MÉMOIRE DE LICENCE PRÉSENTÉ À LA
FACULTÉ DES LETTRES
2006
SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR JUAN RIGOLI
MARGUERITE DURAS
« SOUVERAINEMENT
BANALE »
POUR UNE POÉTIQUE DE LA TRANSFIGURATION DU
BANAL
CAROLINE BESSE
Originaire de LEYTRON (VS)
À la mémoire de mon père...
« - Et après la mort, qu'est-ce qui
reste ?
- Rien. Que les vivants qui se sourient, qui se
souviennent. »
Marguerite DURAS, C'est tout
AVANT-PROPOS
Mes remerciements vont tout particulièrement à
mon professeur, Monsieur Juan Rigoli, qui par son intérêt, ses
exigences et ses précieux conseils a su instiller les impulsions
nécessaires à l'accomplissement de ce travail de recherche. Ses
enseignements intellectuellement féconds et ses qualités
profondément humaines ont été la plus grande chance de mon
parcours académique.
Une attention spéciale va à Monsieur Claudio
Fedrigo, qui a accepté avec grand plaisir d'aiguiser son talentueux
crayon pour revisiter d'un regard critique mais bienveillant l'image de
Duras...
L'élaboration de ce travail de longue haleine a
été rendue possible également par les nombreux
témoignages de soutien durant toutes les étapes qui ont
jalonné sa création. Je remercie ma maman, discrète et
constante, mon frère et sa femme, ainsi que Patrizia, pour leur
confiance indéfectible en mes capacités et les moments de
détente si bénéfiques, de même que les amis, qui de
près ou de loin se sont enquis de mon parcours avec Marguerite. Un clin
d'oeil reconnaissant au tandem « AngÉric » pour sa
patiente relecture...
Que tous trouvent ici l'expression de ma plus profonde
gratitude.
Fribourg, juin 2006
La banalité est frappante parfois.
Marguerite DURAS, Hiroshima mon amour
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
6
I. VIRGINIE Q.
13
II. FIGURES DU BANAL
29
1. Grammaire du singulier
29
1.1. Apparent pléonasme, fausse redondance
31
1.2. Pléonasme, redondance,
répétition
45
1.3. Synecdoque, quotidien
57
1.4. Oxymoron
68
1.5. Déterminant démonstratif
77
2. Du banal au singulier, du singulier au
banal
86
2.1. Le banal objet de discours
86
2.2. Catégorie
90
2.2.1 Singulier catégorisé
91
2.2.2 Evaluation du sens d'une
catégorie
98
2.3. Stéréotype
104
3. Tressage banal 8 singulier
112
3.1. Catégorisation
« singulière »
112
3.2. Perspectivisme
118
CONCLUSION
139
BIBLIOGRAPHIE
145
INTRODUCTION
A peine si ce livre a cent cinquante pages. Pas une seule de
ces pages qui ne soit limpide, pas une seule où ne figure une phrase qui
pourrait figurer aussi bien dans un compte rendu de faits divers.1(*)
C'est en ces termes qu'est accueilli dans la presse
française le roman Moderato Cantabile, lors de sa sortie en
1958 aux Éditions de Minuit. Sans nuance péjorative aucune,
l'auteur de l'article critique d'où sont tirées ces quelques
lignes attire l'attention sur le caractère plat de la trame du nouvel
opuscule de Marguerite Duras - un crime passionnel commis dans le café
d'une petite ville ouvrière, qui deviendra le prétexte de
rencontres quotidiennes entre une bourgeoise et un ouvrier - autant que peut
l'être celle d'un fait divers, cet événement quotidien qui
peut arriver à tout le monde. Ainsi donc, dès sa sortie,
l'ouvrage de Duras est distingué par la critique pour la banalité
de son contenu, qui forcera l'admiration de certains et en irritera violemment
d'autres.2(*)
La démarche adoptée par Duras peut sembler
risquée si l'on sait que l'obsession de la banalité est forte au
XXe siècle. Dans l'ensemble, elle constitue l'un des signes
distinctifs de ce siècle, tout comme la mise en place de
stratégies destinées à la déjouer. Dans le champ de
la réflexion et des arts, et notamment au niveau de la production
littéraire et artistique, la notion de schème collectif
figé accompagne en effet le désir de distinction dont font alors
preuve toutes les avant-gardes de la littérature moderne, pour qui le
talent se mesure à l'inventivité, et la créativité,
à la différence. La sensibilité exacerbée des
artistes et des intellectuels au stéréotype3(*) les pousse à
débusquer partout les formes figées, les idées
reçues et les préjugés, véhicules
d'idéologies néfastes, et à rechercher
frénétiquement l'originalité par la pratique d'une
esthétique de la remise en question perpétuelle. Tout ce qui est
pensé en termes de catégorie globale, tout ce qui est
imaginé dans sa généralité, semble alors glisser
par un mouvement irrésistible vers la stéréotypie.
Il serait pourtant faux de croire que cette conscience
critique de la stéréotypie débute au XXe
siècle. Comme le souligne Dufays, l'évolution du rapport au
stéréotype est jalonnée de plusieurs étapes. Depuis
l'Antiquité jusqu'à l'aube du Romantisme, les
stéréotypes ont été les aliments naturels de toute
écriture et de toute pensée et permettaient le rassemblement des
diverses couches de la société autour de valeurs communes. Mais
l'avènement du Romantisme et de la société industrielle -
la production de masse ayant désormais le pouvoir de supplanter la
création unique - conduisent à un véritable bouleversement
esthétique et moral, qui se caractérise notamment par la
diversification et la relativisation des discours et par la tentative
d'affirmer son unicité dans une prise de parole personnelle qui tranche
avec le discours nivelant du stéréotype. Les termes "poncif",
"cliché" et "banalité", qui n'avaient jusque-là
qu'une signification technique, sont alors frappés d'un discrédit
et se voient dotés d'une acception péjorative : ils
serviront désormais à désigner la contre-valeur de ces
nouveaux idéaux du temps que sont l'Originalité, la
Liberté et la Diversité. La critique romantique et postromantique
commence par rejeter la banalité de leur forme. Puis, dès la fin
du XIXe siècle, ces vocables se voient reprocher le
caractère contingent et mensonger de leur contenu, leur participation
à des systèmes idéologiques contestables - notamment
lorsque se développe la « lecture » marxiste de la
société et de la culture. Elle-même en crise au cours des
années 1960, la critique idéologique fait place à la
déploration du caractère réducteur des
stéréotypes et de l'obstacle qu'ils opposent au désir de
diversifier les sens et les codes de lecture. Mais c'est en même temps un
regard ambivalent qui se pose sur le stéréotype, qui tient compte
à la fois de sa relativité et de ses effets positifs.4(*)
Ce rapide tour d'horizon du stéréotype à
travers les âges permet de cerner plus aisément le cadre dans
lequel s'inscrit la critique de Moderato Cantabile. La question des
rapports au stéréotype, loin de se limiter à ce roman en
particulier, se pose à toute l'oeuvre de Duras. Les écrits
durassiens se révèlent en effet prolifiques en lieux communs, en
clichés usés, en faits divers poétisés, qui
cohabitent pourtant étroitement avec des juxtapositions de phrases
courtes insubordonnées, une indécision du sens, une
évanescence temporelle, qui constituent autant de biais
« singuliers » par lesquels Duras interroge la question de
la banalité, dans laquelle s'inscrivent tout à la fois les
dichotomies singulier vs banal, nouveau vs usé,
individu vs société5(*).
La poétique du banal doit être entendue au sens
large du terme. Dans la présente étude, il s'agit à la
fois du « magasin de thèmes repris, lieux communs,
clichés et figures de style », et du « champ de ce
qui est commun, à la disposition de tout le monde, dans
l'expérience, sinon quotidienne, du moins
partagée »6(*), par opposition au singulier, qui concerne un seul
cas, qui s'applique à un seul objet ou à un seul individu. Le
banal englobe également les notions de familier (qu'on peut rapprocher
de l'ordinaire) et d'étrange (à rapprocher de l'extraordinaire)
telles que les a clairement explicitées Sami-Ali :
À l'origine du banal, la rupture de la relation qui
rattache intimement le familier à l'étrange, au profit du
familier. Imperceptiblement en effet, par un mouvement de dégradation
continu, le familier se mue en banal dans la mesure où il s'affirme
à la fois comme identique à lui-même et comme distinct de
l'étrange. Dans le banal enfin se marque un arrêt, se
parachève une dichotomie que traduit la juxtaposition de deux
tautologies : le banal est banal et l'étrange étrange.
Cependant pour se maintenir dans son altérité, le banal doit se
poser comme n'étant pas l'étrange.7(*)
Cette définition du banal permet de saisir clairement
la problématique du banal et du singulier telle qu'elle se pose dans
l'oeuvre de Duras. Le banal étant une catégorie neutre,
donnée sans qu'il y ait de valeur de base, il est en effet frappant de
constater que le travail d'écriture de Duras interroge cette
catégorie en lui conférant précisément une valeur,
et ce par divers moyens stylistiques. L'effet de balancement constant entre
banal et singulier qui en résulte et qui est en jeu dans ses textes met
par conséquent en question le statut "banal" du banal. C'est qu'à
la surface d'une banalité plate et sans relief, à laquelle le
lecteur peut facilement s'identifier, remue quelque chose, qui y insinue un
trouble d'autant plus grand qu'est banal le contexte. Certains objets,
certaines unités linguistiques ou certaines formules
« banals », « discrets », que
d'ordinaire on ne remarque jamais, ne vont plus de soi parce qu'ils se trouvent
mis en évidence, exposés, voire surexposés, par
différents procédés qui seront analysés au fil de
l'étude. Inversement, la singularité d'un fait, d'une
expérience ou d'une individualité est l'objet d'une tentative de
réduction à des lois générales, universelles. Si
bien que le banal et le singulier ne sont plus tout à fait ni... "banal"
ni... "singulier". Ces opérations de brouillage de frontières
entre le banal et le singulier interrogent les définitions de ces deux
notions telles qu'elles viennent d'être posées, et
témoignent de leur labilité, dans des rapports qui sont toujours
susceptibles de s'inverser. Elles en constituent peut-être même la
limite car la banalité surexposée, la banalité qui
« frappe », pour utiliser le terme durassien, est-elle
encore banale ou ne s'achemine-t-elle pas vers l'étrange, peinant ainsi
à se maintenir dans cette altérité qui la définit,
évoquée à juste titre par Sami-Ali ? Plus
fondamentalement, le banal existe-t-il véritablement pour notre auteur
ou n'est-il qu'une simple illusion due au déplacement d'objet et
d'accent ? De toute évidence, Duras réfléchit
à l'émergence d'une singularité à partir d'une
conception du banal, sous la forme de questions posées à un objet
éminemment problématique, sinon insaisissable. La réponse
à ces questions sera à chercher du côté de l'origine
de ces mouvements contradictoires, et de sa manifestation dans le texte, car
ils supposent l'activité d'une subjectivité et sa rencontre avec
le banal ou le singulier. Le banal est en effet l'expression par excellence
d'une uniformité de penser, de sentir et d'être. Quelle que soit
la forme qu'il revêt, cette forme est tenue d'abord pour une forme de
sensibilité.8(*)
À travers la problématique du banal et du singulier sont par
conséquent impliqués aussi bien la saisie de l'identité de
l'être (le sujet comme individualité), que le sentiment
d'appartenance à un groupe et les rapports entre ce sujet et l'/les
autre/s.
Le présent travail s'attachera donc à proposer
la catégorisation et l'étude des différents lieux
d'inscription du banal, via lesquels Duras interroge cette notion, étude
qui se doit aussi bien de mettre à jour dans le texte durassien le
cliché9(*), le lieu
commun10(*) ou, d'une
façon plus englobante, le stéréotype11(*), que d'analyser la
manière dont Duras institue certaines
« distorsions » à l'égard de ces figures du
banal. L'explicitation des stratégies d'écriture durassiennes
visera parallèlement à évaluer l'implication de ces
« distorsions » sur le plan interprétatif,
principalement du point de vue de la mise en scène des rapports entre le
sujet et le monde/le réel qui s'en dégagent. Y-a-t-il une
imagerie de l'émergence du banal ? Comment l'écriture
construit-elle les « formes de la singularité du
banal » et comment Duras s'y prend-elle pour faire entendre
« l'étrangeté du quotidien et l'extraordinaire
banalité du monde »12(*), pour investir la banalité des objets, des
personnes, des activités quotidiennes de l'aura du singulier et de
l'extraordinaire ? La banalité est-elle envisagée de
façon négative ? Cette explicitation touchera à
plusieurs degrés du texte, et sera par conséquent marquée
de plusieurs étapes. Elle émergera d'abord d'une attention
poussée à la matière même du texte, et plus
précisément à quelques moyens stylistiques - nommés
opérateurs de singularisation13(*) - qui mettent en scène le banal et sa
transformation, ce qui soulèvera par ailleurs la question du style de
Duras14(*). Ensuite, elle
sera développée par une étude des processus de
catégorisation à l'oeuvre dans le texte. Une réflexion sur
les phénomènes de point de vue, propres à ouvrir sur la
question de la subjectivité qui y est attachée, viendra enfin la
compléter.
Tels sont les enjeux que pose la problématique du banal
et du singulier dans l'oeuvre durassienne et qui sont ici proposés
à l'étude. L'analyse du banal passe dans cette étude par
des oeuvres qui captent et tentent de dominer les forces uniformisantes dont
elles sont les témoins15(*). Car les principaux textes retenus, à savoir
Moderato Cantabile (1958), Hiroshima mon amour (1960),
L'Amant (1984) et L'Amant de la Chine du Nord (1991), sont
des oeuvres où le banal fait problème. Le recours à
d'autres oeuvres de Duras ne sera toutefois pas exclu, dans la mesure où
celles-ci permettront d'éclairer ponctuellement certains aspects
développés. Dans cette optique, la visée de la
présente étude ne sera donc pas de faire une
interprétation détaillée de chaque oeuvre retenue mais
bien de proposer une réflexion autour de la problématique qui
vient d'être présentée, dans la perspective d'une ouverture
plus large sur la poétique durassienne, celle de la transfiguration du
banal16(*).
Transfiguration qui passe notamment par un style... Et s'il
est un point précis sur lequel Duras jouit rapidement d'une
singularité indéniable, c'est bien celui de son style,
reconnaissable entre tous, du moins si l'on en croit les deux parodies -
Virginie Q. (Balland, 1988) et Mururoa mon amour (JC
Lattès, 1996) - réalisées par Patrick Rambaud. C'est
pourquoi, en guise d'entrée biaisée dans l'univers durassien, un
détour par la première parodie que Rambaud consacre à
Duras se révèle fructueux dans la mesure où, comme toute
parodie, elle consiste en une dénonciation du style de Duras et, ce
faisant, met en lumière des stéréotypies propres à
cet auteur.
I. VIRGINIE Q.
Quelles sont les qualités d'un bon
pastiché ?
Patrick Rambaud. Il faut avoir un style
reconnaissable d'emblée et une grosse tête. Plus le parodié
a la grosse tête, plus il est facile de taper dessus et plus le plaisir
dure. Voyez Marguerite Duras : elle était si gonflée
d'elle-même que j'ai pu sans problème écrire deux
romans : Virginie Q. et Mururoa mon amour. Le tout
signé Marguerite Duraille.
Pour parodier, entrer dans l'oeuvre d'un autre pour s'en
moquer, ne faut-il pas un minimum d'admiration ?
P.R. Non, au contraire. Plus
l'exaspération est grande, meilleure est la parodie. J'ai un profond
agacement envers Duras. Un jour, j'ouvre la télévision, je tombe
sur elle. Elle était imbuvable, tellement certaine de son génie
qu'elle méritait trois claques. Le soir même, je
téléphone à André Balland :
« Ça n'est plus possible, il faut faire quelque
chose. » Le lendemain c'était signé.17(*)
D'entrée de jeu, les propos de Patrick Rambaud,
parodieur redouté et fécond, tirent à boulets rouges sur
ce fameux style durassien. Lourds d'une profonde exaspération envers
Duras, ils consacrent la rupture inaugurale avec l'attirance que peut
éveiller l'oeuvre durassienne, et expriment la distance irrespectueuse
dont fait preuve le pasticheur envers le pastiché, conditions
nécessaires à l'exercice de la parodie entendue au sens large.
C'est en 1988 que Rambaud décide d'en finir avec
Marguerite Duras, dont le roman L'Amant, publié en 1984 et
devenu un best-seller grâce notamment au prix Goncourt qui lui est
décerné la même année, connaît un
retentissement planétaire. Dans ce but, il fait paraître chez
Balland Virginie Q., roman qui peut être qualifié de
texte parodique à l'oeuvre dans un pastiche.18(*) Ce genre se définit
comme étant l'imitation d'un style, « exercice
d'admiration » selon Rambaud, alors que la parodie,
« exercice de moquerie avec des degrés de
méchanceté »19(*), est, dans un sens plus restreint, une imitation
volontairement gauchie en vue de la drôlerie. Elle vise à
dégager et à souligner les défauts de l'original, ou
même à rajouter du ridicule par un jeu de déformations,
ruptures ou dissonances.20(*) Si bien que le lecteur peut être à la
fois amusé et contrarié par ces déformations, du fait de
la reconnaissance que le style de l'auteur pastiché « c'est
beaucoup cela, sans l'être toutefois complètement ».
Virginie Q. a pour ouvrage de référence
le roman Emily L. (1987)21(*). Ce pastiche ne se limite cependant pas à un
seul livre mais réfère également à un corpus
restreint par Rambaud aux oeuvres les plus caractéristiques du style de
Duras, à savoir L'Amant (1984) et Les Yeux bleus cheveux
noirs (1986), qui ont la particularité d'être la
réécriture du roman Un Barrage contre le pacifique
(1950) et, respectivement, du récit intitulé La Maladie de la
mort (1983), dans lesquelles il trouve les lieux, thèmes,
situations et personnages qui rendent le pastiche identifiable par une
désignation claire de l'hypotexte.
Les jeux de déformation pour le moins iconoclastes qui
vont être le centre d'intérêt de cette première
partie sont évidemment ceux qui ont trait à la question de la
banalité, selon la définition qui en a été
proposée dans l'introduction. Il s'agira de repérer et
d'expliquer brièvement quelques aspects-types du banal qu'attaque
Patrick Rambaud dans son pastiche de Duras.22(*)
Selon l'interview ci-dessus, ce qui décide Rambaud
à écrire le prétendu roman Virginie Q. est
l'attitude détestable de Duras, celle d'une intellectuelle imbue de sa
supériorité et quelque peu méprisante. Cette critique est
somme toute justifiée, tant il est vrai que durant les années
1980-1990, Duras multiplie les déclarations auto-élogieuses, dans
le champ médiatique autant que dans le domaine public (rencontres avec
un public réel, dialogues avec des lecteurs appartenant à sa
sphère privée). L'attaque rambaldienne sur ce penchant à
se mettre sans cesse en avant, à positionner son être réel
(autant que son être écrivant) comme différent, singulier
par rapport aux autres, a évidemment partie liée avec la
problématique du banal et du singulier, dichotomie à
entendre ici au sens de la conscience de l'unicité de l'individu par
rapport à l'ensemble du genre humain. Une déclaration telle que
« Moi, je suis traduite dans trente pays. Trente pays, ça fait
plus que l'Europe et l'Amérique »23(*), représenterait
typiquement le genre de phrases exécrées et fustigées par
le pasticheur. Elles sont assez fréquentes pour se transformer en trait
stéréotypique et devenir sous la plume rambaldienne
matière à moquerie. Pourtant, la position durassienne est loin
d'être si unilatérale que celui-ci l'affirme.
En effet, dans la mise en scène de son personnage
public, Duras en viendra étonnamment à revendiquer une forme de
banalité, même si cette position ne survient que quelques
années plus tard, peut-être pour corriger sa tendance à se
jeter des fleurs. De même, un roman tel que L'Amant, dont la
dimension autobiographique évidente a été abondamment
explorée et commentée par la critique, autant qu'elle a fait les
délices du public (toujours friand de détails croustillants sur
la vie des écrivains), se révèle éminemment ambigu
sur la question de la singularité de l'être et de sa
représentation. Pour une personne (réelle et littéraire)
aussi vaniteuse et clamant si haut et fort son génie, il est
nécessairement curieux de constater que la représentation qu'elle
donne de son enfance indochinoise et de sa première histoire d'amour
(quoique romancée) s'efforce avec tant d'insistance de gommer ces
particularités. Avant L'Amant déjà, l'affirmation
« Elle a cette noblesse de la banalité »24(*), relative au personnage de la
vieille dame du Camion, auquel Duras se compare explicitement, tend
à montrer que cette problématique innerve en profondeur l'oeuvre
de l'auteur et ne se résume pas aux déclarations quelque peu
superficielles sur sa personne, dont on n'a souvent retenu que l'apparente
vanité qui s'en dégage en surface.25(*) Facilité à
laquelle Rambaud n'échappe pas, car il va sans dire que la dimension
existentielle est complètement détournée dans son
pastiche.
