Thomas GIRAUD Diplôme : Master 2
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thgiraud@hotmail.com Domaine :
Sciences Humaines et Sociales
Mention : Philosophie
L'ESTIME DE SOI
DANS LA PHILOSOPHIE DE KANT
UFR Philosophie Spécialité « Histoire de
la philosophie »
Sous la direction de M. le Professeur Christian BONNET
Avertissement
· Les références en note de bas de page
qui ne mentionnent ni l'auteur ni la date de parution de l'ouvrage cité
renvoient à des ouvrages de Kant. Pour chacun de ces ouvrages,
l'année de parution figure dans la bibliographie.
· Les titres d'ouvrages de Kant sont donnés dans
les notes de bas de page sous forme abrégée (sauf
Correspondance). La bibliographie explique ces abréviations en
les reprenant entre parenthèses à la suite du titre in
extenso.
Remerciements
Nous remercions d'abord M. le Professeur Christian Bonnet de
ne pas avoir sousestimé l'intérêt de l'estime de soi dans
la philosophie de Kant en acceptant d'encadrer nos recherches sur ce
thème.
Nous remercions également tous nos professeurs de
l'année qui, à travers leurs séminaires, nous ont
enseigné par l'exemple l'art de la recherche philosophique.
Nous remercions enfin Kiyoko qui, pour nous aider, a su sacrifier
ses inclinations sensibles et respecter la loi de son devoir conjugal.
Introduction
D'après la lecture que fait Kant de l'histoire de la
philosophie morale, la question des devoirs de l'homme envers soi-même a
été négligée, voire niée, par les penseurs
qui l'ont précédé. L'enseignement traditionnel des
devoirs, par exemple celui que donne Wolff, met en avant les devoirs de l'homme
envers autrui. Une des raisons pour lesquelles la question du devoir
envers soi-même a été aussi peu traitée tient, selon
Kant, à l'apparente contradiction du concept même de devoir envers
soi-même : comment en effet l'obligeant pourrait-il être en
même temps l'obligé ? Pourtant, on peut argumenter en faveur du
caractère non contradictoire de ce concept, comme Kant en donne
l'illustration dans la Doctrine de la vertu1.
Si l'homme a bien un devoir envers lui-même, la
philosophie morale peut et doit s'interroger sur le fondement de cette
espèce du devoir. « Devoir !, mot grand et sublime, (...)
quelle origine est digne de toi ? »2, demande Kant dans une
apostrophe célèbre. Il y répond par l'idée de
« personnalité »3, de liberté de la
volonté (voir notre section 2.2.1). Le fondement du devoir en
général, c'est donc la personnalité. Or, la
personnalité définit chez Kant la propriété
essentielle de l'homme comme être raisonnable, si bien qu'il
évoque souvent la personnalité dans les termes de
l'humanité. Le fondement du devoir, c'est l'idée
d'humanité, et le fondement du devoir envers soi-même, c'est
l'humanité dans sa propre personne : « le même être,
conçu selon sa personnalité, c'est-à-dire comme
un être
1 Voir DV, pp. 700-702
2 CrPr, p. 713
3 CrPr, p. 713
doué de liberté intérieure
(homo noumenon), est un être capable d'obligation et en
particulier d'obligation envers lui-même (l'humanité en sa
personne) »4.
Mais cette réponse ne suffit pas à
déterminer le fondement du devoir envers soi-même. Il est en effet
loisible de diviser la notion de fondement selon la ligne de partage qui
sépare l'objectif du subjectif. On peut ainsi concevoir un fondement
objectif et un fondement subjectif du devoir envers soi-même.
L'idée, tout à fait objective, de personnalité fournit le
premier. Mais y a-t-il une réalité subjective qui serve de
fondement au devoir ? Kant répond par l'affirmative : « dès
qu'il s'agit non seulement de se représenter le devoir, mais de lui
obéir », « l'on cherche le fondement subjectif des
actions, dont dépend avant tout, à
condition de pouvoir le supposer, ce que l'homme va
faire, et non seulement le fondement objectif, qui détermine ce
qu'il doit faire »5.
Quelle est donc la réalité subjective qui fonde
nos devoirs ? Qu'est-ce qui correspond subjectivement à l'idée de
personnalité ? La réponse à cette dernière question
ne peut être fournie que par l'effet de la représentation de la
personnalité
sur le sentiment comme faculté susceptible d'être
affectée par des concepts de la raison. Or, « cette idée
de la personnalité (...) éveille le respect »6.
C'est le respect
de l'humanité qui fonde subjectivement nos devoirs. Et,
de même que l'humanité en sa propre personne fonde objectivement
les devoirs envers soi-même, le respect de l'humanité dans sa
propre personne fonde subjectivement ces mêmes devoirs.
Or, cette dernière forme du respect peut
adéquatement être caractérisée comme une estime de
soi. Le respect se définit en effet comme le sentiment de la valeur de
quelque chose ou quelqu'un : « A proprement parler, le respect est la
4 DV, p. 702
5 Fin choses, p. 322
6 CrPr, p. 714
représentation d'une valeur »7. De
manière similaire, on a l'habitude de définir l'estime de soi
sentimentale comme le sentiment de sa propre valeur. L'estime de soi est donc
un cas particulier du respect : c'est le respect de sa propre valeur. Le
respect de l'humanité dans notre propre personne, en tant que respect de
la valeur que nous confère l'humanité dans notre personne (voir
notre section 1.2.1), en tant que respect d'une valeur de notre personne donc,
constitue bien une estime de soi. C'est bien l'estime de soi (comme respect de
l'essence humaine dans notre personne) qui fournit le fondement subjectif des
devoirs envers soi-même : Kant écrit, au sujet « du
respect pour son propre être », que « ce sentiment
(qui est unique en son genre) est le fondement de certains devoirs,
c'est-à-dire de certaines actions qui peuvent se concilier avec le
devoir envers soi-même »8. Ainsi, l'étude de
l'estime de soi nous plongerait au coeur de la moralité.
L'estime de soi est le sentiment de sa propre valeur,
avons-nous-dit. Mais quelle est la valeur de ce sentiment ? Quelle
utilité présente-t-elle dans la vie morale, si elle réside
au coeur de la moralité ? Nous avons vu qu'elle prétendait servir
de fondement subjectif aux actions se conciliant avec le devoir envers
soimême. Cette prétention est-elle légitime ? L'estime de
soi joue-t-elle, sous d'autres formes subjectives, d'autres rôles moraux
liés à ce statut de fondement subjectif ? Telles sont les
questions principales que nous poserons à l'estime de soi subjective,
telle qu'elle se donne à voir dans la doctrine morale kantienne. Nous
pouvons pressentir que, ce faisant, nous serons conduits à explorer tout
ce que Kant appelle la « part subjective »9 de la
moralité, c'est-à-dire l'ensemble des conditions psychologiques
de la moralité.
7 Fdts, p. 260-261
8 DV, p. 686
9 Correspondance, p. 446-447
Mais, de la même manière que l'on peut se servir de
l'opposition entre le
subjectif et l'objectif, l'intérieur et
l'extérieur, l'invisible et le visible, pour concevoir deux sens de la
notion de fondement, on peut aussi s'en servir pour distinguer deux grands sens
de l'expression d' « estime de soi ». L'estime de soi dans son sens
subjectif, c'est un sentiment qui s'éprouve dans
l'intériorité de sa conscience, à l'abri des regards
d'autrui. Le respect qu'un tel éprouve pour la valeur de la nature
humaine dans sa personne nous en a fourni un exemple. En revanche, l'estime de
soi en son sens objectif, c'est l'estime de soi telle qu'elle peut se
manifester extérieurement à autrui. C'est la manière
objective dont on fait preuve de l'estime subjective que l'on a pour
soi-même. Il s'agit alors d'une action ou d'une manière d'agir, la
façon dont un homme agit objectivement lorsqu'il s'estime au sens
subjectif, l'expression visible du sentiment d'estime de soi invisible.
Nous nous demanderons donc si la philosophie pratique de Kant
donne à penser une forme objective de l'estime de soi. Si c'est le cas,
on peut d'ores et déjà soupçonner que Kant fait
résider l'estime de soi objective au coeur de la moralité
objective, définie comme l'ensemble des actions se conciliant avec le
devoir envers soi-même, puisque le pendant subjectif de cette estime de
soi semble occuper une position centrale dans la moralité subjective.
Dans une telle hypothèse, il serait de la plus grande importance, pour
la philosophie morale, d'étudier aussi l'estime de soi objective. Nous
poserons donc à nouveau la question de la fonction remplie par cette
forme dans la vie morale. S'agit-il d'une disposition naturelle ou d'un devoir
? S'agit-il d'un vice ou d'une vertu ?
Dans une perspective traditionnelle, l'utilité de la
philosophie morale consiste à moraliser les moeurs. Or, le moyen d'une
telle moralisation réside dans
l'éducation : « Dans l'éducation »,
écrit Kant, « il faut veiller à sa moralisation [celle de
l'homme] »10. Pour finir, nous essaierons donc de tirer les
conséquences qu'une pédagogie morale pourrait tirer des
thèses de philosophie morale que nous aurons dégagées.
Nous nous demanderons si et comment les éducateurs doivent
établir dans l'esprit des jeunes âmes une disposition à
l'estime de soi, pour faciliter l'influence de la loi morale sur leur
volonté.
* **
1. L'estime de soi est-elle un devoir ?
Examinons d'abord la question de savoir si la notion d'estime
de soi sert, dans la philosophie kantienne, à enseigner à l'homme
un devoir qu'il possèderait, à savoir un devoir qu'il aurait de
s'estimer lui-même. Dans une perspective kantienne, peut-on à bon
droit forger une formule qui commanderait « Tu estimeras ton
prochain comme toi-même », sur le modèle de la
formule biblique, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
?
Dans la Doctrine de la vertu, au paragraphe XII de
l'introduction, Kant prend bien soin de montrer que l'estime de soi n'est pas
un devoir : « dire que l'homme a le devoir de s'estimer
lui-même est parler improprement »11. Mais, au
paragraphe 11 de la même Doctrine de la vertu, dans
l'exposé qu'il fait des devoirs de l'homme envers lui-même
considéré uniquement comme être moral, Kant affirme que l'
« estime de soi est un devoir de l'homme envers lui-même
»12. Comment résoudre cette apparente contradiction ?
Nous allons voir qu'il convient de distinguer avec Kant deux formes de l'estime
de soi, une forme qu'on pourrait appeler « esthétique », d'une
part, et une forme « morale » ou « pratique », d'autre
part.
1.1. L'estime de soi esthétique n'est pas un
devoir
Kant intitule le paragraphe XII évoqué ci-dessus
de la manière suivante : « Prénotions esthétiques
qualifiant la réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir en
général ». Il y aurait ainsi des «
prédispositions d'esprit esthétiques et
préalables, mais naturelles (praedispositio) à
être affecté par les concepts du
devoir »13. Kant énumère ainsi
la liste de ces dispositions d'esprit : « Ce sont le sentiment
moral, la conscience, l'amour du prochain et le
respect de soi-même (estime de soi) ». Il y a donc bien une
forme esthétique de l'estime de soi. Mais comment la caractériser
?
Le terme esthétique est employé par Kant dans un
sens proche de l'origine grecque du terme. L'étymologie nous apprend en
effet que « esthétique » vient du grec
aisthèsis, qui désigne la notion de sensation. Or, chez
Kant, est esthétique ce qui relève ou dépend de la
sensibilité. On pourrait donc dire de l'estime de soi (au sens
esthétique) la même chose que ce que dit Kant, dans ce paragraphe
XII, au sujet de « l'amour des hommes » : l'estime de soi « est
une affaire de sensation »14. Plus précisément,
il s'agit d'un certain sentiment (Gefühl), puisque c'est le terme
qu'emploie Kant pour désigner « ce sentiment » du «
respect pour son propre être »15. Insistons avec
Kant sur le fait que, comme sentiment, l'estime de soi se caractérise
par un aspect « purement subjectif »16, puisque tout
sentiment est une (re)présentation qui se contente d'exprimer un
état du sujet, par opposition à une représentation
objective, qui se rapporte à un objet.
C'est justement en tant qu'elle est quelque chose de purement
subjectif que l'estime de soi n'est pas un devoir. En effet, argumente Kant, il
convient de ne pas confondre, d'une part, les « conditions
subjectives » de la moralité, c'est-àdire les
dispositions d'esprit esthétiques qui rendent possible la
réceptivité aux concepts du devoir (dispositions dont fait partie
l'estime de soi, donc) et, d'autre part, les conditions objectives de la
moralité : « en tant que conditions subjectives de la
réceptivité au concept du devoir », celles-là «
ne se trouvent pas au
13 DV, p. 681
14 DV, p. 684
15 DV, p. 686
16 DV, p. 685
fondement de la moralité »17, tandis
que les conditions objectives de la moralité sont
précisément les conditions qui fondent la moralité.
Commander à l'homme d'avoir tel sentiment et d'agir sous l'influence de
ce sentiment, ce serait introduire dans la détermination morale de la
volonté quelque chose qui ne peut s'y trouver, à savoir un
élément subjectif et extérieur à la loi morale
(comme principe pratique objectif). Ce serait rendre toute moralité
impossible puisque, pour que l'action morale ait une valeur morale, il faut que
la loi morale à elle seule détermine la volonté : «
Ce qui est essentiel dans la valeur morale des actions, c'est que la loi
morale détermine immédiatement la volonté
»18. Dans cette immédiateté de la
détermination de la volonté par la loi, rien ne peut apporter son
concours et participer à l'influence exercée sur la
volonté (si ce n'est peut-être un mobile qui résulte
directement de la loi, si ce n'est la loi en tant qu'elle s'incarne dans un
mobile sensible). Il n'y a donc « aucune obligation d'avoir ces
qualités »19 comme conditions seulement subjectives de
la moralité. On peut signaler ici une conséquence importante des
principes qui permettent à Kant de poser que l'estime de soi comme
sentiment ne constitue pas un devoir : la morale ne commande que des actes,
jamais des sentiments. Elle s'adresse à la volonté (comme
faculté de l'action), non à l'âme ou au coeur.
Par ailleurs, l'estime de soi apparaît dans ce
paragraphe comme unie avec le respect pour la loi morale (voir notre section
2.2.1) : après avoir parlé des conditions subjectives de la
moralité en général, Kant parle de l'estime de soi en
particulier dans un sous-paragraphe intitulé « Du respect »,
et non « De l'estime de soi » ou « Du respect de soi ». Et,
si l'estime de soi est bien impliquée ou identique avec le respect pour
la loi morale, il faut considérer comme valant pour
17 DV, p. 681
18 CrPr, p. 695
19 DV, p. 681
l'estime de soi ce qui est dit ici du respect. Or, ce
sous-paragraphe affirme que nous ne pouvons avoir un devoir envers le respect.
En effet, pour pouvoir produire le respect en nous-mêmes par devoir,
i.e. par respect pour un devoir d'estime de soi (au sens
esthétique, toujours), il faudrait d'abord se représenter la loi
du devoir qui nous obligerait à produire ce sentiment. Or, l'homme doit
éprouver en luimême un respect pour la loi du devoir qui
s'applique dans telle situation particulière, pour pouvoir seulement se
représenter un devoir (voir notre section 2.3.2). Affirmer que nous
avons un devoir envers le respect, cela reviendrait donc à faire de la
représentation du devoir un devoir : « Avoir un devoir envers le
respect reviendrait donc à faire du devoir même un devoir
»20. Kant semble réfuter ici le devoir de respect par
l'idée d'une antériorité du respect par rapport au devoir
: le respect étant la condition (de la considération) du devoir,
il doit précéder le devoir et non être produit par lui,
comme ce serait le cas dans un devoir de produire le respect en
nous-mêmes.
Kant avance un dernier argument pour montrer que l'estime de
soi n'est pas un devoir. Le paragraphe XII de l'introduction de la Doctrine
de la vertu souligne que l'estime de soi, en tant que « respect
» que l'homme a « pour son propre être », n'est pas
quelque chose qui soit exigible d'une liberté, parce que nous ne sommes
jamais libres de respecter ou non, au sens du respect comme sentiment. Ce qui
est respectable « arrache inévitablement » à l'homme un
sentiment de respect. C'est ce qu'exprime la langue française courante
par l'expression « forcer le respect ». C'est aussi ce qu'exprimait
déjà B. Pascal, dans le second des Trois discours sur la
condition des Grands, au sujet du respect pour autrui : « si,
étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne
découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous
estimasse, (...)
assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous
le plus grand prince du monde »21. Il ne peut être
commandé de respecter autrui, fût-il le plus grand prince
du monde, parce que le respect ressenti se produit en vertu
d'une nécessité autre que celle du devoir. Il ne peut pas plus
être commandé de se respecter, pour les mêmes raisons.
1.2. L'estime de soi pratique
1.2.1. L'estime de soi pratique est-elle un devoir ?
Mais on peut peut-être penser une autre forme de
l'estime de soi que la forme esthétique. On peut peut-être opposer
à l'estime de soi esthétique une forme « pratique » de
cette estime, sur le modèle de l'opposition que Kant établit
entre l'amour « esthétique » et l'amor benevolentiae,
c'est-à-dire la bienveillance. La
première forme d'amour, nous l'avons vu, « est une
affaire de sensation, non de vouloir »22. Mais
« en tant qu'acte, la bienveillance » est tout à fait
autre chose :
lorsque je fais preuve de bienveillance, j'aime parce
que je le veux. Kant appelle
cette dernière forme de l'amour « un amour
pratique (...) qui réside dans la volonté
»23. De la même manière, l'estime de soi
esthétique est un sentiment
purement subjectif, qui relève de la
sensibilité. La question est donc de savoir si, à cette estime
esthétique, on pourrait opposer une éventuelle forme pratique ou
morale, qui serait un acte (ou quelque chose d'analogue à un acte) dont
l'existence serait causée par une volition et qui dépendrait par
conséquent de la volonté.
Kant répond par l'affirmative à cette question,
puisque c'est bien de cette dernière forme d'estime de soi qu'il est
question au paragraphe 11 de la Doctrine de la vertu. Kant ne parle
plus ici de prénotion esthétique, mais d' « estime
morale
21 Pascal (1990), p. 237
22 DV, p. 684
23 Fdts, p. 258
de soi »24. Comment décrit-il cette
forme pratique de respect de soi ? Il faut entendre ici l'adjectif pratique
littéralement. Comme pratique, l'estime de soi s'apparente à une
action ou à un acte, de la même manière que l'amour, comme
bienveillance, est un acte (voir supra) : c'est l'action de s'estimer, pour
employer une forme verbale plus propre que la forme nominale à exprimer
la nature pratique de la chose. Kant semble en parler plus
précisément comme d'un comment, d'une manière
d'agir, comme le montre la façon dont il précise le sens de
cette estime de soi en l'opposant à la bassesse : «
C'est-à-dire qu'il ne doit pas poursuivre sa fin qui est en même
temps un devoir d'une manière basse et servile
»25. Quelle est donc la manière d'agir dans laquelle on
fait preuve d'estime de soi au sens pratique ?
L'estime de soi est décrite dans ce paragraphe 11 comme
liée à la « conscience » que peut avoir l'homme «
de sa dignité en tant qu'homme rationnel », ou encore
comme liée à la « conscience de la sublimité de sa
disposition morale »26. L'estime de soi est ce dont je fais
preuve lorsque j'agis dans la conscience de ma propre disposition morale au
bien, c'est-à-dire dans la conscience de la dignité de
l'humanité dans ma propre personne (puisque la capacité à
la moralité de l'homme, nous y reviendrons, fonde la dignité de
l'humanité). L'estime de soi pratique, c'est la façon dont on
agit quand on agit dans la considération de et conformément
à la dignité de l'humanité dans sa personne : c'est
pourquoi dire de l'homme qu' « il ne doit pas renoncer à l'estime
morale de soi », c'est la même chose que de dire « qu'il ne
doit pas renoncer à sa dignité »27.
24 DV, p. 723
25 DV, p. 723 (les italiques sont de nous)
26 DV, p. 723
27 DV, p. 723
Au paragraphe 12 de la Doctrine de la vertu, Kant
illustre le concept
pratique de l'estime de soi en indiquant des exemples de
manquement à ce devoir d'estime de soi. On agit de manière
contraire à la dignité humaine lorsque, par exemple, on agit
« d'une manière basse et servile », selon la citation
déjà donnée. Et c'est cette servilité dont on fait
preuve, par exemple, dans le fait de
« s'agenouiller ou se prosterner jusqu'à terre,
même pour se rendre sensible l'adoration des choses célestes
», acte qui « est contraire à la dignité humaine
»28.
Celui qui s'abaisse au niveau de la terre, s'humilie à
la fois littéralement (le verbe humilier vient du latin,
humus, sol, terre) et pratiquement (il diminue sa propre valeur),
puisqu'il fait plus preuve d'un mépris que d'une estime de
lui-même.
L'estime de soi décrite dans ces lignes de la
Doctrine de la vertu est bien quelque chose de pratique dans la mesure
où elle dépend de la volonté : l'homme fait preuve
d'estime de soi dans sa conduite parce qu'il le veut. En effet, s'estimer ne
signifie rien d'autre chez Kant que se traiter comme une fin en soi, et non
seulement comme un moyen, comme un être doté d'une dignité,
et non seulement d'un prix (sur cette distinction, voir notre section 1.2.1) :
« considéré comme personne (...) l'homme est
au-dessus de tout prix » et « il convient de
l'estimer, non pas simplement comme un moyen (...) mais au
contraire comme une fin en soi-même, c'est-à-dire qu'il
possède une dignité »29. Et traiter
quelque
chose ou quelqu'un comme tel ou tel, c'est faire la preuve par
son action qu'on considère cette chose ou cette personne de
cette manière. D'ailleurs, les traductions des oeuvres kantiennes
emploient indifféremment les deux expressions : « considérer
comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen » et « traiter
comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen ».
