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Apport d'une thérapie cognitive dans la prise en charge d'un patient présentant un trouble de personnalité état-limite (borderline)

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par Michel Naudet
Paris V Descartes - Diplôme Universitaire de Méthodologie en Psychothérapie - Sociothérapie 2003
  

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Université Paris V Descartes

Diplôme d'Université

Méthodologie en Psychothérapie et Sociothérapie

CHU Necker

2003

MÉMOIRE DE FIN D'ÉTUDES

Apport d'une thérapie cognitive dans la prise en charge d'un patient présentant un trouble de personnalité état-limite (borderline)

A partir d'un cas clinique observé sous l'angle sémiologique, établissement du diagnostic de trouble de personnalité état-limite et étude de l'apport possible d'une thérapie cognitive, notamment dans l'amélioration des relations interpersonnelles.

Sommaire

Introduction 2

Intérêt et but du mémoire 2

Organisation du mémoire 5

1 Historique du concept d'état-limite 6

2 Théorie structurale de Bergeret 8

3 La personnalité limite (borderline) d'après le DSM IV 10

4 Clinique des Etats-limites et symptomatologie différentielle 11

5 Fonctionnement psychique de l'état-limite 12

6 Prise en charge des patients Etats-limites 15

6.1 Thérapies analytiques 15

6.2 Thérapies cognitives et comportementale 16

7 Cas clinique 18

7.1 Anamnèse et extraits de propos 18

7.2 Relevé sémiologique 26

7.3 Etude des différentes hypothèses nosographiques : diagnostic différentiel 31

7.4 Etablissement du diagnostic 35

7.5 Pronostic 36

7.6 Solution thérapeutique proposée 37

7.7 Thérapie cognitivo-comportementale proposée 38

7.7.1 Caractéristiques de la thérapie 38

7.7.2 Analyse fonctionnelle 39

7.7.2.1 Objectifs thérapeutiques 39

7.7.2.2 Renforcement de l'alliance thérapeutique 40

7.7.2.3 Choix des interventions initiales 41

7.7.3 Travail sur les pensées automatiques et comportements dysfonctionnels 47

7.7.4 Travail sur les relations interpersonnelles 49

7.7.5 Accroissement du contrôle émotionnel 50

7.7.6 Abord des schémas 52

Conclusion 53

Bibliographie 55

Introduction

Intérêt et but du mémoire

En partant d'un cas clinique, j'ai essayé de reconstituer tout le chemin de la prise en charge : diagnostic différentiel, pronostic, étude des différentes solutions de prise en charge thérapeutique, choix de la plus réaliste et la mieux adaptée, élaboration d'un plan thérapeutique.

Ce travail a été effectué à partir d'un cas réel observé dans la vie courante, hors de tout cadre thérapeutique. Je connais cette personne et son entourage depuis de longues années et son cas m'a toujours fasciné.

J'ai fait la connaissance de Mme F. en 1981, dans le cadre professionnel. J'ai tout de suite été surpris par les nombreuses réactions émotionnelles qu'elle suscitait autour d'elle. Tantôt admirée, tantôt redoutée voire même détestée, elle ne laissait personne indifférent.

En la connaissant mieux et grâce aux nombreux commentaires de son entourage, je me suis vite rendu compte que son charisme tout à fait remarquable semblait dissimuler soigneusement un trouble important de la personnalité. Mais caractériser l'aspect dominant de ce trouble devint vite un défi et fit l'objet d'un questionnement incessant.

Mal armé sur le plan théorique, je croyais tour à tour reconnaître des traits narcissiques, schizoïdes, schizotypiques, dépendants, évitants, ...  Au vu de certains comportements ou symptômes, je pensais parfois avoir enfin caractérisé son état. Je l'ai crue tour à tour paranoïaque, histrionique, puis dépressive. Quelquefois aussi, je pensais à une névrose obsessionnelle.

Devant la labilité des symptômes qui variaient en fonction des circonstances, des gens avec qui elle était et de son humeur, je ne savais plus quoi penser.

Mais j'étais obligé de constater que le masque de la réussite et de l'adaptation sociale cachait une suite d'échecs aussi dramatiques que récurrents, tant que sur les plans affectif et familial que sur le plan professionnel.

Quand elle était jeune, elle ne semblait pas trop en souffrir, car elle rebondissait toujours avec brio : licenciée, elle retrouvait immédiatement un travail mieux rémunéré ; abandonnée, les prétendants se pressaient aussitôt à sa porte. Mais les années passant, son orgueil démesuré ne parvenait plus à dissimuler la dépression et l'anxiété qui s'installaient au centre de sa problématique, et les stratégies répétitives qu'elle utilisait dans le cadre de ses relations interpersonnelles finissaient par révéler aux observateurs une méconnaissance totale du fonctionnement des autres.

Malgré les conseils répétés de ses proches, inquiets pour son avenir, elle n'a jamais voulu accepter l'idée de consulter un psychothérapeute, ni même admettre la possibilité d'avoir des troubles.

Pourtant, il y a quelques mois, sachant que je faisais des études de psychologie, Mme F. m'a demandé des conseils pour essayer d'enrayer un état dépressif qui la faisait de plus en plus souffrir et lui enlevait toute joie de vivre. Sur la pointe des pieds pour ne pas rompre ce fragile contact, je lui ai proposé mon écoute, l'invitant à mettre des mots sur ses pensées pessimistes, afin de lui conseiller une orientation thérapeutique adaptée. Elle a accepté le principe, mais a refusé tout cadre établi (fréquence, lieu fixe, etc.).

J'ai très vite compris que Mme F. n'était absolument pas prête à entreprendre une thérapie analytique. Bien qu'ayant décidé de se confier à moi, ses défenses s'exprimaient avec force et contredisaient ces intentions. Connaissant assez bien certains épisodes de sa vie par le biais de témoignages, je constatai qu'elle mentait sans arrêt sur les faits, par omission ou par déformation, que le simple fait de raconter, même en affabulant, ses échecs lui était insupportable, qu'elle prêtait aux gens des intentions et des attitudes totalement erronées et irréalistes, leur faisant supporter tout le poids de ses ennuis et que, surtout, elle nourrissait une méfiance absolue envers les psychothérapeutes, et notamment les psychanalystes.

Elle était en proie à une réelle souffrance et me semblait en danger. Au fil de ses échecs répétés, elle recommençait sans cesse à zéro, tant sur le plan affectif que professionnel. Elle était à chaque fois confrontée aux mêmes situations et ne semblait tenir aucun compte de ses expériences passées pour modifier son comportement et éviter un nouvel échec.

Mais, les années passant et les échecs s'accumulant, ses principales stratégies pour « rebondir » après un licenciement ou une rupture, c'est-à-dire son entregent professionnel et son pouvoir de séduction, devenaient de plus en plus inopérantes. Sa situation morale et matérielle se dégradait rapidement, provoquant une idéation suicidaire de plus en plus fréquente et élaborée.

A ce stade elle avait besoin d'aide, mais en évitant au maximum de déclencher des prises de conscience trop massives qui auraient remis en cause les fondements même de sa personnalité. Au fil de son anamnèse, reconstituée a partir des ses dire, de souvenirs personnels et de témoignages, je me suis aperçu :

1) que l'angoisse était présente dans chacune de ses relations interpersonnelles, voire même dans ses relations avec les choses (en proie à une maladresse étonnante dès qu'elle se sentait observée, voire même simplement observable) ;

2) que cette angoisse et l'agressivité associée étaient grandement amplifiées par une hyper sensitivité, notamment une hyperacousie, établissant un seuil d'activation de la vigilance très bas.

3) que la dépression était centrale, mais plus réactionnelle et situationnelle que fondamentale ;

4) qu'elle n'avait jamais eu de projets de vie personnels et qu'elle se limitait aux projets des autres (de manière critique et revendicatrice) ;

5) que ses ambitions fondamentales et dynamiques concernaient principalement son confort biologique et social, et qu'elle comptait sur les autres pour le lui apporter ;

6) que les situations qui provoquaient ses stratégies cognitives et comportementales catastrophiques étaient récurrentes, peu nombreuses et relativement faciles à identifier. Elles avaient toutes comme point commun :

a. de mettre en danger son narcissisme secondaire

b. une réaction comportementale stéréotypée

c. une totale ignorance du narcissisme de l'autre

d. des interprétations erronées concernant les attitudes et comportements de l'autre

7) que beaucoup de situations récurrentes étaient sous-tendus par les mêmes processus.

8) qu'il existait de multiples traits névrotiques annexes ne participant pas directement aux stratégies comportementales et cognitives interrelationnelles inappropriées.

9) que son rapport à la réalité était suffisamment établi pour lui permettre de prendre conscience de son comportement en face de certaines situations et de réfléchir aux pensées et processus cognitifs liés à ces dernières.

10) qu'une absence pratiquement totale d'esprit critique envers ses comportements inadaptés et sa persistance à placer sa culpabilité dans des objets externes (la faute des autres) la ferait refuser dans un premier temps toute psychothérapie trop introspective.

Ce tableau m'a intuitivement évoqué un trouble de personnalité état-limite.

J'ai alors pensé qu'une approche cognitivo-comportementale de ses problèmes, basée sur une alliance thérapeutique avec la partie non anaclitique de son Moi bien ancrée dans la réalité, lui permettrait d'analyser ces situations récurrentes en face desquelles elle reproduisait inlassablement les mêmes stratégies d'échec, sans risque d'effrondrement narcissique et avec l'espoir de modifier les comportement inappropriés ainsi que les pensées erronées sous-jacentes.

Organisation du mémoire

Le présent mémoire est divisé en deux parties:

- Après avoir retracé l'historique des troubles de personnalité état-limite et exposé la théorie structurale de Bergeret à ce sujet, la première partie retrace la méthodologie utilisée pour établir le diagnostic et déterminer la meilleure approche thérapeutique.

- La seconde partie présente, selon une approche cognitive, un plan thérapeutique visant à stopper le processus de désinsertion sociale et de désinvestissement affectif de la patiente, en améliorant la qualité de ses relations interrelationnelles et en l'amenant à adopter des stratégies comportementales plus efficaces.

1 Historique du concept d'état-limite

Le terme borderline (état-limite) est apparu pour la première fois dans la littérature médicale en 1884 avec Hugues aux Etats-Unis pour désigner des cas de symptômes physiques survenant au cours d'affections psychiatriques. L'état mental de ces sujets oscillait toute leur vie entre démence et normalité.

Le concept d'état-limite a été repéré historiquement comme limite à la nosologie psychiatrique d'une part, et comme limite au fonctionnement analytique dans la cure type d'autre part.

La fin du XIXème siècle est partagée entre 2 grands courants de pensée :

· La psychiatrie européenne, essentiellement franco-germanique sous l'influence de Magnan (1891) en France et de Kraepelin (1913) en Allemagne, s'est attachée à créer une nosographie des maladies mentales et à délimiter de grandes entités théoriques.

· La psychiatrie anglo-saxonne a un peu délaissé les problèmes sous-jacents à la classification nosographique pour se concentrer sur une vision beaucoup plus clinique et pragmatique des troubles mentaux. La psychanalyse et la phénoménologie s'efforceront d'étudier les processus sous-jacents aux symptômes et syndromes.

Les deux courants se heurteront sans cesse dans leurs travaux aux problèmes de limites.

· Du côté des classificateurs, la volonté de « mettre les malades dans des boîtes » se heurtera toujours à la complexité de la réalité clinique, et la nécessité de créer des « classes limites » et des « limites de classe » apparaîtra très tôt. Ces classes serviront à caractériser des formes « atténuées », « pseudo », « mineures », etc. des troubles mentaux :

Kraepelin décrit des formes atténuées de démence précoce. Entre 1885 et 1890, Kahlbaum distingue les héboïdophrénies des démences précoces par leur propension à la délinquance et la prévalence des troubles du comportement de type caractériel, sans évolution déficitaire.

En 1921, Kretschmer partage les individus normaux en deux catégories : les cyclothymes et les schizothymes, et rapproche ces derniers de la schizoïdie, qu'il caractérise par une inhibition associée à une impulsivité conduisant à une inadaptation sociale sans survenue de processus dissociatif. Ce concept est développé en 1924 en France par Minkowski.

A la même époque, Claude décrit les schizoses et la schizomanie, qu'il situe entre les névroses et les psychoses. Il proposera en 1939 le concept de schizonévrose, développé également par Ey en 1955, caractérisé par la coexistence de comportements névrotiques polymorphes (hystérique, obsessionnel, psychopathique) et de décompensations psychotiques aiguës (délirantes ou discordantes).

