
Chacun doit bénéficier des avantages de la
société, peu importe sa place dans la structure de base de
celle-ci. À travers ce principe de différence, Rawls
tolère un régime qui prenne en compte les
inégalités, à condition que cela soit à l'avantage
des pauvres, par rapport à un régime qui viole les
libertés de base et qui garantit la misère pour tous. Cette
considération des inégalités dans la redistribution est
donc l'une des conséquences de la réciprocité :
Ce que requiert le principe de différence est donc, que
quel que soit le niveau général de richesse, qu'il soit
élevé ou faible, les inégalités existantes
remplissent la condition de bénéficier aux autres comme à
nous-mêmes. Cette condition met en lumière le fait que même
s'il utilise l'idée de maximisation des attentes des plus
défavorisés, le principe de différence est essentiellement
un principe de réciprocité192(*)
La théorie de Rawls recourt à des termes qui en
rendent l'accès plus aisé. C'est la raison pour laquelle, il
insère l'idée de réciprocité dans le principe de
différence, comme pour expliciter qu'elle fait partie des options
fondamentales et utiles pour arriver à une solution juste et
équitable, conformément au sens de la réciprocité
qui lui confère un caractère équitable ainsi que la
garantie des relations égalitaires entre individus ou groupes. Cette
idée de réciprocité exclut la recherche
d'intérêts personnels, en défaveur des autres, c'est
pourquoi elle ne peut pas composer avec l'utilitarisme, puisque ce qui guide
la pensée utilitariste (supra, p.3) c'est d'abord
l'intérêt du plus grand nombre au détriment de
l'individu.
Que l'on concède au principe de différence la
prise en compte des inégalités, Rawls le conçoit bien.
Mais il pense que seul, ce principe ne peut pas tenir. C'est pourquoi, il fait
appel à l'idéal de la réciprocité qui doit
caractériser ce principe.
L'idée de
réciprocité équitable
Implicite dans Théorie de la justice,
l'idée de réciprocité est développée
clairement dans La justice comme équité. La
réciprocité est en contradiction avec l'utilitarisme qui
privilégie les individualités au profit des plus grands groupes.
Cette notion est introduite par Rawls pour contrer le principe utilitariste du
plus grand bonheur pour le plus grand nombre : « le fait que le
principe de différence comprenne une idée de
réciprocité le distingue du principe d'utilité
restreinte »193(*).
John Rawls considère la réciprocité comme
un idéal social. Il en parle tout le long de sa théorie, de
manière explicite comme de manière implicite. Une autre
manière de comprendre cette idée, est celle qui consiste à
replonger dans l'idéal de la société démocratique
qui constitue la trame essentielle de la théorie de la justice comme
équité. Rawls souligne, en effet, que sa théorie est une
théorie pour les sociétés démocratiques. Ainsi
donc, tant qu'ils sont concepteurs de la société, les citoyens
doivent avoir comme idéal social de base la réciprocité,
d'autant plus que les principes de la justice ne doivent pas être
considérés comme des normes imposées de
l'extérieur, ou venant d'une autorité quelconque. Les principes
de la justice sont le fruit de la coopération sociale entre les
individus.
Il est certes important que les citoyens coopèrent
entre eux en vue de l'organisation de la structure de base de la
société, mais John Rawls juge qu'il faut adjoindre à cet
idéal de coopération l'idée de réciprocité.
Car en tant qu'elle reconsidère les hommes dans une dimension totalement
« non arbitraire » et symétrique (mutuelle), la
réciprocité s'impose. C'est pourquoi l'idée de
réciprocité aboutit nécessairement à la justice
comme équité. On pourrait même dire que
« l'idée de réciprocité se situe entre celle
d'impartialité (qui est altruiste et qui est motivée par le bien
général) et celle d'avantage mutuel. La
réciprocité, dans le cadre de la théorie de la justice
comme équité, est une relation entre citoyens exprimé par
les principes de la justice qui gouvernent le monde
social »194(*).
Dans la position originelle, les partenaires sont dans une
position réciproque et sont conscients des retombées des choix
qu'ils devront faire. Par exemple, ils savent que les principes qui seront
adoptés prendront en compte les réalités de la vie de tous
les citoyens. C'est pourquoi le fait qu'ils soient dans une situation
symétrique les conduira à faire des choix qui prendront en compte
les dimensions sociales et économiques de la société. La
division égale est prise comme point de départ ; dès
lors maximiser le travail, c'est travailler pour tout le monde tout en
étant conscient que le plus important, est de promouvoir
l'amélioration des conditions de vie des plus défavorisés.
C'est pourquoi Rawls affirme que, la division égale étant comme
le fondement de cette distribution, « ceux qui ont acquis davantage
doivent le faire en des termes acceptables pour ceux qui ont acquis moins, et
en particulier pour ceux qui ont acquis le moins »195(*). Rawls ne sépare pas
la division égale de l'idée de réciprocité parce
que, pour lui, elles sont complémentaires, car comme idées de
base, elles permettent que les plus favorisés tiennent toujours compte
des défavorisés, au sens où leur pleine richesse ne peut
être effective que lorsqu'ils sont conscients que le moins
favorisé possède un minimum pour sa survie. Et l'idée
même de réciprocité vient du fait que, comme les deux
principes étudiés plus haut, elle s'applique à la
structure de base de la société. C'est donc ce lien avec la
structure de base qui donne à l'idée de réciprocité
son vrai sens et sa consistance, car les contingences ne doivent pas affecter
les structures sociales, que ce soit à l'avantage ou au détriment
des défavorisés comme des favorisés. L'idéal, c'est
de partir de la réciprocité, puisque les principes sont ceux de
la justice comme équité. L'équité repose
fondamentalement sur la réciprocité : il y a
équité entre citoyens lorsque tous prennent conscience qu'ils
partagent les mêmes droits et les mêmes libertés. Ces droits
et libertés vont de pair avec les devoirs à accomplir. Cette
idée de réciprocité nécessaire pour le choix des
principes est une des idées essentielles du principe de
différence de la théorie de la justice.
Les partenaires dans la position originelle, selon Rawls, sont
dans une attitude de réciprocité. Ils cherchent à
défendre les intérêts fondamentaux des individus dont ils
sont les représentants, en sachant que ce sont des citoyens libres et
égaux engagés dans la coopération sociale. Selon Rawls,
ces partenaires, conscient que le meilleur système est celui qui leur
permet de réaliser leur liberté, ils choisiront en premier le
principe d'égale liberté. Ce choix voudrait signifier, que chez
John Rawls le principe de la liberté est prioritaire aux deux autres
principes. Mais cette priorité ne se limite pas seulement au premier,
car il concerne tous les principes rawlsiens de la justice. C'est cette
idée de priorité que nous allons clarifier dans le
troisième chapitre de cette deuxième partie.
Chapitre 3 : Les
principes la justice et la priorité lexicale.
Conscient que la mise en application des principes de justice
peut aboutir à des choix contradictoires, Rawls met au centre des
principes de justice, l'idée de priorité lexicale :
« cette priorité signifie qu'en appliquant un principe (ou en
vérifiant son application par des tests ponctuels), nous supposons que
les principes qui ont priorité sur lui sont pleinement
satisfaits »196(*). Il utilise cette image du lexique, comme un moyen
pour éclairer l'idée de priorité qu'il accorde aux deux
principes de justice. Le mot « lexicale » qui qualifie
« priorité » est d'origine linguistique et a pour
fonction d'établir des liens ou de donner un sens à quelque
chose. Qualifiant le terme « priorité », il prend
ici le sens de ce qui vient en premier, puisque :
Dans un dictionnaire, la première lettre est
lexicalement première en ce sens qu'aucune compensation au niveau des
lettres ultérieures ne pourra effacer l'effet négatif qui
résulterait de la substitution de toute autre lettre à cette
première lettre ; cette impossible substitution donne à la
première lettre un poids infini. Néanmoins l'ordre suivant n'est
pas dénué de poids, puisque les lettres ultérieures font
la différence entre deux mots ayant même commencement. L'ordre
lexical donne à tous les constituants un poids spécifique sans
les rendre mutuellement substituables197(*).
