Analyse pragmatique du témoignage des anciens
malades alcooliques sur les forums Internet : Influence et
représentations
Table des matières
Introduction
3
Problématique
5
L'alcool
5
Les représentations sociales de l'alcoolisme
et de l'alcoolique
7
Les effets de l'alcool sur le système
nerveux
9
Le concept d'addiction
10
La dépendance
10
Le parcours de l'alcoolique : de la non
consommation primaire à la guérison - Courbe de Jellinek
18
Le témoignage
24
Développement : Vérification des
hypothèses
27
Méthode
27
Critères de sélection
28
Hypothèse 1
28
Hypothèse 2
35
Hypothèse 3
40
Conclusion
52
Bibliographie
53
Annexes
54
Je remercie tous les enseignants de Paris 8 pour m'avoir
notamment permis de découvrir le monde fascinant des addictions.
De nombreux malades alcooliques
« guéris » éprouvent le besoin de
témoigner de leur lutte contre la dépendance. Au lieu d'essayer
d'oublier ce produit qui leur a empoisonné la vie durant des
années, ils ne tournent pas la page. Au contraire, l'alcool occupe
toujours une place centrale dans leur univers. Certains adhèrent
à une association d'anciens buveurs, d'autres créent des liens
par Internet, mais quel que soit le type d'action adopté, un grand
nombre d'entre eux souhaitent apporter leur témoignage pour aider
à leur tour les personnes ayant un problème avec l'alcool.
Mais que nous disent vraiment les anciens alcooliques lorsqu'ils
témoignent, notamment sur Internet ? A qui s'adressent-ils en
fait ? De quelle nature est la relation qui s'instaure entre alcooliques en
détresse et anciens alcooliques ? Comment ces témoignages
peuvent-ils avoir de l'influence ? Nous allons essayer dans le
présent mémoire de répondre à quelques unes de ces
questions.
Introduction
J'ai choisi la problématique de l'alcool pour mon
mémoire de Maîtrise car je poursuis en parallèle un DESU
d'Addictologie (« Toxicomanies ») à Paris 8 et
souhaite orienter mon projet professionnel vers la prise en charge des
conduites addictives.
J'ai effectué mon stage au CCAA (Centre de Cure
Ambulatoire en Alcoologie) de St Denis, où avait lieu chaque lundi
à un groupe de parole ayant pour thème les problèmes
d'alcool.
Animé par la psychologue de l'unité et un
médecin alcoologue, ce groupe est ouvert à toute personne
désireuse de s'informer ou s'exprimer sur la problématique de
l'alcool. Il réunit des participants venant d'horizons très
différents. En schématisant, il s'agit de patients en
difficulté avec l'alcool, conscients ou non de leur problème, de
membres militants d'associations d'anciens buveurs, de conjoints d'alcooliques
et de membres du personnel soignant de l'hôpital.
Toutes ces personnes sont invitées à
échanger pour tenter de répondre à leurs questionnements
et comparer leurs expériences. L'objectif principal de cette
réunion est quand même de montrer aux patients hospitalisés
ou fraîchement sevrés qu'il existe un avenir après l'alcool
et que d'autres personnes s'en sont sorties après avoir vécu la
même expérience.
Il existe de nombreux types de patients : malades
hospitalisés pour une alcoolopathie ou un sevrage, personnes conscientes
de leurs difficultés avec l'alcool et souhaitant y remédier,
personnes adressées par la justice (retrait de permis, violences
conjugales ou délit sexuel en état d'ivresse), personnes
conseillées par leur médecin ou leur entourage mais
déniant toute consommation nocive, etc.
Si nous ajoutons à ces catégories
déjà nombreuses les sous-catégories âge, milieu
socioculturel, sexe et ethnie, nous obtenons un éventail de participants
très large, dont le seul vrai lien est, à titre divers,
l'alcool.
Dès les premières réunions, plusieurs
constats s'imposent :
1) Certains malades alcooliques guéris (depuis plus de 20
ans parfois) ont rechuté 3, 5, voire même 10 fois avant d'arriver
à cette abstinence durable.
2) Les anciens malades alcooliques qui témoignent ne
donnent jamais ou très rarement de conseils pratiques pour cesser
de boire ou éviter de rechuter. Il s'agit toujours d'un discours
narratif à la première personne, souvent dramatisé ou
théâtralisé, où l'ivrogne, l'alcoolo, le pauvre type
qu'ils étaient auparavant est stigmatisé et rejeté.
Lorsqu'ils sont sollicités pour répondre à une question ou
donner un conseil, ils citent le plus souvent une anecdote personnelle
illustrant la situation évoquée puis en induisant un principe
premier ayant valeur de vérité. Ex : Un patient
hospitalisé fraîchement sevré, évoque le fait qu'il
y a de nombreux bistrots dans son quartier et s'interroge sur
l'opportunité de déménager pour ne pas céder
à la tentation. Un ancien malade alcoolique prend la parole «
Moi j'habite dans un immeuble où il y a un café au
rez-de-chaussée, c'est là que j'allais picoler, maintenant je
continue à y aller mais je bois un café ; ça ne sert
à rien d'éviter les café, des troquets il y en a partout
quand on veut les trouver, même dans le
désert ».
3) Malgré leurs différences, ces patients
alcooliques que tout oppose possèdent un référentiel
lexical et sémantique commun, souvent étranger aux soignants (non
concernés par l'alcool). Ils réagissent aux mêmes propos,
semblent comprendre des phrases plutôt obscures (« au
début que je buvais, j'avais une limite, je savais qu'il fallait pas que
ça tourne, sinon c'était cuit, mais après quelques mois;
tourne-tourne petit manège ça m'arrêtait
plus ») : les patients rigolent, la psychologue et le
médecin sourient poliment mais sans vraiment comprendre, ils sont
disqualifiés, ils ne font pas vraiment partie du groupe.
4) J'ai constaté également que les anciens
alcooliques militant dans un mouvement d'entraide ne tenaient pas toujours le
même langage que les anciens malades n'ayant jamais
fréquenté d'association et que ces deux groupes avaient parfois
tendance à s'affronter verbalement.
Ces constats
amènent plusieurs interrogations :
1) Il est impossible de nier la diversité des
expériences, des personnalités, des situations, des âges,
des degrés de dépendance exprimés par les sujets
alcooliques. Chaque patient possède sa propre histoire, unique et
singulière. Ceux qui ont réussi à s'en sortir ont
déployé leurs propres stratégies, ont rencontré des
difficultés qui leur sont personnelles et éprouvé des
souffrances bien spécifiques.
Mais derrière cette
apparente hétérogénéité, on a l'impression
qu'en fait les personnes qui décident d'arrêter de boire
après une dépendance sévère décrivent un
« parcours » dont les étapes présentent bien
des similitudes. Peut-on définir un parcours généralisable
à l'ensemble des alcooliques ?
2) Lorsque nous avons évoqué le groupe de parole,
nous avons vu que les alcooliques « en souffrance » ne
posent que très rarement des questions directes aux alcooliques
« guéris », et reçoivent aussi peu souvent en
retour des réponses directes ou des conseils.
En
général, la question est posée par le biais d'un «
témoignage », c'est-à-dire un récit à la
première personne décrivant une situation personnelle face
à l'alcool (« Dimanche j'ai été manger chez
mon beau-frère, il picole bien lui aussi, mais je ne me suis pas fait
avoir, j'ai bu que de l'eau ; il a pas trop compris je crois, il faisait
un peu la gueule »).
D'eux-mêmes, les participants en déduisent la
question que veut poser ce patient : Que doit-on dire aux gens
étonnés par notre refus inhabituel de boissons
alcoolisées ?
La réponse ne sera pas plus explicite que la question. En
général, c'est un ancien alcoolique membre d'association qui
intervient. Il ne va pas s'exprimer sur le mode procédural et donner une
recette, mais à son tour évoquer un cas personnel :
« moi au début je disais que je prenais des
médicaments et qu'il fallait pas d'alcool avec, les gens ils te fichent
la paix, ça ils comprennent ».
S'il est facile d'admettre qu'un conseil délivré
par un ancien alcoolique parvenu à l'abstinence puisse influencer un
malade, il est moins évident de comprendre la raison pour laquelle le
récit d'une expérience personnelle très spécifique
et à priori non partageable aura le même effet.
Questions de départ :
Ces interrogations nous amènent à poser les
questions suivantes :
1) Les malades qui guérissent seuls de l'alcool, sans
fréquenter assidûment une association d'anciens buveurs auront-ils
le même « parcours psychique » que les personnes
aidées par ce type d'associations ?
2) Indépendamment de tous les facteurs existentiels et
psychiques qui rendent l'expérience de chacun unique, le malade
alcoolique parvenu à l'abstinence parcourt-il un chemin tracé
à l'avance dont bien des étapes sont communes à
tous ?
3) Comment le témoignage personnel d'un ancien alcoolique
parvenu à l'abstinence peut-il influencer ceux qui le lisent ?
Problématique
L'alcool
Histoire de l'alcool et évolution de ses
représentations sociales
La fermentation est un phénomène naturel et
très courant qui transforme tout liquide sucré en alcool par
l'action de levures, micro-organismes présents dans l'air et sur la peau
des fruits. Nous pouvons donc imaginer que la rencontre de l'homme avec
l'alcool remonte au Néolithique, c'est-à-dire au moment de la
sédentarisation, avec l'apparition de l'agriculture. La
découverte de ce produit est vraisemblablement due au hasard, par
exemple à un mauvais stockage de produits alimentaires laissés
à la pluie.
Cette boisson a été rapidement
contrôlée et son usage réservé aux pratiques
religieuses, divinatoires et médicamenteuses. Les contemporains de cette
découverte vont rapidement organiser la production, la consommation et
ses bonnes règles, la diffusion, la limitation et la sacralisation du
produit.
Dans l'histoire moderne, le début de la révolution
industrielle s'accompagne de changements démographiques et de nouveaux
comportements sociaux en Europe. On commence à étudier
systématiquement et à décrire les méfaits de
l'alcool (à l'instar de Charles Dickens).
Un médecin suédois Magnus Hus propose en 1852 le
terme d'alcoolisme en décrivant les multiples alcoolopathies
somatiques ou mentales. Avec les progrès de la science, les chimistes
peuvent attribuer à la même molécule, l'alcool, les effets
néfastes de nombreuses boissons alcooliques. Toutefois, seules les
boissons distillées étaient mises en cause.
Parallèlement à la publication de romanciers tels
que Dickens et Zola sur l'alcoolisme, les premières
sociétés de tempérance se constituent en mouvements d'aide
tels que La Croix Bleue en 1877 à Genève d'obédience
protestante et La Croix d'Or 1910 d'inspiration catholique. Ces associations
seront à l'origine des premiers sevrages.
La guerre de 14/18 verra la consommation de vin par habitant en
France exploser ; cette alcoolisation est essentiellement masculine, des
tas de jeunes conscrits ayant découvert dans ces circonstances
dramatiques les propriétés psychotropes de ce produit qui leur
donnait du courage et éloignait leurs peurs.
La fin de la première guerre mondiale va marquer le
début des lois répressives qui s'intéressent
essentiellement à l'ivresse publique, toujours considérée
comme un désordre social, et à la protection des mineurs de moins
de 18 ans. En 1920 les Etats-Unis instituent la prohibition pendant qu'en
France les association anti-alcooliques ne seront plus soutenues par
l'état, ni moralement, ni financièrement.
La médecine demeurera jusqu'aux années 1950 assez
impuissante devant le phénomène de la dépendance
alcoolique et des alcoolopathies. L'apport des vitamines, la découverte
de médicaments psychotropes, aidera les médecins. Les
méthodes comportementales de dégoût ou de dissuasion
apparaissent, la méthode Champeau des piqûres chauffantes est
proposée en 1965.
Les années 1970 voient la création des
Consultations d'Hygiène Alimentaire devenant Centre d'Hygiène
Alimentaire en 1975 pour s'appeler Centre d'Hygiène Alimentaire et
d'Alcoologie (CHAA) en 1983 qui se transformeront enfin en Centre de Cure
d'Alcoologie Ambulatoire (CCAA) en 1999.
La Ligue Nationale contre l'Alcoolisme, devenue Association de
Prévention contre l'Alcoolisme (ANPA) se fixera comme objectif essentiel
la prévention et l'application de la législation et non l'aide
aux soins. Le monde associatif avec la Croix Bleue et la Croix d'Or crée
des Centres de cure et de postcure. Il se laïcise avec la création
de Vie Libre en 1953, proche du milieu du travail et des mouvements d'Education
Populaire. L'aide à la réinsertion professionnelle devient un de
leurs principaux objectifs.
Les Alcooliques Anonymes est une association issue de la
rencontre en 1935 de deux buveurs américains qui sont ainsi devenus
abstinents. Ceux-ci éditent un livre en 1939 " les Alcooliques Anonymes
" dans lequel ils développent l'idée de maladie comportementale
caractérisée par une perte de contrôle des consommations et
dont le seul traitement est l'abstinence absolue (sobriété),
renouvelée de 24h en 24h . Ce traitement n'est selon eux possible
qu'avec le partage de l'expérience de chacun mise en commun. Le centre
d'intérêt sera une réflexion commune et comportementale sur
le " comment " on boit, " comment " on s'arrête et non sur le " pourquoi
" je bois.
Ce mouvement sera introduit en France en 1960. Il existe
également des mouvements associatifs professionnels issus des grandes
entreprises publiques ou privées (La poste, SNCF, RATP, Renault,
etc.)
Après avoir retracé brièvement l'histoire de
l'alcool et des réactions de la société face à sa
consommation abusive, voyons comment le sujet alcoolique a été
socialement considéré au cours des siècles.
Les représentations
sociales de l'alcoolisme et de l'alcoolique
En étudiant les modes de compréhension de la
consommation abusive et de la dépendance, Louise Nadeau1(*)2(*) (1988) a dégagé chronologiquement quatre
modèles qui ont marqué l'évolution du jugement
porté par la société sur les malades alcooliques :
Modèle moral ou religieux
Dès les origines, les drogues et notamment l'alcool,
étaient considérés comme un moyen pour l'homme de
s'élever au-dessus de sa condition, d'accéder au sacré.
Les prêtres et les médecins (exerçant un art sacré)
avaient le droit de prescrire et de proscrire ces drogues, de façon
rituelle, dans le cadre de la religion.
L'intempérance sous
toutes ses formes était un abus, un sacrilège et relevait de la
justice.
Platon ainsi que les stoïciens et les épicuriens
prônaient la tempérance et le contrôle de soi.
Dans
le monde moderne, les tabous religieux furent remplacés par une morale
de l'effort, du travail et du mérite personnel qui proscrit les voies
« courtes » de plaisir comme l'usage de produits
psycho-actifs.
Modèle de la maladie
Les travaux de benjamin Rush conduisirent vers 1785
à la création du premier modèle des
« pathologies de la dépendance » :
dépassant les méfaits de « l'ivrognerie »,
c'est-à-dire la simple étude des effets nocifs de l'alcool sur le
corps et l'âme, Rush émit l'idée d'un processus inexorable
lié à l'action de l'alcool, transformant ainsi l'alcoolique
vicieux en malade.
Le mal est dans la substance ; c'est cette
dernière qui déclenche le processus morbide. Ainsi va
commencer une lente séparation de la médecine et de la religion,
accompagnée de l'appropriation par la médecine de
problèmes auparavant considérés comme d'ordre moral et
religieux.
Modèle bivarié : l'alcoolisme
résulte d'un produit et d'un sujet
La persistance de considérations morales dans le discours
médical va amener la société à considérer
que si l'alcoolisme est une maladie, il concerne néanmoins un
sujet.
La théorie de la dégénérescence de
Morel stipule que l'alcoolisme résulte d'une faiblesse constitutionnelle
chez certains individus, aggravée par l'intoxication
alcoolique.
Les progrès de la science ne permettent pas encore au
discours médical de s'opposer formellement. Le modèle
bivarié fait une place à l'usager et à la
substance.
Ce discours est confirmé par les Alcooliques
Anonymes (USA) : la maladie se développe comme une intoxication,
mais ne concerne que des individus prédisposés.
Dans les années 50, Jellinek développe le concept
spécifique de « maladie alcoolique » qu'il
définit comme un processus. En France Fouquet distingue plusieurs formes
d'alcoolismes : les alcoolites (alcoolisme né de
l'habitude), les alcooloses (« névroses
arrosées ») et les somalcooloses (alcoolisations
massives et périodiques).
Le fait que l'alcoolisme soit considéré comme une
maladie permet de déculpabiliser le buveur et surtout de lui donner
espoir en une possible « guérison » après
« traitement ».
Modèle trivarié : la rencontre d'un
produit, d'une personnalité et d'un moment socioculturel
En réaction aux modèles médicaux et
bivariés qu'il trouvait réducteurs et inexact,
C.Olivenstein désignera le phénomène complexe de
toxicomanie comme « la rencontre d'une personnalité, d'un
produit et d'un moment socioculturel ».
Il estimait en effet
que la dyade Produit-Sujet ne pouvait pas exprimer toute la complexité
du phénomène de dépendance et qu'en plus la simple
observation en montrait l'inexactitude. Les exemples suivants montrent que le
produit n'est pas diabolique, que ses effets ne sont pas les mêmes pour
tous les consommateurs et qu'ils peuvent varier dans le temps.
