Émergence en Physique, Biologie et
Sciences
Cognitives : Vers une Compréhension
Globale
Pedro CONTRî PRADO
Mémoire du Master 1 Recherche LoPhiSS dans la
spécialité « Philosophie des Sciences » de
l'Université Panthéon-Sorbonne Paris 1 UFR de Philosophie,
sous la direction de Anouk BARBEROUSSE
à ma chère mère
Résumé 4
1. Introduction à l'émergence 5
L'émergence en physique 12
2.1 Les dunes de sable comme exemple 19
3. L'émergence en biologie 26
3.1 La cellule comme exemple 30
4. L'émergence en philosophie et en sciences cognitives
39
4.1. La causalité descendante 39
4.2. La dynamique co-émergente en opposition aux
thèses dualistes et monistes 49
5. Conclusions 55
Résumé
Dans ce travail, j'explore le concept d'émergence
dans trois domaines différents : physique, biologie et sciences
cognitives. Cette exploration graduelle de l'émergence vise à
comprendre la relation corps- esprit comme une dynamique co-émergente.
On expose l'étude des phénomènes émergents aux
divers disciplines, en essayant de trouver de principes généraux
pour l'émergence, ainsi qu'en exposant quelques problématiques
conceptuelles qui peuvent être résolues avec une changement
d'ontologie sur la façon par laquelle l'émergence a lieu. Les cas
physique et biologique servent à établir une image plus claire de
l'émergence, ce qui permet de fonder une compréhension plus
profonde sur la façon par laquelle les niveaux d'organisation
supérieur et inférieur interagissent mutuellement. En effet,
cette reconnaissance peut guider une direction de recherche plus fructueuse
pour comprendre la relation entre le cerveau et l'esprit.
1. Introduction à l'émergence
Le mot émergence existe aussi bien en anglais
qu'en français depuis le XVe siècle, mais dans la vie
quotidienne le mot s'utilisait seulement pour parler, par exemple, d'un rocher
qui émerge de l'eau à marée basse. Néanmoins, ce
qui nous intéresse dans ce travail c'est l'émergence comme
concept qui a été introduit pour expliquer la vieille
constatation d'Aristote que le tout n'est pas simplement la somme de ses
parties. L'émergence peut être considérée
essentiellement comme une thèse qui reconnaît la difficulté
de réduire quelques propriétés aux éléments
constituants, mais aussi qui veut rendre intelligible comment ces
propriétés se manifestent, ainsi que la façon par laquelle
elles sont reliées causalement avec ces constituants.
En 1862, dans son oeuvre « A System of Logic
», J.S. Mill considérait le phénomène de la vie
comme le résultat d'une juxtaposition et interaction de ses parties
constitutives, mais il ne trouvait pas une explication directe seulement en
termes d'effets physiques. Il a donc introduit la distinction entre un effet
homéopathique et un effet
hétéropathique, en caractérisant le premier comme
un effet dont l'effet total peut toujours être décomposé en
la somme des causes individuelles des effets constitutifs, comme par exemple
une force résultante peut se décomposer en la somme de plusieurs
forces. En opposition, un effet hétéropathique serait le
résultat d'une dynamique composée par plusieurs actions causales,
mais qui ne peut pas se décomposer simplement dans l'étude des
résultats
des actions causales individuelles, dont Mill considéra
l'exemple du phénomène du vivant.
Quelques penseurs britanniques ont par la suite
développé les idées de Mill en caractérisant ces
types de phénomènes comme émergentes. Ce concept
a commencé à attirer l'attention des philosophes comme S.
Alexander et A.O. Lovejoy, entre autres, qui ont transmis aussi leur
intérêt à des biologistes comme L. Morgan et R. Sperry.
Malgré une grande croissance en popularité au début du
XXe siècle, dans les années 1930 à 1960 le
concept d'émergence a été attaqué par des
philosophes influents des sciences comme C. Hempel et E. Nagel, qui soutenaient
l'idée que le concept classique d'émergence était confus
et incohérent, parfois en l'associant au néo-vitalisme [1]. Mais
l'idée d'émergence refusait de mourir, et après une longue
série de transformations et adaptations aux nouvelles
découvertes, il est maintenant très présent dans la
discussion sur des phénomènes comme la vie et la conscience, et
aussi dans une relation importante avec les connaissances qu'on a sur
l'auto-organisation [2]. Dans ce parcours, il est évident que quelques
restes idéologiques historiques continuent à être cause du
débat sur la façon de penser l'émergence, dont il est
très courant de trouver plusieurs considérations
ontologiques1 d'un phénomène émergent qui
peuvent se placer encore soit dans l'extrême du réductionnisme,
soit dans l'extrême du dualisme.
1 Dans ce travail, on considérera par le terme
ontologie, l'ensemble des suppositions (plutôt implicites) sur
les types d'existence des phénomènes. Souvent ces derniers se
portent sur la vraie existence d'un phénomène par
rapport aux autres, comme par exemple la supposition ontologique que les
parties sont plus réelles que le tout.
De façon générale, on parle d'un
phénomène d'émergence quand on trouve un niveau
d'organisation à une échelle supérieure qui
présente une certaine nouveauté, ou qui ne peut pas
être prédit à partir des règles qui gouvernent le
niveau sous-jacent. Voici quelques exemples typiques de processus
émergentes: la liquidité d'un fluide à partir de
l'interaction de ses molécules, la cristallisation à partir de
certains arrangements d'atomes, ou la formation des symétries d'un
flocon de neige à partir de la condensation des petites gouttes d'eau ;
ou encore des cas plus polémiques, comme le comportement
économique global d'un marché financier à partir des
actions des agents individuels, ou l'organisation d'une ville à partir
des comportements individuels de ses habitants.
Le fait qu'on a un très grand panorama de
phénomènes avec de degrés de complexité assez
divers, qui néanmoins sont caractérisés tous comme
étant des phénomènes émergents,
suggère de faire aussi une gradation et une distinction des
différents types d'émergence. Aussi bien en science qu'en
philosophie, on distingue deux types d'émergence : émergence
faible et émergence forte [3]. On dit qu'un
phénomène de niveau supérieur est faiblement
émergent par rapport au niveau inférieur si les
propriétés du phénomène émergent peuvent
être expliquées par des règles locales du niveau
inférieur directement ou à travers une simulation
numérique. Inversement, un phénomène est fortement
émergent si on ne peut pas expliquer même en principe les
propriétés au niveau supérieur à partir simplement
des relations dans la dynamique locale. Tandis que la science a mis l'accent
sur
l'étude de l'émergence faible, la philosophie
l'a fait sur le concept d'émergence forte.
Il est très avantageux de commencer par remarquer
quelques propriétés générales sur les
phénomènes émergentes, qui peuvent nous donner une
idée plus claire sur sa formation et structure :
1) L'émergence est un phénomène qui
apparaît typiquement dans systèmes complexes et
auto-organisationnels.
2) Une propriété émergente surgit de
l'interaction des éléments d'un ensemble ou réseau, dont
aucun des éléments n'a cette propriété, et
maintient une certaine autonomie par rapport au niveau sous- jacent.
3) L'émergence apparaît spontanément de
la dynamique du système. Il n'existe pas un agent qui contrôle
l'organisation de manière individuelle.
4) La dynamique locale fait émerger une
propriété globale du système, et il apparaît que
cette propriété globale a une influence sur la dynamique
locale.
Si l'ensemble de ces propriétés ne peut pas
être considéré comme une définition précise
qui s'applique à n'importe quel phénomène émergent,
il nous aide à en avoir une idée qui ne soit pas trop vague. Pour
ce qui concerne une définition plus rigoureuse, la question de
caractériser très précisément ce qui est une
propriété émergente est encore débattue,
essentiellement car la définition de l'émergence est
très souvent posée en termes
métaphysiques qui sont précisément la cause du
débat. Par exemple, M. Bedau propose une caractérisation d'un
phénomène émergente qui repose sur deux facteurs [4]:
- Un phénomène émergent est
dépendant des processus sous-jacents.
- Un phénomène émergent est
autonome par rapport aux processus sous-jacents.
Cette caractérisation est encore plus
générale que la liste des quatre propriétés
exposée antérieurement, et elle reflète très bien
la contradiction apparente à laquelle l'émergence doit faire
face. Évidemment, pour le faire, il faut préciser ce que veulent
dire dépendance et autonomie dans ce contexte, puisque
la façon par laquelle on interprète ces termes est centrale dans
la discussion sur la question si le phénomène émergent
peut se réduire au niveau sous-jacent, ou pour fournir une explication
à l'interaction causale entre niveaux. Néanmoins, le fait
d'essayer de partir d'une définition de l'émergence qui soit
très précise, suppose qu'on comprend déjà bien le
phénomène de l'émergence. Il me semble qu'il sera plus
sensé d'utiliser une démarche dans laquelle on commence avec une
idée générale et qu'on raffine notre interprétation
des termes en parallèle avec l'approfondissement de notre
compréhension.
Une autre manière de caractériser
l'émergence est aussi très souvent exprimée en termes
épistémologiques. Habituellement on parle d'émergence en
relation aux nouvelles propriétés qui ne surgissent de
rien d'autre que l'interaction d'un grand nombre de composants dans un niveau
inférieur, et qui d'ailleurs ont un pouvoir causal sur la dynamique
locale qui les a fait émerger, mais qui ne peuvent
pas être expliqués simplement en termes
de l'interaction de ses composants. Ainsi, si bien on reconnaît la
difficulté d'expliquer le phénomène émergent
seulement en termes du niveau d'organisation sous-jacent, on s'intéresse
à rendre compte de la façon par laquelle ces deux niveaux
d'organisation interagissent entre eux, en nient qu'il a des causes
fondamentalement occultes qui donnent lieu aux propriétés
émergentes. De cette sorte, puisque un réductionniste voudrait
expliquer ces propriétés émergentes seulement en termes de
la dynamique constitutive, et qu'un dualiste dirait que ce sont deux niveaux
d'organisation radicalement différents sans pouvoir rendre compte de
leur relation causale, l'émergence est une thèse au milieu, ou
peut-être au-delà, du réductionnisme et du dualisme. Plus
explicitement, le fait qu'il existe une nouveauté et une
autonomie dans les propriétés au niveau
supérieur, ainsi que la difficulté de prévoir ces
propriétés en regardant seulement la dynamique locale, s'opposent
à la thèse réductionniste. De l'autre côté,
le fait que les propriétés émergentes se manifestent
causalement à partir de la dynamique locale mais qu'elles peuvent avoir
un effet causal sur cette dynamique s'oppose à la thèse
dualiste.
