Les exiles de l'Ocean Indien (Iles Chagos)( Télécharger le fichier original )par Aline Mandrilly Université Bordeaux II - Anthropologie de la sante - Licence anthropologie monde africain 2006 |
La misère de l'exil : désespoir et suicideAvec leurs descendants, ils sont plus de huit mille à Maurice. La plupart d'entre eux vivent dans les quartiers pauvres où ils avaient échoué à leur arrivée. Bien souvent analphabètes, les « Ilois » ont eu du mal à s'adapter à la vie locale. Beaucoup se sont retrouvés sans emploi. Le chômage suscite une grande inquiétude, surtout chez les jeunes. Alors que le niveau de formation des jeunes s'est amélioré depuis l'arrivée des Chagossiens à l'Ile Maurice, la possibilité de mise en pratique fait défaut. Le chômage est un des problèmes les plus importants auxquels sont confrontés ces jeunes. Au niveau individuel, l'impossibilité de trouver un emploi a des répercussions affectives graves et profondes aboutissant souvent au désespoir. La mère de M. raconte qu'elle n'entrevoit pas de futur possible pour ses enfants. « Je ne pensais pas que mes enfants grandiraient ainsi. Je n'ai pas beaucoup de moyens pour eux. Et je me fais du souci sur les problèmes qui vont arriver »3(*)6. Le comportement suicidaire est ainsi très élevé dans cette catégorie de la population. Le petit hôpital de l'archipel des Chagos n'ouvrait que lorsqu'une femme allait accoucher, car les Chagossiens tombaient alors rarement malades. «Le luxe mauricien nous rend malades», rappèle M. Les difficultés de logement, la pollution, la délinquance et le chômage ont ainsi accru la misère de cette population arrivée à l'Ile Maurice les mains pratiquement vides. Tout cela a entraîné, dans son sillage, un éventail d'autres problèmes graves tels que l'abus de drogues et de l'alcool, la prostitution, la violence et la détérioration de la santé physique et mentale. « Ici, nos enfants sont tombés dans la drogue et le vol » , poursuit M., en désignant son fils de trente-sept ans: « Il est devenu alcoolique, à force d'être chômeur »3(*)7. De nombreux Chagossiens sont décédés peu après leur arrivée à l'Ile Maurice. Personne n'a jamais vraiment compris de quoi ils étaient réellement morts. La plupart disaient, avec fatalité, que le chagrin les avait emportés, comme on pouvait mourir de froid ou de faim3(*)8. « Mon bébé tétait quand on m'a annoncé la nouvelle. Il a tété du lait de chagrin. L'autre avait huit ans. Il a compris qu'il quittait son pays et il était très triste. Les docteurs ne peuvent pas soigner le chagrin ». En trois mois, M. a perdu ses deux enfants. Elle n'a même pas pu payer les funérailles, faute d'argent. Cette femme pleure toujours aujourd'hui, en espérant rentrer chez elle un jour. « Un jour, le coeur prend froid, et l'on n'a plus assez de forces pour le ranimer. Alors il s'éteint doucement »3(*)9. De nombreux cas de suicides, mais aussi de cas d'enfants ne recevant pas les soins médicaux nécessaires et succombant à l'hôpital, ont fait de la population chagossienne la population de l'Ile Maurice ayant le plus fort taux de mortalité infantile. En 1975 est menée une enquête sur les conditions d'exil des Chagossiens. Elle démontre que vingt-six familles entières sont mortes, à cause de la pauvreté, qu'il y a eu neuf suicides et que des jeunes filles sont forcées de se prostituer pour survivre. En 1976, Le Royaume-Uni affirme que tous sont morts de mort naturelle. Olivier Bancoult n'avait que quatre ans lorsqu'il est arrivé, en 1968, à l'Ile Maurice avec ses parents, et une petite soeur en mauvaise santé, qui devait être hospitalisée. "Nous avions tout laissé aux Chagos, nous sommes venus avec deux matelas" , raconte M. Bancoult. « On s'est nourri de détritus, mais on a survécu ». Sa mère a perdu quatre de ses enfants et son père est mort quelque temps après avoir débarqué à Maurice. «La pauvreté a tué mon mari et mon enfant de 17 mois. Mes deux fils de 19 et 20 ans sont morts de la drogue que nous n'avions jamais connue dans nos îles», confie sa mère. Le principal représentant de la communauté chagossienne poursuit : "Ma soeur est morte deux mois après notre arrivée, et quand nous avons voulu rentrer chez nous, à Peros Banhos, on nous a dit que nous n'en avions plus le droit." Les larmes de sa mère n'y ont rien fait. Olivier Bancoult a perdu presque toute sa famille depuis son arrivée à l'Ile Maurice. Sa soeur s'est suicidé « elle s'est mise le feu parce qu'elle était découragée par sa vie ». Ses quatre garçons sont morts. « Les deux premiers à cause des drogues dures, et les deux autres, à cause de l'alcool ». Alex, dix ans, qui avait pris l'habitude d'aller arroser les tombes pour se faire des sous, reviendra un jour du cimetière, chancelant et divaguant. Il mourra quelques heures plus tard. « On n'a jamais su si quelqu'un l'avait empoisonné ou s'il avait été battu. » Quant à Eddy, il quittera ce monde à l'âge de trente-trois ans, après vingt ans d'alcoolisme, laissant femme et enfants à la charge des grands-parents. Rita Issou, la mère d'Olivier, fera une dépression qui la conduira à un séjour de deux mois à l'hôpital psychiatrique Brown-Séquard. Olivier Bancoult a été témoin de la misère des Chagossiens à