2) Le refuge dans l'émotion
La recherche de l'émotion dans le traitement
médiatique du crash entre le Jornal Nacional et le 20
Heures a suivi une logique différente de celle de la recherche de
la crédibilité. Pendant que cette dernière s'est
basée sur des techniques de mise en récit de l'information pour
donner au spectateur une illusion de réalité et le sentiment de
maîtrise de la même, la recherche de l'émotion s'est surtout
basée sur le choix des reportages.
Nous verrons ici que le contenu des informations
diffusées a contribué a attirer l'émotion du public de
deux manières différentes : à travers de la
création de la compassion et à travers de la
création du suspense.
a) La création de la compassion
L'analyse des résultats nous a montré, au
début de ce mémoire, une autre différence essentielle
entre les deux journaux télévisés : l'exposition de la
souffrance des proches a été un sujet plus récurrent au
Brésil (6% du temps de diffusion sur le crash a été
consacrée au sujet par le Jornal Nacional contre 3% par le
20 Heures dans le premier jour qui a suivi l'accident, 16% contre 13%
le deuxième jour et 12% contre 0% le troisième jour), alors que
la prise en charge des proches par les autorités a été
plus traitée en France (24% contre 9% le premier jour, 42% contre 0% le
deuxième et 31% contre 19% le troisième42).
Cette différence a été notamment
influencée par les cadres juridiques auquel les deux journaux
télévisés ont été soumis : contrairement au
Brésil, la loi française a interdit la diffusion d'informations
sur les victimes et la police française a privé les journalistes
du contact avec les proches.
L'analyse de la création de la compassion nous laisse voir
cependant que le cadre juridique n'a pas été le seul à
influencer ces différences ; le contexte culturel y a joué un
rôle non négligeable.
42 Le tableau de la répartition du temps
consacré au crash par type d'information est à la page 18 dont
les données statistiques sont en annexe : Annexe 1, p. 53
I. La souffrance des proches au Brésil
Au Brésil, l'exploitation de la souffrance des proches
destinée à créer de la compassion chez le public a
été évidente : informations et photos des victimes ont
été diffusées dès le premier jour qui a suivi
l'accident, accompagnées de témoignages des proches.
Le premier juin, un reportage consacré à la
souffrance des familles a déjà été
repéré au Jornal Nacional, le mot « souffrance
» étant notamment employé : images de proches a
l'aéroport en train de pleurer sont annoncées par les mots «
a chaque confirmation, la souffrance d'une famille43 ». Puis
photos et descriptions de quelques victimes brésiliennes sont
données44.
Image de proches des victimes et photo d'une victime (chef
d'orchestre Silvio Barbato) diffusées par le Jornal Nacional
Le deuxième jour qui a suivi l'accident, cette
compassion sera renforcée par plus d'informations, photos et
témoignages sur les victimes. La narration a renforcé cette
ambiance : « le souvenir de chaque passager emporte l'histoire de
l'incertitude d'un voyage et de la souffrance d'une famille45
».
Le troisième jour, un reportage va jusqu'à
filmer une école oi des adolescents de 13 ans expriment la tristesse
d'avoir perdu leur professeur de littérature, et également une
salle d'entreprise, où les collègues d'une jeune victime montrent
douloureusement aux cameras un bureau désormais vide.
En France, cette exploitation sera moins forte, encore que
présente ! Malgré les contraintes du cadre juridique
français, le 20 Heures a réussit à diffuser la
souffrance des proches en utilisant des témoignages de brésiliens
ainsi que de familles de victimes d'autres accidents aériens.
43 (( A cada confirmação, o
sofrimento de uma familia»
44 Un descendant de la famille royale portugaise,
dirigeant du groupe Michelin, un chirurgien plastique, une chanteuse,
un chef d'orchestre et un ingénieur du groupe Petrobras
45 (( A lembrança de cada passageiro traz a
história da expectativa de uma viagem e do sofrimento de uma
família. »
Le premier Juin, le 20 Heures a diffusé
témoignages de proches de victimes brésiliennes au Brésil
: images de larmes à l'aéroport international du Rio de Janeiro
sont accompagnées de mots de compassion : "les proches et les
parents ne peuvent contenir leurs larmes, la douleur est trop forte".
Images de souffrance des brésiliens diffusées
par TF1
Le 2 juin, le 20 Heures va consacrer un reportage
à la souffrance des familles de victimes d'autres catastrophes
aériennes : deux hommes dont les femmes ont été victimes
d'accidents aériens montrent des photos de leur couple et discutent du
sentiment pénible de la perte d'un être aimé, puis une
interview avec la psychiatre auteur du livre Revivre après un
choc46, va entretenir la discussion.
Le fait que TF1 ait diffusé la souffrance des
proches brésiliens et des proches de victimes d'autres catastrophes
aériennes laisse voir sa volonté de création de la
compassion à travers la diffusion de la souffrance, malgré la
contrainte du cadre juridique français. Toutefois, une différence
entre les deux journaux télévisés qui ne peut pas
être liée au cadre juridique est le fait que le Jornal
Nacional ait entretenu l'espoir de rencontrer de survivants, pendant que
le 20 Heures affirmait les chances de survie comme « infimes
».
Le 2 juin, le Jornal Nacional va diffuser un
témoignage d'un colonel qui participe aux opérations de
recherches affirmant avoir l'espoir de retrouver de survivants, puis le 6 juin,
après la découverte des premières dépouilles, cet
espoir sera éveillé par le témoignage de plusieurs proches
: un père d'une victime affirme « Qu'est-ce qu'on entendait avant ?
Que l'avion avait explosé en vol, qu'il n'y avait
46 SABOURAUD-SEGUIN Aurore.
Revivre après un choc. Odile Jacob, 2006, 179 p. Collection
Guide pour s'aider soi-même
pas de dépouilles ou des débris. Maintenant on les
a trouvés ! Comme un père, je ne peux pas penser au pire (la
mort) ~, puis une mère d'une victime affirme : « mon coeur ne sent
pas qu'il est mort »47.
Cette différence culturelle est rendue encore plus
caractéristique par les témoignages des présidents des
Républiques française et brésilienne, le premier jour qui
a suivi l'accident : au Brésil, le président
M. Lula va dire « je souhaite aux familles de victimes
beaucoup de force », «je demande à Dieu pouvoir retrouver des
survivants48 », pendant que le président
français, M. Sarkozy affirme que « les chances de retrouver des
survivants sont infimes ».
L'effort du 20 Heures pour contourner le cadre
juridique français afin de pouvoir diffuser la peine des familles de
victimes montre que le fait que la souffrance de proches ait été
plus traitée au Brésil n'est pas la conséquence du seul
contexte culturel. Néanmoins, une différence culturelle majeure a
été repérée : le fait qu'au Brésil,
contrairement à la France, l'espoir de retrouver de survivants ait
été entretenu.
Nous verrons également que cette recherche de la
compassion a trouvé d'autres moyens d'émerger, cette fois plus
traités en France qu'au Brésil : la diffusion de la prise en
charge des proches.
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