· Du côté des psychanalystes, Jung parle dès 1907 de psychotique introverti, Biswanger (1929) de schizophrénie polymorphe pseudo-névrotique et Deutsch (1934) évoque les personnalités « as if » qui imitent une identité névrotique.

D'autre part, au cours de la première moitié du 20ème siècle, l'opposition radicale entre psychose et névrose s'est atténuée grâce à l'affinement des définitions et à la découverte de cas clinique n'entrant dans aucune de ces deux catégories.

En 1938, Stern étudie le « groupe borderline des névroses », Hoch et Palatin (1949) présentent les « micropsychoses » comme des formes pseudo-névrotiques de la schizophrénie.

Dans la seconde moitié du 20ème siècle, ce sont surtout les difficultés à poser des indications de cure psychanalytique ou les difficultés rencontrées en cours de cure qui amènent les psychanalystes à distinguer une troisième catégorie de patients, composée de névrosés atypiques.

2 Théorie structurale de Bergeret

D'après Bergeret1(*), la névrose et la psychose sont des structures (fixité, stabilité, cohésion interne) alors que l'état-limite est une organisation (ensemble de sous-systèmes oscillants et pendulaires, bordés et parfois partiellement recouverts par les 2 structures). Cette organisation évolue de la manière suivante :

- Normalité jusqu'à l'âge de 2 ans

- Traumatisme désorganisateur précoce : sexuel ou à valeur de séduction, perçu comme une blessure narcissique. Ce traumatisme est un postulat qui n'apparaît pas dans l'anamnèse du sujet et qu'il ne faut pas rechercher dans l'analyse car la réalité de son existence n'est pas importante.

- Pseudo-latence précoce : Mouvement de refoulement des questionnements sexuels qui va durer très longtemps, sans conflit oedipien.

- Tronc commun aménagé : Cette période de latence peut durer toute la vie si aucun traumatisme ne survient.

- Pseudo-latence tardive + traumatisme désorganisateur tardif. En cas de second traumatisme vécu comme blessure narcissique, les mécanismes de défense deviennent trop faibles et il y a aménagement en psychose, névrose ou caractère pervers (idem psychose mais états de défense très solides). Risque de décompensation et de suicide.

Comparaison des trois organisations structurales selon Bergeret

Critère

Psychose

Névrose

état-limite

Fonctionnement psychique

Points de fixation-régression archaïques

Organisation du Moi autour du primat du génital et du complexe d'OEdipe

Points de fixation au-delà de l'archaïsme oral et anal, mais sans atteindre l'OEdipe

Nature du conflit

Entre le Ça (via le Moi) et la réalité

Entre le Moi (via le Surmoi) et les pulsions émanant du Ça

Entre l'Idéal du moi et le Ça (via le Moi) et la réalité

Nature de l'angoisse

Morcellement

Castration

Perte d'objet

Mécanismes de défense

Déni sur l'existence de la réalité et forclusion sur sa signification, clivage du Moi

Refoulement des représentations pulsionnelles garantissant l'intégrité du Moi.

Clivage des objets et forclusion des significations de la réalité, déformation du Moi par recours au refoulement

Economie

Dominance de la libido narcissique primaire

Implication de la libido objectale

Pathologie du narcissisme secondaire

Relation d'objet

Fusionnelle

Génitale

Anaclitique

Processus

Prédominance des processus primaires sous l'emprise du principe de plaisir

Prédominance des processus secondaires avec élaborations et compromis respectant le principe de réalité

Entrelacement des processus primaires et secondaires et des principes de plaisir et de réalité en proportions variables

3 La personnalité limite (borderline) d'après le DSM IV

L'intégration du concept d'état-limite au DSM a été largement facilitée par l'éclatement de la nosographie psychiatrique en troubles plutôt qu'en grandes entités nosologiques. D'après le DSM IV2(*), la personnalité Borderline se définit ainsi3(*) :

Mode général d'instabilité des relations interpersonnelles, de l'image de soi et des affects avec une impulsivité marquée, qui apparaît au début de l'âge adulte et est présent dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des neuf manifestations suivantes:

(1) Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés

(2) Mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l'alternance entre les positions extrêmes d'idéalisation excessive et de dévalorisation

(3) Perturbation de l'identité: instabilité marquée et persistante de l'image ou de la notion de soi

(4) Impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet (par ex.., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises de boulimie).

(5) Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou d'automutilations

(6) Instabilité affective due à une réactivité marquée de l'humeur (p. ex., dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures et rarement plus de quelques jours).

(7) Sentiments chroniques de vide

(8) Colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère (p. ex., fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou bagarres répétées)

(9) Survenue transitoire dans des situations de stress d'une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères

4 Clinique des Etats-limites et symptomatologie différentielle

Les patients présentant un trouble de personnalité état-limite peut présenter pratiquement tout symptôme présent dans la sémiologie psychiatrique. A la suite de Kernberg, elle sera examinée ici selon 5 points :

Angoisse

- Constante, labile, polymorphe

- Incapacité à mentaliser un trop plein énergétique que la pulsion amène au seuil Préconscient-Conscient (PC) et s'accompagne souvent d'un besoin de décharge.

- Angoisse d'abandon et d'éloignement (plus que de perte) d'objet

- Elle s'accompagne d'autres formations symptomatiques qui ne semblent pas la limiter, les mécanismes de défense et les formations de compromis étant toujours débordées.

Dépression

C'est l'élément central du fonctionnement état-limite.

- Labilité de l'intensité en fonction de mécanismes maniaques

- Rareté ou absence d'inhibition (pas de ralentissement moteur)

- Absence de culpabilité

- Sentiments de déception (remplaçant la culpabilité du névrosé ou la honte du mélancolique)

- Impression de vide, d'ennui, de lassitude

- Pas de perte d'objet au déclenchement ni élaboration de mouvement dépressif

Manifestations pseudo-névrotiques

Hystériques

Phénomènes de conversion atypiques, multiples et sévères, mais facilement résolutifs présentant un aspect manipulatoire plus agressif qu'érotique. Incite les réactions de rejet.

Obsessionnelles

Les idées obsédantes sont rationalisées de façon intense, mais sans lutte ni critiques les concernant. Fluidité, labilité, variations qualitatives et quantitatives.

Phobiques

Phobies multiples, sans fixation, erratiques, intenses et fugitives. Elles touchent le corps supposé malade (nosophobie, cancérophobie, sidaphobie) et l'image du patient (éreutophobie, peur du regard ou de l'écoute de l'autre).

Manifestations pseudo-psychotiques

- Etats possibles pseudo-confusionnels, avec dissolution des repères temporels et spatiaux.

- Ebauches délirantes flottantes et mal systématisées, ou systématisations atypiques et labiles.

Manifestations pseudo-psychopatiques

Dominées par la dépendance anaclitique et l'incapacité à tolérer la frustration provoquant le recours à des satisfactions orales primitives régressives, excessives et transgressives (alcool, médicaments psychotropes, drogues) ; avec pour conséquence des comportements impulsifs et antisociaux (notamment sexuels), réversibles et répétitifs. Tendance à la mise en acte et au passage à l'acte qui facilitent la décharge et sidèrent la pensée. Se sentant manipulé, le personnel soignant peut adopter une contre-attitude de rejet envers le patient.

5 Fonctionnement psychique de l'état-limite

Du point de vue génétique, Bergeret a distingué 7 stades, déjà cités brièvement lors de la description structurale :

1. Indifférenciation somato-psychique
Commun aux 3 lignées

2. Evolution pré-oedipienne
Pas de fixations prépsychotiques dans le premier âge, ni de régressions ultérieures à ce stade, mais pas d'évolution normale vers l'oedipe à cause d'un traumatisme psychique (ou d'un cumul de microtraumatismes).

3. Traumatisme psychique désorganisateur précoce
Ce traumatisme naît de la rencontre entre un Moi immature et une émotion supérieure à ce que le Moi peut métaboliser (tentative de séduction sexuelle par exemple, réalité oedipienne). L'enfant ne peut pas traiter cet émoi ni dans la relation (sidération), ni dans l'objet, ni dans le génital. Le Moi range cet événement dans les frustration et menaces narcissiques et utilise des défenses primitives : déni des représentations sexuelles, clivage de l'objet (et non du Moi comme dans la lignée psychotique), identification projective ou maniement omnipotent de l'objet.

Ce traumatisme (ou cumul de micro-traumatismes) bloque le développement libidinal, normal jusqu'alors.

4. Période de pseudo-latence
Plus précoce et plus durable que la latence normale. C'est le tronc commun aménagé de l'état-limite, marqué d'une profonde immaturité. Il ne s'agit pas d'une structure (qui demande fixité, spécificité, cohérence) mais d'une organisation faite d'une série de d'aménagements instables, coûteux au plan énergétique, ayant pour fonction de préserver le Moi des structures psychotiques dépassées ou des structures névrotiques non atteintes.

Le tronc commun peut se prolonger toute la vie grâce à des stratégies d'évitement, de renoncement, de travestissements (normopathie, ruses psychopathiques, pseudo-génitalité et pseudo-triangulation).

5. Traumatisme désorganisateur tardif
La plupart du temps, c'est un traumatisme désorganisateur tardif qui précipite la décompensation, à nouveau par incapacité à traiter une excitation trop intense. Il s'agit le plus souvent d'une blessure perçue comme narcissique (post-partum, mariage, deuil, accident physique ou affectif, abandon, bouleversements )

Ce traumatisme provoque la grande crise d'angoisse aiguë, paroxystique et transitoire, à la fois prénévrotique, prépsychotique et pré-psychosomatique.

Puis intense régression du Moi.

Ce traumatisme tardif viendra en rappel du traumatisme précoce.

Au plan clinique, impression d'assister à une crise d'adolescence.

6. Pré-aménagements post-traumatiques
Aucun des ménagements du tronc commun n'est plus possible, un nouveau système défensif doit être mis en place. 3 voies possibles :

a. Voie névrotique sous sa forme décompensée si le Surmoi est assez solide pour s'allier à la partie saine du Moi pour lutter contre le Ça.

b. Voie psychotique (jamais de schizophrénie) si Surmoi insuffisant. Mélancolie autour du noyau dépressif ou paranoïa autour du noyau interprétatif., à l'aide de la force culpabilisante de l'Idéal du Moi

c. Voie psychosomatique si le sujet désexualise et désinvestit les affects et représentations.

7. Aménagements caractériels et pervers
Hors de ces accidents aigus, deux aménagements possibles se détachent du tronc commun :

a. Aménagements caractériels

i. Névrose de caractère (et non caractère névrotique)
Comportements névrotique mais sans la structure névrotique recherchant la stabilité (sujets hyperactifs, dépressifs, imagination pauvre souffrant d'incomplétude narcissique et compensant par des formations réactionnelles d'anaclitisme et d'imitation)

ii. Psychose de caractère
Difficulté d'évaluation de la réalité. (et non pas de contact avec la réalité comme les psychotiques). Utilisation du clivage et de la projection pour chasser le mauvais dangereux pour le narcissisme. Hommes d'action, « génies » ou « psychopathes », adorés et haïs. Dissimulent le besoin d'être aimés par celui d'être craints.

iii. Perversion de caractère
Les agressifs gentils, immense besoin de restauration phallique. Ils ne cherchent pas à se faire aimer directement, mais se faire respecter indirectement. Ni souffrance, ni culpabilité, mais déni du droit des autres à posséder un narcissisme.

b. Aménagement pervers
Angoisse dépressive par déni de la représentation du sexe de la femme (en tant qu'elle ne possède pas de pénis). Surinvestissement de la femme sur le mode narcissique.

6 Prise en charge des patients Etats-limites

6.1 Thérapies analytiques

Contrairement à l'approche psychiatrique des patients état-limite qui s'est développée à partir des traitements spécifiques aux structures psychotiques, l'approche analytique s'est plutôt développée à partir du traitement des névroses.

Il est essentiel, avant d'entreprendre une analyse, que le trouble de personnalité état-limite soit clairement diagnostiqué, car la distinction entre organisation limite et états psychotiques n'est pas toujours aisée. Kernberg propose une technique d'investigation dynamique permettant, selon lui, de distinguer patient psychotique et patient limite. Pour cet auteur, les opérations défensives primitives qu'utilisent ces deux types de patients sont certes souvent identiques, mais leurs fonctions sont très différentes.

Dans le cas des psychoses, le mécanisme de clivage protège le patient d'une perte totale des frontières du moi et de la fusion.

Dans le cas des états limites, le clivage protège le patient de son ambivalence entre l'amour et la haine, c'est-à-dire de l'expérience du conflit mental et de la souffrance dépressive; mais en même temps le sujet souffre de ce clivage qui rend tous ses affects superficiels, chaotiques ou lointains, ne lui permettant pas d'établir une relation humaine chaleureuse et de bonne qualité à laquelle il aspire.