Traiter quelque chose non seulement comme un moyen, mais comme
une fin en
soi, c'est prouver par son action qu'on considère cette
chose comme une valeur, non pas seulement pour obtenir ou réaliser autre
chose, mais aussi en elle-même. Se traiter comme une fin en soi, non
seulement comme un moyen, c'est agir en homme qui se considère comme
doté d'une dignité, non seulement d'une utilité. Pour
prendre un contre-exemple, si je mène une vie d'ivrogne pour m'abrutir
et ne plus penser à mes malheurs, je cesse d'utiliser ma faculté
de réflexion au motif qu'elle ne me permet plus de continuer à
mener une vie relativement heureuse comme fin extérieure à
l'exercice de cette faculté. Je fais la preuve par mes actions que je la
considère comme n'ayant de valeur que comme moyen utile au bonheur. Et
comme cette faculté fait partie de l'humanité comme
propriété que je possède, ce que je considère ainsi
comme n'ayant de valeur que comme moyen,
c'est l'humanité dans ma personne. C'est pourquoi «
ivrognerie et gloutonnerie sont des vices
»30, selon Kant (voir aussi l'exemple du suicide dans
notre section 1.2.2). Or, il ne dépend que de ma
volonté de faire preuve d'une telle considération. La
liberté exprime justement la causalité de la raison d'un
être doué
de dignité. Je suis aussi libre de me considérer
« en tant qu'homme rationnel » que de me
considérer « en tant qu'homme animal »31.
Et, si je me considère d'après
ma nature animale, je ne prendrai pas conscience de ma haute
valeur, de ma dignité d'être raisonnable, mais bien plutôt
de mon « insignifiance en tant qu'homme animal ». L'estime
de soi qui consiste à se considérer et se traiter comme un
être raisonnable dépend donc bien d'un libre choix de la
volonté. Et elle se distingue bien de la forme esthétique de
l'estime de soi, qui ne dépend pas de la volonté, nous l'avons
vu, mais de la sensibilité.
Dès lors, les raisons qui interdisaient à l'estime
de soi esthétique d'être un
devoir ne sauraient s'appliquer à l'estime de soi sous
sa forme pratique. Nous disions de la forme esthétique qu'elle
n'était pas un devoir en raison de son caractère sentimental : la
deuxième forme, comme manière d'agir qui consiste à se
conduire en se traitant comme une fin en soi et non seulement comme un moyen,
n'a rien d'un sentiment. Nous disions encore de la forme esthétique
qu'elle n'était pas un devoir parce que la représentation d'un
tel devoir supposerait le respect (pour cette loi du devoir) lui-même. La
forme pratique échappe à ce cercle vicieux puisqu'elle se
distingue, en tant que forme pratique non subjective, du sentiment de respect
pour la loi et que, donc, elle peut être représentée par le
respect d'une loi du devoir commandant à l'homme de s'estimer
lui-même. Nous disions enfin que la forme esthétique
n'était pas un devoir parce qu'elle ne pouvait pas se commander, mais
seulement s'arracher, s'imposer : la forme pratique, dans la mesure où
elle dépend d'une volonté libre, ne peut être
imposée de l'extérieur à un sujet, mais c'est librement
que je puis adopter la maxime de me traiter en conformité avec la
dignité de l'humanité dans ma personne. C'est
précisément
pour cela que cette forme est pratique, l'adjectif «
pratique » étant attribué par Kant à « tout ce
qui est possible par liberté »32.
Si aucune des raisons précédentes n'interdit
à l'estime de soi morale d'être un devoir, quelles sont les
raisons qui obligent à en faire un devoir ? Nous avons vu que l'estime
de soi, au sens pratique, équivalait à agir conformément
à la dignité de l'humanité dans sa personne, au sens de ne
pas entamer cette valeur absolue par nos actions. Ce serait donc en raison de
la dignité de l'humanité dans sa personne que tout homme aurait
le devoir d'agir conformément à cette dignité, de
s'estimer. La dignité de l'homme lui imposerait une exigence : celle de
la
respecter (au sens pratique). En affirmant cette idée
d'une dignité qui donne un
devoir, Kant ne fait que reprendre à son compte quelque
chose qui est déjà contenu dans la notion originelle de
dignité. A l'origine, en effet, dans les sociétés
caractérisées par une division du corps social en
différents rangs et conditions et par « un code moral ou des
règles protocolaires » exigeant « des membres des classes
supérieures qu'ils se comportent d'une manière `digne' », la
dignité était conçue comme la propriété du
comportement des individus occupant une
« position sociale supérieure » lorsque
celui-ci exprimait « de manière appropriée » cette
position sociale supérieure33. Mais Kant ajoute à la
notion de
dignité une signification nouvelle, celle de
dignité de l'humanité, à une époque
oüse répand l'idée d'une égalité
entre les hommes. Pourquoi l'humanité aurait-elle
donc une dignité ? Pour répondre, il faut
définir d'abord la notion de dignité.
Pour ce faire, Kant oppose la notion de dignité
à celle de prix. C'est ce que faisaient déjà les
Stoïciens, dont Kant s'inspire dans sa théorie de la valeur. Ainsi
Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, distinguait
les biens relatifs, qui ont un prix, et les biens absolus, qui ont une
dignité : « Les biens du corps sont biens au regard
du corps, mais ce ne sont pas des biens absolus. A vrai dire,
ils ne seront pas sans prix, mais toute dignité leur sera
refusée »34. On retrouve cette distinction chez
Kant lorsqu'il établit une différenciation entre
valeur extrinsèque et valeur intrinsèque. La théorie
kantienne opère en effet une division prépondérante de la
notion de valeur en se fondant sur l'opposition entre l'intérieur et
l'extérieur. Une chose peut valoir parce qu'elle permet d'obtenir ou de
réaliser autre chose : c'est le cas de tout ce qui est utile et qui a
ainsi une valeur externe ou extrinsèque (parce que sa valeur
réside dans ce en vue de quoi elle est bonne). Ou une chose
peut valoir en elle-même et non pas relativement à
autre chose : c'est le cas de
tout ce qui a une valeur interne ou intrinsèque. Pour
donner un exemple célèbre de chose ayant une telle valeur, on
peut bien sûr évoquer la bonne volonté telle que la
présente Kant au début des Fondements de la
métaphysique des moeurs : si la bonne volonté est bonne et a
une valeur, ce n'est pas parce qu'elle permet « d'atteindre tel ou tel but
proposé », ce n'est pas son utilité pour obtenir ou
réaliser autre chose (l'estime publique ou la satisfaction d'avoir bien
agi par exemple), mais « c'est en soi qu'elle est bonne », à
tel point que, même si elle ne
servait à rien, « elle n'en brillerait pas moins,
ainsi qu'un joyau, de son propre éclat »35. La
dignité est la valeur intrinsèque d'une fin en soi, tandis que le
prix est
la valeur ordinaire d'une fin relative : « Ce qui
constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en
soi, cela n'a pas seulement une valeur
relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur
intrinsèque, c'est-à-dire une dignité
»36.
Or, précise Kant, « la moralité est la
condition qui seule peut faire qu'un être raisonnable est une fin en soi
»37. Car, sans elle, un être raisonnable ne peut
être un membre législateur dans le règne
des fins : « il n'est possible que par elle d'être un membre
législateur dans le règne des fins »38. Et «
l'humanité, en tant
qu'elle est capable de moralité » remplit cette
condition. L'humanité peut donc légitimement prétendre
à la valeur d'une fin en soi, dont nous savons que c'est
une valeur intrinsèque, une dignité : « La
moralité, ainsi que l'humanité, (...) sont donc les seules
choses qui aient de la dignité »39. On retrouve ici la
vieille idée
selon laquelle ce qu'on juge moral, c'est toujours la vertu
(comme capacité à la
35 Fdts, p. 252
36 Fdts, p. 301-302
37 Fdts, p. 302
38 Fdts, p. 302
39 Fdts, p. 302
moralité, comme capacité à faire le bien),
ou plutôt que la condition de la valeur
morale d'une chose (telle action, tel bien) réside dans
le fait que celle-ci soit liée à la vertu, qu'elle la
manifeste, la produise ou la suppose. Comme l'écrit Aristote, «
les choses qui produisent la vertu sont belles (car elles tendent à la
vertu) ; de
même pour les choses qui dérivent de la vertu, tels
les signes (sèmeia) de vertu et les réalisations
(erga) de celle-ci »40.
Il convient donc bien de considérer et de traiter comme
une fin en soi l'humanité dans sa personne (ou dans la personne
d'autrui). Nous avons donc bien un devoir d'estime de nous-mêmes, celui
qui consiste à adopter la maxime enjoignant de se traiter soi-même
conformément à sa dignité, i.e. de se traiter
comme une fin en soi et non simplement comme un moyen, et à agir
d'après cette maxime. C'est ce que Kant exprime dans cette formule
marquante : l'homme doit respecter l'homme ou, in extenso, «
l'homme (physique) » doit « respecter
l'homme (moral) en sa propre personne ». Nous appellerons
ce devoir selon une formule que Kant utilise : le « devoir relatif
à la dignité de l'humanité en nous »41.
1.2.2. L'estime de soi condition sine qua non de la
moralité.
Ce devoir n'est-il qu'un devoir parmi d'autres ? Ou
revêt-il une importance particulière dans l'existence morale ? La
Doctrine de la vertu, au moment où elle énonce ce
devoir, fait cette injonction : « la conscience de la
sublimité de sa disposition morale », autrement dit
la conscience de la dignité de la nature de l'homme, « doit
toujours l'accompagner »42. Qu'est-ce que Kant
entend par ce « toujours » ? Est-ce à dire
que, chez Kant, l'observation du devoir relatif à la dignité
de l'humanité en nous est une condition sine qua non
de l'action morale, à tel point que toute immoralité
témoigne d'un manquement à ce
40 Aristote (2007), p. 194
41 DV, p. 724
42 DV, p. 723
même devoir ? Nous allons maintenant essayer de
défendre cette thèse à la suite
de Stephen J. Massey.
Avant d'exposer les arguments kantiens permettant de
défendre cette proposition, examinons les différents types de
devoirs présentés par la Doctrine de la vertu et
demandons-nous si, dans leur violation, c'est-à-dire dans la pratique
des vices qui leur correspondent, l'agent s'estime ou non au sens pratique du
terme. Puisque, nous l'avons vu, cette forme pratique consiste à agir
conformément à la valeur absolue que nous confère notre
humanité, c'est-à-dire à nous traiter nous-mêmes
comme des fins en soi, nous nous demanderons donc si l'homme qui pratique ces
vices adopte ou non la maxime prescrivant de se traiter soi-même comme
une fin en soi.
Les devoirs de l'homme sont de deux espèces, selon
Kant. Les devoirs de l'homme envers autrui et les devoirs de l'homme envers
lui-même. Les devoirs envers soi se divisent eux-mêmes, selon une
scission que Kant appelle « subjective », en deux espèces :
les devoirs envers lui-même de l'homme considéré «
comme un être animal (physique) et en même temps moral
», d'une
part, et les devoirs envers lui-même de l'homme
considéré « uniquement comme être moral
»43, d'autre part. En ce qui concerne les devoirs de
l'homme envers lui-
même considéré depuis ce dernier point de
vue, on peut les opposer à trois vices :
« Ces devoirs s'opposent aux vices du mensonge,
de l'avarice et de la fausse humilité
(bassesse) »44. En ce qui concerne les devoirs de l'homme
envers lui-
même considéré comme être animal et
moral, ils s'opposent à trois autres vices :
« le suicide, l'usage contre nature du penchant
sexuel et la jouissance immodérée des plaisirs de la
table »45.
43 DV, p. 704
44 DV, p. 715
45 DV, p. 704
Examinons d'abord la première espèce de vices
citée et commençons par
le cas de la bassesse. Comment définir celle-ci, et
l'homme bas manque-t-il de se traiter lui-même comme une fin en soi ?
Si l'humilité et la fierté noble entrent
dans la composition de l'estime de soi « bien
ordonnée » (voir notre section 2.1.2), Kant écrit que la
« bassesse est son contraire »46. La bassesse est
précisément ce dont on fait preuve lorsqu'on
fait preuve de « mépris de soi », expression qui sert
d'ailleurs souvent à désigner ce vice (voir la Doctrine de la
vertu, §11). Par exemple, lorsque, dans le but de satisfaire nos
inclinations, nous nous soumettons à la volonté d'autrui, dans
l'espoir d'obtenir ainsi quelque faveur, nous devenons en quelque sorte les
esclaves d'autrui. Or, dans une telle
conduite servile, l'homme se traite comme s'il n'était
pas « the moral equal of others »47, comme s'il
n'était pas égal en valeur morale ou en dignité par
rapport à
autrui, mais inférieur. Il ne se traite pas comme une
fin en soi de même rang que toutes les autres fins en soi. Son
comportement témoigne bien d'un manquement au devoir d'estime de soi. De
manière générale, dans la pratique de la bassesse comme
mépris de soi, l'agent témoigne du même manquement au
devoir d'estime de soi-même.
Qu'en est-il de l'avarice et du mensonge ? L'avarice, «
en tant que restriction, au-dessous de la mesure du véritable besoin, de
la jouissance
personnelle des moyens de bien vivre, (...) contredit
le devoir envers soimême »48. L'avare utilise
les moyens à sa disposition en-dessous de ce que
requièrent ses besoins et son bonheur personnel, tel
Harpagon se contentant de haillons alors que son honorabilité et son
confort requerraient une tenue plus
46 Leçons, p. 239
47 Massey (1983), p. 66
48 DV, p. 719
digne : dans l'avarice, on agit « as if one were a
thing and not a person »49, comme si on était une
chose et non une personne. On néglige donc bien, alors, d'adopter la
maxime prescrivant de se traiter conformément à sa
véritable valeur de personne. Dans le cas du mensonge cette fois,
l'homme utilise « la faculté de communiquer ses pensées
» pour « une fin directement opposée à la
finalité naturelle » de cette faculté et renonce ainsi
à « sa personnalité »50. C'est même,
nous dit Kant, la « plus grande violation du devoir de l'homme envers
lui-même, considéré uniquement comme être moral
(à savoir l'humanité en sa personne) »51. Comme
dans le cas du vice précédent, il s'agit bien d'une «
indignité qui doit le rendre méprisable à ses propres yeux
»52, et dans laquelle l'homme manque de faire preuve d'estime
de soi.
Pour achever de persuader que, dans le cas des trois vices
correspondant au devoir de l'homme envers lui-même en tant seulement
qu'être moral, la pratique de ces vices fait la preuve d'un mépris
de soi, on peut faire remarquer qu'au devoir d'estime de soi (comme être
moral) correspond une vertu de l'estime de soi : la « vertu qui s'oppose
à tous ces vices pourrait s'appeler l'honneur (honestas interna
justum sui aestimium) »53, l'honnêteté
interne ou la juste estime de soi. Dans le respect du devoir envers
soi-même (comme être moral), l'homme pratique l' « honneur
», c'est-à-dire la vertu qui consiste à se rendre estimable
à ses propres yeux par la moralité de ses actions et donc
à produire un sentiment d'estime de soi qu'on peut dire « juste
» ou morale puisqu'elle suppose la moralité. A l'inverse, dans la
pratique des vices opposés, l'homme se méprise luimême.
49 Massey (1983), p. 66
50 DV, p. 716
51 DV, p. 715
52 DV, p. 716
53 DV, p. 704
On pourrait étendre cette analyse aux vices correspondant
aux devoirs de
l'homme envers lui-même en tant qu'être animal et
moral. Kant dénonce ces vices
en tant que ceux qui se rendent coupables de les pratiquer
agissent « as if they were mere things »54 :
ils se traitent comme de simples choses en se traitant
comme de simples moyens, et non comme des fins en soi. Par
exemple, le suicidé
dispose de son humanité « comme d'un simple moyen
en vue d'une fin quelconque »55. Si, dès que la vie
devient insupportable, une personne détruit
l'humanité qu'elle possède en se suicidant, elle
traite celle-ci uniquement comme un moyen destiné à mener une
vie dont la quantité de souffrance est supportable : « Si, pour
échapper à une situation pénible, il se détruit
lui-même, il se sert d'une
personne uniquement comme d'un moyen destiné
à maintenir une situation supportable jusqu'à la fin de la vie
»56. Car, dans la destruction de son humanité,
le suicidé fait la preuve qu'il la considère
comme sans valeur parce que elle ne lui permet plus de vivre une vie
supportable : il fait la preuve qu'il la considère comme n'ayant une
valeur que si elle peut être utilisée à cette fin. Il
prouve par son action qu'il réduit sa valeur à une
utilité, ce qui peut fournir la définition de « traiter
quelque chose seulement comme un moyen ». Le suicidé donc ne fait
rien moins, selon Kant, que mépriser ou diminuer la valeur de
l'humanité en sa personne en réduisant sa valeur absolue à
une valeur relative moindre. La violation des devoirs de l'homme envers
lui-même en tant qu'être animal (et moral) témoigne bien
ainsi d'un manquement au devoir d'estime de soi.
En ce qui concerne enfin les devoirs de l'homme envers autrui,
leur violation elle aussi témoigne d'un manquement à ce devoir de
révérence envers soi, « since it involves a failure to
conform one's actions to the moral law and
54 Massey (1983), p. 67
55 DV, p. 707
56 Fdts, p. 295
therefore a failure to treat oneself as an end
»57. Lorsque l'agent néglige ces devoirs, il ne
conforme pas son action à la loi morale et donc ne se traite pas comme
une fin en soi. En effet, si mon intention n'est pas conforme à la loi
morale, je n'exerce pas ma capacité à la moralité,
laquelle, nous l'avons vu, fait partie de l'humanité dans ma personne.
J'agis comme si mon humanité n'avait de valeur que dans certaines
circonstances, pour certaines fins, comme si elle n'avait pas de valeur
absolue. Je fais la preuve que je la considère comme n'ayant pas de
dignité. Transgresser son devoir envers autrui, c'est aussi transgresser
son devoir envers soi-même.
Ainsi, dans chacun des cas étudiés, la violation
du devoir implique un défaut d'estime de soi (au sens pratique) et par
là un manquement au devoir d'estime de soi. De manière
générale, dans une perspective kantienne, on peut argumenter pour
dire que « all immorality shows a lack of self-respect
»58, toute immoralité implique un manquement au devoir
d'estime de soi. C'est que l'estime de soi au sens pratique, « Kant
thinks, requires that one act morally »59 : pour faire
preuve d'estime de soi, il faut agir moralement. En effet, dans
l'immoralité, l'homme n'utilise pas la capacité à la
moralité qui fait partie de son humanité. Il fait la preuve par
son action qu'il ne considère pas cette capacité morale comme
ayant une valeur absolue, mais une valeur relative : il la considère
comme un simple moyen. Partant, c'est son humanité tout entière
qu'il considère seulement comme un moyen. Il fait preuve de
mépris à l'égard de lui-même. Toute
immoralité manifeste un mépris de soi et, inversement, toute
moralité suppose une estime de soi objective. L'estime de soi, au sens
pratique que lui donne Kant, fournit une condition objective de la
moralité. C'est le sens de ce vers latin que
57 Massey (1983), p. 67
58 Massey (1983), p. 64
59 Massey (1983), p. 64
Kant aimait à citer : « Nec propter vitam
vivendi perdere causas », l'honnête homme « vit et ne
peut souffrir d'être à ses propres yeux indigne de la vie
»60. Ou
plutôt il ne peut souffrir d'être à ses yeux
indigne de l'humanité dans sa personne. Si l'homme vertueux est celui
qui se rend estimable à ses propres yeux par ses actes, cela signifie
que l'action morale est celle qui maintient la dignité de
l'agent : « L'honnête homme » est celui qui a
le mérite « d'avoir maintenu et honoré en sa personne la
dignité propre à l'humanité »61. L'action
morale est celle
qui est accomplie dans la considération de et en vue de la
dignité humaine : elle est une estime de soi au sens objectif de
l'expression.
1.2.3. Prééminence du devoir d'estime de
soiSi l'estime de soi est un devoir envers soi-même et si son
accomplissement est une condition sine qua non de la moralité, qu'est-ce
que cela signifie quant au rang occupé par ce devoir par rapport aux
autres devoirs ? Nous allons voir qu'il y a une prééminence du
devoir d'estime de soi, non seulement parmi les devoirs envers soi-même,
mais aussi parmi les devoirs en général.
Examinons d'abord la question de savoir quel rang est
occupé par les devoirs envers soi-même par rapport aux autres
devoirs. Dans ses Leçons d'éthique, Kant souligne la
prépondérance des devoirs envers soi-même. Sans doute,
cette thèse peut avoir quelque chose de surprenant. De nombreux
philosophes, parmi lesquels Hutcheson et Wolff, ont cru que les devoirs
envers
soi-même occupaient le dernier rang parmi les devoirs:
« on a cru que l'homme n'était autorisé à penser
à lui-même qu'une fois rempli tous ses autres devoirs
»62,
comme le font noter les Leçons d'éthique.
Dans cette perspective, l'homme moral est dans le même rapport
à autrui et à soi que « l'aubergiste qui, après que
tous ses
60 CrPr, p. 715
61 CrPr, p. 715
62 Leçons, p. 227
clients ont bien mangé, accorde enfin une pensée
à sa propre faim »63. Kant propose la raison suivante
pour expliquer pourquoi on a relégué les devoirs envers soi
à ce rang secondaire : on a considéré, à la
manière de Wolff par exemple, qu'ils consistaient à promouvoir le
bonheur personnel. Comme si le devoir envers soi-même «
résidait dans la règle universelle » qui nous ordonne de
chercher « à satisfaire toutes nos inclinations dans le but de
favoriser notre bonheur »64. Et, en effet, si les devoirs
envers soi-même sont dérivés de cette règle
universelle, ils se réduisent à des « règles de la
prudence », dont les Leçons d'éthique nous disent
déjà que « de telles règles ne sont pas morales
»65.
