Conclusion
Le point de départ de cette
étude est une destination : la Grande Barrière de Corail du
Queensland, en Australie. Dans une industrie du tourisme à
l`offre pléthorique et fortement concurrentielle, où le public se
trouve régulièrement dans des situations de «
trade-off », c'est-à-dire de choix par défaut
où la décision finale dépend souvent du rapport
qualité-prix du produit acheté, cette région bien moins
connue que ses concurrents affichés, a cherché à capter
l`attention du public en créant une préférence
émotionnelle.
En employant un ton de voix original par rapport à
la catégorie du tourisme, le Tourism Queensland s'est extrait
d'une bataille concurrentielle acharnée, qui repose majoritairement sur
une stratégie volume peu valorisante, pour miser sur une
stratégie valeur s'appuyant sur un lien émotionnel
fort.96
Pour gagner la bataille des marchés, il faut gagner la
bataille des esprits. Autrefois, cela passait principalement par la diffusion
en mass-média de messages publicitaires, dont l`efficacité
dépendait principalement de la répétition sur une audience
de consommateurs potentiels.
Aujourd'hui, il faut aussi gagner la bataille des
coeurs. L`émergence de comportements participatifs et viraux
issus de l`Internet et l`omniprésence d`une culture du divertissement
permettent de créer des programmes d`advertainment qui
favorisent l`émotion en proposant aux individus de vivre des
expériences de marque d`un nouveau genre. En renversant l`approche d`une
communication traditionnelle descendante vers une de communication rayonnante
par le contenu, les marques sortent d`un discours centré sur le produit
comme un « instantané de consommation » et cherchent à
construire des « univers entiers, à raconter des histoires »
qui « s`intègrent dans des réseaux complexes qui leur
donnent sens ».97
Ces histoires constituent des mythologies puisque ce
qu'elles cachent, le latent, est bien plus important que ce que ce qu'elles
mettent en avant, le manifeste.
Le procédé n`est pas nouveau. Souvenons-nous de
la publicité « Myriam » mise en place par la
société Avenir en 1981. La campagne, constituée de trois
séquences successives, ne nous parlait pas de Myriam - le personnage
présenté sur l`affiche -, mais nous vantait la capacité
d`un afficheur à changer toutes les affiches d`une ville en une seule
nuit. Myriam joua le rôle de contenu. Le niveau second de signification
de cette communication et le fait que cette campagne fût le sujet de
prédilection des français pendant la période en fit un
superbe exemple de mythologie.
Si le procédé n`est pas nouveau, la forme peut
aujourd`hui être beaucoup plus variée (advergame, Web
TV) et interactive, grâce à l`apport des technologies
Internet. Cela permet d`ouvrir les marques au monde extérieur et
d`enrichir leurs univers.
96 Annexe 5 (p.74) : Interview de Annette Kegel, Market
Development Manager - Tourism Queensland Europe (Munich).
97 Bô Daniel et Guével Matthieu, op. cit.,
p77
Notre étude s'inscrit dans ce contexte. Son
objet a été d'exercer une praxis critique de l'opération
The Best Job In The World pour faire émerger la possible
manipulation qui se trouve sous son message communicationnel. Face
à des concurrents à très forte notoriété
tels que les îles Fiji, Bali ou Hawaii, les îles de la Grande
Barrière de Corail et le Queensland souffrent d`un fort
déficit d`image. Aussi n`avaient-elles pas d`autre choix que d`inventer
un plan de communication original pour attirer l`attention du public et de
créer un lien émotionnel fort entre la région et les
internautes. L`analyse des signes nous a permis de déconstruire
l`opération The Best Job In The World pour décrypter ce
qu`elle est intrinsèquement, à savoir une véritable
manipulation rhétorique émotionnelle qui poursuit un but premier,
générer de la « présence à l`esprit » par
la participation et l`émotion, puis un but second, provoquer l`acte
d`achat des consommateurs, en mettant en place des actions de promotion des
ventes traditionnelles avec des tours opérateurs.
Nous avons mis en lumière que
l'advertainment n'est pas un simple outil de communication
divertissant parmi d'autres au sein d'un dispositif marketing, mais qu'il est
un outil stratégique qui participe à la construction identitaire
et au positionnement de la marque.
L'advertainment participe à la
construction identitaire de la marque :
- L`incorporation de contenus originaux et la narration qui en
découle pour capter l`attention de l`auditoire brouille la perception
des marques. L`invitation des individus à agir sur les contenus
contribue à « pétrir » la marque et ainsi à
modifier son apparence. « Les histoires sont de véritables
systèmes organisés qui permettent de créer une
cohérence à des éléments divers, organiser la
prolifération des signes, des valeurs, des personnages, en un tout
organisé. Contrairement à la publicité centrée sur
une phrase choc, le brand content offre aux marques des moyens de raconter des
histoires riches. »98
L'adjonction de contenus créatifs riches et
l'action des individus rend la marque protéiforme.