Ce détournement s'opère notamment par le biais
du titre du pastiche. Celui-ci, bien que calqué, on s'en souvient, sur
le roman Emily L., reproduit également dans sa forme la
dénomination d'un personnage de L'Amant, Hélène
Lagonelle, le seul qui soit désigné par son nom, tantôt
entier, tantôt réduit au prénom suivi de l'initiale du
patronyme (Hélène L., modèle bien malgré elle de
Virginie Q.). Dans L'Amant, la question de l'identité
de l'être se pose grâce à la mise en rapport avec
l'altérité : grâce à un jeu sur le signifiant,
Hélène Lagonelle est à la fois la même et l'autre,
c'est-à-dire l'enfant, héroïne du roman, et son
contraire.26(*) Dans le
pastiche en revanche, le prénom virginal est dégradé,
voire nié dans ses connotations, par les phonèmes [ky] - ou
« cul »... transcription évidemment sous-entendue
par le pasticheur - que représente l'initiale du patronyme. Cette
association incongrue, dont l'effet comique est indéniable, pourrait
paraître d'un goût douteux si elle ne provoquait, chez le lecteur
initié, « le plaisir plus raffiné de la reconnaissance,
celui de retrouver, derrière Virginie Q., Hélène L., ce
double virginal de l'enfant prostituée qu'est devenue
l'héroïne »27(*). Le pastiche intègre donc complètement,
bien qu'en le travestissant, le procédé durassien qui permet
d'interroger la notion d'identité.28(*)
Le deuxième point relatif au banal qui ressort de
l'interview de Rambaud est, selon ses propres mots, celui du
« rien ».
Comment avez-vous commencé [le pastiche
de Duras, ndlr] ?
Patrick Rambaud. Pour moi, le comble du
rien, c'est le foot. J'ai donc imaginé une fausse interview de
Platini. Là-dessus, Libération a publié un
véritable entretien Duras-Platini... J'ai dû me rabattre sur un
boxeur, le boxeur étant ce que je place juste au-dessus du footballeur.
[...]29(*)
L'interview de Platini par Duras à laquelle Rambaud
fait référence a réellement été
publiée par Libération les 14 et 15 décembre
1987, dans la rubrique « Sports », et a pour origine la
parution, la même année, du livre de Michel Platini Ma vie
comme un match. Démontrant sa volonté de ne pas s'en tenir,
avec Virginie Q., au domaine romanesque, en prenant en compte la
diversité des genres pratiqués par Duras30(*), le pasticheur s'attaque ainsi
très explicitement à la matière même que l'auteur
traite, qualifiée de comble du rien. Ce rien est à
comprendre dans le cas présent au sens de
« platitude », du banal quotidien peu digne
d'intérêt, entendu par conséquent de façon
négative. Une nouvelle fois, c'est l'insignifiance des objets
traités par Duras qui est sujette à critique. Cette question doit
donc ressortir clairement de l'oeuvre durassienne, pour qu'elle puisse devenir
élément pastichable. Pourtant, la formulation adoptée par
Rambaud pour évoquer la médiocrité des thématiques
durassiennes met en exergue un autre point relatif au banal, celui de son
appréciation par une subjectivité.
Dans la réplique du pasticheur, la formule pour
moi soulève en effet la question du point de vue. Ce qui est
exprimé de façon sous-entendue dans ces lignes, c'est
l'affirmation d'une reconnaissance, dans l'oeuvre de Duras,
d'éléments qui peuvent être ramenés à du
déjà-vu/déjà-dit, en l'occurrence la reconnaissance
de stéréotypes thématiques, qu'il se propose de retraduire
dans le pastiche moyennant le même matériau de base, une
thématique banale, différente en ceci seulement que le
modalisateur pour moi indique clairement l'origine du jugement de
banalité qui lui est attribuée.
Mérite d'être mentionné le fait que ce
repérage du banal opéré par le lecteur a rapport au
caractère construit du stéréotype, qu'Amossy et Herschberg
Pierrot ont à juste titre souligné31(*). Le stéréotype
en effet n'existe pas en soi, il ne constitue ni un objet palpable ni une
entité concrète : il est une construction de
lecture. C'est en le rapportant aux modèles
préétablis de la collectivité que le lecteur dégage
le schème stéréotypé, « qui n'a pas
besoin d'être répété littéralement pour
être perçu comme une redite »32(*). Car il faut que la
représentation littéraire renvoie à une image culturelle
d'ores et déjà familière pour que celui-ci puisse la
retrouver dans le texte. Il s'agirait donc d'un excès de
familiarité dénoncé ici par Rambaud. Celle-ci serait telle
que le lecteur ne peut pas ne pas voir les stéréotypes dans le
texte durassien, parce qu'à la limite il n'y a que cela à y
(re)trouver.
En plus du banal ontologique et thématique, Rambaud ne
manque naturellement pas d'attaquer le banal stylistique, et en propose
à cet effet une imitation gauchie. Les caractéristiques du style
de Duras deviennent alors sous sa plume autant de stéréotypes
qu'il s'agit d'exposer et de démonter, et dont la simple application
transformerait n'importe quelle plume en une Duras, ainsi reproductible
à l'infini.
Le moins que l'on puisse dire est que la page - pour ne pas
dire la phrase... - initiale de Virginie Q., véritable
« opération coup de poing », suffit à donner
le ton à l'ensemble du roman, eu égard à la densité
des déformations du style durassien qui s'y amoncellent33(*) :
C'est comme ça que ça aurait l'air
d'avoir commencé.
On va voir le fleuve. Ça se voyait que
c'était fini, l'été. On a mis les moufles pour
avoir chaud parce que c'était clair que le temps avait fraîchi.
C'était la Meuse en hiver, sûrement, et c'est pour ça sans
doute qu'au nom du village de Colombin quelqu'un il y avait longtemps avait
rajouté sur Meuse. Une fois on m'a expliqué ça.
On ne pouvait pas se tromper. Il y avait Colombin. Il y avait la Meuse.
C'était Colombin-sur-Meuse que ça se nommait à cause de
ça.34(*)
Dans la première phrase, c'est l'usage des
déictiques qui est démonté. La référence
à Emily L. est ici on ne peut plus directe :
Ça avait commencé par la peur.
Nous étions allés à Quillebeuf, comme
souvent cet été-là.
On était arrivés à l'heure
habituelle, à la fin de l'après-midi. Comme chaque fois on
avait traîné le long du bastingage blanc qui borde les quais
depuis l'église. [...]35(*)
Les déictiques privent en effet le lecteur
d'informations que le narrateur est alors le seul à posséder. Ce
dernier, en retenant les informations, crée une
indétermination ; il manque la relation sémantique qui
permettrait au lecteur d'identifier à quel événement,
à quel été et à quelles personnes le narrateur se
réfère, ce d'autant plus que le report à la situation
d'énonciation particulière que nécessitent les
déictiques est rendu impossible du fait de l'absence d'une quelconque
référence à un cotexte antérieur, étant
donné qu'il s'agit du début du roman. Au contraire, la
pronominalisation d'emblée cataphorique va obliger le lecteur à
enquêter dans l'environnement textuel consécutif plus ou moins
proche afin d'identifier les référents auxquels se rapportent les
déictiques. En fait, l'indétermination liée à la
monopolisation de l'information par le narrateur est poussée à
l'extrême, dans la mesure où le « je »
(visible dans le premier paragraphe par le biais du « m' »)
et le « on » restent dans le flou le plus total, sans que
soit esquissée ne serait-ce qu'une once de caractérisation. Le
lecteur ne trouvera aucun élément dans la suite du texte qui
puisse lui permettre de combler l'attente produite par la rétention de
l'information initialement fixée du fait de l'emploi des
déictiques36(*).
Cette utilisation a pour effet non plus de mettre l'événement au
second plan, comme c'était le cas dans Emily L., mais de le
gommer en quelque sorte. Le lecteur dérouté ne parvient pas
à savoir de quoi parle le narrateur et, par là même, sa
participation active dans la construction textuelle se trouve fondamentalement
remise en cause. Il porte alors son attention sur le trait stylistique dont il
reconnaît la ressemblance avec l'original. En insistant sur une
indétermination, le pasticheur montre qu'il n'y a rien, dans le
modèle, à mettre en valeur.37(*)
La charge de Rambaud se poursuit par l'attaque de l'attention
particulière que Duras porte au détail. Globalement, les
détails sont chez elle générateurs d'une pensée qui
éclaire les hésitations du narrateur, par associations
d'idées ou réminiscences qui lui permettent de retourner à
la source d'une sensation indicible, d'une expérience fortement
vécue. Ils peuvent acquérir une dimension pathétique selon
la résurgence ou l'association d'idées qui est en jeu. Leur
importance est primordiale dans l'oeuvre de Duras.
Dans le pastiche, l'utilité de cette attention
particulière est bien évidemment démontée. Le
détail s'insère alors dans une double stratégie : le
pastiche cherche à rendre comique ce qui dans le modèle sert
d'autres desseins, autant qu'il vise à désamorcer toute tension
dramatique afin de montrer la superficialité de celle-ci. Dès
lors, soit le détail surprend et amuse :
C'est un menu à 68 francs prix net.38(*)
soit il ressasse du connu et n'apporte rien de nouveau :
Le Mouchamède est sorti par la porte dont il
s'était servi pour entrer derrière la cloison tout à
l'heure.39(*)
et les évidences deviennent retentissantes :
On a pris la départementale à droite à la
sortie de Morbach. Comme souvent. Comme ça allait se
répéter quand on allait revenir près du fleuve,
forcément dans la même direction quand on vient du même
endroit.40(*)
Dans cet exemple, la progression analytique ne précise
pas le décor (comme c'est le cas au début d'Emily L.,
avec la mention notamment des quais, de l'église, du port
pétrolier, du chemin abandonné, de la forêt de Brotonne,
des falaises du Havre, du fleuve, de l'hôtel de la Marine, de la place)
mais porte l'accent sur les déplacements répétés
des personnages. Ces truismes ne sollicitent pas la participation du lecteur,
qui, dès lors, en trouve l'intérêt dans leur comparaison au
modèle. Par cette technique, Rambaud déconsidère une
littérature qui fait intervenir la banalité quotidienne (le
détail) comme l'expérience d'un vécu intense.41(*)
Inversement, pour parachever cette
déconsidération, Rambaud s'amuse à dramatiser des faits ou
des objets parmi les plus triviaux. Le registre pathétique, repris de
l'oeuvre de Duras, s'applique alors au sujet (vulgaire) de la
nourriture :
Le hareng aussi, lui-même tordu, il se mord la queue
avec une espèce d'angoissante sévérité. C'est
que le filet, lui, il réagit comme le hareng tout entier et qu'il finit
par le représenter dans son corps mutilé de poisson
à l'huile trempé. Elle pense aux poissons mutilés et
elle se met à pleurer.42(*)
Non seulement le drame (qui va jusqu'à provoquer les
larmes de l'héroïne du pastiche) ne focalise ici que sur un peu de
nourriture, mais il rappelle également la peur qui bouleverse le
narrateur extradiégétique dans les premières pages
d'Emily L. (la peur des Coréens, qui tuent les chiens
errants ou moribonds43(*)), rendant celle-ci comique et dérisoire.
La répétition, autre élément
stéréotypique de l'écriture durassienne, subit
également les foudres rambaldiennes. Le texte original
- C'est un endroit qui vous plaît ici, un jour ce sera
dans un livre, la place, la chaleur, le fleuve.
Je ne réponds pas à ce que vous dites. Je ne
sais pas. Je vous dis que je ne le sais pas à l'avance, que c'est au
contraire rare quand je le sais.44(*)
se voit transformé en :
Ils se taisent. Ils ne se parlent pas. Lui, il ne lui dit
rien, à elle. Elle, elle est distraite comme elle est muette.45(*)
Dans Emily L., le passage du discours direct au
discours indirect permet de souligner l'énonciation d'un non-savoir, qui
réalise tout autant un dépassement du silence initialement
dénoté par l'expression Je ne réponds pas en
marquant une forme de communication, même en négatif, entre les
deux personnages, qu'une forme de mise en évidence de ce non-savoir. La
répétition se réalise sous forme de chiasme :
vous dites/je ne sais pas/je dis/je ne sais pas.
La mise en évidence de la subjectivité de cette
expérience par le choix du pronom « je » est
évacuée dans le pastiche, tout comme l'altérité que
représente l'interlocuteur impliqué dans la prise de parole et le
dialogue qu'instaure le « je ». L'intrigue est doublement
dévaluée : d'une part, les verbes conjugués à
la troisième personne suppriment la structure dialogale que permettait
la relation d'un « je » à un
« tu », et d'autre part, comme si cela ne suffisait pas,
celle-ci est par ailleurs totalement niée par la quadruple insistance
(vain pléonasme) sur le silence et la non-communication (ils se
taisent/ils ne se parlent pas/il ne lui dit rien/elle est muette).
À la communication d'un non-savoir fait donc place
l'incommunicabilité pure et simple. Par des répétitions
qui n'amènent pas d'informations et qui constituent à cet
égard de stériles tautologies, le pasticheur insinue qu'il en va
de même dans le modèle et que l'intrigue, rendue banale, est
inessentielle.46(*)
Ce passage de Virginie Q. pointe également sur
un autre procédé stylistique, celui de la pronominalisation des
noms de personnages ou d'éléments descriptifs qui s'y rapportent,
qui est de loin le trait durassien le plus imité dans le pastiche.
L'accumulation de pronoms est rendue emphatique par le tour segmenté
(dislocation à gauche ou à droite) ou la répétition
de pronoms personnels, qui est un moyen de révéler l'importance
accordée à une subjectivité en produisant un effet de
dramatisation :
Elle, la femme du Captain. Elle regarde le sol.
Son corps caché est devenu visible. Il est visible qu'il est mortel.
Ce corps, il est habillé comme une jeunesse, de nippes
usées de la jeunesse [...]. De temps en temps le rire recouvre le regard
et elle, elle revient de ce rire apeurée de l'avoir
commis.47(*)
Cette particularité produit indéniablement un
ralentissement de la lecture, mais dans le pastiche, l'inflation verbale, par
son insistance, provoque un changement de registre de langue ;
l'importance accordée à une subjectivité
(« elle », « lui ») devient, par
surenchère, comique et dérisoire. Le pathétique durassien
se transforme en un comique de répétition, qui n'a dès
lors plus aucune limite et s'applique sans distinction aussi bien à un
personnage qu'à un objet sans aucune importance :
Lui, il ne lui dit rien, à elle.
Elle, elle est distraite comme elle est muette. Il a froid. Ses
lèvres à elle sont gercées. [...]48(*)
Et que lui, le Patron, il les questionne sur le
menu qu'ils auraient décidé de choisir s'ils avaient lu l'ardoise
des plats proposés, là-bas, très loin, sur le comptoir
accrochée. Il dit, le Patron : [...]49(*)
Chez Duraille comme chez Duras, la peur est un sentiment qui
sépare les personnages les uns des autres en les enfermant dans la
solitude, et l'on se souvient qu'Emily L. s'ouvre sur ce
sentiment50(*). Pourtant,
chez l'une comme chez l'autre, le regard peut parvenir à réunir
les êtres. Celui-ci instaure en effet une forme de communication non
verbale entre les personnages en présence. Moyen de communication
à part entière dans l'oeuvre durassienne, le regard entre
également dans la tentative, toujours recommencée,
d'appréhender un réel multiple, qui prend forme dans un style
fait de précisions et de répétitions, celles notamment de
termes se rapportant au regard. En dépit du fait qu'il s'agisse d'une
forme de communication silencieuse (qui est une caractéristique du
narrateur durassien), le regard permet, avant même la parole, de
médiatiser l'action et d'en intensifier la tension51(*) :
Je vous regarde, vous regardez l'endroit. La
chaleur. Les eaux plates du fleuve. L'été. Et puis vous
regardez au-delà. Les mains jointes sous le menton, très
blanches, très belles, vous regardez sans voir. Sans bouger du
tout, vous me demandez ce qu'il y a. Je dis comme d'habitude. Qu'il n'y a rien.
Que je vous regarde.52(*)
L'imitation ne se limite d'ailleurs pas à Emily
L. Un autre extrait, tiré de L'Amant, pourrait aussi bien
faire figure de modèle à la version pastichante :
Sur le bac, regardez-moi, je les ai encore. [...]
Dans la limousine il y a un homme très
élégant qui me regarde. [...] Il me regarde. J'ai
déjà l'habitude qu'on me regarde. On regarde les
blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi.
Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues
[...].53(*)
Dans Emily L., la juxtaposition chiasmatique de deux
structures canoniques (sujet-verbe-complément) dans la première
phrase a pour but d'intensifier la relation entre les deux personnages,
puisqu'elle vise à souligner la simultanéité de leur
action sur le plan du regard, alors même que le je-narrant est toujours
le régisseur de la phrase dans son entier54(*). En ce sens, le regard est au
service de l'écriture, puisqu'il constitue un véritable
procédé qui permet d'apparenter des personnages. Le narrateur
associe deux personnages dans le même acte de regarder, tissant ainsi
entre eux un réseau de ressemblance.55(*) Dans L'Amant, le je-narrant médiatise
l'action sur plusieurs niveaux : d'une part en prenant à partie le
lecteur par le biais de l'impératif (il s'adjuge par là
clairement le statut d'objet à regarder), d'autre part en se
positionnant aussi bien comme sujet percevant (qui voit l'homme de la limousine
la regarder56(*)) que
comme objet regardé (ce qu'indique clairement le complément
d'objet direct « me » du segment « me
regarde », répété de façon lancinante).
Dans le pastiche, l'échange reste un peu anecdotique car à la
différence du modèle, le regard ne s'établit pas entre les
deux personnages principaux mais porte sur une tierce personne, en l'occurrence
le Patron, qui n'a d'ailleurs a priori rien de désirable vu le
caractère bourru dont il est affublé :
Il regarde le Patron. Elle le regarde aussi et ça
serait peut-être bien le même regard qu'elle lui jette.57(*)
Rambaud renchérit ici moins sur la saturation du texte
modèle par le champ lexical du regard que sur l'infinie
variété de ses réalisations, qui concernent le point de
vue, le sujet regardant et l'objet regardé. Dans le même temps se
voit réduite à néant la précision maniaque, garante
d'une prétendue objectivité, valeur dont est également
investi le regard dans le modèle durassien, et ce par le biais de la
notation de similitude que la qualité du regard perçoit.
Similitude qui n'est visiblement qu'apparente du fait de la modalisation par le
peut-être et la tournure conditionnelle.58(*) Dans une autre version
pastichante, l'échange est tout bonnement nié, puisqu'il n'y a
aucune réciprocité du regard :
Elle les regarde maintenant. Ils ne la regardent pas.59(*)
Le regard du personnage de Duraille ne semble donc pas
découvrir l'autre ou plutôt, le narrateur ne rend pas compte de
l'intensité du regard que le personnage porte sur les choses dans le
modèle, car il n'adopte pas son point de vue.
L'expression « style modalisant » est
fréquemment utilisée par la critique pour qualifier la forte
tendance de Duras à faire usage de la modalisation. Cette
caractéristique n'a évidemment pas échappé aux
piques rambaldiennes, comme le bref commentaire qui vient d'en être fait
ci-dessus a pu le laisser entendre. Ces évaluatifs font
transparaître la subjectivité du narrateur, et rappellent plus
particulièrement ses incertitudes et sa difficulté à
exprimer sûrement sa perception du réel par la parole. Ils sont
rattachés tantôt à la notion de temps (par des indications
telles que « comme souvent », « comme chaque
fois », « toujours »), tantôt à une
assertion :
D'où venait la fascination, la grâce, ce mot de
l'instant, de l'été, de ces gens ? C'est impossible de le
savoir. Je ne sais pas. Sans doute de cette humilité devant la
mort, certes.60(*)
Cet extrait est le modèle de ce qui devient dans
Virginie Q. :
- Quand vous êtes entré dans ce café, en
bas, j'ai su tout de suite que vous ne me connaîtriez pas. Je l'ai su
aussitôt. Je le savais avant puisque c'est avant qu'on s'est
rencontré. Mais j'en ai eu la certitude, sans doute.61(*)
où l'évaluatif « sans
doute » altère le sens de la phrase, car la certitude n'est
alors que probable, ce qui est totalement contradictoire. Mais c'est
certainement le début du mimotexte, déjà cité plus
haut, qui constitue un morceau d'anthologie quant au détournement de ces
évaluatifs :
C'était la Meuse en hiver, sûrement, et
c'est pour ça sans doute qu'au nom du village de Colombin
quelqu'un il y avait longtemps avait rajouté sur Meuse.62(*)
Leur densité et leur proximité au sein d'une
seule unité phrastique ont pour effet de rendre hypothétiques non
seulement l'élément décrit (la Meuse en hiver,
sûrement) mais également la parole de celui qui
l'énonce (sans doute). De plus, ils s'appliquent soit à
des choses concrètes - ce qui ridiculise l'hésitation du
personnage - soit à des affirmations catégoriques - ce qui, par
l'insistance portée aux contradictions du personnage, met en cause sa
crédibilité. En conséquence, le lecteur est amené
à ne porter que peu de foi à la parole des personnages ou aux
faits narrés.
