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Université Paris V Descartes
Diplôme d'Université
Méthodologie en Psychothérapie et
Sociothérapie
CHU Necker
2003
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MÉMOIRE DE FIN D'ÉTUDES
Apport d'une thérapie cognitive dans la prise
en charge d'un patient présentant un trouble de personnalité
état-limite (borderline)
A partir d'un cas clinique observé sous l'angle
sémiologique, établissement du diagnostic de trouble de
personnalité état-limite et étude de l'apport possible
d'une thérapie cognitive, notamment dans l'amélioration des
relations interpersonnelles.
Sommaire
Introduction
2
Intérêt et but du mémoire
2
Organisation du mémoire
5
1 Historique du concept
d'état-limite
6
2 Théorie structurale de Bergeret
8
3 La personnalité limite (borderline)
d'après le DSM IV
10
4 Clinique des Etats-limites et
symptomatologie différentielle
11
5 Fonctionnement psychique de
l'état-limite
12
6 Prise en charge des patients
Etats-limites
15
6.1 Thérapies analytiques
15
6.2 Thérapies cognitives et
comportementale
16
7 Cas clinique
18
7.1 Anamnèse et extraits de propos
18
7.2 Relevé sémiologique
26
7.3 Etude des différentes
hypothèses nosographiques : diagnostic différentiel
31
7.4 Etablissement du diagnostic
35
7.5 Pronostic
36
7.6 Solution thérapeutique
proposée
37
7.7 Thérapie cognitivo-comportementale
proposée
38
7.7.1 Caractéristiques de la
thérapie
38
7.7.2 Analyse fonctionnelle
39
7.7.2.1 Objectifs thérapeutiques
39
7.7.2.2 Renforcement de l'alliance
thérapeutique
40
7.7.2.3 Choix des interventions initiales
41
7.7.3 Travail sur les pensées
automatiques et comportements dysfonctionnels
47
7.7.4 Travail sur les relations
interpersonnelles
49
7.7.5 Accroissement du contrôle
émotionnel
50
7.7.6 Abord des schémas
52
Conclusion
53
Bibliographie
55
Introduction
Intérêt et but
du mémoire
En partant d'un cas clinique, j'ai essayé de reconstituer
tout le chemin de la prise en charge : diagnostic différentiel,
pronostic, étude des différentes solutions de prise en charge
thérapeutique, choix de la plus réaliste et la mieux
adaptée, élaboration d'un plan thérapeutique.
Ce travail a été effectué à partir
d'un cas réel observé dans la vie courante, hors de tout cadre
thérapeutique. Je connais cette personne et son entourage depuis de
longues années et son cas m'a toujours fasciné.
J'ai fait la connaissance de Mme F. en 1981, dans le cadre
professionnel. J'ai tout de suite été surpris par les nombreuses
réactions émotionnelles qu'elle suscitait autour d'elle.
Tantôt admirée, tantôt redoutée voire même
détestée, elle ne laissait personne indifférent.
En la connaissant mieux et grâce aux nombreux commentaires
de son entourage, je me suis vite rendu compte que son charisme tout à
fait remarquable semblait dissimuler soigneusement un trouble important de la
personnalité. Mais caractériser l'aspect dominant de ce trouble
devint vite un défi et fit l'objet d'un questionnement incessant.
Mal armé sur le plan théorique, je croyais tour
à tour reconnaître des traits narcissiques, schizoïdes,
schizotypiques, dépendants, évitants, ... Au vu de certains
comportements ou symptômes, je pensais parfois avoir enfin
caractérisé son état. Je l'ai crue tour à tour
paranoïaque, histrionique, puis dépressive. Quelquefois aussi, je
pensais à une névrose obsessionnelle.
Devant la labilité des symptômes qui variaient en
fonction des circonstances, des gens avec qui elle était et de son
humeur, je ne savais plus quoi penser.
Mais j'étais obligé de constater que le masque de
la réussite et de l'adaptation sociale cachait une suite d'échecs
aussi dramatiques que récurrents, tant que sur les plans affectif et
familial que sur le plan professionnel.
Quand elle était jeune, elle ne semblait pas trop en
souffrir, car elle rebondissait toujours avec brio : licenciée,
elle retrouvait immédiatement un travail mieux
rémunéré ; abandonnée, les prétendants se
pressaient aussitôt à sa porte. Mais les années passant,
son orgueil démesuré ne parvenait plus à dissimuler la
dépression et l'anxiété qui s'installaient au centre de sa
problématique, et les stratégies répétitives
qu'elle utilisait dans le cadre de ses relations interpersonnelles finissaient
par révéler aux observateurs une méconnaissance totale du
fonctionnement des autres.
Malgré les conseils répétés de ses
proches, inquiets pour son avenir, elle n'a jamais voulu accepter l'idée
de consulter un psychothérapeute, ni même admettre la
possibilité d'avoir des troubles.
Pourtant, il y a quelques mois, sachant que je faisais des
études de psychologie, Mme F. m'a demandé des conseils pour
essayer d'enrayer un état dépressif qui la faisait de plus en
plus souffrir et lui enlevait toute joie de vivre. Sur la pointe des pieds pour
ne pas rompre ce fragile contact, je lui ai proposé mon écoute,
l'invitant à mettre des mots sur ses pensées pessimistes, afin de
lui conseiller une orientation thérapeutique adaptée. Elle a
accepté le principe, mais a refusé tout cadre établi
(fréquence, lieu fixe, etc.).
J'ai très vite compris que Mme F. n'était
absolument pas prête à entreprendre une thérapie
analytique. Bien qu'ayant décidé de se confier à moi, ses
défenses s'exprimaient avec force et contredisaient ces intentions.
Connaissant assez bien certains épisodes de sa vie par le biais de
témoignages, je constatai qu'elle mentait sans arrêt sur les
faits, par omission ou par déformation, que le simple fait de raconter,
même en affabulant, ses échecs lui était insupportable,
qu'elle prêtait aux gens des intentions et des attitudes totalement
erronées et irréalistes, leur faisant supporter tout le poids de
ses ennuis et que, surtout, elle nourrissait une méfiance absolue envers
les psychothérapeutes, et notamment les psychanalystes.
Elle était en proie à une réelle souffrance
et me semblait en danger. Au fil de ses échecs
répétés, elle recommençait sans cesse à
zéro, tant sur le plan affectif que professionnel. Elle était
à chaque fois confrontée aux mêmes situations et ne
semblait tenir aucun compte de ses expériences passées pour
modifier son comportement et éviter un nouvel échec.
Mais, les années passant et les échecs
s'accumulant, ses principales stratégies pour
« rebondir » après un licenciement ou une rupture,
c'est-à-dire son entregent professionnel et son pouvoir de
séduction, devenaient de plus en plus inopérantes. Sa situation
morale et matérielle se dégradait rapidement, provoquant une
idéation suicidaire de plus en plus fréquente et
élaborée.
A ce stade elle avait besoin d'aide, mais en évitant au
maximum de déclencher des prises de conscience trop massives qui
auraient remis en cause les fondements même de sa personnalité. Au
fil de son anamnèse, reconstituée a partir des ses dire, de
souvenirs personnels et de témoignages, je me suis
aperçu :
1) que l'angoisse était présente dans chacune de
ses relations interpersonnelles, voire même dans ses relations avec les
choses (en proie à une maladresse étonnante dès qu'elle se
sentait observée, voire même simplement observable) ;
2) que cette angoisse et l'agressivité associée
étaient grandement amplifiées par une hyper sensitivité,
notamment une hyperacousie, établissant un seuil d'activation de la
vigilance très bas.
3) que la dépression était centrale, mais plus
réactionnelle et situationnelle que fondamentale ;
4) qu'elle n'avait jamais eu de projets de vie personnels et
qu'elle se limitait aux projets des autres (de manière critique et
revendicatrice) ;
5) que ses ambitions fondamentales et dynamiques concernaient
principalement son confort biologique et social, et qu'elle comptait sur les
autres pour le lui apporter ;
6) que les situations qui provoquaient ses stratégies
cognitives et comportementales catastrophiques étaient
récurrentes, peu nombreuses et relativement faciles à identifier.
Elles avaient toutes comme point commun :
a. de mettre en danger son narcissisme secondaire
b. une réaction comportementale
stéréotypée
c. une totale ignorance du narcissisme de l'autre
d. des interprétations erronées concernant les
attitudes et comportements de l'autre
7) que beaucoup de situations récurrentes étaient
sous-tendus par les mêmes processus.
8) qu'il existait de multiples traits névrotiques annexes
ne participant pas directement aux stratégies comportementales et
cognitives interrelationnelles inappropriées.
9) que son rapport à la réalité était
suffisamment établi pour lui permettre de prendre conscience de son
comportement en face de certaines situations et de réfléchir aux
pensées et processus cognitifs liés à ces
dernières.
10) qu'une absence pratiquement totale d'esprit critique envers
ses comportements inadaptés et sa persistance à placer sa
culpabilité dans des objets externes (la faute des autres) la ferait
refuser dans un premier temps toute psychothérapie trop
introspective.
Ce tableau m'a intuitivement évoqué un trouble de
personnalité état-limite.
J'ai alors pensé qu'une approche cognitivo-comportementale
de ses problèmes, basée sur une alliance thérapeutique
avec la partie non anaclitique de son Moi bien ancrée dans la
réalité, lui permettrait d'analyser ces situations
récurrentes en face desquelles elle reproduisait inlassablement les
mêmes stratégies d'échec, sans risque d'effrondrement
narcissique et avec l'espoir de modifier les comportement inappropriés
ainsi que les pensées erronées sous-jacentes.
Organisation du
mémoire
Le présent mémoire est divisé en deux
parties:
- Après avoir retracé l'historique des troubles de
personnalité état-limite et exposé la théorie
structurale de Bergeret à ce sujet, la première partie retrace la
méthodologie utilisée pour établir le diagnostic et
déterminer la meilleure approche thérapeutique.
- La seconde partie présente, selon une approche
cognitive, un plan thérapeutique visant à stopper le processus de
désinsertion sociale et de désinvestissement affectif de la
patiente, en améliorant la qualité de ses relations
interrelationnelles et en l'amenant à adopter des stratégies
comportementales plus efficaces.
1 Historique du concept d'état-limite
Le terme borderline (état-limite) est apparu pour
la première fois dans la littérature médicale en 1884 avec
Hugues aux Etats-Unis pour désigner des cas de symptômes physiques
survenant au cours d'affections psychiatriques. L'état mental de ces
sujets oscillait toute leur vie entre démence et normalité.
Le concept d'état-limite a été
repéré historiquement comme limite à la nosologie
psychiatrique d'une part, et comme limite au fonctionnement analytique dans la
cure type d'autre part.
La fin du XIXème siècle est partagée entre 2
grands courants de pensée :
· La psychiatrie européenne, essentiellement
franco-germanique sous l'influence de Magnan (1891) en France et de
Kraepelin (1913) en Allemagne, s'est attachée à
créer une nosographie des maladies mentales et à délimiter
de grandes entités théoriques.
· La psychiatrie anglo-saxonne a un peu
délaissé les problèmes sous-jacents à la
classification nosographique pour se concentrer sur une vision beaucoup plus
clinique et pragmatique des troubles mentaux. La psychanalyse et la
phénoménologie s'efforceront d'étudier les processus
sous-jacents aux symptômes et syndromes.
Les deux courants se heurteront sans cesse dans leurs travaux aux
problèmes de limites.
· Du côté des classificateurs, la
volonté de « mettre les malades dans des
boîtes » se heurtera toujours à la complexité de
la réalité clinique, et la nécessité de
créer des « classes limites » et des
« limites de classe » apparaîtra très
tôt. Ces classes serviront à caractériser des formes
« atténuées »,
« pseudo », « mineures », etc. des
troubles mentaux :
Kraepelin décrit des formes atténuées
de démence précoce. Entre 1885 et 1890, Kahlbaum distingue
les héboïdophrénies des démences
précoces par leur propension à la délinquance et la
prévalence des troubles du comportement de type caractériel, sans
évolution déficitaire.
En 1921, Kretschmer partage les individus normaux en deux
catégories : les cyclothymes et les schizothymes, et
rapproche ces derniers de la schizoïdie, qu'il caractérise
par une inhibition associée à une impulsivité conduisant
à une inadaptation sociale sans survenue de processus dissociatif. Ce
concept est développé en 1924 en France par Minkowski.
A la même époque, Claude décrit les
schizoses et la schizomanie, qu'il situe entre les
névroses et les psychoses. Il proposera en 1939 le concept de
schizonévrose, développé également par
Ey en 1955, caractérisé par la coexistence de
comportements névrotiques polymorphes (hystérique, obsessionnel,
psychopathique) et de décompensations psychotiques aiguës
(délirantes ou discordantes).
· Du côté des psychanalystes, Jung parle
dès 1907 de psychotique introverti, Biswanger (1929) de
schizophrénie polymorphe pseudo-névrotique et Deutsch (1934)
évoque les personnalités « as if » qui
imitent une identité névrotique.
D'autre part, au cours de
la première moitié du 20ème siècle,
l'opposition radicale entre psychose et névrose s'est
atténuée grâce à l'affinement des définitions
et à la découverte de cas clinique n'entrant dans aucune de ces
deux catégories.