Néanmoins, comme on l'a déjà dit,
aujourd'hui on trouve plusieurs conceptions qui pensent l'émergence avec
de fortes suppositions ontologiques de manière qu'elles peuvent classer
l'émergence dans un plan toujours réductionniste ou dualiste,
même si elles sont moins fortes qu'auparavant. Si la supposition
ontologique pour le réductionniste est d'attribuer une vraie
existence seulement au niveau d'organisation fondamentale, le dualiste
s'oppose à cette vision en supposant
que les deux niveaux ont un statut d'existence mais
essentiellement différent. Par exemple, la vision standard de
l'émergence, appelé émergentisme, est une
façon de voir un phénomène émergent comme
étant épistémiquement irréductible mais
ontologiquement réductible au niveau sous-jacent [5], une thèse
également assez proche de ce qui est nommé physicalisme
non-réductif2. Néanmoins, on verra plus
en détail dans la section 4, que cette conception est
problématique, et que quelques philosophes même déclarent
que cette vision «...menace de s'effondrer soit dans un
réductionnisme, doit dans plusieurs formes plus graves du dualisme
» [1].
Pour pouvoir avoir une compréhension plus profonde sur
l'émergence, et pour essayer d'expliquer la relation entre le cerveau et
l'esprit en termes du concept d'émergence, il est essentiel de fonder
cette entendement d'abord dans l'étude de l'émergence dans des
dynamiques plus simples, comme le cas de la physique ou la biologie.
D'après avoir eu une compréhension solide dans ces cas, on
pourrait mieux s'aventurer à comprendre la relation cerveau-esprit.
2 Quelques autres philosophes, comme John Searle,
défendent que l'esprit comme propriété émergente du
cerveau, est ontologiquement irréductible, mais
épistémiquement réductible [6].
2. L'émergence en physique
Depuis quelques dizaines d'années, la popularité
de l'émergence a commencé à croître chez les
physiciens comme une alternative aux programmes réductionnistes qui
auraient pour but de trouver une théorie fondamentale qui
décrirait des entités fondamentales, et par laquelle toutes les
autres lois et propriétés de la nature pourraient être
réductibles à ces interactions. Le cadre qui guide ce programme
de recherche tenterait, selon les mots de A. Einstein, de trouver « le
système conceptuel plus simple possible qui lie ensemble tous les faits
observés » [7], un système conceptuel qui pourrait expliquer
la formation des structures d'organisation complexes simplement à partir
de l'interaction des éléments constitutifs. Les physiciens plus
inclinés à défendre cette thèse sont habituellement
des physiciens qui travaillent dans la mécanique quantique, les
particules élémentaires, ou dans le modèle standard,
particulièrement intéressés à trouver une
théorie du tout qui peut rendre compte de toute la
réalité à partir d'une formulation mathématique qui
regroupe les quatre interactions fondamentales [8]. En revanche, des physiciens
plutôt intéressés par la mécanique des milieux
continus, état solide, ou systèmes complexes, soutiennent que ce
programme reste impossible à compléter puisque il existe des
propriétés émergentes qui ne peuvent pas être
expliquées, même en principe, simplement à partir du niveau
d'organisation sous-jacent.
Certains vont plus loin, en disant que même les lois de
la nature sont émergentes. Le physicien R. Laughlin, principal promoteur
de cette thèse, signale
qu'il y a dans chaque niveau d'organisation de la nature une
nouvelle loi qui ne semble pas déductible des lois plus fondamentales.
En effet, l'organisation du vivant défie localement la seconde loi de la
thermodynamique, puisque quand un organisme atteint en effet un
équilibre thermique avec ses alentours, on ne l'appelle plus un
organisme vivant, mais mort. De plus, les lois dites émergentes ne sont
pas simplement applicables au cas du phénomène du vivant, mais
aussi très souvent on en fait appel au concept d'émergence en
physique, quand on trouve que le comportement du système à une
échelle macroscopique ne peut pas être prédit simplement
à partir de l'analyse des parties du système à une
échelle plus petite. Par exemple, Laughlin souligne que le
phénomène de la cristallisation, la répartition
ordonnée des atomes dans certains solides, est très lié
à la rigidité qu'un objet peut avoir : dans la mesure où
la structure microscopique est plus ordonnée, l'objet sera plus rigide.
La rigidité sera une propriété macroscopique, que l'on
pourra mesurer dans des analyses expérimentales pour connaître la
façon par laquelle elle change lors de changements dans la structure
interne microscopique. Néanmoins, il souligne qu'autant qu'il sache, il
est impossible de déduire théoriquement les lois de la
rigidité simplement des lois de la physique atomique [9]. Les lois de la
rigidité comme règles d'organisation sont ainsi
émergentes vis-à-vis des lois de la physique atomique,
puisqu'elles consolident une certaine configuration d'organisation à
partir de l'organisation à l'échelle atomique. De plus, on peut
aussi dire que la propriété de rigidité d'un objet est une
propriété émergente, avec certains lois
d'organisation aussi émergentes, qui se constitue
grâce à la dynamique sous-jacente d'un ensemble des atomes
suffisamment grande.
Dans les phénomènes émergents on observe
ainsi une asymétrie de la relation entre lois à différents
niveaux. Apparemment la connaissance d'une loi à une échelle
supérieure ne nous dit rien sur le comportement de la dynamique locale
du niveau inférieur, mais il semble que l'entendement d'une loi
fondamentale peut en principe nous amener à une compréhension de
la structure de la loi émergente, dans le sens où elle sera
prédite ou expliqué par la loi fondamentale. Dans ce cas, la loi
qui est valide au niveau supérieur ne sera plus une loi
émergente, mais simplement une manifestation des interactions
fondamentales qui constituent ultimement le phénomène. Par
exemple, on ne peut pas déduire le comportement quantique des niveaux
d'énergie des molécules composant un gaz simplement à
partir des lois de la thermodynamique ; néanmoins, avec la connaissance
des niveaux énergétiques des molécules, fournis pas la
mécanique quantique, et la fonction de partition de l'ensemble, fournie
par la mécanique statistique, on peut prédire le comportement au
niveau macroscopique de variables thermodynamiques comme l'énergie.
Richard Tolman, une importante autorité dans la
mécanique statistique, assertait qu'un des accomplissements les plus
remarquables de la physique est la déduction des lois de la
thermodynamique à partir de la formulation théorétique de
la mécanique statistique [10]. Néanmoins, comme le remarque L.
Sklar [11], on peut se douter qu'une réduction complète de la
thermodynamique à la physique
statistique soit possible. En effet, pour accomplir ce but il
faudrait reconstruire toutes les propositions de la thermodynamique seulement
à partir du schéma de la mécanique statistique, une
entreprise qui n'a pas encore abouti. Même dans l'argument de
réduction de Tolman, qui consiste à déduire seulement les
trois lois de la thermodynamique, il n'est pas clair que l'argument constitue
une vraie déduction, mais plutôt une mise en relation des concepts
utilisés en thermodynamique avec des concepts utilisé en
mécanique statistique3.
D'ailleurs, les lois émergentes ont une
propriété assez fascinante en relation à la base dynamique
sur laquelle elles se constituent. Laughlin remarque que les lois
émergentes sont toujours très stables par rapport à des
variations considérables de leur base. On dit ainsi que les lois
émergentes sont « protégées » des changements
3 Par exemple, en ce qui concerne le cas de la deuxième
loi de la thermodynamique, Tolman affirme
que si , alors l'effet sur d'un petit changement sur une
cordonnée externe
a sera toujours telle que , où
l'égalité est réservée aux processus
réversibles. De plus,
l'effet sur d'une transmission d'une quantité d'energie
thermique dans l'ensemble
canonique avec le paramètre de distribution , sera . De
sorte que, comme est
une variable extensive : . Dont on peut très facilement
faire l'association des
termes et (*), en retrouvant la deuxième loi de la
thermodynamique, qui peut
s'exprimer comme : . Ainsi, on voit que cet argument n'est que la
mise en
relation entre les concepts de la mécanique
statistique et la thermodynamique, puisque les égalités (*) ne
peuvent être déduites.
drastiques dans la constitution de leur base. Selon cette
caractéristique, les lois ou propriétés émergentes
ne sont pas si perturbées par des changements locaux associées
à la dynamique du système, mais les propriétés
émergentes sont plutôt dépendantes de
caractéristiques associées à l'organisation du
système, qui est peu perturbée lors d'un changement brusque. Par
exemple, la rigidité d'un objet dépend plutôt de
l'organisation de tout l'ensemble des atomes qui constituent l'objet : si tout
l'ensemble des atomes change sa vibration avec une certaine
homogénéité, la rigidité macroscopique changera
aussi graduellement ; mais s'il y a une brusque rupture dans la façon
dont quelques atomes vibrent par rapport aux autres, en raison d'un subit
changement de température restreint à une toute petite partie de
l'objet, l'objet peut se casser facilement4. Ainsi, on voit bien que
le changement dans la propriété émergente est plutôt
lié au changement dans le niveau de l'organisation de la base
microscopique constitutive, et on pourra dire que le changement globale de
l'organisation de la dynamique (
c.-à-d. la propriété
émergente) modifie la façon par laquelle les dynamiques locales
peuvent avoir lieu (la dynamique moléculaire associée à la
conduction de chaleur sera très perturbé lors d'un changement
suffisamment brusque pour que la rigidité ne soit pas suffisante pour
tenir l'objet ensemble). Il semble alors important de souligner que les niveaux
inférieur et supérieur interagissent entre eux de façons
différents : si le niveau inférieur est lié à la
dynamique locale du système et a un effet de constitution du
niveau supérieur, le
4 Par exemple, c'est le cas dans un verre très chaud qui
est mis en contact avec de l'eau froide.
niveau supérieur est lié à l'organisation
du système et a un effet de contrainte sur la dynamique
locale.
À titre de dernière remarque il me semble aussi
pertinent de présenter ici la vision de Laughlin selon laquelle
toutes les lois de la physique sont émergentes. Il
répond ainsi au programme réductionniste, qui affirme qu'une
théorie unifiée fondamentale est possible, et quand ce but sera
accompli tout ce qui restera à la physique sera de comprendre comment
toutes les lois à niveau supérieur s'expliquent à partir
de cette théorie fondamentale. La vision qu'il propose considère
le monde comme un oignon fait de pelures infinies sans blocs fondamentaux,
où toutes nos théories actuelles sur le monde correspondent
à la description des lois émergentes à chaque niveau
d'organisation, et où ces lois de la nature émergeant de
l'auto-organisation collective. Pour Laughlin, nous n'avons pas besoin de
connaître les parties fondamentales pour comprendre ou exploiter ces lois
émergentes; dans cette conception, l'organisation globale est
responsable de l'apparition des lois, et il n'y a pas de niveau fondamental
puisque toute théorie nécessairement est construite dans un cadre
particulier de recherche et répond aux méthodes propres
utilisés pour construire la théorie [13].