Au terme de cette exposition succincte et volontairement
limitée63(*) des
griefs que Rambaud formule à l'encontre de Duras, le constat est sans
appel : sa parodie se révèle diablement efficace, son but
avoué de rompre l'unité entre le plan de l'expression et le plan
du contenu est atteint. Faire jouer à vide la mécanique, rendre
suspect le sens initial et suggérer, peut-être, que ce sens
n'existe pas, telles sont les dimensions évidentes du mimétisme
que met en scène Patrick Rambaud. Son coup de force consiste à
faire prendre l'absurdité du texte second pour celle du texte premier,
par l'automatisme de la reproduction. Le style de Duras s'est transformé
en objet à voir. Rambaud dénonce plus particulièrement
l'attitude énonciative du narrateur durassien en la caricaturant.
L'appropriation du monde par une subjectivité qui prive le lecteur de
certaines informations (les silences, les hésitations) apparaît,
dans le pastiche, comme l'écran d'un vide réel. Rambaud
suggère que l'attitude du narrateur durassien est trop subjective pour
être communicable ; elle serait inutile.
Mais il va de soi que les procédés durassiens,
si sauvagement vidés de leur contenu dans l'oeuvre rambaldienne, ont une
justification dans le texte premier. Ils sont un moyen par lequel Duras
délivre un message, véhicule une pensée, et
particulièrement sur la question du banal et du singulier, sur laquelle
se concentre la présente étude. Or, la charge de Rambaud n'est
possible que dans la mesure où elle fait l'impasse sur la conscience
durassienne du stéréotype et sur les valeurs spécifiques
que l'auteur lui reconnaît, car elle dénude et dénature les
procédés du texte premier. Le texte imitatif oblige le lecteur
à remettre en question l'hypotexte, c'est pourquoi il convient à
présent de rendre à Duras ce qui est Duras...
II.
FIGURES DU BANAL
Si la chose ne se distingue par rien, je ne puis du tout la
distinguer, autrement elle serait justement susceptible de
l'être.64(*)
Cette proposition logique du philosophe Wittgenstein pourrait
aisément passer pour une nouvelle définition de l'objet banal, ou
du moins pour son complément. La vérité tautologique
qu'elle exprime à son sujet n'a pourtant rien à voir avec le
traitement durassien de ce même objet. De façon tout à fait
paradoxale, il s'avère en effet que le banal, chez Duras, est
repérable. L'étude qui suit s'attache à proposer, sous la
forme d'un classement, plusieurs entrées sur la manière dont
s'opère le passage du banal au singulier chez cet écrivain. Des
éléments stylistiques d'abord, de même que des
procédés linguistiques portant sur une échelle plus vaste
que la microsyntaxe ensuite, ont la particularité, selon la
configuration spécifique qui en est donnée par l'auteur dans ses
textes, de mettre en évidence soit le banal soit le singulier, et par
là même de révéler un passage, quasi imperceptible
parfois, de l'un à l'autre, propre à remettre en question leur
caractère "banal" ou, respectivement, "singulier".
1. Grammaire du
singulier
La réflexion sur les rapports entre banal et singulier
chez Duras repose d'abord sur une mise en forme particulière de ce que
le récit peut avoir de plus utilitaire, de plus invisible en lui. Bien
que cette mise en forme ait évidemment d'étroits rapports avec ce
qui peut être appelé le « style » durassien,
une précision s'avère d'emblée nécessaire :
l'attention portée ici au style n'est pas celle d'une identification (le
style compris en tant que simple reflet d'une personnalité, selon la
dérive de la célèbre formule de Buffon « le
style est l'homme »65(*), et dont la charge rambaldienne est une
survivance...) mais bien celle d'une reconnaissance, dans ce style, de formes
à travers lesquelles Duras pense et nous fait penser la question du
banal et du singulier, formes qui s'attachent précisément
à travailler en profondeur ces notions. Car en dépit du fait que
Rambaud ait voulu faire passer les caractéristiques du style durassien
comme autant de stéréotypes détestables, la brève
analyse du premier chapitre de ce travail a permis d'établir le constat,
de loin peu banal, que nombre de faits linguistiques relevés chez
l'auteur pastiché, et par ailleurs abondamment commentés par la
critique, ont partie liée, de façon plus ou moins
évidente, à la problématique du banal et du singulier,
c'est-à-dire qu'elles sont pour ainsi dire les outils qui servent
à révéler un questionnement sous-jacent, et non la
figuration matérielle de la quintessence même des notions qui sont
en jeu. C'est pourquoi on peut déjà arguer que celle-ci est
à considérer comme une pierre de touche de la poétique
durassienne.
Pour en revenir à la matière sur laquelle
opère l'écriture de Duras, il s'avère qu'elle est la plus
neutre, la plus utilitaire qui soit. À ce titre, elle représente
donc une des facettes de la compréhension durassienne du banal. Ces
diverses figures du banal se trouvent pourtant débanalisées, au
moyen d' « opérateurs de singularisation »,
dont on verra qu'ils ne se résument pas à de simples
« marques » du style durassien mais qu'ils servent bien
à l'expression stylistique de la problématique sous-jacente du
banal et du singulier, qui elle se manifeste à bien d'autres
égards dans le texte durassien. L'opération de
« singularisation », acte qui fait du caractère ou
du sens banal d'un objet un trait saillant, particulier (c'est-à-dire
singulier), par sa mise en spectacle - brisant ainsi la relation
d'altérité entre banal et singulier si nécessaire à
l'établissement et au maintien de cette dichotomie - cet acte donc,
suppose un opérateur. Le terme « opérateur »
se définit ici comme un « élément linguistique
dont la fonction est de mettre en oeuvre la visée de
singularisation ». Vu l'abondance de ces éléments, on
peut à juste titre parler d'une sorte de langage dans le langage ou,
comme le met en exergue l'intitulé de cette première section,
d'une véritable « grammaire du singulier ». Le point
commun de tous les opérateurs de singularisation ici
répertoriés est qu'ils agissent, au coeur du texte, sur un aspect
fonctionnel de ce dernier. C'est-à-dire qu'ils touchent à ce qui,
dans le récit, remplit une fonction pratique avant d'avoir tout autre
caractère. Il s'agira par conséquent d'évaluer dans quelle
mesure la dimension utilitaire est mise en spectacle, devient grandiose par
l'entremise de ces opérateurs de singularisation et ce que ces
premières figures du banal permettent de déchiffrer de la
problématique du banal et du singulier dans l'oeuvre durassienne.
1.1. Apparent pléonasme, fausse redondance
La présence d'apparents pléonasmes, de fausses
redondances, visibles au détour de l'une ou l'autre phrase, constitue un
premier opérateur de singularisation. L'extrait liminaire suivant,
tiré du dernier roman de Marguerite Duras, L'Amant de la Chine du
Nord, publié en 1991, permet d'appréhender clairement ce
phénomène stylistique :
Elle se lève, enfile sa robe, prend ses souliers, son
cartable et reste là au milieu de la garçonnière.
Il ouvre les yeux. Retourne son visage contre le mur pour ne
plus la voir et dit dans une douceur qu'elle ne reconnaît plus :
- Ne reviens plus.
Elle ne sort pas. Elle dit :
- Comment on va faire...
- Je ne sais pas. Ne viens plus jamais.
Elle demande, elle dit :
- Plus jamais. Même si tu appelles.
Il n'avait pas répondu. Puis il l'avait fait. Il avait
dit :
- Même si je t'appelle. Plus jamais.66(*)
De prime abord, les deux éléments mis en
évidence ci-dessus ont en soi une valeur purement utilitaire,
fonctionnelle, à savoir celle d'indiquer une prise de parole du
personnage, marquée dans le cas présent par le passage du
récit au discours direct. À y regarder de plus près, ces
deux verbes attributifs communs, apparemment neutres et triviaux - dont la
fonction (narrative et descriptive) s'apparenterait, dans un texte de
théâtre, à celle d'une didascalie actionnelle67(*) - se trouvent pourtant
exposés de telle manière qu'ils cessent de l'être. Le
premier verbe, employé seul, aurait signifié que le discours
direct consécutif constituait une question, une
« demande » de l'enfant au Chinois. De même,
l'utilisation du seul deuxième verbe aurait simplement indiqué,
en vertu du sens du mot, le caractère affirmatif des mots dits par
l'enfant. Or, la combinaison par Duras de ces deux éléments
neutres fait naître le singulier car elle est à l'origine, pour la
suite du texte, d'une ambiguïté portant sur le plan
interprétatif.
S'ouvrent en effet plusieurs possibilités
interprétatives pour le lecteur à partir de cette juxtaposition.
En premier lieu, la juxtaposition des deux éléments pourrait
signifier une correction, du type « elle demande, non, elle
dit ». La réplique de l'enfant devrait alors bien être
comprise comme une affirmation, et la juxtaposition indiquerait aussi bien une
difficulté - ou du moins une hésitation - du narrateur à
qualifier l'acte que constitue la prise de parole de l'enfant, que la
retranscription « objective », de la part de ce dernier,
d'une modification de l'acte de parole de l'enfant.68(*)
En second lieu, on pourrait penser à une sorte
d'opposition contrastive ou de différenciation de ces deux verbes, qui
soulèverait une interrogation du type « Peut-on demander sans
dire ? » Le lecteur serait dans ce cas amené à
inférer que demander n'implique peut-être pas
forcément dire, c'est-à-dire pas nécessairement
la parole. La juxtaposition indiquerait alors que la demande de l'enfant se
fait à un autre niveau, par un autre biais, dans un mouvement ou un
geste par exemple, ou par toute autre forme de communication non verbale, le
second verbe indiquant purement et simplement la prise de parole. Ce sont donc
deux actes différents, « demander et
dire », que signalerait dans ce cas la juxtaposition.
Mais rien ne s'oppose, par une troisième option
interprétative, à ce qu'elle puisse indiquer tout à fait
le contraire de ce qui vient d'être dit ci-dessus, à savoir une
équivalence de sens entre ces deux verbes, formalisable dans ce cas par
une équation telle
que : « demander = dire ». La prise de
parole de l'enfant constituerait alors un seul acte de parole, peu importe que
ce soit le verbe « demander » ou le verbe
« dire » qui le qualifie puisque leur sens
s'équivaudrait.
La suite du passage ne permet pas de lever l'ambivalence
interprétative qui pèse sur ce segment. Il n'y a en effet pas de
point d'interrogation dans le discours direct de l'enfant, seulement des points
qui terminent les deux unités phrastiques, ce qui tendrait à
conforter le lecteur dans l'impression d'une assertion. Pourtant, la
séquence de récit qui succède à cette prise de
parole contredit cette hypothèse : Il n'avait pas
répondu. Il semble donc bien que l'enfant posait une question,
à laquelle, dit le narrateur, le Chinois n'a dans un premier temps pas
répondu. En outre, le flottement autour du sens du verbe dire
est encore sensible dans la réplique au discours direct de l'enfant,
immédiatement antécédente à celle mise en
évidence dans la citation : à l'ordre du Chinois qui lui
intime de ne plus revenir succède la réplique Elle dit :
- Comment on va faire... À nouveau, l'absence de point
d'interrogation brouille l'interprétation simple qui verrait dans cette
réplique une question de l'enfant, quand bien même celle-ci
commence par l'adverbe interrogatif comment. C'est la réplique
du Chinois (Je ne sais pas) qui confirme finalement cette piste, car
elle signifie qu'il a compris l'acte de parole de l'enfant comme une question,
à laquelle il répond. Et pourtant, cette question était
introduite par le verbe... « dire ». Le jeu sur le sens de
ce verbe, directement perceptible dans la réplique surlignée de
cet extrait grâce à la juxtaposition, est donc également
présent, mais de manière plus subreptice, dans son cotexte. Duras
opère visiblement ici tout un jeu de détournement de
l'utilisation commune, habituelle, de certains éléments
fonctionnels, le sens privilégié de certains verbes en
l'occurrence.
Ce détournement est aussi bien grandiloquent dans ses
effets (par le choc pléonastique issu du téléscopage des
éléments) que foncièrement discret, à peine
perceptible du point de vue de sa forme, vu la nature platement fonctionnelle
des éléments impliqués. On peut donc raisonnablement
arguer qu'il est le fruit de tout un travail de recherche stylistique et qu'en
ce sens, il peut être qualifié de
« maniérisme », car il représente une
certaine forme de préciosité du langage (si ce n'est sa
quintessence). Il participe de ce qu'on pourrait appeler l'esthétique
durassienne de la surcharge, dont il sera fait état plus bas.69(*) La valorisation de
l'excès, de l'affectation, pour parler de - ou à partir de -
quelque chose d'infiniment simple révèle une visée
esthétique qui est celle d'une réflexion sur l'émergence
d'une singularité à partir d'une conception du banal. Le
déplacement induit par les effets stylistiques - reflet de l'attention
que porte Duras aux notions de banal et de singulier - implique tout autant la
réflexion que la participation active du lecteur (attentif) dans la
construction d'un sens nouveau, renouvelé, voire inédit de ces
valeurs.
D'autres exemples de juxtaposition des verbes
demander/dire montrent que ce phénomène de
déviance n'est pas isolé.70(*) Ce fait est remarquable à la fois parce qu'il
est redondant et, de façon corollaire, parce qu'il apparaît comme
un écart par rapport à une norme intuitive, comme le souligne
Nadine Gelas. Celle-ci a en effet étudié la question dans les
dialogues rapportés chez Duras et mis en évidence la
fréquence du verbe répondre après une
interrogation aussi bien qu'après une déclaration.71(*) Elle parle à juste
titre d'un glissement constant et insensible de l'assertion à la
question, de la question à l'assertion, si bien que les actes
d'assertion ressemblent, dans leur forme et leur contenu, aux actes
d'interrogation ou se confondent, une intervention du locuteur pouvant
être reçue à la fois comme une question et comme une
assertion - c'est précisément le cas de figure mis en
évidence dans le passage étudié - oscillation qui
suggère que la distance n'est pas grande de l'une à l'autre. Le
balancement réciproque du sens d'un verbe sur l'autre se fait ici de
loin en loin, sur des séquences de texte plus ou moins étendues
plutôt que sur l'espace restreint que délimite la
juxtaposition.72(*)
Celle-ci n'est donc pas forcément nécessaire pour que le
flottement sur le sens des verbes se manifeste, mais elle a tout de même
avoir un effet propre, puisque c'est le choc pléonastique qui la rend
particulièrement visible.
En résumé, l'effet de singularisation
remarquable consistant à rapprocher, mais surtout à juxtaposer
deux banalités en apparence pléonastiques, de même que son
corollaire portant sur l'assimilation de l'assertion à la question,
constituent en fait des lieux où Duras construit une différence,
introduit une nuance singulière. Et la singularité à
retenir ici est que Duras crée, par un travail incontestable sur le
pléonasme, un véritable réseau de sens possibles, et que
c'est précisément cette virtualité, cette
indécidabilité qui a de la valeur, le singulier étant ce
qui ne se classe pas, ce qui suspend l'interprétation. Spécifier
ou distinguer entre « demander » et
« dire » devient dans le segment étudié une
rareté stylistique forgée à partir de l'articulation de
deux éléments purement fonctionnels, dont la banalité se
trouve ainsi transfigurée. Il semblerait bien que la transfiguration
durassienne opère ici sur l'idée rebattue qu'un texte ou un mot a
un sens précis et clos sur lui-même. Cependant, même si la
polysémie est une valeur que Duras, à l'instar de nombreux autres
écrivains de son temps73(*), cultive, son écriture va au-delà de ce
point précis, car elle touche à la
décatégorisation. Il faut entendre par là que les
éléments ne se trouvent plus avoir la valeur attendue, et par
conséquent ne peuvent plus être découpés en classes
d'objets rangés sous une même dénomination.74(*) Les valeurs d'unicité,
de stabilité et de certitude ordinairement attachées au sens d'un
mot ou d'un prédicat75(*) se voient alors suppléées par des
valeurs d'incertitude et de non-primauté d'une orientation de
signification par rapport à une autre.
Un autre passage, tiré de L'Amant de la Chine du
Nord, dans lequel s'observe le même effet de singularisation par
redoublement, réitère ce mouvement particulier qui a
été désigné par le terme de
décatégorisation :
Ç'avait été à ce moment-là
du soir, avec la soudaineté du malheur, que l'horreur avait
surgi. Des gens avaient hurlé. Aucun mot, mais des hurlements
d'horreur, des sanglots, des cris qui se brisaient dans les
pleurs. Tellement le malheur était grand que
personne ne pouvait l'énoncer, le dire.
Ça grandissait. On criait de partout. Ça venait
des ponts, de la salle des machines, aussi bien, de la mer, de la nuit, du
bateau tout entier, de partout. D'abord isolés, les cris se regroupent,
deviennent une seule clameur, brutale, assourdissante, effrayante.76(*)
À l'instar de l'extrait précédent, la
redondance porte à nouveau sur deux verbes qui ont trait à la
parole. La juxtaposition de ces éléments en apparence
pléonastiques conduit à l'extrême surajouté. Il
s'agit pourtant d'une répétition sémantique qui n'en est
pas une à proprement parler, car une nuance est en réalité
suggérée entre énoncer et dire, qui
produit le même type de questionnement que dans le passage
précédent, dans lequel la juxtaposition conduisait à un
flottement dans l'interprétation sémantique des deux verbes. En
ce sens, les verbes ne se trouvent plus avoir la valeur attendue, celle qu'ils
auraient s'ils étaient pris isolément. Le flottement
sémantique que provoque leur traitement simultané, offre à
nouveau trois pistes d'interprétation, que l'on peut brièvement
reformuler : s'agit-il d'une correction (« énoncer,
non, dire »), d'une différenciation - ou opposition
contrastive - (« énoncer et dire »), ou enfin d'une
équivalence (« énoncer = dire »)
entre ces deux verbes ? Comme précédemment,
privilégier une option plutôt qu'une autre relève de
l'impossible, si bien que la virtualité du texte reste là encore
ouverte.
C'est le sémantisme des mots, celui de verbes en
l'occurrence, qui se trouve ici modelé en profondeur par une simple
juxtaposition de type pléonastique. Cette opération transfigure,
singularise dans le cas présent le banal de la signification d'un mot.
Il y a, de façon sous-jacente, toute une réflexion sur le sens,
sur un certain figement de la signification, qu'il s'agit de réveiller,
de remettre en cause. La juxtaposition de mots redondants ou pseudo-redondants
permet, grâce au réseau de significations qu'elle ouvre, de ne pas
retomber dans le figement qu'elle dénonce, par une sorte de mise en
abyme du procédé.
Mais surtout, il convient de porter attention à
l'environnement textuel dans lequel apparaît ce genre de
procédé, utilisé somme toute avec une relative parcimonie,
car il n'est pas anodin, tant sur le plan de la forme que du point de vue
thématique. Quelque chose motive la forme, quelque chose la
prépare. Celle qui vient d'être étudiée intervient
en effet dans un cadre bien particulier. Dans le cotexte qui la
précède, c'est un régime hyperbolique très
fortement marqué, qui correspond à l'intensité
émotionnelle du moment. Il sert à décrire le soudain
mouvement de panique faisant suite à la découverte de la
disparition d'un jeune homme qui vient tout juste de se jeter à la mer.
Le vocabulaire utilisé en indique clairement la dimension
tragique : tout n'est que malheur, horreur,
hurlements, sanglots, cris et pleurs. Les
gradations ou les absolus tels que horreur (gradation hyperbolique par
rapport au terme précédent malheur), aucun mot
et personne ainsi que le fort degré d'intensité que
dénote l'expression tellement grand constituent le
régime hyperbolique en question, et accentuent d'autant le pathos de ce
fragment textuel. Ce régime se poursuit logiquement dans le
deuxième paragraphe, car celui-ci forme avec le paragraphe
précédent une unité séquentielle bien distincte.
L'esthétique de l'excès y atteint une forme de paroxysme :
la puissance d'envahissement des clameurs, dont la monstruosité est
figurée à deux reprises par le pronom démonstratif neutre
ça77(*),
se traduit par l'adverbe locatif partout - qui, non content
d'être le plus absolu qui soit, va même jusqu'à
apparaître à deux reprises -, par les tournures
généralisantes et globalisantes une seule clameur et
tout entier ainsi que par la gradation hyperbolique brutale,
assourdissante, effrayante.