En réalité, le principe du devoir envers
soi-même n'a aucun rapport avec notre bien-être mais, selon Kant,
il entretient un lien étroit avec notre propre valeur intrinsèque
: « Les devoirs envers soi (...) reposent tout entier sur la
dignité de l'humanité »66 A tel point que Kant
peut affirmer que « ces devoirs envers soi viennent en premier et sont les
plus importants de tous »67. C'est-à-dire que, à
moins de respecter ses devoirs envers soi, l'homme ne peut respecter ses
devoirs envers autrui. La raison alléguée par les
Leçons d'éthique nous est maintenant familière :
« Celui qui contrevient à ses devoirs envers lui-même rejette
du même coup l'humanité »68. Autrement dit, ne pas
accomplir son devoir envers soi-même, revient à diminuer la valeur
de l'humanité dans sa personne : « Celui qui au contraire a
transgressé ces devoirs envers soi ne possède aucune valeur
intrinsèque »69. Et, dans l'aliénation de sa
valeur intrinsèque, l'homme perd toute capacité à la
moralité : « Un homme qui a rejeté sa personne n'a plus de
valeur
63 Leçons, p. 227
64 Leçons, p. 228
65 Leçons, p. 232
66 Leçons, p. 232
67 Leçons, p. 228
68 Leçons, p. 228
69 Leçons, p. 228
intrinsèque et ne peut plus par conséquent
remplir ses devoirs »70. La condition de toute moralité
étant perdue, l'homme qui s'est déshonoré n'est pas en
mesure d'observer ses devoirs envers autrui. Cela ne signifie pas que le devoir
d'estime de soi fonde les devoirs envers autrui au sens où ceux-ci
seraient dérivés de celuilà : ce rôle de fondement
serait plutôt dévolu à un devoir relatif à la
dignité de l'humanité dans la personne d'autrui. L'observation
des devoirs envers soi-même fournit la condition, et non le fondement,
sans laquelle les autres devoirs ne pourraient pas être
observés.
Et le devoir d'estime de soi, comme devoir de traiter
l'humanité dans sa personne aussi comme une fin en soi, est à son
tour la condition sous laquelle les devoirs envers soi peuvent être
observés, puisque ce devoir relatif à la dignité humaine
est le fondement dont sont dérivés les devoirs envers
soi : « Seule la préservation de notre dignité humaine nous
permet de remplir tous nos autres devoirs, puisque c'est là ce qui en
constitue la base »71. Si nous avons, par exemple, un devoir de
liberté envers nous-mêmes, c'est parce que nous avons le
devoir de préserver la dignité de notre humanité et que,
dans l'aliénation de notre liberté, nous utilisons notre
humanité (en l'occurrence cette partie de la nature humaine qui consiste
dans la faculté d'agir indépendamment d'autrui), non pas pour
elle-même, mais pour ce en échange de quoi nous cédons
notre liberté : « celui qui renonce à sa liberté et
l'échange pour de l'argent agit contre l'humanité
»72. L'estime de soi est la condition objective qui fonde tous
les devoirs envers soi-même : « Le principe des devoirs envers soi
ne repose pas sur la faveur accordée à soi-même
(Selbstgunst), mais sur l'estime de soi »73. Et,
70 Leçons, p. 233
71 Leçons, p.233
72 Leçons, p. 230
73 Leçons, p. 237
comme le devoir envers soi fournit la condition de l'observation
des devoirs
envers autrui, l'estime de soi au sens pratique du terme est
la condition de l'observation de tous les devoirs en général.
C'est plus qu'une des conditions objectives de la moralité : c'est la
première d'entre elles.
Les ouvrages ultérieurs de Kant argumentent dans le
même sens que les Leçons d'éthique : ainsi, la
Doctrine de la vertu réaffirme la prééminence du
devoir envers soi-même par rapport aux autres devoirs et celle du devoir
d'estime de soi parmi les devoirs envers soi-même. Tout d'abord,
Le paragraphe 2 de la Doctrine de la vertu affirme la
prééminence des devoirs envers soi-même par rapport aux
devoirs envers les autres. En effet, s'il n'y avait pas de devoirs de l'homme
envers lui-même, « il n'existerait alors absolument aucun devoir,
pas même des devoirs extérieurs » (pas même des devoirs
envers autrui). La raison en est que « je ne puis me reconnaître
comme obligé envers d'autres que dans la mesure où je m'oblige en
même temps moi-même ». C'est que « la loi en vertu de
laquelle je me considère comme obligé, émane dans tous les
cas de ma propre raison pratique ». Tout devoir est donc bien un devoir
envers soi-même, puisque celui envers qui le débiteur est
obligé est toujours en même temps le créditeur (même
si le créditeur peut être aussi autrui dans le cas des
devoirs envers autrui). Tout devoir s'exprime à la première
personne : c'est un « je dois », et non un « tu dois ».
« Ainsi, dit-on », selon un exemple fourni par ce même
paragraphe 2, « lorsqu'il s'agit par exemple d'un point touchant la
sauvegarde de mon honneur ou de ma vie », que « j'en suis redevable
à moi-même ».
Ensuite, l'obligation de l'homme envers
lui-même se définit comme l'obligation de l'homme envers
l'humanité qui réside dans sa personne : l'homme, peut-on lire au
paragraphe 3 de la Doctrine de la vertu, « est un être
capable
d'obligation et en particulier d'obligation envers
lui-même (l'humanité en sa personne) ». Tout devoir envers
soi-même a pour principe la loi en vertu de laquelle je me
considère comme obligé de respecter l'humanité dans ma
personne, c'est-à-dire la loi qui fait de l'estime de soi au sens
pratique un devoir.
* **
En raison de la dignité de notre nature, nous avons un
devoir d'estime de nous-mêmes qui occupe un rang prééminent
parmi tous les devoirs. Mais qu'estce qui fonde ce devoir fondamental
lui-même ? Les Leçons d'éthique répondent
à cette question par un sentiment qui nous pousserait à chercher
un jugement positif concernant la valeur de notre personne : « Un certain
amour de l'honneur gît au fondement de ces devoirs [les devoirs envers
soi-même], lequel consiste pour l'homme à s'estimer lui-même
et à ne pas se trouver indigne à ses propres yeux
»74. Or, ne s'agit-il pas là, avec ce jugement où
on se trouve digne de sa propre humanité, d'une forme rationnelle
à laquelle correspond dans le sentiment une forme subjective de l'estime
de soi ? Nous avons vu en effet, dans l'examen de la question de savoir si
l'estime de soi était un devoir ou non, qu'il existait, à
côté de l'estime de soi en un sens objectif (comme manière
d'agir), une estime de soi au sens psychologique (comme sentiment). Nous allons
maintenant nous intéresser à l'estime de soi sous son aspect
subjectif pour savoir si, comme l'affirment les Leçons
d'éthique, elle peut, comme son homologue objectif, jouer un
rôle dans la vie morale.
* **
2. Le rôle de l'estime de soi comme sentiment
2.1. L'estime de soi et le pathologique
2.1.1. Estime de soi et humilité
L'estime de soi peut-elle jouer un rôle comme sentiment
dans la vie morale ? On peut d'abord s'attendre à ce que, dans la
doctrine kantienne, ce ne soit pas l'estime de soi mais la notion
chrétienne de l'humilité qui joue un rôle central. C'est
que l'homme qui se compare lui-même en toute lucidité au
modèle de perfection morale que lui présente la loi divine est
nécessairement accablé par le jugement de sa conscience. Car un
tel idéal est inaccessible pour l'homme, dont la volonté n'est
pas sainte, mais seulement humaine, trop humaine : l'être humain est
précisément cet être dont « la raison ne
détermine pas suffisamment par elle seule la volonté
»75, dont la volonté peut ne pas être
déterminée par la loi morale et faillir à son devoir. Cet
écart qui sépare à jamais l'homme de la perfection morale,
Kant en trouve la meilleure expression dans les formules bibliques qu'il cite
dans les Fondements de la métaphysique des moeurs : «
Même le Saint de l'Evangile doit être d'abord comparé avec
notre idéal de perfection morale » et, dans une telle comparaison,
« nul n'est bon (...) que Dieu seul »76. Dans ces
conditions, n'y aurait-il pas une certaine arrogance dans l'estime de soi qui
la rendrait odieuse à toute conscience véritablement morale ?
C'est en effet ce sentiment d'humilité que Kant nous
présente d'abord, dans la Critique de la raison pratique, comme
l'effet de la loi morale sur l'esprit qui est influencé par celle-ci :
« La loi morale humilie donc inévitablement tout homme qui compare
à cette loi la tendance sensible de sa nature »77. En
tant que
75 Fdts, p. 274
76 Fdts, p. 269
77 CrPr, p. 698
principe de détermination, la loi contrarie ou limite
un certain nombre de nos inclinations, de nos désirs, en prescrivant une
action qui leur est contraire. En termes kantiens, elle leur porte
préjudice : « Le caractère essentiel de toute
détermination de la volonté par la loi morale, c'est que la
volonté soit déterminée uniquement par la loi morale (...)
à l'exclusion des attraits sensibles, et au préjudice de toutes
les inclinations qui pourraient être contraires à cette loi
»78. Or, parmi ces inclinations ou tendances, on peut compter
une disposition de l'homme à l'estime de soi : « la tendance
à l'estime de soi-même fait partie des inclinations auxquelles la
loi morale porte préjudice »79. Ce que Kant entend par
présomption n'est pas la tendance à se satisfaire de ce que l'on
est, des talents qu'on a acquis, des actions qu'on a accomplies hors de toute
considération de sa véritable valeur morale. Mais c'est
plutôt la « présomption » qui « prescrit comme des
lois les conditions subjectives de l'amour de soi », c'est-à-dire
la tendance à faire de nos désirs et de nos inclinations des
règles absolues. Dans la mesure où elle « terrasse »
cette tendance, au sens où elle la contrarie absolument, elle produit un
sentiment d'humiliation » (voir notre section suivante) : « ce qui
porte préjudice à notre présomption, dans notre propre
jugement, humilie »80. C'est pour cela que nous
éprouvons du respect pour cette loi, dans la mesure où, dans
cette humiliation, ce qui se manifeste, c'est la supériorité de
la loi sur la « tendance sensible de notre nature »81,
c'est-à-dire sur les inclinations (sensibles) : « cette loi (...)
affaiblit la présomption, et, en allant même (...)
jusqu'à l'humilier, elle devient l'objet du plus grand respect
»82. Ce que nous estimons d'abord, ce que
78 CrPr, p. 696
79 CrPr, p. 697
80 CrPr, p. 698
81 CrPr, p. 698
82 CrPr, p. 697
nous vénérons même, dans la
détermination de notre volonté par la loi morale, ce
n'est pas notre cher moi, mais la loi dans sa
supériorité.
On ne confondra pas cependant ce sentiment d'humilité,
qu'on appellera l'humilité morale avec la fausse humilité, celle
qui consiste à éprouver le sentiment de sa moindre valeur devant
autrui. L'humilité devant la supériorité de la loi ne
résulte que de la comparaison de sa propre valeur avec celle de la loi,
tandis que la fausse humilité résulte de la comparaison de sa
propre valeur avec celle d'autrui. L'humilité morale est une juste
estime de son propre peu de valeur devant la supériorité de la
loi morale. La fausse humilité se fonde sur un jugement erroné
affirmant la supériorité d'autrui, alors que Kant, en bon
philosophe des Lumières, attribue une valeur égale à tous
les hommes. L'humilité morale a une valeur en tant qu'elle nous fait
respecter la loi. La fausse humilité reçoit le nom
dévalorisant de bassesse : « La mauvaise opinion
qu'on a de sa personne par rapport aux autres n'est pas de
l'humilité, mais trahit la petitesse d'âme »83.
L'humilité morale a une place dans la vie morale : elle
nous révèle la majesté de la loi morale par rapport
à nous-mêmes et, ce faisant, participe du respect qu'elle nous
arrache. La fausse humilité est bien plutôt un vice puisqu'elle
nous consiste à se considérer comme inférieur à tel
autre et qu'elle nous dispose ainsi à ne pas traiter la dignité
de l'humanité dans notre personne comme une fin en soi : il s'agit donc
de l'extirper hors de notre caractère plutôt que de
l'intégrer à notre existence.
2.1.2. Estime de soi et présomption
Peut-on à partir des analyses précédentes
conclure que, l'estime de soi semblant s'opposer à l'humilité,
celle-là ne joue aucun rôle dans la vie morale ? On prendra garde
à ce stade à ne pas émettre de jugements hâtifs.
Paradoxalement, Kant n'oppose pas toujours l'estime de soi au sentiment
d'humilité, ou, du moins, il n'oppose pas une certaine estime de soi
à un certain sentiment d'humilité. Il est même une forme de
l'estime de soi qui est liée nécessairement à un sentiment
d'humiliation, à tel point que Kant définit la première
par le second : « L'humilité, d'une part, et la fierté noble
et véritable,
d'autre part, sont les éléments d'une estime de
soi (Selbstschätzung) bien ordonnée
»84. C'est que l'humilité entre dans la composition
d'une estime de soi
« modérée » par l'humilité
devant la loi. Comment comprendre donc que la détermination morale
puisse à la fois sacrifier et tolérer l'estime de soi ? La
solution de cette apparente contradiction réside dans une
distinction.
La Critique de la raison pratique distingue, nous
l'avons vu, une tendance à l'estime de soi dans laquelle nous
érigeons tels désirs en lois et où, conséquemment,
nous sommes satisfaits de nos actions lorsque celles-ci satisfont
ces désirs. Kant nomme cette tendance ou l'estime de soi
qui en résulte « présomption », ou encore
« satisfaction de soi-même (arrogantia)
»85. Dans la
présomption, nous prétendons avoir une valeur en
ne considérant que la satisfaction de tel ou tel désir
érigé en loi, hors de toute considération de la
conformité ou de la non-conformité de l'intention avec la loi
morale : nous élevons des « prétentions de l'estime de
soi-même, qui précèdent la conformité de
la volonté à la loi morale »86.
Or, « la condition de toute valeur de la personne »87 réside
précisément dans cette conformité. C'est le sens de la
célèbre phrase qui ouvre la Première section des
Fondements de la métaphysique des moeurs, où Kant
explique que « il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu
pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTE ». La bonne
volonté est la seule chose absolument bonne parce qu'elle est la «
condition suprême de tout le reste »88, commente J. Barni
: elle est la condition à moins de laquelle une chose ne peut être
dite moralement bonne. Or la bonne volonté n'est autre que celle qui
agit en vue de l'observation de la loi morale, celle dont l'intention est
morale. On comprend pourquoi les prétentions de la présomption
sont considérées comme illégitimes devant le tribunal de
la loi morale : « toutes les prétentions de l'estime de
soi-même (...) sont nulles et illégitimes »89.
Pour qu'une prétention de l'estime de soi soit jugée
légitime, il faudrait précisément que soit
considérée l'intention de la volonté dans sa
conformité à la loi, dans sa moralité : « la
certitude d'une intention conforme à cette loi est
précisément la première condition de toute valeur de la
personne »90. Or, c'est précisément ce qui n'est
pas considéré dans les prétentions de la
présomption. Ses prétentions étant
délégitimées, la présomption ne peut trouver
d'accès dans notre esprit : la loi morale, comme principe de
détermination, va bien jusqu'à « terrasser
entièrement »91 la présomption.
Cette forme de l'estime de soi-même que nie la loi
morale, c'est précisément celle que nous avons appelée
l'estime de soi pathologique. Kant
86 CrPr, p. 697
87 CrPr, p. 697
88 Barni (1851), p. 10
89 CrPr, p. 697
90 CrPr, p. 697
91 CrPr, p. 697
définit le sentiment pathologique comme celui qui est
« reçu par influence »92 sensible, c'est-à-dire celui
qu'on éprouve parce que le sentiment (comme faculté) a
été affecté par un objet quelconque, indépendamment
de toute action de la loi sur la volonté. Il s'oppose au sentiment
pratique, c'est-à-dire celui qui est possible par une
détermination objective de la volonté, par la
détermination de la volonté par un principe objectif de la
raison. Autrement dit, est pratique ce qui dépend de la libre
activité de la raison. L'estime de soi pathologique est la satisfaction
de soi que l'on éprouve lorsque la représentation de tel objet a
affecté notre sentiment de plaisir et de peine, et non le sentiment
qu'on éprouve parce que notre volonté a
été déterminée librement par la loi morale. Elle
s'identifie donc bien à la présomption telle que nous l'avons
définie plus haut. Sous cette forme, l'estime de soi ne peut avoir
aucune place dans la moralité, sinon celle d'un obstacle que l'agent
moral doit surmonter.
Mais nous avons vu qu'il était possible de concevoir la
forme pratique d'un sentiment. Est-ce le cas avec l'estime de soi ? Si
c'était le cas, il y aurait alors une estime de soi pratique.
Nous ne voulons pas parler cette fois de l'estime de soi pratique dont nous
avons vu dans la section 1.2.1 qu'elle correspondait à une certaine
manière d'agir et qu'elle constituait un devoir de l'homme. Nous voulons
parler d'une estime de soi au sens pratique que nous avons défini au
paragraphe précédent, celle qui doit résulter de la
conscience du caractère moral de notre action et qui donc « ne
repose que sur la moralité »93. On peut
déjà pressentir que, du point de vue kantien, il existe bien un
tel sentiment, puisque nous avons déjà rencontré une forme
« bien ordonnée » de l'estime de soi, celle que modère
l'humilité morale comme humiliation produite par la loi morale. Cette
estime de
soi sensible est-elle pratique ? Et fait-elle plus qu'être
l'effet passif de l'influence
de la loi morale sur notre volonté ? Joue-t-elle un
rôle actif dans la production de la moralité ? Nous traiterons
cette question dans notre section 2.2.1 sur le rapport entre l'estime de soi et
le mobile moral.
2.1.3. Estime de soi et amour de soi
L'estime de soi pratique peut-elle se définir comme
l'amour de soi ? Les deux expressions se présentent assurément
comme des synonymes. Dans la Critique de la raison pratique, Kant
définit ainsi « l'amour de soi » ou « l'amour-
propre » : « l'amour de soi (...) consiste dans une
bienveillance envers soi-même par-dessus toutes choses
(philautia) »94. Et les Leçons
d'éthique en proposant une
définition similaire, font du respect de soi une forme
de l'amour de soi :
« L'estime de soi peut provenir de l'amour de soi ; elle
est alors une forme de faveur et de partialité envers soi-même
»95. Les Leçons d'éthique, de même
que la
Critique de la raison pratique (voir citation
infra), distinguent même une forme
« raisonnable » de l'amour-propre, celle dans
laquelle il s'accorde avec les « règles de la prudence
»96 dans le premier ouvrage, celle dans laquelle il est
limité par « la condition de son accord avec cette loi
»97 dans le second ouvrage.
Mais, comme sentiment, cet amour de soi ne semble pas pouvoir
prétendre échapper à la qualification de pathologique, car
il semble bien ne pas dépendre de la détermination de la
volonté par la loi morale. Nous avons vu que la Critique de la
raison pratique définissait l'amour de soi comme une bienveillance
envers soi-
même. Les Leçons d'éthique le
décrivent similairement comme « faveur et partialité
envers soi-même »98 Mais de quoi s'agit-il avec ce
sentiment qui pousse
94 CrPr, p. 697
95 Leçons, p. 240
96 Leçons, p. 240
97 CrPr, p. 697
98 Leçons, p. 240
chacun à s'aimer plus que tout autre ? « Cette
tendance à se faire soi-même, d'après les principes
déterminants subjectifs de son arbitre, principe déterminant
objectif de la volonté en général, on peut l'appeler
l'amour de soi »99. C'est la tendance
à tirer la règle (hypothétique) de son action de ses
inclinations, voire à ériger une telle règle en principe
inconditionnel (comme dans la présomption). Sans doute l'amour de soi
peut être raisonnable, puisqu'il peut nous pousser à
déterminer notre volonté d'après une règle qui soit
en accord avec la loi morale. Si je fais l'aumône au mendiant parce que
j'ai l'inclination d'aider mon prochain, la règle de mon action
dépend bien de l'objet d'un de mes désirs. Mais le sentiment qui
me pousse à dériver cette règle de cet objet ne
dépend pas d'une détermination de la volonté par la loi
morale. Il s'agit plutôt d'un sentiment naturel : la Religion dans
les limites de la simple raison parle à son sujet
d' « amour de soi physique »100. L'amour
de soi comme sentiment ne découle pas de la loi morale, il la
précède. Il ne participe donc pas à la
détermination de la volonté par le principe moral comme le ferait
un mobile moral produit par la loi. Il ne peut jouer le rôle de mobile
dans la vie morale.