Abandon du dogme de l'abstinence totale (prêchée par
Alc. Anonymes), certains alcooliques parvenant à être des
consommateurs tempérants. Tout le monde n'est donc pas égal
devant le produit.
Arrêt de la drogue par la majorité des soldats du
Vietnam à leur retour au pays : le produit n'est donc pas tout
puissant ni diabolique
Des expériences sur les effets placebo de l'alcool ont
montré que les effets d'une drogue sont aussi liés à la
culture, à l'apprentissage, aux croyances et aux attentes de
l'utilisateur.
Les modes modernes de consommation sont de véritables
phénomènes de société et amènent à
penser que l'alcoolisme ne peut pas être simplement une maladie.
C'est à ce modèle incluant les trois acteurs
(alcool, sujet, temps/environnement) que nous nous référerons
dans le présent mémoire.
Il permet de remplacer la notion de maladie, trop
réductrice et inexacte, à celle de conduite pathologique. Jean
Adès2(*)
définit ainsi l'alcoolisme : « ce n'est ni une maladie
autonome et homogène, ni un symptôme, mais une conduite
pathologique complexe dont le noyau est la consommation excessive,
répétée et prolongée de boissons
alcoolisées. Il s'agit d'un trouble bio-psycho-social dont le
déterminisme est toujours multifactoriel ».
Aujourd'hui, la maladie alcoolique doit être
considérée comme la résultante d'interactions dans un
continuum, l'histoire de l'individu, individu pour qui l'alcool peut devenir,
à un moment donné, la moins mauvaise des solutions pour affronter
les événements de la vie3(*) .
Les effets de l'alcool sur le
système nerveux
L'alcool va investir la quasi totalité des cellules du
corps humain car il s'agit d'une molécule très simple et
très petite possédant deux propriétés qui la
rendent hautement diffusable dans l'organisme : elle est hydrosoluble et
liposoluble.
La molécule d'alcool ingérée passe par
l'oesophage pour se déverser dans l'estomac via le cardia. Elle atteint
ensuite le duodénum, traverse la paroi duodénale et est
transportée jusqu'au foie où elle devrait être
métabolisée et éliminée. Mais dans le cas d'une
grande quantité absorbée, le foie ne peut pas traiter en une
seule fois toutes les molécules. Impossible à stocker, elles sont
alors déversées, via le pylore, dans la grande circulation.
Le flux sanguin les transporte vers le coeur droit, les poumons,
le coeur gauche... puis dans tous les membres jusqu'aux
extrémités, dans les yeux et dans le cerveau.
Les effets nocifs de l'alcool sur l'organisme sont relativement
bien connus, dans la mesure où l'alcool est utilisé depuis
très longtemps par les populations occidentales. L'inventaire
impressionnant des effets ne veut pas dire que ce produit est plus dangereux
que les autres produits à usage limité ou interdit, il veut
simplement dire que ses effets sont mieux répertoriés.
Les effets psychotropes
Se glissant dans le moindre recoin d'eau ou de graisse, la
molécule va toucher les fentes synaptiques, carrefours d'échanges
d'informations nerveuses, et modifier ainsi les sensations, sentiments et
cognitions du buveur qui devient en quelque sorte quelqu'un d'autre.
Lors de sa consommation, l'alcool commence par stimuler
l'individu pour ensuite le calmer ou l'endormir. Il est également
désinhibiteur, c'est à dire favorisant l'échange avec les
autres mais aussi les passages à l'acte de toutes sortes (violences,
agressions, décisions irréfléchies, achats
déraisonnables, etc.). Il peut également générer
des états anxieux ou dépressifs et/ou, paradoxalement, les
combattre.
Les effets psychotropes réels induits par l'alcool
dépendent bien sûr de nombreux facteurs.
Les autres effets sur le cerveau et les nerfs
L'alcool a comme autre particularité de
détruire les neurones soit directement lors de l'absorption de doses
massives, soit en empêchant l'absorption digestive des vitamines B. Les
neurones ayant absolument besoin de ces vitamines pour vivre, il y a mort
neuronale. Cette mort neuronale se traduit par trois grands types de
symptômes:
Des troubles définitifs de l'équilibre, la personne
reste "ébrieuse " à vie du fait de lésions situées
au niveau du cervelet (ataxie) et des nerfs périphériques
(polynévrite).
Des troubles de la mémoire antérograde, la personne
devenant définitivement incapable de mémoriser les faits
récents, tout en gardant intact les faits anciens. Cela est dû
à des lésions de la région hippocampique du cerveau
(syndrome de Wernike)
Des troubles démentiels plus généraux,
liés à des atteintes moins localisées du cortex.
Le concept d'addiction
En 1990 une définition de l'Addiction est proposée
par Goodman : « Processus par lequel un comportement pouvant
permettre à la fois une production de plaisir et d'écarter ou
d'atténuer une sensation de malaise interne est employé de
façon caractérisée par l'impossibilité
répétée de contrôler ce comportement et sa poursuite
en dépit de la connaissance de ses conséquences
négatives ».
Ce concept d'addiction amène au terme de pratiques
addictives, comprenant de multiples facettes dont celle de la dépendance
alcoolique. C'est cette dernière que nous allons étudier
maintenant.
La dépendance
De la non consommation primaire à la
dépendance
Si l'alcoolisme passe obligatoirement par l'alcoolisation, il
n'en est pas synonyme.
En France métropolitaine, une enquête de la CFES
menée en 1999 auprès des 15-75 ans4(*) révélait que sur 44 millions de
personnes concernées 43 millions avaient déjà
consommé de l'alcool au moins 1 fois dans leur vie, 14 millions (31%) en
consommaient au moins 1 fois par semaine et 8,9 millions (20%) tous les
jours.
Dans ses Recommandations pour la pratique clinique, la
Société française d'Alcoologie (SFA) propose de
catégoriser toutes les conduites d'alcoolisation autour des termes non
consommation, usage et mésusage. Ces catégories forment un
continuum allant de l'abstinence totale à l'alcoolodépendance.
Le non usage (non consommation)
Conduite caractérisée par une abstinence totale de
boissons alcoolisées. On distingue deux formes :
- le non usage primaire caractérise la
conduite des enfants ou adolescents qui n'ont pas encore consommé ou un
choix durable ou définitif de l'adulte qui s'abstient de toute boisson
alcoolisée pour des raisons personnelles, médicales, culturelles
ou religieuses.
- Le non usage secondaire qui apparaît
après une période de mésusage, généralement
désigné sous le terme d'abstinence.
Nous reviendrons plus longuement sur les différences entre
ces deux types de non consommation dans la suite du mémoire.
Usage (consommation modérée)
Nous désignerons par ce terme toute conduite
d'alcoolisation qui, par son caractère modéré, ne pose pas
de problème au consommateur ni à son entourage. Une consommation
modérée ne sera pas supérieure aux critères
fixés par l'OMS et pourra être très inférieure
suivant la situation personnelle de chacun (santé, tolérance,
conduite de véhicules, etc.). Le consommateur modéré sera
donc celui qui n'augmentera jamais son risque personnel ni le risque des autres
à cause de l'alcool.
L'usage de l'alcool peut être une conduite durable voire
définitive, mais peut aussi constituer une étape temporaire vers
le mésusage.
Mésusage
Cette catégorie générique regroupe toutes
les conduites d'alcoolisation induisant un ou plusieurs risques potentiels pour
le consommateur ou les autres personnes. La dépendance fait partie de
ces risques. Nous distinguons trois sous-catégories :
Usage à risque (consommateur à
risque)
Conduite d'alcoolisation où la consommation excessive,
supérieure aux normes de l'OMS ou induisant un risque circonstanciel
(par exemple pour les conducteurs d'engins) n'a pas encore provoqué de
dommages (médical, psychique, social) mais est susceptible d'en induire
à court, moyen ou long terme (y compris la dépendance).
Usage nocif (consommateur à
problèmes)
Cet usage correspond à toute conduite d'alcoolisation
caractérisée par :
- l'existence d'au moins 1 dommage d'ordre médical,
psychique ou social dû à l'alcool quels que soient la
fréquence et les quantités consommées.
- l'absence de dépendance à l'alcool.
Usage avec dépendance (consommateur
alcoolodépendant)
La dépendance alcoolique se caractérise par la
perte de la maîtrise de la consommation. Elle ne définit donc pas
par rapport à un seuil ou une fréquence de consommation, ni par
l'existence de dommages induits (qui néanmoins sont souvent
associés).
Il existe donc en théorie une différence
fondamentale entre l'usage nocif et la dépendance :
l'alcoolodépendant n'est plus maître de la situation alors que le
buveur excessif, à condition d'être conscient, peut encore agir
par sa seule volonté.
Ivresse
L'ivresse est une conduite d'alcoolisation aiguë pouvant se
rattacher à n'importe laquelle des catégories d'usage ou de
mésusage.
Nous avons défini l'alcoolodépendance comme la
perte de la maîtrise de consommation. Pour tenter de comprendre
l'alcoolisme et par suite le fonctionnement des alcooliques, Il convient de
préciser un peu cette notion.
Poursuivant l'approche de Jellinek5(*) (1960) qui catégorisait les différentes
sortes d'alcoolisme en fonction de l'existence ou non de dépendance,
Edwards et Gross (1976) considérèrent le comportement de
dépendance comme un syndrome et en firent une description
complète6(*).
Cette dernière a déterminé le modèle
bidimensionnel de l'alcoolisme qui différencie complètement le
comportement d'abus (usage nocif) de l'alcoolodépendance.
Bénéficiant d'un large consensus, elle a servi de
référence pour établir les critères du syndrome de
dépendance alcoolique dans les classifications internationales (CIM 10
et DSM IV) et renforcé ainsi la notion de « maladie
alcoolique », noyau syndromique homogène quasi universel, ce
qui n'était pas le cas des « dommages et incapacités
liées à l'alcool » qui varient selon les pays et les
cultures.
Quelques années plus tard, l'OMS a repris en les affinant
les sept critères d'Edwards classés en trois
catégories :
- Altération du comportement vis-à-vis de
l'alcool
o Manière de boire non-conforme aux habitudes du milieu
culturel
o Moindre variabilité des habitudes de boisson du sujet
o Acquisition d'une résistance aux renforcements
négatifs de l'alcoolisation
- Altération de l'état subjectif
o Impossibilité de maîtriser sa consommation
o Désir obsédant de boire (crawing)
- Altération de l'état psychobiologique
o Signes et symptômes de sevrage
o Ingestion (matinale) d'alcool pour soulager le malaise
provoqué par le sevrage.
o Tolérance (adaptation de l'organisme qui demande une
dose sans cesse plus importante pour produire les mêmes effets)
Les quatre premiers facteurs sont généralement
désignés par le terme de dépendance
psychologique. Ils ont trait au comportement et au psychisme du
sujet.
Les derniers, symptômes de sevrage et tolérance,
caractérisent la dépendance physique (physiologique).
Le diagnostic de « dépendance
alcoolique » a de plus en plus tendance à remplacer celui
d'alcoolisme, avec les avantages suivants :
- Neutralité morale du concept qui devient purement
médical, facilitant ainsi la reconnaissance de la maladie et
l'accès aux soins.
- Le concept de dépendance aide le patient à
trouver un sens à sa conduite ailleurs que dans sa faiblesse.
L'alcoolodépendant n'est plus coupable (il est malade) mais reste
responsable (c'est lui et personne d'autre qui porte le verre à sa
bouche) ; et de fait la décision d'arrêter de boire et le
travail d'abstinence restent à sa charge.
- La sévérité de la dépendance permet
d'orienter les choix thérapeutiques.
- Le diagnostic de dépendance rend improbable le retour
à une consommation modérée, et c'est l'abstinence totale
que doit atteindre le sujet.
Remarque : Ce fait
est assez contesté sur le plan théorique par plusieurs
études qui montrent que certains alcooliques peuvent redevenir
tempérants après une dépendance sévère, mais
il est suffisamment significatif statistiquement pour que le retour à
une consommation modérée fasse rarement partie des objectifs
thérapeutiques.
Conduite d'alcoolisation : de la non consommation
primaire à la dépendance
Est-il possible de modéliser les conduites d'alcoolisation
et leur cheminement vers la dépendance ? La réponse à
cette question est bien sûr négative, tant les interactions en jeu
sont nombreuses et complexes.
Nous allons pourtant essayer ici, en nous référant
aux travaux de Lewis et de Wise (1996)7(*), de synthétiser les connaissances actuelles
concernant les facteurs neurobiologiques de l'alcoolodépendance. Nous
garderons à l'esprit que cette approche est forcément
réductrice dans la mesure où nous prendrons très peu en
compte des dimensions essentielle du comportement de boisson, à savoir
les aspects environnemental, culturel et social.
Premières alcoolisations et effets
subjectifs
Si c'est sans doute le hasard qui a amené l'homme des
temps anciens à consommer pour la première fois une boisson
fortuitement fermentée, c'est précisément l'aspect
culturel de l'alcool, festif, cérémonial ou conventionnel qui
provoquera aujourd'hui la première prise de boisson alcoolisée
par un enfant ou adolescent. : vider le fond d'un verre en cachette
après un repas de famille, boire un peu de champagne le jour de sa
Communion, tremper un petit beurre dans le verre de vin de Papi et bien
d'autres circonstances encore. En lisant les témoignages des anciens
alcooliques, il est surprenant de voir à quel point beaucoup de ces
malades se souviennent exactement de leur première rencontre avec
l'alcool, peut être mieux que de leur première rencontre
amoureuse... mais nous y reviendrons.
Donc, l'individu consomme de l'alcool pour la première
fois. La qualité subjective de cette expérience sera très
variable d'après les sujets et dépendra notamment du
système neurobiologique inné et acquis. Trois cas peuvent se
présenter :
1) A cause d'un problème biologique, par exemple un
déficit en ALDH8(*),
l'alcool a un effet aversif qui amènera le sujet à ne pas
renouveler l'expérience (le déficit de cet enzyme est
endémique chez certains peuples asiatiques et arabes).
2) Au contraire, l'alcool produit un effet psychotrope
bénéfique que l'individu cherchera par la suite à
reproduire. Cet effet peut être de deux ordres :
- Un renforcement positif, par exemple suite à
l'activation du « système de la récompense9(*) » dopaminergique. Le
rôle appétitif, motivationnel et décisionnel de ce
système facilite, via le noyau accumbens, la transformation de
la motivation en action et la mémorisation de l'expérience
(Mogenson et coll., 1980)10(*). Sur le plan comportemental, cela se traduira par une
désinhibition.
- Un renforcement négatif (soulagement d'une
anxiété ou d'une tension intérieure). Il a
été montré que :
o L'alcool, à l'instar des benzodiazépines,
facilite la transmission GABAergique et induit des effets anti-stress et
anxiolytique.
o Il a des effets anti-dépresseurs potentiels ou, au
minimum, des effets positifs sur l'humeur.
3) L'alcool n'a aucun effet subjectif particulier sur le sujet
qui ne recherchera pas particulièrement à renouveler
l'expérience. Pourtant, il y sera probablement amené pour des
raisons autres que neurobiologique, sous l'influence de facteurs
environnementaux ou psychologiques (troubles de la personnalité,
événements de vie, profession, etc.)
Consommation occasionnelle puis
régulière
Sauf s'il est allergique à l'alcool ou
déterminé, pour des raisons éthiques, religieuses ou
personnelles, à ne jamais en consommer, son comportement social
amènera l'individu à boire occasionnellement de l'alcool à
des fins récréatives. Cette consommation pourra également
être induite par des problèmes psychiques ou psychosociaux
(dépression, états anxieux, phobie sociale, troubles de la
personnalité, etc.).
La consommation régulière d'alcool, qu'elle soit
festive ou qu'elle corresponde à une automédication,
déclenche une série de processus physiologiques ayant pour
conséquence le renforcement de la conduite d'alcoolisation :
- Sensibilisation du « système de
récompense » dopaminergique qui va inciter l'individu à
reproduire l'expérience de boisson.
- Constitution de processus associatifs puissants
(conditionnement opérant, mémoire des expériences
agréables, association de l'alcool et du plaisir, savoir-vivre,
fête, convivialité, etc.), automatisation des comportements.
- Développement d'une tolérance biologique due
à l'épuisement des effets pharmacologiques de l'alcool et
à la nécessité d'augmenter les doses pour obtenir les
mêmes sensations.
- Développement d'une dépendance psychique,
à la fois comportementale (effectuer des activités liées
à l'alcool), émotive (retrouver une humeur ou des sensations
agréables ou éloigner des sentiments désagréables)
et cognitive (raisonner différemment).
Dépendance
Le phénomène de tolérance aboutit à
une dépendance physique pour l'alcool.
L'intoxication chronique développe un ensemble de
processus adaptatifs qui caractérisent l'état de
dépendance. De nature homéostatique, ces processus tentent de
contrebalancer les effets pharmacologiques de l'alcool sur les systèmes
neuronaux concernés. En cas de sevrage, l'équilibre sera rompu et
les effets physiologiques des processus adaptatifs provoqueront des
symptômes (dits « de sevrage »). Ces derniers se
produiront non seulement lors d'une abstinence, mais également lorsque
l'alcoolémie deviendra insuffisante (fins de nuit par exemple), et de
plus en plus fréquemment à mesure que la dépendance
deviendra sévère.