En 1938, Stern étudie le
« groupe borderline des névroses », Hoch et Palatin
(1949) présentent les « micropsychoses » comme des
formes pseudo-névrotiques de la schizophrénie.
Dans la
seconde moitié du 20ème siècle, ce sont surtout
les difficultés à poser des indications de cure psychanalytique
ou les difficultés rencontrées en cours de cure qui
amènent les psychanalystes à distinguer une troisième
catégorie de patients, composée de névrosés
atypiques.
2 Théorie structurale de Bergeret
D'après Bergeret1(*), la névrose et la psychose sont des structures
(fixité, stabilité, cohésion interne) alors que
l'état-limite est une organisation (ensemble de sous-systèmes
oscillants et pendulaires, bordés et parfois partiellement recouverts
par les 2 structures). Cette organisation évolue de la manière
suivante :
- Normalité jusqu'à l'âge de
2 ans
- Traumatisme désorganisateur
précoce : sexuel ou à valeur de séduction,
perçu comme une blessure narcissique. Ce traumatisme est un
postulat qui n'apparaît pas dans l'anamnèse du sujet et
qu'il ne faut pas rechercher dans l'analyse car la réalité de son
existence n'est pas importante.
- Pseudo-latence précoce : Mouvement
de refoulement des questionnements sexuels qui va durer très longtemps,
sans conflit oedipien.
- Tronc commun aménagé :
Cette période de latence peut durer toute la vie si aucun traumatisme ne
survient.
- Pseudo-latence tardive + traumatisme
désorganisateur tardif. En cas de second traumatisme
vécu comme blessure narcissique, les mécanismes de défense
deviennent trop faibles et il y a aménagement en psychose,
névrose ou caractère pervers (idem psychose mais états de
défense très solides). Risque de décompensation et de
suicide.
Comparaison des trois organisations structurales selon
Bergeret
Critère
|
Psychose
|
Névrose
|
état-limite
|
Fonctionnement psychique
|
Points de fixation-régression archaïques
|
Organisation du Moi autour du primat du génital et du
complexe d'OEdipe
|
Points de fixation au-delà de l'archaïsme oral et
anal, mais sans atteindre l'OEdipe
|
Nature du conflit
|
Entre le Ça (via le Moi) et la réalité
|
Entre le Moi (via le Surmoi) et les pulsions émanant du
Ça
|
Entre l'Idéal du moi et le Ça (via le Moi) et la
réalité
|
Nature de l'angoisse
|
Morcellement
|
Castration
|
Perte d'objet
|
Mécanismes de défense
|
Déni sur l'existence de la
réalité et forclusion sur sa signification,
clivage du Moi
|
Refoulement des représentations
pulsionnelles garantissant l'intégrité du Moi.
|
Clivage des objets et forclusion des significations de la
réalité, déformation du Moi par recours au refoulement
|
Economie
|
Dominance de la libido narcissique primaire
|
Implication de la libido objectale
|
Pathologie du narcissisme secondaire
|
Relation d'objet
|
Fusionnelle
|
Génitale
|
Anaclitique
|
Processus
|
Prédominance des processus primaires sous l'emprise du
principe de plaisir
|
Prédominance des processus secondaires avec
élaborations et compromis respectant le principe de
réalité
|
Entrelacement des processus primaires et secondaires et des
principes de plaisir et de réalité en proportions variables
|
3 La personnalité limite (borderline) d'après le
DSM IV
L'intégration du concept d'état-limite au DSM a
été largement facilitée par l'éclatement de la
nosographie psychiatrique en troubles plutôt qu'en grandes entités
nosologiques. D'après le DSM IV2(*), la personnalité Borderline se définit
ainsi3(*) :
Mode général d'instabilité des relations
interpersonnelles, de l'image de soi et des affects avec une impulsivité
marquée, qui apparaît au début de l'âge adulte et est
présent dans des contextes divers, comme en témoignent au moins
cinq des neuf manifestations suivantes:
(1) Efforts effrénés pour éviter les
abandons réels ou imaginés
(2) Mode de relations interpersonnelles instables et intenses
caractérisées par l'alternance entre les positions extrêmes
d'idéalisation excessive et de dévalorisation
(3) Perturbation de l'identité: instabilité
marquée et persistante de l'image ou de la notion de soi
(4) Impulsivité dans au moins deux domaines
potentiellement dommageables pour le sujet (par ex.., dépenses,
sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises de
boulimie).
(5) Répétition de comportements, de gestes ou
de menaces suicidaires, ou d'automutilations
(6) Instabilité affective due à une
réactivité marquée de l'humeur (p. ex., dysphorie
épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant
habituellement quelques heures et rarement plus de quelques jours).
(7) Sentiments chroniques de vide
(8) Colères intenses et inappropriées ou
difficulté à contrôler sa colère (p. ex.,
fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou
bagarres répétées)
(9) Survenue transitoire dans des situations de stress d'une
idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs
sévères
4 Clinique des Etats-limites et symptomatologie
différentielle
Les patients présentant un trouble de personnalité
état-limite peut présenter pratiquement tout symptôme
présent dans la sémiologie psychiatrique. A la suite de Kernberg,
elle sera examinée ici selon 5 points :
Angoisse
- Constante, labile, polymorphe
- Incapacité à mentaliser un trop plein
énergétique que la pulsion amène au seuil
Préconscient-Conscient (PC) et s'accompagne souvent d'un besoin de
décharge.
- Angoisse d'abandon et
d'éloignement (plus que de perte) d'objet
- Elle s'accompagne d'autres formations symptomatiques qui ne
semblent pas la limiter, les mécanismes de défense et les
formations de compromis étant toujours débordées.
Dépression
C'est l'élément central du fonctionnement
état-limite.
- Labilité de l'intensité en fonction de
mécanismes maniaques
- Rareté ou absence d'inhibition (pas de ralentissement
moteur)
- Absence de culpabilité
- Sentiments de déception (remplaçant la
culpabilité du névrosé ou la honte du
mélancolique)
- Impression de vide, d'ennui, de lassitude
- Pas de perte d'objet au déclenchement ni
élaboration de mouvement dépressif
Manifestations pseudo-névrotiques
Hystériques
Phénomènes de conversion atypiques, multiples et
sévères, mais facilement résolutifs présentant un
aspect manipulatoire plus agressif qu'érotique. Incite les
réactions de rejet.
Obsessionnelles
Les idées obsédantes sont rationalisées de
façon intense, mais sans lutte ni critiques les concernant.
Fluidité, labilité, variations qualitatives et quantitatives.
Phobiques
Phobies multiples, sans fixation, erratiques, intenses et
fugitives. Elles touchent le corps supposé malade (nosophobie,
cancérophobie, sidaphobie) et l'image du patient (éreutophobie,
peur du regard ou de l'écoute de l'autre).
Manifestations pseudo-psychotiques
- Etats possibles pseudo-confusionnels, avec dissolution des
repères temporels et spatiaux.
- Ebauches délirantes flottantes et mal
systématisées, ou systématisations atypiques et
labiles.
Manifestations pseudo-psychopatiques
Dominées par la dépendance anaclitique et
l'incapacité à tolérer la frustration provoquant le
recours à des satisfactions orales primitives régressives,
excessives et transgressives (alcool, médicaments psychotropes,
drogues) ; avec pour conséquence des comportements impulsifs et
antisociaux (notamment sexuels), réversibles et
répétitifs. Tendance à la mise en acte et au passage
à l'acte qui facilitent la décharge et sidèrent la
pensée. Se sentant manipulé, le personnel soignant peut adopter
une contre-attitude de rejet envers le patient.
5 Fonctionnement psychique de l'état-limite
Du point de vue génétique, Bergeret a
distingué 7 stades, déjà cités brièvement
lors de la description structurale :
1. Indifférenciation somato-psychique
Commun aux 3 lignées
2. Evolution pré-oedipienne Pas de
fixations prépsychotiques dans le premier âge, ni de
régressions ultérieures à ce stade, mais pas
d'évolution normale vers l'oedipe à cause d'un traumatisme
psychique (ou d'un cumul de microtraumatismes).
3. Traumatisme psychique désorganisateur
précoce Ce traumatisme naît de la rencontre entre un
Moi immature et une émotion supérieure à ce que le Moi
peut métaboliser (tentative de séduction sexuelle par exemple,
réalité oedipienne). L'enfant ne peut pas traiter cet émoi
ni dans la relation (sidération), ni dans l'objet, ni dans le
génital. Le Moi range cet événement dans les frustration
et menaces narcissiques et utilise des défenses primitives :
déni des représentations sexuelles, clivage de l'objet (et non du
Moi comme dans la lignée psychotique), identification projective ou
maniement omnipotent de l'objet.
Ce traumatisme (ou cumul de
micro-traumatismes) bloque le développement libidinal, normal
jusqu'alors.
4. Période de pseudo-latence Plus
précoce et plus durable que la latence normale. C'est le tronc
commun aménagé de l'état-limite, marqué d'une
profonde immaturité. Il ne s'agit pas d'une structure (qui demande
fixité, spécificité, cohérence) mais d'une
organisation faite d'une série de d'aménagements instables,
coûteux au plan énergétique, ayant pour fonction de
préserver le Moi des structures psychotiques dépassées ou
des structures névrotiques non atteintes.
Le tronc commun peut
se prolonger toute la vie grâce à des stratégies
d'évitement, de renoncement, de travestissements (normopathie, ruses
psychopathiques, pseudo-génitalité et
pseudo-triangulation).
5. Traumatisme désorganisateur
tardif La plupart du temps, c'est un traumatisme
désorganisateur tardif qui précipite la décompensation,
à nouveau par incapacité à traiter une excitation trop
intense. Il s'agit le plus souvent d'une blessure perçue comme
narcissique (post-partum, mariage, deuil, accident physique ou affectif,
abandon, bouleversements )
Ce traumatisme provoque la grande crise
d'angoisse aiguë, paroxystique et transitoire, à la fois
prénévrotique, prépsychotique et
pré-psychosomatique.
Puis intense régression du
Moi.
Ce traumatisme tardif viendra en rappel du traumatisme
précoce.
Au plan clinique, impression d'assister à une
crise d'adolescence.
6. Pré-aménagements
post-traumatiques Aucun des ménagements du tronc commun
n'est plus possible, un nouveau système défensif doit être
mis en place. 3 voies possibles :
a. Voie névrotique sous sa forme
décompensée si le Surmoi est assez solide pour s'allier à
la partie saine du Moi pour lutter contre le Ça.
b. Voie psychotique (jamais de
schizophrénie) si Surmoi insuffisant. Mélancolie autour du noyau
dépressif ou paranoïa autour du noyau interprétatif.,
à l'aide de la force culpabilisante de l'Idéal du Moi
c. Voie psychosomatique si le sujet
désexualise et désinvestit les affects et
représentations.
7. Aménagements caractériels et
pervers Hors de ces accidents aigus, deux aménagements
possibles se détachent du tronc commun :
a. Aménagements caractériels
i. Névrose de caractère (et non
caractère névrotique) Comportements névrotique mais
sans la structure névrotique recherchant la stabilité (sujets
hyperactifs, dépressifs, imagination pauvre souffrant
d'incomplétude narcissique et compensant par des formations
réactionnelles d'anaclitisme et d'imitation)
ii. Psychose de caractère Difficulté
d'évaluation de la réalité. (et non pas de contact avec la
réalité comme les psychotiques). Utilisation du clivage et de la
projection pour chasser le mauvais dangereux pour le narcissisme. Hommes
d'action, « génies » ou
« psychopathes », adorés et haïs. Dissimulent
le besoin d'être aimés par celui d'être craints.
iii. Perversion de caractère Les agressifs
gentils, immense besoin de restauration phallique. Ils ne cherchent pas
à se faire aimer directement, mais se faire respecter
indirectement. Ni souffrance, ni culpabilité, mais
déni du droit des autres à posséder un
narcissisme.
b. Aménagement pervers Angoisse
dépressive par déni de la représentation du sexe de la
femme (en tant qu'elle ne possède pas de pénis).
Surinvestissement de la femme sur le mode narcissique.
6 Prise en charge des patients Etats-limites
6.1 Thérapies
analytiques
Contrairement à l'approche psychiatrique des patients
état-limite qui s'est développée à partir des
traitements spécifiques aux structures psychotiques, l'approche
analytique s'est plutôt développée à partir du
traitement des névroses.
Il est essentiel, avant d'entreprendre une analyse, que le
trouble de personnalité état-limite soit clairement
diagnostiqué, car la distinction entre organisation limite et
états psychotiques n'est pas toujours aisée. Kernberg propose une
technique d'investigation dynamique permettant, selon lui, de distinguer
patient psychotique et patient limite. Pour cet auteur, les opérations
défensives primitives qu'utilisent ces deux types de patients sont
certes souvent identiques, mais leurs fonctions sont très
différentes.
Dans le cas des psychoses, le mécanisme de clivage
protège le patient d'une perte totale des frontières du moi et de
la fusion.