Dans le premier passage de L'Amant de la Chine du
Nord, analysé plus haut, l'intensité émotionnelle du
moment, celle de l'annonce de la séparation d'avec le Chinois, fortement
ressentie par le sujet percevant, constituait le cadre d'apparition
privilégié de cette rhétorique de la surcharge. L'horreur,
la peur, la passion, l'amour et ses déchirements, tels sont les
territoires et les thématiques investis par Duras et propices à
l'apparition du banal et aux mouvements de singularisation dont il est l'objet.
En ce sens, on peut parler d'une certaine forme d'imagerie du banal. Et l'on a
également pu mettre en évidence que le pléonasme,
élément moteur de l'opération de singularisation des deux
passages analysés, a partie liée à l'esthétique de
la surcharge, car il ne suffit pas en soi. L'hyperbole, l'excès,
tellement contrastés chez Duras, configurent les lieux
privilégiés où l'écrivain travaille le banal. En
matière de contraste, l'esthétique de l'excès touche
également l'attitude durassienne qui consiste en deux mouvements
opposés mais pourtant étroitement complémentaires,
à savoir relever le silence et le pratiquer, et dans le même temps
dire le cri et le pratiquer78(*). Tout comme « le silence sollicite le
lecteur à prendre le relais, à faire acte de
performance »79(*), le flottement sémantique qu'occasionne
l'utilisation du pléonasme pousse également celui-ci à
user de son imaginaire et de sa capacité d'interprétation pour
faire le travail de construction du sens à partir des différentes
postulations qui s'offrent à lui.
Cette forme d'esthétique de la surcharge est à
ce point présente qu'on peut aller jusqu'à parler de style
grandiloquent. Là encore, il apparaît que le pléonasme
n'est de loin pas étranger à cet élément
emphatique. La suite du passage dont il vient d'être question ci-dessus
est à cet égard très intéressante car elle
révèle leur étroite alliance :
(a) On crie de se taire.
(b) Le silence s'étend dans tout le navire.
Puis il y a le silence.
C'est dans ce silence-là qu'on entend les premiers
mots, les cris reviennent, presque bas, sourds. D'épouvante.
D'horreur.
Personne n'ose demander ce qui s'est passé. On entend
clairement, dans le silence :
- Le bateau s'est arrêté... écoutez... on
n'entend plus les machines...
Et puis le silence revient. Le capitaine arrive. (c)
Il parle dans un haut-parleur. Il
dit :
- Un terrible accident vient d'avoir lieu au bar... un jeune
garçon s'est jeté à la mer.80(*)
Le paradoxe de la première phrase (a) entre en
résonance avec la tension entre le discret et le grandiloquent. Il
arrive en effet très fréquemment que les énoncés de
Duras crient de se taire. Et les trois exemples de pléonasmes81(*) cités jusqu'à
présent touchent précisément à la
problématique du dire. Le procédé du pléonasme est
utilisé là où, dans le discours, la parole est
thématisée par les verbes du dire, qu'ils affirment ou qu'ils
nient cette parole. Dans l'extrait ci-dessus, de même que dans l'exemple
précédent, le grandiloquent s'obtient par une redondance de
l'écriture qui porte paradoxalement sur l'absence de parole,
thématisée dans le texte par l'affirmation du non-discours, par
la négation du dire. Le récit est le lieu d'une hypertrophie du
discours pour dire l'absence de discours, c'est donc une étroite
relation qui unit ces deux opposés, puisque chez Duras, l'un
n'apparaît jamais sans l'autre, et vice versa. Le grandiloquent n'est tel
que parce qu'il a pour point d'origine et condition d'apparition le banal, le
discret. L'étroite relation de proximité et de dépendance
qui les unit permet d'appréhender clairement l'incessant mouvement entre
le banal et le singulier qui est en jeu dans ces exemples.
Le grandiloquent du premier segment (a) trouve un écho
qui se fait entendre dans la séquence (b). Là encore, le banal de
la première unité phrastique subit une modification du fait de
l'apparente redondance de la deuxième phrase. Dans le détail,
cette transformation s'opère en plusieurs étapes. En quoi
consiste le banal dans cet exemple ? De prime abord, la première
phrase peut s'entendre comme la description d'un événement
réalisé, accompli. Le verbe conjugué est en effet un
présent de narration, cette partie du texte contrastant avec le bloc
typographique précédent, où les temps dominants sont
l'imparfait et le plus-que-parfait82(*). La deuxième phrase Puis il y a le
silence modifie pourtant radicalement l'interprétation
privilégiée de la phrase précédente, du fait
qu'elle transforme en processus ce qui était a priori un
événement accompli. L'utilisation du connecteur temporel
puis et la répétition du groupe nominal le
silence mettent effectivement en évidence un décalage
temporel entre l'effet (le silence de la deuxième phrase83(*)) et l'apparition progressive
de celui-ci, indiquée, par cette lecture rétroactive, dans la
première phrase. En d'autres termes, cette phrase lapidaire Puis il
y a le silence, qui constitue d'ailleurs un pléonasme absolu au
regard de la précédente, oblige le lecteur à
réévaluer sémantiquement la phrase
précédente et à remettre en cause l'acquis
sémantique de tout l'énoncé. Ce procédé rend
à nouveau perceptible le questionnement et le travail sur le sens des
mots.
Enfin, en (c), on retrouve un pléonasme touchant
à des verbes de parole, avec un fonctionnement similaire à celui
analysé dans les deux premiers exemples ci-dessus.84(*) La comparaison de ces
différents passages entre eux, légitimée par le fait
qu'ils sont tous tirés du même roman, conduirait même
à une complexification du questionnement sur le sens de ces verbes,
puisque sont mis en parallèle les verbes demander,
dire, parler et énoncer.
Somme toute, l'utilisation du pléonasme a ici pour
effet une forme de resémantisation du verbe
« s'étendre », qui donne la primauté, du fait
de la consécution immédiate du verbe d'état il y
a, à l'action qu'il dénote, ce qui prend en quelque sorte
à contre-pied la signification « normale » que le
lecteur attribue à ce verbe dans un contexte
« habituel ». Au niveau de la portée plus
immédiate de ce procédé sur le plan de la narration, il
est important de noter que choisir de distinguer l'apparition du silence de sa
présence effective permet de singulariser ce silence, de le rendre
grandiloquent, de lui donner une résonance particulière, ce que
la mise en évidence par le démonstratif composé dans la
première phrase du paragraphe suivant tend à confirmer :
ce silence-là.
Plus fondamentalement, le point à retenir après
l'analyse de ces quelques exemples est que ce que les critiques ont coutume de
ranger sous le terme de « style durassien »,
c'est-à-dire ce qui définit l'originalité et la
singularité de la plume de cet écrivain, sont bien souvent des
manifestations langagières qui ont pour point d'achoppement le banal
même. Les faits étudiés révèlent ainsi un
premier élément intéressant de la poétique de la
transfiguration du banal chez Duras, déjà esquissé plus
haut85(*) : l'usage
d'un apparent pléonasme tend parfois à court-circuiter les
significations usées ainsi que les réflexes habituels du lecteur,
ce qui témoigne d'une attention poussée à la norme, qui
semble être refusée ou du moins contournée. Le flottement
indécidable sur le sens induit par ce procédé
démontre que l'intérêt de Duras se focalise sur la
multiplicité du réel, entravé par le figement que peut
provoquer la dictature du sens unique et l'assujettissement à la
fonction référentielle du langage86(*). Laisser ouverte la multiplicité des sens sur
le plan du langage et surtout la rendre sensible par l'écriture (ou une
autre forme artistique, comme le cinéma) formerait alors pour Duras le
sens à proprement parler, mosaïque de plusieurs possibles qui ne
s'excluent nullement. Le réel est pensé et dit comme quelque
chose de non figé.
La citation ci-dessous, tirée de Outside,
explicite cette idée et permet de saisir pleinement cette forme de
« nouvelle naissance » du sens d'un mot, qui se produit
lors de son actualisation à chaque nouvelle énonciation. Duras
parle ici de ses deux actrices fétiches, qui ont souvent
collaboré avec elle dans ses projets cinématographiques, et ce
faisant, elle exprime le but qu'elle se propose d'atteindre à travers
ces réalisations et ces voix :
Elles parlent. Elles forment les mots à
l'intérieur de leurs bouches, les font - à l'intérieur -
et puis ensuite les laissent sortir d'elles, sans effort. Le mot, sorti
d'elles, est comme interdit tout d'abord, privé de sa
signification, seul. Puis il prend vie, d'un seul coup,
et il en tremble.
Je recommence : Elles parlent. Les mots sont d'abord
contenus dans leurs bouches, mais sans respiration autonome, pas
séparés d'elles. Puis elles les laissent sortir dans un
glissement sans heurts : le passage se ressent, aisé, indolore. Le
mot dort encore lorsqu'il sort. Endormi il se retrouve à l'air libre.
Alors seulement, il se réveille : la souffrance s'entend. Le mot se
déplie, respire et crie. Son sens éventuel est encore à
venir. Avant cela, il faut que ce premier mot crie de surprise : c'est
du bruit qui sort, du cri. Ce qu'on entend d'abord c'est la souffrance du
contact extérieur. Pris de court, le mot-enfant refuse de se
séparer d'elles. Pris en faute aussitôt, dans un assagissement
douloureux, il se propose à nous. Et alors seulement, le sens arrive et
le revêt, l'habille, l'embarque dans la phrase dans laquelle il va
s'encastrer, s'immobiliser et mourir.
Je recommence : Elles parlent. Elles disent :
« Je vous aime jusqu'à ne plus voir. Ne plus entendre.
Mourir. » Ou bien : « Je voudrais être à
votre place, arriver ici pour la première fois pendant les
pluies. » J'écoute. Cent fois. Les voix silencieuses qu'elles
n'ont jamais qu'avec moi (je le crois), dont elles ne savent rien, provision
à laquelle on n'avait pas encore touché, intacte,
entière, mortelle. Porteuses de ces voix, ces deux
femmes qui vampirisent - à mon plus grand bonheur - toute
prévalence ayant trait à un sens cerné,
privé, privilégié. Dans Je vous aime...
dans Je voudrais arriver ici, ici vogue et se
déplace, continent flottant, partout où il pourra accoster,
devient général.87(*)
En dépit de sa longueur, il valait la peine de citer
cet extrait dans son entier, car il met parfaitement en évidence les
étapes du processus de formation du sens d'un mot dans la
conception durassienne : par le biais de la personnification dont le mot
est l'objet (tremble, dort, endormi, se
réveille, respire, crie, etc.), s'expriment tout
à la fois un passage de l'intériorité de sa source
énonciative (l'être parlant) vers l'extériorité, un
éveil (douloureux) à la vie dans ce monde extérieur ainsi
qu'un voyage vers le sens au gré de la phrase qui viendra recueillir ce
mot. La dictature du sens unique est ici clairement exprimée, en termes
de prévalence ayant trait à un sens cerné,
comme si les « mauvais » mots portaient avec eux une
signification qui n'a plus rien de mystérieux, dont on a
déjà fait le tour avant même de les utiliser. Le terme
général, qui clôt magnifiquement l'extrait,
s'oppose précisément à cette forme de restriction à
une seule signification qu'impose au mot le langage
« ordinaire », dont on peut dire qu'il est
considéré négativement par Duras.
C'est ça que moi j'appelle le cinéma, quand un
objet donné change de sens à mesure que le récit se
déroule.88(*)
Cet extrait d'entretien radiophonique, dans lequel Duras
commente l'oeuvre Le Camion, exprime également la
volonté de dépassement du sens unique. Sur le calque de toutes
les modifications qui peuvent avoir lieu au sein d'un récit, la
signification d'un mot doit se transformer et ne pas rester figée, si
elle veut être le reflet des évolutions du récit filmique.
Même si elle concerne le domaine de la création
cinématographique, cette volonté peut aussi bien concerner le
domaine scripturaire car Duras, on le sait, a ouvertement revendiqué un
lien étroit entre ses films et ses livres et rapproché sa
démarche littéraire de ses recherches cinématographiques.
Les déclarations suivantes, publiées à peu d'intervalle,
en témoignent on ne peut plus clairement :
Je crois que j'ai recherché dans mes films ce que j'ai
recherché dans mes livres. En fin de compte, il s'agit d'une diversion
et seulement de ça, je n'ai pas changé d'emploi. Les
différences sont très petites, jamais décisives.89(*)
Je parle de l'écrit. Je parle aussi de l'écrit
même quand j'ai l'air de parler du cinéma. Je ne sais pas parler
d'autre chose. Quand je fais du cinéma, j'écris, j'écris
sur l'image, sur ce qu'elle devrait représenter, sur mes doutes quant
à sa nature. J'écris sur le sens qu'elle devrait avoir. Le choix
de l'image qui se fait ensuite, c'est une conséquence de l'écrit.
L'écrit du film - pour moi - c'est le cinéma.90(*)
C'est pourquoi il s'avère que la démarche
consistant à refuser toute prévalence de sens est la même
lors de l'écriture, lorsque le mot est jeté sur le
papier :
J'ai l'impression que les mots traînent sur ma table,
que je les prends quand ils apparaissent vite très vite / oui donc
j'entends rien.91(*)
Dans cette déclaration que fait Duras en 1991 à
propos de l'écriture, le terme « entendre » peut
être compris dans le sens d'une captation première d'un sens
attaché aux mots. Ces propos peuvent être rapprochés d'une
citation étonnamment similaire, lors d'un entretien avec Xavière
Gauthier :
Je sais que le lieu où ça s'écrit,
où on écrit - moi quand ça m'arrive -, c'est un lieu
où la respiration est raréfiée, il y a une diminution de
l'acuité sensorielle. Tout n'est pas entendu, mais certaines choses
seulement, voyez.92(*)
Duras revendique avec force, à travers la notation de
rapidité dans le premier passage, « la sujétion absolue
à l'écriture »93(*). Elle ne fait que retranscrire ce qui apparaît
quelque peu mystérieusement sous sa plume (ça
s'écrit suggère une sorte de genèse spontanée
du processus), sans autre intervention de sa part que celle d'écrire.
Ailleurs, Duras parle également de la construction du sens lors de la
lecture, où se retrouve le refus d'un sens privilégié, de
même que s'expose l'idée de la fragilité de ce sens lors de
son passage à travers une subjectivité par le biais de la lecture
ou de la parole :
Vous voyez, je ne cherche nullement à approfondir le
sens du texte quand je le lis, non, pas du tout, rien de pareil, [...]. Le sens
viendra après, il n'a pas besoin de moi. La voix de la lecture à
elle seule le donnera sans intervention de ma part. La lecture se propose
à voix haute de la même façon qu'elle s'est proposée
pour vous seul, la première fois, sans voix. [...] je découvre ce
qui était au-dessous, le mot isolé, méconnaissable,
dénué de toute parenté, de toute identité,
abandonné. [...] On s'aperçoit quand on dit, quand on
écoute, combien les mots sont friables et peuvent tomber en
poussière.94(*)
En conclusion, l'étude de l'utilisation durassienne de
l'apparent pléonasme a non seulement permis de mettre en évidence
que ce procédé, étroitement lié à une
esthétique de la surcharge, a pour effet de remettre en cause
l'utilisation « commune » ou le sens
privilégié du mot auquel il s'applique, ce qui en soi constitue
une première façon de transcender le banal, mais elle permet
également, de façon plus essentielle, de comprendre que la
problématique du banal et du singulier trouve chez Duras un écho
dans une conception particulière de l'écriture. Celle-ci met un
point d'honneur à souligner l'importance de la dimension subjective qui
permet l'actualisation d'un énoncé et qui accompagne la
production du sens, où la catégorie du banal est
transcendée peut-être également du fait qu'elle passe par
un sujet percevant.95(*)
1.2. Pléonasme, redondance,
répétition
La répétition d'éléments
fonctionnels tels que ceux analysés précédemment constitue
en elle-même un autre opérateur de singularisation.
Doneux-Daussaint96(*),
à l'instar des nombreux critiques qui l'ont
précédée, a souligné la saturation dans certains
textes de Duras de ces expressions stéréotypées, non
informatives, et qui deviennent autant de véritables
stéréotypes de l'écriture durassienne, de telle sorte que
Duras peut être si facilement pastichée, comme la charge de
Rambaud en témoigne97(*).
À titre indicatif, en reprenant l'exemple des formules
qui dénotent la prise de parole, une recherche sommaire dans le corpus
informatisé Frantext98(*) permet de prendre conscience de l'ampleur du
phénomène et du caractère légitime des critiques
adressées à Duras sur ce point : le nombre d'occurrences des
mots « dit » et « demande » se chiffre
respectivement à 152 fois et 29 fois pour L'Amant, à 177
fois et 2 fois pour Moderato Cantabile.99(*) L'Amant de la Chine du
Nord, qui ne figure pas dans Frantext, laisse supposer un
échantillonnage assez similaire, voire un nombre plus
élevé d'occurrences, étant donné qu'il se compose
dans une plus large mesure, comparativement à L'Amant, de
discours rapporté.
À l'instar du premier opérateur de
singularisation, ce procédé convoque un usage habituel, dans des
conditions telles qu'il cesse pourtant d'être banal. L'interminable
retour du même, la fréquence d'apparition si élevée
de même formules, induisent sur le plan poétique un effet de
litanie ou d'écho, et semblent indiquer, sur le plan
interprétatif, que la prise de parole dénotée par ces
verbes est tout aussi importante que ce qui est dit. Dans des romans où
l'action est souvent réduite à la portion congrue, elle signale
sans aucun doute que l'essentiel de l'action se joue dans les dialogues des
personnages entre eux, fortement marqués par la dimension
émotionnelle. Le message à faire passer, même incomplet,
même incommunicable100(*), acquiert sa force précisément dans
l'affirmation et la réitération presque abusives de son
existence. La prise de parole, thématisée dans le cas
présent par le summum de la banalité, du fonctionnel,
est ainsi le lieu d'émergence, grâce à la redondance, d'une
parole singulière. La mise en mots durassienne, en transfigurant d'une
part le banal du sens par le biais de pléonasmes et en se forgeant
d'autre part une singularité propre grâce à la
réitération du fonctionnel, rappelle pourtant dans le même
temps, et de façon lancinante, à quel point elle est
viscéralement liée au banal. De la combinaison de deux
éléments neutres naît le singulier ou, autrement dit, du
redoublement du banal, on obtient le singulier. Le réemploi d'un
même syntagme à l'intérieur d'un texte vise à
raviver la force poétique variable d'une même
parole et à montrer la valeur de l'acte d'énonciation dans la
production du sens. Car comme le relève avec pertinence Van den Heuvel,
« en faisant réapparaître les mêmes
énoncés, on les "débanalise", paradoxalement : le
lecteur cherchera ce qui reste de ces débris et
découvrira que le sens qu'il en tire dépend de son imagination
individuelle et de sa participation active. »101(*)
La répétition d'éléments
fonctionnels n'est de loin pas le seul dispositif de (sur)exploitation de la
redondance chez Duras. Certains passages descriptifs sont eux aussi
touchés par une forme de surenchère, tout à fait sensible
dans le passage suivant, tiré de L'Amant :
Le crépuscule tombait à la même heure
toute l'année. Il était très court, presque brutal.
À la saison des pluies, pendant des semaines, on ne
voyait pas le ciel, il était pris dans un brouillard uniforme que
même la lumière de la lune ne traversait pas. En saison
sèche par contre le ciel était nu,
découvert dans sa totalité, cru. Même les nuits sans lune
étaient illuminées. Et les ombres étaient
pareillement dessinées sur les sols, les eaux, les routes, les murs.
Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire
ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu
était plus loin que le ciel, il était
derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde.
Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure
brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute
couleur. Quelquefois, c'était à Vinhlong, quand ma
mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on
allait dans la campagne voir la nuit de la saison
sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère.
La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence,
dans des trombes de silence et d'immobilité. L'air était
bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette
palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit
éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu'aux
limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune
pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits
était celui des chiens de la campagne. Ils hurlaient au
mystère. Ils se répondaient de village en village jusqu'à
la consommation totale de l'espace et du temps de la nuit.102(*)
La narratrice évoque dans ce passage le climat
particulier de l'Indochine de son enfance, et se remémore les nuits
passées dans la campagne en présence de sa mère, ce qui
donne lieu à une description de ces moments privilégiés.