Cette différence importante entre les fonctions défensives du même mécanisme selon qu'il s'agisse d'un psychotique ou d'un état-limite justifie la prudence à adopter lors d'interprétations dans l'ici et le maintenant : Montrer ses défenses et la manière dont il les utilise à un patient psychotique ne peut, selon Kernberg, qu'accroître la confusion entre lui et l'extérieur, lui révéler l'absence de délimitation individuelle et aggraver par conséquent les conduites pathologiques au cours de l'entretien lui-même. Au contraire, le patient limite dont on analyse les modalités défensives au cours de l'investigation repère mieux l'épreuve de réalité, perçoit plus aisément la totalité de son moi et non simplement une partie clivée, au bénéfice de la relation thérapeutique et de la diminution de la pensée dichotomique (mais attention aux interprétations trop profondes ou prématurées).

Les difficultés de ce type de thérapie sont unanimement reconnues. Parmi celles-ci il faut citer :

- L'utilisation massive par le patient de mécanismes très archaïques qu'il convient d'interpréter avant que celui-ci ne s'engage dans une relation de niveau plus oedipien ;

- la menace permanente d'un passage à l'acte pendant la thérapie ;

- la nécessité de séances suffisamment fréquentes pour provoquer rapidement le processus transférentiel, faute duquel thérapeute et patient risquent d'être pris dans un lien de dépendance interminable.

Quant au choix de la thérapie, psychanalyse au sens strict ou psychothérapie analytique (cadre aménagé, face à face) les opinions divergent et la décision revient au thérapeute.

Le principal risque des thérapies analytiques est le développement d'une psychose de transfert venant se substituer à la névrose de transfert.

6.2 Thérapies cognitives et comportementale

Dans le cas des troubles de personnalité état-limite et de la multiplicité des symptômes, ces thérapies ont l'avantage de pouvoir hiérarchiser les niveaux d'intervention et éviter l'exposition du patient à des prises de consciences prématurées remettant en cause la structure même de son organisation psychique.

Certains auteurs ont préconisé des méthodes spécifiques pour ces patients. Voici quelques exemples :

- Le modèle de Young adapte la thérapie cognitive aux patients état-limite, en partant du principe que ces derniers souffrent de multiples troubles de la personnalité alors que la thérapie standard est plutôt centrée sur le traitement d'un trouble unique.

Selon lui, la caractéristique d'un patient état-limite est de posséder plusieurs « modes de schémas » dysfonctionnels ("protecteur détaché", "enfant abandonné", "parents punitifs", "enfant révolté") et de passer de l'un à l'autre au gré de sa dysthymie.

Young voit le thérapeute comme un modèle de nouveaux parents qui va amener le patient à adopter un mode de fonctionnement équilibré, après avoir protégé et consolé « l'enfant abandonné », l'avoir débarrassé des « parents punitifs » et avoir appris à "l'enfant révolté" à canaliser ses émotions et ses impulsions.

- M.M. Linehan a proposé une Thérapie Socio-Comportementale Dialectique (DBT : Dialectical Behaviour Therapy), spécialement adaptée aux patients borderline, basée sur la dimension interrelationnelle du trouble, et très documentée4(*).

Elle comporte 3 étapes:
1) Diminuer les comportements impulsifs et ceux qui interfèrent avec la thérapie et Accroître la compétence dans plusieurs domaines (attention et éveil, relations interpersonnelles, tolérance à la détresse et auto-gestion).
2) Diminuer le stress post-traumatique ( trauma désorganisateur précoce).
3) Accroître le respect de soi-même et définir des buts personnels.

- Théodore Millon (1981) met l'accent sur le sens de l'identité de soi.

- A. Beck (1990) préconise une grande souplesse technique dans l'intervention thérapeutique, qui doit se dérouler selon la séquence suivante:
1) Renforcement de l'alliance thérapeutique
2) Réduction de la pensée dichotomique
3) Amélioration du contrôle émotionnel
4) Renforcement du sens de l'identité de soi
5) Abord cognitif des schémas.

7 Cas clinique

Comme je l'ai indiqué dans l'introduction, le portrait que je présente a été synthétisé en fonction d'observations effectuées sur plusieurs années. Il s'efforce de restituer les faits principaux et les traits de personnalité de madame F, tels que rapportés par les témoignages. Il comporte également des réflexions que madame F. a formulées au cours de nos entretiens (conversations).

7.1 Anamnèse et extraits de propos

Mme F. a 50 ans. Elle voudrait consulter un psychiatre psychothérapeute pour un épisode dépressif qui, contrairement à l'habitude ne semble pas vouloir se résoudre spontanément et s'installe dans la durée, induisant une idéation suicidaire élaborée. Cet état est apparu après sa séparation d'avec son dernier compagnon et le déménagement qui s'est ensuivi. Elle est demandeuse d'un traitement anxiolytique pour combattre une insomnie de plus en plus sévère et des crises d'anxiété concernant son avenir.

Issue d'une famille bourgeoise, Mme F. a été élevée dans une banlieue huppée de la région parisienne. Très bonne élève et enfant obéissante, elle grandit sans problème entre une mère soumise à son mari et un père juste mais très exigeant, qui a construit sa vie et sa réussite sociale comme une bataille contre le hasard, la paresse et les communistes. Elle est assez solitaire, mais les quelques amis qu'elle rencontre au cours de sa scolarité comptent beaucoup pour elle. Il semble qu'elle n'ait jamais eu de petit copain au cours de l'adolescence, et ses parents n'ont même jamais remarqué un quelconque changement de comportement chez leur fille au cours de cette période. Mme F. ne parle jamais de son enfance ni de son adolescence à quiconque et ne possède aucune photo de cette époque.

C'est pour suivre sa meilleure copine qu'elle intègre une grande école de gestion où elle va rencontrer son futur mari. Elle a alors 22 ans. C. est un homme ambitieux, très extraverti et intelligent qui a une grande influence sur elle. C'est son premier flirt et son premier amant. Malgré l'opposition de son père qui voit en ce garçon un être violent et perturbé, Mme F. l'épouse.

Cette union va durer 7 ans ; très vite les disputes éclatent, la jeune femme se plaint régulièrement à ses parents. Suite à des violences physiques, Mme F. appelle son père qui lui fait quitter le domicile conjugal, lui loue un appartement et l'aide à trouver un emploi. Le divorce est rapidement prononcé et elle n'aura plus jamais aucun contact avec son ancien mari.

D'après son père, son caractère a complètement changé. « Il l'a rendue folle » dira-t-il plus tard à son second gendre. « Elle était gentille et gaie, la voici tendue, anxieuse, méfiante, agressive en permanence ».

Très vite Mme F. a quelques liaisons socialement flatteuses mais éphémères, puis rencontre son second mari, un collègue de travail. A priori, ils n'ont aucun point commun, si ce n'est le plaisir de la bonne table. Il est le contraire du premier, également très perturbé affectivement par une mère abusive, mais d'une très d'une grande gentillesse. Dès leur première soirée en amoureux, elle ne le laissera plus rentrer chez lui, organisera l'installation commune dans un appartement plus grand et le poussera sans ménagement au mariage en quelques mois.

Cette union durera sept ans et verra la naissance d'une petite fille à laquelle Mme F. s'intéressera finalement bien peu 5(*) et qui nouera une relation très forte avec son père. Le couple est irréel, incapable de se structurer financièrement et de faire vraiment connaissance. Mme F. dépense beaucoup et a des goûts de luxe sans rapport avec leurs salaires. Très vite, elle a ses propres amis qu'elle voit seule, tout en empêchant cependant son mari de sortir de son côté ; s'il tente d'aller au cinéma ou de voir ses anciens copains, elle lui interdit, et si ses arguments sont insuffisants, elle tombe malade avant son départ (en général violents vomissements ou malaises), le contraignant à renoncer à son projet. Elle bâtit des mensonges abracadabrants et dénués de toute vraisemblance pour masquer de mystérieuses absences qui se prolongent parfois plusieurs jours.

Pratiquement toujours de mauvaise humeur et extrêmement pessimiste envers l'avenir sauf lorsqu'elle a un peu bu au moment des repas, elle rumine sans arrêt les mêmes reproches à l'encontre de son mari : ne pas savoir s'occuper d'elle, être un minable, avoir un caractère faible et lui gâcher la vie. Elle peut changer d'humeur en quelques secondes, passer de la séduction presque enfantine à la colère noire, au gré d'une réflexion qu'elle juge blessante ou de chaussures qui lui font mal en marchant. Elle peut également avoir de grandes colères, même contre les objets : très maladroite, n'arrivant pas un jour à initialiser un rouleau de papier aluminium, elle a griffé le métal si profondément que le produit entier fut inutilisable.

Sa grande priorité est le ménage, ou plutôt la propreté et surtout la peur des microbes. Si elle est contrainte de recevoir chez elle quelqu'un qui garde ses chaussures, elle passe immédiatement l'aspirateur dans toute la maison dès son départ. Après une dispute ou une contrariété, Mme F. se saisit d'une éponge et lave abondamment la table de cuisine et les portes de placards pendant de longues minutes. La vue des meubles trempés et brillants semble lui apporter un certain apaisement. Elle trouve ce comportement parfaitement normal et l'avoue même en souriant.

Sept années après leur rencontre, son mari finit par quitter le domicile conjugal avec sa fille, las des disputes et vexations continuelles, des plaintes excessives de sa femme et de sa mauvaise foi.

Mme F. ne s'oppose pas à leur départ ; bien au contraire, elle facilite même le déménagement, car depuis quelques semaines elle a fait la connaissance d'un nouvel amant qui semble lui apporter tout ce qu'elle cherche. Mais cette liaison ne durera pas, le nouvel élu s'avérant également très décevant, sans culture et sans humour, et surtout incapable de quitter sa femme sur le champ pour venir vivre avec elle.

Elle multiplie alors les liaisons sans lendemain, réclamant à ses compagnons des comportements qu'ils ne sont pas prêts à adopter. Par exemple, si elle passe un week-end chez un amant, elle exige que ce dernier soit complètement à son écoute. Pas question, sous peine de conflit violent, qu'il aille faire ses courses au super marché, qu'il lave sa voiture ou qu'il accepte une invitation à prendre l'apéritif chez le voisin.

C'est dans ce contexte qu'elle va rencontrer son troisième compagnon et vivre avec lui pour une nouvelle période de sept ans.

Elle a alors 44 ans. Une fois encore, D. est le contraire du mari précédent. De 10 ans son aîné, extraverti et tonitruant, il la séduit par sa situation brillante, son comportement social décontracté et incisif, sa prise en charge autoritaire. Le rêve de D., lui-même divorcé deux fois dans la fureur et le bruit, est d'avoir une épouse brillante mais soumise, qui accepte ses 2 enfants en bas âge à bras ouverts lorsqu'il en a la garde, organise de grands déjeuners de famille et reçoive ses nombreux amis à l'improviste et sans mot dire.

Avant même qu'ils ne vivent ensemble, la relation est tumultueuse. Sans lui dire ouvertement, elle voudrait qu'il cesse de voir ses enfants dont il a la garde un week-end sur deux et pendant les vacances. Au début, elle essaye de faire des efforts, reçoit les enfants en faisant semblant de sourire, mais très vite la situation devient intenable ; à l'approche des week-ends « avec les enfants », l'ambiance est très tendue et les disputes violentes se multiplient. Ayant conservé son propre appartement, elle s'en va donc juste avant leur arrivée, « leur abandonnant la place ». En état de fureur, elle saisira depuis chez elle les moindres prétextes pour essayer de leur gâcher la vie à distance par des coups de fil intempestifs, des menaces insidieuses, des réflexions à visée anxiogène, etc.

Malgré ce climat, ils s'installent ensemble au bout de quelques mois dans un confortable appartement. La plainte de Mme F. à l'égard de son compagnon est immédiate, constante et violente. Elle voudrait qu'il parte, qu'il lui fiche la paix ! Mais quand il s'absente 2 jours en Allemagne pour son travail, elle dit qu'il aurait quand même pu l'emmener, que ça cache sûrement quelque chose, une autre femme sans doute ; et elle passe ces deux jours à se morfondre dans la solitude et la rage anticipatrice des reproches qu'elle lui fera à son retour.

Elle affirme que lorsque les enfants viennent à la maison, ils se moquent d'elle sans arrêt, font exprès de salir et la détestent. Le plus jeune, qui a 8 ans, est déjà accusé d'utiliser des stratégies d'adulte pour la pousser à bout. Très vite, elle refusera définitivement de les voir et s'enfuira chez son ancien mari compréhensif tous les week-ends où son compagnon recevra ses enfants.