Pour atténuer et faire disparaître ces
symptômes, le malade dépendant devra recourir à l'alcool,
augmentant ainsi sa tolérance et la sévérité de sa
dépendance.
La principale responsabilité des symptômes de
sevrage est attribuée à un hypofonctionnement de la transmission
GABAergique, comme l'expliquent à la fois les signes neurologiques
(hyperexcitabilité du SNC), les signes végétatifs
(tremblements, sudation) et l'efficacité des benzodiazépines
(notamment Valium) dans le traitement de ces symptômes.
Facteurs psychiatriques de prédisposition
Les principaux troubles psychiques rencontrés en
comorbidité avec l'alcoolodépendance sont :
- La dépression
- L'anxiété
- La schizophrénie
- Les troubles du comportement alimentaire
- Les troubles de la personnalité
Nous insisterons ici sur les facteurs primaires susceptibles
d'avoir favorisé une alcoolodépendance secondaire.
Dépression et alcoolisme
L'association entre dépression et alcoolisme est une
donnée clinique incontestable : 98% des alcooliques11(*) présentent à un
moment de leur existence des symptômes dépressifs.
La rencontre simultanée de dépendance et de
dépression intervient dans les situations suivantes :
- L'intoxication et le sevrage alcoolique provoquent très
fréquemment des tableaux dépressifs qui disparaissent en cas de
retour à l'abstinence.
- Un syndrome dépressif et une dépendance à
l'alcool surviennent simultanément ou successivement sans que l'on
puisse établir une relation entre les 2 pathologies.
- Un état dépressif latent ou sévère
peut amener l'individu à consommer régulièrement de
l'alcool pour échapper à ces sensations pénibles. On parle
d'alcoolodépendance secondaire et de comportement
d'automédication. C'est bien sûr la situation la plus
intéressante lorsqu'on parle de prédisposition acquise à
la dépendance.
Des travaux réalisés dans ce domaine
ont montré que la prévalence de ces dépendances
secondaires à un trouble dépressif est très
inférieure à l'idée reçue. En effet, le cafard, la
tristesse, l'ennui, le découragement sont des prétextes souvent
évoqués par les patients pour expliquer et justifier leur
alcoolisation (alors que bien souvent leur état dépressif est
apparu après le début de l'usage abusif, mais ils le
dénient). Cette image de l'automédication de la dépression
par l'alcool est aussi très bien acceptée par le public, car
présente dans bien des oeuvres de fiction. Pour Schuckit (1994)12(*), 90% des dépressions
rencontrées chez le patient dépendant sont secondaires,
c'est-à-dire provoquées ou aggravées par l'alcool, et
subissent une rémission après arrêt de l'intoxication.
Pour réellement pouvoir apprécier la
dépression comme indice de prédisposition à l'alcoolisme,
il faudrait distinguer :
- les états dépressifs associés à
d'autres pathologies mentales (troubles maniaco-dépressives de l'humeur,
troubles de la personnalité, troubles psychotiques)
- les dépressions réactionnelles survenant
après certains événements de vie (deuils, perte d'emploi,
maladie grave, opérations invalidantes).
- Les états dépressifs
« purs », liés uniquement à un trouble de
l'humeur isolé.
De plus, les travaux de Feinman et Dunner (1996) sur le trouble
bipolaire13(*) ont
montré que sur 188 sujets atteints de cette pathologie, 55% des hommes
et 35% des femmes avaient un problème d'alcoolodépendance. Dans
la majorité des cas (27% contre 19%), l'alcoolisme était
secondaire à l'apparition des symptômes maniaco-dépressifs.
Mais ils ont montré que c'est surtout la phase maniaque (66% des cas)
qui favorisait l'alcoolisation, la période dépressive amenant une
réduction de la consommation.
En résumé, les états dépressifs sont
très majoritairement secondaires à la dépendance
alcoolique, rarement le contraire.
Anxiété et dépendance
alcoolique
Comme la dépression, l'anxiété est fortement
corrélée à la dépendance alcoolique. 99% des
alcoolodépendants rapportent la survenue de troubles anxieux
transitoires ou plus prolongés14(*) (25% des sujets souffrant d'une névrose
d'angoisse sont alcooliques.
La rencontre simultanée de dépendance et
d'anxiété survient dans les situations suivantes :
- L'intoxication et le sevrage alcoolique provoquent très
fréquemment des tableaux anxieux qui disparaissent en cas de retour
à l'abstinence prolongée
- Un syndrome anxieux et une dépendance à l'alcool
surviennent simultanément ou successivement sans que l'on puisse
établir une relation entre les 2 pathologies.
- Un état anxieux peut amener l'individu à
consommer régulièrement de l'alcool pour échapper à
ces sensations pénibles grâce à aux
propriétés anxiolytiques, désinhibitrices et
psychostimulantes du produit. On parle d'alcoolodépendance
secondaire et de comportement d'automédication.
Les études épidémiologiques
déjà menées ont donné des résultats
incertains, en parti dus à la complexité méthodologique
(les deux types d'anxiété, primaire et secondaire peuvent
cohabiter. On peut néanmoins avancer avec prudence que :
- L'anxiété aiguë (jusqu'au trouble panique)
semble dans la plupart des cas secondaire à l'intoxication alcoolique
elle-même et notamment à la répétition des
sevrages.
- Le comportement d'automédication consistant pour
l'individu à ingérer de l'alcool pour calmer une
anxiété primaire (notamment agoraphobie et phobie sociale) a
été établi. Mais l'effet anxiogène à terme
de l'alcool aboutit rapidement à un cercle vicieux, à savoir
l'aggravation et la pérennisation des troubles anxieux qui
entraîneront à leur tour une augmentation de la consommation.
Comme pour la dépression, les sujets auront tendance à
considérer l'état anxieux primaire comme le responsable de leur
alcoolisation, mais sans vraiment s'interroger en profondeur sur la chronologie
réelle des troubles.
Alcoolisme et troubles de la personnalité
Les études épidémiologiques montrent une
prévalence de troubles de la personnalité en cas de
dépendance à l'alcool qui oscille entre 30 et
80%, chiffre beaucoup plus élevé que dans la population
générale. Ces études ont infirmé les concepts de
personnalité addictive et celui de personnalité
pré-alcoolique des psychanalystes. Il n'existe pas un type particulier
propre aux alcoolo-dépendants, par contre on peut retrouver dans cette
population tous les types de troubles de la personnalité. La
prévalence des troubles de la personnalité est souvent
surévaluée du fait de la présence surajoutée de
troubles provoqués par l'alcool.
La personnalité antisociale
La personnalité antisociale est un trouble de la
personnalité rare dans la population générale mais
fortement représentée chez les alcoolodépendants. La
prévalence à vie de la personnalité antisociale chez les
alcoolodépendants est d'environ 15% chez les hommes et de 5% chez les
femmes; elle est 10 fois supérieure à celle de la population
générale. Schuckit recommande une définition restrictive
de ce trouble qu'il applique à des individus présentant des
problèmes antisociaux, débutant avant l'âge de 15 ans, qui
consistent en un mépris et une transgression des droits d'autrui, dans
tous les 4 domaines de vie suivants: la famille, l'école,la justice et
les camarades. Ces problèmes doivent être apparus avant
l'installation d'une dépendance à l'alcool ou
aux drogues. Ces personnes ont un risque plus élevé de
poly-toxicomanie et présentent en général un grave
parcours de délinquance et de violence.
Pourquoi boit-on ?
Toute la partie qui précède montre que,
malgré l'importance de cette question et la passion qu'elle suscite chez
les chercheurs de nombreuses disciplines, il est peu probable que l'on puisse y
répondre dans un avenir proche.
On sait que le modèle tridimensionnel
(bio-psycho-social) englobe forcément la réponse à cette
question, mais on ne sait pas dans quelle proportion, dans quel ordre et
suivant quel déterminisme chacune des dimensions intervient chez chaque
individu.
Nous allons surtout nous intéresser au sujet
alcoolique devenu dépendant et à son parcours jusqu'à sa
« guérison ».
Le parcours de
l'alcoolique : de la non consommation primaire à la
guérison - Courbe de Jellinek
Il convient d'abord de définir ce qu'on peut appeler
« guérison » pour un patient alcoolique.
Définition de la guérison dans le cadre
de l'alcoolisme
Dans Le Petit Robert, la guérison est définie comme
« Suppression, disparition d'un mal physique ou moral ».
Une maladie infectieuse banale est dite guérie lorsque tous les agents
pathogènes, microbes ou virus ont disparu. En supposant que la
pathologie ne laisse pas de séquelles et ne donne lieu à aucune
complication majeure, le malade une fois guéri retrouve son état
de santé initial. La maladie pourra récidiver si le même
agent pathogène réinvestit ultérieurement l'organisme.
Dans le cas qui nous intéresse, l'agent pathogène
est bien sûr l'alcool. Il peut « facilement »
être supprimé par un comportement d'abstinence totale à son
égard. Si l'intoxication n'a pas provoqué de syndrome
neurobiologique majeur (ex syndrome de Korsakoff) ou d'hépatopathie
irréversible (cirrhose ou fibrose), le
« mal physique » pourra être
réparé, le plus souvent sans médicaments. En cas de
récidive, c'est-à-dire de réalcoolisation, le mal physique
se réinstallera.
De nos jours, il existe un large consensus pour affirmer que
l'alcoolodépendance est une maladie et que le patient qui en souffre
n'est pas coupable de son comportement compulsif de boisson, pas plus qu'il ne
le serait d'attraper la grippe. Mais ici se situe la différence
fondamentale entre une pathologie somatique courante et la maladie
alcoolique : la personne victime d'une épidémie de grippe
n'est pas responsable de sa maladie, le microbe a investi son organisme
à son insu. L'alcoolique, par contre, est toujours responsable car c'est
lui, et personne d'autre, qui ingère l'agent pathogène, à
savoir l'alcool.
La guérison d'un malade alcoolique ne pourra donc pas
être déduite du simple fait qu'il est devenu abstinent.
L'abstinence n'est qu'un moyen de guérir, comparable aux antibiotiques
dans une maladie bactérienne. Si la comparaison avec une maladie
infectieuse était valide, un alcoolodépendant guéri
devrait retrouver l'état de santé (physique et moral) qu'il avait
avant le début de son alcoolisation et, en cas de récidive
(réalcoolisation), son parcours vers la dépendance devrait
être le même qu'initialement. Or, tous les témoignages
montrent qu'une rechute après une période abstinence même
très longue est foudroyante et que le niveau de dépendance
précédent est vite atteint et très souvent
dépassé.
C'est pour cette raison logique que, sans pour autant entrer
dans les nombreux débats autour de ce sujet, nous n'utiliserons pas dans
le cas de l'alcoolique dépendant le mot
« guérison » dans son sens médical courant.
Ici, le terme « guérir » aura une connotation avant
tout comportementale et cognitive : le patient alcoolodépendant
guéri est celui qui maintient de façon durable et qu'il pense
définitive un comportement d'abstinence totale envers toute boisson
alcoolisée. Cela implique aussi de maintenir cette abstinence sans
souffrance et sans lutte de tous les instants, d'avoir admis sans
réserve que la vie sans alcool était possible.
Dans notre corpus de témoignages, nous verrons que
certains alcooliques parviennent après abstinence à reconsommer
de l'alcool avec modération15(*) sans rechuter, même après une longue
période. On parlera également dans ce cas de guérison,
mais ce n'est pas ce critère que nous retiendrons ici pour qualifier
cette dernière, le nombre de cas observés étant
statistiquement non significatif. D'autre part, la majorité des malades
parvenus à maintenir une abstinence durable connaissent les risques
encourus en cas de réalcoolisation même ponctuelle et ne
souhaitent pas vérifier leur capacité à redevenir
tempérants.
Présentation de la courbe de Jellinek
Dans les années 60, Jellinek, sociologue américain
ayant contribué avec Fouquet à établir des classifications
des différentes formes d'alcoolisme, a conçu une courbe
schématisant le parcours du patient alcoolodépendant depuis les
débuts de son usage abusif de l'alcool jusqu'à sa
« guérison » complète.
Malgré l'absence de prise en compte des rechutes pourtant
presque inévitables dans ce parcours, il s'agit d'un document
intéressant, très utilisé dans les associations d'anciens
buveurs et les centres de post-cure comme base de discussion avec les
patients.
Ici, nous l'utiliserons pour déterminer les principales
étapes de ce parcours vers l'abstinence telles qu'elles sont vues encore
aujourd'hui par les associations d'anciens alcooliques.
Cette courbe se présente sous la forme d'une parabole
d'abord décroissante puis croissante.
La partie décroissante schématise la
« descente aux enfers » de l'usager régulier
d'alcool, c'est-à-dire son chemin vers l'alcoolodépendance.
Le point minimal schématise à la fois le
« fond du trou » (consommation obsessive continue en cercle
vicieux) et la décision de s'en sortir.
La partie croissante illustre les phases de
rétablissement. Il est à noter que la courbe remonte plus haut
que son point de départ. Nous verrons dans la discussion si cela a une
signification réelle.
Dans ce mémoire, nous nous intéresserons surtout
à la partie croissante de la courbe, c'est-à-dire au chemin
parcouru par le patient dépendant qui parvient à adopter et
maintenir un comportement d'abstinence durable et potentiellement
définitif (que nous appellerons aussi
« guérison »).
Pour mieux comprendre la pensée de Jellinek, nous allons
néanmoins exposer la première partie de la courbe, le chemin vers
la dépendance.
De l'usage abusif à la dépendance
Jellinek divise la « descente aux enfers » en
4 phases :
1) La phase pré-alcoolique marque le
début d'une consommation « de soulagement » :
l'individu ne boit déjà plus occasionnellement, par convention
sociale ou culturelle. Il consomme de plus en plus régulièrement
pour bénéficier des effets psychotropes de l'alcool (renforcement
positif ou négatif) et compenser ses manques (inhibition,
timidité, indifférence, ennui, ...) ou atténuer ses
souffrances (anxiété, humeur dépressive, peurs,
...).
C'est au cours de cette phase que le phénomène de
tolérance va se développer : pour obtenir les mêmes
effets, l'individu devra consommer une plus grande quantité d'alcool (ou
la même quantité mais plus souvent).
Une véritable
relation d'attachement commence à se tisser entre le buveur et le
produit, car ce dernier aide le premier à « aller
mieux ». A ce stade, les dommages potentiels provoqués par
l'alcool sont en général silencieux (apparition des
premières amnésies alcooliques, prises de risque) et ne sont pas
pris en compte par le buveur qui n'y voit que des avantages.
Nous avons
vu qu'il existe une catégorie de buveurs qui ne perçoit aucun
effet psychotrope de l'alcool mais qui vont tout de même augmenter leur
consommation sous la seule influence de la tolérance (métiers
exposés notamment).
2) La phase prochronique débute lorsque
la tolérance, qui augmente régulièrement, fait de plus en
plus souvent éprouver à l'individu un besoin pressant de boire,
même en dehors des circonstances où il aimait le faire. Le buveur
commence à se poser des questions sur sa consommation ; son
entourage peut également faire des observations. Il se sent
culpabilisé et aura tendance à dissimuler son comportement aux
yeux de ceux qui risquent de ne pas le comprendre (famille, employeur, amis,
etc.). Il sera en général profondément attaché au
déni, justifiant sa consommation à ses propres yeux (les
prétextes pour boire) et incapable de discuter du problème avec
quiconque.
Les premiers symptômes physiques apparaissent
(stéatose, crampes dans les membres inférieurs, signes de sevrage
au réveil) ; les amnésies s'accentuent.
3) La phase critique commence lorsque la
maîtrise du comportement de boisson diminue. Alors que les autres
stoppent la prise de boissons alcoolisées lorsqu'ils sentent que la
limite est atteinte, l'individu est incapable de s'arrêter de boire.
Souvent, il ne se souviendra de rien le lendemain, victime d'amnésies
alcooliques sévères (« trous noirs »)
A ce stade, il devient difficile au buveur de cacher ce comportement
qui lui échappe et le fait souffrir. Promesses d'arrêt et
échecs se succèdent. L'alcool prend de plus en plus de place dans
sa vie matérielle, affective et psychique, au détriment des
activités professionnelles, sociales et familiales.
Aux
périodes d'alcoolisation succèdent des périodes de remords
et de culpabilité persistants. Les échecs et les regards
négatifs portés par l'entourage renforcent le manque d'estime de
soi.
La tolérance diminue alors que la consommation continue
d'augmenter ; la dépendance s'installe, avec apparition des
consommations très matinales, des symptômes de sevrage, de la
dégradation physique.
4) La phase chronique est
caractérisée par la dégradation morale, l'isolement
familial et social, la déchéance à tous points de vue. A
ce stade, l'angoisse et la dépression dominent le tableau ; la
consommation d'alcool devient « obsessive et continue, en cercles
vicieux » (Jellinek). De graves problèmes de santé
peuvent apparaître.
L'alcoolique est « au fond du
trou ». Il ne peut pas continuer ainsi. Aussitôt
réveillé, il boit pour calmer ses angoisses et les
symptômes de sevrage ; sa tolérance étant
considérablement amoindrie, cette alcoolisation provoque un état
d'ivresse prolongé qui le rendra incapable d'une quelconque
activité ; et sa léthargie durera... jusqu'aux
symptômes de sevrage suivants qui réveilleront ses souffrances et
l'obligeront de nouveau à boire !