Dans le cas des états limites, le clivage protège
le patient de son ambivalence entre l'amour et la haine, c'est-à-dire de
l'expérience du conflit mental et de la souffrance dépressive;
mais en même temps le sujet souffre de ce clivage qui rend tous ses
affects superficiels, chaotiques ou lointains, ne lui permettant pas
d'établir une relation humaine chaleureuse et de bonne qualité
à laquelle il aspire.
Cette différence importante entre les fonctions
défensives du même mécanisme selon qu'il s'agisse d'un
psychotique ou d'un état-limite justifie la prudence à adopter
lors d'interprétations dans l'ici et le maintenant : Montrer ses
défenses et la manière dont il les utilise à un patient
psychotique ne peut, selon Kernberg, qu'accroître la confusion entre lui
et l'extérieur, lui révéler l'absence de
délimitation individuelle et aggraver par conséquent les
conduites pathologiques au cours de l'entretien lui-même. Au contraire,
le patient limite dont on analyse les modalités défensives au
cours de l'investigation repère mieux l'épreuve de
réalité, perçoit plus aisément la totalité
de son moi et non simplement une partie clivée, au
bénéfice de la relation thérapeutique et de la diminution
de la pensée dichotomique (mais attention aux interprétations
trop profondes ou prématurées).
Les difficultés de ce type de thérapie sont
unanimement reconnues. Parmi celles-ci il faut citer :
- L'utilisation massive par le patient de mécanismes
très archaïques qu'il convient d'interpréter avant que
celui-ci ne s'engage dans une relation de niveau plus oedipien ;
- la menace permanente d'un passage à l'acte pendant la
thérapie ;
- la nécessité de séances suffisamment
fréquentes pour provoquer rapidement le processus transférentiel,
faute duquel thérapeute et patient risquent d'être pris dans un
lien de dépendance interminable.
Quant au choix de la thérapie, psychanalyse au sens strict
ou psychothérapie analytique (cadre aménagé, face à
face) les opinions divergent et la décision revient au
thérapeute.
Le principal risque des thérapies analytiques est le
développement d'une psychose de transfert venant se substituer à
la névrose de transfert.
6.2 Thérapies
cognitives et comportementale
Dans le cas des troubles de personnalité
état-limite et de la multiplicité des symptômes, ces
thérapies ont l'avantage de pouvoir hiérarchiser les niveaux
d'intervention et éviter l'exposition du patient à des prises de
consciences prématurées remettant en cause la structure
même de son organisation psychique.
Certains auteurs ont préconisé des méthodes
spécifiques pour ces patients. Voici quelques exemples :
- Le modèle de Young adapte la thérapie cognitive
aux patients état-limite, en partant du principe que ces derniers
souffrent de multiples troubles de la personnalité alors que la
thérapie standard est plutôt centrée sur le traitement d'un
trouble unique.
Selon lui, la caractéristique d'un patient
état-limite est de posséder plusieurs « modes de
schémas » dysfonctionnels ("protecteur détaché",
"enfant abandonné", "parents punitifs", "enfant révolté")
et de passer de l'un à l'autre au gré de sa
dysthymie.
Young voit le thérapeute comme un modèle de
nouveaux parents qui va amener le patient à adopter un mode de
fonctionnement équilibré, après avoir
protégé et consolé « l'enfant
abandonné », l'avoir débarrassé des
« parents punitifs » et avoir appris à "l'enfant
révolté" à canaliser ses émotions et ses
impulsions.
- M.M. Linehan a proposé une Thérapie
Socio-Comportementale Dialectique (DBT : Dialectical Behaviour Therapy),
spécialement adaptée aux patients borderline, basée sur la
dimension interrelationnelle du trouble, et très
documentée4(*).
Elle comporte 3 étapes: 1) Diminuer les comportements
impulsifs et ceux qui interfèrent avec la thérapie et
Accroître la compétence dans plusieurs domaines (attention et
éveil, relations interpersonnelles, tolérance à la
détresse et auto-gestion). 2) Diminuer le stress post-traumatique (
trauma désorganisateur précoce). 3) Accroître le respect
de soi-même et définir des buts personnels.
- Théodore Millon (1981) met l'accent sur le sens de
l'identité de soi.
- A. Beck (1990) préconise une grande souplesse technique
dans l'intervention thérapeutique, qui doit se dérouler selon la
séquence suivante: 1) Renforcement de l'alliance
thérapeutique 2) Réduction de la pensée
dichotomique 3) Amélioration du contrôle
émotionnel 4) Renforcement du sens de l'identité de soi 5)
Abord cognitif des schémas.
7 Cas clinique
Comme je l'ai indiqué dans l'introduction, le portrait que
je présente a été synthétisé en fonction
d'observations effectuées sur plusieurs années. Il s'efforce de
restituer les faits principaux et les traits de personnalité de madame
F, tels que rapportés par les témoignages. Il comporte
également des réflexions que madame F. a formulées au
cours de nos entretiens (conversations).
7.1 Anamnèse et
extraits de propos
Mme F. a 50 ans. Elle voudrait consulter un psychiatre
psychothérapeute pour un épisode dépressif qui,
contrairement à l'habitude ne semble pas vouloir se résoudre
spontanément et s'installe dans la durée, induisant une
idéation suicidaire élaborée. Cet état est apparu
après sa séparation d'avec son dernier compagnon et le
déménagement qui s'est ensuivi. Elle est demandeuse d'un
traitement anxiolytique pour combattre une insomnie de plus en plus
sévère et des crises d'anxiété concernant son
avenir.
Issue d'une famille bourgeoise, Mme F. a été
élevée dans une banlieue huppée de la région
parisienne. Très bonne élève et enfant obéissante,
elle grandit sans problème entre une mère soumise à son
mari et un père juste mais très exigeant, qui a construit sa vie
et sa réussite sociale comme une bataille contre le hasard, la paresse
et les communistes. Elle est assez solitaire, mais les quelques amis qu'elle
rencontre au cours de sa scolarité comptent beaucoup pour elle. Il
semble qu'elle n'ait jamais eu de petit copain au cours de l'adolescence, et
ses parents n'ont même jamais remarqué un quelconque changement de
comportement chez leur fille au cours de cette période. Mme F. ne parle
jamais de son enfance ni de son adolescence à quiconque et ne
possède aucune photo de cette époque.
C'est pour suivre sa meilleure copine qu'elle intègre une
grande école de gestion où elle va rencontrer son futur mari.
Elle a alors 22 ans. C. est un homme ambitieux, très extraverti et
intelligent qui a une grande influence sur elle. C'est son premier flirt et son
premier amant. Malgré l'opposition de son père qui voit en ce
garçon un être violent et perturbé, Mme F. l'épouse.
Cette union va durer 7 ans ; très vite les disputes
éclatent, la jeune femme se plaint régulièrement à
ses parents. Suite à des violences physiques, Mme F. appelle son
père qui lui fait quitter le domicile conjugal, lui loue un appartement
et l'aide à trouver un emploi. Le divorce est rapidement prononcé
et elle n'aura plus jamais aucun contact avec son ancien mari.
D'après son père, son caractère a
complètement changé. « Il l'a rendue folle »
dira-t-il plus tard à son second gendre. « Elle était
gentille et gaie, la voici tendue, anxieuse, méfiante, agressive en
permanence ».
Très vite Mme F. a quelques liaisons socialement
flatteuses mais éphémères, puis rencontre son second mari,
un collègue de travail. A priori, ils n'ont aucun point commun, si ce
n'est le plaisir de la bonne table. Il est le contraire du premier,
également très perturbé affectivement par une mère
abusive, mais d'une très d'une grande gentillesse. Dès leur
première soirée en amoureux, elle ne le laissera plus rentrer
chez lui, organisera l'installation commune dans un appartement plus grand et
le poussera sans ménagement au mariage en quelques mois.
Cette union durera sept ans et verra la naissance d'une petite
fille à laquelle Mme F. s'intéressera finalement bien peu
5(*) et qui nouera une
relation très forte avec son père. Le couple est irréel,
incapable de se structurer financièrement et de faire vraiment
connaissance. Mme F. dépense beaucoup et a des goûts de luxe sans
rapport avec leurs salaires. Très vite, elle a ses propres amis qu'elle
voit seule, tout en empêchant cependant son mari de sortir de son
côté ; s'il tente d'aller au cinéma ou de voir ses
anciens copains, elle lui interdit, et si ses arguments sont insuffisants, elle
tombe malade avant son départ (en général violents
vomissements ou malaises), le contraignant à renoncer à son
projet. Elle bâtit des mensonges abracadabrants et dénués
de toute vraisemblance pour masquer de mystérieuses absences qui se
prolongent parfois plusieurs jours.
Pratiquement toujours de mauvaise humeur et extrêmement
pessimiste envers l'avenir sauf lorsqu'elle a un peu bu au moment des repas,
elle rumine sans arrêt les mêmes reproches à l'encontre de
son mari : ne pas savoir s'occuper d'elle, être un minable, avoir un
caractère faible et lui gâcher la vie. Elle peut changer d'humeur
en quelques secondes, passer de la séduction presque enfantine à
la colère noire, au gré d'une réflexion qu'elle juge
blessante ou de chaussures qui lui font mal en marchant. Elle peut
également avoir de grandes colères, même contre les
objets : très maladroite, n'arrivant pas un jour à
initialiser un rouleau de papier aluminium, elle a griffé le
métal si profondément que le produit entier fut inutilisable.
Sa grande priorité est le ménage, ou plutôt
la propreté et surtout la peur des microbes. Si elle est contrainte de
recevoir chez elle quelqu'un qui garde ses chaussures, elle passe
immédiatement l'aspirateur dans toute la maison dès son
départ. Après une dispute ou une contrariété, Mme
F. se saisit d'une éponge et lave abondamment la table de cuisine et les
portes de placards pendant de longues minutes. La vue des meubles
trempés et brillants semble lui apporter un certain apaisement. Elle
trouve ce comportement parfaitement normal et l'avoue même en souriant.
Sept années après leur rencontre, son mari finit
par quitter le domicile conjugal avec sa fille, las des disputes et vexations
continuelles, des plaintes excessives de sa femme et de sa mauvaise foi.
Mme F. ne s'oppose pas à leur départ ; bien
au contraire, elle facilite même le déménagement, car
depuis quelques semaines elle a fait la connaissance d'un nouvel amant qui
semble lui apporter tout ce qu'elle cherche. Mais cette liaison ne durera pas,
le nouvel élu s'avérant également très
décevant, sans culture et sans humour, et surtout incapable de quitter
sa femme sur le champ pour venir vivre avec elle.
Elle multiplie alors les liaisons sans lendemain,
réclamant à ses compagnons des comportements qu'ils ne sont pas
prêts à adopter. Par exemple, si elle passe un week-end chez un
amant, elle exige que ce dernier soit complètement à son
écoute. Pas question, sous peine de conflit violent, qu'il aille faire
ses courses au super marché, qu'il lave sa voiture ou qu'il accepte une
invitation à prendre l'apéritif chez le voisin.
C'est dans ce contexte qu'elle va rencontrer son troisième
compagnon et vivre avec lui pour une nouvelle période de sept ans.
Elle a alors 44 ans. Une fois encore, D. est le contraire du mari
précédent. De 10 ans son aîné, extraverti et
tonitruant, il la séduit par sa situation brillante, son comportement
social décontracté et incisif, sa prise en charge autoritaire. Le
rêve de D., lui-même divorcé deux fois dans la fureur et le
bruit, est d'avoir une épouse brillante mais soumise, qui accepte ses 2
enfants en bas âge à bras ouverts lorsqu'il en a la garde,
organise de grands déjeuners de famille et reçoive ses nombreux
amis à l'improviste et sans mot dire.
Avant même qu'ils ne vivent ensemble, la relation est
tumultueuse. Sans lui dire ouvertement, elle voudrait qu'il cesse de voir ses
enfants dont il a la garde un week-end sur deux et pendant les vacances. Au
début, elle essaye de faire des efforts, reçoit les enfants en
faisant semblant de sourire, mais très vite la situation devient
intenable ; à l'approche des week-ends « avec les
enfants », l'ambiance est très tendue et les disputes
violentes se multiplient. Ayant conservé son propre appartement, elle
s'en va donc juste avant leur arrivée, « leur abandonnant la
place ». En état de fureur, elle saisira depuis chez elle les
moindres prétextes pour essayer de leur gâcher la vie à
distance par des coups de fil intempestifs, des menaces insidieuses, des
réflexions à visée anxiogène, etc.
Malgré ce climat, ils s'installent ensemble au bout de
quelques mois dans un confortable appartement. La plainte de Mme F. à
l'égard de son compagnon est immédiate, constante et violente.
Elle voudrait qu'il parte, qu'il lui fiche la paix ! Mais quand il
s'absente 2 jours en Allemagne pour son travail, elle dit qu'il aurait quand
même pu l'emmener, que ça cache sûrement quelque chose, une
autre femme sans doute ; et elle passe ces deux jours à se
morfondre dans la solitude et la rage anticipatrice des reproches qu'elle lui
fera à son retour.