Bien sûr, il n'est pas question de partir en vacances avec eux dans la maison que D. loue chaque année au bord de la mer (« ce ne serait pas des vacances, je serais juste bonne à faire le ménage et la cuisine sans recevoir aucun remerciement »), mais elle se plaint vivement d'être abandonnée.

Lorsque son compagnon annonce à l'avance à Mme F. qu'il va passer une soirée chez des vieux amis (qu'elle ne veut plus voir ni recevoir), elle tombe malade quelques heures avant son départ (violente migraine, vomissements, malaises), l'obligeant alors à annuler l'invitation malgré la grande colère qu'il éprouve en se sentant manipulé. D. a vite compris et ne la tient plus au courant de ses intentions qu'au dernier moment. « Il me met toujours devant le fait accompli, je n'en peux plus, vivement qu'il débarrasse le plancher ! ».

Tout en exigeant de D. un comportement de plus en plus protecteur et attentif, sa conduite envers lui devient celle d'une ennemie : suite à un redressement fiscal, il a des soucis d'argent, elle lui refuse toute aide et l'oblige à vendre ses meubles. Elle lui annonce qu'elle va le quitter, qu'elle sera plus heureuse toute seule, lui donne même la date de son départ. Il la croit sur parole et s'organise de son côté, trouve une location. Mme F. est abasourdie, il va l'abandonner après l'avoir rendue malheureuse pendant sept ans ! A sa manière, c'est-à-dire en prenant beaucoup de précautions pour ne pas sembler en fait le supplier de rester, elle lui demande, arguments matériels et financiers à l'appui, de renoncer à son projet et de maintenir la vie commune. Il s'exécute sans joie ni illusion, mais finira tout de même par partir quelques mois plus tard.

Mme F. se rapproche alors de son second mari (le père de sa fille), avec qui elle a renoué de très bonnes relations une fois leur divorce prononcé. Elle l'incite à venir habiter près de chez elle et l'aide même financièrement à réaliser ce projet. « Comme ça nous serons seuls ni l'un ni l'autre tout en conservant notre liberté ». Mais si M. fait allusion dans la conversation à une femme qu'il côtoie, le visage de Mme F. s'assombrit et elle fait des efforts pour ne pas émettre de réflexion désobligeante dans le registre de la jalousie.

Mme F. ne se remet pas du départ de son dernier compagnon, elle estime qu'il lui a volé sept ans de sa vie pour finalement l'abandonner. Elle ne s'attribue aucune responsabilité dans cette rupture et l'accable de reproches dès qu'elle en a l'occasion. Elle est également déçue des relations actuelles avec son ancien mari, car elles ne répondent pas à son attente. Ils ne forment pas un vrai couple au sens biblique du terme, et il a changé, il ne se laisse plus manipuler aussi facilement qu'avant. De plus, très timide, il ne lui offre pas du tout le même étayage que son compagnon dans les relations sociales. Elle essaye de rencontrer de nouveaux amants, mais n'a plus confiance en elle : elle se sent amaigrie, vieillie, sans charme et sans avenir. Les rares amis qu'elle conservent font des efforts pour la supporter, mais ne prennent jamais l'initiative de la voir ou de l'inviter, de qui contribue encore plus à sa désinsertion sociale.

Parallèlement à ces 20 ans de relations tumultueuses et très décevantes avec les hommes (« je n'ai pas eu de chance, je n'ai pas rencontré les bonnes personnes, je rêvais de luxe et de volupté et je n'ai croisé que des minables »), Mme F. a vécu une carrière professionnelle également très décevante.

Après des études supérieures brillantes, elle a travaillé dans une dizaine de sociétés à des postes de cadre. Au début, elle suscitait toujours l'enthousiasme de ses responsables : elle paraissait vive, intelligente, femme d'action, mais très vite elle décevait car elle n'arrivait pas à atteindre les buts ambitieux qu'elle avait annoncé à la Direction lors de son embauche et qui avaient emporté leur adhésion enthousiaste.

Pourtant, au départ, elle était sincère, elle avait réellement l'illusion d'y parvenir facilement. Mais dès les premières difficultés et les premiers conflits, inévitables lorsqu'on dirige un projet de changement dans une entreprise, elle pratiquait des stratégies d'évitement et de contournement, voire de mauvaise foi agressive, qui déconcertaient ses interlocuteurs et les rendaient hostiles. Pour cette raison, elle a été licenciée de nombreuses fois, mais toujours avec de confortables indemnités car il était difficile de lui faire de vrais reproches officiels et consensuels tant son attitude était différente d'un interlocuteur à l'autre.

L'illusion concernant ses capacités professionnelles constitue un facteur stable de son caractère. En voici un exemple: un jour, son compagnon lui demande de l'aide pour traduire en Français un contrat de deux pages rédigé en Américain. Elle accepte spontanément et avec un certain enthousiasme : « je n'en ai pas pour longtemps, une heure tout au plus ; je te préviens, je traduis à la volée, comme j'en ai l'habitude, en conservant l'esprit du texte, mais sans coller aux mots, car les américains sont lourds ».

Elle revient quatre heures plus tard, le visage maussade et fatigué : « J'ai perdu mon après-midi. Quand je pense que j'aurais pu me reposer au lieu de m'enquiquiner à rendre service... Je suis vraiment une poire ! je n'y arrive pas, ce texte est difficile à traduire et complètement débile ; j'ai juste fait le début et un peu la fin, je ne suis plus bilingue, ce qui est normal, car avant de te connaître je voyageais beaucoup, mais maintenant on ne va jamais plus nulle part ».

Voici quelques extraits synthétiques de nos conversations :

« Vous me demandez comment s'exprime mon état dépressif... Je n'ai plus de goût à rien, le meilleur moment de la journée, c'est quand je vais me coucher, je ne suis bien qu'au lit. Avec un somnifère. Je me demande pourquoi je me lève d'ailleurs, je n'ai plus de travail. Mais j'assure quand même mes tâches quotidiennes, je suis très scrupuleuse avec le ménage, la poussière vient vite ici avec l'avenue. J'ai du mal à dormir aussi, car les voisins font beaucoup de bruit la nuit. Celle du dessus marche avec ses talons le soir sur le carrelage, ça fait `tictictictic', à croire qu'elle veut me rendre folle. A côté, c'est un américain, il parle très fort au téléphone, on entend tout, il ne se gêne pas, si j'étais un homme il n'oserait pas faire ça, j'irais le faire taire. A gauche, c'est une vieille dame, elle reçoit sans arrêt, ses invités partent à deux heures du matin en claquant les portes et en rigolant, ce n'est visiblement pas leur problème si les gens essayent de dormir. Et au fond du couloir, c'est une famille avec deux enfants ; ils laissent exprès leur porte ouverte pour que les gosses s'amusent à faire du bruit dans le couloir.

Non, je ne me sens pas vraiment fatiguée bien qu'on ne m'ait pas emmenée en vacances depuis très longtemps. Je ne vois plus personne en fait, les gens passent leur temps à me raconter leurs problèmes et se fichent bien des miens. Si je n'avais pas ma fille, je sais bien que j'en terminerais là, c'est beaucoup trop long la vie.

En fait, ça dépend des jours, mais globalement je souffre tout le temps, ça ne va jamais bien, même dans les bons moments, c'est une menace permanente, je pense que je finirai Alzheimer comme ma mère. En fait, ce qui m'angoisse, c'est que je change sans arrêt d'état d'esprit envers ma situation. A certains moments, je me dis que ce n'est pas si grave, que j'ai de l'argent devant moi et que je retrouverai bien un job, j'en ai toujours trouvé quand ça devenait urgent. Mais l'heure d'après, c'est la vraie panique, je me vois toute seule dans une chambre sordide, abandonnée de tous et surtout de ma fille qui me manque.

Et depuis quelques années, même quand je suis de bonne humeur et que ça va bien, au lieu d'en profiter je me dis que dans une heure ça n'ira plus et ça m'enlève tout espoir. Si je bois un verre ça va mieux, mais après j'ai la migraine ».

« Je ne me suis pas assez occupée de ma fille, je le regrette, je l'ai trop laissée à son père et maintenant je suis angoissée pour elle, j'ai l'impression qu'elle n'est pas prête pour affronter la vie malgré ses 19 ans. Quand je lui téléphone, on dirait que je la dérange, elle répond par "oui" ou par "non", je ne l'appelle plus, j'attends qu'elle le fasse, mais en fait elle ne m'appelle que si elle a besoin de quelque chose. J'imagine que je l'enquiquine car je lui demande si elle travaille ses examens, si elle compte réussir cette année, si elle fait bien son ménage... J'estime que j'ai quand même le droit de poser ces questions, vu que c'est moi qui paye son loyer.

Son père lui, il s'en fiche qu'elle réussisse, il l'a élevée sans trop se soucier de sa réussite sociale, jamais une expo ni un musée, le sport toujours le sport ! Alors forcément, il ne lui pose aucune question sur les études, ça fâche mademoiselle, mais en attendant c'est moi qui fais les chèques ! Non, elle n'a jamais redoublé, elle a des résultats corrects, mais elle pourrait faire beaucoup mieux, elle n'a pas eu le bon exemple. Je pense qu'elle a tout faux et je lui dis, elle continue à fréquenter ses amis d'enfance, des minables qui n'ont ni argent ni ambitions, au lieu d'essayer de se faire des relations qui l'aideraient à réussir. Ca vous paraît cynique mais c'est comme ça la vie. Je ne comprend vraiment pas ce qu'elle a dans la tête, elle ne me parle jamais de projets d'avenir, ça doit être le vide, j'imagine qu'elle se dit simplement que tant que Maman paiera, ce sera la belle vie ».

« Je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte tout cela, ce sont mes problèmes et je ne demande rien à personne, je le dis toujours, on ne peut compter que sur soi-même et en fait c'est surtout une question de chance».

« Je m'aperçois depuis quelques années que j'ai tout raté : ma vie professionnelle, ma vie privée et surtout ma fille qui ne m'aime pas. En fait, je n'ai pas eu la chance de rencontrer les gens qui auraient pu me procurer une vie agréable. Tous les gens avec qui j'ai vécu, sans exception, ne savaient que rabâcher la même chose : « tu es fâchée contre la terre entière, tu es une menteuse, tu ne sais pas ce que tu veux, tu n'es jamais contente, essaye un peu d'être franche, pose des questions directes au lieu de faire des allusions incompréhensibles... ». J'ai tout fait pour eux et ils n'ont jamais rien fait pour moi. Dans ma carrière professionnelle, la même chose : j'aurais pu, comme certaines de mes amies, rencontrer des pointures avec qui créer des alliances, je n'ai croisé que des minus qui me jalousaient et prenaient un malin plaisir à me faire échouer ».

« Si mon dernier compagnon est resté avec moi sept ans, c'était surtout pour mon argent et avoir une bobonne à la maison qui lui lave son linge et accueille ses amis. C'était un peu mal me connaître, car je n'ai jamais rien fait de tout cela. Et pour me remercier il m'a abandonnée».

7.2 Relevé sémiologique

Suite à l'élaboration de cette anamnèse, j'ai procédé à un relevé sémiologique en fonction des critères cliniques du DSM IV en matière de diagnostic d'un trouble de personnalité limite :

Critères cliniques du DSM IV

Critère n° 1 : Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés

Tout au long de ses diverses relations, Mme F. a lutté contre les abandons, fussent-ils de quelques heures, grâce à des stratégies conscientes (menaces, disputes) ou inconscientes (somatisation). Dans les cas d'abandons réels, notamment de la part de son dernier compagnon (D.), ces efforts échappaient à toute logique et les comportements associés tendaient plutôt à aggraver la situation.

Les efforts contre les abandons imaginés ont été constants toute sa vie et touchent non seulement l'objet principal mais également ceux qui ont eu une valeur investie à un moment donné dans le passé. Ils s'expriment principalement sur le mode de la jalousie : en toutes circonstances, l'évocation par l'un de ses compagnons d'une femme qui pourrait devenir un objet de désir (collègue, amie, cliente, etc.) provoque immédiatement une mise à distance et des commentaires péjoratifs.

Critère n° 2 : Mode de relations interpersonnelles instables et intenses, caractérisées par l'alternance entre les positions extrêmes d'idéalisation excessive et de dévalorisation

Lors de chaque rencontre, Mme F. est extrêmement enthousiaste envers ses nouveaux amis, cherche à leur ressembler, identifie ses projets aux leurs, adopte les mêmes goûts, les mêmes loisirs... Mais à la moindre critique ou à la moindre tentative de mise à distance, Mme F. les accable de reproches (derrière leur dos) et rompt la relation.