Ces 4 phases forment bien sûr un continuum. Leur
durée respective est fonction de chacun. Comme le souligne Jellinek,
toutes les personnes qui rencontrent un problème de dépendance
alcoolique ne vont pas nécessairement connaître toutes ces phases.
Certaines cesseront leur consommation plus tôt et entameront plus vite le
début du rétablissement, sans atteindre le fond.
Cette descente aux enfers décrite par Jellinek est sans
doute un peu stéréotypée et ne tient pas assez compte des
différences interpersonnelles, mais chaque alcoolique peut y retrouver
une partie de son histoire.
Vers le rétablissement et l'abstinence totale et
potentiellement définitive
Après avoir atteint le fond de la dépendance
alcoolique, « quelque chose » va permettre à un
certain pourcentage de patients de réagir et de combattre leur
comportement de boisson.
Il peut s'agir d'un « déclic » (nous
reviendrons sur cette notion importante) ou d'un événement qui
favorise la prise de conscience et la réaction de l'individu (malaise,
maladie, accident, mise en garde du médecin ou de l'entourage, ennuis
avec la justice, menaces professionnelles ou familiales, problèmes
neurobiologiques, etc.).
La partie croissante de la courbe de Jellinek décrit le
rétablissement de l'alcoolique en 4 phases, sensiblement
symétriques aux phases d'entrée en dépendance.
1. La phase chronique ne s'arrête bien
sûr pas avec la prise de conscience de son état et la
décision (ou l'obligation) de réagir.
La première
étape va être pour l'alcoolique de comprendre qu'il a besoin
d'aide, qu'il ne peut pas s'en sortir seul. La seconde étape d'admettre
qu'il n'est pas coupable de son comportement, qu'il s'agit d'une maladie, et
que cette maladie peut se soigner.
L'étape suivante est de
stopper toute consommation d'alcool. L'abstinence va provoquer très vite
des bénéfices sur le plan de la santé, du jugement et de
la confiance en soi16(*).
L'individu doit ensuite se soumettre à une visite
médicale pour « évaluer les dégâts
somatiques », entrer en contact avec des alcooliques abstinents et
stabilisés qui lui redonneront l'espoir et lui apprendront à
faire un examen de conscience personnel ainsi qu'un examen de ses besoins
spirituels.
2. Phase critique L'alcoolique maintenant
abstinent va entamer une thérapie de groupe et/ou fréquenter
assidûment une association d'anciens malades.
C'est le
début d'un nouvel espoir et une prise de conscience des
possibilités d'un nouveau mode de vie.
Le patient va retrouver un
sommeil normal, rééquilibrer son alimentation, s'occuper de sa
santé.
Ces succès vont lui donner un regain d'estime de
soi et diminuer les angoisses envers l'avenir. Il va commencer à
s'apprécier pour lui-même, et son désir d'évasion va
disparaître.
Son entourage va commencer à reprendre
confiance. Le malade va pouvoir effectuer avec eux un examen courageux des
faits passés et s'adapter aux nécessités familiales. Il va
faire la part des choses et apprécier les valeurs réelles de la
vie.
Il va reformer un nouveau cercle d'amis et de
relations.
Mais son abstinence est encore fragile.
3. Phase postchronique
Cette phase
débute avec l'amélioration du contrôle des émotions
qui éloigne le danger de rechute.
Le malade va regagner la
confiance de ses employeurs et tenter de restaurer sa stabilité
financière.
L'estime de soi va se transformer en souci de
prestige personnel. S'accepter lui-même ne lui suffit plus, il veut
être apprécié par les autres.
Et surtout, il
commence à éprouver de la satisfaction dans
l'abstinence.
4. Phase post-alcoolique
Sans toutefois
renoncer à la fréquentation des associations d'anciens buveurs,
c'est pour le malade guéri le début d'un mode de vie
éclairé et intéressant, avec l'ouverture de voies vers des
horizons plus hauts que jamais.
Jellinek pense en effet que le malade alcoolique guéri
acquiert un potentiel supérieur à celui qu'il avait avant de
s'alcooliser. Il a donc acquis des compétences qu'il ne possédait
pas ou qu'il n'avait pas exprimées auparavant. Cela revient à
dire que le cycle Dépendance alcoolique - Réhabilitation est
pédagogique ou thérapeutique. Dans ce cas, nous pouvons nous
poser la question de savoir qui enseigne quoi, et à qui, ou qui soigne
qui et comment.
Dans la partie pratique du mémoire, nous allons
précisément voir si les témoignages d'anciens alcooliques
permettent de répondre à cette question ; si c'est le cas,
nous tenterons de déterminer la nature de ces compétences
acquises et de savoir si elles sont les mêmes pour tous.
La
courbe de Jellinek n'est-elle que le reflet d'un enseignement, celui des
associations d'anciens buveurs, ou correspond-elle à une
réalité pour tous les alcooliques qui s'arrêtent de
boire ?
Les
témoignages : Pourquoi Internet
Il y a deux façons d'obtenir des témoignages :
la première est de demander aux anciens alcooliques fréquentant
le groupe de parole de raconter leur propre histoire, oralement ou par
écrit ; la seconde est de recueillir ces témoignages dans
les groupes de discussion qui se multiplient sur Internet depuis quelques
années.
Après réflexion et étude comparative, il est
apparu que les témoignages recueillis sur Internet étaient
beaucoup plus spontanés, moins construits sur le plan
référentiel et beaucoup plus riche sur le mode illocutoire et
modal.
De nombreux écrits se sont intéressés aux
particularités du discours alcoolique. Mais la plupart des études
ont analysé des corpus produits dans un environnement où le sujet
n'est plus lui-même, c'est-à-dire les cabinets médicaux ou
les associations d'anciens buveurs, lieux où les différences
interpersonnelles tendent à disparaître ou à
s'atténuer sous l'influence des conventions, des biais de
désirabilité et de conformité.
Les forums Internet sont par définition des lieux
où les gens viennent spontanément, souvent par hasard au
début. La fréquentation en est éphémère et
très labile ; mais des liens se créent, parfois très
forts. L'anonymat est une caractéristique essentielle de ces forums.
Prendre un « pseudo » pour raconter son histoire revient un
peu à parler de quelqu'un d'autre, on échappe au jugement direct
des gens, on n'existe pas vraiment ; ce qui permet d'éviter la
honte et d'atténuer l'autocensure. Celui qui écrit sur ces forums
va souvent à l'essentiel et ne fait pas de littérature. Il expose
des faits certes, mais modalise son discours de façon importante car il
veut communiquer aux autres ce qu'il ressent, son angoisse, ses souffrances,
ses attentes, ce dont il est conscient. Il espère en retour des
réponses, être rassuré ou soutenu, ou s'entendre dire que
son comportement n'est pas celui d'un coupable, qu'il est plus banal qu'il n'y
paraît, que d'autres sont déjà passés par là
et s'en sont sortis bien que dans une situation encore plus grave.
La communauté d'un forum Internet se forme donc
spontanément, sans aucune règle sociale autre que de parler la
même langue et de partager un centre d'intérêt, une
souffrance ou une passion, ici l'alcoolisme.
Au cours du stage, j'ai demandé à plusieurs membres
de chaque association d'anciens buveurs de rédiger un témoignage
de quelques pages sur leur histoire. Trois ont accepté, mais la lecture
en fut décevante. Ecrits de longue date, ces témoignages ne
racontaient pas vraiment un parcours personnel, mais surtout un parcours
réinterprété à la lumière des
réunions de l'association.
Ces recherches préliminaires nous ont décidé
à analyser en priorité les témoignages d'alcooliques
déposés sur Internet.
Nous avons vu dans l'introduction que le témoignage
était la forme privilégiée par les anciens
alcoolodépendant pour « parler » de l'alcool.
En effet, j'ai pu observer dans le groupe de parole auquel j'ai
participé pendant mon stage, réunissant entre autres des patients
fraîchement sevrés et des anciens alcooliques abstinents de longue
date, les questions directes sont plutôt rares. En général,
les questions sont posées par le biais d'un «
témoignage », c'est-à-dire un récit à la
première personne décrivant une situation personnelle face
à l'alcool (« Dimanche j'ai été manger chez
mon beau-frère, il picole bien lui aussi, mais je ne me suis pas fait
avoir, j'ai bu que de l'eau ; il a pas trop compris je crois il faisait un
peu la gueule »).
D'eux-mêmes, les participants en déduisent la
question posée par ce patient : Que doit-on dire aux gens
étonnés par notre refus inhabituel de boissons
alcoolisées ?
La réponse ne sera pas plus explicite que la question. En
général, c'est un ancien alcoolique membre d'association qui
intervient. Il ne va pas s'exprimer sur le mode procédural et donner une
recette, mais à son tour évoquer un cas personnel :
« moi au début je disais que je prenais des
médicaments et qu'il fallait pas d'alcool avec, les gens ils te fichent
la paix, ça ils comprennent ». Les participants d'accord
avec cette stratégie vont s'exprimer sur le mode paraverbal ou non
verbal, en acquiesçant d'un geste ou d'une mimique. Une autre personne
va proposer une solution alternative, toujours sous la forme d'une
expérience vécue : « moi je trouve qu'il faut
pas avoir honte, je leur dis que j'étais alcoolique et que j'ai tout
arrêté, ils trouvent ça courageux et ils n'insistent
pas ».
C'est la différence fondamentale entre les participants
« malades » et ceux qui n'ont pas de rapports pathologiques
(proclamés) avec l'alcool (soignants de l'hôpital, animateurs de
la réunion) : les « malades » ont presque
exclusivement recours à des cas personnels (puisés dans leur
propre expérience ou chez des proches) alors que les « non
alcooliques » n'abordent jamais de sujets personnels. S'ils font
allusion à une situation vécue qu'on pourrait
éventuellement leur attribuer, ils se distancient aussitôt de leur
propos en le modalisant : « Je suppose que lorsqu'on boit du
vin tous les jours, il y a le réflexe de l'habitude qui s'installe et
que boire de la limonade en mangeant du fromage ce n'est pas évident au
début ».
Nous allons essayer de préciser un peu le concept de
témoignage lorsqu'il s'applique à un texte écrit dans les
forums Internet.
Qu'est-ce qu'un témoignage ?
Le témoignage est un récit de vie à la
première personne qui relate des faits et pensées
antérieurs à la rédaction.
Dans le cas des anciens alcooliques, ces faits et pensées
se rapportent presque exclusivement à la relation qu'a entretenu
l'auteur avec l'alcool.
Les témoignages laissés sur Internet se
présentent sous forme de textes. Le style est en général
proche du langage parlé, mais, contrairement à ce dernier, seul
l'aspect verbal est restitué, à l'exclusion des mimiques,
hésitations, intonations, gestes, postures, etc.
Tout texte est par nature informatif17(*). Il renseigne sur des faits,
des personnes ou sur l'auteur lui-même. Le témoignage
n'échappe pas à cette règle, mais il ne se limite pas
à communiquer des informations.
L'auteur d'un témoignage en est aussi l'acteur principal.
Il va exposer au lecteur une partie de sa vie, celle en relation avec son
épisode de boisson. Comme nous l'avons déjà
évoqué, il pourrait donner des indices pour permettre aux gens en
difficulté avec l'alcool de reconnaître leur problème ainsi
que des « recettes » pour arrêter de boire et pour
maintenir une abstinence durable. Mais il ne le fait sans doute jamais car
aucun texte explicatif de ce genre ne figure sur les forums de discussion
Internet.
Le témoignage prend toujours la forme d'un récit
narratif à la première personne.
A l'instar de tous les auteurs de récits, l'ancien
alcoolique qui témoigne ne peut pas raconter l'ensemble de sa vie ni
décrire exhaustivement les composantes de sa relation avec l'alcool. De
plus, il n'y a pas que les choses dites qui sont importante, il y a aussi la
façon de les dire. L'auteur va devoir faire un choix
d'énoncés et aussi de mots. Et c'est ce choix qui va fournir au
destinataire présumé ou à l'analyste des indices
langagiers sur les intentions de l'auteur et sur son fonctionnement psychique.
Pour son auteur, le témoignage est un ensemble de
propositions formant un tout. Quand le récit est terminé,
l'auteur a l'impression d'avoir dit l'essentiel, d'avoir délivré
un message traduisant son état d'esprit et constitutif de son
expérience.
Il est donc logique de penser que le discours ainsi produit ne
contient pas que des informations volontairement fournies par l'ancien
alcoolique, mais également des informations dont l'auteur n'est pas
conscient.
Dans un entretien clinique, le thérapeute a une
interaction forte avec les dires du patient. Il reçoit les
énoncés séquentiellement et peut intervenir après
chacun d'eux pour obtenir des éclaircissements ou recentrer la
thématique. Il peut également collecter de nombreux indices
paraverbaux ou non verbaux témoignant du rapport que le locuteur
entretient avec son discours,
Au contraire, dans un témoignage écrit, tout est
dit, définitivement. Les indices éventuels sont
déjà dans le récit.
L'expérience de l'ancien alcoolique est unique et faisant
partie du passé. Elle ne dépend donc pas de la façon dont
il va la raconter : seul devant son clavier d'ordinateur, le témoin
aura les mêmes choses à dire que s'il se trouvait dans une
réunion d'anciens alcooliques, un cabinet de thérapeute ou un
groupe de parole.
Mais il existe des différences essentielles :
- L'anonymat de l'auteur
- La non présence physique des destinataires
- L'absence d'interactions entre le lieu de témoignage et
l'auteur
- L'auteur a le choix du moment où il
témoigne.
Les trois premières caractéristiques doivent
permettre à l'auteur de s'exprimer avec plus de
spontanéité (mécanismes de défense moins
affûtés), car il n'est pas influencé directement par les
facteurs habituels d'influence sociale (notamment biais de
désirabilité et de conformité).
La quatrième caractéristique, le fait de s'exprimer
lorsqu'on le désire et non pas en un lieu et à un moment connu
d'avance paraît essentiel pour l'inscription éventuelle d'indices
langagiers dans le discours, car l'auteur est « en
communion » avec ses propos, il a envie de les exprimer, il en a fait
le choix. Peut-être qu'un témoignage effectué sur commande
le lendemain devant un public ne porterait pas le même message.
Développement :
Vérification des hypothèses
Méthode
Nous avons sélectionné sur différents sites
Internet les témoignages de neuf anciens alcooliques devenus
abstinents.
Certains sont membres d'associations d'anciens buveurs et
témoignent dans ce cadre.
D'autres ne font partie d'aucun mouvement et témoignent
spontanément : « J'ai pris la décision
à mon tour d'apporter mon soutien et mon témoignage aux personnes
qui ont des problèmes de relation avec l'alcool18(*) ».
Critères de
sélection
Les critères de sélection ont été les
suivants :
- La personne qui témoigne doit être parvenue
à un comportement d'abstinence total et durable19(*).
- Maintenir son abstinence ne doit plus être pour elle une
souffrance de tous les instants.
- Son témoignage doit être complet et comporter un
contexte suffisant (Souvent, sur les forums de discussion Internet, les
habitués délivrent des témoignages très partiels et
hors contexte, en complément de messages antérieurs et en
réponse à des questions particulières).
Découpage des périodes
Nous avons découpé les témoignages en trois
périodes :
Alcoolisation : Cette partie couvre la
période allant du début du récit jusqu'au stade le plus
grave de la dépendance. Elle s'arrête avec l'évocation de
la circonstance (déclic, obligation) ayant décidé le
patient à réagir. Les abstinences temporaires non
décidées par le malade lui-même sont incluses dans cette
période.
Soins : Cette période commence avec
la première démarche volontaire pour se soigner ; elle peut
englober des rechutes dans la mesure où nous avons accepté ces
dernières comme faisant partie du processus normal de
rétablissement. Elle se termine lorsque l'auteur évoque la
période d'actualité.
Actualité : La
3ème partie commence souvent par le déictique
« aujourd'hui ». Elle conclut en général les
deux étapes précédentes en dressant un bilan de la
période d'alcoolisation et du parcours vers l'abstinence.
Hypothèse 1
Hypothèse générale
Les malades qui guérissent seuls de l'alcool, sans
fréquenter assidûment une association d'anciens buveurs auront un
« parcours psychique » différent de celui des
personnes aidées par ce type d'association.
Hypothèse opérationnalisée
Globalement et pour chacune des phases constituant leur parcours,
les malades associatifs et les malades
« indépendants » n'aborderont pas les mêmes
thèmes.
Critères d'analyse
Nous comparerons les témoignages sur les critères
suivants :
Style discursif
Argumentatif : le sujet argumente, explique
ou critique pour essayer de persuader l'interlocuteur.
Narratif : Le narrateur expose une
succession d'événements qui se déroulent à un
moment donné, en un certain lieu.
Enonciatif : Le narrateur établit un
rapport d'influence sur le destinataire et expose son point de vue.
Descriptif : L'auteur décrit,
identifie ou classifie des objets du monde.
Thèmes abordés
Nous retiendrons pour chaque groupe étudié les dix
thèmes les plus fréquemment abordés.
Mode opératoire
Chaque témoignage a été enregistré
dans une base de données Tropes ZOOM® sous forme de fichier texte.