Elle affirme que lorsque les enfants viennent à la maison,
ils se moquent d'elle sans arrêt, font exprès de salir et la
détestent. Le plus jeune, qui a 8 ans, est déjà
accusé d'utiliser des stratégies d'adulte pour la pousser
à bout. Très vite, elle refusera définitivement de les
voir et s'enfuira chez son ancien mari compréhensif tous les week-ends
où son compagnon recevra ses enfants.
Bien sûr, il n'est pas question de partir en vacances avec
eux dans la maison que D. loue chaque année au bord de la mer
(« ce ne serait pas des vacances, je serais juste bonne à
faire le ménage et la cuisine sans recevoir aucun remerciement
»), mais elle se plaint vivement d'être abandonnée.
Lorsque son compagnon annonce à l'avance à Mme F.
qu'il va passer une soirée chez des vieux amis (qu'elle ne veut plus
voir ni recevoir), elle tombe malade quelques heures avant son départ
(violente migraine, vomissements, malaises), l'obligeant alors à annuler
l'invitation malgré la grande colère qu'il éprouve en se
sentant manipulé. D. a vite compris et ne la tient plus au courant de
ses intentions qu'au dernier moment. « Il me met toujours devant le
fait accompli, je n'en peux plus, vivement qu'il débarrasse le
plancher ! ».
Tout en exigeant de D. un comportement de plus en plus protecteur
et attentif, sa conduite envers lui devient celle d'une ennemie : suite
à un redressement fiscal, il a des soucis d'argent, elle lui refuse
toute aide et l'oblige à vendre ses meubles. Elle lui annonce qu'elle va
le quitter, qu'elle sera plus heureuse toute seule, lui donne même la
date de son départ. Il la croit sur parole et s'organise de son
côté, trouve une location. Mme F. est abasourdie, il va
l'abandonner après l'avoir rendue malheureuse pendant sept ans ! A
sa manière, c'est-à-dire en prenant beaucoup de
précautions pour ne pas sembler en fait le supplier de rester, elle lui
demande, arguments matériels et financiers à l'appui, de renoncer
à son projet et de maintenir la vie commune. Il s'exécute sans
joie ni illusion, mais finira tout de même par partir quelques mois plus
tard.
Mme F. se rapproche alors de son second mari (le père de
sa fille), avec qui elle a renoué de très bonnes relations une
fois leur divorce prononcé. Elle l'incite à venir habiter
près de chez elle et l'aide même financièrement
à réaliser ce projet. « Comme ça nous serons
seuls ni l'un ni l'autre tout en conservant notre liberté ».
Mais si M. fait allusion dans la conversation à une femme qu'il
côtoie, le visage de Mme F. s'assombrit et elle fait des efforts pour ne
pas émettre de réflexion désobligeante dans le registre de
la jalousie.
Mme F. ne se remet pas du départ de son dernier compagnon,
elle estime qu'il lui a volé sept ans de sa vie pour finalement
l'abandonner. Elle ne s'attribue aucune responsabilité dans cette
rupture et l'accable de reproches dès qu'elle en a l'occasion. Elle est
également déçue des relations actuelles avec son ancien
mari, car elles ne répondent pas à son attente. Ils ne forment
pas un vrai couple au sens biblique du terme, et il a changé, il ne se
laisse plus manipuler aussi facilement qu'avant. De plus, très timide,
il ne lui offre pas du tout le même étayage que son compagnon dans
les relations sociales. Elle essaye de rencontrer de nouveaux amants, mais n'a
plus confiance en elle : elle se sent amaigrie, vieillie, sans charme et
sans avenir. Les rares amis qu'elle conservent font des efforts pour la
supporter, mais ne prennent jamais l'initiative de la voir ou de l'inviter, de
qui contribue encore plus à sa désinsertion sociale.
Parallèlement à ces 20 ans de relations
tumultueuses et très décevantes avec les hommes (« je
n'ai pas eu de chance, je n'ai pas rencontré les bonnes personnes, je
rêvais de luxe et de volupté et je n'ai croisé que des
minables »), Mme F. a vécu une carrière professionnelle
également très décevante.
Après des études supérieures brillantes,
elle a travaillé dans une dizaine de sociétés à des
postes de cadre. Au début, elle suscitait toujours l'enthousiasme de ses
responsables : elle paraissait vive, intelligente, femme d'action, mais
très vite elle décevait car elle n'arrivait pas à
atteindre les buts ambitieux qu'elle avait annoncé à la Direction
lors de son embauche et qui avaient emporté leur adhésion
enthousiaste.
Pourtant, au départ, elle était sincère,
elle avait réellement l'illusion d'y parvenir facilement. Mais
dès les premières difficultés et les premiers conflits,
inévitables lorsqu'on dirige un projet de changement dans une
entreprise, elle pratiquait des stratégies d'évitement et de
contournement, voire de mauvaise foi agressive, qui déconcertaient ses
interlocuteurs et les rendaient hostiles. Pour cette raison, elle a
été licenciée de nombreuses fois, mais toujours avec de
confortables indemnités car il était difficile de lui faire de
vrais reproches officiels et consensuels tant son attitude était
différente d'un interlocuteur à l'autre.
L'illusion concernant ses capacités professionnelles
constitue un facteur stable de son caractère. En voici un exemple: un
jour, son compagnon lui demande de l'aide pour traduire en Français un
contrat de deux pages rédigé en Américain. Elle accepte
spontanément et avec un certain enthousiasme : « je n'en ai
pas pour longtemps, une heure tout au plus ; je te préviens, je
traduis à la volée, comme j'en ai l'habitude, en conservant
l'esprit du texte, mais sans coller aux mots, car les américains sont
lourds ».
Elle revient quatre heures plus tard, le visage maussade et
fatigué : « J'ai perdu mon après-midi. Quand je pense
que j'aurais pu me reposer au lieu de m'enquiquiner à rendre service...
Je suis vraiment une poire ! je n'y arrive pas, ce texte est difficile
à traduire et complètement débile ; j'ai juste fait
le début et un peu la fin, je ne suis plus bilingue, ce qui est normal,
car avant de te connaître je voyageais beaucoup, mais maintenant on ne va
jamais plus nulle part ».
Voici quelques extraits synthétiques de nos
conversations :
« Vous me demandez comment s'exprime mon état
dépressif... Je n'ai plus de goût à rien, le meilleur
moment de la journée, c'est quand je vais me coucher, je ne suis bien
qu'au lit. Avec un somnifère. Je me demande pourquoi je me lève
d'ailleurs, je n'ai plus de travail. Mais j'assure quand même mes
tâches quotidiennes, je suis très scrupuleuse avec le
ménage, la poussière vient vite ici avec l'avenue. J'ai du mal
à dormir aussi, car les voisins font beaucoup de bruit la nuit. Celle du
dessus marche avec ses talons le soir sur le carrelage, ça fait
`tictictictic', à croire qu'elle veut me rendre folle. A
côté, c'est un américain, il parle très fort au
téléphone, on entend tout, il ne se gêne pas, si
j'étais un homme il n'oserait pas faire ça, j'irais le faire
taire. A gauche, c'est une vieille dame, elle reçoit sans arrêt,
ses invités partent à deux heures du matin en claquant les portes
et en rigolant, ce n'est visiblement pas leur problème si les gens
essayent de dormir. Et au fond du couloir, c'est une famille avec deux
enfants ; ils laissent exprès leur porte ouverte pour que les
gosses s'amusent à faire du bruit dans le couloir.
Non, je ne me sens pas vraiment fatiguée bien qu'on ne
m'ait pas emmenée en vacances depuis très longtemps. Je ne vois
plus personne en fait, les gens passent leur temps à me raconter leurs
problèmes et se fichent bien des miens. Si je n'avais pas ma fille, je
sais bien que j'en terminerais là, c'est beaucoup trop long la vie.
En fait, ça dépend des jours, mais globalement je
souffre tout le temps, ça ne va jamais bien, même dans les bons
moments, c'est une menace permanente, je pense que je finirai Alzheimer comme
ma mère. En fait, ce qui m'angoisse, c'est que je change sans
arrêt d'état d'esprit envers ma situation. A certains moments, je
me dis que ce n'est pas si grave, que j'ai de l'argent devant moi et que je
retrouverai bien un job, j'en ai toujours trouvé quand ça
devenait urgent. Mais l'heure d'après, c'est la vraie panique, je me
vois toute seule dans une chambre sordide, abandonnée de tous et surtout
de ma fille qui me manque.
Et depuis quelques années, même quand je suis de
bonne humeur et que ça va bien, au lieu d'en profiter je me dis que dans
une heure ça n'ira plus et ça m'enlève tout espoir. Si je
bois un verre ça va mieux, mais après j'ai la
migraine ».
« Je ne me suis pas assez occupée de ma fille,
je le regrette, je l'ai trop laissée à son père et
maintenant je suis angoissée pour elle, j'ai l'impression qu'elle n'est
pas prête pour affronter la vie malgré ses 19 ans. Quand je lui
téléphone, on dirait que je la dérange, elle répond
par "oui" ou par "non", je ne l'appelle plus, j'attends qu'elle le fasse, mais
en fait elle ne m'appelle que si elle a besoin de quelque chose. J'imagine que
je l'enquiquine car je lui demande si elle travaille ses examens, si elle
compte réussir cette année, si elle fait bien son
ménage... J'estime que j'ai quand même le droit de poser ces
questions, vu que c'est moi qui paye son loyer.
Son père lui, il s'en fiche qu'elle réussisse, il
l'a élevée sans trop se soucier de sa réussite sociale,
jamais une expo ni un musée, le sport toujours le sport ! Alors
forcément, il ne lui pose aucune question sur les études,
ça fâche mademoiselle, mais en attendant c'est moi qui fais les
chèques ! Non, elle n'a jamais redoublé, elle a des
résultats corrects, mais elle pourrait faire beaucoup mieux, elle n'a
pas eu le bon exemple. Je pense qu'elle a tout faux et je lui dis, elle
continue à fréquenter ses amis d'enfance, des minables qui n'ont
ni argent ni ambitions, au lieu d'essayer de se faire des relations qui
l'aideraient à réussir. Ca vous paraît cynique mais c'est
comme ça la vie. Je ne comprend vraiment pas ce qu'elle a dans la
tête, elle ne me parle jamais de projets d'avenir, ça doit
être le vide, j'imagine qu'elle se dit simplement que tant que Maman
paiera, ce sera la belle vie ».
« Je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte tout
cela, ce sont mes problèmes et je ne demande rien à personne, je
le dis toujours, on ne peut compter que sur soi-même et en fait
c'est surtout une question de chance».
« Je m'aperçois depuis quelques années
que j'ai tout raté : ma vie professionnelle, ma vie privée
et surtout ma fille qui ne m'aime pas. En fait, je n'ai pas eu la chance de
rencontrer les gens qui auraient pu me procurer une vie
agréable. Tous les gens avec qui j'ai vécu, sans exception,
ne savaient que rabâcher la même chose : « tu es
fâchée contre la terre entière, tu es une menteuse, tu ne
sais pas ce que tu veux, tu n'es jamais contente, essaye un peu d'être
franche, pose des questions directes au lieu de faire des allusions
incompréhensibles... ». J'ai tout fait pour eux et ils n'ont
jamais rien fait pour moi. Dans ma carrière professionnelle, la
même chose : j'aurais pu, comme certaines de mes amies, rencontrer
des pointures avec qui créer des alliances, je n'ai croisé que
des minus qui me jalousaient et prenaient un malin plaisir à me faire
échouer ».
« Si mon dernier compagnon est resté avec moi
sept ans, c'était surtout pour mon argent et avoir une bobonne à
la maison qui lui lave son linge et accueille ses amis. C'était un peu
mal me connaître, car je n'ai jamais rien fait de tout cela. Et pour me
remercier il m'a abandonnée».
7.2 Relevé
sémiologique
Suite à l'élaboration de cette anamnèse,
j'ai procédé à un relevé sémiologique en
fonction des critères cliniques du DSM IV en matière de
diagnostic d'un trouble de personnalité limite :
Critères cliniques du DSM IV
Critère n° 1 : Efforts
effrénés pour éviter les abandons réels ou
imaginés
Tout au long de ses diverses relations, Mme F. a lutté
contre les abandons, fussent-ils de quelques heures, grâce à des
stratégies conscientes (menaces, disputes) ou inconscientes
(somatisation). Dans les cas d'abandons réels, notamment de la part de
son dernier compagnon (D.), ces efforts échappaient à toute
logique et les comportements associés tendaient plutôt à
aggraver la situation.
Les efforts contre les abandons imaginés ont
été constants toute sa vie et touchent non seulement l'objet
principal mais également ceux qui ont eu une valeur investie à un
moment donné dans le passé. Ils s'expriment principalement sur le
mode de la jalousie : en toutes circonstances, l'évocation par l'un de
ses compagnons d'une femme qui pourrait devenir un objet de désir
(collègue, amie, cliente, etc.) provoque immédiatement une mise
à distance et des commentaires péjoratifs.
Critère n° 2 : Mode de relations
interpersonnelles instables et intenses, caractérisées par
l'alternance entre les positions extrêmes d'idéalisation excessive
et de dévalorisation
Lors de chaque rencontre, Mme F. est extrêmement
enthousiaste envers ses nouveaux amis, cherche à leur ressembler,
identifie ses projets aux leurs, adopte les mêmes goûts, les
mêmes loisirs... Mais à la moindre critique ou à la moindre
tentative de mise à distance, Mme F. les accable de reproches
(derrière leur dos) et rompt la relation.