Ce mode de relation est clairement illustré lorsque Mme F. accélère le départ du domicile conjugal de son second mari et de sa fille très peu de temps après avoir rencontré un nouvel amant. Ce dernier incarnera l'homme idéal pendant quelques semaines ; puis, devant son hésitation à abandonner lui-même sur le champ sa famille pour venir s'installer avec Mme F., elle le tiendra personnellement responsable de son malheur et du départ de son mari.

Critère n° 3 : Perturbation de l'identité: instabilité marquée et persistante de l'image ou de la notion de soi

L'épisode de la traduction manquée est très significatif. Mme F. a toujours surévalué ses capacités professionnelles réelles, en se fiant toujours à l'image qu'elle donnait et à celle que lui renvoyaient ses collègues et responsables. Elle a toujours entretenu envers les tâches qu'on lui confiait une pensée anticipative « magique », gommant mentalement toutes les difficultés et contraintes qu'elle rencontrerait au cours de sa mission. Lorsqu'elles survenaient, ces difficultés se révélaient en général insurmontables car non prévues et mal négociées (agressivité, évitement, etc.).

Devant les échecs les plus évidents, elle n'a jamais reconnu la moindre faute personnelle, ou alors des fautes imaginaires et gratifiantes sur le fond (« ma seule erreur, c'est de m'être opposée au licenciement de X., le seul qui était valable dans cette boîte, ça n'a pas plu à la Direction »), ou qui la disculpaient définitivement (« je suis entrée trop vite dans le bureau de X., le Directeur Général, il était en train de tripoter sa secrétaire, c'était évident qu'après cela il allait m'accuser de tous les maux »).

Elle accusait systématiquement les autres, soit d'avoir fait capoter volontairement le projet pour d'obscures raisons supérieures, soit d'avoir fait preuve d'une immense incompétence qu'elle ne pouvait à elle seule compenser.

Critère n° 4 :  Impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet (par ex.., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises de boulimie).

Il est évident que dans la vie de Mme F. l'alcool et les médicaments psychotropes (hypnotiques et anxiolytiques) ont toujours joué un rôle important au niveau de sa thymie. Elle a également été très dépensière par le passé.

Mais on ne peut plus parler aujourd'hui d'impulsivité caractérisée dans ces domaines, car le principe de réalité (problèmes financiers ou migraine) s'est imposé au fil des années, doublé par un certain nombre de rituels qu'elle s'impose pour maîtriser sa vie.

L'auto-agressivité se situerait plutôt au niveau des échecs personnels et professionnels, tellement fréquents et répétitifs qu'ils semblent s'apparenter à de l'autodestruction.

Critère n° 5 :  Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou d'automutilations

L'idéation suicidaire est apparue assez récemment dans la vie de Mme F., en même temps que l'aggravation du syndrome dépressif. Elle n'a jamais commis de TS avérée ni d'automutilation. Elle conçoit actuellement le suicide comme un projet à terme (2 ans) qui aurait pour déclencheur l'épuisement de son capital (Mme F. ne travaille plus depuis près d'un an et elle puise dans ses économies pour vivre).

En revanche, dans les disputes avec ses compagnons ou dans ses lamentations envers l'avenir, elle évoquait souvent cette possibilité « pour échapper à toute cette m.... »

Critère n° 6 : Instabilité affective due à une réactivité marquée de l'humeur (p. ex., dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures et rarement plus de quelques jours).

Cette instabilité affective est très prononcée chez Mme F. L'état caractériel est marqué par une dysphorie de fond. L'anxiété et l'angoisse accompagnent pratiquement toute relation interpersonnelle. L'humeur est cyclothymique et peut changer en quelques secondes, suite à une réflexion jugée blessante, à des chaussures qui lui font mal ou à une averse inopinée. Les agressions verbales qui s'en suivent inévitablement sont assez stéréotypées, sous forme de reproches adressés à l'autre, rendu systématiquement responsable.

Certains sujets semblent également la préoccuper brutalement et monopoliser toute son anxiété (par exemple, concernant l'inscription de sa fille en première année d'université, elle a commencé à stimuler agressivement celle-ci chaque jour dès le mois de décembre (bien trop tôt donc) et ne s'en est plus souciée à partir de mars (le bon moment pour retirer les dossiers d'inscription).

Critère n° 7 : Sentiments chroniques de vide

Mme F. a exprimé ce sentiment de vide permanent pendant un entretien. Surtout au réveil, elle se demande toujours pourquoi elle se lève, rien dans sa journée ne l'intéresse. Elle ne lit jamais, n'écoute pas de musique. Lors de ses angoisses d'abandon, notamment quand son dernier compagnon s'absentait pour des raisons professionnelles, elle avait parfois le sentiment de ne plus vivre, que le temps était figé et que rien ne pourrait jamais plus la distraire.

Critère n° 8 : Colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère (p. ex., fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou bagarres répétées)

Chez Mme F., les crises de colère, ou tout du moins leur manifestation, ont diminué avec l'apparition des symptômes dépressifs. Néanmoins, elle semble toujours prête aux conflits interpersonnels (notamment avec ses voisins), immédiatement conduits sur le mode de la colère. Une fois énervée, elle devient incapable de se maîtriser et peut proférer les propos les plus blessants sans jamais sembler éprouver le moindre remords. Une fois la crise passée, elle n'exprime jamais aucun regret et semble réduire sa dissonance en essayant de justifier les propos qu'elle a tenus, souvent aux détriments de la plus élémentaire logique.

Dans ses années de jeunesse, elle entretenait avec ses différents compagnons des rapports basés sur la confrontation permanente et les reproches. Ses compagnons ne pouvaient pas échapper à ces relations, car elle était incapable de tolérer calmement la moindre frustration ; s'ils pouvaient faire l'effort de satisfaire toutes les exigences de Mme F., il y avait de nombreux facteurs qu'ils ne contrôlaient pas et dont la survenance était susceptible de déclencher sa colère (au restaurant par exemple où une trop longue attente entre les plats pouvait transformer un dîner d'amoureux en cauchemar). Dans ce cas Mme F. finissait toujours par diriger sa colère contre son compagnon, l'accusant par exemple de mollesse et de manque de virilité s'il refusait d'agresser violemment le serveur).

L'hypersensitivité, et notamment l'hyperacousie manifeste dont souffre Mme F. est sans aucun doute un facteur aggravant de cette dysthymie.

Au fil des ans, et notamment depuis l'apparition des premiers symptômes dépressifs, la colère se transforme peu à peu en abattement et en litanie dysphorique, mais l'agressivité reste sous-jacente et le conflit reste la solution privilégiée pour résoudre tous les problèmes interpersonnels.

Critère n° 9 : Survenue transitoire dans des situations de stress d'une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères

L'idéation persécutoire fait partie de la personnalité de Mme F. et s'exprime fortement en cas de conflit ou de stress. Elle exprime sans cesse des suppositions sur les intentions des gens, suppositions qui révèlent très souvent une grande incompréhension du fonctionnement psychique des personnes concernées.

Quand elle évoque le bruit incroyable que font les habitants de l'immeuble (fort calme au demeurant), on peut imaginer un véritable complot destiné à la faire souffrir. Il faut préciser ici encore que l'hyperacousie dont elle souffre et son seuil de tolérance très bas provoquent sans doute chez elle un vrai trouble, mais elle associe automatiquement à ces nuisances sonores une idéation persécutoire (et non pas par exemple à de simples maladresses ou à un manque de savoir-vivre).

Le tableau clinique confirme la présence d'au moins cinq des neuf symptômes décrits dans le DSM IV, condition nécessaire pour proposer le diagnostic de trouble de personnalité état-limite.

Pour confirmer ce diagnostic ou bien l'infirmer, il convient maintenant d'étudier les différentes hypothèses nosographiques concernant les nombreux symptômes et syndromes présents dans le tableau clinique.

7.3 Etude des différentes hypothèses nosographiques : diagnostic différentiel

1) Névrose obsessionnelle et troubles phobiques
Les rituels de lavage effectués par Mme F. lorsqu'elle est contrariée ou en colère ainsi que sa peur irrationnelle de la saleté et des microbes pourraient faire penser à une pathologie névrotique obsessionnelle, car ils occupent une grande place dans sa vie.

Mais le côté labile des idées obsédantes, l'absence de lutte contre ces idées et l'absence de critique devant les rituels très rationalisés font écarter ce diagnostic.

2) Paranoïa
J'ai longtemps pensé que les troubles psychiques de Mme F. étaient sous-tendus par une structure psychotique encore compensée de type paranoïaque6(*), tant ce type de traits est présent dans sa personnalité. Sa méfiance envers les "mauvais objets" clivés est totale, elle projette sur eux les pires intentions et fourberies. L'orgueil et l'hypertrophie du Moi sont également en haut de tableau (elle qualifie volontiers les gens qui travaillent avec elle de  « petite main », « mignonnette sans cervelle », « grouillot », etc.) et sous-estime toujours ses interlocuteurs, allant volontiers jusqu'au mépris, aux dépens de toute réalité objective. Elle a également la volonté illusoire de toujours se débrouiller seule. Il faut également ajouter la susceptibilité, les jugements erronés et une certaine rigidité du psychisme (mêmes réactions stéréotypées envers des situations manifestement différentes).

Mais le paranoïaque n'a pas cette angoisse de l'abandon ni cet aspect autodestructeur dans la relation anaclitique qu'elle entretient avec les gens ; il se juge autosuffisant, ce qui n'est vraiment pas le cas de Mme F..

3) Dépression
Cet aspect est celui qui me semble le plus délicat à appréhender, car le tableau a considérablement évolué au cours des derniers mois.

Le tableau dépressif est désormais prégnant. L'anxiété, voire l'angoisse, est présente dans toutes les relations interpersonnelles. Certains caractères peuvent nous faire penser à un syndrome dépressif unipolaire majeur, mais d'autres excluent ce diagnostic.

En faveur d'un syndrome dépressif unipolaire majeur :

Mme F. éprouve désormais un fort sentiment d'absence de valeur personnelle (sur les plan professionnel aussi bien qu'affectif) associé à une perte totale d'espoir envers l'avenir. Son affect dépressif lui fait envisager le suicide comme la seule solution possible pour échapper à l'insupportable (de graves soucis financier à terme) ; elle n'envisage aucune amélioration possible et ne croit plus à la chance.

Considérant le suicide comme la solution finale pour échapper à ses ennuis professionnels, elle nourrit peu de préoccupations quant aux éventuels échecs futurs.

Par contre, elle ne parvient toujours pas à mentaliser et à accepter les risques d'abandon interpersonnels et est prise de panique lorsque son ancien mari qui vit près de chez elle a le moindre souci de santé ou évoque la possibilité de déménager.

La fragilité de l'estime de soi est devenue extrême, La dépendance envers l'autre est très forte.

Mais :

L'affect de tristesse n'est pas stable et peut se transformer en colère revendicative au sujet de la relation exigeante, hostile et dépendante qu'elle essaie de prolonger avec son ancien compagnon (qui accepte de moins en moins ce mode de communication et évite au maximum tous les contacts, même téléphoniques).

Le ralentissement psychomoteur affectant les patients déprimés majeurs est également absent du tableau clinique de Mme F., bien que celle-ci se plaigne très souvent d'être fatiguée.

De plus, jusqu'à ces derniers mois, les notions d'échec, de culpabilité et de remords étaient totalement absentes de son discours, attribuant toujours les causes de ses ennuis à une origine externe.

Enfin, elle reste sur une position d'autosuffisance illusoire concernant l'aide que pourrait lui apporter un thérapeute, contrairement aux déprimés sévères qui font généralement un bon accueil de cette aide.

Les caractères dépressifs présentés par Mme F. ne peuvent donc pas aboutir au diagnostic d'un syndrome dépressif unipolaire majeur, tel que décrit dans le DSM IV.

4) Troubles de la personnalité

a. Personnalité histrionique

Comme les personnalités histrioniques, Mme F. est constamment en recherche d'attention vis-à-vis de ses proches et, toujours dans la demande, adopte volontiers un comportement manipulateur, notamment pour empêcher les abandons réels ou imaginés. La labilité de ses affects et de sa thymie est également une caractéristique importante de son caractère.

