II. 4. Les conditions de
l'action du prince
Machiavel ne détermine pas en général
les conditions de l'action, mais plonge le prince dans de multiples analyses de
cas particuliers : les exemples. D'un usage massif dans l'humanisme
naissant, ils acquièrent avec Machiavel un statut original. Ceci nous
amène à quelques surprises. Première surprise : les
exemples ne viennent guère illustrer ou introduire un
raisonnement ; c'est dans leur exposition que Machiavel raisonne, juge,
estime, soupèse le pour et le contre, contredit, s'interroge et
discourt. Seconde surprise : l'histoire dont ils sont censés,
à première vue, rendre compte, est relatée en fonction des
fins argumentatives de Machiavel. On peut le constater en revenant à
l'histoire des empereurs romains de Marc-Aurèle à Gordien III, au
chapitre 19. Machiavel ne reprend pas l'opposition entre empereurs amollis par
l'Orient et empereurs barbares et tyranniques, mais insiste plutôt sur
les problèmes auxquels tous ont dû faire face : le rôle
essentiel des soldats pour leur pouvoir et la nécessité de se les
concilier. Afin d'étayer l'idée qu'un prince doit avant tout se
préoccuper de n'être pas haï du peuple, Machiavel analyse les
actions des différents empereurs afin d'évaluer les causes de
leur succès ou de leur échec. Troisième et dernière
surprise : loin de mettre systématiquement en lumière des
actions à imiter, les exemples de Machiavel révèlent
souvent, au contraire, les failles et les déroutes. Dans ce cas, ils
constituent des contre-exemples à des règles, des coutumes, des
conseils dont Machiavel veut récuser ou la pertinence ou l'universelle
efficacité. Ainsi, c'est contre le proverbe « qui fonde sur le
peuple fonde sur la boue » que Machiavel cite, dans le chapitre 9,
les exemples des Gracques à Rome et de Giorgio Soderini à
Florence.
Machiavel s'attache à souligner, au chapitre 3, le
contraste entre les décisions des Romains, qui les ont conduits au
succès dans leurs colonies et les mauvais choix de Louis, roi de France,
lors de son invasion du territoire italien. Les deux séries d'exemples
sont inscrites dans une comparaison rendue possible par l'identification d'un
même but - la conquête d'un pays nouveau - et de conditions
semblables, les désirs et passions des hommes, sujets ou alliés,
et les raisons de leur attachement à un prince nouveau.
Aux yeux de Machiavel, un prince s'inscrit par sa
virtù dans la lignée glorieuse des hommes
« très excellents » et, en même temps,
innove : il s'inspire de l'excellence de leurs gestes mais invente le
sien, dans un contexte qui lui est propre et peut apparaître
inédit. Dans cette perspective, la comparaison engagée au
chapitre 6 entre l'imitateur et l'archer visant sa cible plus haut que
l'endroit où elle est fixée, est importante. A travers elle,
Machiavel insiste sur deux causes de l'impossibilité de la
reproduction : on ne peut emprunter le même chemin que celui qu'on
imite et on ne peut l'égaler. En elles, la distance de l'imité
à l'imitateur est clairement indiquée et la voix est ouverte
à l'innovation.
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