Ce mode de relation est clairement illustré lorsque Mme F.
accélère le départ du domicile conjugal de son second mari
et de sa fille très peu de temps après avoir rencontré un
nouvel amant. Ce dernier incarnera l'homme idéal pendant quelques
semaines ; puis, devant son hésitation à abandonner
lui-même sur le champ sa famille pour venir s'installer avec Mme F., elle
le tiendra personnellement responsable de son malheur et du départ de
son mari.
Critère n° 3 :
Perturbation de l'identité: instabilité marquée et
persistante de l'image ou de la notion de soi
L'épisode de la traduction manquée est très
significatif. Mme F. a toujours surévalué ses capacités
professionnelles réelles, en se fiant toujours à l'image qu'elle
donnait et à celle que lui renvoyaient ses collègues et
responsables. Elle a toujours entretenu envers les tâches qu'on lui
confiait une pensée anticipative « magique »,
gommant mentalement toutes les difficultés et contraintes qu'elle
rencontrerait au cours de sa mission. Lorsqu'elles survenaient, ces
difficultés se révélaient en général
insurmontables car non prévues et mal négociées
(agressivité, évitement, etc.).
Devant les échecs les plus évidents, elle n'a
jamais reconnu la moindre faute personnelle, ou alors des fautes imaginaires et
gratifiantes sur le fond (« ma seule erreur, c'est de m'être
opposée au licenciement de X., le seul qui était valable dans
cette boîte, ça n'a pas plu à la Direction »), ou
qui la disculpaient définitivement (« je suis entrée
trop vite dans le bureau de X., le Directeur Général, il
était en train de tripoter sa secrétaire, c'était
évident qu'après cela il allait m'accuser de tous les
maux »).
Elle accusait systématiquement les autres, soit d'avoir
fait capoter volontairement le projet pour d'obscures raisons
supérieures, soit d'avoir fait preuve d'une immense incompétence
qu'elle ne pouvait à elle seule compenser.
Critère n° 4 : Impulsivité
dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet (par
ex.., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile
dangereuse, crises de boulimie).
Il est évident que dans la vie de Mme F. l'alcool et les
médicaments psychotropes (hypnotiques et anxiolytiques) ont toujours
joué un rôle important au niveau de sa thymie. Elle a
également été très dépensière par le
passé.
Mais on ne peut plus parler aujourd'hui d'impulsivité
caractérisée dans ces domaines, car le principe de
réalité (problèmes financiers ou migraine) s'est
imposé au fil des années, doublé par un certain nombre de
rituels qu'elle s'impose pour maîtriser sa vie.
L'auto-agressivité se situerait plutôt au niveau des
échecs personnels et professionnels, tellement fréquents et
répétitifs qu'ils semblent s'apparenter à de
l'autodestruction.
Critère n° 5 :
Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires,
ou d'automutilations
L'idéation suicidaire est apparue assez récemment
dans la vie de Mme F., en même temps que l'aggravation du syndrome
dépressif. Elle n'a jamais commis de TS avérée ni
d'automutilation. Elle conçoit actuellement le suicide comme un projet
à terme (2 ans) qui aurait pour déclencheur l'épuisement
de son capital (Mme F. ne travaille plus depuis près d'un an et elle
puise dans ses économies pour vivre).
En revanche, dans les disputes avec ses compagnons ou dans ses
lamentations envers l'avenir, elle évoquait souvent cette
possibilité « pour échapper à toute cette
m.... »
Critère n° 6 :
Instabilité affective due à une réactivité
marquée de l'humeur (p. ex., dysphorie épisodique intense,
irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques
heures et rarement plus de quelques jours).
Cette instabilité affective est très
prononcée chez Mme F. L'état caractériel est marqué
par une dysphorie de fond. L'anxiété et l'angoisse accompagnent
pratiquement toute relation interpersonnelle. L'humeur est cyclothymique et
peut changer en quelques secondes, suite à une réflexion
jugée blessante, à des chaussures qui lui font mal ou à
une averse inopinée. Les agressions verbales qui s'en suivent
inévitablement sont assez stéréotypées, sous forme
de reproches adressés à l'autre, rendu systématiquement
responsable.
Certains sujets semblent également la préoccuper
brutalement et monopoliser toute son anxiété (par exemple,
concernant l'inscription de sa fille en première année
d'université, elle a commencé à stimuler agressivement
celle-ci chaque jour dès le mois de décembre (bien trop tôt
donc) et ne s'en est plus souciée à partir de mars (le bon moment
pour retirer les dossiers d'inscription).
Critère n° 7 : Sentiments chroniques de
vide
Mme F. a exprimé ce sentiment de vide permanent pendant un
entretien. Surtout au réveil, elle se demande toujours pourquoi elle se
lève, rien dans sa journée ne l'intéresse. Elle ne lit
jamais, n'écoute pas de musique. Lors de ses angoisses d'abandon,
notamment quand son dernier compagnon s'absentait pour des raisons
professionnelles, elle avait parfois le sentiment de ne plus vivre, que le
temps était figé et que rien ne pourrait jamais plus la
distraire.
Critère n° 8 : Colères intenses
et inappropriées ou difficulté à contrôler sa
colère (p. ex., fréquentes manifestations de mauvaise humeur,
colère constante ou bagarres répétées)
Chez Mme F., les crises de colère, ou tout du moins leur
manifestation, ont diminué avec l'apparition des symptômes
dépressifs. Néanmoins, elle semble toujours prête aux
conflits interpersonnels (notamment avec ses voisins), immédiatement
conduits sur le mode de la colère. Une fois énervée, elle
devient incapable de se maîtriser et peut proférer les propos les
plus blessants sans jamais sembler éprouver le moindre remords. Une fois
la crise passée, elle n'exprime jamais aucun regret et semble
réduire sa dissonance en essayant de justifier les propos qu'elle a
tenus, souvent aux détriments de la plus élémentaire
logique.
Dans ses années de jeunesse, elle entretenait avec ses
différents compagnons des rapports basés sur la confrontation
permanente et les reproches. Ses compagnons ne pouvaient pas échapper
à ces relations, car elle était incapable de tolérer
calmement la moindre frustration ; s'ils pouvaient faire l'effort de satisfaire
toutes les exigences de Mme F., il y avait de nombreux facteurs qu'ils ne
contrôlaient pas et dont la survenance était susceptible de
déclencher sa colère (au restaurant par exemple où une
trop longue attente entre les plats pouvait transformer un dîner
d'amoureux en cauchemar). Dans ce cas Mme F. finissait toujours par diriger sa
colère contre son compagnon, l'accusant par exemple de mollesse et de
manque de virilité s'il refusait d'agresser violemment le serveur).
L'hypersensitivité, et notamment l'hyperacousie manifeste
dont souffre Mme F. est sans aucun doute un facteur aggravant de cette
dysthymie.
Au fil des ans, et notamment depuis l'apparition des premiers
symptômes dépressifs, la colère se transforme peu à
peu en abattement et en litanie dysphorique, mais l'agressivité reste
sous-jacente et le conflit reste la solution privilégiée pour
résoudre tous les problèmes interpersonnels.
Critère n° 9 : Survenue transitoire dans
des situations de stress d'une idéation persécutoire ou de
symptômes dissociatifs sévères
L'idéation persécutoire fait partie de la
personnalité de Mme F. et s'exprime fortement en cas de conflit ou de
stress. Elle exprime sans cesse des suppositions sur les intentions des gens,
suppositions qui révèlent très souvent une grande
incompréhension du fonctionnement psychique des personnes
concernées.
Quand elle évoque le bruit incroyable que font les
habitants de l'immeuble (fort calme au demeurant), on peut imaginer un
véritable complot destiné à la faire souffrir. Il faut
préciser ici encore que l'hyperacousie dont elle souffre et son seuil de
tolérance très bas provoquent sans doute chez elle un vrai
trouble, mais elle associe automatiquement à ces nuisances sonores une
idéation persécutoire (et non pas par exemple à de simples
maladresses ou à un manque de savoir-vivre).
Le tableau clinique confirme la présence d'au moins cinq
des neuf symptômes décrits dans le DSM IV, condition
nécessaire pour proposer le diagnostic de trouble de personnalité
état-limite.
Pour confirmer ce diagnostic ou bien l'infirmer, il convient
maintenant d'étudier les différentes hypothèses
nosographiques concernant les nombreux symptômes et syndromes
présents dans le tableau clinique.
7.3 Etude des
différentes hypothèses nosographiques : diagnostic
différentiel
1) Névrose obsessionnelle et troubles
phobiques Les rituels de lavage effectués par Mme F.
lorsqu'elle est contrariée ou en colère ainsi que sa peur
irrationnelle de la saleté et des microbes pourraient faire penser
à une pathologie névrotique obsessionnelle, car ils occupent une
grande place dans sa vie.
Mais le côté labile des
idées obsédantes, l'absence de lutte contre ces idées et
l'absence de critique devant les rituels très rationalisés font
écarter ce diagnostic.
2) Paranoïa J'ai longtemps pensé
que les troubles psychiques de Mme F. étaient sous-tendus par une
structure psychotique encore compensée de type paranoïaque6(*), tant ce type de traits est
présent dans sa personnalité. Sa méfiance envers les
"mauvais objets" clivés est totale, elle projette sur eux les pires
intentions et fourberies. L'orgueil et l'hypertrophie du Moi sont
également en haut de tableau (elle qualifie volontiers les gens qui
travaillent avec elle de « petite main »,
« mignonnette sans cervelle »,
« grouillot », etc.) et sous-estime toujours ses
interlocuteurs, allant volontiers jusqu'au mépris, aux dépens de
toute réalité objective. Elle a également la
volonté illusoire de toujours se débrouiller seule. Il faut
également ajouter la susceptibilité, les jugements erronés
et une certaine rigidité du psychisme (mêmes réactions
stéréotypées envers des situations manifestement
différentes).
Mais le paranoïaque n'a pas cette angoisse de
l'abandon ni cet aspect autodestructeur dans la relation anaclitique qu'elle
entretient avec les gens ; il se juge autosuffisant, ce qui n'est vraiment
pas le cas de Mme F..
3) Dépression Cet aspect est celui qui
me semble le plus délicat à appréhender, car le tableau a
considérablement évolué au cours des derniers mois.
Le tableau dépressif est désormais prégnant.
L'anxiété, voire l'angoisse, est présente dans toutes les
relations interpersonnelles. Certains caractères peuvent nous faire
penser à un syndrome dépressif unipolaire majeur, mais d'autres
excluent ce diagnostic.
En faveur d'un syndrome dépressif
unipolaire majeur :
Mme F. éprouve désormais un
fort sentiment d'absence de valeur personnelle (sur les plan professionnel
aussi bien qu'affectif) associé à une perte totale d'espoir
envers l'avenir. Son affect dépressif lui fait envisager le suicide
comme la seule solution possible pour échapper à l'insupportable
(de graves soucis financier à terme) ; elle n'envisage aucune
amélioration possible et ne croit plus à la
chance.
Considérant le suicide comme la solution finale pour
échapper à ses ennuis professionnels, elle nourrit peu de
préoccupations quant aux éventuels échecs futurs.
Par contre, elle ne parvient toujours pas à mentaliser et
à accepter les risques d'abandon interpersonnels et est prise de panique
lorsque son ancien mari qui vit près de chez elle a le moindre souci de
santé ou évoque la possibilité de
déménager.
La fragilité de l'estime de soi est
devenue extrême, La dépendance envers l'autre est très
forte.
Mais :
L'affect de tristesse n'est pas stable
et peut se transformer en colère revendicative au sujet de la relation
exigeante, hostile et dépendante qu'elle essaie de prolonger avec son
ancien compagnon (qui accepte de moins en moins ce mode de communication et
évite au maximum tous les contacts, même
téléphoniques).
Le ralentissement psychomoteur affectant
les patients déprimés majeurs est également absent du
tableau clinique de Mme F., bien que celle-ci se plaigne très souvent
d'être fatiguée.
De plus, jusqu'à ces derniers
mois, les notions d'échec, de culpabilité et de remords
étaient totalement absentes de son discours, attribuant toujours les
causes de ses ennuis à une origine externe.
Enfin, elle reste
sur une position d'autosuffisance illusoire concernant l'aide que pourrait lui
apporter un thérapeute, contrairement aux déprimés
sévères qui font généralement un bon accueil de
cette aide.
Les caractères dépressifs
présentés par Mme F. ne peuvent donc pas aboutir au diagnostic
d'un syndrome dépressif unipolaire majeur, tel que décrit dans le
DSM IV.
4) Troubles de la personnalité
a. Personnalité histrionique
Comme les
personnalités histrioniques, Mme F. est constamment en recherche
d'attention vis-à-vis de ses proches et, toujours dans la demande,
adopte volontiers un comportement manipulateur, notamment pour empêcher
les abandons réels ou imaginés. La labilité de ses affects
et de sa thymie est également une caractéristique importante de
son caractère.