Nous avons créé dans Tropes un scénario à partir
de l'ensemble de ces témoignages afin de constituer un univers
adapté à notre domaine.
Les témoignages comportent un nombre variable de mots.
A l'intérieur de chaque témoignage, la taille des
énoncés varie en fonction des périodes.
Les deux groupes (Indépendants et Militants) comportant
sensiblement le même nombre de mots, nous pouvons considérer que
les fréquences constatées seront comparables.
L'analyse va se faire en deux temps :
- Analyse thématique de tous les témoignages en
fonction de la période
- Comparaison des thèmes abordés par les deux
groupes (associatifs et « indépendants »)
Analyse thématique globale des témoignages en
fonction de la période
Nous allons comparer globalement les 9 témoignages
sélectionnés en fonction des périodes auxquels ils font
référence (Alcoolisation, soins, actualité).
Observations
Style discursif
Le style global est plutôt argumentatif ; le sujet
s'engage, argumente, explique et critique pour essayer de persuader le
destinataire. Pendant la période de soin, le discours est jugé
plus énonciatif qu'argumentatif : au-delà du factuel, le
narrateur essaie d'établir un rapport d'influence avec le destinataire
et exprime son opinion sur les faits qu'il évoque.
Thèmes abordés
|
|
|
|
|
|
|
|
Période
|
|
|
|
Alcoolisation
|
Soins
|
Actualité
|
Sur total
|
Style discursif
|
|
Argument
|
Enonciatif
|
Argument
|
Argument
|
|
|
|
|
|
|
Thèmes
|
1
|
Temps (94)
|
Temps (54)
|
Temps (32)
|
Temps (180)
|
|
2
|
Famille (52)
|
Sentiment (44)
|
Boisson (27)
|
Sentiment (94)
|
|
3
|
Boisson (39)
|
Santé (24)
|
Santé (22)
|
Boisson (86)
|
|
4
|
Sentiment (31)
|
Famille (20)
|
Sentiment (19)
|
Famille (82)
|
|
5
|
Santé (27)
|
Boisson (20)
|
Vie (13)
|
Santé (73)
|
|
6
|
Emploi (24)
|
Vie (15)
|
Famille (10)
|
Vie (34)
|
|
7
|
Commerce (15)
|
Communication (10)
|
Comportement (10)
|
Emploi (33)
|
|
8
|
Comportement (14)
|
Comportement (9)
|
Gens (10)
|
Cognition (30)
|
|
9
|
Corps (13)
|
Cognition (9)
|
Cognition (8)
|
Gens (26)
|
|
10
|
Femme (9)
|
Gens (7)
|
Religion (7)
|
Education (15)
|
|
|
|
|
|
|
Le thème du temps arrive largement en
tête dans les trois parties. Cela confirme que l'ancien alcoolique
raconte avant tout une histoire, plus fortement ancrée dans le temps que
dans l'espace. Les lieux, tout comme l'environnement sont très peu
évoqués. Cela confirme le fait évoqué dans
plusieurs témoignages que l'alcool est un processus.
Le thème de la famille est fortement
représenté dans la phase d'alcoolisation. Son importance diminue
pendant la période de soins pour ne plus occuper que la 6éme
place dans la phase d'actualité. Dans les témoignages, la famille
est ressentie à la fois comme victime et comme bourreau.
Dans la phase de dépendance, elle apparaît
comme source de culpabilisation, révélatrice du comportement
péjoratif du malade alcoolique. Elle est souvent le facteur externe
principal évoqué pour arrêter de boire :
« De 27 à 29 ans, j'ai été à nouveau
abstinent car je ne voulais pas que ma fille subisse ce que j'avais souffert
dans ma jeunesse : les cris, la colère et la
déchéance humaine du père20(*) ».
Dans la phase de soins, la famille est parfois une aide,
une motivation à continuer, voire le révélateur du
changement opéré par l'abstinence : « Ma
première sortie (après la cure) a été une
grande journée car j'ai vu les sourires de ma fille et de ma
belle-fille, des sourires que j'avais perdus depuis longtemps. Je me suis dit
`il doit y avoir quelque chose de changer en toi, il faut continuer dans ce
sens là'21(*) ». C'est ça peut être
aussi une source de persécution ou de méfiance, ressentie comme
un frein à la guérison : « A la maison, mon mari
lui-même buveur excessif, devint fou de rage en apprenant mon intention
de ne plus boire et me provoquait sans répit, un verre à la
main22(*) ».
Dans la phase d'actualité, la famille est moins
évoquée car le malade y reprend une place normale. Dans de
nombreux cas, retrouver la confiance de l'entourage est l'un des premiers
bénéfices de l'abstinence : « Doucement, les
conséquences désastreuse de cette période d'alcoolisation
abusive s'atténuent et surtout la confiance de ma chère famille
revient ».
Le thème de la boisson reste central tout
au long du parcours.
Dans la phase d'alcoolisation, la boisson est souvent
évoquée en termes affectifs, proche de l'animisme :
« amie fidèle »,
« illusionniste », « serpent », ou
associée à des adjectifs modalisateurs :
« Pendant trois ans, c'est le petit blanc limonade en sortant du
boulot midi et soir » chargés de diminuer les effets
nocifs de l'alcool ou au contraire de les dramatiser. Le patient n'a aucun
recul devant l'objet qui a pris une place centrale dans sa vie.
En période de soins, la fréquence de son
évocation diminue au profit des thèmes de la famille et de la
santé ; cela peut s'expliquer par le fait qu'au cours de cette
phase critique de rétablissement (Jellinek), l'alcool abandonne la place
centrale qu'il occupait dans la conscience du malade pour faire place à
une volonté de réparation envers sa santé et les
préjudices causés à son entourage.
Pendant la phase d'actualité (phases post-chronique
et post-alcoolique de Jellinek), l'alcool reprend la seconde place dans le
classement des thèmes abordés, mais le malade n'en parle plus du
tout de la même façon, il a pris du recul : « la
solitude entraîne la solitude qui renvoie à l'alcool23(*) ».
Le thème de la santé reste
également présent tout au long du parcours.
Dans la phase d'alcoolisation, la santé n'occupe
que la 5ème position dans les préoccupations du malade
alcoolique, loin derrière la famille, la boisson et les sentiments.
Aucun témoignage ne fait allusion à une pathologie ou à
des symptômes somatiques précis ; la santé n'est
évoquée qu'à travers les recommandations ou avertissements
du médecin : « las d'entendre mon médecin me dire
que si je ne fais pas quelque chose maintenant ce sera
irréversible,...24(*) ».
A partir de la période de soins, le thème
est évoqué plus fréquemment pour occuper la
troisième place, juste derrière les sentiments.
Conformément aux étapes évoquées par Jellinek et
aux observations cliniques, cette période correspond à un
mieux-être général du malade et à une volonté
nouvelle de réparer les dégâts somatiques provoqués
par l'alcoolisation.
Nous pouvons observer qu'au cours des tris étapes,
Santé et Sentiments sont des thèmes liés qui correspondent
à une volonté de réparer les préjudices somatiques
et sociaux.
Le thème des sentiments est
également très présent tout au long du parcours. Les
sentiments les plus souvent évoqués sont :
Dans la phase d'alcoolisation : Les sentiments
négatifs prédominent, mais aucun n'est évoqué avec
une fréquence plus importante, l'éventail est très
large : Ennui, Amour, Tristesse, Honte, Amitié, Remords, Angoisse,
Dégoût, etc.
En période de soins : les sentiments positifs
et négatifs s'équilibrent. Les deux sentiments les plus souvent
évoqués sont Confiance et Espérance.
Pendant la phase d'actualité : Les sentiments
positifs dominent de manière significative (fréquence double).
Les sentiments les plus cités sont Confiance, Plaisir et Amitié.
Le thème de l'emploi, très
fréquemment évoqué (6ème position)
pendant la phase d'alcoolisation, est pratiquement passé sous silence au
cours des deux autres phases. Le travail est évoqué comme source
de difficultés et comme révélateur de l'état de
dépendance alcoolique. Le malade n'évoque plus ce thème
dans son témoignage au cours des phases de rétablissement et
d'actualité, peut-être pense-t-il que l'emploi n'est pas un
facteur déterminant dans la guérison, ou du moins pas une
priorité.
Le thème de la cognition (conscience,
connaissance) n'est évoqué au contraire que dans les deux
dernières périodes. Au cours de la phase d'alcoolisation, il
n'occupe que la 25ème place. Cela confirme ce que nous observerons dans
la partie suivante, à savoir que les narrateurs évoquent la
période d'alcoolisation en termes factuels et non cognitifs. Le discours
en apparence très référentiel revêt en fait une
forme très modale car, sans le dire explicitement, l'alcoolique exprime
ainsi son manque de recul et de réflexion par rapport à sa
passion.
Comparaison groupes « Malades
indépendants » et « Malades
associatifs »
Nous allons comparer les 9 témoignages
sélectionnés en fonction du statut du patient (membre d'une
association ou indépendant) et des périodes (Alcoolisation,
soins, actualité).
Observations
Style discursif
Nous constatons que le style global diffère selon que
l'ancien alcoolique fasse partie ou non d'une association.
Tout au long du témoignage, le malade indépendant
conserve un style argumentatif : il s'engage, argumente, explique et
critique afin de persuader les destinataires.
Le style argumentatif n'est utilisé par les militants
associatifs qu'au cours de la période de soins. Pendant les phases
d'alcoolisation et d'actualité, ils utilisent le style narratif,
exposant une succession d'événements ancrés dans le temps
(nous rappelons que le thème du temps domine largement les autres
thèmes).
Nous pouvons rapprocher ce résultat des observations
faites en groupe de parole : les anciens malades alcooliques ne donnent
jamais de « recettes » pour guérir de l'alcool.
Quand on leur pose une question, ils ne répondent pas sur le mode
procédural mais racontent une anecdote les mettant en scène dans
une situation équivalente ; à charge pour l'interlocuteur
d'interpréter cette narration et de la transposer à son cas
personnel. Les malades qui n'ont jamais fréquenté
assidûment d'association ne semblent pas avoir cette stratégie et
effectuent le travail d'interprétation à la place du destinataire
en fournissant des arguments servant leurs intentions.
Thèmes abordés
|
En global
|
Par période
|
|
|
Alcoolisation
|
Soins
|
Actualité
|
|
Indép
|
Militants
|
Indep
|
Milit
|
Indep
|
Milit
|
Indep
|
Milit
|
Style discursif
|
Argument
|
Enonciatif
|
Argument
|
Narrat
|
Argument
|
Argument
|
Argument
|
Narratif
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Thèmes 1
|
Temps (93)
|
Temps (89)
|
Temps (52)
|
Temps (42)
|
Temps (24)
|
Temps (30)
|
Boisson (20)
|
Temps (15)
|
2
|
Boisson (49)
|
Sentiment (50)
|
Famille (37)
|
Boisson (23)
|
Sentiment (16)
|
Sentiment (29)
|
Temps (17)
|
Sentiment (12)
|
3
|
Sentiment (46)
|
Famille (39)
|
Sentiment (22)
|
Santé (17)
|
Santé (14)
|
Famille (16)
|
Santé (12)
|
Santé (10)
|
4
|
Famille (44)
|
Boisson (39)
|
Boisson (18)
|
Famille (15)
|
Boisson (11)
|
Santé (10)
|
Vie (10)
|
Religion (7)
|
5
|
Santé (38)
|
Santé (36)
|
Santé (12)
|
Emploi (14)
|
Vie (7)
|
Boisson (9)
|
Sentiment (7)
|
Famille (7)
|
6
|
Vie (20)
|
Emploi (19)
|
Commerce (11)
|
Sentiment (10)
|
Cognition (6)
|
Vie (8)
|
Gens (6)
|
Boisson (7)
|
7
|
Comportement (19)
|
Cognition (15)
|
Comportement (10)
|
Fiance (6)
|
Comportement (5)
|
Groupe social (7)
|
Cognition (4)
|
Comportement (6)
|
8
|
Corps (16)
|
Groupe social (15)
|
Corps (10)
|
Gens (4)
|
Famille (4)
|
Communication (7)
|
Comportement (4)
|
Education (5)
|
9
|
Gens (16)
|
Comportement (14)
|
Emploi (10)
|
Lieu (4)
|
Corps (4)
|
Emploi (4)
|
Liberté (3)
|
Cognition (4)
|
10
|
Emploi (15)
|
Vie (14)
|
Femme (9)
|
Groupe social (4)
|
Communication (3)
|
Comportement (4)
|
Famille (3)
|
Groupe social (4)
|
Répartition des thèmes abordés
dans les témoignages en fonction du type de malade (associatif ou
indépendant) et de la périodeLe thème du
temps arrive très largement en tête pour les deux groupes
(seulement détrôné par le thème de la boisson pour
les indépendants en phase d'actualité). Les alcooliques, qu'ils
soient militants en association ou indépendants, racontent avant tout
une histoire dont les événements sont le plus souvent
présentés de façon chronologique.
Le thème de la famille est globalement
abordé plus souvent par les militants associatifs que par les malades
indépendants.
Dans la phase de dépendance, la famille est
pourtant évoquée beaucoup plus souvent par les
indépendants que par les associatifs. En étudiant les
témoignages, nous constatons que tous les malades indépendants
parlent de leurs parents alors qu'un seul militant y fait allusion. Nous n'en
tirerons bien sûr aucune conclusion, le corpus n'étant pas assez
important pour cela.
Dans la phase de soins, la tendance s'inverse et la
famille est citée quatre fois plus souvent par les militants associatifs
que par les indépendants. Les militants parlent beaucoup de leur
conjoint, mais en lui attribuant le plus souvent un rôle de
spectateur ; mais, surtout, ils assimilent les membres de l'association
à leur famille : « Et puis bien sûr il y a eu
mes frères de la Croix Bleue, frères d'expérience et
frères d'espérance, ...25(*)).
Dans la phase d'actualité, la famille n'est
pratiquement plus évoquée par les malades indépendants
mais reste très présente pour les militants. Ici encore, ils
étendent la notion de famille à l'association :
« un couple de militants m'a accueilli comme leur propre enfant
si je peux dire (...) tout au long de mon parcours de militant de
secrétaire adjoint de section...).
Je pense que cette constatation est importante : les
militants n'évoquent que très rarement leurs parents, expriment
souvent leur déception envers le conjoint et assimilent l'association
à leur famille.
Le thème de la boisson est beaucoup plus
présent dans le discours de l'ancien alcoolique indépendant que
dans celui du militant.
Dans la phase d'alcoolisation pourtant, le militant aborde
plus souvent le sujet que l'indépendant. Je pense que cela s'explique
par les principes même qui sous-tendent les associations d'anciens
buveurs : le produit est le principal responsable de
l'alcoolo-dépendance, il est donc normal que le sujet en parle beaucoup
quand il raconte le début de son histoire.
En période de soins et pendant la phase
d'actualité (phases post-chronique et post-alcoolique de Jellinek),
la boisson est beaucoup moins évoquée par le militant que par le
malade indépendant qui en fait son premier thème. Contrairement
aux militants, il ne subit pas l'influence du groupe, et l'alcool reste le seul
ennemi à combattre avec ses propres stratégies. Au contraire, le
militant bénéficie de l'expérience et du discours de
l'association et privilégie les thèmes du sentiment, de la
famille et de la santé, autres armes pour lutter.
Le thème de la santé est
abordé avec la même fréquence par les deux groupes.
Le thème des sentiments est abordé
globalement avec une fréquence similaire par les deux groupes, mais il
existe des différences en fonction de la période :
Dans la phase d'alcoolisation : Les sentiments sont
évoqués deux fois plus souvent par le groupe des
indépendants que par celui des militants, ces derniers
privilégiant le thème de la boisson. En l'absence de tout
repère extérieur, les alcooliques n'ayant jamais
fréquenté d'association se réfèrent aux sentiments
(pour la plupart négatifs) qui les animaient au cours de cette
période. Les militants quant à eux, influencés par les
principes de l'association préfèrent concentrer leur
témoignage sur le produit.
En période de soins : Les sentiments sont
évoqués avec la même fréquence importante
(2ème place) par les deux groupes.
Pendant la phase d'actualité : La tendance
s'inverse et les sentiments sont évoqués beaucoup plus souvent
par les militants (2ème place) que par les
indépendants (5ème place), ces derniers continuant
à évoquer la boisson en thème principal. Pour les malades
non associatifs, cette baisse d'évocation correspond à
l'apaisement des sentiments négatifs. Pour les militants, ce sont des
sentiments positifs qui sont évoqués en terme de bilan ; les
plus cités sont Confiance, Plaisir et Amitié.
Autres thèmes : Deux thèmes
principaux sont abordés uniquement par les militants associatifs :
le groupe social et la religion. Cela tient également aux
caractéristiques des associations, pour la plupart laïques, mais
toutes privilégiant la croyance en certaines valeurs (« en
Dieu tel que nous le concevons » par exemple pour les Alcooliques
Anonymes).
Résultat
L'hypothèse stipulant que les témoignages des
malades associatifs et des malades indépendants sont différents
au niveau de la thématique est partiellement vérifiée. Si
globalement les thèmes abordés par les deux groupes sont les
mêmes, la motivation amenant les témoins à aborder ces
thèmes diffèrent selon les groupes et selon l'étape dans
le parcours vers l'abstinence.