La vision que propose Laughlin peut sembler d'être
basée sur une philosophie qui conduit à une paralysie de la
recherche. En effet, les efforts qui nous ont amenés à
développer la mécanique quantique, ou encore ceux qui nous
poussent aujourd'hui à vérifier la validité du
modèle standard, sont fortement basés sur la prémisse
qu'ils constituent des efforts pour comprendre la nature plus intime
du réel, celle de ses éléments
constituants vraiment fondamentaux. Mais si comme Laughlin le signale, il n'y a
pas telles blocs fondamentaux, la question qui s'élève est alors
: comment peut-on donc avoir une image cohérente de la
réalité sans blocs fondamentaux ? D'où alors vient la
réalité du monde si ce n'est de ces constituants basiques ? Si on
ne trouve jamais d'éléments fondamentaux réels
avec des propriétés intrinsèques, l'image d'un monde
où chaque phénomène émerge à partir de
constituants qui sont aussi émergents défie la conception que le
phénomène émergent n'est pas si réel comme sa base
d'émergence. Mais peut-on avoir une image cohérent d'un univers
dont toutes les phénomènes émergent des autres
phénomènes qui émergent des autres, et ainsi à
l'infini ? Michel Bitbol répond que cette vision peut être
défendue car le fondement de l'explication d'une loi par une autre est
préservé ; simplement on n'en a pas une qui est ultime. De plus,
il affirme que la question de l'existence des blocs fondamentaux doit
simplement être posée en termes de méthode, où la
préoccupation du chercheur n'est plus « Quelle est la base ultime
ou réelle ?», mais simplement celle de savoir quelle
représentation de la base intermédiaire peut effectivement rendre
compte du phénomène. De cette façon, les démarches
du réductionniste pour trouver les lois constitutives du processus,
ainsi que celles de l'émergentiste pour étudier l'autonomie du
processus émergent, sont rendues coopératives dans une dynamique
de recherche [14].
2.1 Les dunes de sable comme exemple
La formation de dunes de sable est un phénomène
assez riche en termes de comportements émergents, et encore assez simple
par rapport à la compréhension générale de la
formation de ces comportements. Bien qu'il s'agisse d'un
phénomène basé sur une dynamique bien simple de mouvements
et d'accumulation de grains de sable, on trouve des patrons dans l'accumulation
du sable à grande échelle de sable qui ont des
caractéristiques qui découlent de l'organisation globale du
système.
Fig. 1. Dunes de sable en Californie, Etats
Unis.
L'étude de l'accumulation d'un grand ensemble des
grains de sable comme phénomène collectif peut se
décomposer dans l'étude des mouvements individuelles de chaque
grain de sable, où on peut décrire la dynamique du système
en rendant compte de la façon dont chaque grain de sable à la
surface est soumis à une de force de friction due au vent qui fait
déplacer ce grain de sable dans une certaine direction
pour finalement le déposer dans un lieu où la
force de friction n'est pas assez forte pour le faire bouger. Mais ce
déplacement agit réciproquement sur la dynamique des autres
grains de sable, puisque chaque nouveau déplacement change la topologie
des piles de sable, et même si la vitesse du vent reste la même au
niveau global, la force de friction du vent sur une région est
dépendante de la forme de cette région. On a ici donc un
processus causalement circulaire, c.-à-d. où la force de
friction due au vent change la topologie de la surface du sable et un
changement de la topologie induit un changement dans la façon dont le
vent agit sur chaque région de la surface.
Il est intéressant de noter que dans le cas où
la direction et la vitesse du vent, ainsi que la distribution initiale du
sable, sont complètement homogènes et stables, le sable
déplacé par le vent ne formera pas de nouveaux patrons puisque en
moyenne, tous les graines de sable se déplaceront de la même
distance dans la même direction. En revanche, s'il existe une toute
petite fluctuation du vent dans une région, ou une petite
hétérogénéité dans la topologie, cette
rupture de symétrie catalysera, par le cycle causal propre de la
dynamique, plus de différences dans la topologie.
La évolution globale du système pourrait
être expliquée en principe en résolvant un système
de N équations différentielles couplées, où N est
le nombre des particules de sable, environ 103-1010. Mais
il est évident que même si les paramètres comme la
direction et la vitesse du vent restent constants, les particules de sable sont
toutes supposées identiques, et la distribution initiale de sable
homogène, il s'agit encore d'un système
d'équations pratiquement impossible à résoudre
analytiquement. Aucune méthode pour essayer de comprendre la dynamique
des dunes de sable n'est basée sur cette approche ; les méthodes
courantes utilisant plutôt des simulations numériques dans
lesquelles on s'intéresse à reconstruire la dynamique globale du
système en utilisent la simulation numérique des mouvements
individuels des grains de sable à partir des efforts de cisaille du vent
sur les pentes de sable dus au vent et leur relation avec le transport de sable
[15]. Si bien cette approche est majoritaire, quelques autres modèles
utilisent un système d'équations dont les variables sont
macroscopiques, comme le modèle de Sauermann et al. dont ils
ont construit un système des équations pour la densité et
la vitesse moyenne de sable, ce qui permette de trouver les conditions
d'équilibre spatial pour le flux de sable, ainsi que l'évolution
temporelle [16]. Ainsi, si bien une approche est plutôt basée sur
la reconstruction des propriétés globales à partir
seulement de l'interaction des éléments constitutifs, l'autre est
d'utiliser des équations qui rendent compte explicitement de
l'évolution temporelle des variables directement liées à
l'organisation globale, et dont une solution analytique est
possible5.
Maintenant il est importante de se poser quelques questions
qui sont importantes en relation à l'émergence, à savoir :
Quelles sont les conditions nécessaires pour l'émergence dans ce
cas particulier? Dans quelle mesure est-ce que
5 Ici, analytique est utilisé dans le sens
mathématique, qui veut dire que la solution des équations
différentielles peut se donner en termes des fonctions connues, dont on
n'a pas besoin d'une simulation numérique pour connaître
l'évolution temporelle.
l'émergence des patrons dans les dunes est restreinte
à un système de graines de sable?
Dans les modèles mathématiques qui
représentent le problème de l'évolution des grains de
sable, on peut trouver par essai et erreur les valeurs numériques des
paramètres du modèle mathématique qui correspondent aux
conditions physiques nécessaires pour l'apparition de patrons de sable.
Ce n'est pas ici le but de parler trop en détail de cette analyse, bien
comprise dans le domaine des systèmes complexes, mais on remarquera
seulement que un tel modèle mathématique qui décrit avec
précision la dynamique est possible. En fait, quand on fait une
simulation numérique qui utilise les valeurs numériques pour
représenter les conditions nécessaires exposées ci-dessus,
on retrouve de façon spectaculaire les patrons de sable.
On peut même trouver sur l'Internet [17] une simulation
qui montre comment on peut retrouver les patrons de formations de
différents types de dunes : longitudinales, en forme d'étoile, et
dorsales, en variant les paramètres associés à la vitesse
et à la variabilité de la direction du vent, ainsi que la
quantité de sable initiale.
Même s'il n'est pas complètement évident
de savoir pour quoi un type de patron émerge d'une dynamique avec
certains paramètres, il est clair que dans ce type d'émergence,
les propriétés globales découlent des règles
dynamiques locales d'une façon très simple, où on peut a)
isoler les conditions nécessaires pour que l'émergence ait lieu,
b) reproduire la dynamique dans une simulation numérique et
retrouver l'émergence, et c) savoir les règles
par les quelles la propriété globale agit sur la dynamique.
L'émergence ici ne dépend pas des constituants
matériels au sens où elle dépendait nécessairement
de ces constituants pour apparaître. C'est plutôt l'organisation du
système qui permet que cette propriété se manifeste. On
voit bien que dans cet exemple, les règles dynamiques sont les
éléments nécessaires pour observer l'émergence des
patrons.
Même si on parle toujours d'un niveau local et d'un
niveau global dans l'émergence, au moins dans cet exemple il est clair
que cette distinction, même si elle est très utile, reste un peu
artificielle si on veut délimiter une frontière très
stricte entre ce qui fait partie de la dynamique locale et ce qui fait partie
du phénomène émergent. Un ensemble de grains de sable,
comme partie du système, peut être considéré comme
une partie de la dynamique locale si on voit la façon dont les
particules de sable bougent dans le domaine spatial, ou bien être
considéré comme une partie de la propriété globale
quand on voit la façon dont cet ensemble de particules aide à
définir la topologie globale du système.
Dans ce sens, on peut dire que, comme aussi l'a
remarqué Howard [18], l'émergence est un concept qui s'oppose
à une vision réductionniste des phénomènes
physiques où le niveau global est complètement réductible
à une explication qui tient seulement compte de la dynamique locale. Les
phénomènes émergents signalent la nécessité
de ne pas s'en tenir à la compréhension de l'organisation globale
à partir des règles de la dynamique locale, et d'explorer
comment la compréhension de la stabilité du
niveau supérieur par rapport au niveau inférieur peut nous aider
à comprendre la façon dont la dynamique est affectée par
les aspects globaux.
De plus, il y a une causalité circulaire entre niveaux
d'organisation, mais les relations causales d'un niveau à l'autre ne
sont pas symétriques. Si bien le niveau inférieur
constitue le niveau supérieur de façon que la condition
d'existence du niveau inférieur est nécessaire pour l'existence
du niveau supérieur en analogie avec la cause matérielle
d'Aristote, le niveau supérieur contraint la dynamique et
l'organisation du premier de telle sorte que le niveau supérieur a
simplement une condition d'influence sur le niveau inférieur en analogie
avec la cause efficiente6. En effet, Thompson remarque que
si « les causes locales précèdent les effets locaux,
l'organisation au niveau global émerge des interactions locales et en
même temps contraint et régule les éléments qui
interagissent » [19]. Ainsi, la totalité des relations causales qui
constituent le processus comme tel est le réseau d'influences entre
niveaux. On pourrait même suggérer qu'une explication
complète du système prend en compte toutes les relations causales
bidirectionnelles entre tous les niveaux d'organisation : de l'échelle
microscopique, jusqu'à l'échelle des propriétés
6 Pour Aristote il y a quatre types des causes qui expliquent
les phénomènes : cause matérielle, cause formelle, cause
efficiente, et cause finale. Dans le cadre conceptuel d'Aristote, la cause
matérielle rend compte la façon par laquelle un objet existe en
dépendance à ses constituants matériels ; tandis que la
cause efficiente explique la façon par laquelle un
phénomène change. Il faut souligner que les ponts entre les
conceptions aristotéliciennes de la causalité et celles
exposés dans ce travail sont presque métaphoriques et il est
clair qu'ils appartiennent à systèmes conceptuelles trop
différents pour être complètement liés.