Mais l'instabilité de ses relations, la
nature anaclitique de ces dernières et les sentiments de vide, de
solitude et d'incompréhension qui l'habitent en permanence ne permettent
pas d'assimiler le cas de Mme F. à celui d'une personnalité
pathologique de type histrionique.
b. Personnalité
schizotypique
L'idéation persécutoire qui envahit Mme
F. lorsqu'un conflit l'oppose à des "mauvais objets" ainsi que les
illusions qu'elle entretient concernant ses capacités professionnelles
pourraient faire penser à une personnalité schizotypique.
Mais dans son cas, cette idéation constitue un symptôme
transitoire qui ne se manifeste que dans les situations de stress (souvent
provoquées par son hypersensitivité par rapport à
l'environnement). De plus sa réactivité interpersonnelle reste
intacte, elle n'est pas « coupée du monde ». Elle
n'est pas non plus « envahie » par cette idéation et
parvient à adapter son comportement manifeste au principe de
réalité.
Les traits empruntés à la
personnalité schizotypique ne caractérise donc pas les troubles
de Mme F.
c. Personnalité anti-sociale
Le comportement
manipulateur de Mme F., souvent exprimé sans aucun remords ni aucune
culpabilité, pourrait être celui d'une personnalité
psychopathe.
Mais ce comportement n'est jamais mis en oeuvre pour
rechercher des profits, un pouvoir ou un avantage matériel ; sa
finalité est toujours une forme de lutte contre l'abandon ou la perte
d'objet. De plus, le contrôle pulsionnel est plus étendu que celui
du psychopathe et elle parvient toujours à rester dans les limites d'un
comportement socialement acceptable.
d. Personnalité dépendante
La peur
d'être mise à distance ou abandonnée, très
présente chez Mme F. est également la caractéristique
principale d'une personnalité dépendante.
Mais face
à une menace d'abandon, la personne dépendante réagit par
une attitude de soumission et une tentative de rapprochement, alors que Mme F.
lutte le plus souvent en manipulant agressivement son partenaire pour le tenir
à la bonne distance.
Face à l'abandon réel, Mme F.
réagit par un sentiment de vide affectif, de colère et de
revendication. La personne dépendante réagit plutôt en
cherchant une relation de substitution.
Contrairement à la
personne dépendante, ses relations sont intenses et très
instables.
Bien que présentant des similitudes avec la
personnalité dépendante, Mme F. n'en présente pas toutes
les caractéristiques.
7.4 Etablissement du
diagnostic
Le matériel clinique en notre disposition ne permet pas de
classer les troubles de Mme F. dans une lignée franche psychotique ou
névrotique.
La comparaison des symptômes de Mme F. avec le tableau
clinique du DSM IV permet de diagnostiquer un trouble de la personnalité
état-limite.
Le diagnostic différentiel effectué par rapport aux
autres syndromes possibles montre que le trouble de personnalité
état-limite est le mieux caractérisé.
La thérapie proposée devra donc être
adaptée à ces troubles.
Rapprochement du diagnostic avec la théorie
structurale de Bergeret ; hypothèse concernant le fonctionnement
psychique de ce cas clinique
Le traumatisme désorganisateur précoce à
l'origine du trouble de personnalité état-limite passe le plus
souvent inaperçu et n'est que rarement évoqué par le
patient dans son anamnèse.
La structure psychique n'évoluant pas normalement vers la
résolution de l'Oedipe, les processus primaires ne permettent pas une
intégration correcte des situations psychologiques ou sociales
rencontrées par la personne ; pour rester insérée,
celle-ci doit alors adapter ses processus secondaires et procéder
à des aménagements caractériels qui renforcent ou
remplacent les mécanismes de défense primaires inadaptés
ou trop faibles.
Cette adaptation se fait au prix d'une grande énergie qui
devient au fil des ans l'essence de sa vie : la personne finit par
confondre des notions telles que la motivation, l'ambition et la volonté
avec les efforts désespérés qu'elle fait pour se maintenir
socialement et affectivement dans la norme (et même au-dessus), sans
jamais atteindre les buts irréalistes fixés par son Moi
idéal, donc avec une grande angoisse et beaucoup de déceptions.
N'ayant jamais atteint un stade de maturation psychique
suffisant, elle est incapable d'empathie et donc de compréhension du
fonction psychique des autres ; elle interprète en permanence leur
comportement sur un mode négatif voire persécutoire si elle les
juge « mauvais », et sur un mode positif, voire
séducteur si elles les juge « bons ». La dysthymie
résultant de cette instabilité (voire également de
facteurs biologiques et/ou génétiques) fait varier ses
interprétation au gré du temps.
Lorsqu'un traumatisme désorganisateur survient (dans le
cas de Mme F. la violence de son premier mariage), ou simplement en cas de
syndrome dépressif réactionnel provoqué par les
échecs de vie, la volonté de faire vivre ces processus
secondaires fragiles et mal adaptés s'effondre. La personne se sent
alors condamnée par la terre entière car personne ne peut la
comprendre et l'aimer.
Ses défenses habituelles contre l'incompréhension
et l'abandon (agressivité, revendication, somatisation, rêves de
grandeur, paranoïa, etc.) deviennent terriblement inefficaces devant
l'intensité de l'angoisse et, pour se protéger au mieux des
attaques, se désinvestit socialement voire même affectivement.
L'état dépressif, la dysphorie de fond, le
sentiment de grand vide s'installe alors de manière stable.
7.5 Pronostic
Le tableau dépressif majeur, l'angoisse justifiée
envers un avenir matériel inquiétant, la désocialisation
progressive et l'idéation suicidaire déjà
élaborée à l'état de projet suscitent une prise en
charge thérapeutique rapide de Mme F.
Plusieurs facteurs
péjoratifs amènent à adopter la plus grande
prudence :
- L'âge de Mme F. (50 ans) est statistiquement
défavorable à la réussite d'un processus de changement
profond de la personnalité.
- Sa situation sociale et matérielle est réellement
inquiétante. L'idéation suicidaire s'appuie donc sur un danger
réel et difficile à remettre en cause.
- Sa désinsertion sociale progressive et surtout la
dévalorisation profonde de l'image de soi ne la placent pas dans des
conditions favorables pour retrouver un nouveau compagnon qui lui assurerait
l'étayage nécessaire pour surmonter la situation ou y faire
face.
- Une prise de conscience massive de l'inadaptation de ses
cognitions et comportements risqueraient de provoquer un effondrement
narcissique majeur, effondrement déjà amorcé depuis
l'apparition des symptômes dépressifs.
- La survenue d'un nouveau traumatisme (deuil, abandon ou
sérieux ennuis financiers) risquerait de provoquer un passage à
l'acte auto-agressif.
7.6 Solution
thérapeutique proposée
Devant la multiplicité des symptômes, il existe un
risque de privilégier à tort des troubles prégnants mais
non pathognomoniques et d'engager une thérapie adaptée aux
patients de lignée névrotique ou psychotique, mais pas aux
organisations état-limite.
Il convient d'établir une hiérarchie dans la
sémiologie, et de définir la direction thérapeutique la
plus susceptible de permettre rapidement des améliorations
fonctionnelles.
- Le syndrome dépressif, en partie réactionnel, est
à l'origine de l'idéation suicidaire et empêche Mme
F . de reformer des projets d'avenir. Il devra donc être combattu
dès le début de thérapie, sans doute avec l'aide d'une
chimiothérapie prudente et adaptée.
- Les manifestations pseudo-névrotiques (nosophobie,
phobie de la saleté, mythomanie, somatisations) sont des symptômes
très anciens ne participant pas directement à l'aggravation de la
situation actuelle.
- Il en est de même des manifestations pseudo-psychotiques
(paranoïa) qui ne provoquent aucune souffrance aiguë.
- Par contre, une prise de conscience limitée mais rapide
de certaines relations interpersonnelles et comportements inadaptés face
à des situations récurrentes permettrait sans doute de stopper la
désinsertion sociale et par suite l'hémorragie narcissique.
A la vue du diagnostic, du pronostic et de ces derniers
éléments, je préconiserais dans un premier temps une
approche thérapeutique cognitive et comportementale,
éventuellement complétée par une aide
chimiothérapique au niveau des signes dépressifs et anxieux. Le
médecin prescripteur devra être informé avec
précision du diagnostic, afin d'éviter tout médicament
susceptible de provoquer une désinhibition favorable à un passage
à l'acte ou à une décompensation sur le versant
psychotique.
Une fois la partie adaptative du Moi renforcée, les
symptômes dépressifs en recul et la dynamique sociale
réamorcée, il conviendra peut-être d'entamer une analyse
plus profonde pour travailler sur les schémas centraux, mais ce sera
à Mme F. d'en décider.
7.7 Thérapie
cognitivo-comportementale proposée
7.7.1 Caractéristiques de la thérapie
Les caractéristiques de cette thérapie seront les
suivantes :
- Thérapie individuelle, tout au moins dans un premier
temps, car le regard des autres serait insupportable pour Mme F.
- La thérapie tiendra compte avant tout de la
labilité des affects de Mme F. et de sa dysthymie. Il conviendra de
repérer dans les entretiens préliminaires les affects stables et
les objets investis. Le matériel labile (plaintes sans lendemain ou
inversées) pourra être utilisé au cours d'une même
séance à des fins de prise de conscience, mais sans
réutilisation dans les séances suivantes.
- L'alliance thérapeutique devra s'appuyer au maximum sur
la partie non anaclitique de son Moi, c'est-à-dire sur la partie
adaptative la plus en contact avec la réalité, donc la plus
stable. Le principe de clivage (la « bonne » Mme F. et la
« mauvaise » Mme F.) pourra être utilisé dans
la relation afin d'établir un « partenariat » avec
la patiente.
- Dans un premier temps, essayer de rester dans l'ici et le
maintenant. Ne pas rejeter l'évocation et la plainte du passé,
mais s'abstenir de toute interprétation ou mise en parallèle
susceptibles de provoquer des prises de conscience massives. Ne pas oublier
l' « hyper » de Mme F. (hypersensitivité,
hypersensibilité, hyper-susceptibilité).
- Le risque principal de la thérapie est sans doute
l'effondrement narcissique qui a déjà en partie commencé.
Les premiers objectifs seront donc d'essayer de réduire cette
hémorragie narcissique en apportant une certaine rassurance (tout en
respectant la bonne distance).
7.7.2 Analyse fonctionnelle
7.7.2.1 Objectifs
thérapeutiques
L'objectif principal de la thérapie sera de permettre
à Mme F. de mieux gérer ses relations interpersonnelles (en
comprenant mieux le fonctionnement des autres et en leur accordant le droit au
narcissisme) et donc de modifier ses comportements pour interrompre les cycles
d'échecs programmés et recréer progressivement un lien
social et affectif. Comme le préconise A. Beck dans la prise en charge
des patients état-limite, ils obéiront à la
séquence suivante :
1) Renforcement de l'alliance thérapeutique.
2) Choix des interventions initiales
3) Travail sur les pensées automatiques et comportements
dysfonctionnels
3) Travail sur les relations interpersonnelles
4) Amélioration du contrôle émotionnel.
5) Abord cognitif des schémas.
La thérapie va donc consister à reconstituer chez
Mme F. les maillons manquants dans la chaîne de cognitions
utilisée par les gens "normaux", de la perception des choses à
leur intégration, en passant par la compréhension.
7.7.2.2 Renforcement
de l'alliance thérapeutique
Le rôle du thérapeute va consister à
établir une relation de confiance avec Mme F., afin d'obtenir sa
collaboration dans la réalisation des objectifs.
Les traits paranoïaques de Mme F. ne vont pas faciliter les
choses. Dans sa démarche, le thérapeute devra s'appuyer sur la
partie adaptative du Moi de la patiente, bien en contact avec la
réalité, sans se laisser entraîner dans l'idéation
persécutoire ou les considérations générales sur la
chance et le destin derrière lesquelles elle s'abrite à la
moindre discussion.
Pour cela, il devra rapidement identifier des faits bien
réels, et suffisamment mettre en confiance et intéresser Mme F.
pour qu'elle renonce à mentir et caractérise avec
précision les situations concrètes posant problème.
Il ne doit pas oublier que sa plainte actuelle concerne
essentiellement l'état dépressif ; elle n'a pris que
récemment conscience de la récurrence de ses échecs, tant
sur le plan professionnel que privé, et en attribue toute la
responsabilité à des facteurs et objets externes. Et il n'est
sûrement pas souhaitable que la patiente fasse des prises de conscience
prématurées quant à sa responsabilité réelle
dans ces échecs.
Comme l'a souligné Beck, la relation entre le
thérapeute et le patient état-limite doit être une relation
de confiance, une forme d'intimité, mais sans aucun caractère
intrusif. Tout rapprochement excessif, toute rassurance, risqueraient
d'être perçus comme humiliant par la patiente et sa confiance
pourrait se transformer très vite en méfiance, voire en
mépris. Au contraire, aux yeux de Mme F., le thérapeute doit
incarner la seule personne susceptible de comprendre ses difficultés si
toute fois elle en a.
Comme souligné précédemment, il sera donc
très important de ne pas dévier des objectifs fixés en
commun. Les tentations risquent d'être nombreuses, car le matériel
`intéressant' peut fuser à tout moment et en tous sens,
créant ainsi des dispersions préjudiciables.