Section 1-La
priorité du premier principe de la justice
La section 32 de La justice comme
équité est consacrée à la
réinterprétation de la priorité du principe de
liberté. Rawls y reprécise avec beaucoup de vigueur ce qu'il
entend par « priorité lexicale », en insistant sur
le fait que les libertés de base, en fin de compte, doivent être
sauvegardées, même s'il faut pour cela sacrifier les avantages
économiques et sociaux. Et puis aucune des libertés ne peut
être sacrifiées pour réaliser une autre liberté, car
les libertés de base se valent et n'ont de sens que lorsqu'elles sont
considérées comme un système cohérent. Rawls expose
l'essentiel des conditions de l'idée de priorité du principe
d'égale liberté:
En affirmant la priorité des droits et libertés
de base, nous supposons que des conditions raisonnablement satisfaisantes sont
remplies. Autrement dit, nous supposons que les conditions historiques,
économiques et sociales sont telles que, dans la mesure où une
volonté politique existe, des institutions politiques efficaces peuvent
être établies de manière à procurer un espace
adéquat pour exercer ces libertés198(*).
L'exercice de la liberté étant un
élément prioritaire dans la structure de base de la
société, il est important de comprendre l'ordre d'idées
dans lequel Rawls définit cette notion, puisque l'unité des
principes se conclut de la place qui est accordée au principe de
l'égale liberté. Par souci de cohérence, il est
nécessaire de faire appel à John Rawls lui-même qui, dans
La justice comme équité, affirme :
« Cette priorité signifie [...] que le second principe [...]
doit toujours être appliqué dans le cadre d'un contexte
institutionnel qui satisfait aux exigences du premier principe [...], comme ce
sera par définition le cas dans une société bien
ordonnée »199(*).
Par rapport au principe de l'égale liberté,
cette priorité voudrait simplement dire, que rien ne peut remplacer la
perte de liberté, même pas l'égalité ou la justice
distributive, et donc le deuxième principe ne peut être
honoré que lorsque le premier, la liberté, l'a déjà
été. La liberté ne peut être sacrifiée au
profit du bien-être. La liberté selon Rawls ne peut être
soumise au calcul des intérêts. C'est pour cela qu'il la place en
premier et lui attribue une priorité, car les partenaires ne peuvent pas
sacrifier la liberté au profit d'autre chose.
Ce qui, en fin de compte signifie que le premier principe de
la justice est, du fait même de son emplacement, première,
à tous les niveaux, par rapport au second. La liberté ne peut en
aucun cas être troquée contre l'égalité. Cette
idée de priorité se trouve également au sein du
deuxième principe de la justice.
Section 2- La
priorité au sein du deuxième principe de la justice.
Rawls affirme qu' « au sein du second principe
de la justice, l'égalité équitable des chances a
priorité sur le principe de différence »200(*). Ce dernier
est« subordonné à la fois au premier principe de
justice (le principe d'égale liberté) et au principe
d'égalité équitable des chances. Il fonctionne en tandem
avec ces deux principes prioritaires, et il doit toujours être
appliqué dans le cadre d'un contexte constitutionnel dans lequel ces
principes sont satisfaits »201(*).
Ainsi, conformément à la définition qui a
été donnée de la priorité lexicale, la
démarche à suivre ici est de satisfaire d'abord
l'égalité des chances avant de passer à la pratique du
principe de différence. Et il est aussi important de constater que, pour
John Rawls, cette priorité n'admet pas d'exception, ce qui signifie que
même la plus grande satisfaction du principe de différence ne peut
pas compenser la violation du principe d'égalité équitable
des chances.
Conclusion.
Au terme de cette étude portant sur la reformulation et
l'argumentation des principes de la justice comme équité, il nous
paraît utile de rappeler l'idée essentielle de la deuxième
partie de notre analyse, intitulée : Reformulation des
principes de la justice comme équité. Alors que plusieurs
lecteurs de Rawls lui adressent une critique vive, Rawls lui-même, de son
côté, entreprend de reformuler ses principes en demeurant
fidèle certes, à ses intuitions premières, mais aussi en
s'ouvrant aux nouvelles intuitions de même qu'aux critiques. Ainsi, pour
rendre cette idée de reformulation, il nous a paru nécessaire de
partir de l'objet même de la justice qui est la structure de base, et de
la méthode utilisée pour parvenir à un choix libre et
équitable. D'où l'analyse de l'idée de position originelle
liée avec le voile d'ignorance.
Le deuxième grand apport a été celui de
l'étude de la reformulation des principes de la justice, notamment le
principe de l'égalité équitable des chances et le principe
de différence.
Par l'exposé du premier principe de justice, autrement
appelé le principe d'égale liberté, nous avons saisi
comment John Rawls comprend l'idée de liberté, notamment à
travers ses points focaux, comme la liberté de pensée, la
liberté de conscience et les libertés politiques. À cela,
nous avons jugé nécessaire de joindre les autres questions des
biens premiers sociaux, comme le respect de soi. En outre, au niveau du
contenu, il a été démontré que de
Théorie de la justice à La justice comme
équité, certaines variations sémantiques sont
intervenues. Ainsi donc par exemple, de « système le plus
étendu de libertés de base », John Rawls est
passé à « système pleinement
adéquat des libertés de base égales pour
tous », voulant ainsi signifier que les libertés de base et
leurs priorités doivent s'organiser autour d'une institution qui prenne
en compte les deux facultés propres aux individus, à savoir le
sens de la justice et la conception du bien. Il montre ainsi qu'aucune
liberté de base n'est absolue, alors qu'avec le
« système le plus étendu de
libertés », on avait l'impression qu'une liberté avait
de la préséance sur les autres libertés. Aucune
liberté n'étant absolue, les libertés doivent pouvoir
s'ordonner au sein d'un même système.
En ce qui concerne le deuxième principe de justice et,
compte tenu de sa dimension double, il a été question, en premier
lieu, de l'égalité équitable des chances en insistant sur
la dimension équitable ajoutée par Rawls pour lui enlever son
caractère formel. Néanmoins, l'essentiel de notre regard a
été posé sur l'idée de mérite moral en
montrant que Rawls ne rejette pas en bloc cette idée, mais insiste sur
les attentes légitimes et le mérite institutionnel, ce dernier se
réalisant dans les institutions publiques. En finir avec la
méritocratie morale constitue l'un des marqueurs à l'aide
desquels Rawls incite les plus avantagés que à la
coopération sociale et à l'acceptation de la distribution. Il
considère que les inégalités justifiées par le
mérite sont des injustices. Chacun a droit à un avantage, peu
importe son statut.
Ainsi, en deuxième lieu, il nous a fallu aborder le
principe de différence. L'essentiel de ce principe se résumant
dans la maximisation des biens des plus désavantagés, nous avons
souligné l'idée de réciprocité qui consiste
à signifier l'importance de l'équité dans la
théorie de la justice, principalement dans le principe de
différence.
Enfin, la priorité lexicale à l'intérieur
des principes a été le point culminant de notre analyse :
sans le respect de cette priorité, les principes de la justice ne
peuvent être réalisés, parce que le respect de la
liberté de l'individu est primordial, de même que, au sein du
second principe, la réalisation du principe de différence est
conditionnée par la satisfaction du principe de l'égalité
équitable des chances.
Conclusion
Générale :
Comme il a été souligné dans
l'introduction, l'essentiel des deux parties développées dans le
corps de ce mémoire a porté sur la reformulation des principes de
la justice chez John Rawls, dans La Justice comme
équité. La première partie a consisté à
restituer le cadre global dans lequel John Rawls a entrepris la reformulation
des principes de justice, à travers les critiques de Rawls et de Robert
Nozick. Quant à la deuxième partie elle s'est attachée
à examiner le changement de formulation et de contenu des principes de
la justice. Parmi les critiques rawlsiennes, nous regrouperons : les
limites du premier principe de la justice, la séquence des quatre
étapes, la critique de l'égalité des chances et le
problème de la justice distributive. Aussi, cette reconnaissance de ses
propres limites a permis à Rawls de donner les raisons qui l'ont conduit
à reformuler les principes et à relire l'idée qu'il a
donnée de la justice distributive en opposition à la justice
attributive. Il a en outre rappelé le contexte procédural du
choix des principes, sans oublier, l'importance accordée à
l'égalité des chances, en y adjoignant l'adjectif
équitable pour montrer la dimension réelle qui doit
caractériser ce principe.
Quant à Nozick, il a notamment critiqué la
justice distributive de John Rawls, de même que l'idée de
personnes rationnelles qu'il trouve infondée et qui, d'après lui,
ne prend pas en compte toutes les catégories des personnes vivant dans
la société. En critiquant le principe de différence, il
juge la justice distributive incompatible avec le principe d'égale
liberté, puisque pour lui, le principe de différence ne
mérite pas d'être considéré comme un principe, parce
qu'il viole les droits de la personne humaine.