émergentes, en passant par les niveaux
intermédiaires. Il s'agit d'une conception de l'explication scientifique
qui diffère complètement du réductionnisme.
En somme, l'exemple des dunes de sable comme dynamique
autoorganisationelle approfondit la compréhension d'un
phénomène en physique, en montrant la présence des
caractéristiques 1-4 exposées dans l'introduction. On a vu
comment la dynamique s'autorégule, sans qu'un agent soit en charge des
décisions de l'évolution du système. De même on a
aussi bien identifié les règles par les quelles
l'émergence a lieu, et on a vu que le système a une
causalité réciproque entre le niveau local et global, bien qu'on
ait distingué des différences entre ces types de
causalité. Le type d'approche dans lequel on s'intéresse à
ces relations causales mutuelles entre niveaux avec un accent sur la
manière dont le global affecte le local commence à attirer
l'attention des plusieurs scientifiques. Notamment, G. Wiggs,
spécialiste de la formation des dunes, signale : « New complex
systems models have emphasized the need to return to a larger-scale perspective
where dunes are not considered as individual elements, but as an integral part
of a dunefield where aeolian processes at the dune scale are not thought to be
significant » [15] .
3. L'émergence en biologie
En se demandant quelles sont les racines biologiques de
l'individualité, dans une travail séminale de 1974, F. Varela et
H. Maturana ont introduit le concept d'autopoïèse pour
expliquer comment tous les êtres vivants se constituent comme
entités qui possèdent toujours une certaine autonomie,
une intégralité cohérente, et une capacité
auto-créatrice. Ainsi, pour décrire le cercle causal par lequel
la dynamique physico-chimique constitue un système, et à son tour
le système s'organise d'une façon telle qu'il peut soutenir cette
même dynamique qu'il a consolidée, ils écrivent [20]:
« The circular organization in which the components
that specify it are those whose synthesis or maintenance it secures in a manner
such that the product of their functioning is the same functioning organization
that produces them, is the living organism»
Le concept d'autopoïèse rend compte de
l'auto-organisation du vivant comme une entité constituée d'une
dynamique interne où il n'y a pas un agent indépendant qui
décide du comportement du système, mais c'est plutôt
l'ensemble total des interactions locales en co-émergence avec
l'identité globale qui déterminent l'évolution du
processus. La façon par laquelle l'organisme vivant se constitue comme
une intégralité provient de la co-dépendance des parties
en un processus en cours : « The parts are the carriers of particular
interactions [ÉJin various sequential processes that constitute the
whole. The whole re-emerges when we see the resulting total stability
» [21].
Pour Varela et Maturana, ce qui est unique aux
phénomènes du vivant est la capacité de maintenir leur
identité même si les conditions externes qui les affectent
changent. Ainsi, la meilleure caractérisation du vivant est d' «
être autonome ». De cette manière, ce n'est pas
l'évolution, ou la reproduction, ou encore une autre liste des
propriétés qui caractérisent le vivant, mais
l'organisation individuelle qui permet l'autonomie [21] ; car
l'autonomie est un condition nécessaire pour toute autre
caractéristique du vivant.
Si on parle d'émergence du vivant, selon les
idées de Varela et Maturana, alors on a un système autonome qui
spécifie un domaine d'interactions possibles avec son environnement et
avec soi-même, mais où les seules interactions possibles sont
celles qui sont compatibles avec le maintien de sa « clôture
opérationnelle »7. Varela appelle ce domaine
d'interactions le « domaine cognitif du vivant », qui pour lui est
toujours présente à n'importe quelle échelle
d'organisation du vivant. Ainsi, il propose une conception de l'interaction des
processus biologiques locaux et globaux, qui repose sur son concept de
cognition [22].
L'approche de la cognition proposé par Varela, qui
diffère de la vision input- output, et dans laquelle la cognition est
définie par enaction, apparaît comme réponse
à l'insatisfaction qui provient de ce que, pour le cognitivisme comme
pour le connexionnisme, « le critère d'évaluation de la
cognition est toujours la représentation adéquate d'un monde
extérieur prédéterminé » [23]. Varela
approfondit ce point, en réfléchissant au fait que la
qualité de la cognition la plus
7 Varela définie la clôture opérationnelle
comme la manière par laquelle l'organisme maintienne les processus qui
le configurent comme entité autonome.
importante de toute être vivant, c'est de poser
des questions qui surgissent à chaque moment de notre vie. Alors ces
questions ne sont pas prédéfinies, mais enactées,
au sens où on les fait-emerger.
Cette idée de l'enaction de Varela se fonde sur des
principes philosophiques sur la nature du monde. A propos de ce point, Varela
pense que « seul un monde prédéfinit peut être
représenté ». Pour Varela, selon une direction similaire aux
pensées de Heidegger et Merleau-Ponty, la connaissance n'est pas
forcément un miroir de la nature. Mais pour lui, il est essentiel de
s'interroger sur le phénomène de
l'interprétation, dans lequel il y a une
réciprocité causale circulaire entre action et savoir, entre
celui qui sait et ce qui est su. C'est pour référer à
cette circularité totale de l'action/interprétation où
Varela adopte le terme de « faire-émerger ».
Fig. 2. Représentation graphique du
processus de l'enaction et de la co-émergence dans l'article de Luisi
Luigi [24].
C'est précisément dans ce cadre, que Varela et
Maturana présentent leur conception de la cognition. Ils soulignent le
lien inextricable entre le système vivant
et son interaction avec son environnement,
d'où il collecte ses nutriments et où il rejette ses
déchets. Ils finissent par associer le terme cognition comme
caractérisation de ce processus d'interaction avec
l'environnement et aussi avec soi même. Pour eux, l'activité
d'interaction qui constitue l'entité autonome et qui semble distinguer
un intérieur et un extérieure est rien d'autre que la cognition.
De cette façon, la cognition est un aspect toujours présent dans
une entité autopoïétique, et qui de plus rend possible
l'activité qui préserve l'autonomie ou la clôture
opérationnelle du système. Dans cette conception, même pour
la machine autopoïétique la plus basique, la cellule, il y a aussi
un processus de cognition qui est aussi très basique mais réel.
Pour synthétiser cette conception, ils utilisent l'aphorisme : «
tout faire est connaître, et tout connaître est faire »
[25].
La cognition est le processus qui se constitue par la
co-émergence entre l'unité autopoïétique et
l'environnement, mais qui agit aussi comme régulateur en la formation de
cette émergence. De plus, dans cette conception du vivant, la cognition
comme niveau d'organisation supérieur n'a pas seulement une effet de
contrainte sur la dynamique sous-jacente, mais exerce une condition de
nécessité sur la propre existence de la configuration
autopoïétique : sans cognition, comprise comme la capacité
de répondre à l'environnement en continuant la clôture
opérationnelle, la co-émergence entre l'unité biologique
et son environnement se dissout, et l'unité biologique perdre son
autonomie, elle commence à s'homogénéiser avec
l'environnement et en conséquence l'organisme meurt.
3.1 La cellule comme exemple
Il est très important d'abord de remarquer une
distinction fondamentale entre l'émergence dans le cas de la cellule et
celui des dunes de sable, car dans le cas de la cellule on est très loin
encore de pouvoir reproduire par une simulation numérique toute la
dynamique cellulaire. On ne connaît même pas toutes les
règles de la dynamique locale, ni comment le fonctionnement global de la
cellule agit sur cette dynamique. L'entreprise semble gigantesque, puisque
même dans l'interaction : dynamique physique ? dynamique chimique, il y a
un énorme ensemble de choses qu'on ignore, comme la façon dont se
forment les structures d'une protéine, et la prédiction des
structures tertiaire et quaternaire à partir des organisations plus
basiques. Mais si l'étude de l'émergence nous enseigne quelque
chose, c'est de ne pas avoir une vision réductionniste où on veut
expliquer tout en termes d'un niveau organisationnel plus bas.
Il semble évident de remarquer que le problème
le plus fondamental de l'émergence biologique, dans lequel il existe une
sorte d' « abîme explicatif » (dont le niveau supérieur
ne peut pas être complètement expliqué par le niveau
inférieur) est dans l'interaction des niveaux : dynamique chimique ?
fonctions des organelles. Même dans la manière dont on parle de
ces niveaux on ne peut pas occulter le fait qu'existent des
propriétés dont on ne comprend pas la façon dans laquelle
elles émergent. Déjà dire «
fonctions » implique qu'on parle d'une espèce
de finalité8 des organelles pour
effectuer des actions (qui dans la conception de Varela ont pour but
maintenir la dynamique chimique que préserve l'autonomie
de l'organisme). Toutefois, dans les interactions chimiques
elles-mêmes il n'y a pas jamais de fonction, ou finalité, ou
d'autre concept associable à une cause finale : il y a que
des mouvements des molécules entièrement expliqués
à cause des forces fondamentales qui ne sont pas dirigés vers
aucun but. Il est ainsi ahurissant non seulement que dans le niveau
d'organisation biologique on trouve l'existence de cette
fonctionnalité, mais aussi le fait de constater qu'elle est
essentielle dans la description du phénomène du
vivant [27]. On pourrait ainsi dire qu'on peut distinguer dans un
coté de l'abîme explicatif le monde chimique et dans l'autre
coté le monde biologique. La fonctionnalité biologique
émerge ainsi des interactions chimiques non
téléologiques, mais elle est aussi la clé pour
étudier ces dynamiques chimiques, qu'au niveau d'organisation
purement chimique n'ont pas des fonctions. En ce qui concerne
spécifiquement le cas de la cellule, même si elle constitue
l'unité biologique plus simple, la dynamique cellulaire est
extrêmement compliquée et intriquée. Simplement dans le
cycle de Krebs, responsable de la respiration cellulaire, il y a un
intriqué réseau des réactions biochimiques qui
sont condensées en dix étapes, et dans chacune il existe des
interactions avec d'autres
8 Un des grandes thèmes de discussion en
téléologie comme discipline philosophique, justement
porte sur la façon par laquelle on peut avoir une idée plus
précise de qu'est-ce qu'on veut dire par fonction. L. Wright en
particulier note que la conception traditionnelle de fonction est de l'associer
avec la réalisation d'un objectif, dont souvent il est implicite d'une
certaine façon la notion d'avoir conscience de cet objectif
[26].
processus aussi actifs dans la dynamique biochimique
cellulaire. Avec l'état actuel de nos connaissances sur les dynamiques
biochimiques cellulaires, il semble naïf de penser qu'on pourra avoir
bientôt un modèle qui pourra rendre compte de toutes les
interactions biochimiques qui constituent l'ensemble des processus
cellulaires.
Fig. 3. Dynamique du cycle de Krebs en la
cellule.