Comme déjà évoqué également,
le thérapeute devra dans la mesure du possible travailler un sujet
spécifique à l'intérieur de la même séance,
notamment s'il ne s'agit pas d'un sujet `stable', car lors de la séance
suivante, Mme F. risque d'avoir complètement désinvesti le sujet
ou changé d'opinion, au gré de son humeur du moment.
Le thérapeute devra également éviter
d'entrer dans le jeu de Mme F. lorsqu'elle rationalise à l'extrême
ses comportements, aux dépens parfois de toute logique. En effet,
très habituée à la polémique et utilisant souvent
ce moyen pour échapper aux reproches dans ses activités
professionnelles, elle pourrait épuiser les arguments
« objectifs » du thérapeute et s'attribuer une
« victoire » sur ce dernier.
7.7.2.3 Choix des interventions initiales
Le choix des interventions initiales devra être
déterminé avec soin. Celles-ci devront posséder les
caractéristique suivantes :
- Etre exemplaires et si possible indépendantes de
l'humeur du moment (stables).
- Tenir compte de la charge émotive et affective
sous-jacente. Il est certain que les premières situations
analysées ne devront pas être des « sujets qui
fâchent », lourdement chargés d'affect et
déclenchant un processus de réponses
stéréotypées, à la limite du biologique. Mme F.
serait incapable de les analyser et retournerait son angoisse sous forme
d'agressivité contre le thérapeute ou contre elle-même
(malaise, migraine, arrêt de la thérapie).
Au cours des premiers entretiens, il sera important de
reconnaître ces situations exemplaires, d'étudier leur
récurrence et d'identifier les processus communs qui y participent.
En étudiant l'anamnèse de Mme F., les grandes
catégories de situations à problème semblent être
les suivantes :
- Le malentendu professionnel : le mensonge, l'illusion et
la déception
- Le malentendu familial : lorsque les mots dépassent
la pensée ou ne l'atteignent pas
- Le malentendu affectif : les relations anaclitiques, la
peur de l'abandon, la dépendance et le rejet de cette dépendance,
l'ambiance invivable au quotidien pour les proches
Dans le cadre du présent mémoire et pour illustrer
l'approche cognitivo-comportementale préconisée pour ce trouble,
voici le détail d'une situation de « malentendu
professionnel » très récurrente.
Situation
Mme F. a une idée très arrêtée des
compétences que doit posséder un Ingénieur
Conseil (sa profession) :
Compétence n°1 : faire son
métier d'ingénieur, c'est-à-dire concevoir, conseiller,
organiser, contrôler.
Compétence n°2 : Elle pense
aussi que de nos jours il doit être très fort dans le maniement
des ordinateurs.
Madame F. a une bonne formation et beaucoup d'expérience,
elle sait très bien concevoir, conseiller, organiser et
contrôler ; elle possède donc parfaitement la
compétence n° 1, de loin la plus importante dans son métier
(nous pourrions dire 95% de l'ensemble).
Mais Mme F. ne possède pas la compétence n°2,
car elle manipule l'ordinateur avec maladresse, angoisse et
inefficacité ; de nos jours cela risque d'étonner ses
employeurs potentiels, mais au fond ce n'est pas si grave car son vrai
métier est ailleurs, il consiste à diriger des projets
importants. Il lui suffirait de prendre ses notes sur papier et de demander
à un collaborateur de les saisir sur ordinateur, avec pour seule
conséquence une petite blessure narcissique.
Voici ce qu'il va se passer :
- Lors de l'entretien d'embauche, Mme F. va présenter
normalement sa compétence n°1 (son métier
d'ingénieur). Pour ne pas avoir à répondre à des
questions concernant la compétence n°2 (le maniement de
l'ordinateur), elle va émailler son discours de termes informatiques
très élaborés et très précis, qui ne sont
pour elle que des enveloppes vides, mais dont elle connaît l'importance
pour l'interlocuteur. L'évocation tranquille de ces termes vont
l'élever implicitement au rang d'expert auprès de son futur
responsable qui ne jugera alors pas nécessaire de demander d'autres
précisions sur ce point (d'autant plus que cette compétence
représente un plus mais n'est pas fondamentale pour le poste
proposé).
- Une fois embauchée, Mme F. pourrait progressivement et
judicieusement rétablir la vérité quant à ses
difficultés en informatique. Pour des raisons narcissiques, elle ne le
fera pas. Lorsque, inévitablement, elle aura des tâches à
effectuer sur ordinateur, elle déploiera des trésors
d'imagination et de ruse pour se faire aider sans que l'on découvre son
incompétence, ou alors adoptera des stratégies d'évitement
ou de contournement.
- Totalement obnubilée et angoissée par ces
problèmes basiques de manipulation d'ordinateur, elle va commencer
à négliger la partie importante de sa mission (sa
compétence d'ingénieur) et à réagir aux critiques
par des aménagements caractériels à base
d'agressivité et de recherche de conflit.
- Lorsqu'on lui demande des explications sur son travail qui se
dégrade, elle se justifie en rationalisant à l'extrême ses
comportements étranges, ne laissant aucune place à la discussion.
Le malaise devient général et se solde par un jugement unanime
contre Mme X. Mais n'ayant pas de reproches précis et surtout
consensuels à lui adresser (car elle donne à chacun une image
différente d'elle-même), elle se retrouve licenciée avec de
bonnes indemnités.
- Elle ressent le licenciement comme un rejet
caractérisé et une blessure narcissique grave, voire un
traumatisme (en général, elle ressent ensuite une
véritable phobie envers son ancien lieu de travail, et s'en approcher
provoque beaucoup de réactions affectives, même plusieurs
années après). Mais elle reste totalement ignorante des processus
qui ont conduit à ce licenciement (qu'elle explique le plus souvent
selon une idéation persécutoire).
Remarque : Il est arrivé une fois à Mme
F., fortuitement mise au pied du mur malgré ses multiples
stratégies, d'être prise en flagrant délit
d'incompétence dans le maniement d'un ordinateur. Elle a ressenti cet
événement comme un véritable traumatisme narcissique et,
telle une enfant honteuse, ne voulait plus retourner à son travail.
Ayant créé précédemment une illusion importante
concernant ses compétences, elle a bien sûr provoqué
à cette occasion une déception de la même ampleur.
Analyse du processus
A la base, Mme F. a une fausse croyance concernant les exigences
du poste et un mauvais jugement de ses propres compétences. Cette
croyance engendre une pensée dysfonctionnelle lors de l'entretien
d'embauche (« je vais être rejetée si je ne connais pas
bien le maniement des ordinateurs »). Elle réagit par une
stratégie sûrement plus narcissique que vraiment manipulatrice
(faire croire qu'elle est experte pour être admirée et
acceptée). Par ce mensonge non élaboré, elle crée
chez l'autre une illusion et chez elle les conditions de son futur
échec.
S'il elle avait réellement été dans la
manipulation (à l'instar du psychopathe), elle aurait subtilement fait
marche arrière une fois le contrat d'embauche signé.
L'hypothèse d'une "pensée magique" concernant ses
capacités pourrait également être retenue et approfondie en
abordant les processus et les schémas.
Face à la situation réelle, elle déploie
beaucoup d'efforts pour ne pas être démasquée. Ici, nous ne
sommes plus dans les pensées dysfonctionnelles, mais bien dans la
réalité, car la révélation de son
incompétence provoquera inévitablement la déception (par
contraste avec l'illusion qu'elle a créée).
Lorsque les malentendus s'accumulent et que le licenciement
survient, elle n'intègre pas le processus, mais formule des conclusions
erronées qui renforcent sa fausse croyance (« je savais bien
que mon incompétence dans le maniement de l'ordinateur me serait
nuisible » et « si je ne crée pas l'illusion je
serais rejetée, personne ne peut m'aimer telle que je
suis »).
La figure de la page suivante schématise ce processus
d'échec programmé.
Cognition/Comportement
|
Résultat
|
Conséquence
|
Fausse croyance ou interprétation erronée
concernant les exigences du poste et des compétences
|
Pensée dysfonctionnelle (je vais être rejetée
si je ne connais pas bien le maniement des ordinateurs)
|
Stratégie (mensonge, manipulation) - sans but réel
de profit
|
Stratégie (mensonge)
|
Succès provisoire (embauche)
|
· Renforcement de la fausse croyance (si j'avais dit la
vérité je n'aurais pas été prise)
· Renforcement du comportement stratégique
· Création de l'illusion chez les autres
|
Persistance dans le mensonge après l'embauche
|
Situation dangereuse, risque de créer la
déception
|
Angoisse
|
Obsession d'être démasquée
|
Stratégies d'évitement et de contournement,
conduites agressives
|
· Perte de vue des objectifs importants de la mission
· Dégradation des relations interpersonnelles
· Multiplication des malentendus
|
Conduites irrationnelles de justification
|
Réactions unanimes de rejet
|
· Traumatisme
· Licenciement
|
Persistance du déni de responsabilité
|
Reproduction des mêmes pensées et des mêmes
comportements dans les situations similaires
|
Renforcement de la fausse croyance (« c'est à
cause de mes lacunes en informatique que j'ai été
licenciée ») .
|
7.7.3 Travail sur les pensées
automatiques et comportements dysfonctionnels
Dans la situation exemple, il apparaît que seule la fausse
croyance initiale ainsi que les pensées et comportements qu'elle
génère directement sont dysfonctionnels.
Une première tâche pourrait consister à faire
réfléchir Mme F. sur les sujets suivants, par le biais d'une
maïeutique légèrement directive, mais aux réponses
ouvertes (en italiques, la réponse automatique éventuellement
attendue ou un commentaire de ma part) :
- Manipuler l'ordinateur est-il réellement utile dans sa
fonction ? De nos jours, tous les gens un peu compétents
manipulent l'ordinateur facilement (mais pas moi)
- En supposant qu'elle soit habile dans cette tâche, la
conséquence positive sur son métier serait-elle importante ?
Bien sûr que non, mais les gens le croient
- Est-elle si mauvaise que ça ou est-ce
l'anxiété de l'échec et du regard des autres qui la
perturbent dans le maniement de l'ordinateur (la faire parler de ses
réalisations réussies) ? Quand je suis seule chez moi,
je fais plein de choses sur ordinateur, même des tableaux
compliqués. Mais dès que quelque chose change sur l'ordinateur ou
si on me regarde, alors je panique et je sens la colère monter
- Quels moyens devrait-elle se donner pour devenir suffisamment
compétente et aplanir ce problème ? Suivre des cours,
mais je n'ai pas de fric
- A-t-elle étudié le problème
sérieusement et pesé le pour et le contre ? A-t-elle
déjà chiffré le coût d'une formation et
estimé les retours sur investissement possibles ? Cette
question risque de provoquer une réaction de méfiance et d'alerte
car Mme F. a peur de l'objectivité comptable qui vient souvent
contredire sa logique personnelle
- Au niveau du moral, que lui apporterait le fait de ne plus
avoir de problèmes avec l'ordinateur ?
- Est-elle consciente d'avoir menti au recruteur, ou du moins de
l'avoir manipulé ? Pense-t-elle que cela a influencé sa
décision d'embauche ? Obtenir ce poste était-il
réellement un enjeu important pour elle ?
- Pense-t-elle qu'elle aurait été refusée si
elle avait avoué ses faiblesses au niveau de l'ordinateur ?
Pourquoi ?
- Ne pense-t-elle pas au contraire qu'elle a provoqué chez
le recruteur une illusion supérieure à celle réellement
utile pour emporter la décision d'embauche ? Ne risquait-elle pas
de le décevoir ?
- Qu'auriez-vous répondu au recruteur s'il vous avait
questionnée sur vos compétences en informatique ?
- Quelle réponse auriez-vous formulé pour rendre
compte de la vérité si le recruteur vous avait questionné
sur vos compétences en informatique?
A chaque réponse inappropriée, le thérapeute
doit amener Mme F. à envisager une réponse alternative. Ici
encore, attention à ne pas se laisser entraîner dans une
argumentation dangereuse, le thérapeute ne doit prendre aucune position
franche.
Mme F. pourrait être ensuite invitée à
raconter minutieusement tout ce qui s'est passé entre son embauche et
son licenciement, puis à formaliser la chaîne causale des
événements dans un tableau, comme ci-dessus. Le but est de
dégager l'existence d'un processus reconnu par Mme F., dont elle pourra
constater la survenance dans des situations très différentes au
fil de la thérapie.
La dernière étape pourrait être d'imaginer le
déroulement de cette même mission en remplaçant la
stratégie de mensonge du départ par l'annonce de la
vérité au recruteur.
Mme F. doit prendre conscience qu'elle a été
envahie de pensées dysfonctionnelles consécutives à la
situation dangereuse qu'elle avait elle-même créée. Ces
pensées ont provoqué des comportements réactionnels qui
à leur tour ont suscité le rejet et l'exclusion.
Mme F. doit comprendre l'aspect inefficace et paradoxal de sa
stratégie de mensonge, initialement conçue pour être
acceptée (ne pas être abandonnée) et s'avérant
être responsable de son exclusion. Cette prise de conscience la
préparera à accepter la confrontation ultérieure avec l'un
de ses postulats ("si je me montre telle que je suis, je serai
rejetée").