La deuxième partie, a tenté de repérer
les amendements apportés par Rawls à sa propre théorie.
Cette question de la reformulation a fait référence à
certaines idées fondamentales introduites par Rawls, sans lesquelles il
est impossible de comprendre l'organisation des principes de la justice. Deux
idées principales ont été soulignées : la
structure de base de la société considérée comme
objet premier des principes de la justice et l'idée de position
originelle. Par ailleurs, une précision a été introduite
pour montrer que, finalement, John Rawls n'exclut pas la dimension morale et ne
récuse pas entièrement l'idée de mérite. Pour
Rawls, tous les hommes qui entrent dans la coopération sociale sont
doués de deux facultés : le sens de la justice et la
capacité du bien.
Parmi les critiques qui lui ont été
adressées, on lui reproche notamment d'accorder la priorité au
juste par rapport au bien, c'est-à-dire de privilégier la justice
au détriment de la morale. Pourtant, eu égard à ses
nombreux écrits, notamment leçons sur l'histoire de la
philosophie morale publiée en 2000, on peut se rendre compte que
l'auteur de Théorie de la justice n'a jamais voulu
s'écarter de la dimension morale de l'homme. Il voulait simplement,
comme il l'a souligné, trouver une alternative à l'utilitarisme
et trouver des principes pouvant organiser la vie sociale et économique
de la structure de base de la société. En effet Rawls a
remarqué que dans la société aucune morale ne faisait
l'unanimité. D'où, partir de la vision bonne d'un groupe pour
choisir les principes de la justice devrait nécessairement aboutir
à une impasse. Dans le cadre de la justice comme équité,
sa préoccupation première est d'examiner les conditions de
possibilité d'un accord entre les personnes appelées à
vivre ensemble dans la société, tout en ayant des visons
différentes du bien. L'idée de Rawls n'est pas d'écarter
la morale, mais d'éviter que cette dernière n'influe sur le choix
des principes, car « une conception publique de la justice doit
demeurer axiologiquement neutre par rapport aux convictions morales ou
religieuses des citoyens si elle veut jouer son rôle de médiation
entre coopération interindividuelle et consensus démocratique
stable »202(*).
Considérant les questions morales comme faisant parties
des doctrines englobantes, notre auteur suggère qu'elles soient, au
moment du choix des principes de justice politique, classées dans la
sphère privée. C'est pourquoi il juge important de
préciser que sa théorie de la justice est une théorie
politique, et non pas métaphysique. La théorie de la justice est
politique parce qu'elle s'applique à un domaine politique qui n'a pas
besoin que les partenaires dans la coopération sociale, aient recours
à leurs différentes conceptions du bien.
Toutefois, il est impossible dans les limites de notre travail
de rendre tout l'effort de reformulation fourni par John Rawls, ainsi que la
majeure partie des critiques qui lui ont été adressées. Ce
qu'il faut retenir, c'est que Rawls, à travers la théorie de la
justice comme équité a suscité des réactions qui
lui ont valu la traduction en plusieurs langues de cet ouvrage et même la
réédition de Théorie de la justice, son oeuvre
capitale. Mais notre travail resterait incomplet s'il ne montrait pas l'apport
original Rawls, à travers sa théorie de la justice.
La tentation est grande dans cette partie conclusive de tenter
un regard global sur toute l'oeuvre de John Rawls, nous préférons
rester modestement à notre idée de départ,
c'est-à-dire la reformulation rawlsienne des principes de la
justice. Nous allons, tout en montrant l'originalité de l'oeuvre de
Rawls, tenter de poser un double regard sur la pertinence actuelle des
principes de justice, en soulignant leur impact dans le monde d'aujourd'hui.
Pour cela, nous avons choisi trois axes principaux: l'apport philosophique de
la justice comme équité, les enjeux actuels des principes de
justice, à travers les idées d'égalité des chances
et d'inviolabilité de la personne et le regard critique sur les
principes reformulés de la justice.
1 - L'apport philosophique
de la théorie de la justice comme équité.
Quand on parle de l'originalité de l'oeuvre de Rawls,
il n'est pas rare qu'on fasse allusion, à son immense contribution
à l'oeuvre de la philosophie politique. Ainsi l'une des
originalités reconnue à Théorie de la justice
est sa relation à la modernité, notamment les philosophes du
contrat social. Rawls a recours à la tradition du contrat social parce
que les principes de la justice sont valables pour une société
démocratique et que celle-ci, à l'image de l'idéal
contractualiste met en place une codélibération fondée sur
la liberté et la réciprocité. Fidèle à son
intuition première, Rawls estime utile, pour fonder sa théorie,
de faire appel à la tradition du contractualisme. Pourtant renouer avec
le passé, pour cet auteur, ne signifie pas s'y cantonner.
En plus de cette référence au contrat social, il
faut noter le retour à la question de la justice conçue comme
voie d'accès à la question morale et politique. En insistant sur
l'idée de justice sociale, Rawls renoue avec Aristote,
définissant ainsi la justice comme étant l'acte de donner
à chacun selon ce qui lui revient. Néanmoins, il s'écarte
du stagirite, car il considère que ce qui est à répartir
ne se limite pas aux biens ou bien aux honneurs, mais aussi aux biens premiers,
aux libertés de base et aux droits fondamentaux. Une
égalité des chances purement formelle n'est pas possible dans une
société bien ordonnée. Aussi pour qu'elle
bénéficie à tous, la justice doit être
équitable. Au fond, Rawls place la justice à la première
place des questions philosophiques, notamment la philosophie sociale et
politique et fait reposer la société sur deux principes : le
principe d'égale liberté et le principe de différence.
Avec lui, la question de la justice sociale prend une autre direction et
propose de fonder le droit sur les principes de justice, en matière de
pratiques économiques et sociales. C'est pourquoi, il considère
la justice comme « la première vertu des institutions
sociales comme la vérité est celle des systèmes de
pensée »203(*).
Le deuxième Rawls, comme on le rappelle si souvent,
pense que tout être humain doit toujours être
considéré, du point de vue de la justice sociale et politique,
comme étant inséré dans un réseau de circonstances
sociales et culturelles qui donnent de la force à son
individualité. C'est pourquoi la coopération sociale, de
même que l'idée de justification publique font partie
intégrante de la théorie de la justice comme
équité.
Par ailleurs, Rawls réconcilie deux aspirations en
mettant les notions d'équité et d'égalité dans un
rapport de complémentarité. Ne les opposant pas, il ne les
rapproche pas non plus. Il restitue à chacune son rôle, en
signifiant, à la suite d'Aristote, que la justice formelle est un aspect
de l'organisation de la société, mais qui a besoin d'être
complétée par une justice réelle, c'est-à-dire
équitable qui prenne en compte les situations réelles des
citoyens, c'est pourquoi dans le principe de différence, il introduit
l'idée d'acceptation des inégalités qui n'est pas
contraire au principe d'équité sociale. De fait, on peut dire de
Rawls qu'il est à la fois égalitariste et libéral.
Egalitariste, parce qu'il estime que la correction des inégalités
doit partir de la justification de ces inégalités auprès
des personnes concernées. Il est libéral parce qu'il pense que la
liberté même devant des situations de correction
d'inégalités doit demeurer prioritaire. Il pense donc que ce
qu'il faut corriger ce sont les conséquences politiques, sociales,
économiques et morales des inégalités
injustifiées. Pourtant il n'est ni libéral, ni
égalitariste, car il met un bémol entre la liberté et
l'égalité, bien que cela ne soit pas chose aisée. On
pourrait dire qu'il propose une sorte de libéralisme social.
2 - Les enjeux actuels des
principes de la justice
En ce qui a trait aux enjeux des principes de la justice de
John Rawls, nous analyserons les impacts de l'égalité des chances
et de l'inviolabilité de la personne. Quand on parcourt la
déclaration universelle des droits de l'homme204(*) du premier au dernier
article, on constate que tous les articles de cette déclaration sont
résumés dans les deux principes de Rawls. De même que quand
on lit ou écoute pour la première fois la devise de la
France205(*), on
pourrait y lire toute l'idée de Rawls. Ceci nous rappelle que les
principes de John Rawls, quoique théoriques et très
critiqués rejoignent les grandes idées de la politique sociale
mondiale. Son texte sert aujourd'hui de texte de base à plusieurs
défenseurs des droits humains, de la justice distributive et de la
discrimination positive.