Néanmoins, même si on ne peut pas expliciter en
toute précision la dynamique cellulaire, on peut dire que toute cellule
biologique est un système complexe dans lequel on distingue plusieurs
phénomènes globaux d'autoorganisation. En relation aux
idées de Varela sur la façon par laquelle la cellule maintienne
son autonomie, on pourrait distinguer que la cellule est i) auto-
contrôlée : elle-même génère les
mécanismes pour contrôler la dynamique qui lui permettent de
subsister ; ii) auto-unificatrice : la dynamique interne maintient les
frontières de la cellule ; et iii)
auto-générée : c'est la cellule comme processus,
le
seul agent responsable de la création de sa propre
identité. Ainsi, l'ensemble des interactions internes fait
émerger une identité globale qui régule l'ensemble de ces
trois dynamiques essentielles.
Il est important d'insister sur cette façon d'envisager
l'organisation du vivant et le phénomène d'émergence comme
un réseau d'interactions local-global. Ainsi, il est plus clair
maintenant qu'on doit abandonner cette idée du phénomène
du vivant comme en étant seulement une propriété
émergente des interactions physiques constitutifs. Si on parle
d'émergence du vivant, le phénomène du vivant doit se
comprendre alors comme un processus qui maintient son autonomie en
exerçant certaines interactions possibles avec soi-même et son
environnement.
Les bases mathématiques pour comprendre
précisément ces types de processus où l'auto-organisation
globale joue un rôle fondamental, couramment appelés
systèmes complexes, ont commencé à être
introduites dans les années 1960, par exemple dans la General System
Theory de Von Bertalanffi, la Synergétique de Haken, et la
Thermodynamique Hors Équilibre de Prigogine, qui nous ont aidé
à pénétrer avec rigueur le phénomène
d'auto-organisation, et qui nous ont aussi permis de mieux comprendre
l'organisation du vivant comme ensemble de systèmes dissipatifs qui
constituent sa organisation hiérarchique en différents niveaux
à partir des interactions locales hors équilibre [28]. La
recherche actuelle basée sur les modèles d'auto-organisation et
les systèmes complexes, montre que les interactions local-global sont
assez riches pour nous procurer des nouvelles compréhensions sur le
monde biologique.
Un programme de recherche à remarquer qui corresponde
à cette vision, est celui de Stuart Kauffman, qui a fait des recherches
vraiment fascinantes sur l'organisation des réseaux des réactions
moléculaires. En particulier, Kauffman essaie d'expliquer
l'auto-organisation de la vie par des processus chimiques auto- catalytiques
dans systèmes thermodynamiques ouverts qui prennent de l'énergie
dans leur environnement. En analogie avec la distinction qui est faite en
physique entre un état thermodynamique supracritique et un
état souscritique9, en utilisant un paramètre
d'ordre qui reflète la façon dont s'organise le système,
Kauffman cherche à trouver une différence de phase en analysant
la diversité des réactions chimiques possibles étant
donné un nombre des catalyseurs. Ce qui intéresse à
Kauffman, c'est la façon par laquelle le vivant constitue son
organisation dans une tension entre avoir trop peu de diversité
moléculaire qui rende les processus stériles, ou trop de
diversité qui devient fatale. Une loi biologique nécessaire selon
Kauffman, serait le fait qu'à cause de ces deux forces, l'organisation
de la dynamique biologique qui rend possible la continuation du vivant doit en
être une dont les processus thermodynamiques soient dans la
frontière entre souscritique et supracritique [29].
9 En thermodynamique, le point critique dans une transition de
phase est tel que la distance naturelle entre les éléments
(définie par la distance de corrélation) devient infinie
en changeant des paramètres adéquats. Souvent on peut trouver un
paramètre d'ordre dans la transition de phase qui devient
indéterminé dans le point critique (par exemple, la
susceptibilité magnétique dans la transition de phase entre les
états ferromagnétique et paramagnétique), et qui peut nous
servir pour distinguer un état souscritique dont le
système est très ordonné, et l'état
supracritique dont le système est peu ordonné.
Fig.4. Graphique de la diversité
d'espèces dans un écosystème bactériologique
théorique relativement à la diversité des
molécules organiques ajoutées de l'extérieure. Les
flèches indiquent l'évolution hypothétique vers la
transition de phase critique. Reproduite de [29].
De plus, Kauffman asserte que si
l'écosystème local est critique, l'échange entre
différents écosystèmes avec leur environnement produit une
biosphère supracritique qui est plus complexe en termes de
dynamique. Pour lui, le mot écosystème se
réfère à une unité biologique autonome, et
biosphère à l'ensemble de l'organisation globale des
éléments constitutifs. En élargissant la définition
de ces deux concepts, on peut voir que les termes écosystème et
biosphère peuvent ainsi s'utiliser à n'importe quelle
échelle d'organisation du vivant : d'une petite bactérie en
relation avec son milieu, jusqu'à un grand animal qui interagisse avec
son environnement, ou même un banc des poissons en relation avec son
habitat. Il est certainement très intéressant de
considérer ces résultats qui montrent comment la
complexité s'intensifie à chaque échelle essentiellement
à cause des tensions
internes qui perpétuent la continuité du processus,
une idée que résonne très fortement avec l'intuition
essentielle du concept d'autopoïèse.
Fig. 5. La clôture opérationnelle
du système biologique à échelles
différentes d'organisation, selon Varela [21].
Les idées de Kauffman sur les dynamiques
autocatalytiques qui augmentent la complexité des niveaux
supérieures en produisant des systèmes supracritiques peuvent
être corrélées avec les concepts de clôture
opérationnelle de Varela. En effet, un processus biologique Si
au niveau i constitue sa autonomie à partir d'une
dynamique interne des processus Si-1, en formant avec son
environnement une dynamique biologique à un niveau supérieure
Si+1. L'information peut se transmettre dans chaque niveau
d'organisation de façon optimale quand la dynamique est critique,
puisque les corrélations à grandes distances croissent mais que
le système reste suffisamment hétérogène pour
garder son organisation en évitant la mort thermodynamique. On pourrait
dire ainsi que si les lois biologiques
de Kauffman sont en effet correctes, la clôture
organisationnelle de la cellule est maintenue par des dynamiques critiques
auto-organisées 10.
Pour conclure l'exposition de cet exemple, on peut dire que ce
type d'émergence est loin d'être aussi bien compris que le premier
exemple. Bien que l'émergence biologique à partir d'une dynamique
purement physique n'est pas normalement classée comme une
émergence forte, on voit bien qu'ils existent des problèmes du
genre « abîmes explicatifs » qui ne nous permettent pas de
parcourir toute la causalité entre la dynamique locale et le niveau
global. L'émergence du vivant est une organisation complexe
d'interactions régulées à plusieurs niveaux ; par
conséquent il est important de comprendre en effet comment les niveaux
supérieurs ont des effets de contrainte sur les niveaux
inférieurs. En effet, non seulement il faut rendre compte de comment les
processus biochimiques sont affectés par l'organisation des processus
thermodynamiques aux échelles supérieures, mais il faut aussi
insister sur le fait que cognition elle-même, comme
propriété émergente des processus biologiques, doit
être prise en compte pour l'explication de l'organisation de ces
processus. L'idée que présente Varela de cognition comme
l'interaction du processus biologique avec son environnement et soi-même,
mais aussi comme la caractéristique subjective de la perspective en
première personne, doit aussi être présente dans
l'explication de contraintes de
10 La criticalité auto-organisé est un
phénomène qui a attiré énormément
d'attention d'après l'article de Per Bak et al. (1987) sur
plusieurs phénomènes naturels qui tendent naturellement et de
façon robuste à un réglage minutieux qui débouche
sur un état thermodynamique critique.
niveaux supérieures relativement aux processus
biologiques. On voit ainsi que l'étude du vivant doit aussi
nécessairement s'intéresser au domaine cognitif et mental de
l'organisme biologique, non seulement comme étant le résultat des
processus biologiques, mais aussi comme cause de régulation et
contrainte.
4. L'émergence en philosophie et en sciences
cognitives
On peut commencer à entrevoir l'énorme
potentielle du concept d'émergence pour aider à expliquer la
façon par laquelle l'organisation du global émerge d'une
dynamique locale, et à son tour contraint cette dynamique. Mais tout
d'abord il est important de distinguer plusieurs aspects dans le concept
d'émergence en philosophie de l'esprit, qui n'est pas un sujet facile,
et peut- être confus ou encore problématique si on ne l'explore
pas en détail. La discussion du problème de la «
causalité descendante » occupe un cas spécialement
intéressant, puisque il est directement lié à la
compréhension de l'interaction causale entre l'esprit et le corps comme
cas d'émergence de l'esprit à partir du cerveau. Il faudra donc
commencer par réviser quelques conceptions courantes de
l'émergence en philosophie de l'esprit, comme celles de Bedau et Kim, et
ensuite discuter de la question de savoir si ces visions sont compatibles avec
les cas des phénomènes émergents en physique et en
biologie.
4.1. La causalité descendante
On avait dit dans l'introduction, que dans la
caractérisation épistémologique de l'émergence, on
insiste sur les limites de la connaissance humaine des systèmes
complexes, où on pourrait dire qu'il y a deux conditions pour
caractériser une propriété émergente [5] :
1) Non Predictivité : les
propriétés émergentes sont celles qui ne peuvent pas
être prédîtes du point de départ
pré-émergent, même si on a une connaissance complète
des caractéristiques et des lois des parties du système.
2) Patron-irréducibilité : les
propriétés émergentes et les lois sont des
caractéristiques systémiques des systèmes complexes qui
sont gouvernées par des généralisations d'une science
irréductible à une théorie physique. Par exemple, selon J.
Fodor, on ne peut pas capturer les lois économiques seulement à
partir d'une connaissance de la physique.
Dans ses définitions, même si l'intention est de
proposer une définition de l'émergence qui ne prend pas en
considération pas l'aspect ontologique, il est implicite dans les deux
caractérisations épistémologiques la distinction
ontologique des deux niveaux d'existence : un local et un global. Les
interactions des différentes parties des composants se restreignent au
niveau local, et dans le niveau global se manifestent les
propriétés émergentes. La distinction ontologique entre
deux niveaux est subtile et doit être précisée : 1) les
deux niveaux ont un statut ontologique égale, c.-à-d. qu'aucun
niveau n'est plus réel que l'autre, et 2) la différence
entre les niveaux local et globale est relationnelle et non catégoriale,
c. -à- d. qu'on ne peut pas trouver une frontière
complètement précise entre les deux, ils ne sont pas disjoints et
justement parce qu'ils ne sont séparés ils peuvent interagir.
On souligne ici que la première distinction s'oppose au
réductionnisme, tandis que la deuxième s'oppose au dualisme avec
ses problématiques respectives11.