La thérapie se poursuivra par le même travail sur
d'autres situations récurrentes identifiées lors de l'analyse
fonctionnelle. Les situations mettant en jeu le même processus
sous-jacent seront traitées à la suite, en tenant compte de la
charge émotionnelle associée. Bien sûr, les situations les
plus anxiogènes seront travaillées en dernier.
Lorsque la patiente aura accepté ce mode de fonctionnent
et pris conscience de ses comportements inappropriés, le
thérapeute devra la confronter à la réaction des autres,
domaine où les interprétations de Mme F., sont le plus souvent
erronées.
7.7.4 Travail sur les relations
interpersonnelles
Le thérapeute devra, toujours à partir de
situations à problème concrètes, amener Mme F. à
expliquer les réactions des gens en face de ses propres comportements.
Cette démarche devra être très
pédagogique, son objectif étant de faire comprendre à Mme
F. le mécanisme des relations interpersonnelles, ce qu'elle semble
profondément ignorer.
Lorsqu'elle agresse verbalement une personne dans sa vie
professionnelle ou privée, sa seule motivation est souvent de permettre
une décharge abréactive provoquée par la colère ou
un sentiment de frustration. Elle ne tient pas compte de l'émotion et de
la réaction qu'elle va inévitablement provoquer et qu'elle
interprétera sur le mode persécutoire. Elle doit donc apprendre
l'empathie, c'est-à-dire se mettre à la place de la personne qui
reçoit le message et inférer ses réactions.
La technique sera identique à celle utilisée pour
les pensées dysfonctionnelles :
Mme F . sera invitée à évoquer de
façon détaillée un échange verbal qui
débouche inévitablement sur un conflit ou sur une réaction
péjorative, dans le cadre d'une situation récurrente.
Elle devra :
- Décrire la situation de départ et le but à
atteindre par l'échange
- Décrire l'échange
- Décrire la réaction de son interlocuteur et le
but réellement atteint
- Dire pourquoi, selon elle, son interlocuteur a réagi
ainsi
Le thérapeute devra ensuite l'amener à se poser les
questions suivantes :
- Que lui ais-je dit exactement ?
- Que voulais-je dire en fait ?
- Quel était le vrai but à atteindre ?
- Si j'étais à sa place et dans sa situation,
comment aurais-je reçu le message?
- Comment aurais-je réagi ?
- Quel message, mieux adapté au vrai but à
atteindre, aurais-je pu transmettre ?
- Comment aurait-il alors réagi ?
- Mon but aurait-il été mieux atteint ?
Ce travail devrait permettre à Mme F. de mettre
automatiquement en place un système de pensées alternatives mieux
adaptées, et surtout un réflexe de pensée anticipative
avant de s'engager dans une interaction conflictuelle.
Mais le plus souvent, ces relations conflictuelles sont
déclenchées non pas par des cognitions, mais par des
émotions.
L'étape suivante (ou simultanée) de la
thérapie va concerner l'accroissement du contrôle
émotionnel.
7.7.5 Accroissement du contrôle
émotionnel
Cette phase deviendra indispensable lorsque le thérapeute
va aborder des situations chargées d'affect et provoquant chez Mme F.
des réactions stéréotypées échappant
à toute logique et dictées par l'émotion.
C'est le cas de tous les conflits qu'elle a eu avec son dernier
compagnon lorsqu'il recevait ses enfants pendant les vacances ou les week-ends.
La même situation s'est renouvelée des dizaines de fois, avec le
même résultat pour elle : la colère, la rage froide,
la frustration, une extrême angoisse d'abandon et le sentiment de
vide.
Ici, la simple pédagogie ne sera pas suffisante et ces
situations ne pourront pas être travaillées directement.
Les situations les plus récentes concernent les relations
de Mme F. avec son dernier compagnon, et surtout avec ses enfants. Mme F.
considère ces derniers comme des « mauvais objets »
et projette sur eux ses pires sentiments (calculateurs, menteurs, espions,
moqueurs, intéressés, etc.). Il est réellement
étonnant de l'entendre prêter au plus jeune (âgé de 8
ans au début) des sentiments d'adulte pervers et manipulateur, sa
plainte revêtant alors une forme quasi dissociative.
La première étape consiste à affaiblir la
pensée dichotomique de Mme F., alimentée en permanence par ses
mécanismes de clivage des « bons » et
« mauvais » objets.
Beck préconise dans ce domaine la méthode
« du continuum », qui consiste à classer les
personnes, les choses, les émotions, etc. évoquées par le
patient en fonction du sentiment qu'elles lui inspirent. Il est invité
à évaluer la place de l'objet sur une échelle dont les
bornes sont représentées par les sentiments extrêmes
(confiance/défiance, peur/réconfort, plaisir/déplaisir,
etc.) susceptibles d'être éprouvés face à cet
objet.
Lorsque par exemple Mme F. évoque la fourberie d'un
enfant, le thérapeute pourrait l'inviter à travailler sur ce
sentiment et situer ce dernier entre deux pôles : de la fourberie absolue
à la franchise parfaite, en lui faisant prendre conscience qu'en fait il
existe une juste moyenne et que les valeurs extrêmes sont difficiles
à définir et encore plus à rencontrer chez un humain,
aussi "mauvais" soit-il. La maïeutique socratique sera ici encore un bon
outil thérapeutique pour diriger la réflexion de Mme F. sans lui
imposer les réponses.
Si l'exercice est systématiquement appliqué lorsque
Mme F. émet une pensée dichotomique ou un jugement excessif, ce
processus appris d'évaluation pourra à terme devenir automatique
et s'insérer avant le déclenchement du comportement
inadapté accompagnant en général une telle
pensée.
Ce travail se fait en faveur de la thymie de fond.
La seconde étape consiste à travailler sur les
émotions elles-mêmes.
Beck ne conseille pas les exercices susceptibles de provoquer une
abréaction. Il propose d'interroger fréquemment les patients sur
leur état émotionnel. Souvent, les patients état-limite
ont du mal à définir la nature de leurs émotions
(uniquement bonne ou mauvaise), et ces interrogations régulières
et répétées peuvent créer des repères et les
amener à une meilleure prise de conscience. De plus, une réaction
sereine et bienveillante du thérapeute, même devant des
émotions négatives violentes, créera un climat de
tolérance qui facilitera l'acceptation de ces émotions par le
patient qui les redoute. La meilleure identification des émotions et
leur acceptation feront baisser la charge d'anxiété et
permettront progressivement un meilleur contrôle émotionnel.
Une fois que Mme F. sera capable d'identifier et de
maîtriser les émotions qui la submergent à la simple
évocation de situations passées douloureuses, le
thérapeute pourra commencer le même travail que pour les
pensées dysfonctionnelles et les relations interpersonnelles,
c'est-à-dire l'analyse détaillée de ces situations,
l'identification des processus sous-jacents et la prise de conscience de leur
récurrence, pour aboutir à l'adoption de pensées et
comportements alternatifs.
7.7.6 Abord des schémas
L'abord des schémas est très important dans toute
thérapie cognitive.
Mais cela touche aussi à la personnalité profonde
qui a dicté toutes ces conduites d'échec à Mme F.
Comme je l'ai déjà évoqué, la
décision d'aller au-delà d'une simple "rééducation"
des pensées, des comportements et des relations interpersonnelles
appartient à la patiente.
Le schéma central de Mme F. est sans doute "je serai
toujours seule car personne ne peut m'aimer ni me comprendre".
Parmi les schémas secondaires se trouvent probablement les
suivants :
« Si je me montre telle que je suis, je serais
rejetée, je dois donc me travestir »
« C'est uniquement mon argent qui me permet de ne pas
être abandonnée. Lorsque je n'en aurai plus, je serais seule et en
proie aux mauvais objets »
« Si je ne maîtrise pas tout, c'est le
chaos »
Ici encore, la relation thérapeutique a un rôle
très important à jouer. Le thérapeute doit être
considéré comme la première personne qui la voit sans son
masque et qui ne la rejette pas. L'alliance avec la partie non anaclitique du
Moi peut être exploitée à ce stade par le thérapeute
pour faire renaître une dynamique d'espoir et d'estime de soi : si
une personne peut l'accepter comme elle est, d'autres en seront capables.
Conclusion
Le cas de Mme F. montre combien les gens souffrant d'un trouble
de personnalité état-limite ont des difficultés à
vivre normalement. Dans la grande majorité des cas et en l'absence de
traumatisme, ces personnes doivent totalement ignorer qu'elles sont
« malades », ou plutôt différentes des autres.
Leur difficulté à juger les choses et à
comprendre le fonctionnement psychique des autres pourrait être
considéré comme un « handicap ». En effet, il
leur manque « quelque chose », c'est-à-dire les
processus primaires qui permettent aux gens « normaux » de
comprendre automatiquement les situations et de répondre par des
comportements adaptés.
Pour parvenir au même résultat et rester
intégrés dans la société, ils doivent remplacer ces
processus manquants par des processus appris qui leur sont propres : ils
doivent "deviner" ce que pensent les autres (en se basant sur leurs propres
critères) et réagir « en faisant semblant »
d'avoir compris. Malheureusement, suite au traumatisme précoce qu'ils
ont subi et qui a perturbé leur maturation psychique, les schémas
de réponse qu'ils construisent ainsi sont le plus souvent
erronés.
A force de vivre "en faisant semblant", d'être
angoissés, de faire des rêves d'omnipotence et de subir des
échecs (professionnels et sentimentaux), ces personnes finissent par
désinvestir leurs affects des objets et présenter un syndrome
dépressif central.
Une approche cognitivo-comportementale de leurs troubles va
permettre aux personnes d'identifier ces processus secondaires appris, de
comprendre pourquoi ils sont dysfonctionnels et de mettre en place de nouveaux
processus mieux appropriés. Ils fonctionneront toujours en "devinant" et
en « faisant semblant », mais sur des bases beaucoup plus
justes. Les nouveaux comportements mieux adaptés permettront
peut-être de rétablir une certaine dynamique d'espoir.
Aller plus loin et aborder les schémas permettrait
sûrement une modification plus profonde de la personnalité, voire
l'évolution du psychisme vers une structure plus stable.
Si le plan thérapeutique proposé ici à Mme
F. lui permet d'amorcer un réinvestissement social et affectif, elle
pourra ensuite manifester son désir de poursuivre une analyse plus
profonde qui lui permettrait d'aller plus loin dans l'établissement de
relations objectales structurées et de dépasser le risque de
rechute dépressive en cas de nouveau traumatisme désorganisateur.
Mais cette décision devra pleinement lui appartenir, car
une remise en question profonde de son organisation et de sa
personnalité à 50 ans risque de provoquer une prise de conscience
massive quant à l'échec de sa vie et induire le sentiment d'un
terrible gâchis.
Pour Mme F. et pour tous les patients de cette lignée, la
thérapie idéale consisterait en un rétablissement de
processus primaires adaptés et à la disparition des
symptômes et aménagements qui leur ont permis de garder une bonne
voire très bonne adaptation sociale toute leur vie en dehors des
états de crise.
Bibliographie
Jean Bergeret, La dépression et les états-limites,
Science de l'homme, Payot, 1992
LEMPERIERE, FELINE, GUTMANN, ADES, PILATE -" Psychiatrie adulte "
- Masson.
IONESCU S., JACQUET MM, LHOTE C. Les mécanismes de
défense. Théorie et clinique, Paris, Nathan, 1997
Debray, Quentin Granger, Bernard Azais, F. :
Psychopathologie de l'adulte, Paris : Masson, 1998
Jean Cottraux, Les thérapies comportementales et
cognitives, 3ème édition, Masson
M.M. Linehan, Traitement Cognitivo-Comportemental du Trouble de
Personnalité Etat-Limite,Pro Litteris, Zurich, Medecine & Hygiene,
Publishers (1993)
Jean Cottraux, Ivy Marie Blackburn, Thérapies cognitives
des troubles de la personnalité, Masson, 1995, 2001
Q. Debray, Daniel Nollet, Les personnalités pathologiques,
approche cognitive et thérapeutique, 3ème
édition, Masson , 2001
* 1 Jean Bergeret, La
dépression et les états-limites, Science de l'homme, Payot,
1992
* 2 American Psychiatric
association, DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles
mentaux. Traduction française, Paris, Masson, 1996
* 3 Troubles de la
personnalité, Personnalité Borderline (code DSM IV F60.31
[301.83])
* 4 M.M. Linehan, Traitement
Cognitivo-Comportemental du Trouble de Personnalité Etat-Limite,
Medecine & Hygiene, Zurich (1993)
* 5 un fait significatif :
quand Mme F. dresse occasionnellement le couvert, sa fille se voit
machinalement et systématiquement attribuer jusqu'à l'âge
de 8 ou 9 ans une petite fourchette à huîtres qu'elle utilisait
étant bébé et que son père remplace
discrètement par des couverts normaux.
* 6 ou par un aménagement
caractériel de type « psychose de caractère »
en sortie du tronc commun aménagé, suite au traumatisme
désorganisateur tardif (la violence de son premier mariage)
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