En outre, il est vrai que l'égalité des chances
n'est pas un concept nouveau dans l'univers de la philosophie politique, mais
Rawls a fait un saut remarquable quand il a adjoint au mot
« formelle » le mot
« équitable », montrant ainsi qu'il ne suffit pas
que cette pratique soit écrite, mais qu'il est important qu'elle
s'enracine véritablement dans le vécu des citoyens. Aujourd'hui
encore, plusieurs débats, à travers le monde, lorsqu'il s'agit de
penser la justice sociale ne peuvent pas faire abstraction à
l'idée d'égalité des chances. En tant qu'elle est une
exigence de la justice sociale, la question de l'égalité des
chances répond à la question du comment vivre en
société.
A vrai dire, aussi banale qu'elle puisse paraître, cette
question est celle qui, aujourd'hui, rejoint les questionnements de tous les
systèmes politiques et de tous les citoyens qui estiment que tous, sans
différence de sexe, de religion, de classe doivent avoir accès,
comme l'a si bien souligné Rawls, aux mêmes positions dans la
société, de manière réelle et équitable,
avec leurs semblables. Car l'origine sociale ou la fortune ne peut pas
déterminer l'accès à un poste pour telle ou telle autre
personne. C'est pourquoi, l'accès à l'éducation pour tous
apparaît primordial. C'est cela l'expression d'une société
bien ordonnée, sa caractéristique première étant
d'être juste sur le plan social. Avec le principe d'égalité
équitable des chances et de différence, il apparait clairement
que Rawls fait référence à des questions de justice
sociale ; questions qui ne sont pas en marge de la situation
socio-économique actuelle du monde. Les questions d'identité, de
diversité culturelle et de répartition qui peuplent les affiches
des médias en sont la preuve éloquente. Ce qui est assez
intéressant, c'est que John Rawls ne limite pas le principe
d'égalité des chances pour un période donnée. Il
estime que cela devrait s'inscrire dans la temporalité. Il l'ouvre
à l'avenir. Aussi il nous semble que la direction donnée par
Rawls, au sujet de l'égalité équitable des chances semble
s'adapter à la situation actuelle et aussi aux attentes légitimes
actuelles des populations.
Dans le contexte actuel de la politique mondiale, la question
de l'égalité des chances se repose avec acuité et
vivacité, car si les richesses demeurent concentrés envers une
frange de personnes de la société et que de l'autre, il y a des
citoyens qui ne jouissent de rien, ce principe n'a pas de raison d'être.
La justice sociale n'a pas d'existence en dehors de l'égalité des
chances qui constituent l'un de ses dynamismes fondamentaux. Et John Rawls en
opposant l'égalité des chances à l'égalité
équitable des chances, a introduit le terme équitable, pour
justement, montrer que l'univers politique et social doit avoir une
capacité d'adaptabilité réelle qui l'insère dans
les réalités sociales telles que vécues par les
citoyens.
En ce qui concerne l'inviolabilité de la personne, elle
peut être vue, dans la théorie rawlsienne, comme axiome des
principes de justice. Les deux principes énoncés par John Rawls,
comme nous l'avons vu prennent en compte la personne dans toute sa dimension
politique et sociale sans pourtant écarter la dimension morale. Le
premier principe concerne les libertés de base et les droits
fondamentaux ; le second principe, quant à lui s'intéresse
aux questions d'efficacité économique, notamment dans la
répartition et dans la prise en compte des inégalités.
Pourtant à y voir plus clair, ces principes partent du postulat que sous
aucun prétexte, la personne humaine ne doit être mise en
deuxième place. Dès le début de Théorie de la
justice, on voit apparaître sous la plume de Rawls cette prise de
position catégorique :
Chaque personne possède une inviolabilité
fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de
l'ensemble de la société, ne peut être transgressée.
Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de
certains puisse être justifiée par l'obtention, par d'autres, d'un
plus grand bien. Elle n'admet pas que les sacrifices imposés à un
petit nombre puissent être compensés par l'augmentation des
avantages dont jouit le plus grand nombre. C'est pourquoi,
dans une société juste, l'égalité des droits
civiques et des libertés pour tous est considérée comme
définitive ; les droits garantis par la justice ne sont pas sujets
à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts
sociaux206(*)
Une société n'est donc juste selon John Rawls,
que lorsqu'elle prend en compte cette dimension de l'inviolabilité de
l'être humain. L'aspect formel de cet énoncé de Rawls,
montre que le principe de l'égale liberté est un principe anti
sacrificiel et que sous aucun prétexte, même pour la
réalisation du deuxième principe, il ne peut être
sacrifié. En même temps Rawls insiste sur le caractère
égalitaire des droits civiques et des libertés. C'est aussi le
sens qu'il donne à la priorité lexicale entre les principes de
justice. Mais, étant donné que cette inviolabilité de la
personne humaine n'est qu'un postulat, ou encore pour reprendre les mots de
Rawls, « une prémisse ». Ce sont donc les principes
de la justice qui lui donnent un sens.
3 - Regard critique sur la
reformulation rawlsienne des principes de justice
Après avoir remanié son oeuvre, nous avons
l'impression qu'il n'y a plus une critique à adresser à Rawls,
car la majorité de ses ouvrages ultérieurs sont
considérés comme des réponses à ses
détracteurs. Pourtant il reste que, demeurant fidèle à ses
intuitions premières, Rawls redit avec d'autres mots ou encore modifie
légèrement ce qui de sa théorie peut continuer à
étonner encore aujourd'hui. C'est pourquoi, nous inscrivant dans la
lignée de ceux qui considèrent, qu'aujourd'hui, certains aspects
de la théorie de Rawls sont défectueux, nous voulons à
travers cette critique soulever certaines objections que nous avons
jugées personnellement inquiétantes pour la
postérité.
Premièrement, nous tenons à souligner que la
méthode de Rawls, son style d'écriture représente en
lui-même une ambigüité, quant à la
compréhension de sa théorie. Le style qu'il emprunte peut
paraître, à certains endroits, déroutant pour une personne
qui le lit pour la première fois. Théorie de la Justice
est un livre long, fourmillant et répétitif, ce qui est
peut-être dû au fait que ce livre est une compilation d'articles
divers. On ne se serait pas attendu dans La justice comme
équité à retrouver les mêmes
difficultés, pourtant à certains endroits, on retrouve quand
même des ambigüités et des répétitions. Par
exemple dans la première, partie où il parle des idées
fondamentales, il reprend dans la troisième partie plusieurs
idées déjà dites dans la première partie.
Quant à notre deuxième critique, elle s'attaque
à la priorité lexicale accordée au premier principe de
Justice. Tout porte à croire, en lisant Rawls, que la liberté
devrait passer avant la vie. Il est vrai qu'au fondement des principes de
justice, Rawls place l'idée d'inviolabilité de la personne, mais,
à un certain moment, le caractère excessif de la priorité
du premier principe peut se révéler suicidaire, car ce sont
finalement les principes qui donnent sens à l'idée
d'inviolabilité. Dans certaines situations, la misère, le manque
de soin et autre forme de difficultés sociales, ne peuvent trouver leur
solution qu'après avoir satisfait pleinement le principe de
liberté considéré comme étant un système
unique, c'est-à-dire que toutes les libertés de base doivent
être satisfaits. Ce qui semble tout de même très
irréaliste. Une liberté flexible serait plutôt la
bienvenue, de même que sa priorité, mais une priorité
totale et sans réserve peut tout aussi paraître excessive. Il
serait intéressant d'inclure l'idée de pondération dans
cette priorité à accorder à la liberté. La question
de la priorité absolue de la liberté qui met en danger le
principe même de justice qui consiste à prendre en compte
l'avantage d'autrui nous semble, de ce point de vue irraisonnable. Pourquoi
tous les problèmes sociaux doivent-ils venir après la
liberté ou que la violation de n'importe quelle liberté
personnelle ?