En effet, il est assez courant de penser qu'on peut
séparer n'importe quel processus P en ses
éléments constitutifs fondamentaux F et ses
propriétés émergentes E. Alors, normalement il
sera implicite de supposer que leur intersection est nulle et leur union est le
tout, c.-à-d. :
, ,
(*)
Ensuite, on débattra sur la façon dont
E dépend de F : on se demandera si E peut
être réduite épistémiquement à F, si
E survient sur F, s'il y a dans F des
propriétés intrinsèques qui donnent lieu aux
propriétés observables dans E, etc. Mais il est
importante de clarifier si on peut en effet avoir ces hypothèses
plutôt ontologiques sur F et E, avant de nous
précipiter sur les discutions épistémologiques. Il est
important de se souvenir de Meyerson, qui remarquait que « l'homme fait de
la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en
douter la plupart du temps. »
Mark Bedau signale qu'il y a un problème
métaphysique apparente dans la caractérisation même de
l'émergence, qui vient du fait que les phénomènes
macroscopiques sont à la fois dépendants (au sens où on
peut les réduire épistémiquement à la dynamique
sous-jacente), et autonomes (au sens où autonomie
11 D'un côté, la thèse philosophique
réductionniste qui assigne une réalité seulement
au niveau inférieur a comme problème principal
l'incapacité de rendre une réduction
épistémique effective. De l'autre côté, la
thèse dualiste qui sépare catégoriquement les niveaux
d'organisation a comme problème principal rendre compte de l'interaction
causal mutuelle.
signifie une certaine indépendance par rapport au
niveau sous-jacent). Il précise que toute caractérisation de
l'émergence doit résoudre ce problème substantiel dont on
trouve une apparente contradiction entre dépendance et
indépendance.
La vision de Bedau sur l'émergence est fortement
imprégnée des hypothèses signalées en (*), bien que
il ne l'asserte pas explicitement, ainsi que la supposition également
métaphysique selon laquelle il y a des propriétés
inhérentes au domaine microscopique. De ces hypothèses
plutôt implicites il déduit que l'émergence forte est
incohérente puisque il s'agit d'une thèse selon laquelle les
propriétés émergentes fortes surviennent sur le niveau
inférieur, mais avec des pouvoirs causaux irréductibles [30].
Cela, en effet, est une vision qui est problématique quand on
considère l'action de ces nouveaux pouvoirs causaux sur le niveau
microscopique, un effet causal qui est connu sur le nom de «
causalité descendante » (downward causation).
Le problème, il me semble, vient des suppositions
exprimées en (*) : quand on fait l'hypothèse que les niveaux sont
séparables, il est souvent le cas qu'on pense qu'ils ont des
propriétés inhérentes. En effet, si la
caractérisation du niveau émergente se fait comme en étant
substantiellement différent du niveau fondamental, et si on
considère de plus les propriétés émergentes comme
des propriétés métaphysiquement différentes des
propriétés des niveaux fondamentaux, il découle que chaque
niveau doit avoir effectivement d'une sorte de pouvoir causal inhérent
qui agisse sur l'autre niveau, mais on a du mal à expliquer comment
cette interaction a lieu. Cette vision est assez courante, et on peut la
distinguer dans la
pensée de plusieurs penseurs, comme dans cette
explication de l'émergence par J. Kim [1] :
« I believe that «new» as used by the
emergentists has two dimensions: an emergent property is new because it is
unpredictable, and this is its epistemological sense; and, second, it has a
metaphysical sense, namely that an emergent property brings with it new causal
powers, powers that did not exist before its emergence »
Ici Kim exprime très clairement non seulement sa
croyance selon laquelle le système peut être dissocié en
deux niveaux différents implicitement disjoints: le fondamental ou
élémentaire, et le supérieur ou émergent. De plus,
il signale aussi un problème de la émergence
diachronique, dont on pense qu'il existe un état pré-
émergente du système, c.-à-d. un état où le
phénomène émergent ne se manifeste pas encore, et dont ses
pouvoirs causaux ne se montrent pas non plus. Néanmoins, dans notre
vision d'un phénomène émergent comme étant
associé au niveau d'organisation globale du système, il semble
que l'organisation globale de constitue synchroniquement avec la
dynamique constitutive. En considérant l'exemple en physique, la
rigidité comme propriété émergente est synchrone
avec la dynamique atomique que génère un certain arrangement des
atomes. L'état pré-émergent serait un dont on pourrait
trouver un niveau d'organisation inférieur constitué par une
dynamique locale, mais sans avoir dans une organisation globale du processus.
Même si on peut constater que l'organisation globale n'a pas un ordre
assez clair,
l'organisation global est toujours présente étant
donné une dynamique constitutive, de manière que parler d'un
état pré-émergent dans cette conception n'a pas de
sens. La vision selon laquelle on peut toujours dissocier les
constituants élémentaires des propriétés
globales en gardant au niveau fondamental l'essentiel du processus, est
basée sur la notion fortement réductionniste qu'on peut
toujours analyser le tout simplement en relation à ses parties et
oublier le tout. En effet, pour Kim, qui pense que aussi le niveau
inférieur comme le supérieur ont des pouvoirs causaux
inhérents, un problème que doit résoudre une vision
cohérente de l'émergence, appelé le problème de
l'exclusion causale, est de rendre compte d'une façon
satisfaisante comment les pouvoirs causaux du niveau supérieur ne
rivalisent pas à niveau micro avec les pouvoirs causaux du niveau
micro12 [31]. Les alternatives semblent deux : soit on explique
comment en réalité les
propriétés émergentes sont réductibles aux
propriétés fondamentales, dont on conclura que
les propriétés n'étaient pas vraiment émergentes
; soit, en revanche, on accepte que les propriétés sont
émergentes dans le sens épistémologique (elles ne peuvent
pas être déduites du niveau fondamentale), mais elles sont
ontologiquement et causalement réductibles au niveau fondamentale.
Néanmoins, l'hypothèse faite pour arriver à ces deux
options est la supposition qu'on peut effectivement dissocier les niveaux
12 En effet, Kim remarque que si les propriétés
émergentes ont des pouvoirs causaux irréductibles, alors ces
pouvoirs causaux peuvent interagir non seulement dans le niveau
émergent, mais aussi ils peuvent avoir une influence causale sur le
niveau local et même rivaliser avec les pouvoirs causaux du niveau
inférieur. Cela, est une incongruité pour Kim, de sorte qu'il
propose qu'en fait toute la causalité macroscopique est une illusion, et
la seule causalité réel est au niveau microphysique
fondamentale.
fondamentale et émergente dont chacun a des pouvoirs
causaux inhérents ; pourtant on a vu que dans les systèmes
physiques le niveau émergente est très fortement liée
à l'aspect d'organisation du système, et l'aspect fondamentale
avec la dynamique locale du processus. Dans cette vision, on ne peut pas
trouver une frontière stricte que divise les deux niveaux, et de plus la
constitution du niveau supérieur se forme à partir des
relations d'interaction entre les éléments locales, et
l'organisation globale contrainte la dynamique locale seulement en termes des
relations possibles entre les éléments qui soutient
l'organisation globale.
J'espère que dans ce qui précède, j 'ai
exposé suffisamment d'arguments concernant les cas physique et
biologique pour pouvoir dire qu'il faut voir l'émergence comme un
processus relationnel entre le local et le global. Si on voit la distinction
entre le niveau locale et le niveau globale comme une distinction
relationnelle et non substantielle, on essaiera de comprendre quelle
est l'interaction entre la dynamique locale et les propriétés
globales, sans penser qu'ils appartiennent à des domaines ontologiques
indépendants. En effet, comme Michel Bitbol le remarque, une conception
non-substantialiste est beaucoup plus satisfaisante. Pour Bedau le
problème de l'exclusion causale de Kim concernant l'émergence
peut disparaître dans le cas faible, où on a une autonomie
explicative macroscopique qui vient de la complexité des
interactions locales sous-jacentes ; et en même temps une
réductibilité ontologique et causale du macro
au micro. C'està-dire que l'autonomie au niveau macro n'est
qu'apparente, et découle de notre incapacité
épistémologique de savoir comment les
propriétés du macro s'expliquent
à partit seulement des règles et de
l'organisation au niveau micro. Le problème fondamental de cette vision,
comme l'est de toute théorie qui veut nécessairement tout
réduire au niveau ultime ou élémentaire, est la
nécessité de l'existence des blocs fondamentaux avec des
propriétés intrinsèques à partir desquels toute la
réalité du monde apparaîtrait.
Néanmoins, quand on regarde attentivement la
mécanique quantique, on peut voir qu'il y a plusieurs obstacles qui
empêchent de trouver un niveau de réalité fondamental.
Bitbol en particulier discute ce point, et note qu'à l'échelle
quantique la notion de propriété intrinsèque ou
de pouvoir causal n'a pas de sens [32]. La critique plus importante
que fait Bitbol aux thèses réductionnistes, et qui d'ailleurs
peut avoir des résonances très intéressantes avec les
idées de David Bohm sur le tout et sa relation avec les
parties13 [33], consiste à souligner qu'en mécanique
quantique il existe toujours une relation de co-surgissement mutuelle entre le
tout et les parties : « The many parts are still taken as constitutive
of the whole, but at the same time the whole is irretrivavbly involved in the
definition of the parts since no
13 David Bohm a été très
intéressé à apporter une pensée plus
holiste en science, qui mettrait plus d'attention sur le tout
que par les parties. En particulier, Bohm voyait que la pensée
que emphatisa trop la description en termes des parties en oubliant le tout,
tendait à oublier la raison pratique de la séparation
d'un tout en parties, voyait les parties comme en étant
intrinsèquement séparés et indépendantes, et
tendait en gros dans une pensée fragmentée de la
réalité qui était une source de confusion profonde de
l'individu et son rapport avec le monde. Il argumentait que même s'il ne
fait pas de sens de parler du tout sans parties, ou parties sans un tout, en
mécanique quantique le fondamental est le tout et non les
parties.
independent characterisation of each sub-system can be
given » [32]. Ainsi, la stratégie de tout réduire aux
blocs fondamentaux est simplement impossible14.
Finalement pour récapituler, Kim argumente due à
la contradiction de penser l'interaction causale entre le niveau
émergent et la dynamique fondamentale dont chaque niveau a des pouvoirs
causaux inhérents, il suit que les lois dites émergentes
proviennent d'un niveau de réalité microscopique qui est
ontologiquement et causalement fondamental. Une réponse possible
à cette problématique est fondée sur une vision de
l'émergence beaucoup plus audacieuse, dans laquelle on ne suppose pas ni
un niveau fondamental d'où se manifeste la réalité
macroscopique, ni des lois globales du système dues à la
dynamique locale mais plutôt à la propre organisation globale,
c.-à-d. qu'il existe une autonomie ontologique et
épistémologique du niveau supérieur bien qu'il
dépende dans sa constitution du niveau sous-jacent. Cette vision
considère le tout et ses parties comme entités inextricablement
en relation l'une avec l'autre : toute entité a des
parties15, et toute collection des parties n'a de sens comme telle
que dans la mesure où elle s'organise en formant un tout, et dont le
tout comme les parties ont un degré ontologique
14 Paul Humpheys, philosophe spécialisé dans
l'émergence, note que une propriété essentielle d'un
phénomène émergent est d'être un tout unifié
dont ses effets causaux ne peuvent pas être correctement
représentés en termes de ses effets constitutives
séparés, et dont les propriétés constitutives ne
peuvent pas être vues comme en étant séparés
[34].