Mais l'instabilité de ses relations, la nature anaclitique de ces dernières et les sentiments de vide, de solitude et d'incompréhension qui l'habitent en permanence ne permettent pas d'assimiler le cas de Mme F. à celui d'une personnalité pathologique de type histrionique.

b. Personnalité schizotypique

L'idéation persécutoire qui envahit Mme F. lorsqu'un conflit l'oppose à des "mauvais objets" ainsi que les illusions qu'elle entretient concernant ses capacités professionnelles pourraient faire penser à une personnalité schizotypique.

Mais dans son cas, cette idéation constitue un symptôme transitoire qui ne se manifeste que dans les situations de stress (souvent provoquées par son hypersensitivité par rapport à l'environnement). De plus sa réactivité interpersonnelle reste intacte, elle n'est pas « coupée du monde ». Elle n'est pas non plus « envahie » par cette idéation et parvient à adapter son comportement manifeste au principe de réalité.

Les traits empruntés à la personnalité schizotypique ne caractérise donc pas les troubles de Mme F.

c. Personnalité anti-sociale

Le comportement manipulateur de Mme F., souvent exprimé sans aucun remords ni aucune culpabilité, pourrait être celui d'une personnalité psychopathe.

Mais ce comportement n'est jamais mis en oeuvre pour rechercher des profits, un pouvoir ou un avantage matériel ; sa finalité est toujours une forme de lutte contre l'abandon ou la perte d'objet. De plus, le contrôle pulsionnel est plus étendu que celui du psychopathe et elle parvient toujours à rester dans les limites d'un comportement socialement acceptable.

d. Personnalité dépendante

La peur d'être mise à distance ou abandonnée, très présente chez Mme F. est également la caractéristique principale d'une personnalité dépendante.

Mais face à une menace d'abandon, la personne dépendante réagit par une attitude de soumission et une tentative de rapprochement, alors que Mme F. lutte le plus souvent en manipulant agressivement son partenaire pour le tenir à la bonne distance.

Face à l'abandon réel, Mme F. réagit par un sentiment de vide affectif, de colère et de revendication. La personne dépendante réagit plutôt en cherchant une relation de substitution.

Contrairement à la personne dépendante, ses relations sont intenses et très instables.

Bien que présentant des similitudes avec la personnalité dépendante, Mme F. n'en présente pas toutes les caractéristiques.

7.4 Etablissement du diagnostic

Le matériel clinique en notre disposition ne permet pas de classer les troubles de Mme F. dans une lignée franche psychotique ou névrotique.

La comparaison des symptômes de Mme F. avec le tableau clinique du DSM IV permet de diagnostiquer un trouble de la personnalité état-limite.

Le diagnostic différentiel effectué par rapport aux autres syndromes possibles montre que le trouble de personnalité état-limite est le mieux caractérisé.

La thérapie proposée devra donc être adaptée à ces troubles.

Rapprochement du diagnostic avec la théorie structurale de Bergeret ; hypothèse concernant le fonctionnement psychique de ce cas clinique

Le traumatisme désorganisateur précoce à l'origine du trouble de personnalité état-limite passe le plus souvent inaperçu et n'est que rarement évoqué par le patient dans son anamnèse.

La structure psychique n'évoluant pas normalement vers la résolution de l'Oedipe, les processus primaires ne permettent pas une intégration correcte des situations psychologiques ou sociales rencontrées par la personne ; pour rester insérée, celle-ci doit alors adapter ses processus secondaires et procéder à des aménagements caractériels qui renforcent ou remplacent les mécanismes de défense primaires inadaptés ou trop faibles.

Cette adaptation se fait au prix d'une grande énergie qui devient au fil des ans l'essence de sa vie : la personne finit par confondre des notions telles que la motivation, l'ambition et la volonté avec les efforts désespérés qu'elle fait pour se maintenir socialement et affectivement dans la norme (et même au-dessus), sans jamais atteindre les buts irréalistes fixés par son Moi idéal, donc avec une grande angoisse et beaucoup de déceptions.

N'ayant jamais atteint un stade de maturation psychique suffisant, elle est incapable d'empathie et donc de compréhension du fonction psychique des autres ; elle interprète en permanence leur comportement sur un mode négatif voire persécutoire si elle les juge « mauvais », et sur un mode positif, voire séducteur si elles les juge « bons ». La dysthymie résultant de cette instabilité (voire également de facteurs biologiques et/ou génétiques) fait varier ses interprétation au gré du temps.

Lorsqu'un traumatisme désorganisateur survient (dans le cas de Mme F. la violence de son premier mariage), ou simplement en cas de syndrome dépressif réactionnel provoqué par les échecs de vie, la volonté de faire vivre ces processus secondaires fragiles et mal adaptés s'effondre. La personne se sent alors condamnée par la terre entière car personne ne peut la comprendre et l'aimer.

Ses défenses habituelles contre l'incompréhension et l'abandon (agressivité, revendication, somatisation, rêves de grandeur, paranoïa, etc.) deviennent terriblement inefficaces devant l'intensité de l'angoisse et, pour se protéger au mieux des attaques, se désinvestit socialement voire même affectivement.

L'état dépressif, la dysphorie de fond, le sentiment de grand vide s'installe alors de manière stable.

7.5 Pronostic

Le tableau dépressif majeur, l'angoisse justifiée envers un avenir matériel inquiétant, la désocialisation progressive et l'idéation suicidaire déjà élaborée à l'état de projet suscitent une prise en charge thérapeutique rapide de Mme F.

Plusieurs facteurs péjoratifs amènent à adopter la plus grande prudence :

- L'âge de Mme F. (50 ans) est statistiquement défavorable à la réussite d'un processus de changement profond de la personnalité.

- Sa situation sociale et matérielle est réellement inquiétante. L'idéation suicidaire s'appuie donc sur un danger réel et difficile à remettre en cause.

- Sa désinsertion sociale progressive et surtout la dévalorisation profonde de l'image de soi ne la placent pas dans des conditions favorables pour retrouver un nouveau compagnon qui lui assurerait l'étayage nécessaire pour surmonter la situation ou y faire face.

- Une prise de conscience massive de l'inadaptation de ses cognitions et comportements risqueraient de provoquer un effondrement narcissique majeur, effondrement déjà amorcé depuis l'apparition des symptômes dépressifs.

- La survenue d'un nouveau traumatisme (deuil, abandon ou sérieux ennuis financiers) risquerait de provoquer un passage à l'acte auto-agressif.

7.6 Solution thérapeutique proposée

Devant la multiplicité des symptômes, il existe un risque de privilégier à tort des troubles prégnants mais non pathognomoniques et d'engager une thérapie adaptée aux patients de lignée névrotique ou psychotique, mais pas aux organisations état-limite.

Il convient d'établir une hiérarchie dans la sémiologie, et de définir la direction thérapeutique la plus susceptible de permettre rapidement des améliorations fonctionnelles.

- Le syndrome dépressif, en partie réactionnel, est à l'origine de l'idéation suicidaire et empêche Mme F . de reformer des projets d'avenir. Il devra donc être combattu dès le début de thérapie, sans doute avec l'aide d'une chimiothérapie prudente et adaptée.

- Les manifestations pseudo-névrotiques (nosophobie, phobie de la saleté, mythomanie, somatisations) sont des symptômes très anciens ne participant pas directement à l'aggravation de la situation actuelle.

- Il en est de même des manifestations pseudo-psychotiques (paranoïa) qui ne provoquent aucune souffrance aiguë.

- Par contre, une prise de conscience limitée mais rapide de certaines relations interpersonnelles et comportements inadaptés face à des situations récurrentes permettrait sans doute de stopper la désinsertion sociale et par suite l'hémorragie narcissique.

A la vue du diagnostic, du pronostic et de ces derniers éléments, je préconiserais dans un premier temps une approche thérapeutique cognitive et comportementale, éventuellement complétée par une aide chimiothérapique au niveau des signes dépressifs et anxieux. Le médecin prescripteur devra être informé avec précision du diagnostic, afin d'éviter tout médicament susceptible de provoquer une désinhibition favorable à un passage à l'acte ou à une décompensation sur le versant psychotique.

Une fois la partie adaptative du Moi renforcée, les symptômes dépressifs en recul et la dynamique sociale réamorcée, il conviendra peut-être d'entamer une analyse plus profonde pour travailler sur les schémas centraux, mais ce sera à Mme F. d'en décider.

7.7 Thérapie cognitivo-comportementale proposée

7.7.1 Caractéristiques de la thérapie

Les caractéristiques de cette thérapie seront les suivantes :

- Thérapie individuelle, tout au moins dans un premier temps, car le regard des autres serait insupportable pour Mme F.

- La thérapie tiendra compte avant tout de la labilité des affects de Mme F. et de sa dysthymie. Il conviendra de repérer dans les entretiens préliminaires les affects stables et les objets investis. Le matériel labile (plaintes sans lendemain ou inversées) pourra être utilisé au cours d'une même séance à des fins de prise de conscience, mais sans réutilisation dans les séances suivantes.

- L'alliance thérapeutique devra s'appuyer au maximum sur la partie non anaclitique de son Moi, c'est-à-dire sur la partie adaptative la plus en contact avec la réalité, donc la plus stable. Le principe de clivage (la « bonne » Mme F. et la « mauvaise » Mme F.) pourra être utilisé dans la relation afin d'établir un « partenariat » avec la patiente.

- Dans un premier temps, essayer de rester dans l'ici et le maintenant. Ne pas rejeter l'évocation et la plainte du passé, mais s'abstenir de toute interprétation ou mise en parallèle susceptibles de provoquer des prises de conscience massives. Ne pas oublier l' « hyper » de Mme F. (hypersensitivité, hypersensibilité, hyper-susceptibilité).

- Le risque principal de la thérapie est sans doute l'effondrement narcissique qui a déjà en partie commencé. Les premiers objectifs seront donc d'essayer de réduire cette hémorragie narcissique en apportant une certaine rassurance (tout en respectant la bonne distance).

7.7.2 Analyse fonctionnelle

7.7.2.1 Objectifs thérapeutiques

L'objectif principal de la thérapie sera de permettre à Mme F. de mieux gérer ses relations interpersonnelles (en comprenant mieux le fonctionnement des autres et en leur accordant le droit au narcissisme) et donc de modifier ses comportements pour interrompre les cycles d'échecs programmés et recréer progressivement un lien social et affectif. Comme le préconise A. Beck dans la prise en charge des patients état-limite, ils obéiront à la séquence suivante :

1) Renforcement de l'alliance thérapeutique.

2) Choix des interventions initiales

3) Travail sur les pensées automatiques et comportements dysfonctionnels

3) Travail sur les relations interpersonnelles

4) Amélioration du contrôle émotionnel.

5) Abord cognitif des schémas.

La thérapie va donc consister à reconstituer chez Mme F. les maillons manquants dans la chaîne de cognitions utilisée par les gens "normaux", de la perception des choses à leur intégration, en passant par la compréhension.

7.7.2.2 Renforcement de l'alliance thérapeutique

Le rôle du thérapeute va consister à établir une relation de confiance avec Mme F., afin d'obtenir sa collaboration dans la réalisation des objectifs.

Les traits paranoïaques de Mme F. ne vont pas faciliter les choses. Dans sa démarche, le thérapeute devra s'appuyer sur la partie adaptative du Moi de la patiente, bien en contact avec la réalité, sans se laisser entraîner dans l'idéation persécutoire ou les considérations générales sur la chance et le destin derrière lesquelles elle s'abrite à la moindre discussion.

Pour cela, il devra rapidement identifier des faits bien réels, et suffisamment mettre en confiance et intéresser Mme F. pour qu'elle renonce à mentir et caractérise avec précision les situations concrètes posant problème.

Il ne doit pas oublier que sa plainte actuelle concerne essentiellement l'état dépressif ; elle n'a pris que récemment conscience de la récurrence de ses échecs, tant sur le plan professionnel que privé, et en attribue toute la responsabilité à des facteurs et objets externes. Et il n'est sûrement pas souhaitable que la patiente fasse des prises de conscience prématurées quant à sa responsabilité réelle dans ces échecs.

Comme l'a souligné Beck, la relation entre le thérapeute et le patient état-limite doit être une relation de confiance, une forme d'intimité, mais sans aucun caractère intrusif. Tout rapprochement excessif, toute rassurance, risqueraient d'être perçus comme humiliant par la patiente et sa confiance pourrait se transformer très vite en méfiance, voire en mépris. Au contraire, aux yeux de Mme F., le thérapeute doit incarner la seule personne susceptible de comprendre ses difficultés si toute fois elle en a.

Comme souligné précédemment, il sera donc très important de ne pas dévier des objectifs fixés en commun. Les tentations risquent d'être nombreuses, car le matériel `intéressant' peut fuser à tout moment et en tous sens, créant ainsi des dispersions préjudiciables.