Hypothèse 2
Hypothèse générale
Indépendamment de tous les facteurs existentiels et
psychiques qui rendent l'expérience de chacun unique, le malade
alcoolique parvenu à l'abstinence parcourt un chemin tracé
à l'avance dont bien des étapes sont communes à tous.
Hypothèse opérationnalisée
Les étapes citées dans les témoignages
peuvent s'intégrer dans le parcours décrit par Jellinek
Méthode
Nous allons analyser chaque témoignage
sélectionné en relevant tous les propos décrivant les
étapes (habitudes de consommation, états physique, psychiques,
etc.) que nous resituerons dans le parcours décrit par la Courbe de
Jellinek (Figure 3).
Correspondance entre phases de Jellinek et
témoignages
Vers la dépendance (période
d'alcoolisation)
|
Mélanie
|
Serge
|
Christian
|
Albert
|
Armand
|
Joseph
|
Camille
|
François
|
Statut
|
|
Militant
|
Indép
|
Indép
|
Indép
|
Indép
|
Militant
|
Militant
|
Militant
|
Phase pré-alcoolique
|
Conditionnement positif
|
X
|
|
X
|
|
|
|
|
X
|
Conditionnement négatif
|
X
|
X
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X
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Ivresses, symptômes transitoires
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X
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X
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Phase prochronique
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Apparition tolérance
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X
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X
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X
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Consommation régulière
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X
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X
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X
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X
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X
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X
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X
|
Besoin pressant de consommer
|
|
|
X
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X
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|
|
X
|
|
Le buveur se pose des questions
|
|
|
|
|
|
X
|
|
|
L'entourage réagit
|
X
|
|
|
|
|
X
|
|
|
Le buveur dissimule son comportement
|
X
|
|
X
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|
X
|
|
|
|
Déni et auto-justification du problème
|
X
|
|
|
|
|
|
|
|
Apparition de symptômes physiques
|
|
|
X
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X
|
X
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|
X
|
|
Apparition de symptômes psychique (dépression,
angoisse, agressivité, ...)
|
X
|
X
|
X
|
X
|
|
|
|
|
Apparition de problèmes sociaux
|
X
|
X
|
X
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X
|
X
|
X
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X
|
X
|
Vers la dépendance (période
d'alcoolisation)
|
Mélanie
|
Serge
|
Christian
|
Albert
|
Armand
|
Joseph
|
Camille
|
François
|
Phase critique
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Diminution de la maîtrise du comportement de boisson
|
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|
|
X
|
|
|
Apparition des amnésies
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|
|
X
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|
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|
|
Impossibilité de cacher le comportement
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|
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|
Promesses d'arrêt non suivies d'effet
|
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|
X
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|
|
X
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|
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Tentatives d'arrêt infructueuses
|
|
X
|
X
|
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X
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X
|
|
X
|
Remords et culpabilité post alcoolisation
|
|
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X
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|
L'alcool prend de plus en plus de place dans la vie affective
|
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X
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|
|
|
L'alcool prend de plus en plus de place dans la vie psychique
|
|
X
|
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|
Effondrement de l'estime de soi
|
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|
X
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|
|
|
|
|
Diminution de la tolérance
|
|
X
|
X
|
X
|
X
|
X
|
X
|
X
|
Apparition de consommations très matinales
|
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|
X
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X
|
|
|
X
|
|
Phase chronique
|
Dégradation morale
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X
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Dégradation matérielle
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|
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|
X
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Isolation familiale et sociale
|
|
X
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|
|
X
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Consommation obsessive et continue
|
|
X
|
|
X
|
X
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|
|
|
Prise de conscience de son état
|
|
|
X
|
|
X
|
X
|
X
|
|
Décision de réagir - déclic
|
X
|
D
|
|
D
|
D
|
|
|
D
|
Vers le rétablissement (période de
soins)
|
Mélanie
|
Serge
|
Christian
|
Albert
|
Armand
|
Joseph
|
Camille
|
François
|
|
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|
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|
|
|
Phase chronique
|
Le buveur comprend qu'il a besoin d'aide
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X
|
X
|
|
X
|
|
X
|
X
|
X
|
Il comprend qu'il s'agit d'une maladie
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|
|
|
X
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|
|
X
|
|
Il comprend que cette maladie peut se soigner
|
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|
X
|
|
Abstinence totale
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X
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X
|
X
|
X
|
|
X
|
Prise de contacts avec une association d'anciens malades
|
X
|
|
X
|
|
X
|
X
|
|
|
Examen de conscience personnel
|
|
|
|
|
X
|
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|
|
Examen des besoins spirituels
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|
|
|
|
|
|
|
X
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|
|
|
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|
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|
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|
Phase critique
|
Thérapie de groupe et/ou association anciens
alcooliques
|
X
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X
|
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|
|
X
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|
|
Regain de l'estime de soi
|
|
X
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|
|
|
X
|
X
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|
Retour de la confiance de l'entourage
|
|
|
|
|
|
|
X
|
X
|
Formation d'un nouveau cercle d'amis
|
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|
|
Vigilance envers la rechute possible
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X
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X
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|
X
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|
Phase post chronique
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Amélioration du contrôle des émotions
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|
|
Restauration d'une santé financière saine
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|
X
|
L'estime de soi se transforme en souci de prestige personnel
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|
X
|
|
|
|
X
|
X
|
X
|
Eprouve de la satisfaction dans l'abstinence
|
|
X
|
X
|
|
X
|
X
|
|
X
|
|
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|
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|
Phase post-alcoolique
|
Maintien des contacts avec l'association d'anciens buveurs
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|
X
|
X
|
X
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Période d'actualité
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Mélanie
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Serge
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Christian
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Albert
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Armand
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Joseph
|
Camille
|
François
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|
Période d'actualité
|
Ouverture de voies vers des horizons plus hauts que jamais
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X
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Aider les autres
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X
|
|
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X
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X
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X
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X
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Devenir militante d'une association
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X
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|
|
X
|
X
|
X
|
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Phases non prévues par Jellinek
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Rechutes
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X
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|
X
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Reboire avec modération
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|
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|
|
X
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|
|
Résultat
A part les rechutes et la possibilité éventuelle de
retrouver un comportement tempérant envers la consommation de boissons
alcoolisées, la courbe de Jellinek permet d'inscrire tous les
témoignages sélectionnés.
L'hypothèse stipulant que, malgré toutes les
différences interpersonnelles, le chemin de l'alcoolique sur la voie de
l'abstinence passe par des étapes connues à l'avance, est donc
vérifiée.
Bien sûr, nous n'en déduirons pas que le chemin est
unique, le tableau montrant que chaque patient ne passe pas par les mêmes
étapes, mais que toutes les étapes possibles sont connues.
Hypothèse 3
Hypothèse générale
Les facteurs d'influence véhiculés par le
témoignage personnel d'un malade alcoolique guéri ne sont pas
directement contenus dans les récits, mais inférés par les
destinataires à partir d'un référentiel commun à
toutes les personnes alcoolo-dépendantes.
.
Hypothèse opérationnalisée
Les témoignages contiennent des indices langagiers
permettant aux destinataires de « décoder » le
récit et d'en extraire des informations partageables.
Méthode
Nous allons essayer ici d'analyser éléments
langagiers qui permettent de donner un sens au témoignage. Comme nous
l'avons vu précédemment, l'ancien alcoolique raconte une
histoire, la sienne, dans le but souvent annoncé d'aider ceux qui ont
une relation problématique avec l'alcool.
Dans la mesure où le narrateur ne donne pratiquement
jamais de « recettes » ni de conseils pour devenir et
rester abstinent, nous pouvons nous demander comment le fait de raconter une
histoire personnelle peut influencer le destinataire, dans la mesure où
chaque cas est unique et peut rarement avoir valeur d'exemple.
Mais le témoin semble sûr de son fait, il veut
témoigner pour aider les autres : « J'ai pris la
décision à mon tour d'apporter mon soutien et mon
témoignage aux personnes qui ont des problèmes de relation avec
l'alcool26(*) ».
On peut donc penser qu'au-delà du récit, le texte
contient des éléments appartenant au référentiel
commun des malades alcooliques et partageables par tous. En d'autres termes,
comment les événements de vie narrés par le témoin
peuvent-ils devenir des facteurs d'influence pour les destinataires qui n'ont
ni la même histoire, ni la même personnalité.
C'est ce que nous allons essayer de voir en analysant deux
témoignages.
Observation n° 1 : Témoignage de
Mélanie (militante à la Croix Bleue)
Mélanie (avril 2003, Croix d'Or
Poissy)
Après une adolescence difficile où se bousculaient
des tas de problèmes existentiels, j'ai commencé à sombrer
progressivement dans le processus alcool.
Je buvais car j'avais besoin du produit pour m'intégrer
à mon groupe d'amis.
J'avais le sentiment d'un profond décalage de
mentalités ou plutôt de centres d'intérêt.
En plus de me donner un peu d'assurance, l'alcool m'aidait
à oublier le manque d'affection et d'attention de mon petit ami. Cela ne
durait jamais très longtemps car il ne me fallait pas une grosse
quantité d'alcool pour que les effets que je recherchais ne se
transforment en délire hystérique.
Par la suite, j'ai quitté ma maison, mes parents, mes
repères, pour me retrouver en appartement, seule avec mes
problèmes. Là j'ai vite pris le pli de boire le soir après
ma journée de travail. Cela a duré 2 ans, période pendant
laquelle une grosse dépression s'est installée.
Pour enrayer cette dépression (seule maladie dont j'avais
parfaitement conscience à l'époque), j'ai décidé
à 24 ans de quitter ma région natale pour changer de vie, de
repères.
J'ai été alors recueillie par mes oncles, tantes et
cousins qui se sont vite rendu compte de mon problème d'alcool. Je suis
aujourd'hui persuadée que, si mes parents, parfaitement conscients de
mon problème, les avaient mis dans la confidence, ils ne m'auraient pas
pris en" charge" moi et mon amie fidèle de l'époque : la
bouteille.
Mensonges, tromperies, "conneries" se sont
succédés, et, petit à petit, l'alcool, associé aux
antidépresseurs (je tiens à mentionner ce cocktail aux
ingrédients incompatibles), m'a fait perdre la confiance de toutes les
personnes que j'aimais. Je buvais le soir et le week-end, mais jamais durant la
journée, ainsi j'arrivais tant bien que mal à camoufler le
problème au travail.
Un jour, ma tante m'a découpé dans un journal un
petit article sur l'association la Croix-Bleue, mais j'ai
considéré que ce n'était pas pour moi,"je ne suis pas
ALCOOLIQUE !" (ce mot me fait encore mal aujourd'hui quand je l'utilise).
C'est en fait la lassitude de mon entourage à me faire
comprendre qu'il fallait que je me soigne qui m'a fait réagir. Ils
avaient toutes et tous déployé tant d'énergie pour me
faire prendre conscience de ce que je devenais, que j'ai fini par admettre
qu'il fallait que je fasse une démarche. J'ai appelé Alain,
membre actif de la Croix-Bleue, avec qui j'ai eu un premier entretien. Il m'a
ensuite fait découvrir l'association dont j'ai eu l'impression au
départ qu'il s'agissait d'une secte mais j'ai très vite compris
que ce n'était pas du tout ce que je croyais.
J'y ai rencontré des gens comme moi, dépendants
à l'alcool ou en ayant subi les méfaits par personne
interposée. Je suis allée régulièrement aux
réunions, c'est-à-dire toutes les semaines, car j'avais besoin de
ce groupe qui me rassurait.
C'est comme ça que je m'en suis sortie. Sans sevrage ni
cure, la Croix Bleue seule a été ma solution pour
guérir.
Ça n'a pas été simple car les obsessions de
la bouteille ont été longtemps présentes mais, sur le
chemin de l'abstinence, on apprend à devenir patient.
Toute notre vie se reconstruit progressivement, c'est la
politique des petits pas. Le plus dur pour moi a été de faire
mon deuil de l'alcool en découvrant à 25 ans que je ne pourrais
plus jamais reboire une seule goutte d'alcool (car, au delà de ses
méfaits, un verre de bon vin ne réveille pas que les papilles
gustatives).
Aujourd'hui j'ai 27 ans et je suis abstinente depuis plus de deux
ans. J'ai pris la décision à mon tour d'apporter mon soutien et
mon témoignage aux personnes qui ont des problèmes de relation
avec l'alcool et je suis devenue membre actif de la Croix-Bleue de Poissy.
Voilà mon parcours, qui avec du recul s'est passé
sur une courte période mais a néanmoins fait de nombreux
dégâts. Doucement les conséquences désastreuses de
cette période d'alcoolisation abusive s'atténuent et surtout la
confiance de ma chère famille revient.
Je serai, et je tiens à le clamer, éternellement
reconnaissante envers ces personnes de la Croix-Bleue si
dévouées.
Ce que nous dit Marie : discours
référentiel
Pour résumer, Mélanie avait un problème
d'alcool, sa famille s'est efforcée de le lui faire admettre. Pour leur
faire plaisir elle a contacté une association d'anciens buveurs qui lui
a enseigné l'abstinence définitive. Ca a été un peu
difficile car elle avait une dépendance psychologique au produit, mais
elle a tenu le coup grâce au groupe et maintenant elle aide les
autres.
Nous pouvons résumer encore plus : Mélanie avait un
problème d'alcool et elle s'en est sortie grâce à la Croix
Bleue, maintenant elle adhère à cette association et aide les
autres en leur disant : « si vous avez un problème
d'alcool, allez voir une association, ça a marché pour moi, je
n'ai pas eu besoin d'autre traitement, ça peut marcher pour
vous ».
Tous les témoignages de militants peuvent se
réduire à cet acte illocutoire. Les événements de
vie qu'ils racontent ne sont pas transposables et nul ne peut les
interpréter pour les adapter à son cas personnel.
Cette affirmation est-elle vraie ?
Si nous analysons le discours de Mélanie, nous constatons
qu'il recèle beaucoup plus d'informations qu'il n'y paraît. Sans
rien dévoiler explicitement, Mélanie laisse dans son
énoncé des indices qui nous renseignent sur sa
personnalité et son fonctionnement psychique.
Dès son adolescence et peut-être même avant,
Mélanie souffre de nombreux manques qu'elle énumère
elle-même :
- Manque d'assurance
- Manque d'affection et d'attention de la part de son petit
ami.
- Manque d'intégration dans son groupe d'amis.
En analysant les indices langagiers, notamment les
déictiques, on constate que Mélanie souffre de manques plus
profonds encore.
- Manque d'identification et d'image. Lorsque
Mélanie s'attribue un état psychique, elle n'emploie pratiquement
jamais de déictique ; elle n'est pas actrice de ses états
mentaux : « Après une adolescence difficile où se
bousculaient des tas de problèmes existentiels »,
« Cela a duré 2 ans, période au cours de laquelle une
grosse dépression s'est installée », « car
les obsessions de la bouteille ont été longtemps
présentes ». Ce sont les états mentaux qui sont
actants, pas Mélanie qui les subit sans se les approprier.
- Manque de prise en charge du discours
lorsqu'elle décrit son parcours vers l'abstinence. A aucun moment, elle
ne mentionne le fait qu'elle arrête de boire et ne parle pas directement
de ses difficultés : « ça n'a pas
été simple, les obsessions de la bouteille ont été
longtemps présentes mais, sur le chemin de l'abstinence, on apprend
à devenir patient », « toute notre vie se
reconstruit progressivement, c'est la politique des petits pas »
Les seules propositions où elle se présente comme
sujet actant (dans la période d'alcoolisation) conduisent à une
aggravation de ces manques « J'ai quitté ma maison, mes
parents, mes repère pour me retrouver en appartement, seule avec mes
problèmes », « Pour enrayer cette dépression,
j'ai décidé à 24 ans de quitter ma région
natale pour changer de vie, de repères ».
Dans toutes les autres propositions, Mélanie utilise la
forme passive ou subit l'action : « J'ai été
recueillie », « ils ne m'auraient pas prise en
charge », « il m'a fait découvrir
l'association ».
Lorsqu'elle parle des dommages qu'elle a causé aux autres
à cause de l'alcool, elle utilise la même forme passive qui la
distancie de ses actes, comme si c'était quelqu'un d'autre qui les avait
commis : « Mensonges, tromperies, conneries se sont
succédés », « Doucement, les
conséquences désastreuses de cette période d'alcoolisation
s'atténuent ».
A aucun moment, elle ne semble prendre conscience de son
problème d'alcool, elle ne se préoccupe que de sa
dépression. Elle réagit par obligation, devant l'insistance de sa
famille qui la montre du doigt et s'évertue à lui faire admettre
qu'elle est sur la mauvaise pente et qu'elle doit faire quelque chose.
Adolescente, elle avait du mal à s'intégrer
à ses amis car ils n'étaient pas comme elle. Mais elle avait
besoin d'eux. Elle avait aussi besoin de l'alcool pour leur ressembler ou pour
les supporter. A la Croix Bleue, elle a rencontré des gens
« comme elle » qui ont fini par remplacer le produit.
Dépendante à l'alcool, Mélanie est devenue
dépendante à l'association. « Je buvais car j'avais
besoin du produit pour m'intégrer à mon groupe
d'amis », « Je suis allée
régulièrement aux réunions car j'avais besoin de ce groupe
qui me rassurait ».