15 Les objets physiques ont toujours des parties spatiales, et
les objets mentaux ont toujours des parties temporelles (une image mentale
comme événement mentale peut toujours être divisé
dans les parties : le début, le milieu, et la fin).
semblable16, puisqu'on reconnaît
l'importance de chacune pour rendre compte de manière complète de
l'évolution du système tout-parties.
La stratégie scientifique réductionniste ne nous
fournit qu'un fragment de la compréhension du phénomène
puisqu'elle ne rend pas compte de façon explicite de la façon
dont le niveau global aussi a des effets de contrainte sur le niveau sous-
jacent. De plus, la stratégie qui consiste à essayer d'expliquer
la totalité du phénomène à partir seulement du
niveau d'organisation fondamentale parte des suppositions assez fortes : 1)
l'existence des blocs vraiment fondamentaux à partir desquels
émergent les propriétés analysées, et 2)
l'incapacité actuelle d'avoir une description complète du
comportement global émergent à partir des éléments
fondamentaux qui sera éventuellement résolue. On a vu
précédemment que ces deux suppositions sont assez faibles
relativement à notre connaissance actuelle, notamment en physique. De
telle sorte, la démarche réductionniste, même si elle est
importante puisqu'elle nous permet comprendre le processus de
constitution par lequel les parties forment le tout, elle doit aussi
être complémentée par une recherche qui cherche aussi
à rendre compte des processus de contrainte que l'organisation
globale exerce sur les parties du processus.
16 C'est à dire qu'on pense que le tout, ainsi comme
les parties, sont réels. Ici on utilise l'expression
degré ontologique semblable pour indiquer que si bien le tout
n'existe pas de la même façon que les parties, il fait partie du
monde naturelle. On propose de considérer que si bien le tout n'existe
pas quand les parties ne le constituent pas, il est autant réel en tant
que tout : une molécule est si réel que les atomes qui le
composent, un organisme est aussi réel que les cellules que le
composent, même un essaim est aussi réel que les insectes qui le
composent ; même si il n'existe pas comme tel quand les parties sont
dissociés.
Il sera utile de faire allusion par la suite à la
relation entre niveaux d'organisation exposée précédemment
comme une dynamique co-émergente, pour distinguer ce mode de
penser de l'émergence comme une relation non substantialiste et
co-dépendante des niveaux. Cette distinction est importante pour
différencier cette thèse des autres conceptions comme celle de
l'émergentisme, qui se prononce contre la démarche
réductionniste qui veut expliquer toute la réalité
simplement en termes des éléments fondamentaux, et n'assigne pas
à la propriété émergente un degré
ontologique que soit semblable à celui du niveau fondamentale. Par la
suite, on essaiera de montrer pourquoi est-il important d'assigner un tel
statut ontologique aux phénomènes mentaux dans la construction
d'un programme de recherche sur l'étude de l'interaction entre le
cerveau et l'esprit.
4.2. La dynamique co-émergente en opposition aux
thèses dualistes et monistes
Dans son oeuvre Les passions de l'âme de 1649,
René Descartes a développé une formulation du
problème philosophique de l'interaction corps-esprit, que même
maintenant reste très présente dans la discussion philosophique
moderne. La thèse de Descartes distingue corps et esprit comme des
substances réellement distinctes, et postule que le contact
entre corps et esprit se trouve dans la glande pinéale. Le choix de
Descartes pour ce lieu de contact entre corps et esprit repose sur le fait que
il pensait (de façon erronée) que la glande pinéale
était strictement humaine car c'était le seul organe au corps qui
n'était bilatéralement dupliqué. En tout cas, même
si l'idée de l'interaction corps-esprit via la glande
pinéale n'ai eu beaucoup
de succès, l'influence des idées de Descartes
sur les différences substantiels entre matière et esprit,
objective et subjective, sciences et humanités, reste encore très
forte chez certains scientifiques et philosophes, ainsi que dans la
société en général. Le problème fondamentale
que présente cette vision philosophique est que s'il existe deux
substances au monde : l'esprit et la matière, différentes en
essence, comment est-il possible qu'elles interagissent l'une avec l'autre ?
D'un autre côté, comme réponse à
cette problématique, la thèse philosophique du monisme (avec ses
variantes : matérialisme, physicalisme, éliminativisme,
idéalisme, monisme neutre, fonctionnalisme, monisme anomale, monisme
réflexif17, etc.), affirme qu'il n'y a qu'une substance au
monde. Dans la thèse la plus commune, le physicalisme, on suppose que
tout phénomène au monde est physique. Il suivrait donc, dans la
version la plus forte du physicalisme, que les
17 Matérialisme : asserte que tout ce qui existe
vraiment est seulement la matière. Physicalisme: est la thèse
selon laquelle tout est physique (physicalisme réductif) ou que survient
du physique (physicalisme non-réductif). Éliminativisme : est la
affirmation radicale que notre entendement ordinaire sur l'esprit est
profondément erronée, et que tous les états mentaux
n'existent pas vraiment. Idéalisme : défende que la pensée
construise la réalité complète, de manière ce sont
les pensés ceux qui sont réels. Monisme neutre : asserte que la
réalité ultime est seulement d'un type, mais que ce substrat
fondamental n'est pas ni physique ni mental, il est entre les deux.
Fonctionnalisme : le mental peut se réduire au physique, mais aussi au
niveau fonctionnel qui ne dépende pas de la matière
elle-même. Monisme anomale : Les états mentaux sont identiques aux
états physiques, et que le mental est anomale dans le sens où les
descriptions du mental ne sont contraintes par lois de la physique stricte.
Monisme réflexif : le constituant basique du monde peut se manifester
comme physique et mentale (la vision de Velmans, promoteur de cette
thèse, n'est pas autant réductionniste que les antérieures
thèses monistes et peut en effet constituer une alternative à la
confrontation entre dualisme et réductionnisme).
phénomènes mentaux n'existent pas
réellement et sont une simple illusion expérientielle,
ou dans une interprétation plus faible, qu'ils sont finalement
réductibles épistémiquement aux
phénomènes physiques. Le physicalisme résout ainsi en
principe le problème de l'interaction corps-esprit, puisque
l'explication des événements mentaux serait donnée par une
théorie physique suffisamment développée ;
néanmoins, tandis qu'on n'a pas encore une théorie physique
complète sur le monde (et qu'on ne sait pas s'il est possible d'en
avoir), soit en niant l'existence ontologique du domaine des
phénomènes mentaux, soit en rejetant
l'irréductibilité épistémologique, on se refuse
aussi à essayer de rendre compte justement de la façon dont
l'esprit comme propriété émergente du cerveau peut en
effet avoir un rôle de contrainte sur la dynamique
cérébrale. Par opposition, en reconnaissant que l'activité
scientifique est impossible à dénouer avec des suppositions
ontologiques sur le mode d'existence des phénomènes qu'on
étudie, il paraît beaucoup plus intelligent de fonder un programme
de recherche basé consciemment sur des thèses ontologiques qui
nous aident à comprendre épistémologiquement la relation
entre ces phénomènes. Notamment dans la relation corps-esprit,
pour pouvoir se diriger vers une étude qui vise à comprendre la
façon par laquelle l'esprit a des effets de contrainte sur
l'organisation du cerveau, il faut alors assigner aussi une
réalité aux événements mentaux pour
comprendre leur influence causale sur le cerveau.
S'il est bien difficile de choisir une thèse
philosophique en argumentant qu'elle est vraie, on peut
néanmoins bien distinguer des thèses philosophiques plus
utiles que d'autres qui servent à fonder des
stratégies de recherche qui nous amènent à une
compréhension plus profonde sur la relation entre le cerveau et
l'esprit. Ainsi, il faut reconnaître que si le dualisme nous rassure en
affirmant qu'en fait le monde mental, comme le monde physique, existe,
il ne nous propose pas de direction pour étudier la relation entre les
deux, et on se sent dans un monde fragmenté dans lequel on ne trouve pas
de cohérence entre le monde subjectif associé à
la structure causale du monde mental, et le monde objectif
associé à la structure causale physique de la
réalité. Cette tension entre ces deux mondes apparemment
contradictoires nous a amenés à des querelles comme celle de
l'objectivisme contre le subjectivisme, celle du réalisme contre
l'instrumentalisme, etc. D'un autre côté, le physicalisme (ou bien
une autre thèse moniste), s'il nous réconforte en nous
présentant un monde cohérent, il n'explique pas néanmoins
les différences fondamentales qui existent entre ces deux mondes car la
stratégie qu'il emploie pour rendre compte d'un monde cohérent
est de réduire le monde mental au monde physique (ou vice-versa). La
thèse de la dynamique co-émergente, ou
coémergence pour faire plus court, essaie de résoudre la
tension entre ces deux visions en proposant une perspective qui reconnaît
les différences entre le monde physique et le monde mental, mais
s'engage en même temps à pouvoir rendre compte de l'interaction
entre les deux. Et puisqu'on a des nombreuses preuves expérimentales qui
montrent que même si les capacités mentales sont affectées
par des lésions cérébrales, elles peuvent être
récupérés, et que la physiologie neuronale change avec
l'entraînement dans une certaine activité [37-3 8], il semble donc
que la co-
émergence est un modèle assez pertinent qui peut
établir des bases pour essayer de rendre compte de façon plus
précise de cette interaction entre le monde mental et l'organisation
physique en respectant leurs différences ontologiques.
En effet, on propose de défendre la co-émergence
dans la relation esprit- cerveau comme thèse philosophique,
essentiellement parce qu'elle offre plusieurs avantages :
1) On offre une caractérisation de l'émergence
assez générale dans laquelle on identifie le niveau
d'organisation inférieur avec la dynamique locale des
éléments constitutifs, et le niveau supérieur avec
l'organisation à l'échelle globale du processus. Si bien
on distingue ces deux niveaux, on reconnaît qu'ils ne sont pas des
ensembles disjoints puisqu'on ne peut pas les séparer de sorte qu'ils
conservent leurs propriétés, et justement la reconnaissance de
cette inextricable interdépendance nous permet d'éclaircir leur
interaction mutuelle.
