2.1 .2 L'intervention classique du législateur
génère la division
« Il ne faut toucher aux lois que d'une main
tremblante »
Montesquieu
Si l'industrie admet une nécessaire évolution de
son business model, elle reste campée sur sa position en
dénonçant ces « fauteurs de désordres
économiques », les « pirates » qui s'adonnent
librement à ce qu'elle considère être du « vol
à l'étalage ». Et c'est ainsi
qu'une partie du monde musical sollicite la protection du
législateur. Mais les actions du législateur censées
protéger la création ne semblent pas convaincre tous ces acteurs.
Dans la classe politique et celle d'artistes médiatisés ou non,
la division règne. Et plus le débat public se poursuit,
s'intensifie, et plus les opposants au texte « Création et Internet
» s'organisent autour d'une autre démarche : la « Contribution
Créative »
« Création et Internet » versus «
Contribution Collective »
Convaincu par le discours alarmiste du puissant lobby et d'une
poignée d'artistes de renom illustrant « l'exception culturelle
française » le gouvernement français s'est empressé
de légiférer.
A la demande du Président de la république, la
mission Olivenne est chargée de fournir un état des lieux de la
création musicale et des effets néfastes du
téléchargement illégal. Reprenant le concept militaire dit
de « riposte graduée », Dennis Olivenne à
l'époque PDG de la FNAC se trouve investit de la préparation du
projet de loi « Création et Internet » présenté
comme « pédagogique ». Pédagogique en effet car
à la différence de son ancêtre DADVSI jugée
inapplicable car ultra répressive (délit de contrefaçon)
la proposition de loi « Création et Internet » se
définit comme un processus de mise en garde avant la sanction. En
conférant à une Haute Autorité Indépendante dite
HADOPI le pouvoir de contrôler les échanges sur les réseaux
P2P, le projet de loi prévoit que soit envoyée une série
de signaux forts à l'internaute qui se trouverait en situation
irrégulière. Si l'internaute ne prend pas acte des
avertissements, il verra son abonnement suspendu pour une durée de 2
à 1 2 mois tout en continuant le paiement de ce dernier. Loin d'annuler
les peines encourues par la loi DADVSI, la loi dite HADOPI viendra s'y
ajouter.
Les défenseurs de la loi - créateurs et
élus de gauche comme de droite - attendent avec impatience son adoption
et son application. Convaincus que son aspect pédagogique dissuadera une
partie des « pirates », les acteurs de la création musicale
pro-HADOPI partagent cette impatience à l'idée que
leurs droits (d'auteurs) seront enfin à l'abri des
« sauvages qui pillent leur travail ». Selon eux, une fois
dissuadé, l'internaute se tournera automatiquement vers l'offre
légale. Sur ce point, Patrick Walbroeck nous fait part de sa
méfiance19 en rappelant que la musique est avant tout un bien
de consommation qui peut se substituer à d'autres loisirs comme les jeux
vidéo par exemple.
Mais pour les pro-HADOPI c'est surtout le rêve qu'un jour
Internet ne soit plus « une jungle de sauvages » mais bel et bien
« un havre de civisme ».
Ce projet de loi, loin de faire l'unanimité, sème
donc la discorde au sein même des partis politiques et des acteurs de la
création musicale.
Ainsi, il rencontre une opposition qui s'appuie sur
l'argumentaire suivant :
- Le texte n'apportera rien en termes de
rémunération pour les artistes. En effet aucun
réajustement de la répartition des droits n'est prévu dans
le texte de loi. La création d'une offre légale sur Internet sera
sans effet sur les inégalités du système actuel. Tel est
le propos20 que nous avons recueilli de Jean Pelletier. Il
déplore que les revendications de l'ADAMI ont systématiquement
été écartées lors des négociations visant
à revisiter le statut de l'artiste interprète qui, rappelons-le,
ne touche rien des ventes commerciales en ligne.