Comme déjà évoqué également, le thérapeute devra dans la mesure du possible travailler un sujet spécifique à l'intérieur de la même séance, notamment s'il ne s'agit pas d'un sujet `stable', car lors de la séance suivante, Mme F. risque d'avoir complètement désinvesti le sujet ou changé d'opinion, au gré de son humeur du moment.

Le thérapeute devra également éviter d'entrer dans le jeu de Mme F. lorsqu'elle rationalise à l'extrême ses comportements, aux dépens parfois de toute logique. En effet, très habituée à la polémique et utilisant souvent ce moyen pour échapper aux reproches dans ses activités professionnelles, elle pourrait épuiser les arguments « objectifs » du thérapeute et s'attribuer une « victoire » sur ce dernier.

7.7.2.3 Choix des interventions initiales

Le choix des interventions initiales devra être déterminé avec soin. Celles-ci devront posséder les caractéristique suivantes :

- Etre exemplaires et si possible indépendantes de l'humeur du moment (stables).

- Tenir compte de la charge émotive et affective sous-jacente. Il est certain que les premières situations analysées ne devront pas être des « sujets qui fâchent », lourdement chargés d'affect et déclenchant un processus de réponses stéréotypées, à la limite du biologique. Mme F. serait incapable de les analyser et retournerait son angoisse sous forme d'agressivité contre le thérapeute ou contre elle-même (malaise, migraine, arrêt de la thérapie).

Au cours des premiers entretiens, il sera important de reconnaître ces situations exemplaires, d'étudier leur récurrence et d'identifier les processus communs qui y participent.

En étudiant l'anamnèse de Mme F., les grandes catégories de situations à problème semblent être les suivantes :

- Le malentendu professionnel : le mensonge, l'illusion et la déception

- Le malentendu familial : lorsque les mots dépassent la pensée ou ne l'atteignent pas

- Le malentendu affectif : les relations anaclitiques, la peur de l'abandon, la dépendance et le rejet de cette dépendance, l'ambiance invivable au quotidien pour les proches

Dans le cadre du présent mémoire et pour illustrer l'approche cognitivo-comportementale préconisée pour ce trouble, voici le détail d'une situation de « malentendu professionnel » très récurrente.

Situation

Mme F. a une idée très arrêtée des compétences que doit posséder un Ingénieur Conseil (sa profession) :

Compétence n°1 : faire son métier d'ingénieur, c'est-à-dire concevoir, conseiller, organiser, contrôler.

Compétence n°2 : Elle pense aussi que de nos jours il doit être très fort dans le maniement des ordinateurs.

Madame F. a une bonne formation et beaucoup d'expérience, elle sait très bien concevoir, conseiller, organiser et contrôler ; elle possède donc parfaitement la compétence n° 1, de loin la plus importante dans son métier (nous pourrions dire 95% de l'ensemble).

Mais Mme F. ne possède pas la compétence n°2, car elle manipule l'ordinateur avec maladresse, angoisse et inefficacité ; de nos jours cela risque d'étonner ses employeurs potentiels, mais au fond ce n'est pas si grave car son vrai métier est ailleurs, il consiste à diriger des projets importants. Il lui suffirait de prendre ses notes sur papier et de demander à un collaborateur de les saisir sur ordinateur, avec pour seule conséquence une petite blessure narcissique.

Voici ce qu'il va se passer :

- Lors de l'entretien d'embauche, Mme F. va présenter normalement sa compétence n°1 (son métier d'ingénieur). Pour ne pas avoir à répondre à des questions concernant la compétence n°2 (le maniement de l'ordinateur), elle va émailler son discours de termes informatiques très élaborés et très précis, qui ne sont pour elle que des enveloppes vides, mais dont elle connaît l'importance pour l'interlocuteur. L'évocation tranquille de ces termes vont l'élever implicitement au rang d'expert auprès de son futur responsable qui ne jugera alors pas nécessaire de demander d'autres précisions sur ce point (d'autant plus que cette compétence représente un plus mais n'est pas fondamentale pour le poste proposé).

- Une fois embauchée, Mme F. pourrait progressivement et judicieusement rétablir la vérité quant à ses difficultés en informatique. Pour des raisons narcissiques, elle ne le fera pas. Lorsque, inévitablement, elle aura des tâches à effectuer sur ordinateur, elle déploiera des trésors d'imagination et de ruse pour se faire aider sans que l'on découvre son incompétence, ou alors adoptera des stratégies d'évitement ou de contournement.

- Totalement obnubilée et angoissée par ces problèmes basiques de manipulation d'ordinateur, elle va commencer à négliger la partie importante de sa mission (sa compétence d'ingénieur) et à réagir aux critiques par des aménagements caractériels à base d'agressivité et de recherche de conflit.

- Lorsqu'on lui demande des explications sur son travail qui se dégrade, elle se justifie en rationalisant à l'extrême ses comportements étranges, ne laissant aucune place à la discussion. Le malaise devient général et se solde par un jugement unanime contre Mme X. Mais n'ayant pas de reproches précis et surtout consensuels à lui adresser (car elle donne à chacun une image différente d'elle-même), elle se retrouve licenciée avec de bonnes indemnités.

- Elle ressent le licenciement comme un rejet caractérisé et une blessure narcissique grave, voire un traumatisme (en général, elle ressent ensuite une véritable phobie envers son ancien lieu de travail, et s'en approcher provoque beaucoup de réactions affectives, même plusieurs années après). Mais elle reste totalement ignorante des processus qui ont conduit à ce licenciement (qu'elle explique le plus souvent selon une idéation persécutoire).

Remarque : Il est arrivé une fois à Mme F., fortuitement mise au pied du mur malgré ses multiples stratégies, d'être prise en flagrant délit d'incompétence dans le maniement d'un ordinateur. Elle a ressenti cet événement comme un véritable traumatisme narcissique et, telle une enfant honteuse, ne voulait plus retourner à son travail. Ayant créé précédemment une illusion importante concernant ses compétences, elle a bien sûr provoqué à cette occasion une déception de la même ampleur.

Analyse du processus

A la base, Mme F. a une fausse croyance concernant les exigences du poste et un mauvais jugement de ses propres compétences. Cette croyance engendre une pensée dysfonctionnelle lors de l'entretien d'embauche (« je vais être rejetée si je ne connais pas bien le maniement des ordinateurs »). Elle réagit par une stratégie sûrement plus narcissique que vraiment manipulatrice (faire croire qu'elle est experte pour être admirée et acceptée). Par ce mensonge non élaboré, elle crée chez l'autre une illusion et chez elle les conditions de son futur échec.

S'il elle avait réellement été dans la manipulation (à l'instar du psychopathe), elle aurait subtilement fait marche arrière une fois le contrat d'embauche signé. L'hypothèse d'une "pensée magique" concernant ses capacités pourrait également être retenue et approfondie en abordant les processus et les schémas.

Face à la situation réelle, elle déploie beaucoup d'efforts pour ne pas être démasquée. Ici, nous ne sommes plus dans les pensées dysfonctionnelles, mais bien dans la réalité, car la révélation de son incompétence provoquera inévitablement la déception (par contraste avec l'illusion qu'elle a créée).

Lorsque les malentendus s'accumulent et que le licenciement survient, elle n'intègre pas le processus, mais formule des conclusions erronées qui renforcent sa fausse croyance (« je savais bien que mon incompétence dans le maniement de l'ordinateur me serait nuisible » et « si je ne crée pas l'illusion je serais rejetée, personne ne peut m'aimer telle que je suis »).

La figure de la page suivante schématise ce processus d'échec programmé.

Cognition/Comportement

Résultat

Conséquence

Fausse croyance ou interprétation erronée concernant les exigences du poste et des compétences

Pensée dysfonctionnelle (je vais être rejetée si je ne connais pas bien le maniement des ordinateurs)

Stratégie (mensonge, manipulation) - sans but réel de profit

Stratégie (mensonge)

Succès provisoire (embauche)

· Renforcement de la fausse croyance (si j'avais dit la vérité je n'aurais pas été prise)

· Renforcement du comportement stratégique

· Création de l'illusion chez les autres

Persistance dans le mensonge après l'embauche

Situation dangereuse, risque de créer la déception

Angoisse

Obsession d'être démasquée

Stratégies d'évitement et de contournement, conduites agressives

· Perte de vue des objectifs importants de la mission

· Dégradation des relations interpersonnelles

· Multiplication des malentendus

Conduites irrationnelles de justification

Réactions unanimes de rejet

· Traumatisme

· Licenciement

Persistance du déni de responsabilité

Reproduction des mêmes pensées et des mêmes comportements dans les situations similaires

Renforcement de la fausse croyance (« c'est à cause de mes lacunes en informatique que j'ai été licenciée ») .

7.7.3 Travail sur les pensées automatiques et comportements dysfonctionnels

Dans la situation exemple, il apparaît que seule la fausse croyance initiale ainsi que les pensées et comportements qu'elle génère directement sont dysfonctionnels.

Une première tâche pourrait consister à faire réfléchir Mme F. sur les sujets suivants, par le biais d'une maïeutique légèrement directive, mais aux réponses ouvertes (en italiques, la réponse automatique éventuellement attendue ou un commentaire de ma part) :

- Manipuler l'ordinateur est-il réellement utile dans sa fonction ? De nos jours, tous les gens un peu compétents manipulent l'ordinateur facilement (mais pas moi)

- En supposant qu'elle soit habile dans cette tâche, la conséquence positive sur son métier serait-elle importante ? Bien sûr que non, mais les gens le croient

- Est-elle si mauvaise que ça ou est-ce l'anxiété de l'échec et du regard des autres qui la perturbent dans le maniement de l'ordinateur (la faire parler de ses réalisations réussies) ? Quand je suis seule chez moi, je fais plein de choses sur ordinateur, même des tableaux compliqués. Mais dès que quelque chose change sur l'ordinateur ou si on me regarde, alors je panique et je sens la colère monter

- Quels moyens devrait-elle se donner pour devenir suffisamment compétente et aplanir ce problème ? Suivre des cours, mais je n'ai pas de fric

- A-t-elle étudié le problème sérieusement et pesé le pour et le contre ? A-t-elle déjà chiffré le coût d'une formation et estimé les retours sur investissement possibles ? Cette question risque de provoquer une réaction de méfiance et d'alerte car Mme F. a peur de l'objectivité comptable qui vient souvent contredire sa logique personnelle

- Au niveau du moral, que lui apporterait le fait de ne plus avoir de problèmes avec l'ordinateur ?

- Est-elle consciente d'avoir menti au recruteur, ou du moins de l'avoir manipulé ? Pense-t-elle que cela a influencé sa décision d'embauche ? Obtenir ce poste était-il réellement un enjeu important pour elle ?

- Pense-t-elle qu'elle aurait été refusée si elle avait avoué ses faiblesses au niveau de l'ordinateur ? Pourquoi ?

- Ne pense-t-elle pas au contraire qu'elle a provoqué chez le recruteur une illusion supérieure à celle réellement utile pour emporter la décision d'embauche ? Ne risquait-elle pas de le décevoir ?

- Qu'auriez-vous répondu au recruteur s'il vous avait questionnée sur vos compétences en informatique ?

- Quelle réponse auriez-vous formulé pour rendre compte de la vérité si le recruteur vous avait questionné sur vos compétences en informatique?

A chaque réponse inappropriée, le thérapeute doit amener Mme F. à envisager une réponse alternative. Ici encore, attention à ne pas se laisser entraîner dans une argumentation dangereuse, le thérapeute ne doit prendre aucune position franche.

Mme F. pourrait être ensuite invitée à raconter minutieusement tout ce qui s'est passé entre son embauche et son licenciement, puis à formaliser la chaîne causale des événements dans un tableau, comme ci-dessus. Le but est de dégager l'existence d'un processus reconnu par Mme F., dont elle pourra constater la survenance dans des situations très différentes au fil de la thérapie.

La dernière étape pourrait être d'imaginer le déroulement de cette même mission en remplaçant la stratégie de mensonge du départ par l'annonce de la vérité au recruteur.

Mme F. doit prendre conscience qu'elle a été envahie de pensées dysfonctionnelles consécutives à la situation dangereuse qu'elle avait elle-même créée. Ces pensées ont provoqué des comportements réactionnels qui à leur tour ont suscité le rejet et l'exclusion.

Mme F. doit comprendre l'aspect inefficace et paradoxal de sa stratégie de mensonge, initialement conçue pour être acceptée (ne pas être abandonnée) et s'avérant être responsable de son exclusion. Cette prise de conscience la préparera à accepter la confrontation ultérieure avec l'un de ses postulats ("si je me montre telle que je suis, je serai rejetée").