2) On reconnaît l'irréductibilité
ontologique ainsi que l'irréductibilité
épistémologique du niveau supérieur par rapport au niveau
sous-jacent et on associe cette irréductibilité au
caractère d'autonomie de chaque niveau. Néanmoins, même
s'il est important de reconnaître l'autonomie entre niveaux, il est aussi
important de s'intéresser à leur interaction causale puisqu'il ne
s'agit pas de niveaux disjoints indépendants.
3) On asserte que puisque la dynamique locale et
l'organisation
global ont une influence causale mutuelle, il est importante
d'assigner un statut ontologique semblable à chaque niveau
d'organisation.
En conséquence, même s'il n'est pas
complètement clair que la relation entre le cerveau et l'esprit soit une
dynamique co-émergente, la thèse philosophique de la
co-émergence offre un bon cadre de travail pour comprendre justement les
interactions causales mutuelles entre niveaux, un problème qui en
philosophie de l'esprit est connu comme celui du « gouffre explicatif de
Levine ». On propose alors que la thèse philosophique
exposée jusqu'ici soit prise comme une hypothèse de travail, de
manière qu'en attribuant un degré de réalité au
monde mental on cherche aussi à trouver la structure causale de ce
niveau d'organisation et l'interaction que cette structure causale a avec la
structure causale du cerveau, en suivant une démarche similaire à
celle utilisée dans le cas des dynamiques coémergentes seulement
physiques ou biologiques.
5. Conclusions
La réalité est telle que quand on l'examine, on
trouve qu'elle a toujours plusieurs aspects et perspectives à partir
desquels elle peut être examinée. On n'arrive jamais à
saisir complètement un phénomène avec une seule
description, mais on s'approche de la compréhension totale dans
l'intégration des aspects divers du phénomène.
Dans ces cas, on peut considérer que chaque explication concerne un
certain niveau d'organisation, mais que chaque niveau a le même
degré ontologique de réalité, et que
l'intégration de toutes les différentes explications constitue la
compréhension globale. Ainsi, pour commencer à affranchir le
gouffre explicatif de Levine, c.-à-d. comprendre l'intégration
des explications entre le physique et le mental, il faut tout d'abord attribuer
un statut de réalité semblable au domaine mental et au domaine
physique, puisque cela nous permettra de mieux guider un cadre de recherche
pour comprendre la façon par laquelle le mental et le physique
interagissent.
On a montré que la façon par laquelle on peut
essayer de rendre compte de cette interaction se produit à travers une
naturalisation de l'esprit, dans laquelle on ne regarde pas la
réalité du monde comme simplement constituée par des
événements physiques, mais aussi par des événements
mentaux, et on s'intéresse en particulier à leur structure
causale mentale. L'assignation d'une réalité au
mental ne doit pas être si perturbante, puisque de la même
façon que l'existence d'une réalité physique est
évidente quand on examine notre expérience du monde à
travers nos cinq domaines de perception, l'existence des
événements mentaux est évidente
aussi par observation, et dont le domaine de manifestation est
appelé le domaine d'expérience mentale. La tradition scientifique
occidentale a des fortes tendances historiques qui l'amènent à
associer un statut d'irréalité au monde mentale, surtout car il a
été aussi très courant de penser qu'il n'y a pas de
structure causale dans le monde mental. En effet, le problème du libre
arbitre est essentiellement la contradiction entre un monde physique causal qui
interagit avec un monde mental non causale. Malgré cela, on peut essayer
de naturaliser l'esprit, non pas en suivant la stratégie
réductionniste de vouloir l'expliquer seulement en termes du monde
physique, mais aussi en investiguant plus en profondeur quelle est la structure
causale du monde mental, ce qui peut fonder la recherche de l'interaction de
l'organisation causale du mental avec la causalité physique.
Néanmoins, pour s'engager vraiment à essayer de comprendre
l'interaction entre les différents niveaux d'organisation qui
constituent la dynamique co-émergente esprit-cerveau, il faut d'abord
considérer que les deux niveaux d'organisation sont
réels.
La physique, comme discipline qui s'interroge essentiellement
sur les phénomènes du monde matérielle, est née
quand on a commencé à poser des questions sur les causes
des phénomènes physiques et qu'on a expliqué les
événements physiques en termes d'autres causes physiques. De
même, on pourrait aussi considérer l'hypothèse selon
laquelle les événements mentaux ont aussi une structure causale
gouvernante, bien qu'elle soit évidemment beaucoup moins claire que
celle du monde physique. On pourrait alors considérer les relations
causales des événements mentaux qui suivent du contact de
l'esprit avec un certain objet ; par
exemple, quelle est la relation causale entre le facteur
mental de l'intentionnalité et celui de l'attention ?
Il semble plausible de considérer la possibilité de
répondre à des questions de ce type sur la causalité
mentale, bien que, pour le faire, il soit nécessaire aussi de
s'interroger sur la structure causale du niveau d'organisation de l'esprit
à partir de la perspective de l'esprit lui-même, avec des
méthodes phénoménologiques suffisamment puissantes. Avec
ces dernières, il serait peut-être effectivement possible d'avoir
accès à une étude en première personne qui
complète notre connaissance basée sur les neurosciences,
étant donné qu'on ne peut pas avoir accès aux
événements mentaux comme tels simplement à partir d'une
observation du cerveau. Une direction de recherche fascinante serait ainsi de
chercher si on peut en effet rendre compte de cet enchevêtrement causal
entre l'organisation du cerveau et l'état d'esprit, que quelques
études commencent déjà à explorer [3 9-40].
Ainsi, en ayant une ontologie assignant un degré de
réalité semblable au mental et au physique, en acceptant que les
deux types d'événements appartiennent au monde naturel (ou monde
compréhensible), on pourrait aussi bien s'engager dans l'étude
vers une compréhension plus cohérente de la causalité
entre les états physiques et les états
mentaux18. Et en ayant obtenu plus de compréhension sur la
façon dont la causalité fonctionne simplement en se restreindrant
au niveau mental d'un côté, et au niveau cérébral de
l'autre, on pourrait alors avoir une base beaucoup plus solide pour
s'interroger sur l'interaction entre ces deux niveaux.
18 La physiologie de la vision, par exemple, cherche à
trouver ces relations causales, mais elle ne rend pas compte de manière
satisfaisante de comment on peut décider entre faire un
mouvement ou un autre.
La science occidentale a fixé son attention seulement
dans le domaine physique, ce qui a causé qu'on a cherché à
investiguer minutieusement l'organisation du cerveau pour comprendre l'esprit,
mais qu'on n'a pas mis suffisamment d'effort dans l'investigation de l'esprit
dans la perspective de l'esprit lui-même. On a plutôt
cherché à étudier l'esprit comme objet extérieur,
en pensant que toute étude subjective de l'esprit ne pourrait jamais
constituer une étude rigoureuse. Mais en ayant cette conviction,
profondément inspirée par le paradigme d'investigation
scientifique positive de Compte, on a laissé de côté une
importante stratégie d'investigation basée sur une introspection
rigoureuse.19
L'étude de la causalité mentale demande un
effort extrêmement grand, justement à cause de ce que l'analyse
doit se fonder dans la perspective en première personne. Pour arriver
à analyser dans une perspective en première personne la
causalité mentale d'une manière suffisamment précise pour
établir un dialogue informatif avec les neurosciences, il faut avoir une
capacité d'attention suffisamment développée pour observer
des événements mentaux à une échelle temporelle
suffisamment petite, et un discernement suffisamment développé
pour pouvoir distinguer des propriétés mentales
différentes. Il nous faut alors des
19 L'introspection a été en effet
proposée par W. James comme l'outil par excellence d'étudier
l'esprit. Néanmoins, comme James l'a bien noté, aboutir cette
tâche demande une attention très stable, claire et sans une
influence trop importante sur les événements mentaux qu'on
observe. Sans une méthode très claire pour développer une
telle attention, ainsi que l'énorme influence du positivisme sur la
psychologie vers l'utilisation de méthodes objectives, il n'est
pas surprenant que cette méthode d'investigation n'ait pas
été suivie.
méthodes pour investiguer l'esprit par introspection
avec autant de précision, que ces études en première
personne puissent vraiment donner des informations significatives aux
recherches en neurosciences. Il y a déjà depuis quelques
années un intérêt (qui commence à croître)
pour un dialogue rigoureux entre phénoménologie et neurosciences
[41-42]. Il serait très intéressant de voir si les techniques
d'introspection des traditions phénoménologiques occidentales,
ainsi que celles des traditions contemplatives comme le bouddhisme, peuvent
effectivement développer l'attention à un tel point qu'on puisse
en effet faire des observations rigoureuses sur le monde mental. Si en effet le
dialogue continue et s'approfondit, il semble qu'on serait sur une plateforme
très fertile pour pouvoir répondre à beaucoup de questions
qui ont un intérêt énorme pour nous tous, puisque chacun de
nous a un esprit à partir duquel on accède au monde.
Quand on voit l'émergence comme la stratification d'une
réalité en différents niveaux d'organisation, s'il est
essentiel de reconnaître que les niveaux d'organisation sont distincts,
il est aussi fondamental de reconnaître qu'ils ne sont pas disjoints.
Dans la relation cerveau-esprit, si on se demande comment on peut faire pour
distinguer le physique du mentale, la réponse la plus naturelle est de
dire que c'est à travers le contact physique de notre corps avec le
monde, et ce contact se fait essentiellement à travers le sens du
toucher. Le sens le plus primitif pour caractériser quelque chose comme
en étant physique est de découvrir en elle la
propriété de rigidité. En touchant un livre et en sentant
sa rigidité on dit que le livre est physique. Néanmoins, on peut
aussi très bien voir que la perception de rigidité
est inextricablement basée sur un mode d'accès
en première personne. De ce fait, de même que la perspective
objective et la perspective subjective sont des perspectives qui
s'entrecroisent et ne peuvent pas être considérées comme
des ensembles disjoints, on pourrait aussi considérer que le monde
mental et le monde physique ne sont pas disjoints non plus, et que
l'interaction entre les deux se fait dans l'intersection.
Pour conclure, on pense avoir montré ici une vision
cohérente et générale de l'émergence qui regroupe
plusieurs champs, ce qui constitue un travail utile pour continuer la recherche
dans ce nouveau domaine. On s'est intéressé ici non seulement
à faire une synthèse de connaissances scientifiques diverses sur
des phénomènes émergents en disciplines
différentes, ni de rester dans une discussion philosophique purement
théorique sur les concepts. L'intérêt principal de ce
travail a été de fonder une direction de recherche pour
investiguer rigoureusement l'interaction causale circulaire des dynamiques
co-émergentes, d'où, pour étudier plus rigoureusement la
relation corps-esprit, la conclusion affirmant la nécessité d'une
inclusion des méthodes de première personne.
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