Je pense que la guérison de Mélanie a deux
origines :
- Une rencontre, celle avec les membres du groupe Croix Bleue,
qui a comblé son vide intérieur. Dans tout son témoignage,
Mélanie ne met en scène pratiquement aucun acteur. Elle cite ses
parents mais n'en parle pas « j'ai quitté ma maison, mes
parents, mes repères », elle les place même
derrière sa maison. Elle ne cite sa famille qu'en rapport avec son
problème d'alcool. Le seul personnage nommé est Alain,
responsable de sa première rencontre avec le groupe.
- C'est sans doute le groupe qui lui fait prendre conscience du
lien entre la dépression qu'elle a toujours identifiée et
l'alcool qu'elle déniait.
Tous ces éléments laissent à penser que
Mélanie souffrait d'un trouble (personnalité
dépendante ? Etat-limite ? Alexithymie ?) qui la faisait
se sentir très seule, vide et différente des autres. Elle a
utilisé l'alcool comme médicament pour combler son amotivation.
Elle a trouvé dans l'association une autre solution pour combler ce
vide : « apporter son soutien et son témoignage aux
personnes qui ont des problèmes de relation avec
l'alcool ».
Aurait-elle pu guérir sans fréquenter
d'association ? Le témoignage de Mélanie laisse à
penser que la jeune femme n'était pas vraiment dépendante
physiquement de l'alcool. La médecine dans son cas n'aurait sans doute
pas été d'un grand secours. L'association a constitué dans
son cas le médicament idéal, le déplacement vers une
dépendance moins dangereuse.
Observation n° 2 : Témoignage de
Serge (ne faisant pas partie d'une association)
Témoignage de Serge
Adolescence, copains et ... alcool
Tout a commencé à mon adolescence.
Mes parents ont divorcé et j'ai
préféré rester avec mon père. De par son travail
mon père s'absentait du lundi matin au vendredi soir. Je restais seul
toute la semaine, libre comme l'air. Mon père me laissait de l'argent
pour que je puisse manger. Mais à 15 ans, on préfère
sortir, s'amuser, que passer son temps à faire la popote et encore moins
à bûcher.
J'ai vite pris le mauvais pli. J'étais dehors tous les
soirs. Oh ! je ne faisais rien de mal, je retrouvais les copains au café
pour jouer au tarot. Il est vrai que durant ces cinq ans, j'aurais pu mal
tourner.
Non, je me contentais d'aller rejoindre les copains au bistrot.
Bref, j'avais comme repère dans ma vie ou plutôt mon adolescence,
les copains. Tout était construit autour d'eux.
A 18 ans, j'ai connu une jeune fille qui est devenue la maman de
mes deux superbes filles. Quand je la fréquentais, j'imaginais je ne
sais quoi pour la ramener chez elle et filer avec les copains. Bien entendu,
elle s'en rendait compte, mais attendait patiemment et en silence que je
change. Un beau jour elle m'a annoncé qu'elle était enceinte.
Nous nous sommes donc mariés, je n'avais pas encore 22
ans.
Dans le même temps, j'ai trouvé du travail. Le hic,
c'est que c'était à Bordeaux. Je ne pouvais me permettre de
refuser et nous avions convenu, mon épouse et moi, qu'elle resterait
chez ses parents jusqu'à la naissance de notre enfant. Nous avions
prévu que je rentre dès que le temps me le permettrait ou au
minimum pour chaque repos.
Je suis donc parti à Bordeaux, je me suis trouvé
une garçonnière. J'ai été pris à l'essai, un
an, avant d'être titularisé (non sans mal). Comme il en avait
été décidé, après l'accouchement, ma femme
et ma fille m'ont rejoint. Les quelques mois passés seul (avec les
copains) entre les repos n'ont rien arrangé. Mon travail non plus
d'ailleurs, car je ne rentrais qu'un soir sur deux.
Ma femme ne connaissait personne et s'ennuyait
énormément. Elle me fit part de sa décision de travailler.
Lorsqu'elle a trouvé un emploi, c'est devenu de pire en pire. Ses
horaires et les miens ne correspondaient pas ; elle était de repos les
week-ends, moi en semaine ; on ne se voyait plus ou presque.
Un jour, bêtement, j'ai appris qu'elle avait une liaison
avec un type de son travail. Tout d'abord, je ne l'ai pas cru et
malheureusement ça c'est confirmé. Que faire ? Ben, j'en ai
profité pour aller de plus belle avec les copains. J'ai eu une
discussion avec elle ; elle m'a dit que c'était dans un moment
d'égarement, de faiblesse, qu'elle allait tout arrêter mais que je
n'étais pas pour rien dans cette affaire car je n'étais jamais
à la maison.
J'ai pardonné, enfin j'ai cru pardonner ; au fond de moi
il n'y avait plus cet amour, cette confiance. J'ai eu énormément
de mal à la toucher à nouveau et le comble c'est que je
n'arrivais plus à la désirer. Je ne pouvais pas le cacher ; il y
en a un qui me trahissait (ce n'est pas marrant !). Longtemps, j'ai
continué à fréquenter les bars à la recherche de
copains " (et j'en trouvais toujours). Alors que notre ménage battait de
plus en plus de l'aile, ma femme est de nouveau tombée enceinte.
Dès qu'elle l'a appris, elle a voulu regagner sa famille.
Je me suis donc remis à faire la navette les jours de repos. Du moins au
début, car je ne sais ce qu'elle a pu raconter à ses parents et
à mon père, mais j'ai très vite senti que je
n'étais pas trop accepté quand je rentrais. Ma femme m'a
annoncé qu'il était hors de question qu'elle retourne vivre
à Bordeaux après l'accouchement.
J'ai fait des pieds et des mains pour être muté.
J'ai même joué gros car je suis allé voir les psys afin
qu'ils appuient ma demande. Le jour de ma mutation, mon épouse m'a
annoncé que nous divorcions, qu'elle avait engagé la
procédure de divorce et qu'elle ne reviendrait pas sur sa
décision.
J'ai très mal accepté ce divorce, je sentais
autour de moi qu'il se passait des choses, qu'on m'en voulait. Je n'ai pas
tardé à reprendre mes mauvaises habitudes, à rechercher
une meilleure ambiance : c'était reparti. Dix années ont
passé et sans m'en rendre compte, je devenais alcoolique. Entre temps,
mon père est décédé (ça n'a pas
arrangé, bien au contraire) d'un accident de vélo, un accident
bête. A partir de là, ça été
l'hécatombe, la chute libre. Je ne maîtrisais plus, je
n'étais bien que sous l'emprise de l'alcool.
Du moins au début car à la fin je déprimais
de plus en plus et avec l'alcool, c'était encore pire. Mais je ne
pouvais pas arrêter ; je maudissais l'alcool mais ne pouvait m'en passer.
Personne à qui parler, à qui se confier, toute ma famille m'a
fermé la porte au nez. Quant à mon ex, elle, elle en profitait
pour me salir aux yeux de tout le monde. J'ai essayé d'arrêter
tout seul (sans savoir si je le désirais vraiment). Sans
résultat. Je refusais l'idée d'être alcoolique et je ne
voulais aucune aide. Le travail s'en ressentait, je prenais sanctions sur
sanctions.
Un beau jour (je crois que c'est le plus beau de ma vie), un
ennui au travail m'a fait avoir le déclic. J'en avais assez de me lever
le matin, fatigué ; d'avoir ce sentiment de culpabilité ; de ne
plus pouvoir regarder les gens en face, de baisser les yeux sans arrêt ;
de laisser les autres salir mon image en racontant je ne sais quels mensonges.
Il fallait que je réagisse ! ! !
Après une semaine d'hôpital, je suis allé
voir mon médecin ; il s'était occupé de tout (nous nous
étions appelés dans la semaine). Je rentrais en clinique le
lendemain.
Le lendemain, donc, je me suis retrouvé dans cette
clinique (en me demandant ce qu'il m'arrivait). En fait, la clinique,
c'était un Château entouré d'un grand parc. J'ai
été très bien accueilli ; on m'a mis à l'aise et
tout c'est très bien passé. Cela a duré quatre semaines.
J'ai suivi une thérapie de groupe. Nous apprenions à nous
redécouvrir, à prendre conscience que nous étions des
êtres humains et surtout que nous n'étions pas inférieurs
aux autres.
Durant mon séjour dans ce château, j'ai fait la
connaissance d'une personne qui est devenue la maman de ma troisième
fille. Elle y était rentrée le même jour que moi et nous en
sommes sortis à deux jours d'intervalle. Elle, c'était pour les
nerfs qu'elle y était. Cette maladie se soigne de manière
identique à l'alcoolisme. Je crois que nous nous raccrochions l'un
à l'autre ; nous étions paumés et le fait de bien
s'entendre nous aidait à avancer. Je n'ai pas repris le travail
immédiatement, je suis resté quelques jours, en fait 3 semaines
chez elle. C'était le Paradis !
Et puis, il fallait bien que ça arrive, j'ai repris le
travail. Nous avons fini par vivre ensemble. Je peux dire que j'ai vécu
avec elle, trois années de véritable bonheur. Et puis
voilà. Elle est tombée enceinte de ma troisième fille et
six mois après l'accouchement elle m'a quitté alors que rien ne
laissait entrevoir une telle décision.
Aujourd'hui, et depuis maintenant plus de trois ans, je vis
seul. Malgré tous ces aléas, je n'ai pas repris la boisson. Je
suis trop bien dans ma tête. Je ne culpabilise plus du tout, je regarde
les gens en face et je suis trop heureux d'être devenu l'homme que je
suis (peut-être un peu prétentieux mais c'est la pure
vérité). La solitude me pèse quelque fois, mais ne vaut-il
mieux pas vivre seul que mal accompagné ? C'est ce qu'on dit toujours !
Ce que nous dit Serge : discours
référentiel
Tout a commencé à l'adolescence. Ses parents ont
divorcé et il a préféré rester avec son
père. Ce dernier était absent toute la semaine et Serge
organisait sa vie autour de ses copains au café, à jouer aux
cartes. Il s'est marié à 22 ans et sa femme est tout de suite
tombée enceinte. Lui a trouvé un travail sur Bordeaux et ne
rentrait que le week-end.
A Bordeaux il a fait de nombreux copains de café. Sa femme
l'a rejoint après l'accouchement et, s'ennuyant beaucoup, elle a
trouvé un travail.
Sur son lieu de travail, elle a eu une liaison, Serge l'a appris,
ça lui a fait un choc, il a amplifié ses sorties avec les
copains. Enceinte une seconde fois, sa femme est repartie dans sa famille et
Serge a repris les navettes. Finalement le couple divorce. De plus le
père de Serge décède dans un accident. Il est très
affecté par ces deux événements et boit de plus en plus
pour échapper à la dépression et aux sentiments
négatifs.
Un jour, suite à un ennui dans son travail, il a un
véritable déclic et décide de se soigner : cure de
sevrage à l'hôpital puis post-cure. En postcure, il rencontre une
femme qui lui donnera plus tard un enfant et le quittera au bout de 3 ans sans
explication.
Malgré ses problèmes, Serge n'a pas retouché
à l'alcool, il est fier de ce qu'il est devenu
Pour résumer :
Serge a fréquenté très jeune les
cafés. Les copains ont toujours été très importants
pour lui. Après l'échec de sa vie conjugale, il devient
dépendant à l'alcool et en souffre. Un jour, au travail, il a le
déclic et fait une cure de sevrage. Il retrouve l'estime de soi et,
malgré de nouveaux échecs dans le domaine affectif, maintient son
comportement d'abstinence.
Le message délivré par serge est beaucoup moins
clair que celui de Mélanie. A aucun moment il ne semble s'adresser
à un destinataire. Il raconte son histoire, débordant largement
du cadre de l'alcool. Son témoignage donne l'impression que ses
problèmes éthyliques ont été secondaires et
consécutifs aux événements de vie, notamment à ses
déboires conjugaux et au décès de son père.
Pourtant ils se sont étalés sur de longues années et ont
provoqué chez lui un mal-être et une dépression centrale.
Mais à cause de la progression lente du processus et son chevauchement
avec des événements de vie dramatiques, Serge ne semble pas avoir
pris réellement conscience avant de guérir que l'alcool avait
joué un rôle important dans ses ennuis.
Le discours de Serge est beaucoup plus riche que celui de
Mélanie. Il met en scène également très peu
d'acteurs : son père, sa femme et son amie, mais ces acteurs ont un
rôle. Il exprime très peu ses sentiments, privilégiant les
faits, mais laisse beaucoup d'indices sur son fonctionnement psychique.
Comme Mélanie, son adolescence est placée sous le
signe du manque et de la perte : divorce des parents, absence du
père, déni de la mère.
Il comble sa solitude en fréquentant des amis :
« J'avais comme repère dans ma vie ou plutôt dans
mon adolescence les copains. Tout était construit autour
d'eux. ». Il prend donc très jeune l'habitude de
fréquenter les cafés et sans doute de boire de l'alcool, mais il
n'en parle absolument pas. Il n'aborde le sujet de l'alcool que dans le
derniers tiers de son témoignage, pour dire qu'il devenait alcoolique
sans s'en rendre compte. Et c'est l'alcool qui va le renfermer à nouveau
dans la solitude : « Personne à qui parler,
à qui se confier, toute ma famille m'a fermé la porte au
nez ».
La problématique centrale de Serge semble être la
Femme. Au début du récit, il n'écrit même pas le mot
« mère » : « Mes parents ont
divorcé et j'ai préféré rester avec mon
père ». Lorsque sa femme le trompe, c'est un véritable
traumatisme, il est abandonné une seconde fois : « J'ai
cru pardonner, mais au fond de moi il n'y avait plus cet amour, cette confiance
(...), je n'arrivais plus à la désirer ». Il pense
être victime des femmes, abandonné sans raison :
« J'ai fait des pieds et des mains pour être muté.
Le jour de ma mutation (pour la rejoindre), mon épouse m'a
annoncé que nous divorcions », « 6 mois
après l'accouchement, elle (ma nouvelle amie) m'a quitté alors
que rien ne laissait entrevoir une telle décision ».
Au niveau de la personnalité, Serge présente une
grande culpabilité associée à une idéation
persécutoire. Il l'affirme explicitement dans plusieurs passages :
« j'en avais assez d'avoir ce sentiment de culpabilité, de
ne plus pouvoir regarder les gens en face » ;
« Je ne culpabilise plus, je regarde les gens en
face », mais laisse ressortir ce trait implicitement tout au
long du témoignage : « j'ai vite senti que je
n'étais pas trop accepté quand je rentrais »,
« elle (mon ex) en profitait pour me salir aux yeux de tout le
monde », « J'en avais assez (...) de laisser les
autres salir mon image en racontant je ne sais quels
mensonges » ; « je sentais autour de moi
qu'il se passait des choses, qu'on m'en voulait ».
C'est cette culpabilité qui a provoqué en lui
le déclic d'arrêter de boire : « Un beau jour,
je crois que c'est le plus beau jour de ma vie, un ennui au travail m'a fait
avoir le déclic. J'en avais assez de me lever le matin fatigué,
d'avoir ce sentiment de culpabilité, (...), de baisser les yeux sans
arrêt ».
Je pense que nous pourrions fonder l'hypothèse suivante
sur le parcours éthylique de Serge :
Livré à lui-même très jeune, il lutte
contre la solitude en développant le culte des copains, associé
à la fréquentation des bars et à la boisson. Il ne
recherche pas les effets du produit, mais il devient sans doute
dépendant à l'alcool beaucoup plus tôt qu'il ne le dit,
avec des effets secondaires sur son comportement et sa vie de famille dont il
n'est pas conscient. Il se considère comme victime, mais est sans doute
également bourreau. L'alcoolisation provoque une baisse de son estime de
soi ainsi qu'un sentiment de culpabilité et d'infériorité
grandissant. Il vit ses ennuis conjugaux à travers le filtre de ces
troubles et se sent persécuté, sali, victime d'un
complot familial ; l'abandon de sa femme, tant redouté car il
reproduit celui de sa mère, accélère son chemin vers
l'alcoolo-dépendance. C'est seulement à ce moment qu'il prend
conscience de son alcoolisation et réagit. L'abstinence apporte la
solution à ses problèmes en réduisant ses troubles de
personnalité que les longues années d'alcoolisation avaient
exacerbés. Il pense être devenu un homme nouveau, alors
qu'en fait il est simplement la personne qu'il aurait été s'il ne
s'était pas alcoolisé depuis son adolescence.
Serge a été pleinement conscient de sa
guérison, mais est resté très longtemps (et encore
maintenant semble-t-il) dans le déni de son alcoolisation précoce
et des problèmes psychiques qui en ont découlé.
Discussion sur l'analyse des témoignages
Nous avons vu dans ces deux témoignages que :
Le récit référentiel (ce que dit l'auteur)
était pauvre, peu partageable et qu'il était difficile à
un destinataire de s'en approprier le contenu à des fins d'exemple.
Le récit sous-jacent modal (ce que pense l'auteur de ce
qu'il nous dit) était au contraire très riche grâce aux
indices langagiers laissés par le narrateur (notamment concernant la
prise en charge du discours et les mondes possibles occultés).
L'hypothèse 3, stipulant que le message
délivré par le biais des témoignages va au-delà de
l'énoncé est vérifiée.
