Avant Propos
Il y a tout juste quelques jours, en regardant le journal
d'Arte TV, j'ai pris connaissance de la mort de l'exceptionnelle artiste Louise
Bourgeois. Née à Paris en 1911, elle épouse un historien
d'art américain et émigre au Etats-Unis en 1938 où elle
prend la nationalité états-unienne. Elle est morte à
l'âge de quatre vingt dix-huit ans, elle a vécu plus de soixante
dix ans en dehors de son pays d'origine. Le reportage qui présentait une
rétrospective générale de sa vie et de son oeuvre, se
termine par la phrase « cette grande artiste française nous a
quitté »1. Inévitablement la dernière
affirmation « artiste française » m'interpelle.
Peut-être Louise Bourgeois se disait et se sentait-elle
profondément française, ou peut-être pas ou peut-être
en partie ou peut-être à moitié. En tout cas, et
malgré le fait que ce reportage était diffusé par Arte tv,
les journalistes ne se sont pas trop posé la question : elle
était née en France, donc française, elle l'était
donc restée toute sa vie.
« Pasaporte » « República de Chile
», voilà ce qui est marqué sur la couverture du document que
je porte. Ce document, tellement précieux spécialement quand on
se trouve à l'étranger (notion d'« être à
étranger » discutable d'ailleurs), ne montre pas uniquement
d'où je viens mais aussi à ce dont je suis censé
appartenir en tant que citoyen, unilatéralement bien sûr.
Toutefois, aujourd'hui, j'accumule quasi 10 années en dehors de mon pays
d'origine, soit presque un tiers de ma vie. J'espère, très
sincèrement et sans aucune animosité envers mes respectables
compatriotes, que si je meurs à l'âge de 98 ans, le jour de mes
funérailles on ne me traitera pas encore de chilien !.
Or, pour la pensée nationale, pour ne pas dire
nationaliste, des allégations de ce genre constituent une espèce
de reniement de l'origine, et pour mes compatriotes, pire encore, il s'agirait
d'une sorte trahison. Afin de ne pas froisser les susceptibilités
patriotiques, je dois m'expliquer à chaque fois: je n'ai aucun
problème avec le Chili, et pourtant, des raisons, j'en ai. Son
actualité m'intéresse toujours, je suis content quand j'y vais et
je m'y sens à l'aise. Je suis tout à fait conscient de mon
origine et de la manière dont elle a façonné ma
façon de comprendre le monde : mon héritage culturel ainsi que
mon rapport à l'absolu en découle. Cependant, mon
expérience migratoire m'a apporté
1 JT Arte TV du Lundi 31 mai 2010
des nouveaux éléments (culturels, identitaires,
psychologiques, etc) que j'ai intégrés au fur et à mesure
et j'ai le sentiment qu'ils ne doivent être, en aucun cas, pensés
comme concurrents ou antagoniques à ceux de mon origine. En effet,
j'aime bien le camembert avec du vin rouge, on m'a déjà surpris
avec Claude François dans mon MP3 et j'aime beaucoup Joe Dassin, je n'ai
pas encore vu « La cité de la peur », mais je peux chanter la
Marseillaise par coeur bien que je ne le fasse jamais, et je parle,
j'écris et je pense en français. Et même si je continue
à croire que tremper sa tartine dans le café c'est
dégueulasse, cela ne me fait pas pour autant ni plus ni moins
français, loin de là. J'ironise car ce n'est pas une question
d'être plus français et moins chilien ou inversement, il s'agit
des bouleversements de l'appartenance et de l'identité qui ne peuvent
plus être pensée dans les catégories rationnelles du
national.
Grace aux interactions relationnelles et sociales que j'ai pu
établir au fil des années, je me suis aperçu que ce
ressenti et ces questionnements affleurent aléatoirement chez des gens
ayant eu une expérience migratoire et multiculturelle importante. J'ai
donc réalisé qu'il ne s'agissait pas d'un dérapage
identitaire dû à une expérience personnelle, mais que
c'était un sentiment partagé, qu'il s'agissait de toute
évidence d'un phénomène social qui, de plus, n'a rien de
nouveau. Des constatations et des réflexions de ce genre m'ont
poussé à faire une recherche sur ce sujet : Qu'est ce que
l'appartenance nationale ? Quelles sont les enjeux de l'identité
nationale dans un contexte de migration?
Aussi, il existe une dimension personnelle forte dans ce
projet de recherche car il répond à des questionnements
personnels qui s'insèrent directement dans mon expérience
empirique en tant qu'immigrant (Espagne puis France), et en tant qu'acteur
d'une expérience multiculturelle. J'ai pu ainsi éprouver les
enjeux liés aux mouvements migratoires transnationaux, tel que les
questions d'ordre identitaire, émotionnel, linguistique, psychologique,
financier, administratif et logistique ainsi que le caractère
controversé des relations interethniques. Cette expérience en
plus des éléments de réflexion recueillis de façon
informelle ont représenté une source indispensable afin
d'éclairer et de fixer des pistes pour cette étude.
Enfin, vous noterez peut-être un ton direct et
irrévérencieux dans ce travail. Mon intention n'est
évidement pas de déranger qui ce soit, mais plutôt
d'imprégner ce mémoire d'une consistance humaine, quelque chose
de vivant sans pour autant que
l'objectivité qui conditionne tout propos scientifique se
voit compromise. Je pense que rigueur ne rime pas forcement avec
austérité.
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