En troisième lieu, nous nous insurgeons contre le
principe de différence qui, en soi n'est pas une mauvaise chose,
parce qu'elle restaure une certaine forme d'équité, mais qui en
intégrant les inégalités est susceptible de
présenter des difficultés dans la pratique. Nous ne nous risquons
pas ici sur un terrain nozickéen qui considère que ce principe
viole la liberté, mais nous nous interrogeons sur la nature d'une
justice inégale, le propre de la justice étant d'être
juste. Avec l'insertion des inégalités dans les distributions, ne
court-on pas le risque d'engendrer d'autres inégalités dans la
société et qu'on n'arriverait même pas à
éradiquer une seule inégalité. En dépit de ses
bonnes intentions, le principe de différence de John Rawls pose des
problèmes d'équité, notamment envers les plus
favorisés. Car accorder l'essentiel du deuxième principe au
bénéfice des plus défavorisés peut paraître
injuste. L'effort d'impartialité qui anime ce principe pose
problème.
Ce qui peut aussi paraître fort étonnant, c'est
que Rawls prend les deux extrêmes et ne fait pas mention de la classe
moyenne qui existe pourtant dans toute société. Il parle des
plus favorisés et des plus défavorisés.
En ce qui concerne le choix des principes et des biens
premiers, la question qui s'impose à nous est celle de savoir pourquoi
les partenaires dans la position originelle choisissent t-ils ces biens et pas
d'autres ? Eh bien Rawls répond : parce que c'est bien pour
eux et parce qu'ils les préfèrent. Cette procédure semble
contradictoire, car ces principes ont l'air d'être imposés et
qu'ils ne sont pas soumis à la critique des partenaires qui sont
pourtant des citoyens libres et égaux. Rawls n'envisage même pas
que ces citoyens pourraient commencer par choisir l'égalité des
chances, dans la mesure où la théorie elle-même est une
théorie de justice sociale. Il semble que Rawls ne tient pas compte ou
bien le schéma proposé semble trop uniforme et statique et ne
laisse pas beaucoup de choix aux partenaires. Ce qui ne s'avère pas
très logique pour une société qui prenne en compte les
inégalités.
Pourtant au terme de cette étude, notre conviction
demeure que Théorie de la justice est très proche de
La justice comme équité, car même si John
Rawls reformule les principes de la justice, il reste fidèle à
l'essentiel de ce qui les constitue, entre autres autre l'idéal
démocratique de la coopération équitable entre les
citoyens libres et égaux, représenté par l'idée de
position originelle, qui conduit les partenaires au choix des principes. De ce
point de vue, il est donc possible de dire qu' « il n'y a pas de
rupture entre un premier Rawls soucieux de justice sociale et un second Rawls
plus traditionnellement libéral. Les deux versants de la théorie,
indissociables l'un de l'autre, se rapportent à une même vision
philosophique de la démocratie »207(*).
Malgré les révisions apportées par Rawls
et toutes les critiques qui lui ont été adressés, à
travers, la publication de Justice comme équité. Une
reformulation de Théorie de la justice, bien de questions demeurent
encore sans réponses, des questions qui débordent le cadre de ce
mémoire de Master : les êtres imaginaires dans la position
originelle et sous le voile de l'ignorance sont-ils réellement en mesure
de choisir des principes politiques ? Comment est-il possible de choisir
des principes en étant détaché, pour un temps, des valeurs
morales, sociales et historiques et d'autres conceptions du bien ? Une
société qui se fonde sur les principes de la justice et qui place
le juste avant le bien est-elle envisageable ? La pratique des deux
principes de justice est-elle possible sans un certain sens de
responsabilité ?
On répondra surtout que dans le cas présent et
malgré quelques critiques non contestables à l'égard de
cette théorie, c'est sans doute à tous ceux qui
s'intéressent à la théorie de Rawls et même à
la philosophie politique que revient désormais la charge de continuer,
avec un regard critique ce qu'il a commencé.
Bibliographie
Sources Générales :
Aristote, Ethique à Nicomaque, Richard
Bodeüs (trad.), Paris, Editions Flammarion, 1994,
Kant, Métaphysique des moeurs II, Doctrine
du droit, Doctrine de la vertu, Alain Renaut (trad.) Paris, Garnier
Flammarion, Paris, 1994.
Kant, Emmanuel, Théorie et pratique, Luc Ferry
(trad.), OEuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986.
Kant Emmanuel, Fondements de la métaphysique des
moeurs, Paris, Ed. Gallimard, OEuvres philosophiques, tome 1,
1985.
Locke, John, Le second traité du gouvernement
civil, Paris, PUF, 1994.
Rousseau, Jean-Jacques, Du Contrat social, Paris,
Livre de poche, coll. « Les Classiques de la Philosophie »,
1996.
Sources Rawlsiennes : Ouvrages de
RAWLS
A Theory of justice, Harvard, Harvard University
Press, 1971. Trad. française Catherine Audard, Théorie de la
justice, Paris, Seuil, 1987.
Political Liberalism, Columbia University Press,
1993, Trad. française. Catherine Audard, Libéralisme
politique Paris, PUF, 1995.
Justice as fairness: A restatement , Harvard, Harvard
University Press, 2001 Trad. française Bertrand Guillarme, La
justice comme équité. Une reformulation de théorie de la
justice Paris, La découverte, 2003.
Justice et démocratie, trad. Catherine Audard,
Paris, Seuil, 2009.
Débat sur la justice politique (Avec
Habermas), trad. Rainer Rochlitz, « collections
humanités », Paris, Cerf, 1997.
Etudes Rawlsiennes
Darde Munoz, Véronique, La justice sociale, Le
libéralisme égalitaire de John Rawls,
« Nathan », Paris, Dreyfuss, 2000.
Collectif, Individu et Justice sociale. Autour de John
Rawls, Catherine Audard (dir.) Paris, édition du
Seuil, 1988.
Guillarme, Bertrand, Rawls et l'égalité
démocratique, Paris, PUF, 1999.
Mbonda, Ernest-Marie, John Rawls : Droits de l'homme
et justice politique, Québec, Presses de
l'Université Laval, 2008.
Mestiri, Soumaya, Rawls, justice et
équité, Paris, PUF, 2009.
Picavet, Emmanuel, Théorie de la justice.
Première partie John Rawls, Ellipses, 2001.
Etudes Contemporaines :
Audard, Catherine Qu'est-ce que le
libéralisme ? Ethique, politique et société,
Paris, éditions Gallimard, 2009.
Collectif, Les philosophies politiques
contemporaines, Alain Renaut(dir), coll. « Histoire de la
philosophie politique », tome 5, Paris, ed calmann-lévy,
1999.
Collectif, Vocabulaire européen des philosophies.
Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), Paris, Le Seuil,
2004.
Kymlicka, Will, Les théories de la justice :
une introduction. Libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes,
communautariens, féministes, Marc Saint-Upéry (trad.),
Paris, Ed. La découverte, 2003.
Nozick, Robert, Anarchie, Etat et utopie, Evelyne d'Auzac
de Lamartine, Paris, PUF, 1988.
Ricoeur, Paul Le juste I, Paris, édition du
Seuil, 1995.
Revues
Bulletin de Littérature Ecclésiastique,
n°1, janvier-mars, 2003.
Etudes, tome 414, n°4141, janvier 2001.
Table des matières
Remerciements
2
Introduction
3
Première partie :
11
Cadre global de la reformulation des principes de
la justice.
11
Introduction
11
Chapitre I : Critiques internes des principes
de la justice.
14
Section 1- Limites du premier principe de la
justice : Raisons pour réviser le premier principe de la
justice.
14
Section 2-. La séquence des quatre
étapes et les principes de la justice.
19
Section 3-Critique rawlsienne de
l'égalité formelle des chances
21
Section 4- Le problème de la justice
distributive.
25
Chapitre 2 : Critique externe des principes
rawlsiens de la justice, par Robert Nozick.
32
Section 1-Limites de la démarche
procédurale de John Rawls
33
Section 2 : La critique de la justice
distributive
36
Section 3. Critique nozickéenne de la
conception rawlsienne de l'égalité des chances.
39
Conclusion.
44
Deuxième partie :
47
Changement de contenu et reformulation des
principes de la justice
47
Introduction
47
Chapitre I : La structure de base comme objet
de la justice.
50
Section.1. La structure de base de la
société comme objet de la justice : Première
justification.
52
Section 2- La structure de base de la
société comme objet de la justice : Deuxième
justification
57
Section 3-L'idée de position originelle et
son implication dans la compréhension de l'idée de structure de
base
60
Chapitre 2 : Les principes rawlsiens de la
Justice.
66
Section 1. Le principe d'égale
liberté : présentation et signification.
66
Section 2. Le deuxième principe de la
justice et sa dimension double.