Si les témoignages laissés sur les forums Internet
sont aussi nombreux et qu'autant de gens les lisent, c'est que les
destinataires peuvent se reconnaître dans ces récits pourtant bien
peu informatifs à première vue.
Faut-il en conclure que les personnes en difficulté avec
l'alcool font une autre lecture de ces récits, à un niveau plus
symbolique ?
En analysant les discours, nous avons réussi à
retracer de façon logique et cohérente, sans
interprétations trop floues, le parcours éthylique des personnes,
parfois même au-delà de leur propre compréhension des
choses (par exemple, le déni prolongé de Serge envers son
alcoolisation).
Est-il possible aux destinataires de parvenir aux mêmes
conclusions en procédant à une simple lecture de ces
témoignages ? L'objectif du témoignage serait atteint si par
exemple, en lisant le récit de Serge, une personne alcoolique se
disait : « En fait je suis dans le même cas : si
ça se trouve, tous les ennuis que j'ai au travail ne sont pas de la
faute de mon chef qui ne comprend rien et qui m'en veut ; je me demande si
moi aussi je ne bois pas trop sans m'en rendre compte et que cela influe sur
mon comportement et sur mes compétences. »
Dans ce cas-là, la portée du témoignage
irait même au-delà des intentions de son auteur, car le
destinataire aurait mieux compris que lui la cause des problèmes qu'il
relate.
Le témoignage consisterait donc à
sélectionner intuitivement (et inconsciemment) parmi une multitude de
faits et de pensées ceux qui pourraient avoir du sens et les livrer au
lecteur dans l'ordre chronologique, en pensant que ce dernier sera capable
d'inférer à partir du factuel des informations qu'il pourra
s'approprier. Ces informations pourront même être ignorées
de l'auteur lui-même.
Si je tiens compte des observations que j'ai pu faire pendant mon
stage au sein du groupe de parole, cela est très possible :
malgré toutes les différences (d'âge, de sexe, de niveau
social, d'ethnie, d'état de santé et d'ancienneté dans
l'alcool ou dans l'abstinence) qui opposaient les patients alcooliques, ces
derniers semblaient partager un référentiel commun (traduit par
une réelle complicité lexicale et sémantique) qui
n'était pas celui des soignants et des personnes non dépendantes
de l'alcool en général.
Cela est également vrai pour toutes les passions :
les collectionneurs passionnés de timbre, indépendamment de toute
autre caractéristique, partagent également un vocabulaire et des
représentations non partageables spontanément par un profane.
Nous allons donc franchir le pas et dire que le
témoignage, au-delà des mots compréhensibles par tous,
véhicule des représentations qui, elles, ne sont pas partageables
directement par les personnes non alcooliques. Pour les comprendre, le lecteur
non alcoolique devra se livrer à un travail de décodage et
d'analyse tel que nous l'avons fait ici.
La personne « passionnée » par
l'alcool, au contraire, y aura accès intuitivement et directement.
L'auteur des témoignages construira spontanément des
représentations partageables à partir de mots et de phrases
plutôt pauvres sur le plan informatif. La portée sémantique
de ces textes une fois interprétés par le destinataire
dépassera même souvent l'intention de leur auteur.
Questionnement sur le parcours de l'alcoolique : Le
« déclic » existe-t-il ? Est-il unique ou
marque-t-il chaque étape de la
« guérison » ?
Tous les témoignages écrits font
référence, explicitement ou implicitement, à la notion de
déclic.
Pourtant, dans nos recherches, nous n'avons trouvé aucune
théorisation autour de ce concept.
Que signifie « avoir le déclic » pour
un alcoolique ?
Dans Le petit Robert, le mot
« déclic » a deux sens :
Au sens propre, mécanisme destiné à
déclencher un mécanisme.
Au sens figuré, compréhension soudaine et
intuitive. Saisie immédiate de la vérité sans l'aide du
raisonnement.
Le déclic ne serait donc pas l'aboutissement d'un
processus cognitif, mais au contraire la prise de conscience soudaine d'un
état de fait.
En étudiant les témoignages d'anciens alcooliques
parvenus à l'abstinence, on s'aperçoit que le parcours de ces
derniers comprend en général plusieurs déclics :
Le déclic de boire
Ce déclic se produit en général dans la
phase de pré-alcoolisation chez les patients pour qui les effets
psychotropes de l'alcool sont une véritable
révélation : « Maladivement timide, je
découvris que l'alcool permet de délier les langues (...) avec un
petit verre dans le nez, la timidité disparaissait comme par
enchantement »27(*). « En plus de me donner un peu d'assurance,
l'alcool m'aidait à oublier le manque d'attention et d'affection de mon
petit ami28(*) ».
La personne comprend soudain que l'alcool a la
propriété de combattre avec succès ce qui les gêne
en eux.
Ce déclencheur est essentiellement sensitif et
affectif ; la personne prend conscience qu'elle va mieux si elle
s'alcoolise et que cette amélioration est reproductible à
volonté.
C'est effectivement un mécanisme qui va déclencher
un autre mécanisme (le renforcement positif et/ou négatif),
lui-même susceptible de générer ultérieurement
d'autres mécanismes (tolérance, dépendance).
Tous les malades alcooliques ne ressentent pas ce déclic
et en retour tous ceux qui le ressentent ne deviennent pas alcooliques.
Le déclic d'un comportement pathologique envers
l'alcool
Ce déclic se produit dans la phase prochronique. Tous les
alcooliques ne le vivent pas car de nombreux usagers abusifs et même
dépendants restent dans le déni de boisson. Mais d'après
les témoignages des patients qui décident de réagir, tous
prennent un jour conscience que leur comportement est nocif et qu'ils ne le
maîtrisent plus vraiment.
Ce déclic peut se produire longtemps après que la
personne ait été mise en garde par son entourage :
« Des observations par mon épouse, mon employeur me
faisaient réagir quelques jours et je remettais ça (...). Le feu
rouge s'est allumé lorsque je me suis rendu compte que je
m'arrêtais seul au bar, que je n'avais plus besoin de copains pour
m'entraîner29(*) ».
Le déclic de l'arrêt
Il ne faut pas confondre ce déclic avec la décision
de l'abstinence. Le déclic est individuel et n'appartient qu'à la
personne. Un alcoolique peut décider d'arrêter de boire pour de
multiples raisons, la plupart d'entre elles étant exogènes
(pression de l'employeur ou du médecin, ennuis avec la justice,
ultimatum du conjoint, etc.).
Très souvent, ce déclic se produit après
l'abstinence, voire même après plusieurs rechutes :
« A ma sortie de cure, j'ai vu les sourires de ma fille
(...) que j'avais perdus depuis longtemps, je me suis dit il doit y avoir
quelque chose de changé en toi, il faut continuer dans ce
sens-là30(*) »
Il génère une intention forte et durable
« Un jour, je me suis regardé dans une glace et celui que
j'ai vu ce n'était plus moi (...) cette envie de vivre libre et ce
désir de ne plus toucher à l'alcool sont toujours aussi forts que
ce jour où j'ai pris cette décision de redevenir
moi-même31(*) ».
Mais dans bien des cas ce déclic n'est pas suivi
immédiatement d'un comportement d'abstinence : « Le
feu rouge s'est allumé (...) c'était décidé
j'arrête demain. J'ai essayé plusieurs fois seul, avec un
traitement médical (ESPERAL), je tenais trois mois maxi et la vie
infernale redémarrait32(*) ».
Le déclic de reboire
Il touche presque tous les alcooliques ayant vécu une
alcoolo-dépendance sévère.
Nous avons vu dans la partie théorique que le comportement
de boisson n'obéissait pas complètement aux principes du
conditionnement classique, notamment en ce qui concerne l'extinction. Divers
facteurs (besoins physiologiques, associations, rappels mnésiques)
peuvent provoquer chez l'alcoolique abstinent, même de longue date,
l'envie brutale de reboire (connue sous le nom de
« flash ») :
Le déclic de reboire, ça te prend comme un coup
de téléphone, c'est brutal, t'as une image qui te traverse la
tête, tu peux pas résister (...) Mais ce qu'il faut que tu
saches quand ça va t'arriver, c'est que ça dure pas longtemps
cette envie, ça passe vite. Et si t'as pas d'alcool à la maison
et que tu dois aller à l'épicerie ou au café tu auras le
temps de changer d'avis et de résister33(*) ».
Le déclic de l'arrêt
définitif
En général, les anciens alcooliques qui
témoignent sur les forums restent prudents et ne se déclarent
jamais à l'abri d'une rechute. Mais certains malades citent toutefois un
dernier type de déclic, la certitude de ne plus jamais reboire. Des
patients ayant rechuté plusieurs fois « savent » un
beau jour que cette fois-ci ils parviendront à maintenir leur
comportement d'abstinence : « J'ai toujours
été persuadé que l'alcool était une sorte de
baguette magique qui transformait Jean-Pierre le triste, le timide, le
complexé en Jean-Pierre l'ambitieux, le boute-en-train, le meneur. C'est
sans doute pour ça que, malgré les innombrables cures de sevrage,
chaque période d'abstinence se traduisait par un terrible vide qui me
ramenait invariablement à l'alcool. Mais un jour, j'ai brutalement
compris que ce n'était pas l'alcool qui me rendait gai et courageux, que
cette gaîté et cet humour je les avais en moi ; l'alcool ne
crée rien, il révèle c'est tout ; et ce que je
faisais grâce à l'alcool, je devais pouvoir le faire sans
alcool ».
Certains alcooliques devenus abstinents connaîtront tous
ces déclics, d'autres n'en connaîtront pratiquement aucun, ou
plutôt n'en prendront pas conscience.
Le « déclic » tant cité par les
patients alcoolique n'est donc pas unique, il recouvre un ensemble de ruptures
qui jalonne les étapes de la guérison.
Conclusion
L'alcoolique guéri est-il un non consommateur
normal ?
Pourquoi l'alcoolique guéri va parfois « plus
haut » qu'avant son alcoolisation ? Un argument envers ce
« dépassement de soi » au sens propre pourrait
être le suivant : lorsque le sujet a commencé à vivre
par et pour l'alcool, il n'avait pas encore été au bout de ses
expériences phénoménologiques, celles qui permettent
à l'individu normal de progresser dans sa pensée.
Très vite l'alcoolique se contente des rêves que lui
procure l'alcool, et ces rêves sont toujours les mêmes. En effet,
les expériences psychiques qu'ils font vivre n'intègrent pas les
expériences précédentes et ne sont dirigées vers
aucun futur, contrairement aux expériences
phénoménologiques. L'alcoolique est comme figé dans le
temps, il ne peut pas se projeter dans l'avenir. Cela pourrait expliquer
pourquoi le thème du temps est si présent dans les
témoignages.
Lorsqu'il arrête son alcoolisation, on pourrait penser
qu'il va reprendre son « chemin » là où il
l'avait interrompu et vivre de nouvelles expériences qui vont le faire
progresser. Quand l'alcoolique devenu abstinent désinvestit l'alcool,
c'est en fait lui-même qu'il désinvestit, sa personne sous
alcoolisation, son monde intérieur onirique.
Par contre, les problèmes rencontrés et non
résolus par le patient n'auront pas disparu du simple fait de son
abstinence. Alors aussi qu'en période d'alcoolisation, il niait ces
problèmes ou les considéraient comme peu importants ou peu
gênants, il devra maintenant y faire face sans l'aide de l'alcool.
Le piège à éviter dans l'analyse des
témoignages est de penser que les alcooliques disent tout. On a tendance
à le croire car ces écrits donnent l'impression d'une grande
sincérité : les anciens malades se fustigent, dramatisent
souvent leurs déboires et le mal qu'ils ont causé aux autres.
Mais ils laissent aussi de grandes zones d'ombre. Rares sont ceux
qui expriment par exemple ce qu'ils pensaient vraiment des choses quand ils
étaient alcoolisés ; ils ne décrivent pas non plus
leurs rêves éthyliques, c'est trop honteux car très secret.
Le film « Un singe en hiver » illustre bien
cette double vie de l'alcoolique. Les mondes oniriques de Gabin (la guerre
d'Indochine) et de Belmondo (toréador vedette) se nourrissent de
souvenirs lointains, toujours les mêmes, qui ne revivent que le temps
d'une ivresse. Et c'est pourtant ces moments de rêve
éphémères qui donnent de l'épaisseur et un sens
à leur vie faites de manques et de regrets. L'histoire se termine par
cette phrase : « En arrêtant de boire, il a renoncé
à rêver ; et ce fut le début d'un long
hiver ».
Bibliographie
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psychologie clinique, Dunod, Paris, 1997
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Schuckit MA, The relationship between alcohol problems,
substance abuse, and psychiatric syndromes. DSM IV Sourcebook, Vol. 1,
1994, Am Psych Assoc
Wide RA. Neurobiology of Addiction, 1996, Curr Opin
Neurobiol
Annexes
* 1 Nadeau, L. (1999). Article
« Alcoologie ». In Grand dictionnaire de la psychologie
(42-43 ) . Paris: Larousse/Bordas
* 2 Alcoolisme, états
névrotiques et troubles de la personnalité, 1985 ; Riom
Laboratoires, CERM
* 3 J.Y. Gaignard et P.
Kiritze-Topor, L'alcoologie en pratique quotidienne, p. 38,
1995 ; publication Merck Lipha Santé, Lyon
* 4 Source :
Baromètre Santé 2000, CFES, exploitation OFDT, in Benoît
Fleury, Dialogue Ville-Hôpital, Les conduites
d'alcoolisation, du repérage précoce au réseau de prise en
charge, John Libbey Eurotext, 2003, Paris
* 5
* 6 Edwards G., Gross MM,
Alcohol Dependence : provisional description of a clinical
syndrome, 1976, Br Med J. ; 1:1058-1061, cité dans Adès
et lejoyeux, Alcoolisme et psychiatrie, p 68, 1997, Masson, Paris
* 7 Lewis MJ, Alcohol
reinforcement and neuropharmacologic therapeutics, Alc Alcohol, 1996. Wise
RA. Neurobiology of Addiction, 1996, Curr Opin Neurobiol
* 8 ADLH = Aldéhyde
Déshydrogénase, enzyme essentielle pour la dégradation de
l'alcool dans le métabolisme hépatique.
* 9 Le concept de
« système de récompense » a été
proposé par Olds et Minner (1950) suite à des expériences
sur des rats qui pratiquaient compulsivement une autostimulation
électrique intracrânienne sans aucune utilité
physiologique, bien au contraire, car cette activité les accaparaient
tellement qu'ils en oubliaient de boire et de manger et en mouraient.
D'où l'hypothèse qu'il existe dans le SNC un système dont
la stimulation produit du plaisir, en dehors de toute utilité
physiologique. Le recensement des structures cérébrales
concernées montre qu'elles appartiennent toutes au système DA-MLC
(dopaminergique méso-limbo-cortical) et qu'elles jouent un grand
rôle dans les processus appétitifs, , motivationnels et
décisionnels.
* 10 Mogenson GJ, Jones DL, Yim
CY. From motivation to action : fonctional interface between the limbic
system and the motor system; Prog Neurobiol, 1980; p 69-97.
* 11 Miller, 1995, cité
par Adès et lejoyeux, Alcoolisme et Psychiatrie, Données
actuelles et perspectives, p 81, 1997, Masson, Paris
* 12 Schuckit MA, The
relationship between alcohol problems, substance abuse, and psychiatric
syndromes. DSM IV Sourcebook, Vol. 1, 1994, Am Psych Assoc
* 13 Feinman JA, Dunner DL. The
effect of alcohol and substance abuse on the course of bipolar affective
disorder, 1996, J Affect Disord
* 14 Miller NS, Addiction
psychiatry, Current diagnosis and treatment, 1995. John Wiley, NY
* 15 Témoignage
d'Albert
* 16 On sait aujourd'hui qu'un
sevrage sans assistance médicale peut avoir des conséquences
dramatiques (notamment Delirium Tremens). La décision d'arrêter de
boire est propre au patient, mais sa mise à exécution doit se
faire sous surveillance médicale.
* 17 J.F. Jeandillou,
L'Analyse textuelle, p. 136, Armand Colin, Paris, 1997
* 18 Témoignage de
Mélanie
* 19 Un patient (Albert)
évoque la reprise d'une consommation occasionnelle et
modérée de boissons alcoolisées. Nous avons
néanmoins sélectionné son témoignage car ce
comportement est volontaire dans la mesure où Albert milite contre
l'abstinence totale et définitive imposée à tous ;
d'autre part, sa réalcoolisation date de 1996 et ne l'a pas
ramené vers un état de dépendance. On pourrait dans son
cas particulier parler de « vraie guérison ».
* 20 Témoignage
d'Armand
* 21 Témoignage de
Camille
* 22 Témoignage de
Marilou
* 23 Témoignage de
Christian
* 24 Témoignage de
Camille
* 25 Témoignage de
François
* 26 Témoignage de
Mélanie
* 27 Témoignage de Yann
* 28 Témoignage de
Mélanie
* 29 Témoignage de
Joseph
* 30 Témoignage de
Camille
* 31 Témoignage de
Gilbert
* 32 Témoignage de
Joseph
* 33 Propos exprimés par
un membre des Alcooliques Anonymes au sein du groupe de parole de
l'hôpital Delafontaine.
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