Maurice. Il a vu sa mère fouiller dans des poubelles à la recherche d'une maigre pitance pour ses enfants. C'est sans doute cela qui a forgé son caractère de battant. Ses rencontres avec Nelson Mandela en 2001 et le pape Jean-Paul II en 2002 ont été déterminantes. Mandela lui a dit qu'il était fier de ce qu'il avait accompli et qu'il ne devrait jamais abandonner la lutte. Il est difficile d'estimer l'ampleur que la drogue et l'alcool ont pu prendre chez les jeunes, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle est majoritaire pour ceux dans des conditions d'exclusion sociale et économique. La pauvreté est vue comme un facteur influençant la prise d'alcool, dans la mesure où ces jeunes, n'ayant pas accès à l'emploi, aux loisirs, restent chez eux4(*)0. La prise d'alcool est une façon de compenser le manque existant et d'oublier, pendant un temps seulement, que les ressources financière sont limitées. En 1985, un film est réalisé sur les conditions de vie de ces exilés. Il suit notamment une famille de vingt-cinq personnes qui dorment toutes dans une seule pièce, le bébé dormant dans un tiroir du placard. Dans cette cité, « les logements sont trop exigus, le bruit trop envahissant, l'argent trop inaccessible, l'horizon trop barré ». Aujourd'hui, cette même famille en est toujours au même point. « On dort toujours par terre. On a pas de quoi manger. Rien n'a changé depuis vingt ans. On vit toujours de la même manière ». Seul bémol de plus, la femme de M. C. a eu une crise cardiaque depuis. « Elle est morte de chagrin ». Comment continuer à vivre, quand on n'a « même plus l'air qu'on respirait, l'environnement qu'on aimait, la maison dans laquelle on a grandi ? ». Cassam Uteem, ancien président de la République de l'Ile Maurice affirme « qu'aucun être humain ne peut traiter un autre être humain de la façon dont les Britanniques traitent les Chagossiens ». Pour M., ce n'est plus à la justice des Etats-Unis ou du Royaume-uni de reconnaître et d'arranger la situation. « Dieu les punira pour le mal et la souffrance qu'ils nous ont fait »4(*)1. L'indifférence de la grande majorité des Mauriciens autour de ce dossier est, somme toute, criminelle. Ce qui explique l'isolement des Chagossiens face au reste de la population. Comble de l'incrédulité : après avoir visité deux cases vétustes où vivent des Chagossiens, Bill Rammell s'est dit «pas convaincu qu'ils vivent dans la pauvreté. Quelques Chagossiens vivent dans des conditions difficiles mais ce n'est pas en raison de leurs origines. Des Mauriciens vivent aussi dans des conditions difficiles.» Selon lui, l'exclusion d'une certaine partie de la population à l'Ile Maurice, en l'occurrence, la population chagossienne, a très certainement pour origine un manque de redistribution de la richesse nationale au sens large, du fait d'un faible reconnaissance de leur situation, voire de leur existence. Même si les choses commencent un peu à bouger depuis quelques mois, il n'en reste pas moins que les conditions de logement, par exemple, restent très précaires : tôle, bois, carton et bâches ; problèmes constants d'électricité ; pas de système d'écoulement des eaux usées, et parfois même pas de système de distribution de l'eau. On a, dans ce cas, affaire à une véritable exclusion d'un groupe de la population, qui ne reçoit, bien entendu, aucune forme d'aide sociale. Et pourtant, ceux que l'on appelle « les précaires, qui vivent déjà dans l'incertitude du lendemain, souffrent du regard des autres, de sorte que les préjugés et le mépris dont ils sont si souvent l'objet aggravent leur situation »4(*)2. Quelles sont ces idées préconçues qui leur sont tellement préjudiciables ? La plus courante voudrait que les « précaires » soient responsables de leurs propres difficultés. On les présente alors comme êtres paresseux, profitables, voire agressifs. On va jusqu'à les craindre. Plus on les aide, disent certaines personnes qui pensent que l'aide est donnée à fonds perdus, plus ils s'installent dans une situation d'assistés et deviennent passifs. On tient les parents pour responsables des actes de délinquance de leurs enfants. M. rappèle tout de même : «Ici, nous n'avons jamais de travail. Beaucoup d'entre nous ont mangé et nourri leurs enfants dans les poubelles de Cassis, Pointe-aux-Sables ou Baie-du-Tombeau, des faubourgs de la capitale, Port-Louis, où nous avons vécu pendant plus de trente an.»4(*)3. Il arrive même que la maladresse des pères embauchés comme ouvriers soit mise en avant pour expliquer les accidents de travail dont ils sont victimes. La situation d'aujourd'hui semble, par moments, désespérée, mais les tentatives de reconnaissance et de résistance permettent aux Chagossiens de continuer à survivre et lutter pour leurs droits. * 36 Extrait d'entretien avec M. * 37 Ibid. * 38 http://www.migrations-sante.org/ * 39 Extrait d'entretien avec M. * 40 Croix-Rouge Suisse : http://www.redcross.ch/mag/mag/index-fr.php?id=108&page=547 * 41 Extrait d'entretien avec M. * 42 Delcroix Catherine, Ombres et lumière de la famille Nour « Comment certains résistent face à la précarité », Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2001 * 43 Extrait d'entretien avec M. |
|