De ce court extrait émane une charge poétique très forte,
dont la beauté et la puissance d'évocation conduisent à le
faire se détacher singulièrement de son environnement textuel
immédiat. Expérience des plus communes et d'autant plus
quotidienne qu'elle est éternellement cyclique, la nuit figure tout
simplement un de ces éléments qui, comme le souligne Alfandary,
représentent « le monde en tant qu'il arrive au sujet, en tant
qu'il le touche, en tant qu'il manifeste sa
présence »103(*). Pourtant, toute banale que soit son
expérimentation par un individu, la nuit est sujette, dans
l'écriture durassienne, à un traitement clairement
débanalisant. Le lecteur se trouve en effet d'abord confronté
à la répétition dense de termes tels que nuit,
ciel, bleu, lumière, brillance et du
verbe d'état était104(*), pratique aux antipodes de la variation (par
utilisation d'un synonyme ou par recours au pronom représentant par
exemple) qui serait non seulement possible mais encore conseillée par le
bon usage, grand proscripteur de répétitions abusives. Bien loin
d'appauvrir le texte, cette itération produit ici encore un indubitable
effet d'écho, de rime, et, partant, de musicalité. L'impression
du même qui revient dans une sorte de litanie, d'éléments
qui résonnent de loin en loin porte à considérer le texte
non plus uniquement comme un objet sémantique mais aussi - et
peut-être surtout - comme un objet sonore. « Dans la
profération du mot, le signifiant résonne au sens où la
résonance de l'image acoustique se fait véritablement entendre,
tout comme une note de musique tenue longtemps à une certaine
intensité. »105(*) La nuit, en plus d'être ce
phénomène cyclique dû à la rotation de la Terre sur
elle-même, est alors aussi l'événement sonore qui se
produit lors de l'écriture et surtout de la lecture même des mots
sur la page.
À ces répétitions s'ajoutent d'autres
figures de style, dont la densité dans ces quelques lignes participe de
l'esthétique de la surcharge106(*) si caractéristique de l'écriture
durassienne : ce sont notamment le chiasme (je me souviens mal des
jours - des nuits, je me souviens), les oxymores (fusion
froide, la nuit éclairait, tombait [...] dans des
trombes de silence et d'immobilité), la métaphore
filée qui établit une comparaison entre la lumière de la
nuit et la pluie grâce aux termes cataractes et
trombes, ainsi qu'à l'évocation d'une sensation tactile
et visuelle (l'air peut être pris dans la main comme la pluie, il est
qualifié de bleu comme l'eau peut l'être). Si l'on en croit ces
figures, le moment de la nuit vient jeter un trouble dans l'organisation du
monde et sa représentation. Événement le plus dur à
appréhender qui soit du fait qu'il n'a aucune incidence sur les sens du
sujet percevant, hormis peut-être sur sa vue, mais dans ce cas pour
indiquer l'impossibilité de son exercice (la nuit est simplement
« noire » et l'acuité visuelle y est d'ordinaire
considérablement réduite, pour ne pas dire nulle), la nuit se
trouve en effet dotée, par le biais de métaphores et d'oxymores
tout sauf attendus, d'attributs propres à affecter les êtres, en
ce sens que les perceptions du corps et des sens font partie intégrante
de la description. Sont par exemple évoqués, dans un subtil
entremêlement, trois des cinq sens : la vue,
thématisée soit explicitement par les termes on allait
voir et limites de la vue, soit implicitement par des
notations de couleurs, de brillance, d'ombre ou d'intensité
lumineuse ; l'ouïe (silence, son des nuits,
hurlaient) ; et enfin, on s'en souvient, le toucher (on le
prenait dans la main). La nuit va jusqu'à s'humaniser, à
travers des notations de mouvement et d'action (traversait,
recouvrait, traînée qui traverse,
palpitation, immobilité). Le langage utilisé
relève de l'ordre cosmique et élémentaire, comme c'est
souvent le cas pour les paysages durassiens, et véhicule une charge
poétique très forte, grâce aux termes propres au domaine de
la nature et des éléments (eau, air, terre,
feu, crépuscule, saisons, pluies,
ciel, brouillard, lune, sols,
routes, éclairement solaire, lumière,
fusion, campagne, rive, fleuve).
L'affirmation de Cousseau, selon laquelle la poétique
descriptive, chez Duras, procède d'une simplification essentielle,
c'est-à-dire d'une forme d'évidement de l'espace réel, qui
vise à ne retenir que des motifs simples, ayant une valeur
emblématique, produit dans le cas présent une forte impression.
Encore une fois, il est important de noter que le traitement
réservé à la description de la nuit est certes
débanalisant, mais qu'il se fait pourtant au moyen du banal. Or, la
monotonie que peuvent susciter les répétitions ou le motif des
grandes étendues élémentaires n'est pas un sentiment
négatif mais plutôt ce qui nous met en résonance avec les
pulsations de notre corps et de l'univers. La mention de la couleur bleue,
qualificatif primordial de cette description de la nuit107(*), s'inscrit dans la
même visée. Elle signale « la voie par laquelle on
atteint l'affect pur, par laquelle s'effectue la rencontre immédiate
avec le monde sensible »108(*). Car le discours poétique vise l'ici-bas de
l'expérience immanente, immédiate et insaisissable, et non pas
quelque ailleurs poétique transcendant et inaccessible ; il est
celui de l'évidente présence du monde rendue par le langage.
L'événement décrit se reproduit alors dans
l'événement de l'écriture tout comme dans celui de la
lecture. C'est que la nuit est un procès, un devenir à
l'état pur, et le texte, dans sa matière même, s'efforce de
recréer cette réalité comme identique à
elle-même, à la faveur de la rythmique plus ou moins
ingénieuse de la répétition, la restituant sous la
forme d'un événement sonore, inscrit dans une temporalité
et une spatialité, notions qui sont d'ailleurs clairement
mentionnées dans le texte (temps de sa durée, temps
de la nuit, fond du monde, espace)109(*). La nuit est ce qui arrive
sur la page et ce qui l'occupe typographiquement, lors de
l'événement unique qu'est l'écriture aussi bien que lors
de l'événement potentiellement infini que représente la
lecture. « L'extraordinaire se dégage alors insensiblement de
l'ordinaire, du commun jaillit le singulier. Dans l'ordre du quotidien tonne et
détonne le réel. »110(*) En ce sens, le banal, le quotidien, le commun
constituent le véritable vivier poétique.
Les traitements semblables à celui qui vient
d'être détaillé sont suffisamment récurrents pour
pouvoir établir qu'il s'agit d'une pratique constitutive de la
poétique durassienne. Alors que l'extrait précédent
mettait en jeu la saisie d'un élément du monde sensible, le
segment suivant, tiré du même roman, a pour objet la dimension
humaine, puisqu'il s'attache à la description et à
l'appréhension de la singularité d'un être humain, tout en
s'appuyant sur le même procédé de
répétition :
Le corps d'Hélène Lagonelle
est lourd, encore innocent, la douceur de sa peau est telle, celle de
certains fruits, elle est au bord de ne pas être perçue,
illusoire un peu, c'est trop. Hélène Lagonelle
donne envie de la tuer, elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre
à mort de ses propres mains. Ces formes de fleur de farine, elle les
porte sans savoir aucun, elle montre ces choses pour les mains les
pétrir, pour la bouche les manger, sans les retenir, sans
connaissance d'elles, sans connaissance non plus de leur fabuleux pouvoir. Je
voudrais manger les seins d'Hélène Lagonelle
comme lui mange les seins de moi dans la chambre de la ville
chinoise où je vais chaque soir approfondir la connaissance de Dieu.
Être dévorée de ces seins de fleur de farine que
sont les siens.111(*)
Ce passage décrit le corps de l'amie intime de la
narratrice, Hélène Lagonelle, qui la fascine et l'obsède.
Outre les répétitions terme à terme mises en
évidence, qui rendent précisément sensible cette
obsession, ce paragraphe est également le lieu d'inscription de tout un
jeu de rappels sonores qui ne peuvent manquer de frapper le lecteur. Il s'agit,
pour en citer quelques-uns, des assonances en [e] et []112(*), et des innombrables
allitérations, telles celles en [l] (ou plus spécialement celle
du son [l])113(*), en
[m] comme merveilleux - mettre à
mort - mains, en [s], [?], [z] ou [f] comme les
magnifiques formes de fleur de farine, seins de fleur de farine
que sont les siens ou encore la chambre de la ville chinoise où
je vais chaque soir, et enfin en [d] et en [p] dans la douceur de sa
peau est [...] au bord de ne pas être perçue, illusoire un
peu. À relever encore, toujours pour souligner cette dimension
sonore, le jeu sur des mots phonétiquement très proches
grâce aux homéotéleutes corps/encore ou
telle/celle/elle situées au début du
deuxième paragraphe, et les paronomases tombait/trombes et
seins/siens, respectivement au milieu et à la
fin de ce même paragraphe. L'effet produit est le même que
précédemment, effet qu'a très subtilement décrit
René Payant :
[...] avec ces variations répétitives le texte
avance mais ne progresse pas. Ce bégaiement discursif peut laisser
croire que dans le texte ça cloche, mais il laisse surtout entendre
à travers la « catastrophe » sémantique les
sons réfléchis, les effets d'échos, l'ordre
catacoustique du texte. À écouter ainsi le
déroulement du texte, la fascination s'engendre du flot de paroles, du
flux phonique libéré.114(*)
Cette fascination, marquée en surface par ces
variations répétitives qui débutent dans le roman à
la page 89 déjà, a des échos bien plus profonds sur le
plan de la signification du texte. Elle sert en effet ici à interroger
la notion d'identité. Dans ce passage aussi bien que dans son
élargissement aux quelques pages précédentes et suivantes,
la récurrence du syntagme Hélène Lagonelle, nom
inventé de toute pièce par Duras sans qu'il ait jamais
été possible de le rapprocher d'un modèle115(*), renvoie
inévitablement, avec ses nombreuses allitérations en [l],
à la troisième personne du féminin
« elle »116(*), figure de l'autre, qu'il faut immanquablement
rapprocher du phénomène de passage de locuteur au statut de
délocuté, ce qu'une syntaxe particulière rend visible. Le
syntagme prépositionnel « pour - sujet -
infinitif » présent dans les propositions pour
les mains les pétrir, pour la bouche les manger dévoile non
seulement une appréhension impersonnelle de certains attributs
personnels du je-narrant (les mains, la bouche au
lieu de mes mains, ma bouche)117(*) alors même qu'il
s'agit de la transcription de sa propre obsession, mais aussi une
présentation morcelée des parties de son corps (mains,
bouche), comme s'il s'agissait d'éléments
détachés de lui-même, de sa propre identité. De
même, alors que serait attendu le possessif « mes
seins », c'est une hyberbate, les seins de moi, qui
est préférée car elle souligne l'équivalence
chiasmatique manger les seins d'Hélène Lagonelle -
mange les seins de moi, qui établit un nouveau rapprochement entre
le personnage et la narratrice. Cette formulation, là encore, montre que
le « je » de l'héroïne parle de
« soi » comme d'une troisième personne, que
« soi » est saisi comme un autre. Elle se veut la mise en
acte, par le texte, d'une dépersonnalisation qui n'est pourtant que
fantasmée. En effet, comme cela a déjà été
souligné à propos du pastiche de Rambaud118(*), Hélène
Lagonelle représente à la fois l'héroïne et son
contraire, celle que la narratrice aurait pu, mais n'aurait sans doute pas
voulu être, si la rencontre avec l'amant de Cholen n'avait pas eu lieu.
Ce désir ambivalent d'identité et d'altérité
transparaît clairement dans les lignes suivantes :
Elle ne sait pas qu'elle est très belle,
Hélène L. [...] Elle. Hélène L.
Hélène Lagonelle. Elle fera finalement ce que sa mère
voudra. Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown
[...] infiniment plus mariable qu'elle, Hélène
Lagonelle, elle, on peut la marier.119(*)
Les répétitions et les formulations
impersonnelles pointent donc sur la mise en scène du rapport de
l'altérité à l'identité, et révèlent
la dépersonnalisation du sujet. La saisie de l'identité de
l'être chez Duras se définit alors non pas par la reconnaissance
de caractéristiques propres à un être unique, mais par la
mise en évidence de traits généraux, de catégories
qui sont aussi bien des attributs de l'Autre, quand bien même, de
façon opposée, le chamboulement de l'ordre syntaxique
« attendu » permet un passage quasi imperceptible du banal
vers le singulier. On verra que la question de l'identité de
l'être est soumise à d'autres inflexions complexes dans le texte
durassien.
À ce stade de l'analyse déjà, un
questionnement sur la signification de l'utilisation du pléonasme sur le
plan de la poétique durassienne se révèle pertinent. Un
texte de Duras, né d'un film d'Adolfo Arietta sorti en 1972 peut fournir
quelques pistes, puisqu'il y est précisément question de cette
figure. En commentant l'oeuvre cinématographique intitulée Le
Château de Pointilly, Duras dit en effet de cette figure qu'elle
devient selon elle la structure même du film. L'attention portée
à cet élément, dont la prégnance dans l'oeuvre
durassienne est avérée, éclaire sans aucun doute quelques
zones de sa poétique, quand bien même ses déclarations
portent sur l'oeuvre d'un autre artiste120(*) :
Pourquoi cette nécessité d'en passer par le
pléonasme ? A mon avis parce que c'était la seule voie
possible pour arriver à rendre compte d'une donnée
générale à travers une donnée particulière
et cela, sans que l'histoire particulière, le vécu-par-une-seule,
ne l'emporte en importance, en intérêt immédiat, sur le
vécu-par-tous.121(*)
Avec ces lignes, Duras institue le pléonasme comme
filtre par lequel une donnée particulière parvient à
s'ouvrir au général. « Plus que l'anaphore du
substantif, la reprise systématique du même terme au pluriel
puis au singulier apparaît comme la marque la plus significative du
désir de totalité, le pluriel s'abolissant dans le singulier, un
singulier qui, ici, ne dépeint pas, ne particularise pas mais englobe,
[...] il désigne la somme des parties, la chose
entière. »122(*) Duras reconnaît en effet une valeur au
pléonasme parce qu'il est selon elle le trait d'union entre le
vécu-par-tous et le vécu-par-un-seul. Le vécu-par-tous a
ici clairement trait au banal, au sens de ce « qui est devenu
vulgaire à force d'être dit, utilisé,
vécu », sans que la nuance péjorative de cette
définition soit toutefois impliquée. C'est la notion de
répétition qui y est clairement inscrite et qu'il importe de
prendre en considération dans le cas présent. Car de même
que, du point de vue d'un stéréotype littéraire,
« un texte singulier ne suffit à constituer le
stéréotype », de même, sur le plan de
l'expérience, une donnée particulière ne suffit pas en soi
à constituer une donnée générale, car il faut
auparavant que cette donnée « ait été
assimilé[e] par une tradition, poli[e] par un usage multiple, selon un
processus déterminé, avant de ressurgir,
dépouillé[e] de ses traits contingents, sous la forme d'un
"modèle" d'expérience »123(*). Engendrés par un
mécanisme commun, répétitions, stéréotypes,
clichés, lieux communs et topoï se fondent en effet tous sur
l'itération dont ils ont fait l'objet : « C'est en
répétant que l'on use, c'est parce qu'il est
réitéré que le dit devient déjà-dit et entre
ainsi dans la sphère de la
stéréotypie »124(*). Or, chez Duras, le pléonasme constitue
précisément le procédé littéraire
destiné à figurer cet usage multiple, ce phénomène
d'usure généralisée produit par le passage du temps.
Ce faisant, Duras autojustifie sa critique en se
référant à - pour ne pas dire en construisant - une norme
propre à la création cinématographique et artistique en
général, présupposée dans ces lignes, qui pourrait
être formulée comme suit : « L'histoire
particulière ne doit pas l'emporter en importance, en
intérêt immédiat, sur l'histoire de
tous »125(*).
Ce « vécu-par-tous » est donc ce sur quoi porte
l'attention de Duras, son point de focalisation. Si le but visé est le
général au moyen du particulier, les analyses
précédentes ont pourtant montré que, sur le plan
stylistique, les procédés particuliers mis en oeuvre exploitent
le banal et le fonctionnel, desquels émane une singularisation de
l'écriture126(*).
Par conséquent, en confrontant la citation
d'Outside 2 à l'analyse des exemples de pléonasmes
durassiens, il s'ensuit un paradoxe : l'utilisation du pléonasme
étant la répétition du banal et le pléonasme de
l'extrait ci-dessus se définissant comme la répétition
d'une donnée particulière, on en arrive à une
équation du type : banal = histoire/donnée
particulière, dont la réitération conduit seulement alors
à la généralisation, au sort commun, qui constitueraient
le singulier, l'élément digne d'intérêt pour Duras.
Cette explicitation, dont l'artificialité ne parvient que difficilement
à résoudre le paradoxe, a du moins le mérite de
révéler l'appréhension complexe, par l'auteur, des
relations entre banal et singulier. On peut toutefois dire que
l'écriture parvient, dans certains îlots privilégiés
par l'exploitation du pléonasme et de la répétition,
à un éclat singulier, alors même que le point de
départ de la démarche est et doit être le particulier, le
singulier. Cette idée-force a été thématisée
à plusieurs reprises par Duras elle-même, dans des textes
critiques ou des commentaires. Elle ressort très fortement du fragment
ci-dessous :
M.D. [...] L'histoire des Juifs, c'est mon
histoire. Puisque je l'ai vécue dans cette horreur, je sais que c'est ma
propre histoire. Alors j'ai osé écrire sur les Juifs.
Mais tu vois, avec Aurélia Steiner, je n'ai pas
parlé des Juifs : j'ai parlé de quelqu'un, qui s'appelle
Aurélia Steiner qui est juive. De même que je ne peux pas
aborder les choses en général directement, mais c'est en
allant au plus particulier des choses que j'atteins les autres choses. Je
suis allée au plus particulier des Juifs en parlant d'elle, de cette
enfant que j'adore, qui est Aurélia.127(*)
Alors même que c'est le général qui
intéresse Duras, qui constitue la singularité à ses yeux
et qui est pour elle un véritable objectif à atteindre, c'est
uniquement en passant par le particulier qu'il lui est possible d'y parvenir.
Et ce particulier est fait, au risque de se répéter, de la
banalité du quotidien de chacun. Banal et singulier sont donc
étroitement dépendants, et sont abordés chez Duras, aussi
bien dans ses oeuvres que dans des textes critiques, selon une perspective
totalement renversée par rapport à la normale, rendant ainsi
éminemment complexe la distinction entre ces deux pôles. En
conséquence, il est légitime de parler d'une certaine
complémentarité entre le banal et le singulier, puisque l'un
appelle inévitablement l'autre. Cette complémentarité
soulève déjà, à ce stade de l'étude, une
question, à laquelle une tentative de réponse sera
apportée plus loin : y'a-t-il, du fait de cette alliance
étroite, une véritable différence entre ces deux
opposés ? Banal et singulier, n'est-ce finalement pas le
côté pile et le côté face d'une seule et même
pièce, inséparables l'une de l'autre, la différence
d'accent provenant tout simplement du point de vue que l'on adopte sur l'une ou
l'autre... ? Or, chez Duras, cette pièce est pour ainsi dire
sempiternellement tournée et retournée, dans le sens où
l'on est sans cesse déplacé d'une catégorie à
l'autre. Et c'est très précisément ce mouvement continuel
entre les deux qui est intéressant.128(*) Le banal semble parfois tel, parfois il tend vers le
singulier, tout comme le singulier peut se trouver
irrémédiablement attiré du côté du banal, en
fonction de variables aussi diverses que le lieu, le moment ou les sentiments
d'une personne.
1.3. Synecdoque, quotidien
Les éléments soulignés dans l'extrait
d'interview commenté ci-dessus pourraient aisément passer pour
une définition de la synecdoque. L'usage de cette figure du morcellement
et de la totalisation, paraît par sa nature un des lieux
particulièrement approprié pour être le
théâtre de l'étroit rapport entre le singulier et le
général. Non seulement elle permet de figurer la volonté
durassienne de généralisation à partir d'un
élément singulier, mais également d'approfondir une autre
dimension de la problématique du banal et du singulier, celle du
détail, du quotidien.
Plusieurs extraits montrent que la synecdoque, définie
comme un procédé de langage consistant à prendre le plus
pour le moins, la matière pour l'objet, l'espèce pour le genre,
la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel ou inversement, s'applique
à plusieurs objets dans le texte durassien, par exemple aux personnages
et à la structure du projet scriptural en lui-même, et qu'elle
est, parmi d'autres opérateurs de singularisation, au centre de la
problématique du banal et du singulier.