Non seulement, comme sentiment, l'amour de soi apparaît
comme antérieur à la loi, mais, comme tendance, il apparaît
comme pouvant être contraire à la loi. Il peut en effet nous
disposer à prendre pour règle de notre action un principe
objectif contraire à la loi morale, s'il dérive d'une inclination
qui elle aussi lui est contraire. Il peut même nous disposer à
enlever toute influence à la loi morale s'il devient présomption,
s'il érige tel principe hypothétique dérivé de nos
inclinations en loi inconditionnée, puisqu'il tend alors à «
en faire la condition pratique suprême »101 en lieu et
place de la loi morale. De manière générale,
99 CrPr, p. 697-698
100 Religion, p. 38
101 CrPr, p. 699
l'amour de soi comme tendance est ce à quoi la loi
morale porte préjudice, et non ce qui participe à la production
de la moralité. On pourrait en effet le définir comme
l'inclination des inclinations : Kant le désigne d'ailleurs comme tel
lorsqu'il en fait l'ensemble de « toutes les inclinations réunies
dans l'amour de soi »102. C'est l'inclination de dériver
de nos inclinations la règle de nos actions. De sorte que, tantôt
la loi morale limite l'amour de soi, tantôt elle le « terrasse
entièrement ». Comme nous l'avons vu au sujet de la
présomption, elle le terrasse quand il prétend ériger tel
principe tiré de telle inclination en guide absolu de nos actions. Et
elle limite son influence à la condition d'un accord de la règle
pratique concernée avec la loi morale quand l'inclination en question
peut ne pas être contraire à la loi. Il y a plus. Lorsque c'est la
loi qui nous fait agir, lorsque l'action est morale, les inclinations n'ont
aucune influence sur notre volonté. L'amour de soi n'a alors
lui-même aucune influence : dans la détermination morale, la loi
morale « exclut absolument l'influence de l'amour de soi sur le principe
pratique suprême »103. L'amour de soi ne joue donc aucun
rôle dans la vie morale. Il est plutôt ce contre quoi la
moralité doit lutter pour exister.
Ainsi, aucune des formes pathologiques de l'estime de soi, ni
la présomption, ni l'amour de soi, ne peut prétendre servir
à la moralité de quelque manière que ce soit. Au
contraire, la moralité exclut toute influence de la présomption
et de l'amour de soi sur la volonté. Il nous faut donc chercher ailleurs
la forme pratique du respect pour nous-mêmes qui serait susceptible de
mériter le nom de morale. Ce que nous avons dit dans cette section sur
les rapports d'une forme pratique de l'humilité avec une estime de soi
modérée par cette humilité ainsi qu'avec le respect pour
la loi morale nous laisse à penser que c'est dans la
direction du respect qu'il faut orienter nos recherches. C'est ce
que nous allons
faire dans la section 2.2.1.
2.2. L'estime de soi morale
2.2.1. Estime de soi et mobile moral
Pour que l'action humaine soit morale, il faut que la
volonté soit déterminée d'une certaine manière,
puisque c'est elle qui agit dans le cas de
l'action d'un être raisonnable : la volonté, telle
que Kant la définit est « la faculté d'agir
d'après la représentation des lois »104
de la raison, c'est-à-dire d'après un
principe de détermination objectif, un motif. Par
conséquent, dans l'action, la volonté est d'abord
déterminée par un motif. Mais la volonté humaine n'est pas
la volonté sainte : « la raison ne détermine pas
suffisamment par elle seule la
volonté » humaine, au sens où «
celle-ci est soumise encore à des conditions subjectives
»105. Autrement dit, pour pouvoir être
déterminée à agir, la
volonté doit aussi être déterminée
par un principe de détermination subjectif, un mobile. Il en va de
même pour la bonne volonté : celle-ci doit non seulement
être déterminée par la loi morale comme motif, mais aussi
par un mobile moral. Quel est donc le mobile moral ?
C'est cette question que Kant traite dans la Critique de
la raison pratique, Première partie, Livre premier, Chapitre III.
Dans une analyse célèbre, il y répond
par cette thèse : « Le respect pour la loi morale
est donc le mobile moral unique »106. Or, nous avons vu que
la Doctrine de la vertu semblait confondre le
respect pour la loi et l'estime de soi comme «
respect pour son propre être ». Y a- t-il donc un
rapport entre l'estime de soi et le mobile moral ? Si oui, lequel ? Pour
104 Fdts, p. 274
105 Fdts, p. 274
106 CrPr, p. 703
répondre à cette question, nous allons examiner la
notion de respect pour la loi
morale, telle qu'elle se présente dans la
théorie kantienne de la motivation morale, pour voir si nous pouvons
lire dans ce concept un rapport quelconque avec celui de l'estime de soi.
Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs,
Kant définissait le respect de la loi morale comme « un
sentiment (...) qui exprime simplement la
conscience que j'ai de la subordination de ma
volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma
sensibilité »107. Et, dans l'examen du respect qu'il
fait
dans le chapitre de la Critique de la raison pratique
qui nous intéresse ici, Kant définit similairement ce
sentiment comme la « conscience d'une libre soumission
de la volonté à la loi, mais accompagnée
d'une coercition inévitable exercée sur toutes nos
inclinations, mais seulement par notre propre raison »108. A
partir de ces
deux textes, on peut donc définir le respect pour la loi
morale comme le « sentiment qui résulte de la conscience de
cette contrainte »109 exercée par la
raison sur nos inclinations, la contrainte dans laquelle la loi
bannit tout principe tiré de l'inclination hors de la
détermination de la volonté.
Le respect est le sentiment de la contrainte interne à
l'esprit de la même personne, exercée par la loi morale sur les
désirs et les aversions, par la raison pure sur la sensibilité.
Or, comme sentiment d'une telle contrainte, le respect comprendrait le
sentiment de notre élévation. Le paragraphe 11 de la Doctrine
de la vertu confirme cette interprétation en rapprochant le
sentiment de la capacité d'être contraint par une loi
intérieure (émanant de nous-mêmes) et le sentiment de notre
élévation : « du fait que nous sommes capables d'une telle
législation
107 Fdts, p. 260
108 CrPr, p. 705.
109 Ibid, p. 706.
intérieure, de telle sorte que l'homme (physique) se sent
contraint de respecter
l'homme (moral) en sa propre personne, découle aussi le
sentiment de notre élévation »110. En
quoi le sentiment de la contrainte exercée par la loi de notre
raison sur nos inclinations implique-t-il celui d'une
élévation de notre âme ? Examinons le concept de ce dernier
sentiment.
Le sentiment de cette élévation est le sentiment
dans lequel « on se
reconnaît déterminé (...) par la loi
uniquement et indépendamment de tout intérêt
»111, précise Kant. Quelques lignes plus loin, il
réaffirme cette idée
d'indépendance lorsqu'il évoque les hommes qui,
dans la détermination morale,
se font « semblables à la divinité qui
s'élève sublimement au-dessus de toute dépendance
»112. Le sentiment de l'élévation de l'âme
implique donc le sentiment
d'une indépendance à l'égard de tout
intérêt (au sens de l'intérêt pathologique
ou personnel). Or, agir dans la dépendance à
l'égard de l'intérêt personnel, c'est agir sous
l'influence d'une inclination puisque « l'intérêt
pathologique que l'on prend
à l'action » manifeste « la dépendance
de la volonté à l'égard des principes de la raison mise
au service de l'inclination »113. De ce point de vue,
l'élévation de
l'âme est le sentiment d'une indépendance à
l'égard de toute contrainte exercée par les inclinations.
Mais l'élévation de l'âme ne se
réduit pas à cela. Comme sentiment de cette indépendance,
elle est sentiment d'un aspect purement négatif de la
détermination de la volonté : elle est conscience de ce que la
volonté n'est pas déterminée par un
principe de la raison mise au service de l'inclination. Mais elle est
également conscience d'un aspect positif de la
détermination de la volonté :
110 DV, p. 724
111 CrPr., p. 706
112 CrPr, p. 707
113 Fdts, p. 275
elle est conscience de ce que la volonté est
déterminée par quelque chose. Comme
les italiques utilisés dans la citation ci-dessous le
soulignent, la contrainte qui se manifeste dans l'elatio animi n'est
pas externe, mais elle est exercée seulement par nous-mêmes et,
plus précisément, par une loi émanant de notre propre
raison pure : « comme cette coercition est exercée uniquement par
la législation de notre
propre raison (...) il [le sentiment en question]
comprend aussi quelque chose qui élève
»114. Sous ce nouvel aspect, le sentiment de
l'élévation de l'âme est le
sentiment de la soumission de la volonté à la loi
de la raison pure.
On comprend maintenant pourquoi le respect comprend une
elatio animi. Le respect réunit les deux aspects de
l'élévation de l'âme. Comme sentiment d'une contrainte
exercée sur nos inclinations, il implique bien la conscience de l'aspect
négatif de la détermination morale de la volonté, dans
lequel celle-ci est déterminée hors de toute contrainte
exercée par les inclinations. Car, avec la contrainte exercée sur
nos inclinations par la loi de notre raison, il s'agit de l'action dans
laquelle la raison force les penchants à n'avoir aucune influence sur la
volonté : rappelons que « le caractère essentiel de toute
détermination de la volonté par la loi morale, c'est que la
volonté soit déterminée uniquement par la
loi morale (...) sans le concours, mais même à
l'exclusion des attraits sensibles »115, à
l'exclusion des inclinations sensibles. La conscience, que l'on
prend dans le respect, de cette contrainte de la raison est
bien conscience d'une indépendance à l'égard d'une
contrainte des désirs sensibles. Et, d'autre part,
précisément comme sentiment d'une contrainte exercée par
la raison pure, le respect implique aussi la conscience de l'aspect positif de
la détermination morale, dans lequel la volonté est soumise
à la loi morale.
Or, c'est précisément le sentiment de
l'élévation de l'âme que Kant a en
vue lorsqu'il parle d'estime de soi esthétique comme
condition subjective de la moralité. Le paragraphe 12 de la
Doctrine de la vertu rapproche explicitement les
deux notions lorsqu'il parle de «
l'élévation de l'âme (elatio animi) comme
estime de soi »116. La Critique de la raison pratique
fait de même puisque, pour désigner
le sentiment que comprend le respect, en tant qu' « il
comprend quelque chose qui
élève », elle affirme que cet
« effet subjectif sur le sentiment (...) peut donc
être appelé simplement approbation de soi-même
»117. En quoi le sentiment
d'élévation de l'âme que nous venons de
déterminer mérite-t-il le nom d'estime de soi ?
Pour répondre à cette question, il faut remonter
à ce qui fonde l'élévation dont nous avons le sentiment
dans le respect pour la loi. Ce fondement, c'est-àdire « ce qui
élève l'homme au-dessus de lui-même (comme partie du monde
sensible) » c'est « la personnalité,
c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à
l'égard du mécanisme de la nature entière,
considérée cependant en même temps
comme le pouvoir d'un être qui est soumis à des
lois pures pratiques qui lui sont propres, c'est-à-dire qui lui sont
dictées par sa propre raison »118. Si l'homme peut
s'élever au-dessus de lui-même, c'est en raison
de sa « personnalité », que Kant définit dans la
citation ci-dessus comme la liberté de la volonté
caractérisée à la fois comme indépendance à
l'égard de toute contrainte exercée par les inclinations,
c'est-à-dire d'une manière négative, mais aussi, en un
sens positif,
comme le pouvoir de déterminer la volonté par le
seul moyen des lois de la raison (pure). La volonté pouvant
être définie comme « une raison pratique
»119, c'est
116 DV, p. 725
117 CrPr, p. 706
118 CrPr, p. 713
119 Fdts, p. 274
elle-même que la raison détermine dans l'exercice de
la liberté positive : aussi
peut-elle être nommée « autonomie ».
Dans le sentiment de l'élévation de l'âme, et donc dans le
respect pour la loi morale, ce qui se manifeste c'est notre personnalité
comme synthèse de la liberté d'indépendance et de
l'autonomie.
Or, c'est la personnalité qui entre dans la composition
de notre nature qui
fait de nous des fins en soi : Kant écrit au sujet des
hommes que c'est par « leur personnalité » et elle
« seule » qu' « ils sont des fins en soi »120.
En effet, c'est
parce que nous sommes dotés de personnalité que
nous sommes capables de moralité. La citation que nous donnions plus
haut sur « le caractère essentiel de toute détermination de
la volonté par la loi morale » rappelait que la moralité se
définit par la détermination de la volonté par la loi de
la raison pure (la loi morale), à l'exclusion de toute contrainte des
désirs. La personnalité n'est donc rien d'autre que la
capacité à la moralité, puisque la personnalité
est ce pouvoir de contraindre la volonté par la seule loi de la
raison pure (liberté positive), sans le concours des inclinations
(liberté négative). Et nous savons que c'est la capacité
à la moralité de l'humanité qui fait sa dignité et
que c'est sa dignité qui la dote d'une valeur interne de fin en soi
(voir notre section 1.2.1). La personnalité, est
donc bien le principe de la dignité de l'être
humain, « la condition indispensable de la seule valeur que les hommes
peuvent se donner à eux-mêmes »121. A tel
point que les concepts de personnalité et de
dignité peuvent se confondre sous la plume de Kant : « l'homme
ne peut être utilisé (...) simplement comme moyen,
mais doit toujours être traité en même temps
aussi comme fin, et c'est en cela que consiste précisément sa
dignité (la personnalité) »122. Ce qui
apparaît dans le
120 CrPr, p. 714
121 CrPr, p. 713
122 DV, p. 758-759
sentiment de la personnalité de l'homme en tant qu'homme,
c'est la dignité même
de notre nature.
On comprend dès lors pourquoi le sentiment qu'inspire
la loi morale, lorsqu'elle détermine la volonté par
elle-même, puisse être proprement appelé « estime de
soi ». Il est le sentiment de notre dignité en tant qu'hommes et,
en tant que tel, il est le sentiment de la valeur intrinsèque de notre
nature. Or, nous l'avons vu, l'estime de soi peut être
considérée de manière générale comme le
sentiment de sa propre valeur, dont le sentiment de sa propre valeur
intrinsèque constitue une forme particulière. Tel est le respect
comme sentiment de notre personnalité et comme estime de soi, à
savoir le sentiment de la valeur intrinsèque
de l'humanité dans notre personne : « Cette
idée de la personnalité, (...) éveille le respect
»123.
Nous demandions quel rapport entretient le respect pour la loi
avec l'estime de soi. Nous pouvons maintenant répondre : il s'agit de
deux aspects du même sentiment que nous inspire la loi morale en
tant qu'elle détermine notre volonté. L'un et l'autre sont des
effets de la même action exercée par la loi dans
l'esprit. En tant que cette contrainte produit un sentiment d'humilité
et terrasse la présomption, elle nous fait prendre conscience de la
supériorité de la loi (respect pour la loi). Mais en tant que
cette contrainte est exercée sur les inclinations par la raison pure,
elle nous fait prendre conscience de la valeur absolue de notre être
(estime de soi). On peut donc concevoir le respect et l'estime de soi comme le
même sentiment, ce qui explique pourquoi dans de nombreux passages, comme
le passage de la Doctrine de la vertu que nous évoquions dans
cette même section, Kant emploie indifféremment les deux
expressions.
L'estime de soi, telle qu'elle se définit ici, ne se
distingue donc pas du
mobile moral. L'extrait suivant de la Critique de la raison
pratique le dit explicitement : « Tel est le véritable
mobile de la raison pure pratique ; il n'est autre que la pure loi morale
elle-même, en tant qu'elle nous fait sentir la sublimité
de notre propre existence suprasensible et que subjectivement,
elle produit du respect pour leur plus haute détermination
»124. Le mobile moral est unique. Il ne
peut être tantôt le respect pour la loi,
tantôt l'estime de soi. Le mobile moral, c'est le respect pour la loi,
c'est-à-dire l'estime de soi comme moment introspectif du
sentiment suscité par l'action de la loi morale dans l'esprit humain.
Ainsi, la notion d'estime de soi nous fait plonger au coeur de
la « part subjective » de la moralité. La moralité, au
sens subjectif du terme, c'est-à-dire au sens de la manière dont
la loi morale se fait principe subjectif de détermination de la
volonté, c'est l'estime de soi. Kant a pu écrire ceci au sujet du
respect : « le
respect pour la loi n'est pas un mobile de la moralité,
mais il est la moralité même, considérée
subjectivement comme mobile »125. On pourrait dire la
même chose de
l'estime de soi : elle est la moralité même.
2.2.2. Estime de soi et crainte
Nous avons vu que l'estime de soi était un aspect du
sentiment moral, c'est-à-dire du sentiment qui fournit le mobile de la
moralité. Mais il reste à expliquer en quoi l'estime de soi peut
effectivement servir de mobile : en quoi possède-t-elle un
caractère motivant ? En d'autres termes, pourquoi serions-nous
motivés à agir par et conformément à la
représentation de la dignité de l'humanité dans notre
personne ?
Mais, tout d'abord, quels sont les différents types de
mobiles que nous
propose la théorie kantienne de la motivation ? Dans
les Fondements de la métaphysique des moeurs, Kant
établit une distinction entre deux espèces de mobiles, qui repose
sur l'opposition familière entre le pratique et le pathologique (voir
notre section 2.1.2). D'une part, il y a le sentiment pratique, unique en son
genre, à savoir le respect : « quoique le respect soit un
sentiment, ce n'est point
cependant un sentiment reçu par influence ;
c'est, au contraire, un sentiment spontanément produit par
un concept de la raison »126. Et, d'autre part, il y a les
sentiments pathologiques, qui reposent sur l'affection du
sentiment de plaisir et de peine comme faculté et qui constituent les
fondements de nos inclinations et de nos craintes (une crainte étant ici
définie comme le contraire d'une inclination, c'est-à-dire comme
une aversion) : en effet, le respect est « spécifiquement
distinct
de tous les sentiments du premier genre [le genre
pathologique], qui se rapportent à l'inclination, ou à la
crainte »127. On peut donc distinguer trois espèces
de
mobiles : 1/ l'espèce dont le respect est l'unique
représentant, 2/ les sentiments qui se rapportent à une
inclination pour tel ou tel objet et, enfin, 3/ ceux qui se rapportent à
une crainte pour tel ou tel objet. On remarquera que, de manière
particulière, les sentiments qui impliquent un sentiment de crainte
constituent des mobiles.
Kant range bien sûr le respect sous l'espèce du
mobile pratique, celle dont il est l'unique membre. Mais cette classification
rend problématique le caractère motivant du sentiment moral : on
ne comprend pas comment ce sentiment peut être un mobile s'il
échappe à la règle qui rapporte tous les mobiles à
une inclination ou une crainte, à l'exception d'un seul mobile, le
sentiment moral.
L'idée d'un sentiment sui generis, qui fait du
respect un mobile distinct de tous
les autres, peut paraître avoir été
forgée plus pour permettre à Kant de ne pas faire du respect un
sentiment pathologique que pour réunir le divers donné sous un
concept, puisque en l'occurrence le donné n'est pas divers mais unique.
Mais elle lui fait problème lorsqu'il veut montrer que le sentiment
moral a une force d'impulsion. Il semble donc que, si on veut rendre compte de
cette force du sentiment moral, il faille plutôt le rapporter à
l'inclination ou à la crainte. C'est ce que nous allons essayer de faire
brièvement. Ce faisant, nous continuerons à adopter une
perspective kantienne puisque, comme nous le verrons, Kant tend à avoir
recours à la notion de crainte lorsqu'il présente le respect ou
l'estime de soi comme motivants, même s'il rechigne à en utiliser
le nom pour ne pas en faire un sentiment pathologique.
Pour commencer, analysons avec Kant la notion de respect, dont
l'estime de soi constitue une forme particulière. Nous disions en
introduction que le respect était le sentiment d'une valeur. Mais c'est
toujours la valeur d'une
personne qui est reconnue dans le respect : « Le
respect ne s'adresse jamais qu'à des personnes
»128. En effet, le respect n'a jamais pour objet une chose
inanimée
ou même un animal, pour lequel nous ne pouvons avoir que
de l'indifférence ou, au mieux, une inclination ou une aversion non
respectueuse : « Les choses peuvent exciter en nous de
l'inclination, et même de l'amour, quand ce sont des
animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou encore
de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais
jamais de respect »129. On dira
peut-être que, dans le respect pour la loi morale, ce qui
est respecté n'est pas une personne. En fait, ce qui est
respecté dans le respect pour la loi morale, c'est un
idéal, c'est-à-dire une intuition
particulière que l'imagination produit
conformément à une Idée rationnelle : «
Idée signifie proprement un concept de la
raison, et idéal la représentation de
quelque chose de particulier, considéré comme adéquat
à une idée »130. En l'occurrence, il s'agit d'un
idéal de perfection morale
produit en adéquation avec l'Idée de la loi
morale : c'est l'intuition représentant l'homme dont l'intention est
parfaitement conforme à la loi. A travers la loi, ce qui est
respecté, c'est la figure de Dieu, comme personne dont la volonté
est parfaite. De même, dans le respect de la dignité de
l'humanité dans sa personne, ce qui est respecté, c'est la valeur
d'une personne humaine idéale qui possède la vertu.
Mais, dans le respect, ce n'est pas simplement la valeur de
telle personne que je reconnais. C'est aussi sa valeur supérieure.
Souvenons-nous de ce que nous disions au sujet de l'humilité comme
ingrédient nécessaire du respect (voir notre section 2.1.1).
L'humilité entre dans la composition du respect
précisément parce que ce dernier est le sentiment de quelque
chose qui est supérieur à nous-mêmes et qui en tant que tel
nous rend humbles. C'est pourquoi, devant la supériorité d'un tel
« en qui je vois la droiture de caractère portée à un
degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit
s'incline », de la même manière qu'un roturier s'incline
devant un noble pour lui faire remarquer la supériorité de son
rang. Dans le respect, mon esprit reconnaît la supériorité
en valeur de la personne que je respecte par rapport à
moi-même.
On voit dès lors que, de manière
générale, il y a « au moins » de «
l'appréhension » dans toute forme de respect : ainsi le respect
pour la loi kantien, en particulier, n'échappe pas à cette
condition, puisque Kant le désigne dans la Critique de la raison
pratique comme « ce respect pour la loi qui est lié
à
la crainte ou au moins à l'appréhension de la
transgresser »131. Dans le cas du respect de la loi, nous
redoutons de ne pas nous hisser à la hauteur de l'idéal
inaccessible de perfection morale que nous présente notre imagination.