- Des contenus créatifs intéressants et
directement porteurs de valeur pour les individus, poussent ces derniers
à les obtenir en se connectant à eux. L`Internet ouvre les portes
des espaces personnels et les blogs créent un lien entre l`Ici et
l`Ailleurs. Mais attention, il ne s`agit plus d`intrusion et de saturation par
l`envoi de messages publicitaires traditionnels issus d`une stratégie de
message, il s`agit d`une démarche participative volontaire et positive
des individus, fille d`une stratégie de contenu. «
Désormais, le consommateur est un explorateur ou voyageur ; la marque
donne à voir plusieurs facettes de sa personnalité, son univers.
La communication ne passe plus seulement par l`imaginaire mais par la connexion
de choses pratiques. Le discours construit non plus un territoire (projection
imaginaire d`un positionnement) mais un monde. Les marques déploient un
monde complet et cherchent à s`approprier des univers
thématiques. »99
L'interconnexion permet à la marque d'être
partout à la fois : elle devient ubiquitaire.
98 Bô Daniel et Guével Matthieu, op. cit.,
p75 « Les histoires »
99 ibidem., p79 interview du sémiologue
Raphaël Lelloouche « Le consommateur devient explorateur du paysage
de la marque »
L'advertainment participe du positionnement
stratégique de la marque :
L`idée créative qui repose sur « le
rêve de pouvoir recommencer sa vie » a permis d`unir le Rêve
et la Réalité dans une sorte de mirage, d`image projective. De
cette union impossible dans un espace de réelle
virtualité100 en mouvement perpétuel est née
une marque mythologique, fruit d`un système narratif complexe qui rend
la marque protéiforme et ubiquitaire, que le monde entier s`est
accaparé.
En construisant de toute pièce un objet du désir,
l`opération a créé un lieu irréel qui survalorise
l`existant et le place au-delà des positionnements concurrentiels
habituels.
Cette mythologie a permis à la région de
passer d'une stratégie « volume », très peu distinctive
et peu valorisante, à une stratégie « valeur » emplie
d'émotion qui fait jaillir une différence perçue sur le
marché, et permet de générer une préférence
pour le consommateur.
Cette étude a démontré que
l`advertainment est un exercice mythologique qui favorise
l`émergence de marques car il permet aux individus et aux marques de
tisser des relations intéressantes, sereines et plus égalitaires
en proposant de vivre des expériences de marques originales, par
l`adjonction de contenus spécifiques. Ces marques accroissent leur
légitimité et leur préférence naturelle
auprès des individus puisque ces derniers choisissent volontairement de
passer du temps avec les marques, au contraire de celles qui continuent
d`essayer de s`imposer uniquement par la publicité traditionnelle.
Evidemment, les individus peuvent ensuite changer la nature de
la relation, en passant volontairement d`une relation émotionnelle
à une relation transactionnelle. Comme la relation est moins contrainte,
plus équilibrée et surtout plus intéressante, le sentiment
de méfiance des individus s`estompe. Les marques et les consommateurs se
réconcilient.
L'advertainment est donc bien un exercice
mythologique visant à réconcilier les marques et les
consommateurs.
100 Nous utilisons le terme de réelle virtualité et
non pas réalité virtuelle, afin de faire ressentir une
idée générale composée d`activités
sensorimotrices et cognitives où l`immersion et l`interaction jouent un
rôle prépondérant, tout en s`abstrayant d`une terminologie
définit strictement scientifiquement.
Réalité virtuelle : la finalité de la
réalité virtuelle est de permettre à une personne (ou
à plusieurs) une activité sensori-motrice et cognitive dans un
monde artificiel, créé numériquement, qui peut être
imaginaire, symbolique ou une simulation de certains aspects du monde
réel, [Fuchs, 1996], [CRTRV, 2004]. L`immersion et l`interaction
forment la clef de voûte de la réalité virtuelle.
Au cours de nos recherches, nous avons fait une
découverte inattendue qui nous souhaitons partager et qui pourrait faire
l`objet de recherches ultérieures.
Nous avons constaté grace à l`étude du
carré sémiotique101 que le dispositif de
testimonialité d`un pair porté par le blog avait pour effet
d`unir « la promesse de marque » et « le bénéfice
consommateur » en un moment unique.
Les activités de Ben, qui sont autant de preuves du
bénéfice consommateur, mettent en avant le plaisir qu`il ressent
et la façon dont il est devenu un autre en recommençant sa
vie.
En vivant ses aventures par procuration au travers du blog, les
internautes constatent la qualité réelle du produit et le
bénéfice immédiat qu`il apporte à Ben, donc
à eux.
Ce faisant, le « second moment of truth »
définit par la société Procter & Gamble
s`évanouirait instantanément et ne serait plus le momentum
délicat de la rencontre entre le produit et le consommateur dans la
relation « client-marque », mais serait au contraire un moment
magnifié dans un espace de réelle virtualité.
101 Carré sémiotique, p 59 de ce mémoire
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