Pour commencer, dans L'Amant, l'union du
général au singulier par la synecdoque est un moyen pour donner
une cohérence et un sens à une expérience personnelle tout
en permettant l'ouverture du texte à une dimension universelle129(*). Renate Günther a
judicieusement souligné que Duras elle-même, dans un entretien
pour Le Nouvel Observateur130(*), avait décrit L'Amant comme une
"constante métonymie"131(*), déclaration qu'elle interprète comme
suit :
« The image of the China in L'Amant creates
a network of similarities between the people who are part of it. The narrator
herself, her lover and Hélène Lagonelle, despite their
differences, all belong to China. Thus, the man comes to resemble
Hélène through the narrator's association of both of them with
China (p. 92). [...] Part of the structural and thematic coherence of
L'Amant, then, lies in this metonymic web formed by the narrator's
memory of the people and places of her adolescent experience. »132(*)
Dans Moderato Cantabile ensuite, « les
alternances homme/Chauvin, femme/Anne Desbaresdes sont des synecdoques du genre
qui, posant l'identité du personnage, le situent simultanément
dans le singulier et le général et qui produisent le processus de
continuité par référence même à la
rupture : Homme/Chauvin = homme (du meurtre), Femme/Anne = femme
(tuée). »133(*) Contribuant au phénomène de
généralisation qu'offre la synecdoque, un procédé
de banalisation du singulier s'ajoute à ces alternances
particulièrement frappantes.134(*)
L'aspect fonctionnel, déjà évoqué
à propos de la redondance d'éléments purement utilitaires,
peut à nouveau ici être mis en exergue, dans le sens où
l'élément qui le représente l'unit par une relation
nécessaire à un élément général qui
le subsume. Duras a en effet la « manie » d'accrocher son
écriture à des éléments infimes, des points de
détail, qui vont renvoyer, par une relation de type synecdochique,
à une forme d'universalité. C'est que ce trait, qui touche le
domaine stylistique où il acquiert une dimension particulière par
la répétition, apparaît aussi sur le plan du contenu, par
le choix des sujets dont Duras traite ou des éléments qu'elle
développe dans son oeuvre, dont on lui a souvent reproché le
caractère banal, inintéressant.135(*)
Pour illustrer ce point précis, on peut penser à
certains romans, dont c'est un détail qui est choisi pour titre, comme
l'a évoqué Doneux-Daussaint : il y a notamment Moderato
Cantabile, Dix heures et demie du soir en été,
Les Petits chevaux de Tarquinia, La Pluie
d'été.136(*) La surexposition, par le biais du titre, de cet
aspect de la banalité que constitue le détail, lui permet
d'être transfiguré. On peut également mentionner ce
commentaire de l'auteur même, qui constitue une illustration probante du
type de sujet que privilégie Duras, même s'il concerne une oeuvre
cinématographique :
M.D. - Voilà. C'est drôle parce que c'est..., ce
que je montre là, c'est très quotidien, très
journalier, c'est..., ça se produit des millions et des
milliards de fois tous les jours et les gens ne le montrent pas. C'est vrai
qu'on vient de découvrir les moeurs des chats, maintenant, on ne les
connaissait pas. Et c'est l'animal le plus familier...137(*)
Marguerite Duras et Xavière Gauthier s'entretiennent du
film Nathalie Granger, produit en 1972, et plus
particulièrement d'une scène où Duras filme durant
près de quatre minutes les deux héroïnes alors qu'elles font
la vaisselle. Laure Adler, dans sa biographie de Duras, a également
évoqué le plan de huit minutes qui précède cette
scène, montrant ces deux femmes en train de débarrasser le
couvert d'une table, en le commentant comme suit :
Ce plan révèle l'esprit du film :
l'attention donnée à la matérialité des choses, le
respect porté aux gestes les plus quotidiens, le
désir de faire l'éloge de la
banalité.138(*)
Le banal est ici à comprendre au sens de
« caractère de ce qui est devenu vulgaire à force
d'être dit, fait, utilisé, vécu ». Ce banal est
celui que personne ne voit plus parce qu'il va de soi, masqué par les
oeillères de l'habitude, parce qu'il appartient à tout le monde
(« vulgus »), à la vie de tous les jours et parce
qu'il n'intéresse personne à force d'être sans cesse
reproduit. Le fait qu'il devienne chez Duras l'objet d'une exposition
évidente, d'une forme d' « éloge »,
prouve la dimension positive, soulignée avec justesse par Laure Adler,
que l'auteur lui reconnaît. Le terme « quotidien »,
utilisé à la fois par Duras et Adler, est intéressant dans
la mesure où il a un rapport étroit avec la
répétition. La répétition peut en effet engendrer
un sentiment de monotonie (lié à l'épuisement du contenu
émotionnel et cognitif de l'objet, autrement dit à l'habitude),
mais en soi « elle ne vide pas l'objet, elle lui donne au contraire
un surcroît d'existence. C'est que l'objet, tout familier qu'il soit,
soutient une activité fantasmatique, projective, dont il est à la
fois le commencement et la fin. Par là, il échappe à une
banalisation qui, elle, consacre la rupture avec
l'imaginaire »139(*). C'est en ce sens que le banal durassien
échappe à la banalité... Le banal constitue le singulier,
l'intéressant pour Duras, précisément parce qu'il se
répète, parce que cette répétition est selon ses
propres dire la preuve d'un lieu de communion entre tous les hommes, d'une
dimension collective de l'expérience140(*), et parce que le déjà-dit est
enraciné dans le collectif (le groupe, la société, la
culture).141(*) C'est
donc par l'exposition que le banal est transfiguré, exposition induite
par la répétition en tant que telle, ainsi que par la
durée (celle du plan filmique sur les deux femmes en l'occurrence).
L'alliance du banal et du quotidien avec le singulier à
travers la synecdoque, de même que la dimension répétitive,
sont déjà présentes dans un texte antérieur
à celui tiré de Nathalie Granger, ce qui tend à
prouver que ces caractéristiques scripturales et thématiques
imprègnent profondément et durablement une part
considérable de l'oeuvre durassienne. Il s'agit de Hiroshima mon
amour, scénario et dialogues du film portant le même titre,
publié en 1960 aux Éditions Gallimard142(*) :
Histoire banale. Histoire qui arrive chaque jour, des milliers
de fois. Le Japonais est marié, il a des enfants. La Française
l'est aussi et elle a également deux enfants. Ils vivent une aventure
d'une nuit.
Mais où ? À HIROSHIMA.
Cette étreinte, si banale, si
quotidienne, a lieu dans la ville du monde où elle est le plus
difficile à imaginer : HIROSHIMA.143(*)
Le banal est ici mis en tension avec l'exceptionnel, le rare,
représenté d'une part par la ville de Hiroshima, que l'Histoire a
définitivement singularisée par le tragique
événement de la bombe atomique, et, d'autre part, par l'histoire
d'un « amour particulier », dont le statut exclusivement
fictif est par ailleurs clairement indiqué. Pourtant le lien du
particulier au général est intelligible si l'on réalise
que l'aberration de l'événement unique représenté
par Hiroshima est, dans la perspective durassienne, la synecdoque de l'horreur,
de la mort et de la destruction généralisées,
conséquences de la guerre, clairement qualifiée
d' « éternelle »144(*). De même, l'histoire
unique, personnelle des deux amants, qu'elle choisit de mettre en scène
dans ce lieu particulier, est quant à elle la synecdoque de l'amour, une
de ces données universelles145(*) que sont pour Duras l'érotisme, l'amour, le
malheur, ce que rappelle d'ailleurs la qualification banalisante
« histoire de quatre sous »146(*) qui lui est attribuée
en fin de roman. La hiérarchisation de ces données dans le
système de pensée durassien est d'ailleurs clairement
exprimée : l'amour « toujours [...] l'emportera sur
Hiroshima »147(*), c'est-à-dire sur la puissance destructrice
de la guerre. Faire s'entrelacer ces deux histoires permet une contamination
réciproque de l'une sur l'autre, les deux ayant « pour
particularité de se réciter et de se répéter chaque
soir »148(*).
Le « halo particulier » de Hiroshima rejaillit sur
l'histoire d'amour jusqu'alors banale et quotidienne, tout comme la
banalité de l'amour qui a lieu dans cette ville permet de transcender
l'horreur à laquelle celle-ci renvoie. Dès lors, l'histoire
singulière du livre devient en quelque sorte la synecdoque de toutes les
histoires possibles qui pourront s'engendrer à Hiroshima (comme si
Hiroshima, par sa mise en évidence, devenait le lieu de la
répétition originaire149(*)). « La répétition joue ici
de telle sorte qu'une seule histoire peut engendrer toutes les histoires
possibles, de même que toutes les histoires possibles (se) reproduisent
(en) une même complication. »150(*) Par la répétition, l'histoire d'un
amour particulier transfigure la singularité, et va même
jusqu'à transcender l'interminable répétition de
l'Histoire qui a eu lieu, encore, à Hiroshima (des milliers de morts en
un seul jour).
Si la dimension tragique de Hiroshima est tellement forte
dans le livre, c'est aussi très certainement parce qu'elle a
été intensément vécue par l'auteur elle-même.
Le vécu personnel de l'écrivain devient alors la source et une
des explications possibles de cette tension entre le collectif et le singulier,
que les déclarations suivantes expriment très clairement :
Encore aujourd'hui, Hiroshima reste irréel, je me
demande comment un président peut donner cet ordre. Au moment où
ça a eu lieu, j'étais dans une maison de déportés,
avec mon mari qui marchait avec des béquilles, il sortait du camp. Je
n'avais pas un sou. Ce jour-là, j'ai ouvert le journal, je n'ai pas pu
le lire. Je me suis mise à pleurer. C'était un
événement personnel. Il n'y a rien d'aussi violent, d'aussi
horrible. Un paroxysme ressenti de manière collective et
immédiate.151(*)
De fait, Hiroshima mon amour a été
écrit par Duras en se basant sur la notion selon laquelle la destruction
atomique de Hiroshima et les conséquences psychologiques de la
Deuxième Guerre mondiale sont des expériences destructrices si
horribles que leur représentation juste et adéquate est
impossible. Dans l'optique durassienne, la représentation de la douleur
et de l'horreur de tels événements est possible seulement si elle
est médiatisée par les expériences humaines de l'amour et
de la mort.152(*) « Duras's language [...], a
"discourse of blunted pain" [...] denotes the failure of language to represent
horror and to recreate history. It is only through mediation of personal pain
and sorrow that historical atrocities can be represented »153(*). Ce nouvel éclairage
permet de mieux comprendre l'infléchissement que subissent les deux
« histoires » dans la suite du passage :
Rien n'est « donné » à
HIROSHIMA. Un halo particulier y
auréole chaque geste, chaque parole, d'un sens supplémentaire
à leur sens littéral. Et c'est là un des desseins majeurs
du film, en finir avec la destruction de l'horreur par l'horreur, car cela a
été fait par les Japonais eux-mêmes, mais faire
renaître cette horreur de ces cendres en la faisant s'inscrire en un
amour qui sera forcément particulier
et « émerveillant ». Et auquel on croira davantage
que s'il s'était produit partout ailleurs dans le
monde, dans un endroit que la mort n'a pas conservé.154(*)
L'« histoire » unique,
particulière, d'une femme française et d'un Chinois que le livre
raconte a lieu dans la ville de Hiroshima reconstruite, dont la banalité
est soulignée plus avant dans le texte :
Arbres.
Eglise.
Manège.
Hiroshima reconstruit.
Banalité.155(*)
Le fleuve.
Les marées.
Les quais quotidiens de Hiroshima
reconstruit.156(*)
Les rues de Hiroshima, les rues encore. Des ponts.
Passages couverts.
Rues.
Banlieue. Rails.
Banlieue.
Banalité
universelle.157(*)
Et l'on s'aperçoit que, de façon tout à
fait similaire, la « petite » histoire d'amour est à
son tour qualifiée de banale. S'y substitue pourtant, dans un nouveau
renversement, l'expression « amour qui sera forcément
particulier ». De même, il est évident que Hiroshima est
elle aussi singularisée, d'une part par la typographie (usage des
capitales), d'autre part par le vocabulaire (halo particulier) et
d'autre part encore par la syntaxe (mise en évidence en fin de phrase,
usage du superlatif le plus difficile et opposition contrastive par
rapport à la formule généralisante partout
ailleurs). Lui est donc assignée une particularité qui
l'extrait de la perception habituelle qu'on peut en avoir. Dans une
perméabilité des notions de banal et de singulier qui en devient
presque vertigineuse, la ville comme l'histoire amoureuse sont
qualifiées tour à tour de particulière et d'universelle.
C'est le développement de l'histoire entre les deux
amants qui va permettre de dépasser cette ressemblance surprenante.
Mohsen analyse en effet que le fait de souligner la trivialité de la vie
quotidienne ainsi que l'apparente déconnexion de Hiroshima avec
l'Histoire sont les traces de la présence de l'événement
comme perte ou absence (l'ombre
« photographiée » sur la pierre d'un disparu de
Hiroshima158(*)),
qui reflètent d'autres pertes, plus personnelles. Le fait qu'elle se
trouve à Hiroshima permettra à l'héroïne de
développer une relation spécifique à la ville, de
même qu'une intériorisation de son emplacement, qui rend possible
la création d'une mémoire personnelle d'Hiroshima et
l'appréhension d'un temps qu'elle n'a pas vécu. Car l'une des
questions centrales que pose Hiroshima mon amour est celle de
l'accès subjectif à l'Histoire, ou à un
événement historique spécifique.159(*) La présence de
plusieurs subjectivités (celle de l'héroïne, celle du
Japonais160(*) et celle
du narrateur-auteur aussi bien) explique par conséquent la tension
complexe - et peu aisée à éclaircir, dans le cas
présent - entre banal et singulier qui se dégage des extraits
analysés.
La richesse de ces deux interprétations, qui, loin de
s'opposer, se complètent, provient précisément de leur
caractère non définitif, car elles laissent en suspens la
question d'une détermination précise de ce qui est banal ou
singulier, du fait qu'elles sont le reflet d'une subjectivité (celle des
personnages tout autant que celle de l'auteur). Elles tendent également
à prouver que, dans l'optique durassienne, aucune valeur ne peut se
réduire à une stricte opposition binaire.
Un autre épisode, exploitant la synecdoque à
propos d'un sujet qui pourrait paraître parfaitement anecdotique, permet
de dépasser la question particulière de la mémoire et de
l'oubli qui était au centre de Hiroshima mon amour, et de
cerner, plus généralement, à partir d'une telle mise en
scène du banal et du singulier, le processus créateur chez
l'écrivain. Il s'agit du fameux épisode de l'agonie d'une
mouche161(*), qui
s'étend sur près de huit pages162(*) :
La mort d'une mouche, c'est la
mort. C'est la mort en marche vers une certaine fin du monde, qui
étend le champ du sommeil dernier. On voit mourir un chien, on voit
mourir un cheval, et on dit quelque chose, par exemple, pauvre bête...
Mais qu'une mouche meure, on ne dit rien, on ne consigne pas, rien.
Maintenant c'est écrit. C'est ce genre de
dérapage-là peut-être - je n'aime pas ce mot - très
sombre, que l'on risque d'encourir. Ce n'est pas grave mais c'est un
événement à lui seul, total, d'un sens
énorme : d'un sens inaccessible et d'une étendue sans
limites. J'ai pensé aux juifs. [...]
C'est bien aussi si l'écrit amène à
ça, à cette mouche-là, en agonie, je veux dire :
écrire l'épouvante d'écrire. L'heure exacte de la mort,
consignée, la rendait déjà inaccessible. Ça lui
donnait une importance d'ordre général, disons une place
précise dans la carte générale de la vie sur la
terre.163(*)
On retrouve ici, note Michelucci, la permanence de la
juxtaposition entre un trop-plein, insupportable à crier, mais qui est
présenté dans le récit avec une densité
extrême (dans ce cas, l'horreur des camps, évoquée avec la
phrase lapidaire J'ai pensé aux Juifs qui fait un rapide
parallèle avec l'extermination nazie) et une trivialité qui ne
mériterait normalement aucune attention, la mort d'une mouche,
événement dont l'évidence et l'insignifiance
n'arrêtent a priori le regard de personne, mais qui en
réalité en vient à occuper un espace textuel
démesuré, le plus sérieusement du monde et sans la moindre
conscience d'une ironie. « Consignés d'un même geste
dans le livre, le colossal et le minuscule, le trop et le pas assez,
s'illuminent mutuellement. »164(*) C'est que « l'usage du
stéréotype est une manière de dire la vanité du
stéréotype sans le récuser, de marquer l'usage du lieu
commun pour venir tout à la fois à l'expression de soi et
à la visée du réel. [...] Le poète empereur de
l'empire des signes et des stéréotypes est encore le poète
de l'anonymat des stéréotypes et finalement vulnérable
à ces stéréotypes, non pas tant parce qu'ils sont
mensongers que parce qu'ils sont fixés - et qu'ils figurent le figement
de l'écriture singulière. »165(*)
Ce danger de figement que représente l'usage du
stéréotype est dépassé chez Duras par cette
dialectique si remarquable qui soude le banal au singulier, car elle touche
dans ce cas précis à ce qui est au coeur du processus
d'écriture, c'est-à-dire ce qui fait que l'on passe du
réel à la littérature. Dans le passage ci-dessus, Duras
montre en effet de façon notable ce
« déplacement » du réel qu'opère la
littérature : non seulement l'événement fait texte,
comme l'indique l'expression Maintenant c'est écrit, mais
surtout il fait sens, il constitue un événement à lui
seul, total, d'un sens énorme : d'un sens inaccessible et d'une
étendue sans limites. Le regard de l'écrivain
opère un travail qui consiste à épaissir l'évidence
du réel d'un sens d'une étendue sans limites, à
signifier comment l'agonie d'une simple mouche renvoie à la conscience
tragique de l'humanité, c'est-à-dire à la mort, mais aussi
à l'indifférence intolérable qu'on peut lui manifester, et
par conséquent renvoie, par le rapide parallèle
déjà évoqué, à l'extermination des Juifs,
aux « peuples colonisés », à « la
masse fabuleuse des inconnus du monde, les gens seuls, ceux de la solitude
universelle »166(*). Ce renvoi est d'ailleurs clairement formulé
quelques pages plus loin, par une tournure à construction
parallèle qui pourrait aussi bien être une définition de la
synecdoque :
La mort de n'importe qui c'est la mort entière.
N'importe qui c'est tout le monde.167(*)
Du réel, on est donc déplacé vers la
construction fantasmatique, c'est-à-dire vers la mise en place d'une
histoire, et donc vers l'élaboration du sens, un sens singulier qui ne
saurait se confondre totalement avec la véracité des
faits.168(*)
La littérature que produit Duras est donc une
littérature qui fait intervenir la banalité quotidienne (le
détail) comme l'expérience d'un vécu intense, celle-ci
étant transportée, par le biais de l'écriture, vers
l'illimité :
C'est une sorte de multiplicité qu'on
porte en soi, on la porte tous, toutes, mais elle est
égorgée ; en général, on n'a guère
qu'une voix maigre, on parle avec ça. Alors qu'il faut être
débordée... 169(*)
1.4. Oxymoron
Cette banalité, quand elle est
thématisée dans le texte durassien, est également le lieu
d'apparition privilégié d'une autre figure de style. Elle
apparaît en effet souvent sous la forme d'un oxymore, autrement dit
l'exact opposé du plat et du sans-relief, qualités attendues du
banal, s'il en est.
M.D. : C'est ce bal, et la rencontre de
cette femme. J'ai essayé de la faire parler très longtemps, enfin
toute une journée, et elle n'a jamais parlé. C'est-à-dire
qu'elle a parlé comme tout le monde, avec une
banalité extraordinaire, une banalité
remarquable. Elle croyait que j'étais un docteur et elle a
parlé pour paraître être comme tout le monde. Et plus
elle le faisait, si vous voulez, et plus elle était
singulière à mes yeux.
C'était très impressionnant.170(*)
Dans cette interview donnée à la
télévision en 1964 à propos du Ravissement de Lol V.
Stein, Duras parle de la figure féminine qui a inspiré
l'héroïne de son roman. Il s'agit d'une femme qu'elle a
rencontrée à un bal de Noël donné dans un asile
psychiatrique des environs de Paris, et qui l'a beaucoup frappée. Le
passage évoque leur rencontre, après que Duras a cherché
à la revoir et à lui parler. En décrivant leur dialogue,
l'écrivain le qualifie à deux reprises au moyen de l'expression
comme tout le monde. Cette tournure révèle une forme de
typisation du banal, implique par conséquent la notion de
« type », avec laquelle le banal se confond dans le cas
présent. « Le typique est une manière de signifier que
le personnage est identique à lui-même parce qu'il n'a pas
d'identité propre »171(*). Le manque d'identité propre est par
conséquent ce qui le situe dans la masse uniforme des individus et ce
qui l'empêche de s'en distinguer. Si cette femme incarne, comme le laisse
entendre la répétition de l'expression comme tout le
monde, le type du banal, tout le problème réside dans le
fait qu'on le remarque, qu'elle peut être reconnue comme
représentant ce type. Cela signifie que l'on sait ce qui est banal (ou
ce qui ne l'est pas). Ce qui passe inaperçu est alors paradoxalement
reconnu comme pouvant être distingué. Les deux tournures
oxymoriques concentrent rien moins, on l'aura compris, que toute cette
problématique.
Le passage qui englobe la mise en exergue citée au
début de cette étude formule cette problématique en des
termes similaires :
On me laisse sortir. Je suis très
fatiguée. Trop jeune pour souffrir, dit-on. Il fait
doux, dit-on. Huit mois déjà,
dit-on. Mes cheveux sont longs. Personne ne passe. Je n'ai
plus peur. Voilà. Je ne sais pas à quoi je m'apprête... Ma
mère surveille ma santé à cet effet. Je surveille ma
santé. Il ne faut pas trop regarder la Loire, dit-on.