D'autres exemples de respect révèlent le même
élément d' « appréhension ». Ainsi, dans la
reconnaissance de la valeur supérieure de telle personne, nous redoutons
de ne pas parvenir à hisser par nos actions notre valeur à la
hauteur de celle de la personne respectée. Dans le cas du respect pour
telle personne dont la valeur morale nous est supérieure, nous craignons
de ne pas réussir à imiter ce modèle parce que nous sommes
conscients de notre liberté et donc de notre capacité à ne
pas nous conformer à la norme que suppose cette valeur : « dans les
choses que nous estimons hautement, mais que pourtant nous redoutons (à
cause de la conscience de notre faiblesse), la facilité plus grande que
nous acquérons change la crainte respectueuse en inclination et le
respect en amour »132. Remarquons le groupe nominal «
crainte respectueuse » qui rapproche au sein d'une même
entité grammaticale les deux notions dont nous essayons de montrer que
l'une implique l'autre. Dans le cas de l'estime de soi, comme sentiment de
notre dignité d'homme, nous redoutons de ne pas nous élever
à la hauteur de cette dignité en agissant non pas
conformément à elle, mais contre elle. Certes, notre
dignité est la valeur de quelque chose que nous possédons et, de
ce fait, elle pourrait ne pas paraître supérieure à la
valeur morale de notre personne. Mais la dignité de l'humanité
est celle que lui confère la simple capacité à la
moralité, et non une pleine moralité de l'humanité, qui
constitue un idéal plus qu'un donné. L'estime de soi, comme forme
de respect (le respect de soi), doit donc bien comprendre une
appréhension.
Si l'estime de soi implique un sentiment de crainte, on comprend
alors
pourquoi l'estime de soi peut jouer un rôle de mobile dans
la vie morale. Un
mobile est précisément un sentiment qui fonde une
inclination ou une crainte : « toute inclination repose sur des
sentiments »133 et, pourrait-on ajouter, sur des
sentiments qui sont des mobiles. D'ailleurs, dans les exemples
de conduites morales où Kant nous fait voir l'agent comme animé
par une estime de soi, il rapporte ce mobile à une crainte : «
L'honnête homme frappé par un grand malheur qu'il aurait pu
éviter s'il n'avait pas manquer à son devoir » n'est bien
sûr pas motivé par l'amour de soi (la recherche du bonheur
personnel), mais est consolé par une certaine estime de soi : «
n'est-il pas soutenu par la conscience d'avoir maintenu et honoré en sa
personne la dignité propre à l'humanité, de
n'avoir point à rougir de lui-même et de ne pas
redouter le regard interne de l'examen de conscience ? »134.
Ici, le mobile de la moralité est bien l'estime de soi
comme sentiment de la dignité de l'humanité dans
sa personne. Et ce sentiment nous fait explicitement craindre de ne pas honorer
cette dignité comme elle l'exige.
2.2.3. Estime de soi et contentement de soi
L'estime de soi morale, en son sens subjectif toujours, peut
peut-être revêtir une dernière forme : celle qui correspond
à la bonne conscience de l'homme vertueux. Ce serait alors le sentiment
de la moralité de l'intention ou des intentions, et non plus celui de la
dignité de l'humanité dans sa personne. Il s'agit cette fois, non
tant d'une condition subjective de la moralité, antérieure
à la moralité, mais d'une modification du sujet qui a pour
condition la moralité, postérieure à la moralité.
On peut être surpris de rencontrer une estime de soi
fondée sur la moralité alors que nous avons
présenté jusqu'ici l'estime de soi
morale comme une condition subjective de la moralité,
à la fois comme condition de la réceptivité aux
concepts du devoir (voir nos sections 1.1 et 2.3) et comme mobile de la
moralité (voir notre section 2.2.1). Mais l'estime de soi est à
la fois le
moteur et la fin de la moralité, le principe et le
résultat de l'action morale. Comme mobile moral, elle est « le
principe déterminant subjectif de la volonté
»135,
lorsque celle-ci est déterminée par la loi de la
raison pure. C'est aussi la fin de l'action (morale) de l'honnête homme :
« Y a-t-il un homme, même moyennement honnête, à qui il
ne soit parfois arrivé de renoncer à un mensonge (...) par lequel
il pouvait se tirer lui-même d'un mauvais pas, ou bien même rendre
service à un
ami cher et méritant, uniquement pour pouvoir ne pas se
rendre secrètement méprisable à ses propres yeux ?
»136. Comme le montrent ces deux exemples
d'actions morales, la moralité consiste à agir
hors de toute fin fondée sur l'intérêt personnel (quitte
à se mettre dans « un mauvais pas »), et donc «
uniquement » pour se rendre estimable à ses propres yeux devant le
tribunal intérieur de la conscience, autrement dit, pour l'estime de
soi. Comme fin de l'action morale, elle en est aussi le résultat.
Nous appellerons ce sentiment d'estime de soi qui
résulte de la moralité le « contentement » de soi,
conformément à l'usage qui est fait de ce mot dans ce passage des
Fondements de la métaphysique des moeurs : « plus une
raison
cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie
et du bonheur, plus l'homme s'éloigne du vrai contentement
»137. Mais on ne confondra pas ce
contentement avec la notion de bonheur telle que les
Stoïciens ont pu la concevoir, dont Kant élabore une critique
(voir infra). Il nous semble qu'on peut
135 CrPr, p. 695
136 CrPr, p. 714-715
137 Voir Fdts, p. 253
distinguer dans la doctrine kantienne au moins deux formes du
contentement de
soi : celui qui découle du fait d'avoir bien agi
ponctuellement et celui qui dérive de la possession de la vertu.
En effet, dans l'action morale ponctuelle, l'homme
éprouve un sentiment
de contentement de soi, cette « riche compensation aux
sacrifices qu'il consent »138, à savoir le sacrifice
de toutes ses inclinations contraires à la loi
morale. C'est que le jugement de la conscience est « un
fait inéluctable », et que nous ne pouvons que nous «
acquitter » dans l'action qui nous semble « conforme au devoir
», ou nous « condamner » dans l'action qui nous semble «
contraire au devoir », comme l'explique la Doctrine de la vertu,
introduction, paragraphe XII, « De la conscience ». La
conscience est en effet une faculté naturelle de l'homme : « la
conscience n'est pas quelque chose que l'on puisse acquérir (...) mais
tout homme, en tant qu'être moral, a en lui originairement une
telle conscience ». Car la conscience est définie par Kant comme
« la raison pratique remontrant à l'homme son devoir dans chaque
cas d'application d'une loi, pour l'acquitter ou le condamner ». On
objectera peut-être ceci : la conscience n'est pas une disposition
originaire de l'homme puisque certains hommes (par exemple le
scélérat) agissent de manière contraire au devoir et donc
n'en ont pas. Kant répond : « quand on dit : cet homme n'a
pas de conscience, on veut dire par là : il ne tient pas compte de
ses sentences ». Le fait que certains hommes transgressent leur devoir ne
prouve pas qu'ils n'aient pas de conscience pour leur indiquer leur devoir,
puisqu'il est possible de transgresser son devoir par surdité à
la voix, pourtant réelle, de la conscience. La conscience est bien ce
juge que nul n'élude. Or, ce jugement de la « conscience ne se
rapporte (...) pas à un objet mais seulement au sujet »,
c'est-à-dire qu'il affecte notre sentiment : « en affectant le
sentiment moral par son acte ». Et, dans le paragraphe de la
Doctrine de la vertu
concerné ici, le sentiment moral est « la
réceptivité au plaisir ou à la peine
provenant uniquement de la conscience de l'accord ou du conflit
entre notre action et la loi du devoir »139. Nul
n'échappe donc au plaisir ou à la peine qui
accompagne l'action jugée conforme ou contraire à
la loi.
Mais cette forme du contentement de soi, ce plaisir moral,
n'est pas encore l'estime de soi de l'homme pleinement vertueux. Le plaisir
moral n'est pas le sentiment dans lequel l'homme attribue une valeur à
sa personne tout entière. Mais la valeur morale d'une personne s'attache
plus à celui qui fait preuve d'une force morale générale
qu'à celui qui accomplit telle action particulière, car une
action particulière peut certes manifester une capacité en
exercice mais, tout aussi bien, une heureuse circonstance : telle action bonne
peut autant être le résultat de la vertu, comme capacité
à faire le bien, que celui d'une inclination coïncidant
heureusement avec le devoir. Ainsi, le fait d'avoir accompli une
action méritante ne peut suffire à conférer à
ma personne une valeur morale. Et le sentiment de plaisir moral que
j'éprouve dans telle action particulière conforme à la loi
ne constitue pas une estime de ma propre personne. L'estime de soi qui
résulte de la conscience de la moralité de ses intentions en
général, c'est plutôt le sentiment de sa propre vertu. Pour
se référer à un exemple, on pensera notamment au sentiment
où les Stoïciens faisaient résider le bonheur.
C'est en tout cas de cette manière que Kant
présente l'estime de soi dans la
Troisième proposition de l'opuscule Idée
d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique »,
lorsqu'il parle de l' « estime raisonnable de soi
»140 (ou
plutôt de l'estime de soi d'un être
raisonnable). L'estime concernée ici est celle à
laquelle l'homme aspire lorsqu'il « travaille à
s'élever jusqu'au point où, par sa
conduite, il devient digne de la vie et du bien-être
». Or, c'est souvent dans ces termes que Kant définit la vertu.
Souvenons-nous par exemple de la façon dont Kant présentait
l'état de celui qui est digne du bonheur dans la Première section
des Fondements de la métaphysique des moeurs : « la bonne
volonté paraît
constituer la condition indispensable de ce qui nous rend
dignes d'être heureux »141. L'estime de soi que
l'homme atteint par son travail lorsqu'il se rend
digne du bonheur est donc bien le sentiment de la possession de
la vertu.
Si cette estime de soi doit résulter de « ce qui
nous rend digne d'être heureux », elle ne peut pourtant pas
résulter du bien-être lui-même. Kant nous met en garde
contre la confusion opérée par le stoïcisme entre l'estime
de soi comme
sentiment de sa propre vertu et le bonheur : « Cette
consolation n'est pas le bonheur, elle n'en est même pas la moindre
partie »142. Le bonheur se définit
comme la satisfaction de toutes mes inclinations
réunies dans une somme. Mais l'estime de soi découlant de la
moralité n'est même pas la satisfaction d'un seul désir. En
effet, c'est elle qui s'éprouve dans le malheur causé par une vie
de devoir : « L'honnête homme frappé d'un grand malheur qu'il
aurait pu éviter, s'il
avait seulement pu manquer à son devoir, n'est-il pas
soutenu par la conscience d'avoir maintenu et honoré en sa personne
la dignité propre à l'humanité »143.
Elle
n'a donc dans ces conditions rien de désirable : «
Nul, en effet, ne souhaitera l'occasion de l'éprouver, ni
peut-être ne désirerait la vie à ces conditions
»144. Elle
est plutôt le sentiment d'un homme sans désirs :
« L'homme dont nous parlions ne vit plus que par devoir, et non parce
qu'il trouve le moindre goût à la vie »145.
141 Fdts, p. 251
142 CrPr, p. 715
143 CrPr, p. 715
144 CrPr, p. 715
145 CrPr, p. 715
Elle est plutôt un sentiment sans satisfaction : « Cet
apaisement intérieur est donc purement négatif, relativement
à tout ce qui peut rendre la vie agréable
»146.
Il s'agit sans doute d'un état psychologique
inaccessible pour l'homme étant donné l'imperfection de sa nature
: le sentiment de sa propre vertu n'est pas permis à l'homme parce que
la vertu parfaite n'est pas permise à l'homme : « La
vertu est toujours en progrès et pourtant elle
recommence toujours depuis le début »147. La
vertu parfaite, c'est la sainteté : l'état où la
volonté ne peut pas être
déterminée par des principes
dérivés des inclinations. Or, l'homme est par nature un
être sensible et, comme tel, il est affecté de penchants sensibles
qui peuvent toujours influencer la volonté. La sainteté et le
sentiment qui s'éprouve en elle
sont donc interdits à l'homme. Mais il n'en reste pas
moins que la vertu « est un idéal »148, dont il
faut faire la fin de sa vie morale. Mais, à tout le moins, l'estime
de soi doit jouer un rôle ultime d'idéal dans la
vie morale, celui d'une « riche compensation » ou d'une «
consolation » pour les sacrifices consentis par le Juste. Certes, on peut
se demander en quoi l'estime de soi réconforte l'homme vertueux qui
souffre du sacrifice des désirs que la loi morale terrasse
complètement, sans ne lui procurer aucune satisfaction. Kant nous la
présente comme une paix intérieure mais, au lieu de se
définir par l'absence de souffrance, cette ataraxie est une absence de
plaisir qui n'exclut pas la peine. Mais c'est la seule récompense que
peut garantir la moralité, puisque le plaisir coïncide avec la
satisfaction de nos inclinations et que la moralité contrarie les
désirs contraires à la loi.
146 CrPr, p. 715
147 DV, p. 694
148 DV, p. 694
2.3. Le rôle de l'estime de soi esthétique
dans la vie morale selon les derniers écrits.
Nous voudrions explorer dans cette section 2.3 la
dernière conception kantienne de la dimension subjective de la
moralité. Nous avons vu que l'estime de soi pouvait être
interprétée, à la lecture de la Critique de la raison
pratique, non pas comme distincte, mais comme concomitante avec le
respect, à la manière d'un moment ou d'un aspect introspectif du
même sentiment moral, dont le respect pour la loi serait l'aspect «
extraspectif ». Et, de ce point de vue, on peut assigner un rôle
à l'estime de soi dans la vie morale : le respect (de soi) sert de
condition subjective à la moralité en ce sens qu'il fournit son
mobile à la moralité. Cette fonction du respect est d'ailleurs
réaffirmée dans la Doctrine de la vertu, ouvrage
postérieur à la Critique de la raison pratique, signe
d'une profonde adhésion de Kant à cette conception du respect :
« le mobile moral », ce n'est rien d'autre que « la
représentation de la loi », laquelle s'incarne dans un sentiment de
respect devant « la dignité de la pure loi rationnelle », nous
dit Kant dans l'introduction de la Doctrine de la
vertu149.
Mais, comme nous l'avons vu à l'occasion de la question
de savoir si l'estime de soi était un devoir ou non, l'estime de soi
fait dans la Métaphysique des Moeurs l'objet d'une
présentation qui est absente des analyses de la Critique de la
raison pratique, puisqu'elle apparaît dans la Doctrine de la
vertu comme une des « Prénotions esthétiques qualifiant
la réceptivité aux concepts du devoir » , au même
titre que le sentiment moral, la conscience et l'amour du prochain. Comme
telle, elle apparaît certes à nouveau comme une condition
subjective de la moralité puisque ces qualités morales sont des
« conditions
subjectives de la réceptivité au concept
du devoir », des fondements subjectifs de
la vertu. Il y a donc une certaine continuité entre le
concept de l'estime de soi qui se manifeste dans l'introduction de la
Doctrine de la vertu et celui qui se manifestait dans la philosophie
critique. Mais s'agit-il vraiment dans celle-là de reprendre ou de
développer ce qui avait déjà été
évoqué dans celle-ci, à savoir de présenter
à nouveau le respect, et donc l'estime de soi, comme le mobile
moral ? La continuité dont nous parlions ne masque-t-elle pas en
réalité une rupture ? N'y a-t-il pas des différences
notables dans la manière dont Kant caractérise le respect
(de soi) entre les deux ouvrages ? On peut par exemple
être surpris de constater la différence entre l'unicité
du respect comme « unique mobile moral »150 dans
l'oeuvre critique, d'une part, et, d'autre part, la
pluralité des « prénotions esthétiques qualifiant la
réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir », comme le
dit l'intitulé du paragraphe XII de l'introduction à la
Doctrine de la vertu ? On peut aussi être surpris de voir que,
tandis que la Doctrine de la vertu semble
distinguer le sentiment moral et le respect en leur consacrant
deux paragraphes distincts dans son introduction151, la Critique
les identifiait : « C'est pour cela
même que ce sentiment peut être aussi appelé
un sentiment de respect pour la loi
morale, mais, pour les deux raisons ensemble, on peut le
désigner sous le nom de sentiment moral
»152. On voit donc que l'enjeu de ce questionnement sur la
manière dont la présentation du rôle de
l'estime de soi a évolué dans la philosophie kantienne est de
taille : il s'agit de savoir comment sa conception de la motivation morale a
évolué entre la période critique et les derniers
écrits.
Malgré leur importance, il est difficile de
répondre avec certitude à ces questions à la seule lecture
des pages de la Doctrine de la vertu où elles sont
150 CrPr, p. 703
151 DV, pp. 681-686
152 CrPr, p. 699
traitées. Le paragraphe de l'introduction qui se
consacre aux « Prénotions esthétiques qualifiant la
réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir en
général » est un court paragraphe, où Kant s'efforce
moins de préciser sa conception de la part subjective de la
moralité, que de montrer que les conditions subjectives qu'il y
présente, en tant précisément que subjectives, ne sont pas
des devoirs. Le sousparagraphe qui est consacré au respect et à
l'estime de soi est encore plus court. On peut sans doute se
référer à d'autres passages des écrits tardifs pour
essayer de former une idée plus sûre de la dernière
conception kantienne de la motivation morale, mais il ne s'agit que de passages
épars, qui ne peuvent fournir que des indications. Nous nous
contenterons donc ici, dans cet effort pour répondre à nos
questions, de formuler des hypothèses et de nouvelles questions.
2.3.1. Respect de soi et respect pour la loi
Notons d'abord que, comme dans la Critique de la raison
pratique, l'estime de soi est indissolublement liée avec le respect
pour la loi. Ainsi, lorsque dans le sous-paragraphe de l'introduction de la
Doctrine de la vertu intitulé « Du respect
», Kant entreprend de montrer que ce sentiment n'est pas un devoir, il
emploie indifféremment tantôt l'expression de « respect
envers soi-même », tantôt l'expression de « respect pour
la loi », comme si les deux étaient interchangeables. On rencontre
un exemple de cet usage indifférent dans la phrase suivante
déjà citée : « Mais on ne peut pas dire » de
l'homme « qu'il aurait un devoir de respect envers soi-même
car pour pouvoir penser ne serait-ce qu'un devoir en général, il
lui faut avoir du respect pour la loi qui est en lui-même
»153. Ce que Kant dit en substance ici, c'est que l'estime de
soi ne peut être un devoir parce qu'elle est présupposée
par la représentation de tout devoir. Mais, dans la lettre du texte, il
dit que c'est le respect pour la loi qui est présupposé. Le
respect
peut donc bien sous la plume de Kant servir de signe à
l'estime de soi. Et,
inversement, l'expression d' « estime de soi » pourrait
servir ici à désigner la notion de « respect pour son propre
être », évoquée au même sous-paragraphe.
Quelle interprétation philosophique peut-on donner
à cette analyse philologique ? Comment comprendre ce lien
insécable entre le respect de soi et le respect de la loi ? Il semble
que l'un et l'autre se confondent sous la plume de Kant. Ou, du moins, il
semble qu'ils constituent deux aspects d'une même réalité
subjective. C'est en tout cas l'interprétation à laquelle nous
conduit notre analyse de la Critique de la raison pratique, où
nous avons essayé d'expliquer pourquoi respect et estime de soi sont
contemporains de la production du sentiment moral. Rappelons ici que, dans son
chapitre sur la motivation morale, cette Critique montre comment c'est dans un
même mouvement que la loi morale produit un sentiment de respect pour
cette loi et en même temps qu'elle éveille en nous le
sentiment de notre dignité d'être raisonnables. C'est en nous
faisant prendre conscience de son action contraignante sur notre volonté
que la loi nous fait prendre conscience de notre personnalité libre et,
partant, de notre dignité.
Faut-il conclure de ce rapprochement entre estime de soi et
respect que la Doctrine de la vertu fait la même chose que la
Critique de la raison pratique, à savoir qu'elle les rapproche
pour en faire les deux aspects d'un même sentiment
moral, le « respect » des hommes « pour leur
haute destination », et pour faire de ce sentiment « le
véritable mobile de la raison pure pratique » 154 ? Dans ces
conditions, la Doctrine de la vertu attribuerait
à nouveau à l'estime de soi le rôle de mobile unique de
la moralité. On peut peut-être trouver une confirmation
de cette interprétation dans les raisons que Kant allègue pour
justifier la thèse selon
laquelle l'estime de soi (au sens esthétique) n'est pas un
devoir, raisons qui vont
être exposées dans la section 2.3.2.
2.3.2. Respect et représentation du devoir
Nous avons donné plus haut cette citation où
Kant réfute la thèse selon laquelle l'homme aurait « un
devoir de s'estimer lui-même » (voir notre section 2.3.1) : «
Mais on ne peut pas dire qu'il aurait un devoir de respect envers
soimême car pour pouvoir penser ne serait-ce qu'un devoir en
général, il lui faut avoir du respect pour la loi qui est en
lui-même ». Dans le même paragraphe, Kant souligne à
nouveau ce fait lorsqu'il objecte au respect de soi comme devoir
l'idée
que, « considéré comme devoir, il ne
pourrait être représenté que par le respect que
nous aurions pour lui »155. Ainsi, la raison qui réfute
le devoir d'estime de soi
réside selon Kant dans le fait que le respect est ce
par quoi, ou ce dans quoi, nous formons une représentation de notre
devoir, quel qu'il soit : pour se représenter la loi du devoir qui
s'applique dans telle situation, il faut respecter cette loi.