75
Section 2.1.- Le principe d'égalité
équitable des chances
76
L'idée de mérite
78
Section 2.2-le principe de différence et sa
signification.
83
L'idée de réciprocité
équitable
86
Chapitre 3 : Les principes la justice et la
priorité lexicale
89
Section 1-La priorité du premier principe de
la justice
89
Section 2- La priorité au sein du
deuxième principe de la justice.
90
Conclusion.
91
Conclusion Générale :
93
1 - L'apport philosophique de la théorie de
la justice comme équité.
95
2 - Les enjeux actuels des principes de la
justice
96
3 - Regard critique sur la reformulation rawlsienne
des principes de justice
98
Bibliographie
102
* 1 Nous ferons souvent
référence à la justice comme équité, en tant
que théorie, et à La justice comme équité,
comme titre d'un ouvrage. La différence est à situer au niveau du
caractère italique qui caractérisera le titre du livre.
* 2 Utilitarisme :
L'utilitarisme : doctrine qui évalue ses actions par rapport aux
conséquences (plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Au sein
même de l'utilitarisme, il ya plusieurs tendances, mais celle qui
intéresse particulièrement Rawls, c'est celle de Sidgwick en
priorité. Ce dernier met en avant un principe d'utilité qui
consiste à définir la justice par le bonheur du plus grand
nombre. C'est donc l'intérêt de la communauté qui prime par
rapport à celui de l'individu (l'efficacité d'abord).
L'utilitarisme demande de maximiser le bien être général. A
cet égard, on dirait que l'utilitarisme a pour objectif le sacrifice ce
certains au profit du plus grand nombre.
* 3 John Rawls,
Théorie de la justice, (A theory of justice), trad.
Catherine Audard, Paris, Éd. du Seuil, 1987, « préface
de John Rawls » p. 10.
* 4 Soumaya Mestiri,
Rawls, Justice et équité, Paris, PUF, Coll.
« philosophie », 2009, p 5.
* 5, Ernest-Marie
Mbonda : John Rawls, Droits de l'homme et Justice politique,
(présentation de Alain Renaut), Québec, Presses de
l'université de Laval, Coll. « Mercure du nord »,
2008, p. 7.
* 6 Bertrand
Guillarme, « Rawls, Philosophe de l'égalité
démocratique », dans Alain Renaut (dir), Les philosophies
politiques contemporaines (tome 5), coll. Histoire de la philosophie
politique, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1999, p. 307.
* 7 John Rawls,
Théorie de la justice, Op. cit., p.9.
* 8 John Rawls, La
Justice comme équité, Reformulation (Justice as fairness
A restatement), Bertrand Guillarme (trad.) Paris, La Découverte,
2008, p. 5.
* 9 Théorie de la
justice de John Rawls a été critiquée par plusieurs
auteurs. On reconnaît plus souvent trois courants principaux : les
libertariens, les communautariens et les égalitariens. Il y a entre
autres des auteurs qui ont critiqué Rawls : Ricoeur, Habermas. Mais
ici nous nous limitons à un libertarien : Robert Nozick
* 10 Libertarien
vient du mot libertarianisme qui est une doctrine de philosophie
politique née à la fin des années 1960, à la suite
d'une rupture avec les conservateurs et d'une alliance avec la gauche radicale.
S'appuyant sur une attitude d'indépendance radicale, ce courant a pour
principe fondamental l'inviolabilité absolue des droits individuels. Les
libertariens défendent une doctrine libérale, anarcho-capitaliste
et considèrent la liberté comme une valeur absolue.
* 11 Ibidem, p.
11.
* 12 Ibid., p.
26.
* 13 Ibid., P.
72.
* 14 Ibid.,.
* 15 Rawls se
réfère ici à ce que Benjamin Constant appelle la
liberté des anciens et la liberté des modernes. La
liberté des anciens est celle qui s'incarne dans la sphère
politique, tandis que la liberté des modernes, elle, privilégie
la liberté de l'individu et la place au-dessus de tout. Mais, pour
Rawls, les deux types libertés sont conciliables. C'est la
référence à cette tradition qu'il appelle
« voie traditionnelle ».
* 16 Les lois fondamentales
de la société (souligné par nous).
* 17 Ibid., p.
74.
* 18 Ibid.
* 19 Jean Jacques Rousseau,
Du contrat social, Paris, Livre de poche, coll. « Les
Classiques de la Philosophie », 1996, Livre I, Chapitre IV, p. 49.
* 20 Le terme
métaphysique revient très souvent chez Rawls, pourtant il n'est
pas à comprendre ici, dans le sens de la science de l'être en tant
qu'être. Rawls ne définit pas ce terme de façon explicite,
mais à travers les occurrences que nous retrouvons dans son texte,
métaphysique ici voudrait dire tout ce qui ne fait pas partie de la
sphère politique. Cette idée rejoint celle des doctrines
englobantes, de laquelle la conception publique de la justice doit se
distinguer.
* 21 Les doctrines
englobantes sont des doctrines qui tentent de prendre en charge toutes les
dimensions de l'existence humaine. Elles s'intéressent aux conceptions
de la vie bonne, à la religion, aux valeurs.
* 22 John Rawls,
« La Théorie de la justice comme équité :
une théorie politique et non pas métaphysique », dans
Catherine Audard (dir.), Individu et justice sociale, Paris,
Éd. du Seuil, coll. points-politique, 1988, p. 279.
* 23 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 51.
* 24 Id., La justice
comme équité, op. cit., p. 74.
* 25 Id., op.
cit., p. 75.
* 26 Idem,
75-76.
* 27 Ibidem 76.
* 28 Ibid.
* 29 John Rawls et
Jürgen Habermas, Débat sur la justice politique, Catherine
Audard (trad.) Paris, Éd. du Cerf, 1997, p 86.
* 30 John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., p. 231.
* 31 Ibid., p.
234.
* 32 Ibid., p.
235.
* 33 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 77.
* 34 John Rawls et
Jürgen Habermas, Débat sur la justice politique,
op. cit., p. 87.
* 35 Catherine Audard,
Qu'est ce que le libéralisme, Paris, Gallimard, 2009, p.
444.
* 36 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 70.
* 37 John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., p. 103.
* 38 Ibid., p.
97.
* 39 Ibid., p.
103.
* 40 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 132-133.
* 41Cf. Deuxième
partie du mémoire (analyse des principes de la justice).
* 42 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., pp. 22-26.
* 43 La notion de
méritocratie est analysée dans la deuxième partie du
mémoire.
* 44 John Rawls,
La justice comme équité, op. cit., p. 71.
* 45 Catherine Audard,
Qu'est-ce que le Libéralisme, op. cit., p. 448.
* 46 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 71.
* 47 Aristote, Ethique
à Nicomaque, Richard Bodeüs (trad.), Paris, Editions
Flammarion, 1994, Chapitre 4, Livre V.
* 48 Souligné par
nous.
* 49 « Agis donc
de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et
jamais simplement comme un moyen », Emmanuel Kant, Fondements de
la métaphysique des moeurs, Paris, Gallimard, Pléiade,
« OEuvres philosophiques », tome 1, 1985, p. 295.
* 50 John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., pp.
29-30.
* 51 Ibid., p.
79.
* 52 Ibid., pp.
117-118.
* 53 Ibid., p.
118.
* 54 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 79.
* 55 Catherine Audard,
Qu'est-ce que le Libéralisme, op. cit., p. 434.
* 56 L'expression
authentique est background qui signifie, en français,
« milieu, contexte ou origine ».
* 57 John Rawls, La
justice comme équité, op .cit., p. 80.
* 58 Ibid., p.
80.
* 59John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., pp.
317-318.
* 60 Robert Nozick,
Anarchia, State and utopia, Evelyne d'Auzac de Lamartine (trad.),
Paris, Puf, 1988, p. 228.
* 61 Le titre original de
cet ouvrage est Anarchia, State and utopia. C'est l'ouvrage principal
de Robert Nozick, dans lequel il consacre une grande partie de la critique sur
la pensée de John Rawls.
* 62 « Les
remarques de ce paragraphe répondent au genre d'objection au principe de
différence soulevé par Robert Nozick dans Anarchie, Etat et
utopie», John Rawls, La justice comme équité,
op. cit., note 18. Voir aussi la note 19 du même ouvrage, p.
81.