La thérapie se poursuivra par le même travail sur d'autres situations récurrentes identifiées lors de l'analyse fonctionnelle. Les situations mettant en jeu le même processus sous-jacent seront traitées à la suite, en tenant compte de la charge émotionnelle associée. Bien sûr, les situations les plus anxiogènes seront travaillées en dernier.

Lorsque la patiente aura accepté ce mode de fonctionnent et pris conscience de ses comportements inappropriés, le thérapeute devra la confronter à la réaction des autres, domaine où les interprétations de Mme F., sont le plus souvent erronées.

7.7.4 Travail sur les relations interpersonnelles

Le thérapeute devra, toujours à partir de situations à problème concrètes, amener Mme F. à expliquer les réactions des gens en face de ses propres comportements.

Cette démarche devra être très pédagogique, son objectif étant de faire comprendre à Mme F. le mécanisme des relations interpersonnelles, ce qu'elle semble profondément ignorer.

Lorsqu'elle agresse verbalement une personne dans sa vie professionnelle ou privée, sa seule motivation est souvent de permettre une décharge abréactive provoquée par la colère ou un sentiment de frustration. Elle ne tient pas compte de l'émotion et de la réaction qu'elle va inévitablement provoquer et qu'elle interprétera sur le mode persécutoire. Elle doit donc apprendre l'empathie, c'est-à-dire se mettre à la place de la personne qui reçoit le message et inférer ses réactions.

La technique sera identique à celle utilisée pour les pensées dysfonctionnelles :

Mme F . sera invitée à évoquer de façon détaillée un échange verbal qui débouche inévitablement sur un conflit ou sur une réaction péjorative, dans le cadre d'une situation récurrente.

Elle devra :

- Décrire la situation de départ et le but à atteindre par l'échange

- Décrire l'échange

- Décrire la réaction de son interlocuteur et le but réellement atteint

- Dire pourquoi, selon elle, son interlocuteur a réagi ainsi

Le thérapeute devra ensuite l'amener à se poser les questions suivantes :

- Que lui ais-je dit exactement ?

- Que voulais-je dire en fait ?

- Quel était le vrai but à atteindre ?

- Si j'étais à sa place et dans sa situation, comment aurais-je reçu le message?

- Comment aurais-je réagi ?

- Quel message, mieux adapté au vrai but à atteindre, aurais-je pu transmettre ?

- Comment aurait-il alors réagi ?

- Mon but aurait-il été mieux atteint ?

Ce travail devrait permettre à Mme F. de mettre automatiquement en place un système de pensées alternatives mieux adaptées, et surtout un réflexe de pensée anticipative avant de s'engager dans une interaction conflictuelle.

Mais le plus souvent, ces relations conflictuelles sont déclenchées non pas par des cognitions, mais par des émotions.

L'étape suivante (ou simultanée) de la thérapie va concerner l'accroissement du contrôle émotionnel.

7.7.5 Accroissement du contrôle émotionnel

Cette phase deviendra indispensable lorsque le thérapeute va aborder des situations chargées d'affect et provoquant chez Mme F. des réactions stéréotypées échappant à toute logique et dictées par l'émotion.

C'est le cas de tous les conflits qu'elle a eu avec son dernier compagnon lorsqu'il recevait ses enfants pendant les vacances ou les week-ends. La même situation s'est renouvelée des dizaines de fois, avec le même résultat pour elle : la colère, la rage froide, la frustration, une extrême angoisse d'abandon et le sentiment de vide.

Ici, la simple pédagogie ne sera pas suffisante et ces situations ne pourront pas être travaillées directement.

Les situations les plus récentes concernent les relations de Mme F. avec son dernier compagnon, et surtout avec ses enfants. Mme F. considère ces derniers comme des « mauvais objets » et projette sur eux ses pires sentiments (calculateurs, menteurs, espions, moqueurs, intéressés, etc.). Il est réellement étonnant de l'entendre prêter au plus jeune (âgé de 8 ans au début) des sentiments d'adulte pervers et manipulateur, sa plainte revêtant alors une forme quasi dissociative.

La première étape consiste à affaiblir la pensée dichotomique de Mme F., alimentée en permanence par ses mécanismes de clivage des « bons » et « mauvais » objets.

Beck préconise dans ce domaine la méthode « du continuum », qui consiste à classer les personnes, les choses, les émotions, etc. évoquées par le patient en fonction du sentiment qu'elles lui inspirent. Il est invité à évaluer la place de l'objet sur une échelle dont les bornes sont représentées par les sentiments extrêmes (confiance/défiance, peur/réconfort, plaisir/déplaisir, etc.) susceptibles d'être éprouvés face à cet objet.

Lorsque par exemple Mme F. évoque la fourberie d'un enfant, le thérapeute pourrait l'inviter à travailler sur ce sentiment et situer ce dernier entre deux pôles : de la fourberie absolue à la franchise parfaite, en lui faisant prendre conscience qu'en fait il existe une juste moyenne et que les valeurs extrêmes sont difficiles à définir et encore plus à rencontrer chez un humain, aussi "mauvais" soit-il. La maïeutique socratique sera ici encore un bon outil thérapeutique pour diriger la réflexion de Mme F. sans lui imposer les réponses.

Si l'exercice est systématiquement appliqué lorsque Mme F. émet une pensée dichotomique ou un jugement excessif, ce processus appris d'évaluation pourra à terme devenir automatique et s'insérer avant le déclenchement du comportement inadapté accompagnant en général une telle pensée.

Ce travail se fait en faveur de la thymie de fond.

La seconde étape consiste à travailler sur les émotions elles-mêmes.

Beck ne conseille pas les exercices susceptibles de provoquer une abréaction. Il propose d'interroger fréquemment les patients sur leur état émotionnel. Souvent, les patients état-limite ont du mal à définir la nature de leurs émotions (uniquement bonne ou mauvaise), et ces interrogations régulières et répétées peuvent créer des repères et les amener à une meilleure prise de conscience. De plus, une réaction sereine et bienveillante du thérapeute, même devant des émotions négatives violentes, créera un climat de tolérance qui facilitera l'acceptation de ces émotions par le patient qui les redoute. La meilleure identification des émotions et leur acceptation feront baisser la charge d'anxiété et permettront progressivement un meilleur contrôle émotionnel.

Une fois que Mme F. sera capable d'identifier et de maîtriser les émotions qui la submergent à la simple évocation de situations passées douloureuses, le thérapeute pourra commencer le même travail que pour les pensées dysfonctionnelles et les relations interpersonnelles, c'est-à-dire l'analyse détaillée de ces situations, l'identification des processus sous-jacents et la prise de conscience de leur récurrence, pour aboutir à l'adoption de pensées et comportements alternatifs.

7.7.6 Abord des schémas

L'abord des schémas est très important dans toute thérapie cognitive.

Mais cela touche aussi à la personnalité profonde qui a dicté toutes ces conduites d'échec à Mme F.

Comme je l'ai déjà évoqué, la décision d'aller au-delà d'une simple "rééducation" des pensées, des comportements et des relations interpersonnelles appartient à la patiente.

Le schéma central de Mme F. est sans doute "je serai toujours seule car personne ne peut m'aimer ni me comprendre".

Parmi les schémas secondaires se trouvent probablement les suivants :

« Si je me montre telle que je suis, je serais rejetée, je dois donc me travestir »

« C'est uniquement mon argent qui me permet de ne pas être abandonnée. Lorsque je n'en aurai plus, je serais seule et en proie aux mauvais objets »

« Si je ne maîtrise pas tout, c'est le chaos »

Ici encore, la relation thérapeutique a un rôle très important à jouer. Le thérapeute doit être considéré comme la première personne qui la voit sans son masque et qui ne la rejette pas. L'alliance avec la partie non anaclitique du Moi peut être exploitée à ce stade par le thérapeute pour faire renaître une dynamique d'espoir et d'estime de soi : si une personne peut l'accepter comme elle est, d'autres en seront capables.

Conclusion

Le cas de Mme F. montre combien les gens souffrant d'un trouble de personnalité état-limite ont des difficultés à vivre normalement. Dans la grande majorité des cas et en l'absence de traumatisme, ces personnes doivent totalement ignorer qu'elles sont « malades », ou plutôt différentes des autres.

Leur difficulté à juger les choses et à comprendre le fonctionnement psychique des autres pourrait être considéré comme un « handicap ». En effet, il leur manque « quelque chose », c'est-à-dire les processus primaires qui permettent aux gens « normaux » de comprendre automatiquement les situations et de répondre par des comportements adaptés.

Pour parvenir au même résultat et rester intégrés dans la société, ils doivent remplacer ces processus manquants par des processus appris qui leur sont propres : ils doivent "deviner" ce que pensent les autres (en se basant sur leurs propres critères) et réagir « en faisant semblant » d'avoir compris. Malheureusement, suite au traumatisme précoce qu'ils ont subi et qui a perturbé leur maturation psychique, les schémas de réponse qu'ils construisent ainsi sont le plus souvent erronés.

A force de vivre "en faisant semblant", d'être angoissés, de faire des rêves d'omnipotence et de subir des échecs (professionnels et sentimentaux), ces personnes finissent par désinvestir leurs affects des objets et présenter un syndrome dépressif central.

Une approche cognitivo-comportementale de leurs troubles va permettre aux personnes d'identifier ces processus secondaires appris, de comprendre pourquoi ils sont dysfonctionnels et de mettre en place de nouveaux processus mieux appropriés. Ils fonctionneront toujours en "devinant" et en « faisant semblant », mais sur des bases beaucoup plus justes. Les nouveaux comportements mieux adaptés permettront peut-être de rétablir une certaine dynamique d'espoir.

Aller plus loin et aborder les schémas permettrait sûrement une modification plus profonde de la personnalité, voire l'évolution du psychisme vers une structure plus stable.

Si le plan thérapeutique proposé ici à Mme F. lui permet d'amorcer un réinvestissement social et affectif, elle pourra ensuite manifester son désir de poursuivre une analyse plus profonde qui lui permettrait d'aller plus loin dans l'établissement de relations objectales structurées et de dépasser le risque de rechute dépressive en cas de nouveau traumatisme désorganisateur.

Mais cette décision devra pleinement lui appartenir, car une remise en question profonde de son organisation et de sa personnalité à 50 ans risque de provoquer une prise de conscience massive quant à l'échec de sa vie et induire le sentiment d'un terrible gâchis.

Pour Mme F. et pour tous les patients de cette lignée, la thérapie idéale consisterait en un rétablissement de processus primaires adaptés et à la disparition des symptômes et aménagements qui leur ont permis de garder une bonne voire très bonne adaptation sociale toute leur vie en dehors des états de crise.

Bibliographie

Jean Bergeret, La dépression et les états-limites, Science de l'homme, Payot, 1992

LEMPERIERE, FELINE, GUTMANN, ADES, PILATE -" Psychiatrie adulte " - Masson.

IONESCU S., JACQUET MM, LHOTE C. Les mécanismes de défense. Théorie
et clinique, Paris, Nathan, 1997

Debray, Quentin Granger, Bernard Azais, F. : Psychopathologie de l'adulte,
Paris : Masson, 1998

Jean Cottraux, Les thérapies comportementales et cognitives, 3ème édition, Masson

M.M. Linehan, Traitement Cognitivo-Comportemental du Trouble de Personnalité Etat-Limite,Pro Litteris, Zurich, Medecine & Hygiene, Publishers (1993)

Jean Cottraux, Ivy Marie Blackburn, Thérapies cognitives des troubles de la personnalité, Masson, 1995, 2001

Q. Debray, Daniel Nollet, Les personnalités pathologiques, approche cognitive et thérapeutique, 3ème édition, Masson , 2001

* 1 Jean Bergeret, La dépression et les états-limites, Science de l'homme, Payot, 1992

* 2 American Psychiatric association, DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Traduction française, Paris, Masson, 1996

* 3 Troubles de la personnalité, Personnalité Borderline (code DSM IV F60.31 [301.83])

* 4 M.M. Linehan, Traitement Cognitivo-Comportemental du Trouble de Personnalité Etat-Limite, Medecine & Hygiene, Zurich (1993)

* 5 un fait significatif : quand Mme F. dresse occasionnellement le couvert, sa fille se voit machinalement et systématiquement attribuer jusqu'à l'âge de 8 ou 9 ans une petite fourchette à huîtres qu'elle utilisait étant bébé et que son père remplace discrètement par des couverts normaux.

* 6 ou par un aménagement caractériel de type « psychose de caractère » en sortie du tronc commun aménagé, suite au traumatisme désorganisateur tardif (la violence de son premier mariage)






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