Comment comprendre ce rapport de condition à
conditionné entre le respect et la représentation des devoirs ? A
nouveau, le lien apparaît comme un lien de quasi-identité puisque,
dans de nombreuses formules, la représentation de la loi du devoir est
exprimée dans les termes du respect et inversement. Par
exemple, dans la Critique de la raison pratique, Kant
nous dit que la loi est « un objet du respect »156 : ne
désigne-t-il pas ainsi ce sentiment comme quelque chose
qui a, à la manière d'une représentation,
un contenu intentionnel (la loi morale) ? De même, lorsqu'il nous
présente « le mobile moral » comme « la
représentation de la loi », dans un passage de la Doctrine de
la vertu cité plus haut, ne désigne-til pas le respect dans
les termes de la représentation du devoir ? On peut sans
doute avoir à nouveau recours à la notion d'aspect
pour rendre compte du
caractère indissoluble du lien entre le respect
esthétique et la représentation rationnelle de la loi. Kant
nous y incite lorsqu'il procède à l'identification
suivante : « Le respect de la loi, qui subjectivement est
désigné comme sentiment moral, et la conscience de son devoir
sont une seule et même chose »157. Dans
cette perspective, le respect serait l'aspect subjectif ou
esthétique d'une réalité mixte, dont la
représentation intellectuelle du devoir serait l'autre aspect.
Mais, si le respect et la représentation de la loi du
devoir sont unis dans une même réalité, il semble qu'il
faille à nouveau, dans ce passage de la Doctrine de la vertu,
comprendre le respect comme le mobile de la moralité, et même
comme l'unique mobile moral puisque cet écrit identifie « la
représentation de la loi » et « le mobile moral
», comme nous le rappelions plus haut. A tel point que, si on veut
acquérir « la vertu (en tant que force morale) », il faut
passer par la « contemplation » de la loi : « cette
faculté est pourtant, en tant que force (robur),
quelque chose qui doit être acquis : en élevant le
mobile moral (...) par la contemplation (contemplatione)
de la dignité de la pure loi rationnelle »158. La
représentation de la loi ne fait qu'un avec le mobile
moral, tant et si bien que, si on veut développer une force morale, il
faut s'appuyer sur la force motrice de ce mobile et s'exercer à se
représenter la loi.
En tout état de cause, cette interprétation,
où le respect est uni à la représentation de la loi du
devoir et où cette représentation fournit à la
moralité son mobile, semble compatible avec la présentation qui
est explicitement faite, dans la Doctrine de la vertu, du respect et
de l'estime de soi comme condition de la réceptivité aux concepts
du devoir. En effet, cette « réceptivité de l'esprit
»
consiste dans une faculté de l'esprit « à
être affecté par les concepts du devoir »159 et à
éprouver l'affect ainsi éveillé sous la forme de quelque
chose qui relève de la sensation ou du sentiment. Or, pour que ces
concepts puissent produire un tel affect dans notre esprit, il faut sans doute
qu'ils soient représentés. Les conditions de la
représentation des concepts du devoir, à savoir le respect pour
la loi et l'estime de soi, sont donc aussi les conditions de la
réceptivité à ces mêmes concepts.
2.3.3. Le sentiment moral
Pourtant, le paragraphe XII de l'introduction de la
Doctrine de la vertu semble faire du « sentiment moral » un
véritable mobile moral (ou du moins un élément du mobile
moral), tout en distinguant ce sentiment moral du respect. Contrairement
à l'identification que pratiquait la Critique de la raison pratique
entre le respect et le sentiment moral comme unique mobile moral, ce
paragraphe XII disjoint les deux en leur consacrant deux sous-paragraphes bien
distincts. Faut-il en conclure que, tout bien considéré, la
théorie de la motivation morale proposée par Doctrine de la
vertu n'est pas celle où le respect constitue l'unique mobile de la
moralité ? Examinons le sous-paragraphe où il est question du
sentiment moral pour savoir si ce sentiment est bien donné ici comme
ayant une place dans la motivation de la bonne volonté.
Le sentiment moral se présente de deux manières
dans ce texte : d'une part, comme disposition à éprouver un
sentiment d'une certaine espèce et, d'autre part, comme le sentiment
éprouvé conformément à cette disposition. Tout
d'abord, que faut-il entendre par l'expression de « sentiment moral »
quand celleci désigne une disposition ? Il s'agit d'une «
réceptivité ». Qu'est-ce à dire ? Le terme de
réceptivité renvoie habituellement à la notion de
sensibilité chez Kant. Il
en va bien ainsi dans ce texte de la Doctrine de la vertu,
puisque les
dispositions qui qualifient la réceptivité dont
il s'agit sont dites « esthétiques ». La
réceptivité morale, c'est la faculté sensible de recevoir,
ou plutôt, d'être affecté par la représentation de
telle ou telle loi du devoir, de sorte qu'en résulte tel sentiment,
considéré alors comme moral. Plus précisément,
cette faculté « est la
réceptivité au plaisir ou à la peine
provenant uniquement de la conscience de l'accord ou du conflit entre notre
action et la loi du devoir »160, comme nous
l'avons vu plus haut. Et Kant nous fournit une
définition similaire du sentiment moral comme
réceptivité dans le même sous-paragraphe lorsqu'il
écrit : « nous avons une réceptivité du
libre arbitre lui permettant d'être mû par eux grâce à
la
raison pure pratique (et à sa loi), et c'est cela que
nous appelons le sentiment moral »161. Ainsi, « la
réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir en
général »,
comme l'appelle l'intitulé de ce paragraphe XII, ce
n'est rien d'autre que le sentiment moral comme faculté. Or, de quelle
manière le sentiment moral comme réceptivité morale
peut-il être affecté par les concepts du devoir, sinon dans un
sentiment (comme état esthétique, non plus comme disposition) qui
doit jouer alors un rôle dans la motivation morale ? C'est en tout cas ce
que suggère la deuxième définition que nous avons
donnée de cette faculté, où elle est donnée comme
la tendance qui fournit son mobile à la volonté, au libre
arbitre, « en lui permettant d'être mû ». Dans ce texte,
c'est cette réceptivité, et non une quelconque disposition au
respect, qui est capable d'éprouver le sentiment qui (mêlé
à d'autres sentiments, comme nous le verrons) pourra servir de mobile
à la moralité.
Le sous-paragraphe que nous étudions propose
également une théorie du
sentiment moral comme état psychologique occurrent,
comme « état esthétique (l'affection du sens
interne) »162, et non plus comme réceptivité.
Nous allons voir
que cette théorie confirme notre conclusion
précédente concernant la motivation morale. Pour définir
ce sentiment moral (comme état psychologique), Kant commence en effet
par proposer une théorie de la motivation en général :
« toute détermination de l'arbitre va de la
représentation de l'action possible, à travers le
sentiment de plaisir ou de déplaisir qu'on ressent
à prendre un intérêt à cette action ou à
son effet, jusqu'à l'acte »163. Autrement dit,
pour que la volonté soit
déterminée à agir et passe à
l'acte, il faut qu'un sentiment de plaisir ou de peine soit
éprouvé devant la représentation de l'action
envisagée. Lorsque ce sentiment provient « uniquement » de la
conscience de la conformité ou de la nonconformité de l'action
envisagée à la loi du devoir, alors ce sentiment est moral
: « l'état esthétique » qui
résulte de la représentation de l'action possible « est
alors ou bien un sentiment pathologique ou bien un sentiment moral
(...), le
« premier » étant « le sentiment qui
précède la représentation de la loi, le second ce qui
ne peut s'ensuivre que de celle-là »164. Tel est donc le
sentiment
moral ici : le plaisir ou la peine produit seulement par la
représentation de la loi et celle de l'action possible.
Or, ce plaisir moral ou ce déplaisir moral (adjoints
à l'estime de soi ou à l'amour du prochain, nous le verrons)
déterminent la volonté comme des mobiles. De manière
générale, lorsque la représentation de l'action
considérée affecte le sens interne (comme susceptibilité
fondant le sentiment du plaisir ou de la peine, et non comme faculté de
perception), la manière dont ce sens est affecté
162 DV, p. 681
163 DV, p. 681
164 DV, p. 681-682
(« l'affection du sens interne ») consiste dans un
sentiment de plaisir ou de
déplaisir qui fonde « un intérêt
» ou un désintérêt pris à cette action. Comme
tel, ce sentiment constitue une force d'impulsion qui nous incite à
agir, à aller « jusqu'à l'acte » selon les
termes de notre sous-paragraphe (ou à fuir cet action dans le cas du
désintérêt). Il s'agit donc bien d'un mobile. Sans doute,
le plaisir et la peine ainsi suscités ne peuvent pas toujours être
considérés comme des mobiles moraux. Lorsque le sentiment
suscité par la représentation de l'action possible est
suscité en dehors de la représentation de la loi morale,
lorsqu'il « précède la représentation de la loi
», il n'est alors pas produit par cette représentation et reste un
sentiment pathologique, et non moral. Mais si le sentiment suscité par
la représentation de l'action est produit par la conscience de la loi et
que, plus précisément, il résulte de la conscience de
l'accord ou du conflit de l'action envisagée avec la loi, alors il
« ne peut s'ensuivre que de celle-là » et constitue bien un
sentiment moral. De manière particulière donc, dans la
détermination morale, lorsque nous éprouvons du plaisir devant la
conformité de l'action possible avec la loi, nous sommes
déterminés par ce mobile à agir selon cette loi ; et
lorsque l'action apparaît comme contraire à cette loi, nous
éprouvons de la peine et nous sommes déterminés par ce
mobile à ne pas accomplir cette action.
Ainsi, ce sous-paragraphe de la Doctrine de la vertu
ne pense pas le mobile moral de la même manière que la
Critique de la raison pratique, où l'unique mobile de la
moralité était présenté comme le respect. Le mobile
moral apparait plutôt comme le plaisir ou la peine qui accompagne la
représentation de telle action comme conforme ou contraire au devoir, et
le respect n'est que la condition de l'affection du sentiment moral comme
faculté d'éprouver ce plaisir ou cette peine. Cette conclusion
est confirmée par le fait que la Doctrine de la
vertu fait d'un certain plaisir une des deux formes
possibles du sentiment moral
comme mobile. Au contraire, la Critique de la raison
pratique excluait explicitement la présence d'un quelconque plaisir
dans le sentiment moral, où le sentiment de plaisir était
caractérisé comme nécessairement pathologique et donc non
moral : « Si ce sentiment de respect était pathologique, et si, par
conséquent,
c'était un sentiment de plaisir fondé sur le
sens interne, il serait vain de chercher à découvrir
une liaison entre ce sentiment »165 et la représentation
de la loi. Si bien
que le respect ne pouvait impliquer aucun sentiment de plaisir
: « Le respect est si
peu un sentiment de plaisir qu'on ne s'y
abandonne qu'à contrecoeur à l'égard d'un homme
»166.
2.3.4. L'amour du prochain
Il semble que Kant oscille entre deux positions dans la
Doctrine de la vertu. D'une part, une position où il reste
fidèle à la thèse du respect comme constituant le
mobile moral, dans un souci de ne pas menacer la pureté de la
détermination morale. D'autre part, une position où il sort de la
pure considération de la loi pour faire résider la
moralité subjective dans un respect auquel se mêlent d'autres
sentiments. Nous avons évoqué le sentiment de plaisir ou de
peine
résultant de la conscience de l'accord ou de la
non-conformité avec la loi. Nous pouvons aussi évoquer
l'exemple de « l'amour du prochain »167, qui est
présenté
dans la Doctrine de la vertu comme l'une des
conditions de la réceptivité morale : n'est-ce pas dire qu'il
s'agit là d'un sentiment participant à la détermination de
la bonne volonté dans l'accomplissement des devoirs envers autrui ?
L'amour du prochain ne fournit pas une condition de la
réceptivité à tous les concepts du devoir, mais seulement
aux concepts du devoir envers autrui. C'est
165 CrPr, p. 705
166 CrPr, p. 702
167 DV, p. 681
le pendant de l'estime de soi comme condition de la
réceptivité aux concepts du devoir envers soi-même : au
sujet du « respect pour son propre être », la
Doctrine de la vertu affirme que « ce sentiment (...) est le
fondement de certains devoirs, c'est-à-dire de certaines actions qui
peuvent se concilier avec le devoir envers soimême »168.
L'amour des hommes est donc dans la Doctrine de la vertu ce qui doit
s'éprouver pour que la représentation d'une action conforme ou
contraire au devoir envers autrui puisse être cause en nous de la joie ou
de la peine morale qui doit nous pousser à agir d'après ce
devoir. Il s'agit donc bien d'un sentiment qui se mêle au plaisir ou
à la peine pratique pour constituer le mobile de l'action morale dans
les cas où nous sommes obligés envers autrui.
L'exemple de l'amour du prochain est particulièrement
intéressant parce que, dans un texte contemporain de la Doctrine de
la vertu, intitulé La Fin de toutes choses, Kant
présente cet amour subjectif des hommes comme un mobile participant
à la détermination de la bonne volonté à
côté de la considération du devoir envers autrui :
« Dès qu'il s'agit non seulement de se représenter le
devoir, mais de lui obéir ; dès que l'on cherche le fondement
subjectif des actions (...), on trouve en fait dans l'amour, en tant
que libre acceptation de la volonté d'autrui parmi ses maximes, le
complément indispensable » au devoir ; « en effet, quand on
n'agit pas de bon coeur », c'est-à-dire par amour comme cause
subjective de l'action, on essaie d' « éluder la loi du devoir
» si bien « qu'on ne peut guère compter sur cette loi pour
servir de mobile sans le concours de l'amour »169. Ce passage
nous semble donc manifester particulièrement bien l'oscillation de Kant
entre les deux positions que nous avons indiquées concernant la
motivation morale. En effet, le respect comme sentiment exprimant la
représentation de la loi
est encore considéré comme mobile dans ce passage
: « Le respect, sans aucun doute est primordial », écrit
Kant170. Et quand il parle dans le même paragraphe de
« se représenter le devoir »171,
c'est au respect que l'on confierait cette tâche spontanément.
Mais il ne suffit plus à déterminer subjectivement la bonne
volonté : « dès qu'il s'agit non seulement de se
représenter le devoir, mais de lui obéir »,
c'est-à-dire d'agir, il lui faut le concours de l'amour.
2.3.5. La contradiction dans la moralité
Il est donc bien manifeste que Kant oscille, dans sa
théorie de la motivation morale, entre les deux grandes positions que
nous avons indiquées. La première position, disions-nous,
réduit le mobile moral à la considération de la loi, et
elle fait s'incarner la représentation de la loi dans le respect. Dans
cette perspective, l'estime de soi joue un rôle d'élément
entrant dans la constitution de l'unique mobile de la moralité. Cette
solution a l'avantage de préserver la pureté de la
détermination morale, dans laquelle « la loi morale
détermine immédiatement la volonté », selon les
termes déjà cités de la Critique de la raison
pratique. Mais elle a l'inconvénient de se heurter à
l'objection selon laquelle la représentation rationnelle de la loi, ou
même son alter ego subjectif, le respect pour la loi, ne peut suffire
à motiver un agent. Certes, Kant défend dans de nombreux passages
l'idée que la seule représentation de la loi morale suffit
à nous déterminer à agir : « la représentation
du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et
n'est mélangée d'aucune addition étrangère de
stimulants
sensibles, a sur le coeur humain par les voies de la seule
raison (...) une influence beaucoup plus puissante que celle de tous les
autres mobiles »172. La
représentation de la loi est dans ce passage tellement
capable (cf. « puissante ») de
170 Fin choses, p. 322
171 Fin choses, p. 322
172 Fdts, p. 272
déterminer la volonté à seule (cf. «
quand elle est pure ») qu'elle est même un
mobile plus puissant que tous les autres mobiles. Mais, de
fait, lorsque Kant esquisse une théorie de la motivation morale,
comme dans la Doctrine de la vertu, il a recours à des
sentiments qui ne se confondent pas avec la représentation de la loi,
des sentiments qui ne se confondent même pas avec le respect pour la
loi.
La seconde position kantienne est précisément
celle qui fait participer à la détermination de la bonne
volonté les « stimulants sensibles » dont parle le passage que
nous venons de citer : c'est, par exemple, la satisfaction morale ou l'amour du
prochain. L'estime de soi apparaît sous ce jour comme un des sentiments
qui peuvent participer à la détermination morale : elle jouerait
notamment un rôle dans le cas de l'obligation envers soi-même.
Cette solution n'enlève pas toute influence au respect pour la loi, mais
elle l'intègre à un mélange dont il n'est plus qu'un des
ingrédients. Elle présente l'inconvénient de perdre la
pureté de la détermination morale, mais elle échappe
à l'objection selon laquelle toute volonté doit être
déterminée par des mobiles vraiment sensibles et selon laquelle
le respect ne correspond pas à un tel mobile, puisqu'il tend à se
confondre avec la représentation de la loi morale.
Nous voudrions ici essayer d'interpréter
philosophiquement cette hésitation de Kant. Nous voudrions indiquer
brièvement comment on pourrait rendre compte de cette oscillation entre
deux positions contraires en faisant une
lecture hégélienne de la moralité
effective comme contradiction, de la moralité comme « opposition
consciente »173. C'est la moralité elle-même qui
se présente,
sous son aspect subjectif d'état psychologique, à
la fois comme pure considération de la loi universelle et
comme sentiment pathologique fondant une inclination. C'est le
mérite de Kant d'avoir souligné comment la considération
de la loi morale
devait être au principe de l'action pour que celle-ci
puisse être morale. « Ceux qui
agissent », fait néanmoins remarquer Hegel, «
ont dans leurs activités des buts finis, des intérêts
particuliers »174. C'est dire que, dans toute action, les
agents sont
mus par des mobiles relatifs à des sentiments
pathologiques, et qu'ils agissent sous l'influence d'inclinations. La
moralité réelle, effective, suppose à la fois la
considération de la loi morale et un mobile purement sensible. Si la
moralité subjective ne consistait que dans le respect de l'exigence
morale, sans participation des sentiments, elle ne serait qu'une
insensibilité. Mais si elle ne consistait que dans des mobiles
sensibles, elle se confondrait avec la pure recherche du plaisir : elle ne
serait que sensualité. La moralité effective se situe
entre insensibilité et sensualité, dans une
médiation qui nous reconduit à la définition
aristotélicienne de la vertu comme « moyen terme
»175.
2.4. Estime de soi et sentiment du sublime
2.4.1. Le sentiment du sublime est une estime de
soi
Il nous apparaît manifeste que la conception kantienne
de la moralité sous sa forme subjective a évolué au cours
des années. La Critique de la faculté de juger constitue
sans doute un des jalons de cette évolution puisqu'elle présente
la moralité subjective sous une forme nouvelle par rapport à la
manière dont les Leçons d'éthique et la
philosophie critique la concevaient. Dans une lettre destinée à
un ancien étudiant, Johann Friedrich Reichardt, datée du 15
octobre 1790, donc après la publication de la Critique de la
faculté de juger, Kant revient dans ces termes sur ce qu'il a voulu
montrer dans cet ouvrage : « j'ai montré que la part subjective en
nous de la moralité, que le nom de `sentiment moral' ne permet pas
d'explorer, et dont les concepts objectifs de la raison, requis pour
174 Hegel (1987), p. 34
175 Aristote (1967), II, 6, 1107 a 8
émettre des jugements conformes à la loi morale,
ne permettent pas de rendre compte, est le goût »176.
Ce que fait ce texte au nom de la Critique de la faculté de
juger, ce n'est ni plus ni moins que d'identifier la
moralité subjective au goût. Les conditions «
esthétiques » de la moralité, selon l'adjectif
employé par la Doctrine de la vertu (voir notre section 1.1),
seraient donc esthétiques au sens large et au sens
étroit du terme : elles seraient affaire de sensation, mais aussi
affaire de goût. Or, comme D. Dumouchel le constate, Kant n'était
pas allé aussi loin dans ses
ouvrages précédents : « jamais il
n'était allé jusqu'à faire du goût la
`part subjective de la moralité' »177. Nous
voudrions, dans cette section 2.4.1, essayer
d'apporter quelques éléments pour
l'interprétation de cette identification énigmatique de la
moralité subjective et du goût, énigmatique puisqu'elle
semble lier deux domaines qu'on pourrait croire indépendants :
l'esthétique et la moralité. A cette fin, nous allons analyser le
rapport entre, d'une part, la notion d'estime de soi, dont nous savons que,
dans la Critique de la raison pratique, elle ne fait qu'un avec le
sentiment moral (voir notre section 2.21) et, d'autre part, le sentiment du
sublime, qui bien sûr relève du goût. Plus
précisément, il s'agira d'essayer de montrer que, lorsque nous
éprouvons le sentiment de la sublimité de quelque chose, nous
éprouvons aussi un sentiment d'estime de soi et que, inversement,
lorsque nous éprouvons un sentiment d'estime de soi, nous
éprouvons aussi un sentiment du sublime. Nous en tirerons ensuite nos
conclusions concernant le rapport du goût et de la moralité
subjective.
Dans un premier temps, donc, nous voudrions montrer que, dans
le
sentiment du sublime, nous éprouvons un sentiment
d'estime de nous-mêmes : « sans sentiment moral, il n'y aurait
rien de beau ni de sublime pour nous »178.
176 Correspondance, p. 446-447
177 Dumouchel (2000), p. 114
178 Correspondance, p. 446-447
Pour ce faire, rappelons ce que dit Kant au sujet du sublime dans
la Critique de la
faculté de juger. L'Analytique du sublime
divise la notion de sublime en deux espèces. Il y a d'une part le
sublime mathématique et, d'autre part, le sublime dynamique. Nous allons
voir que l'un et l'autre s'accompagnent d'un sentiment d'estime de soi.
Commençons par le sublime mathématique. Celui-ci
est défini par Kant comme « ce qui est purement et simplement
grand »179, comme ce qui est
absolument grand, par opposition à ce qui est grand
relativement ou
comparativement à autre chose. D'où cette
nouvelle définition du sublime mathématique : « est
sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit
»180.
Mais, dans ces conditions, il n'y a rien dans la nature qui
soit absolument grand : rien de ce qui peut être objet des sens n'est
absolument grand. Donc, si le sublime, l'absolument grand n'est pas dans la
nature, c'est-à-dire si le caractère de la sublimité
n'appartient à aucune des choses pouvant devenir des objets des sens, la
sublimité doit appartenir à un certain état psychologique,
une certaine disposition de l'esprit. Quels sont les caractères de cette
disposition ? Pour répondre à cette question, Kant va chercher
à savoir comment l'état d'esprit en question est produit dans
l'esprit.