- Un texte qui selon Bertrand Le Gendre, n'est ni plus ni
moins la concrétisation du fantasme de l'Etat visant à
réguler un monde « sans foi ni loi » où il n'a que
très peu d'emprise. Ainsi ajoute t-il « (...) Ses concepteurs
(de la loi) sont convaincus que les usages culturels induits par Internet
peuvent être réglementés par l'Etat, comme à
l'époque où André Malraux et Jack Lang régnaient
sur la culture française. Une illusion, bien sûr, un rêve
d'énarque »21.
19 Cf. annexe n°2, p.61, interview de Patrick
Waelbroeck, professeur associé à l'Ecole Nationale
Supérieure des Télécommunications (ENST).
20 Cf. annexe n°1, p.57, interview de Jean
Pelletier, relations extérieures de l'ADAMI.
21 LE GENDRE, Bertrand, « Olivennes, Albanel,
Sacem ou la loi "création et Internet" » - Le Monde - 27 avril
2009.
- Le texte est techniquement et juridiquement inapplicable:
Techniquement, l'organisme indépendant chargé de
« traquer » les « pirates » ne peut repérer ces
derniers que grâce à leur adresse IP (Internet Protocol) une
plaque d'immatriculation en quelque sorte. Or, l'adresse IP peut facilement
être masquée (anonyme) ou « dérobée »
à une tierce personne : Les connexions Wifi sont
sécurisées mais des logiciels circulent sur le net pour «
casser » les sécurités. Que ce soit pour l'anonymisation
comme pour les clés Wifi, pas besoin d'être un internaute averti,
n'importe quel adolescent connaît les techniques...
Juridiquement car l'amendement 1 38 du Paquet
Telecom22 voté par le parlement européen
déclare l'accès Internet comme étant un moyen essentiel
à l'exercice de droits fondamentaux tels que la liberté
d'expression et d'information ou encore la vie privée. Selon cet
amendement, seule une autorité judiciaire peut priver un citoyen de ce
droit.
Le texte relève d'une démarche que les opposants
estiment pour la plupart « liberticide et d'un autre âge ». Ils
reprennent la thèse du complot en accusant le législateur de
« copiner » avec les majors sans prendre en considération les
vrais intérêts des artistes et de leur public.
Dès lors, comme réponse alternative au projet
HADOPI, les opposants avancent la solution dite de « Contribution
Collective » appelée aussi « Licence Collective Etendue
». Cette variante de la « Licence Globale » doit permettre selon
ses concepteurs, d'échanger gratuitement les musiques entre internautes
moyennant une contribution forfaitaire, allant de 5 à 15 euros par mois
qui s'ajouterait aux abonnements FAI. En proposant une plateforme de
téléchargement, légale et standardisée, les
opposants HADOPI sous-entendent une révision du principe des droits
d'auteurs qu'ils estiment inadapté à l'ère
numérique.
22 Ensemble de dispositions proposées au
Parlement européen visant à réformer certains
mécanismes du marché des télécommunications.
La joute se poursuit avec les pro-HADOPI qui s'opposent à
cette proposition alternative en se fondant sur les arguments suivants :
Outre sa difficile mise en place technique et son
système « douteux » de rémunération des
créateurs, ils estiment qu'il n'est pas juste de taxer ceux qui ne
téléchargent pas illégalement. A cela les opposant HADOPI
répliquent que la « taxe copie privée »
décrétée par le gouvernement à l'initiative de
l'industrie est imposée à l'achat d'un outil de stockage quelque
soit l'usage que l'on en fait...
Mais ce projet cause surtout un grave préjudice
à l'offre légale qui se développe sur le Net. En «
légalisant » le téléchargement P2P, ce projet est une
entrave au développement de l'offre légale en ligne.
Les pro-HADOPI (principalement libéraux)
dénoncent la « dérégulation » d'Internet et
accusent leurs opposants (essentiellement de gauche) de soutenir ce
phénomène pourtant contraire à leurs principes. Ces
derniers répliquent en affichant le respect de leurs idéaux du
fait qu'ils proposent de promouvoir l'accès à la culture et non
de la réduire à un produit économique dont les acteurs en
libre concurrence se disputeront la distribution sur le net.
En réalité, le clivage est moins sur la ligne de
partage des familles politiques et des acteurs de la création que le
reflet d'un conflit générationnel.
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