* 63 La théorie du
contrat social se propose de trouver dans l'individu, les fondements de la
société, de l'Etat ou tout simplement de l'autorité
politique. Pour John Locke, L'état de nature est supportable, c'est
pourquoi le rôle du contrat n'est pas de rompre avec cet état,
mais de garantir les droits naturels (liberté individuelle et
propriété privée qui caractérisent cet état.
(Second Traité du gouvernement civil).
Chez Jean Jacques Rousseau, le contrat social a pour objectif
principal de rendre le peuple souverain. Celui-ci étant appelé
à se démarquer de son intérêt personnel pour
l'intérêt général. L'existence de l'Etat se justifie
par la rupture de l'homme avec la nature et aussi parce qu'il permet au peuple
d'organiser son bien être. Chez Rousseau, c'est le peuple qui a la charge
de la vie dans la cité, à travers le principe de volonté
générale. Le peuple reste donc le seul souverain, toujours libre
et bon, source de ses propres lois, et guidés seulement par le
législateur. (Du Contrat social).
Chez Kant le contrat suppose l'Etat civil. Selon lui, si l'on
veut organiser une société sur le droit, il faut sortir de
l'état de nature, qu'il considère comme un état où
chacun fait ce qu'il veut et où l'individualisme égoïste a
posé ses marques. C'est donc par le contrat que les individus s'unissent
aux autres pour, ensemble, se soumettre aux lois extérieures et
publiques. On pourrait aussi dire que par le contrat, les individus passent de
l'état de nature à l'Etat de droit. (Doctrine du
droit).
* 64 John Rawls,
Théorie de la justice op. cit., p. 20.
* 65 Ibid., p.
175.
* 66 Ibid., p.
37.
* 67 Robert Nozick, op.
cit., p. 237.
* 68 Ibid., p.
237.
* 69 Ibid., p.
237.
* 70 Ibid., p.
243.
* 71 Ibid., p.
187.
* 72 Ibid., p.
188.
* 73 Ibid., p.
228.
* 74 Ibid., p.
230.
* 75 John Rawls,
Théorie de la Justice, op. cit., pp. 30-31.
* 76 Robert Nozick, op.
cit., p. 231.
* 77 Ibid., p.
231.
* 78 Ibid., p.
235.
* 79 John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., p. 103.
* 80 Ibid., p.
132.
* 81 Robert Nozick, op.
cit., p. 265.
* 82 John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., p. 348.
* 83 Robert Nozick, op.
cit., p. 265.
* 84 John Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., pp. 3-4.
* 85 Véronique Munoz
Darde, La Justice sociale, Le libéralisme égalitaire de John
Rawls, Paris, Fernand Nathan, coll. philosophie, 2000, p. 103.
* 86 Robert Nozick, op.
cit., p. 33.
* 87 Ibid., p.
211.
* 88 Ibid., p.
212.
* 89 Ibid., p.
189.
* 90 Philippe Van Parijs,
« Rawls face aux libertariens », dans Catherine Audard
(dir.), Individu et justice sociale, Paris, Éd. du Seuil, coll.
Points-politique, 1988, p. 207.
* 91 Robert Nozick, op.
cit., p. 189.
* 92 Ibid.,
p.189.
* 93 Will Kymlicka, Les
Théories de la justice, (Contemporary Political
Philosophy), Marc Saint-Upéry (trad.), Paris, La Découverte,
2001, p. 111.
* 94 Ibid.
* 95 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 65.
* 96 John Rawls, «La
Théorie de la justice : une théorie politique et non pas
métaphysique » dans Catherine Audard, Individu et
justice sociale, op. cit., p. 284.
* 97 Idem, La
justice comme équité, op. cit., p. 25.
* 98 Idem, «La
théorie de la justice comme équité : une
théorie politique et non pas métaphysique », Catherine
Audard (dir), « Individu et justice sociale »,
op. cit., pp 280-280.
* 99 Rawls définit
les idées fondamentales comme « celles que nous utilisons pour
organiser et donner une structure d'ensemble à la justice comme
équité ». Ces idées fondamentales sont :
l'idée d'une société bien ordonnée, l'idée
de structure de base, l'idée des personnes libres et égales,
l'idée de position originelle, l'idée de justification publique,
l'idée d'équilibre réfléchi et l'idée d'un
consensus par recoupement, La justice comme équité,
op. cit., pp. 17-63.
* 100 Idem,
Théorie de la justice, op.cit., p.33. L'expression anglaise est
« the basic structure of society », définie
en anglais: « [...] the way in which the major social institutions
distribute fundamental rights and duties and determine the division of
advantages from social cooperation», John Rawls, Theory of justice,
Harvard University Press, 1971 p. 7.
* 101 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 27.
* 102 Ibid., p.
28.
* 103 Ibid., p.
28, (cette définition est la même que celle contenue dans
Théorie de la justice, p. 33, paragraphe 2).
* 104 John Rawls,
Libéralisme politique, Catherine Audard (trad.), Paris, Puf,
1995, p. 351-358.
* 105 Ibid., p.
82.
* 106 Ibid., p.
85.
* 107 Ibid., p.
82.
* 108 Ce principe a
déjà été souligné dans la première
partie du mémoire : «Une personne qui acquiert une
possession en accord avec le principe de justice concernant l'acquisition est
habilitée à cette possession », Robert Nozick,
Anarchia State and Utopia, op.cit., p. 189. Cette appropriation
initiale est, selon Locke, basée sur le « droit du premier
occupant et la possession continue ». John Locke, Le second
traité du gouvernement, Paris, PUF, 1994, p. 390.
* 109 Nozick s'inspire de
la théorie de John Locke pour soutenir que la justice sociale doit
être comprise comme un processus historique, et non pas comme une
réponse venant de l'extérieur. Ce qui se décide dans
la situation originelle a des conséquences sur les personnes qui
participent aux transactions, non pas sur celles qui sont en dehors de la
décision. C'est à partir de là qu'il est possible de
comprendre le rejet de la justice distributive par Nozick, parce qu'il estime
que ceux qui n'ont pas participé aux transactions n'ont droit à
rien. Mais l'idée est surtout de comprendre qu'on devient
propriétaire d'un bien, par rapport à une situation initiale qui
nous en a rendu propriétaire. Ce n'est pas par une répartition,
c'est pourquoi, posséder légitimement un bien s'inscrit dans
l'histoire d'un citoyen.
* 110 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 83.
* 111 Ibid.
p.84.
* 112 Ibid., p.
84.
* 113 Ibid., p.
84.
* 114 Catherine Audard,
Qu'est-ce que le Libéralisme, op.cit., p. 419.
* 115 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 84.
* 116 Ibid., p.
84.
* 117 Ibid., p.
84.
* 118 Id.,
Théorie de la justice, op. cit., p. 29.
* 119 Idem,
La justice comme équité, op .cit., p.
85.
* 120 Ibid., p.
86.
* 121 Ibid.
* 122 Ibid., p.
86.
* 123 Rawls annonce
déjà ici la couleur que prendront les principes de justice,
notamment une couleur de justice distributive.
* 124 Véronique
Munoz-Dardé, La justice sociale, op. cit., p.
80.
* 125 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., pp.
86-87.
* 126 Ibid., p.
87.
* 127 Ibid., p.
87.
* 128 Ibid., p.
87.
* 129 John Rawls,
Libéralisme politique, op. cit., p. 358.
* 130 Ibid.,
p. 36.
* 131
Id., La justice comme équité, op.
cit., p. 85.
* 132 Nous précision
ici que contrairement à Hobbes ou Locke, Rawls et Rousseau
considèrent l'état de nature comme un état social sans
loi.
* 133 Ce caractère
hypothétique de la position originelle peut s'expliquer par cette
affirmation de Rawls : « il nous faut imaginer que ceux qui
s'engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble dans un acte
commun les principes destinés à assigner les droits et les
devoirs de base et à déterminer la répartition des
bénéfices sociaux », John Rawls, La justice comme
équité, op. cit., pp. 36-37. Le mot
« imaginer » signifie que la position originelle n'existe
pas réellement et n'a jamais existé dans l'histoire. Elle peut
être assimilée à l'état de nature des philosophies
du contrat (Rousseau), puisqu'elle signifie égalité et donne le
sens direct de l'équité des principes de la justice, à
travers sa dimension hypothétique.
* 134 Jean Fabien Spitz,
« John Rawls et la question de la justice sociale », dans
Études, tome 414 n° 4141, janvier 2011, p. 57.