Selon Kant, cette disposition doit se produire lors de
l'estimation esthétique de la grandeur d' « objets », non pas
absolument grands (il n'y en a pas dans la nature), mais si grands que l'effort
pour estimer esthétiquement leur grandeur doit échouer. En effet,
on peut distinguer deux espèces de l'évaluation de grandeurs :
celle qui se fait par des nombres et qui « est d'ordre mathématique
» et « celle qui a lieu dans l'intuition » et qui « est
d'ordre
esthétique »181. Et, pour
déterminer par intuition la grandeur (quantum) de quelque
chose, pour qu' « un quantum soit saisi intuitivement par l'imagination
», il faut que celle-ci mène « deux opérations » :
la première, qui consiste dans « l'appréhension
» des parties de la chose ; la seconde, qui consiste dans « la
compréhension » de ces parties visant à les
réunir en un tout182. Or, la seconde opération, le
travail de compréhension des parties de l'objet par l'imagination, ne
peut être achevée et doit échouer devant certains objets,
car « il y a dans la compréhension un maximum que l'imagination ne
peut dépasser » lorsqu'on essaie de saisir une grandeur
intuitivement, ce maximum étant « la mesure esthétique
fondamentale la plus grande dans l'évaluation de la grandeur
»183. Ainsi, l'imagination peut ne pas parvenir à
estimer intuitivement la grandeur de quelque chose.
Puisque nous devons chercher comment la disposition d'esprit
sublime est produite dans l'esprit, il faut chercher ce qui se produit dans
l'esprit lorsque l'évaluation esthétique entreprend de saisir la
grandeur d'objets si grands que l'imagination ne peut parvenir à
réunir dans un tout les parties saisies par l'appréhension
imaginative. Pour ce faire, on peut mener une expérience de
pensée qui consiste à considérer dans l'intuition une
chose particulière dont la grandeur est inestimable pour, ensuite,
constater ce qui se produit dans notre esprit lors de cette contemplation.
Prenons, par exemple, la seule chose qui soit littéralement
considérable (du latin sideris, les astres, le ciel), à
savoir la Voie lactée.
Lorsqu'on considère la Voie lactée,
l'imagination mène une double opération, nous l'avons vu : elle
cherche à l'appréhender, mais aussi à la
181 CJ, p. 1018
182 CJ, p. 1019
183 CJ, p1019
comprendre (au sens esthétique du terme),
c'est-à-dire qu'elle « cherche toujours à
réunir les parties » ou les représentations
« successivement saisies par
l'appréhension (...) en une représentation
unique, qui comprenne toutes les représentations partielles
antérieurement »184 saisies dans l'appréhension.
Mais,
dans le cas particulier de la Voie lactée comme grandeur
inestimable, l'imagination ne peut parvenir au but de l'opération de
compréhension. Pourtant,
elle cherche à y parvenir. Or, cet effort de
l'imagination « pour progresser vers l'infini » manifeste la
« présence en nous d'une faculté suprasensible
»185, celle
qui consiste à « concevoir la totalité
absolue des conditions (l'infini) (...) comme
donnée dans une intuition », « de le concevoir
[l'infini] comme donné dans une intuition suprasensible
»186. En effet, l'imagination ne pourrait pas faire cet
effort
si nous n'étions pas capables de concevoir l'infini
comme donné dans une intuition suprasensible. Ainsi, l' «
inadéquation » de l'imagination qui se manifeste dans son effort
pour parvenir à la représentation comprenant toutes les
représentations partielles de la chose, « suscite
le sentiment en nous d'une faculté suprasensible
»187. Tel est le sentiment du sublime mathématique :
c'est le
sentiment (de la présence en nous) de cette
faculté suprasensible qui est suscité par la contemplation d'un
objet que notre imagination cherche vainement à comprendre
esthétiquement.
Or ce sentiment d'une faculté « supérieure
aux sens », suprasensible, n'est autre que le sentiment de « notre
destination supérieure » et, comme tel, c'est un
sentiment de respect : « Le sentiment du sublime dans la
nature consiste en un respect pour notre propre destination
»188. Et, en tant que respect de quelque chose
184 Barni (1850), p. 91
185 CJ, p. 1017
186 Barni (1850), p. 91-92
187 CJ, p.1017
188 CJ, p. 1027
propre à la nature humaine (sa destination), il s'agit
d'un sentiment de respect de
soi, d'une estime de soi. Le paragraphe 12 de la Doctrine
de la vertu donne le nom même d' « estime de soi » au
sentiment du sublime dans le passage déjà cité
où Kant parle du « sentiment de la sublimité
de sa destination, c'est-à-dire l'élévation de
l'âme (elatio animi) comme estime de soi-même
»189.
Examinons maintenant l'autre espèce du sublime
identifiée par Kant, à savoir le sublime dynamique, et analysons
le sentiment du sublime correspondant. Kant définit ainsi le sublime
dynamique de la nature : « La nature, considérée
comme une force dans le jugement esthétique, est
sublime dynamiquement lorsqu'elle est sans pouvoir sur nous
»190. Le sentiment du sublime (au sens
dynamique du terme) est ainsi le sentiment que nous
éprouvons devant le spectacle de la puissance de la nature et, plus
particulièrement, devant le spectacle d'une force naturelle très
puissante, bien supérieure à notre force physique, à
laquelle nous ne pouvons résister, mais qui est sans pouvoir sur nous
(si la nature puissante est susceptible de nous porter atteinte, le sentiment
éprouvé n'est que pure peur). C'est par exemple le sentiment que
je peux éprouver devant le « surplomb audacieux de rochers
menaçants, des nuées orageuses s'amoncelant dans le ciel et
s'avançant parcourues d'éclairs et de fracas, des volcans dans
toute
leur violence destructrice, des ouragans semant la
désolation, l'océan sans limites soulevé en
tempête, la chute vertigineuse d'un fleuve puissant, etc.
»191. Dans la
contemplation d'un tel spectacle, nous éprouvons donc
le sentiment de notre infériorité physique. Mais, « le
caractère irrésistible de » la « force » de la
nature qui se manifeste dans le spectacle du sublime dynamique « nous
révèle en même temps une faculté de nous juger
indépendants par rapport à cette force irrésistible,
189 DV, p. 725
190 CJ, p. 1030
191 CJ, p. 1031
ainsi qu'une supériorité sur la nature
»192. Tel est le sentiment du sublime, au sens dynamique du
terme. Il s'agit à nouveau de la « conscience du caractère
véritablement sublime de sa destination, » (celle de «
l'esprit » humain), « supérieure même à la nature
»193. Et ce sentiment de notre valeur revêt bien
sûr la forme de l' « estime de soi »194, selon les
mots mêmes de la Critique de la faculté de juger.
On objectera peut-être que le sentiment du sublime
dynamique, tel qu'il est conçu par Kant, apparaît comme le
sentiment de quelque chose d' « effrayant »195,
comme le concède le début du paragraphe 28 de la Critique de
la faculté de juger. Aussi, Kant semble faire de ce sentiment une
sorte de crainte, ce qui semble contredire notre expérience du sublime,
dans laquelle le spectacle offert se donne comme « attirant
»196. Mais cette crainte ne peut pas être une peur, une
« crainte sérieuse »197. Par exemple, «
l'homme vertueux craint Dieu sans en avoir peur parce que vouloir
résister à Dieu et à ses commandements ne lui
apparaît nullement un cas envisageable »198. Ainsi,
devant un objet dont la force m'est supérieure, mais qui ne se donne pas
comme quelque chose auquel j'aie à résister, j'éprouve un
sentiment d'effroi, mais je ne suis pas terrorisé par son
caractère effrayant. On a donc eu tort de présenter le sentiment
du sublime comme une peur « que causerait l'idée d'un dieu
manifestant par là », c'est-à-dire dans le spectacle des
forces déchaînées de la nature, « sa puissance et sa
colère »199. Et Kant répond à cela que le
sentiment du sublime n'est pas un sentiment de peur, mais un sentiment de
respect ou d'estime de soi : c'est le sentiment de la destination
192 CJ, p. 1032
193 CJ, p. 1032
194 CJ, p. 1032
195 CJ, p. 1030
196 CJ, p. 1031
197 Barni (1850), p. 96.
198 CJ, p. 1030-1031
199 Barni (1850), p. 97
supérieure de l'homme, laquelle ne peut être en
effet, pour l'homme, qu'un objet
d'estime.
2.4.2. L'estime de soi est un sentiment du sublime
La Critique de la raison pratique évoque, nous
l'avons vu plus haut, le cas de « la divinité qui
s'élève sublimement au-dessus de toute dépendance ».
Et, quelques pages plus loin, la même Critique affirme que « la pure
loi morale même (...) nous laisse pressentir la sublimité de notre
propre existence suprasensible, et que, subjectivement, elle produit chez les
hommes, qui ont en même temps conscience de leur existence sensible et de
la dépendance qui en résulte par
rapport à leur nature affectée dans cette mesure
très pathologiquement, du respect pour leur haute destination
»200. Citons encore la Critique de la raison pratique
:
« l'idée de personnalité, qui éveille
le respect (...) nous manifeste la sublimité de notre nature
(considérée dans sa destination) »201. A travers
toutes ces
caractérisations du sentiment que suscite l'action de
la loi morale sur la volonté, on voit que, dans ce sentiment, quelque
chose de proprement sublime se manifeste à la conscience via
l'élévation de la volonté au-dessus de toute
dépendance à l'égard des influences de l'inclination. Nous
essaierons dans cette section de comprendre pourquoi le sentiment de l'estime
de soi qui s'éprouve dans la détermination de la volonté
par la seule loi morale, s'accompagne du sentiment du caractère sublime
de quelque chose, et nous essaierons de déterminer par là
même ce qui peut se manifester comme sublime dans ce sentiment.
Une des citations données au paragraphe
précédent rappelle que l'estime de soi que suscite la
détermination de la bonne volonté, est liée au sentiment
de notre destination suprasensible, ou encore de notre existence «
suprasensible ».
Est-il légitime de parler de l'estime de soi dans ces
termes ? Si oui, le sentiment
de notre existence suprasensible est-il relié aussi au
sentiment de la sublimité de notre existence ?
Tout d'abord, justifions la qualification de suprasensible
attribuée (sous certaines conditions) à l'existence humaine.
Selon une distinction kantienne célèbre, on peut distinguer les
phénomènes et les choses en soi, puisque « les
représentations des sens (...) ne nous font connaître les objets
que comme ils nous affectent » (comme phénomènes), de telle
sorte que ce qu'ils peuvent être en soi nous reste inconnu » (ce
qu'ils peuvent être comme choses en soi), et que par suite
« nous ne pouvons arriver qu'à la connaissance des
phénomènes, jamais à celle des choses en
soi »202. En bonne conséquence, « il faut
reconnaître et supposer
derrière les phénomènes quelque chose
d'autre encore qui n'est pas phénomène, à savoir les
choses en soi »203, puisque, comme l'a établi la
préface de la deuxième
édition de la Critique de la raison pure, pour
qu'il y ait apparence phénoménale, il faut supposer l'existence
de quelque chose qui apparaît et qui fonde l'apparition de ce qui
apparaît. Aussi faut-il dire que les choses peuvent être
envisagées sous deux aspects : d'une part, en tant qu'elles nous
affectent et qu'elles se font ainsi connaître à nous dans les
représentations de nos sens, en tant que phénomènes donc,
mais aussi, d'autre part, telles qu'elles existent pour elles-mêmes
indépendamment de toute possibilité d'expérience, en tant
que choses en soi. Et, si on considère ces deux espèces de choses
comme totalités de ce qui existe, c'està-dire comme mondes, il
dérive de là « nécessairement une distinction »
entre
deux mondes, « un monde sensible » (celui
des phénomènes) et « un monde intelligible
»204 (celui des choses en soi). Appliqué à
l'homme, le principe de cette
202 Fdts, p. 321
203 Fdts, p. 321
204 Fdts, p. 321
distinction permet de distinguer l'homme phénoménal
et l'homme nouménal : «
pour ce qui a rapport à la simple perception et à
la capacité de recevoir les sensations, il doit se regarder comme
faisant partie du monde sensible, tandis que,
pour ce qui en lui peut être activité pure (...),
il doit se considérer comme faisant partie du monde
intelligible »205. En tant que phénomène,
son existence est bien
sûr purement phénoménale et, en tant qu'il
est soumis aux lois de la nature, sa volonté est
hétéronome. En tant que chose en soi, son existence peut
être dite « intelligible » ou « intellectuelle » et,
en tant qu'il est sous ce rapport soumis à des lois émanant de sa
propre raison, sa volonté est autonome. Il est donc légitime de
parler d'existence suprasensible de l'homme.
Mais l'estime de soi produite par la pure
représentation de la loi morale est-elle liée à la
conscience de notre existence intelligible ? Nous avons vu que l'estime de soi
ainsi définie n'était autre que le sentiment de la valeur que
nous conférait notre personnalité (voir notre section 2.2.1). Or,
dans la définition que nous donnions alors de la notion de
personnalité, celle-ci apparaissait indissolublement liée
à la notion de liberté (au sens d'indépendance mais
aussi d'autonomie). Rappelons en effet l'entame de cette définition
: « la personnalité, c'est-à-dire la liberté
». Ainsi, ce n'est qu'en tant que l'homme est envisagé du point de
vue de son existence suprasensible, qu'il peut être
considéré comme doté d'une personnalité, puisque,
nous le disions, c'est sous cet aspect que la volonté humaine peut
être jugée libre et que la personnalité est liée
à la liberté : « la personne », c'est-à-dire
l'être doué de personnalité au sens de liberté,
est
« soumise à sa propre personnalité, pour
autant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible
»206 On voit, dès lors, comment l'estime de soi
qu'inspire la
loi morale peut se comprendre comme associée au sentiment
de notre existence
suprasensible, puisque c'est en tant que l'être humain
est considéré comme ayant une existence suprasensible qu'il
s'apparaît à lui-même comme doué de
personnalité (au sens kantien du terme) et de valeur interne.
Mais ce mode particulier d'existence ne manifeste-t-il pas une
certaine sublimité ? Dans le chapitre précédent, nous
avons vu que le sentiment du sublime (au sens dynamique comme au sens
mathématique du terme) se ramenait au sentiment de la
supériorité de notre destination suprasensible ou de notre
existence suprasensible. L'estime de soi, comme sentiment éprouvé
devant notre existence intelligible, apparaît bien alors comme lié
au sentiment de la sublimité de notre destination supérieure.
Au terme de cette double analyse, nous pouvons bien dire que,
dans l'estime de soi comme sentiment de la dignité de notre
personnalité, nous éprouvons le sentiment de la
supériorité de notre destination comme sentiment du sublime et
que, dans le sentiment du sublime, nous éprouvons aussi le sentiment de
la supériorité de notre destination suprasensible comme estime de
soi. Nous avons donc dégagé une double implication : le sentiment
du sublime implique l'estime de soi et l'estime de soi implique le sentiment du
sublime. Nous interprétons cette double implication comme le signe d'une
identité entre les deux sentiments: derrière les deux
formulations possibles se révèle le même sentiment de notre
destination suprasensible ou supérieure. Or, c'est ce même
sentiment que la Critique de la raison pratique désignait, sous
le nom de sentiment de notre personnalité, comme le sentiment moral,
celui qui sert de mobile à la moralité. On comprend dès
lors pourquoi la lettre à Reichardt peut ramener la moralité
subjective au goût. Si, en effet, on ramène la part subjective de
la moralité au seul
sentiment moral, comme sentiment de la sublimité de
notre destination, et qu'on fait de ce sentiment une affaire de goût, il
ne reste plus qu'à réduire la moralité subjective à
ce sentiment. La Critique de la faculté de juger semble donc
enrichir la conception kantienne du sentiment moral en lui ajoutant une
détermination supplémentaire : sentiment de respect pour la loi
morale supérieure, mais aussi estime de la supériorité de
notre destination, et enfin sentiment de la sublimité de cette
même destination.
* **
L'estime de soi, comme sentiment de la destination sublime de
la nature humaine dans sa propre personne, nous fait prendre conscience de la
« plus grande perfection morale » à laquelle nous devons
tendre, à savoir le souverain bien, la vertu mêlée au
bonheur : « La volonté de Dieu n'est pas simplement que nous soyons
heureux, mais que nous nous rendions heureux »207. La
destination finale du genre humain, ce n'est pas seulement le bonheur, mais ce
qui nous rend digne du bonheur, i.e. la vertu. Or, par quel moyen
l'espèce humaine peut-elle faire chemin vers cet idéal de
perfection ? La réponse de Kant est sans équivoque : «
l'éducation » et « rien d'autre ! »208. Nous
allons nous intéresser dans la partie suivante à
l'éducation morale et au rôle que peut y jouer l'estime de soi.
* **
3. L'éducation morale
3.1. La culture de l'estime de soi
Nous n'avons pas le devoir de produire en nous un sentiment
d'estime de nous-mêmes parce que les conditions subjectives qui nous
rendent sensibles à l'action des concepts du devoir sont des «
dispositions (...) naturelles » 209 et qu'il ne dépend donc pas de
nous de les avoir ou non. Mais ce qui dépend de nous, c'est de les
entretenir et de les fortifier, en nous-mêmes ou chez autrui. C'est
même un devoir que de développer le « sentiment moral »
: « l'obligation peut uniquement consister à le cultiver
et à le fortifier en allant jusqu'à admirer son origine
insondable »210. Or, l'affirmation de ce devoir et de cette
possibilité ouvre la voie à des considérations qui
intéressent la théorie de l'éducation morale. Si, en
effet, on peut développer le sentiment de l'estime de soi
éprouvé devant la loi morale et si ce sentiment est lié au
respect qui constitue le mobile moral, n'est-il pas de la plus haute
importance, dans le cadre d'une éducation morale, de chercher à
cultiver l'estime de soi chez les jeunes âmes ? La pédagogie
doit-elle donc enseigner l'estime de soi ? Pour le savoir, tournons-nous vers
la « Méthodologie de la raison pure pratique » de la
Critique de la raison pratique, où Kant se demande quel est
l'ensemble des moyens à employer pour « donner aux lois de la
raison pure pratique un accès dans l'esprit humain »,
c'est-à-dire les lois morales, « de l'influence
»211 sur la volonté et produire ainsi chez
l'éduqué une volonté bonne.
Ce chapitre confirme que l'estime de soi joue un rôle
dans la motivation morale puisqu'elle est présentée ici comme
facilitant à la loi morale son accès
209 CrPr, p. 681
210 DV, p. 682
211 CrPr, p. 789
dans l'esprit humain. En effet, « la loi du devoir, par la
valeur positive que
l'obéissance à cette loi nous fait sentir, trouve
un accès plus facile, grâce à ce respect pour
nous-mêmes »212 parce que, si « ce respect
pour nous-mêmes dans la
conscience de notre liberté (...) est bien établi
», alors « l'homme ne craint rien de
plus que de se trouver », lorsqu'il se soumet à
l'examen de son juge intérieur, « vil et condamnable à
ses propres yeux »213. Ainsi, l'estime de soi, si elle est
bien
établie, constitue une disposition stable à
respecter la liberté qui entre dans la composition de notre nature et la
dignité qu'elle nous confère. Et cette disposition impliquerait
une disposition à craindre et avoir de l'aversion pour les actes qui
nous rendraient méprisable à nous-mêmes puisque, nous
l'avons vu, l'estime de soi kantienne implique dans son essence l'«
appréhension » de se rendre méprisable à soi par ses
actes (voir notre section 2.2.2). Autrement dit, dans le sentiment de la valeur
absolue que nous acquérons en prenant conscience de notre
liberté, nous ne pouvons qu'être incités par le mobile de
la crainte à ne pas diminuer cette valeur de notre liberté en
accomplissant des actes qui manifesteraient une hétéronomie de la
volonté. A s'attribuer une haute valeur, l'homme ne peut qu'être
déterminé à agir pour le maintien de cette valeur au-
dessus de toute valeur. C'est pourquoi sur « ce respect
(...) peut être greffée toute bonne intention morale
»214. L'éducateur doit donc chercher à cultiver
ce
sentiment.
Mais comment cultiver l'estime de soi ? Pour le savoir,
posons-nous avec Kant la question centrale de la « Méthodologie de
la raison pure pratique ». Demandons-nous comment « faire entrer dans
la voie du bien moral un esprit ou
212 CrPr, p. 801.
213 CrPr, p. 801.
214 CrPr, p. 801
encore inculte ou déjà dégradé
»215. Il faut avant tout (« à tout prix »)
« présenter à l'âme le principe déterminant
moral pur »216, répond Kant. L'une des raisons qu'il
avance pour justifier cette réponse concerne précisément
l'estime de soi : « il [ce principe] apprend à l'homme à
sentir sa propre dignité »217. En effet, ce principe
enseigne à l'éduqué l'estime de soi comme sentiment de sa
propre dignité en lui faisant prendre conscience de «
l'indépendance de sa nature intelligible » et en lui faisant
prendre conscience de sa haute destination, à savoir « la grandeur
d'âme à laquelle il se voit destiné »218.
Dans la présentation de la pure loi morale (telle qu'elle se manifeste
dans tel ou tel devoir particulier, par exemple le devoir de
véracité, présenté indépendamment de tout
intérêt sensible de la véracité),
l'élève prend en effet conscience de sa liberté comme
indépendance à l'égard des penchants et des circonstances
et, dans cette conscience de sa liberté, il éprouve le sentiment
de son essence d'être intelligible, de sa haute destination, et, partant,
un sentiment d'estime de soi.