Je la regarderai.
Des gens passent sur le pont. La banalité est frappante
parfois. C'est la paix, dit-on. Ce sont ces gens qui
m'ont tondue. Personne ne m'a tondue. C'est la Loire qui me prend les
yeux. Je la regarde et je n'arrive plus à les retirer de l'eau. Je ne
pense à rien, à rien. Quel ordre.172(*)
L'intérêt de l'oxymore et de son exploitation
dans diverses oeuvres réside dans le fait qu'elle est le reflet d'une
subjectivité ou d'un regard particulier qui dépend de
circonstances bien précises : l'héroïne de
Hiroshima mon amour, qui porte le nom de Riva dans les appendices du
texte, a été « la petite tondue de
Nevers »173(*). Durant près de huit mois, elle a
été enfermée dans la cave de la maison par sa famille
parce qu'elle criait pour son amant mort, un Allemand. Lorsqu'elle devient
raisonnable - elle comprend que ses émotions doivent être tues -
elle peut en sortir. C'est alors avec un regard nouveau qu'elle observe le
monde extérieur, auquel elle renaît, se distinguant en cela des
gens qui l'entourent et du discours nivelant du « on dit »,
explicitement évoqué par la répétition du
dit-on. L'oxymore signifie alors que la banalité de gens qui
passent sur le pont est frappante « pour elle », à
cet instant précis de sa vie, circonstance particulière
indiquée par l'adverbe parfois. La subjectivité que
reflète l'oxymore était, dans l'entretien au sujet du personnage
de Lol V. Stein, celle de Duras elle-même, transposée par
l'expression singulière à mes yeux. Ces termes indiquent
d'ailleurs parfaitement le renversement de perspective qu'opère Duras,
palpable non seulement dans ses interviews mais également dans ses
textes : le banal et la banalité deviennent proprement une
« singularité » pour elle.
Là où cette façon d'envisager le banal
devient piquante, c'est lorsque l'on s'aperçoit que Duras utilise le
même type de formulations oxymoriques en parlant
d'elle-même :
Moi je ressemble à tout le monde. Je crois que jamais
personne ne s'est retourné sur moi dans la rue. Je suis la
banalité. Le triomphe de la
banalité. Comme cette vieille dame du livre : Le
Camion.174(*)
Il est d'ailleurs intéressant de se
référer au texte du Camion, qui a été
l'objet de si fréquents commentaires par rapport à cette question
de la banalité :
M.D. :
[...]
C'est une femme comme ça, tous les soirs elle
arrête des autos, des camions. Et puis elle raconte sa vie à qui
se trouve là.
Chaque soir, elle raconte sa vie pour la première fois.
Elle est plus ou moins écoutée, mais peu lui importe.
Silence.
G.D. :
Comment serait-elle ?
Comment est-elle ?
M.D. :
(Temps.)
Petite.
Maigre.
Grise.
Banale.
Elle a cette noblesse de la
banalité.
Elle est invisible.175(*)
Cette vieille dame, dont la vie comporte une dimension
répétitive très marquée, est décrite au
moyen de plusieurs adjectifs, qui se trouvent pour ainsi dire englobés
dans l'oxymore final noblesse de la banalité. Cette formulation
contribue déjà, ne serait-ce que sur le plan purement
linguistique, à remettre en question le caractère
« banal » de la banalité. Tout se passe comme si
l'adjectif banal, contaminé dans un premier temps par la
connotation négative des adjectifs petite, maigre,
grise auxquels il est juxtaposé d'une manière
conclusive, était ensuite complètement
récupéré par la valeur positive dont est
auréolé le mot noblesse, qui donne par la même
occasion, de façon rétroactive, un nouvel éclat à
tous les termes précédents. L'adjectif invisible, sur
lequel se clôt le passage, provoque ensuite une deuxième remise en
question, au niveau de sa signification propre, en ce sens qu'il renvoie au
paradoxe explicité dans le commentaire à propos de Lol V.
Stein : si cette femme est invisible, personne ne peut la remarquer, et
elle ne peut par conséquent recevoir des qualificatifs sans devenir
l'exact opposé de ce qu'elle est, à savoir visible...
Dans l'optique durassienne, ainsi que cela a été
mis en évidence, c'est précisément parce qu'une personne,
un objet, sont banals qu'ils frappent si fortement. La puissance d'impact du
banal est d'ailleurs très fréquemment véhiculée par
les termes antithétiques accolés au mot
« banalité » dans les oxymores
étudiés. Une valeur est donnée à la banalité
parce qu'elle est en soi si insignifiante qu'elle doit signifier
quelque chose de plus que ce qu'elle est, comme si elle cache quelque
chose derrière une surface qui doit contenir plus.176(*)
Un entretien très intéressant, qui vaut la peine
d'être cité dans sa version longue, ouvre une piste sur la valeur
que Duras accorde à cette banalité, de quelle façon
celle-ci est en quelque sorte transcendée. Il est toujours question de
la femme du Camion :
Dominique Noguez. J'allais simplement vous
faire remarquer qu'il est dit qu'elle ne fait rien, qu'elle n'a jamais rien
fait. Qu'elle ne sait pas qu'elle existe, qu'elle n'a pas d'identité...
effectivement, elle n'est presque rien.
Marguerite Duras. Elle change d'histoire.
L'histoire qu'elle raconte tous les soirs n'est jamais la même. [...]
Elle est très affolée quand on lui demande son identité,
quand on lui demande ce qu'on demande à tout le monde tout le
temps : « Qui êtes-vous ? ». Elle ne sait
pas où elle est. Donc elle ne sait pas qui elle est. Elle n'est
embarquée nulle part, dans aucun véhicule. Ni celui du langage,
ni celui d'un travail quelconque, ni celui d'une mission quelconque. Elle est
déconnectée de tout, de la société. Mais
déconnectée de telle sorte qu'elle est en relation très
serrée et très essentielle... avec quoi ? Elle l'est, mais
avec quoi ?
D.N. Avec l'ensemble ?
M.D. Avec l'ensemble ? C'est ce que je
nomme « l'ensemble », depuis beaucoup de temps, faute d'un
autre mot. Quelquefois, maintenant, je dis « Dieu ».
Puisque le mot est là. Pratique. C'est un beau mot, court, ça
change aussi. Je ne parle pas de Dieu, je parle du mot. Le mot est là,
donc, pas par hasard. Les gens en avaient besoin. Pour désigner
l'ensemble. Quand je dis : « ensemble », j'esquive le
mot « Dieu ». Il est tantôt dit, tantôt
esquivé. Qu'il soit dit ou tu, il est là. Je crois qu'il faut le
prendre comme ça... [...]
D.N. Est-ce que, lorsque vous décrivez
cette femme qui ne fait rien, qui ne se définit pas par ce qu'elle fait,
qui ne sait pas exister, qui est invisible... C'est une définition du
regard, une sorte de regard qui porte sur le tout ?
M.D. Oui. C'est une définition de
l'occupation du temps qui m'importe beaucoup. Cette femme occupe son temps
d'une façon que j'envie. C'est peut-être mon modèle, cette
femme. Ce que j'aurais préféré être. Et avec
ça, elle essaie de paraître comme tout le monde. Par exemple, elle
a une valise : c'est pour mieux mentir. C'est pour mieux raconter des
histoires. Je suis sûre que la valise est vide. Ou bien il y a des vieux
journaux dedans. Elle s'habille de noir, comme les vieilles femmes de la
province. Elle est au courant des choses. Elle connaît l'asile des fous.
Même si elle n'y est pas. Elle fait du stop. Elle sait bien en faire. La
description physique de cette femme correspond à la mienne. Je la vois
comme moi. C'est la seule fois où ça me soit arrivé, dans
la littérature et dans le cinéma. Je me suis vue. Avec cette
valise. La banalité. J'ai pensé à
moi.177(*)
La banalité représente visiblement pour Duras un
révélateur privilégié de l'essentiel, du
mystère général de l'existence, nommé
imparfaitement ici par les termes « ensemble »,
« Dieu ». Pourtant, ce qui n'est pas clair, c'est si la
banalité est l'essence même de cette dame (elle n'est presque
rien, invisible, la banalité)178(*) ou si elle est un masque
derrière lequel se cache une singularité propre
(interprétation induite par les termes paraître comme tout le
monde, mentir, raconter des histoires), celle d'une
sorte de voyante qui sait tout, qui est en lien avec l'essentiel mais qui ne
veut pas le montrer. Cette question insoluble, celle de l'identité du
sujet (qui se pose, dans la problématique du banal et du singulier, en
termes d'individuel vs collectif), est le reflet du texte, qui la pose
explicitement : « Qui
êtes-vous ? » Le texte poserait alors une nouvelle
définition de l'identité, une identité qui en passe par
son absence, c'est-à-dire une identité dont la principale
caractéristique est de n'en avoir pas, une identité en creux en
somme. Quoi qu'il en soit, être ou paraître banal permet
d'être au courant des choses, selon ce qui transparaît de
ces quelques lignes d'interview. C'est là que réside
peut-être l'essence de l'être humain, selon Duras.
Ce faisant, il va sans dire que la comparaison
qu'établit Duras, en fin de passage, entre cette vieille dame et
elle-même vise indirectement à l'éloge de sa propre
personne, puisqu'en déclarant ressembler à cette femme - qui n'a
d'ailleurs d'autre existence que sous sa plume - elle s'attribue implicitement
les qualités qu'elle lui reconnaît, à savoir de
posséder le langage caché du monde et d'être en relation
avec le tout. Une forme d'adéquation se produit par ce biais entre
l'auteur réel et l'auteur inscrit, qui témoigne du souci constant
chez l'écrivain de faire coïncider son être réel et
son être écrivant.179(*)
Elle qui n'en est pas à un paradoxe près, a
d'ailleurs tout autant pris goût à faire l'éloge de sa
propre personne et de ses écrits - ce que d'aucuns ont volontiers
qualifié d'autosuffisance, défaut qui lui a vivement
été reproché - qu'à se décrire comme la
banalité incarnée. Quelques déclarations de
« modestie » durassienne, parmi les plus percutantes, ne
manquent en effet pas d'interpeller :
Je n'ai jamais été prétentieuse.
Écrire toute sa vie, ça apprend à
écrire. Ça ne sauve de rien.
Le mercredi 19 avril, 15 heures, rue
Saint-Benoît.
Il se trouve que j'ai du génie.
J'y suis habituée maintenant.180(*)
Que penser d'une personne qui affirme ne pas être
prétentieuse et qui déclare sur un ton tout aussi absolu,
quelques lignes plus loin, avoir du génie181(*) ? L'attitude
ambivalente de Duras par rapport à la banalité se manifeste
jusque dans la façon qu'elle a de parler d'elle-même. Elle a
très fréquemment dérogé, dans ses interviews comme
dans sa vie privée, à ce que Kerbrat-Orecchioni nomme la
« règle de modestie »182(*), notamment dans
Marguerite Duras à Montréal, où dans une
conférence de presse elle se loue elle-même et va même
jusqu'à refuser la tentative de l'interviewer de lui « sauver
la face », en persistant dans sa voie :
Marguerite Duras : J'ai revu
à Lisbonne récemment Son nom de Venise dans Calcutta
désert, j'ai trouvé ça complètement
génial. J'ai revu le Navire Night, je trouve ça
très beau. Ça vous choque que je dise des choses pareilles ?
Je suis très sérieuse : j'aime beaucoup ce que je fais. Pas
tout : il y a des films que je n'aime pas ; Véra
Baxter, je ne l'aime pas.
Q. : Je me demande si vous
cabotinez ou si vous êtes sérieuse ?
M.D. : Non, non. Si je cabotinais,
ça commencerait à se savoir dans le monde. [...]183(*)
Ce cas est loin d'être isolé et des
déclarations recueillies dans Le Monde extérieur - Outside
2 témoignent de la même attitude. C'est ainsi qu'en 1981,
elle dira :
Moi ce qui me rend à une fraîcheur d'exister -
qui j'espère cessera seulement avec ma mort - c'est que l'homme ait
inventé Dieu, et la musique, et d'écrire. Ce n'est pas du tout
les Croisades ou Marx ou la Révolution, c'est plutôt tous les
poèmes de Baudelaire, un poème de Rimbaud, tout Beethoven, tout
Mozart, tout Bach, et moi-même.184(*)
Qu'un écrivain se situe ostensiblement entre les plus
grands noms de la littérature et de la musique « le classe du
côté des mégalomanes ou des fous, tant la règle
de modestie semble inscrite dans notre culture »185(*). Cette subversion des
règles de politesse est effectuée non seulement par l'auteur
médiatique tel que ci-dessus, mais aussi par l'auteur réel.
Michèle Manceaux mentionne en effet des déclarations du
même ordre dans la vie privée :
Quand elle vient dîner chez moi, elle n'apporte rien.
Elle l'a dit une fois : « Je m'apporte
moi-même ». Son impudence me surprend. Certains la jugent
détestable.186(*)
Marguerite me répète souvent qu'elle n'est pas
modeste parce que la modestie est une hypocrisie, un alibi à la
faiblesse, à la paresse. Elle insiste : « Un
écrivain modeste, ça n'existe pas ».187(*)
La deuxième déclaration permet de nuancer
quelque peu le jugement de mégalomanie : Duras fait preuve d'une
vraie franchise, sans pour autant renoncer aux formules-décrets, telle
Un écrivain modeste, ça n'existe pas, qui
ramènent sa vérité à la vérité
universelle. Dans ces extraits, note Doneux-Daussaint, un certain
égocentrisme, souvent teinté de beaucoup d'humour, n'est pas tout
à fait à rejeter non plus.
Pour en revenir à l'utilisation de la formulation
oxymorique que mettent en exergue ces citations, celle-ci ne peut manquer ici
de frapper car elle est neuve et invite véritablement à une
réflexion, à une interrogation. Sur la manière de penser
et d'exprimer la banalité, que dire en effet de quelqu'un qui
déclare de lui-même qu'il incarne la banalité ? Cette
affirmation soulève plusieurs questions : dire qu'on est le
triomphe de la banalité, cela conserve-t-il son caractère
« banal » à la banalité, ou n'est-ce pas
déjà la placer dans quelque chose d'à part, de
singulier ? En d'autres termes, la banalité peut-elle triompher
sans cesser d'être banale ? En fin de compte, l'utilisation du banal
n'est-elle pas une façon, certes
« particulière », mais somme toute une
manière comme une autre, de se mettre en évidence ? La
réponse à cette question se trouve dans le choix même de la
figure à l'origine de l'interrogation : indécidable, autant
que peut l'être l'oxymore, c'est-à-dire qu'elle
révèle l'intention, de la part de Duras, d'exalter, dans un
même geste, aussi bien les valeurs de la banalité que celles de la
singularité. Grâce au paradoxe de l'oxymore, l'écrivain
exploite en effet la coexistence d'éléments qui se contredisent
mutuellement. Le paradoxe permet à des éléments
incompatibles de coexister par la juxtaposition, si bien qu'ils ne sont pas
dissous l'un dans l'autre mais présents au même endroit et au
même moment.188(*)
Cette posture ambivalente de sa poétique rejoint, selon
Doneux-Daussaint, l'hésitation entre reconnaissance sociale et
marginalité, dans laquelle se situe tout le paradoxe durassien d'une
romancière qui écrit dans les faits pour une élite
intellectuelle et dans l'intentionnalité pour un public de
« bistrot ». Si elle aborde sans gêne aucune tous les
sujets tabous, c'est peut-être par simple jeu, mais peut-être aussi
parce qu'elle cherche ainsi implicitement une reconnaissance des actes
subversifs qu'elle opère.189(*)
Duras, en parlant de façon positive de la
banalité, manifeste une sorte d'universalisme : elle est tout le
monde, ou personne en particulier puisqu'elle est comme tout le monde. Ce
faisant, la banalité acquiert un statut particulier, singulier au sein
de son oeuvre à force d'être mise en valeur et d'être
l'objet de commentaires. L'exaltation de la banalité est la preuve que
cela représente une valeur primordiale dans sa vision du monde et de
l'homme. Il n'est pas banal de parler sans cesse de la banalité. La
formulation oxymorique est celle qui permet de conserver dans une
étroite proximité les deux termes antithétiques, affirmant
par là même le lien indéfectible qui les unit et maintenant
le sens dans l'indécidable. Dans la perspective durassienne, il
apparaît donc que l'un ne peut être dit sans l'autre. L'oxymore est
alors très riche de sens et très efficace grâce à
l'effet de téléscopage qu'il produit, qui ne peut manquer de
frapper. Il met l'accent sur la perception commune de la banalité, que
Duras s'emploie à interpeller, à remettre en question. Il est
l'un des outils dont Duras se sert admirablement pour saper invariablement la
distinction entre le banal et le singulier. L'irrésolution du texte
durassien, due au choc que produit l'oxymore, suggère que l'acte de
questionnement - bien plus qu'une réponse définitive - par son
éloignement des valeurs et des formes communément
acceptées de la connaissance, constitue une démarche
particulièrement intéressante et peut être une
expérience enrichissante. Il s'agit de casser une sorte de logique des
opposés qui s'excluent pour lui substituer un système
pensé en termes de complémentarité ou d'alliance des
contraires. « The frequency of paradox or oxymoron in Duras is an
indication of her preoccupation with these apparent oppositions and of her
attempt to disrupt their logic through the ambiguity of her
style. »190(*)
1.5. Déterminant démonstratif
Ce style comporte une dernière forme à travers
laquelle est pensée la problématique du banal et du singulier et
qui mérite attention dans le présent travail : l'usage des
déterminants démonstratifs, qui constitue l'ultime
opérateur de singularisation analysé dans cette première
section. Dans son usage normal, le démonstratif ne (dé)montre
rien. Il connaît deux types d'emplois, l'emploi déictique,
où il désigne un référent présent dans la
situation de discours ou accessible à partir d'elle (accompagné
éventuellement d'un geste, d'une mimique ou d'un mouvement qui
facilitera l'identification), et l'emploi non déictique, où il
identifie anaphoriquement un référent déjà
évoqué au moyen d'une description (qui peut être identique
ou différente). Plus généralement, il sert à
référer à une réalité présente dans
la situation d'énonciation.191(*) Cet emploi est bien évidemment dans une
très large mesure respecté dans les occurrences du
démonstratif au sein du texte durassien.
Il est pourtant des cas où ce déterminant semble
acquérir un surplus de valeur, une surdétermination qui tend
à en faire un élément de démarcation, de mise en
relief particulière.
Le ciel, pour moi, c'était cette
traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette
fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois, c'était
à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait
atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison
sèche. J'ai eu cette chance, pour ces
nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel
dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et
d'immobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu.
Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la
lumière.192(*)
De prime abord, les démonstratifs mis en
évidence dans ce passage sont d'usage tout à fait conventionnel.
Ils illustrent l'emploi de type anaphorique, décliné pour sa part
sous plusieurs formes193(*). D'abord l'anaphore dite associative : les
groupes nominaux anaphoriques cette traînée de pure
brillance, cette fusion froide et cette palpitation
n'entretiennent pas de relation de coréférence stricte avec le
groupe nominal antécédent le ciel, et les
référents auxquels ils renvoient sont identifiés
indirectement par le biais d'une relation stéréotypique de type
partie-tout entre les éléments anaphoriques et
l'antécédent. On repère ensuite une anaphore conceptuelle
avec le groupe nominal anaphorique cette chance. Celui-ci reprend le
contenu de la phrase précédente (le fait d'atteler le tilbury et
de partir à la campagne voir la nuit) qu'il catégorise comme une
chance. Enfin, avec les termes ces nuits et cette
mère, ce sont des anaphores fidèles, c'est-à-dire
qu'elles reprennent les antécédents la nuit de la saison
sèche et ma mère avec un simple changement de
déterminant.
L'anaphore de ce dernier groupe nominal, bien que
fidèle, est toutefois particulière parce qu'au lieu de remplacer,
comme c'est le plus souvent le cas, un déterminant indéfini par
un déterminant défini, il s'agit ici du remplacement du
déterminant défini possessif ma par un autre
déterminant défini, le démonstratif cette. Cette
infime variation enjoint déjà le lecteur à porter
attention au nom mère, dont le positionnement au centre du
paragraphe duquel est tiré cet extrait n'est d'ailleurs certainement pas
innocent194(*).