* 135 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 34.
* 136 « Le
fait du pluralisme raisonnable implique qu'il n'existe pas de doctrine, qu'elle
soit complètement ou partiellement englobante, sur laquelle tous les
citoyens s'accordent ou peuvent s'accorder pour organiser les questions
fondamentales de la justice politique », La justice
comme équité, op. cit., p. 56.
* 137Catherine Audard,
« Principes de justice et principes du libéralisme : la
neutralité de la théorie de Rawls »,
« Individu et Justice
sociale » Catherine Audard (dir), op. cit., p.
170.
* 138 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 35.
* 139 Ibid., p.
37.
* 140 Ibid., p.
36.
* 141 Collectif,
Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des
intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), Paris, Le Seuil, 2004, P. 439.
* 142 John Rawls.,
Théorie de la Justice, op. cit., p. 37.
* 143 Ibid., p. 41
(Cette idée de citoyens conçus comme personnes est
déjà présente dans Théorie de la Justice,
Paragraphe 77).
* 144 Id.,
Théorie de la justice, op. cit., pp. 238.
* 145 Rawls fait allusion
aux deux facultés morales signalées plus haut : le sens de
la justice et la capacité du bien.
* 146 Id.,
La justice comme équité, op.
cit., p. 88.
* 147 Ibid.,
89.
* 148 Nous ne reprenons pas
ici les trois reformulations en intégralité. Nous en donnons
seulement les références. La première formulation se
trouve dans la section 11, p. 91 ; de Théorie de justice.
La deuxième dans la section 13, p.115 ; la troisième dans la
section 39, p 287, et la quatrième dans la section 46, p 341.
* 149 Ibid., p.
69.
* 150 John Rawls,
Justice as fairness, Cambridge, Harvard University Press, 2001, p.
42.
* 151 Id.,
Libéralisme politique, op. cit., p.
349.
* 152 Id.,
La justice comme équité, op.
cit., p. 74.
* 153 Dans La justice
comme équité, John Rawls souligne que les personnes libres
et égales sont les personnes engagées dans la coopération
sociale tout au long de leur existence. Ces personnes possèdent les
« deux facultés morales » qu'il décrit de la
manière suivante : la capacité d'un sens de la
justice : comprendre, appliquer, et agir selon (et non seulement en
conformité avec) les principes de la justice politiques qui
spécifient les termes équitables de la coopération
sociale » ; la capacité d'une conception du
bien : avoir, réviser et chercher à réaliser
rationnellement une conception du bien. », La justice
comme équité, op. cit., p. 39.
* 154 Id.,
Justice et démocratie, op. cit., p. 54.
* 155 Ibid., p.
158.
* 156Ibid., p.
160.
* 157 Ibid., p.
160.
* 158 Ibid., p.
72.
* 159 Ernest-Marie Mbonda,
John Rawls, Droits de l'homme et Justice politique, op.
cit,. p. 34.
* 160 « The
political liberties can still be counted as basic even if they are only
essential institutional means to protect and preserve other basic liberties.
When politically weaker groups and minorities are denied the franchise and
excluded from political office and party politics, they are likely to have
their basic rights and liberties restricted if not denied. This suffices to
include the political liberties in any fully adequate scheme of basic
liberties» John Rawls, Justice as fairness, op. cit., p.
42.
* 161 John Rawls,
La justice comme équité, op. cit., p.
43.
* 162 Par exemple, dans le
cas des religions. Aujourd'hui, on peut appartenir à un tel groupe
religieux qui a des principes valorisant le droit des femmes, et demain on peut
se convertir dans un tel autre groupe religieux qui appelle la femme à
la soumission totale à l'homme. À supposer que les
décisions d'un citoyen vivant ce genre de situation ait influencé
sa participation à la construction d'une conception de la justice,
quelle pourrait être la suite ?
* 163 Le consensus par
recoupement est un concept que Rawls introduit notamment dans
Libéralisme politique, en le considérant comme un moyen
servant à favoriser les ententes entre les citoyens des
sociétés pluralistes : « l'idée de
consensus par recoupement est introduite afin de rendre l'idée d'une
société bien ordonnée plus réaliste et de l'ajuster
aux circonstances historiques et sociales des sociétés
démocratiques, qui incluent le fait du pluralisme
raisonnable », La Justice comme équité,
op. cit., 56.
* 164 Ibid., p.
45.
* 165 Véronique
Munoz Darde, La justice sociale, op. cit., p. 26.
* 166 John Rawls,
Théorie de la justice, op.cit., pp. 479-480.
* 167 Véronique
Munoz Darde, La justice sociale, op. cit., p. 86.
* 168 John Rawls,
La justice comme équité
op. cit., pp. 69-70.
* 169 Will Kymlicka,
Les théories de la justice, Op .cit., p. 67.
* 170 Discrimination
positive: principe qui consiste à instituer les inégalités
pour promouvoir l'égalité. Principe américain à
comprendre dans deux sens : d'abord comme instrument de lutte contre les
pratiques sexistes et racistes ; ensuite comme correction des
inégalités sociaux-économiques. C'est ce deuxième
aspect qui concerne notre étude.
* 171 John Rawls,
La justice comme équité, op. cit., p.
107.
* 172 Ibid., p.
107.
* 173 Ibid., p.
107.
* 174 Véronique
Munoz Darde, La justice sociale, op. cit., p. 33.
* 175 La
méritocratie est un système politique, social et
économique où les privilèges et le pouvoir sont obtenus
par le mérite.
* 176 John Rawls,
Théorie de la justice, op .cit., p. 348.
* 177 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 108 ;
* 178 Rawls précise
que la conception politique de la justice n'exige pas des parents qu'il traite
leurs enfants selon le principe de différence, pas plus qu'elle n'exige
des amis de se traiter mutuellement ainsi, La justice comme
équité, op. cit., p. 108.
* 179
« Après un match, on dit souvent que l'équipe a perdu
méritait de gagner. On ne veut pas dire, plutôt, que
l'équipe perdante a manifesté à un plus haut degré
l'adresse et les qualités exigées par le jeu et dont l'exercice
donne au sport son attrait. C'est pourquoi vraiment les perdants
méritaient de gagner et ont perdu à cause de la malchance, ou
pour d `autres contingences. Ainsi même la meilleure organisation
économique ne conduira pas toujours aux résultats
désirés », Théorie de la justice, op.
cit., 351-352.
* 180 John Rawls,
La justice comme équité, op. cit,. pp.
109-110.
* 181 Emmanuel Kant,
Théorie et pratique, AK VIII, 293, Luc Ferry (trad.), OEuvres
philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, tome III, p. 274.
* 182 Par
dé-formalisé, nous voulons signifier la volonté de Rawls,
de faire incarner concrètement l'idée de justice.
Dé-formaliser ici, voudrait donc dire « faire perdre son
caractère formel ».
* 183 Emmanuel Picavet,
Théorie de la justice, première partie. John Rawls,
coll. philo-textes, Paris, Ellipses, 2001, p. 53.
* 184 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 109.
* 185 Idem,
Théorie de la Justice, op. cit., p. 351.
* 186 Catherine Audard,
Qu'est-ce que le libéralisme, op .cit., pp.
448-449.
* 187 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 97.
* 188 Ibid., p.
70.
* 189 Ibid., p.
95.
* 190 Id.,
Théorie de la justice, op. cit., p. 210.
* 191 Ibid.
* 192 Ibid., p.
97.
* 193 Ibid., p.
171.
* 194 Marie Bruno Borde,
« Justice et Démocratie. La philosophie politique de John
Rawls », dans Bulletin de Littérature
Ecclésiastique, n°1, (janvier-mars 2003), 43-60.
* 195 John Rawls, La
justice comme équité op. cit., p. 172.
* 196 Ibid., p.
70.
* 197 Ricoeur, le juste
I, Paris, Esprit, 1995, p. 85.
* 198 Ibid., p.
74.
* 199 Ibid., p.
75.
* 200 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 70.
* 201 Ibid, p.
93.
* 202 Catherine Audard,
Qu'est-ce que le libéralisme, op. cit., p. 468.
* 203 Ibidem, p.
29.
* 204 Déclaration
universelle des droits humains, 1948
* 205 Devise de la
République française : Liberté fraternité
égalité
* 206 Rawls,
Théorie de la justice, op. cit, pp. 29-30.
* 207 John Rawls, La
justice comme équité, op. cit., p. 6.
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