Plus précisément, la démarche à
suivre consistera en deux étapes. D'abord, il faut faire faire aux
éduqués un premier exercice consistant pour eux à exercer
leur jugement moral de façon à ce qu'ils apprennent à
discerner la véritable moralité de ce qui n'en a que l'apparence.
On y parviendra en leur demandant si l'action est conforme ou contraire
à la loi morale et à quelle loi particulière, puis en leur
demandant si telle action, extérieurement conforme à telle ou
telle loi, l'est aussi intérieurement, c'est-à-dire si elle a
été faite en vue de cette loi même et si l'intention a
été véritablement morale219.
215 CrPr, p. 790
216 CrPr, p. 790 217CrPr, p.
790-791
218 CrPr, p. 791
219 Sur cette première étape de la
méthodologie, voir CrPr, p. 799 sq
Pourtant, on ne doit pas se borner à faire exercer aux
éduqués leur
jugement moral. Il faut aussi, selon une deuxième
étape, chercher à cultiver chez eux le sentiment de leur
« liberté intérieure, c'est-à-dire le
pouvoir de se débarrasser de l'importunité violente des
penchants de telle façon qu'aucun d'eux
(...) n'ait d'influence sur une détermination pour
laquelle nous devons maintenant employer notre raison »220.
Il faut développer le sentiment de notre liberté comme
pouvoir d'agir indépendamment des inclinations et des
circonstances. Pourquoi ? Comment ? Répondons d'abord à la
question du comment.
Pour produire cette conscience de notre liberté comme
indépendance, il faut proposer des exemples d'une détermination
purement morale, comme dans l'exemple que donne Kant d'un homme qui,
reconnaissant qu'il a eu des torts envers un autre, est disposé à
en faire l'aveu, même si cela est pénible pour sa vanité et
que cela va à l'encontre de ses intérêts particuliers.
Pourquoi de tels exemples excitent ou développent-ils la conscience de
notre liberté ? Parce qu'un exemple de ce type nous fait sentir notre
pouvoir d'agir en dehors de toute considération personnelle et
intéressée et en vue seulement d'obéir à une loi
supérieure, pouvoir qui coïncide avec notre liberté
intérieure.
On peut répondre dès lors à la question du
pourquoi que nous posions ci-
avant. C'est que cette conscience de notre pouvoir, à
son tour, est associée en nous à un sentiment de «
respect pour nous-mêmes »221. Or, ce sentiment
d'estime
de soi est « le meilleur, et même le seul gardien
qui puisse préserver l'esprit de l'invasion d'impulsions vulgaires et
pernicieuses »222, l'unique gardien de cette
liberté même. On retrouve ici l'idée selon
laquelle l'estime de soi facilite la détermination de la
volonté par la seule loi morale. Par là même, elle nuit
à
220 CrPr, p. 801
221 CrPr, p. 801
222 CrPr, p. 801
l'influence des mobiles sensibles sur la même
volonté, la préservant ainsi d'une
dépendance à l'égard de la
sensibilité, d'une hétéronomie, qui ruinerait sa
liberté. 3.2. Estime d'autrui, estime de soi
Si l'éducation morale doit apprendre à l'homme
à sentir sa propre dignité, peut-elle s'aider de la passion de
l'estime publique pour faire naître l'estime de soi comme qualité
morale ? C'est que cette passion semble jouer un rôle de mobile
important, sinon chez tous les hommes, au moins chez la plupart, comme
l'indique Kant dans ses Remarques touchant les observations sur le
sentiment du beau et du sublime. Il ne s'agit pas ici de dire que cette
fièvre des honneurs entre dans la composition de la nature humaine,
puisqu'elle est contemporaine de l'état de société :
« Aussi peu que l'on puisse dire que la nature a implanté en nous
une
inclination immédiate à l'acquisition (...), tout
aussi peu doit-on dire qu'elle nous aurait donné un penchant
immédiat à l'honneur »223 car « l'homme s'y
préoccupe
de l'opinion d'autrui »224. Mais la vie sociale
dispose certainement l'homme tel qu'il se rencontre à l'état
civil à éprouver cette passion en affublant la gloire de
nombreux attraits : « Ils se développent tous deux
[les penchants à l'acquisition et à l'honneur] et sont tous deux
utiles dans l'état général d'opulence
»225.
On objectera que le désir d'estime publique ne peut
être instrumentalisé par une pédagogie morale parce qu'il
s'agit là, non pas d'une qualité morale, mais
d'une inclination parmi les plus dangereuses moralement. Kant
ne nie pas que ce désir peut dégénérer en une
passion, une « fièvre »226, et que, sous cette
forme, elle
peut engendrer de nombreux maux : elle peut conduire au
sentiment de son honorabilité et, si celui-ci se change en
amour-propre, elle est source d'injustice,
223 Remarques, p. 102
224 Remarques, p. 236
225 Remarques, p. 102
226 Anthr., pp. 1088, 1089
de vanité, d'envie et de mépris d'autrui. Mais cela
ne signifie pas pour autant qu'il
faille chercher à éradiquer cette passion en
l'homme. Tout d'abord, cette entreprise serait vaine parce que, comme nous
l'avons dit, l'amour de l'honneur est une disposition contemporaine de
l'état de société et que seule une difficile ascèse
permettrait de résister à la force qui nous y dispose,
ascèse dont peu sont capables : le sage stoïcien qui extirpe ceux
de ses désirs qui sont susceptibles de nuire à sa liberté
constitue l'exception qui confirme la règle. Il semble donc pour le
moins très difficile de réprimer cette passion dans les
conditions de l'état civil. Par ailleurs, il ne semble pas possible non
plus de conduire un retour de l'homme à l'état naturel. Le
chérubin au glaive de feu interdit le retour au Paradis Perdu de
l'état de nature. Enfin, dans plusieurs propos des Remarques
touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant
semble moins promouvoir l'éradication des passions que leur bon usage.
Il ne s'agit pas, selon Kant, de préconiser une limitation de ses
penchants aux seuls besoins primordiaux, comme l'affirmait l' «
école d'Antisthène », qui « cherchait à
éliminer l'opulence elle-même », mais plutôt de «
montrer comment, en fonction
de tous les penchants déjà acquis », et
notamment les penchants « à l'honneur et à l'opulence,
l'on peut atteindre ses buts »227. L'éducation morale
doit donc
chercher à faire servir les passions à
l'amélioration morale du passionné en instrumentalisant leur
force motrice en vue d'un but plus élevé que leurs visées
premières (la production de « la moralité de l'intention
»).
Il ne faut pas chercher l'éradication du penchant
à l'honneur, mais chercher à faire servir cette passion aux fins
de la pédagogie morale. La question devient alors : comment
l'éducation morale peut-elle faire bon usage de l'inclination pour
l'honneur ? Il est difficile de reconstruire une doctrine kantienne
de l'honneur en son bon usage à partir des
considérations éparses des Remarques
touchant les observations sur le sentiment du beau et du
sublime. Mais nous allons essayer de présenter les
éléments qui auraient pu permettre à Kant
d'élaborer une telle doctrine, à partir du texte
des Remarques déjà mentionnées, mais
aussi de la présentation de B. Geonget des mêmes
Remarques228.
L'éducateur cherchera d'abord à développer
chez l'élève, à partir de sa passion de l'estime d'autrui,
le sentiment de son « honneur extérieur »,
c'est-à-dire
le sentiment qu'on a de sa propre valeur devant autrui. En
effet, « l'honneur extérieur est vrai comme moyen », comme
« moyen de se rassurer »229. La valeur
morale que m'attribue autrui, lorsque j'en prends conscience,
me rassure en confirmant le jugement dans lequel je m'attribue
moi-même une valeur à moi-
même : c'est pourquoi il faut « explorer les
jugements d'autrui car cela peut, tant au plan logique qu'au plan moral,
améliorer la vérité des nôtres »230.
Un véritable
processus dialectique s'opère alors, où
l'éduqué, rassuré quant à sa valeur morale par le
sentiment de son honneur extérieur, entreprend plus volontiers d'exercer
les vertus et prend ainsi conscience de sa capacité à faire le
bien malgré les circonstances défavorables et les écueils
possibles, de son courage à surmonter la crainte de ce que la bonne
action peut coûter, de son caractère (comme pouvoir d'agir
toujours selon des principes déterminés qu'on s'est fixé,
et ce quelle que soit la situation), bref, de qualités morales
intérieures puisque propres à son âme
propre. Ce dont le sujet prend ainsi conscience, c'est en
réalité de son « honneur intérieur », et ce
dans un véritable sentiment d' « estime de soi » 231 : il
s'agit, avec
cette forme interne de l'honneur, non plus de la valeur morale
que m'attribue
228 Voir Remarques, pp. 59-61
229 Remarques, p. 207
230 Remarques, p. 178
231 Remarques, p. 207
autrui, mais plutôt de celle que me confèrent mes
vertus en tant qu'elles me
donnent une capacité à tendre vers la
moralité (puisque telle est la vertu humaine, capacité
à tendre vers la sainteté, et non sainteté
véritable). Et, dans la conscience de son honneur interne,
l'éduqué réalise la dimension extérieure et
illusoire de son
honneur extérieur, qui ne lui appartient pas vraiment :
« on croit en être détenteur », mais l' «
honneur extérieur (...) est une illusion »232. Alors,
l'éduqué
est amené à comprendre que son plus grand
honneur, son véritable honneur, ne réside pas dans l'honneur
extérieur, lequel n'a pas d'existence hors de son apparaître dans
le regard d'autrui, mais dans l'honneur intérieur. Et le sentiment de
l'honneur qui était le sien originellement se débarrasse de ce
qu'il avait de mauvais à mesure qu'il change d'objet (non plus
l'honorabilité, mais la vertu), pour se transformer dans l'estime qu'un
homme de bien éprouve raisonnablement pour lui-même et pour sa
vertu.
Voilà comment l'éducateur moral peut se servir
de la passion des honneurs pour faire d'abord chercher l'honneur
extérieur et laisser le sentiment de l'honorabilité ainsi
suscité se convertir, selon sa propre logique de développement,
dans une estime de soi vertueuse. On veillera néanmoins à ne pas
faire que l'estime publique devienne une fin en soi pour
l'éduqué. Dans une telle attitude, la conduite de
l'éduqué n'aurait plus de la moralité que l'apparence : on
sait que Kant caractérisera plus tard l'honneur extérieur, dans
son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
comme moralité factice : « l'idée de la moralité
appartient encore à la culture ; en revanche, l'usage de cette
idée, qui aboutit seulement à une apparence de
moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure,
constitue simplement la civilisation »233. Dans la recherche
de l'honneur extérieur pour l'honneur extérieur,
la conduite peut bien être conforme au devoir, mais elle n'est pas
accomplie par devoir. En outre, faire de l'estime de l'honorabilité une
valeur absolue des jeunes âmes, ce serait « faire en sorte que tous
aient pour visée la grandeur », ce qui est « une chose absurde
qui est à l'origine de l'envie »234 : dans la recherche
sans limite de la grandeur, nous cherchons à être estimés
supérieurs aux autres et nous sommes donc conduits à envier ce
qui les rend supérieurs à nous-mêmes.
* **
Conclusion
Au terme de ce parcours, quel est donc le rôle de
l'estime de soi dans la vie morale selon la doctrine kantienne ? Nous
distinguions dans notre introduction un concept objectif et un concept
subjectif de l'estime de soi. Cette distinction est bien à l'oeuvre dans
la philosophie morale de Kant puisque ce dernier distingue une estime de soi
pratique, qui consiste à traiter l'humanité dans sa personne
comme une fin en soi, et une estime de soi esthétique, qui consiste dans
un certain sentiment de sa propre valeur. L'estime de soi objective joue le
rôle d'une condition objective de la moralité puisqu'il s'agit
d'un devoir. Et ce devoir n'est pas n'importe quel devoir, mais il occupe un
rang prééminent parmi tous les autres. En effet, d'une part, il
fournit la condition de l'observation des devoirs envers autrui. D'autre part,
il est le fondement des devoirs envers soi-même. Du point de vue des
devoirs envers soi-même, l`estime de soi objective est la
moralité sous son aspect réflexif, puisque les devoirs envers
soi-même ne sont que des cas particuliers du devoir général
envers soi-même, à savoir le « devoir relatif à la
dignité de l'humanité en nous » ou devoir d'estime de soi.
Enfin, Kant appelle « justum sui aestimium » (juste estime
de soi) la vertu (comme force morale) qui permet d'accomplir les devoirs envers
soi-même de l'homme en tant seulement qu'être moral.
De la même manière, l'estime de soi subjective
joue le rôle de condition subjective de la moralité. Nous ne
voulons pas tant parler ici de l'estime de soi pathologique, que la
moralité exclut, mais de l'estime de soi morale, celle qui
résulte de l'action de la loi morale sur notre volonté. L'estime
de soi morale joue un rôle essentiel dans la détermination de la
volonté par la loi morale. Dans la Critique de la raison
pratique, elle est le « respect » que les hommes
éprouvent
« pour la sublimité de notre nature
(considérée dans sa destination) »235 et, comme
telle, elle constitue un aspect du sentiment moral comme mobile unique
de la moralité. De ce point de vue, elle est la moralité
elle-même sous la forme subjective de celle-ci. Dans la Critique de
la faculté de juger, elle semble être à nouveau «
la part subjective en nous » de la moralité puisqu'elle se confond
avec le sentiment du sublime et que la moralité subjective y
apparaît comme une affaire de goût. Dans les derniers écrits
moraux, enfin, l'estime de soi se présente tantôt comme un aspect
du mobile moral unique, tantôt comme un sentiment parmi d'autres
participant à la détermination de la bonne volonté :
à nouveau, l'estime de soi apparaît comme une condition subjective
de la moralité.
Comme condition subjective et objective de la moralité,
l'estime de soi est une conditio sine qua non de l'action morale :
sans elle, il nous serait impossible d'accomplir nos devoirs. Mais il s'agit
aussi d'une conditio per quo de la moralité puisqu'elle peut
fournir le moyen de disposer autrui ou soi-même à la
moralité dans le cadre d'une éducation morale. C'est même
le meilleur outil d'une pédagogie morale : le « respect pour
nous-mêmes », écrit Kant, une fois établi dans
l'âme qu'on prétend éduquer et converti en disposition
stable, est « le seul gardien qui puisse préserver l'esprit de
l'invasion d'impulsions vulgaires et pernicieuses »236.
Enfin, comme contentement de soi, comme sentiment de sa propre
vertu, l'estime de soi est inaccessible pour l'individu. Mais elle peut et doit
jouer un rôle d'idéal de l'imagination et de fin ultime de notre
vie morale. C'est la « riche compensation » qui accompagne la
possession de la vertu et, comme telle, elle fait partie de la perfection
morale qui constitue la destination du genre humain.
Qu'est-ce que ces résultats nous apprennent sur la
doctrine kantienne ? Nous voudrions tirer ici deux grandes leçons. D'une
part, nous voudrions reprendre à notre compte la formule de J. Rawls,
selon laquelle la morale kantienne apparaît comme une « ethic of
mutual respect and self-esteem »237, une morale du respect
mutuel et de l'estime de soi. L'estime de soi occupe en effet une place
essentielle dans cette philosophie, tant par le nombre des fonctions que Kant
lui attribue dans la vie morale que par la nature de ces fonctions. C'est que
l'estime de soi, à la fois objectivement et subjectivement, est
un aspect constitutif de la moralité, du moins du point de vue du devoir
envers soi-même, de la même manière que le respect de la
dignité d'autrui est la moralité du point de vue du
devoir envers autrui. Nous avons même vu que Kant avait tendance à
en faire le tout de la moralité subjective lorsqu'il en fait le mobile
de la moralité.
D'autre part, l'estime de soi nous a conduit à
déceler une tension dans la conception kantienne de la moralité,
entre une position objectiviste et une position psychologiste. La
moralité est d'un côté présentée comme la
détermination de la volonté par la seule représentation
rationnelle de la loi morale, à l'exclusion de toute influence du
sentiment. Mais, d'un autre côté, la moralité est
présentée comme ne se réduisant pas à la
détermination du libre arbitre par la pure loi morale ou par son
expression sensible, le respect pour la loi, mais comme la synthèse du
motif moral (la loi) et de sentiments pleinement sensibles,
irréductibles à la représentation de la loi. L'estime de
soi révèle cette tension puisque tantôt elle est le produit
et l'incarnation de la loi morale comme sentiment pratique, tantôt elle
s'apparente à un sentiment pathologique, responsable d'une certaine
crainte (l' « appréhension » de se rendre méprisable
à ses propres yeux) et d'un certain amour (l' « amour de l'honneur
(...)
237 Rawls (2000), p. 256
lequel consiste pour l'homme à s'estimer lui-même
»238). Tantôt elle se confond avec le sentiment moral ou
n'en est qu'un aspect, selon un souci kantien de réduire le principe
déterminant de la bonne volonté à la seule loi
morale et donc à un mobile unique. Tantôt elle est une
condition subjective de la moralité parmi une multiplicité de
sentiments : par exemple, l'amour du prochain. Nous avons esquissé une
explication de cette tension dans la doctrine kantienne par l'idée
hégélienne d'une tension dans la moralité elle-même.
Selon cette idée, la moralité serait l' « opposition
consciente » entre deux contraires : elle serait une médiation
entre l'insensibilité et la sensualité, la détermination
de la volonté par la pure raison et la détermination de la
volonté par les seules passions.
* **
Bibliographie
Ouvrages de E. KANT
(Les abréviations entre parenthèses sont celles
utilisées dans les notes de bas de page.)
Anthropologie du point de vue pragmatique (Anthr.) in
OEuvres philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. III
Correspondance (1991), Gallimard, Paris, 909 p.
Critique de la faculté de juger (CJ) in
OEuvres philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. II
Critique de la raison pratique (CrPr) in OEuvres
philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. II
Critique de la raison pure (CRP) in OEuvres
philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. I
Doctrine de la vertu (DV) in OEuvres
philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. III
Fondements de la métaphysique des moeurs (Fdts)
in OEuvres philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. II
Idée d'une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique (Idée) in OEuvres philosophiques (1985),
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, vol. II
La Fin de toutes choses (Fin choses) in OEuvres
philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. III
La Religion dans les limites de la simple raison
(Religion) in OEuvres philosophiques (1985), Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, vol. III
Leçons d'éthique (1997) (Leçons),
Le Livre de Poche, Paris, 414 p.
Propos de pédagogie (Propos) in OEuvres
philosophiques (1985), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, vol. III
Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau
et du sublime (Remarques) (1994), Libraire philosophique J. Vrin, Paris,
274 p.
Autres ouvrages
ARISTOTE (1967) - Ethique à Nicomaque, Libraire
philosophique J. Vrin, Paris, 578 p.
ARISTOTE (2007) - Rhétorique, Flammarion, Paris,
570 p.
HEGEL G. W. F. (1987) - Leçons sur la philosophie de
l'histoire, Introduction, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 349
p.
HEGEL G. W. F. (2006) - Phénoménologie de
l'esprit, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 701 p.
PASCAL B. (1990) - Pensées et opuscules,
Librairie Hachette, Paris, 804 p.
RAWLS J. (2005) - A Theory of Justice, Harvard
University Press, Cambridge (Mass.), 607 p.
SENEQUE (1998) - Entretiens. Lettres à Lucilius,
Editions Robert Laffont, Paris, 1103 p.
Ouvrages critiques
BARNI J. (1850) - Examen de la Critique du Jugement,
Librairie philosophique de Ladrange, Paris, 331 p.
BARNI J. (1851) - Examen des Fondements de la
métaphysique des moeurs et de la Critique de la raison pratique,
Libraire philosophique de Ladrange, 336 p.
Articles
DUMOUCHEL D. - « Kant et la `part subjective' de la
moralité » in Duchesneau F., Lafrance G. et P. Claude (dir.)
(2000), Kant actuel, - Bellarmin, Québec (Canada), pp.
109-126
HILL T. E. - « Dignité » in Canto-Sperber M.
(dir.) (2001), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale,
Presses Universitaires de France, Paris, pp. 413-417
MASSEY S. J. - « Kant on Self-Respect » in Popkin R.
H. et Watson R. A. (dir.), Journal of the History of Philosophy,
janvier 1983 n° 1, Journal of the History of Philosophy, Department of
Philosophy, Washington University, Saint-Louis (Missouri), pp. 57-73
100
Table des matières
Avertissement 2
Remerciements 3
Introduction 4
1. L'estime de soi est-elle un devoir ? 9
1.1. L'estime de soi esthétique n'est pas un
devoir 9
1.2. L'estime de soi pratique 13
1.2.1. L'estime de soi pratique est-elle un devoir ?
13
1.2.2. L'estime de soi condition sine qua non de la
moralité. 20
1.2.3. Prééminence du devoir d'estime de soi
26
2. Le rôle de l'estime de soi comme sentiment 31
2.1. L'estime de soi et le pathologique 31
2.1.1. Estime de soi et humilité 31
2.1.2. Estime de soi et présomption 34
2.1.3. Estime de soi et amour de soi 37
2.2. L'estime de soi morale 40
2.2.1. Estime de soi et mobile moral 40
2.2.2. Estime de soi et crainte 47
2.2.3. Estime de soi et contentement de soi 52
2.3. Le rôle de l'estime de soi
esthétique dans la vie morale selon les derniers écrits.
58
2.3.1. Respect de soi et respect pour la loi 60
2.3.2. Respect et représentation du devoir 62
2.3.3. Le sentiment moral 64
2.3.4. L'amour du prochain 68
2.3.5. La contradiction dans la moralité 70
2.4. Estime de soi et sentiment du sublime 72
2.4.1. Le sentiment du sublime est une estime de soi
72
2.4.2. L'estime de soi est un sentiment du sublime
79
3. L'éducation morale 84
3.1. La culture de l'estime de soi. 84
3.2. Estime d'autrui, estime de soi. 88
Conclusion 93
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