Deuxième trait original, le démonstratif accolé à
ce nom semble en outre induire un surcroît de détermination au
niveau sémantique, qui ne va pas sans être étroitement
lié à la surdétermination de la nuit, déjà
analysée plus haut195(*), car à bien y réfléchir, la
mère est précisément la personne grâce à
laquelle l'expérience de la nuit de la saison sèche a
été rendue possible. L'expression cette mère
signifie dès lors littéralement « celle-ci et pas une
autre » et serait à comprendre dans le sens que la mère
possède à ce moment-là, durant ces nuits en particulier et
en dépit - ou du fait - de sa tristesse, des caractéristiques,
des qualités ou des attributs qu'elle n'a pas à d'autres
moments : par exemple d'apprendre à ses enfants à regarder
les choses, la beauté du monde qui les entoure, à
considérer l'existence dans ses dimensions autant tragiques
qu'exaltantes, comme cela est plus amplement expliqué et
développé dans la réécriture de ce passage, qui
figure dans L'Amant de la Chine du Nord :
Quelquefois quand ils étaient très petits, la
mère les emmenait voir la nuit de la saison sèche. Elle leur
disait de bien regarder ce ciel, bleu comme en plein jour, cet
éclairement de la terre jusqu'à la limite de la vue. De bien
écouter aussi les bruits de la nuit, les appels des gens, leurs rires,
leurs chants, les plaintes des chiens aussi, hantés par la mort, tous
ces appels qui disaient à la fois l'enfer de la solitude et la
beauté des chants qui disaient cette solitude, il fallait aussi les
écouter. Que ce qu'on cachait aux enfants d'habitude il fallait au
contraire le leur dire, le travail, les guerres, les séparations,
l'injustice, la solitude, la mort. Oui, ce côté-là de la
vie, à la fois infernal et irrémédiable, il fallait aussi
le faire savoir aux enfants, il en était comme de regarder le ciel, la
beauté des nuits du monde.196(*)
Ces traits sont pourtant des qualités relativement
attendues, voire stéréotypales pour une mère. Il
apparaît alors que si, dans un premier temps, la mention ma
mère est une référence particulière, les
termes cette mère semblent plutôt établir une
référence générique (la Mère),
c'est-à-dire référer au rôle de mère, sous sa
forme quasi idéalisée. Cette forme de banalité est
pourtant immédiatement renvoyée du côté de la
particularité à l'aide du démonstratif cette, qui
indiquerait en somme, de façon tout à fait paradoxale, que le
fait pour la mère d'entrer dans ce moule idéal constitue une
singularité remarquable. En d'autres termes, l'image d'une mère
aimante, occupée à apprendre à ses enfants la valeur de
l'existence, qui transparaît par le biais de cette expression
démonstrative, est une facette de la mère de la petite qui se
révèle dans ces moments privilégiés de la
contemplation de la nuit, et qui convoque en creux les autres facettes plus
négatives de cette même mère, évoquées au
début du roman, ces figures d'une mère sans cesse
préoccupée par les soucis d'argent, de « la
mère-institutrice », de « la mère
folle », de « la mère à la
maison », de « la mère jalouse de sa
fille », de « la mère qui n'aime que le plus grand
de ses fils », de « la mère dont on a
honte »197(*).
L'usage du démonstratif conduit en somme à une singularisation de
la catégorie générale « mère ».
Cet usage révèle également, il convient
de le souligner, qu'il y a, à la source de ce mouvement de
singularisation, une pensée sous-jacente qui envisage la figure
maternelle sous une forme démultipliée, quand bien même il
s'agit de représenter une seule et unique personne. Cette
appréhension multiple participe également du mouvement de
singularisation en ce sens qu'elle indique que la catégorie est le lieu
d'une évaluation quant à sa signification : si la
mère fait l'objet d'une sorte de démultiplication en voyant ses
différents visages tour à tour mis sur le devant de la
scène mais en se trouvant toujours désignée par la
catégorie générale, c'est peut-être que cette
catégorie ne parvient qu'imparfaitement à décrire son
objet.198(*)
Duras réussit donc ici, à travers la simple
utilisation du démonstratif, à dépasser la
catégorie réductrice « mère » pour
rendre compte des multiples facettes d'une personnalité et de la
complexité de la relation qu'entretient l'enfant (c'est-à-dire le
narrateur) avec la figure maternelle. Là encore, l'infime inflexion que
donne au texte le démonstratif se veut un lieu par lequel sourd la
subjectivité du sujet percevant (sur laquelle pointe le terme pour
moi, qui fera l'objet d'une analyse détaillée par la
suite199(*)).
Ce genre d'inflexion est pourtant très ponctuel, car on
a pu relever que dans leur immense majorité, les occurrences du
déterminant démonstratif repérées dans les textes
analysés constituent des usages de type conventionnel. Le passage
suivant en est un exemple, même s'il illustre un des rares cas d'emploi
déictique du démonstratif :
Au bout de la rue, cette lumière
jaune des lampes tempête, cette joie,
ces appels, ces chants, ces
rires, c'est en effet le fleuve. Le Mékong.
[...]
Près de la route, dans le parc qui la longe,
cette musique que l'on entend est celle d'un bal. Elle arrive
du parc de l'Administration générale. [...]
La jeune fille oblique vers le parc, elle va voir le lieu de
la fête derrière la grille. On la suit. On s'arrête face au
parc.200(*)
Le début de L'Amant de la Chine du Nord se
propose en effet comme l'ouverture d'un film, en présentant des
îlots textuels comme autant de plans ou de séquences filmiques et
le narrateur comme l'oeil de la caméra, qui se déplace en suivant
une jeune fille (on la suit, on s'arrête). Le
déterminant démonstratif sert donc à (re)présenter
ou à mimer le mouvement de focalisation de la caméra sur chacun
des référents. Il vise en somme à un effet de réel,
en faisant comme si la musique, les chants, les rires et les appels
s'entendaient véritablement au moment même de l'actualisation du
texte par la lecture, comme si la lumière, le parc et le fleuve
étaient véritablement vus à cet instant-là.
Il y a pourtant, comme l'a montré l'extrait tiré
de L'Amant, quelques comètes qui, de façon ponctuelle,
ont une trajectoire particulière dans le système des
démonstratifs durassiens. Dans Moderato Cantabile, la
surdétermination répétée que subit le motif de la
fleur de magnolia à l'aide des déterminants démonstratifs
fait un sort au symbole de l'amour qu'elle représente pour en faire un
symbole de la passion adultère, interdite et malheureuse. Le terme
« magnolia/s » apparaît tel quel à dix
reprises dans ce court roman, tout en étant parfois remplacé par
son hyperonyme « fleur/s » :
- [...] Au-dessus de vos seins à moitié nus, il
y avait une fleur blanche de magnolia.201(*)
- [...] Entre vos seins nus sous votre robe, il y a
cette fleur de magnolia.202(*)
La première apparition du déterminant
démonstratif ne fait que reprendre, dans une formulation quasi
similaire, l'antécédent du premier extrait, quand bien même
celui-ci pourrait ne plus être tout à fait présent dans
l'esprit du lecteur étant donné qu'il se trouve près de
vingt-six pages plus tôt dans le texte.
L'encens des magnolias arrive toujours sur lui, au gré
du vent, et le surprend et le harcèle autant que celui d'une seule
fleur.203(*)
Le magnolia et son parfum symbolisent à ce stade
l'obsession de Chauvin pour Anne Desbaresdes, dont la puissance est
comparée métaphoriquement à la prégnance du parfum
de la fleur sur ses sens. Plus avant dans le texte, c'est une inflexion quelque
peu différente qui se fait jour et le magnolia en vient à
signifier l'étiolement puis la fin irrémédiable de cette
passion, qui n'aura pourtant été que platonique :
Sa main s'abaisse de ses cheveux et s'arrête à
ce magnolia qui se fane entre ses seins.204(*)
Sur les paupières fermées de l'homme, rien ne se
pose que le vent et, par vagues impalpables et puissantes, l'odeur du magnolia,
suivant les fluctuations de ce vent. [...]
Elle soulève une nouvelle fois sa main à hauteur
de la fleur qui se fane entre ses seins et dont l'odeur franchit le parc et va
jusqu'à la mer.
- C'est peut-être cette fleur, ose-t-on
avancer, dont l'odeur est si forte ?
- J'ai l'habitude de ces fleurs, non, ce
n'est rien.
[...]
- C'est peut-être cette fleur,
insiste-t-on, qui écoeure subrepticement ?
- Non. J'ai l'habitude de ces fleurs. C'est
qu'il m'arrive de ne pas avoir faim.205(*)
Il est très intéressant de constater dans ce
deuxième passage que le démonstratif singulier
« cette » et sa forme plurielle « ces »
indiquent une différence de représentation de la symbolique de la
fleur de magnolia chez les divers individus ou groupes en présence. La
forme au singulier représente ici l'avis du « on »,
c'est-à-dire celui d'une « société fondée
[...] sur la certitude de son droit »206(*), qui comprend tout à
fait l'indécence d'Anne à ce souper comme la marque de son amour
adultère, dont tout le monde déjà « est au
courant »207(*) en ville... Le terme
« écoeure » (dont le composant constitue un rappel
peu innocent) peut dans cette optique souligner indirectement son comportement
déplacé, c'est-à-dire le jugement moralisateur de la
société vis-à-vis de ses excès de "coeur". La
réponse d'Anne, qui ramène le singulier de la fleur entre ses
seins - sur laquelle convergent tous les regards - au pluriel
général qui désigne la classe entière des fleurs de
magnolia, induit déjà avant la fin du roman un refus
d'éprouver le sentiment qu'elle symbolise, et représente de ce
fait une forme de soumission au conformisme bourgeois et à ses
règles de bienséance, ce qui est indirectement explicité
au terme de ce chapitre VII :
Elle ira dans la chambre de son enfant, s'allongera par terre,
au pied de son lit, sans égard pour ce magnolia qu'elle
écrasera entre ses seins, il n'en restera rien.208(*)
En seconde instance, la réponse
répétée d'Anne à la question tout autant
réitérée du « on » peut pourtant
également être interprétée comme une forme
d'affranchissement vis-à-vis de cette bourgeoisie
« étrangère » qu'elle rejette, qu'elle
« vomit »209(*) littéralement. Si l'on privilégie en
effet l'interprétation des convives, selon laquelle le terme
« fleur » représente la passion adultère,
alors la réplique d'Anne, qui décline le terme au pluriel,
signifie à la lettre qu'elle vit ou a déjà vécu
plusieurs passions de ce type, et que ce ne sont pas elles qui lui donnent la
nausée. Une discussion entre Chauvin et Anne plus tôt dans le
texte permet également d'infléchir l'interprétation en ce
sens :
- Parfois encore, c'est l'été et il y a quelques
promeneurs sur le boulevard. Le samedi soir surtout, parce que sans doute les
gens ne savent que faire d'eux-mêmes dans cette ville.
- Sans doute, dit Chauvin. Surtout des hommes. De ce couloir,
ou de votre jardin, ou de votre chambre, vous les regardez souvent.
Anne Desbaresdes se pencha et le lui dit enfin.
- Je crois, en effet, que je les ai souvent regardés,
soit du couloir, soit de ma chambre, lorsque certains soirs je ne sais pas quoi
faire de moi.210(*)
La réponse d'Anne face au monde bourgeois
étouffant se trouve alors dans un monde imaginaire (la passion pour
Chauvin sera, on le sait, uniquement platonique), dans des amours qu'elle
s'invente en regardant passer des hommes sur le boulevard ou dans l'histoire du
meurtre passionnel qu'elle recrée, qu'elle réinvente à
chacune de ses rencontres au café avec Chauvin. Par ce biais, Duras
formule clairement une critique à l'encontre du monde bourgeois, celui
de son époque, où les mariages se font encore par
intérêt, où la femme est enfermée dans son
rôle de mère et où la sexualité se limite à
la procréation, en dehors de toute passion ou de tout amour
partagé, choisi et librement vécu.
En somme, l'utilisation du démonstratif produit ici une
singularisation du symbolisme attendu attaché au motif de la fleur de
magnolia, loin d'être fréquente dans la littérature quand
il s'agit d'évoquer l'amour. Elle permet à l'auteur de
véhiculer une pensée propre sur la question du sentiment
amoureux. Cette forme de singularisation du stéréotype gagne
encore en particularité en ce sens que son retravail dans le texte
durassien le hisse au rang de création inédite, et se veut ainsi
gage de l'originalité de Duras.
Il ressort ainsi des analyses de cette première section
que la fausse redondance, le pléonasme, la synecdoque, l'oxymore et le
déterminant démonstratif sont autant d'éléments qui
configurent une grammaire du singulier chez Duras. Ils apparaissent toujours
là où le texte cherche à faire état d'une
expérience émotionnellement intense (à laquelle la
rhétorique de l'excès concourt également) et se veulent en
ce sens, dans les effets de flottement qu'ils induisent, le reflet dans la
langue des incomplétudes, et, partant, de la complexité d'une
subjectivité. Dans cette optique, ils problématisent des
questions aussi diverses et profondes que les notions de signification, de
rapport au langage, d'identité, de situation de l'individu au sein de la
collectivité, de création artistique.
Avant de continuer, il convient de noter que ces
opérateurs de singularisation, pour lesquels a été
tentée une classification et dont les descriptions, pour les besoins de
l'analyse, ont parfois été quelque peu hermétiquement
dissociées, sont pourtant étroitement liés et agissent en
faisceau. Étant donné la profondeur d'ancrage dans le texte et
l'univers durassiens de la problématique du banal et du singulier, il
serait en effet faux de croire que l'un de ces opérateurs puisse
apparaître de façon isolée, sans que d'autres ne soient
simultanément activés dans le cotexte. Cet état de fait
justifie la raison pour laquelle, dans les analyses suivantes, il ne sera pas
fait de précisions systématiques de la présence de ces
opérateurs de singularisation, ceci afin d'éviter de charger
inutilement les descriptions. Le lecteur aura ainsi plaisir à les
débusquer...
2. Du banal au
singulier, du singulier au banal
Cette deuxième section se propose d'élargir la
réflexion sur les rapports entre banal et singulier en montrant qu'elle
repose en deuxième ressort sur un traitement particulier de la
catégorie même du banal, propre à entraîner un
vacillement de ses valeurs. Il s'avère en effet qu'en certains lieux, la
distinction entre les deux pôles opposés que sont le banal et le
singulier, qui n'était déjà pas si claire au regard des
premières configurations analysées, peut devenir
véritablement problématique.
2.1. Le banal objet de discours
Si les mouvements de banalisation et de singularisation
s'observaient dans le récit lui-même grâce aux
opérateurs de singularisation, il arrive également qu'ils soient
attribués, dans le texte, à l'objet même du discours. Le
banal peut par exemple subir un traitement qui pourrait être
qualifié de débanalisant, s'il l'on observe attentivement la
citation ci-dessous, tirée de L'Amant de la Chine du
Nord :
[...] [1] Ils se regardent, se regardent jusqu'aux larmes. [2]
Et pour la première fois de sa vie elle dit les mots convenus
pour le dire - les mots des livres, du cinéma, de la vie, de tous les
amants.
[3] - Je vous aime.
[4] Le Chinois se cache le visage, foudroyé
par la souveraine banalité des mots dits par l'enfant. [5] Il
dit que oui, que c'est vrai. [6] Il ferme les yeux. [...]211(*)
Ce qui est nommé et décrit en termes de banal
dans ce passage, ce sont les « mots » prononcés par
l'enfant, vocable qui apparaît à trois reprises en l'espace de
quelques lignes. La présence explicite des mots convenus et
banalité, qui n'est de loin pas fréquente dans ce roman
- tout comme dans les autres textes étudiés dans le
présent travail - indiquent que le récit est le lieu d'une
hyperconscience du discours en tant que ce dernier est soit banal soit
singulier. C'est le narrateur qui qualifie ici de
« convenus » les mots que l'enfant dit pour la
première fois.212(*) L'expérience première, unique et
singulière de l'enfant dans l'expression du sentiment amoureux se trouve
catégorisée, diluée dans le domaine de l'universel, de la
doxa, du lieu commun : les mots des livres, du cinéma, de
la vie, de tous les amants.213(*) La tension qui s'articule autour de la question du
banal porte donc ici sur un discours du personnage dont le récit parle
en termes de banalité. Par la catégorisation214(*) et l'utilisation de
l'article défini, le narrateur pose comme acquise une sorte de loi qui
s'appliquerait à tous les amants et qui consisterait à dire
« Je vous aime ». Dans la vision du monde que
véhicule ce point de vue représenté, le choix des termes
les mots convenus fait référence à ce lieu commun
de la relation amoureuse, qui préexiste et que l'enfant ne fait en
quelque sorte qu'exemplifier et confirmer, presque malgré elle, en
prononçant ces paroles.
Mais si la banalité se manifeste dans
l'évocation d'un lieu commun, il se trouve qu'elle acquiert un relief
particulier par la présence d'éléments perturbateurs
propres à remettre en question ce qui serait son essence même. Sur
le plan microsyntaxique, la phrase [2] surlignée en gras présente
en effet à elle seule la tension caractéristique entre le banal
et le singulier chez Duras : d'abord la mise en exergue d'une
expérience dans ce qu'elle a de plus singulier, puisqu'elle touche
l'intimité amoureuse d'un être unique215(*), qui se heurte ensuite un
peu plus loin, au sein de la même unité phrastique, à
l'affirmation d'un lieu commun propre à toute relation amoureuse.
Cette tension déborde par ailleurs le cadre de la
phrase, pour se réitérer entre les deux paragraphes de cet
extrait, qu'entrecoupe le DD de l'enfant (segment [3]). Dans le premier
paragraphe, le mouvement consiste pour ainsi dire en une banalisation du
singulier : l'importance de la première expérience amoureuse
d'une enfant est comme relativisée par l'affirmation du lieu commun.
L'insistance sur les lieux d'inscription du
« convenu »216(*) montre que c'est le banal qui domine. À
l'inverse, le dernier paragraphe représenterait le mouvement contraire,
à savoir une singularisation du banal. En effet, alors que le premier
paragraphe pourrait figurer une certaine dévalorisation de la
singularité puisque celle-ci se fond dans une sorte de doxa
universelle, il semble évident que cette singularité est
immédiatement « récupérée »
dans le paragraphe suivant par une forme de revalorisation. De fait, si les
mots que vient de prononcer l'enfant pour exprimer le sentiment amoureux sont
une banalité, à celle-ci sont pourtant ajoutés un
élément d'emphase ainsi qu'une métaphore qui la magnifient
: la banalité est souveraine et a pour effet saisissant de
foudroyer217(*) le
Chinois. Le simple choix d'un adjectif et d'une métaphore transforme
cette banalité en tout ce qu'il y a de plus singulier pour le Chinois.
Ces éléments lui donnent un relief bien particulier, et remettent
évidemment en question son caractère de
« déjà vu/déjà connu », faisant
contrepoids au premier paragraphe, du fait de la focalisation sur la
réaction émotionnelle du Chinois.
En outre, ces figures signalent qu'un jugement de valeur est
porté sur la banalité, c'est-à-dire qu'elle est l'objet
d'une attention particulière, que quelqu'un se l'approprie, en bref
qu'elle est importante aux yeux de quelqu'un. Mais pour qui est-ce banal ?
Qui juge la banalité ? Ce quelqu'un reste indéfini, ou
plutôt il peut s'incarner en deux instances énonciatives
distinctes, sans qu'il soit pour autant possible de trancher en faveur de l'une
plutôt que de l'autre218(*). Est-ce en effet le Chinois au visage caché
qui juge la banalité comme étant souveraine ou est-ce le
narrateur ? Tout au plus peut-on dire qu'il y a bien ici un effet-point de
vue219(*), puisqu'il y a
une appréciation, dans le discours, qui peut être celle
du personnage dont le narrateur parle. Le point capital réside alors
peut-être plutôt dans le fait que c'est parce qu'un point de vue
est émis sur la banalité - peu importe qu'il émane du
narrateur ou du personnage - que celle-ci cesse de l'être ou qu'elle est
transfigurée du moment qu'elle touche un individu particulier. C'est la
banalité en tant qu'elle est appliquée au réel, à
un individu (et par conséquent confrontée à un point de
vue, quel qu'il soit) qui est singularisée par Duras et qui constitue
son centre d'intérêt. Cette idée transparaît
également chez Günther : « In Duras people and
things simply are, and their particular qualities may depend on who
perceives them and how ».220(*) Ainsi, les qualités de «banal» ou
de «singulier» sont appliquées aux choses en fonction de ce
qu'un sujet en perçoit. Cette interprétation pourra être
affinée lors de l'étude spécifique du point de vue.
Pour l'heure, l'élément sur lequel il importe de
mettre fortement l'accent est la présence dans l'extrait
étudié de ces deux mouvements contraires étroitement
juxtaposés. Alors que le premier paragraphe opère une
banalisation du singulier, émanant clairement de la voix du narrateur,
le deuxième paragraphe est le lieu d'une singularisation du banal, dont
la source énonciative peut être soit le narrateur soit le
personnage. Ce va-et-vient, qui pourra être observé ailleurs
encore, semble bien être la preuve de l'impossibilité, dans la
poétique durassienne, de dissocier le singulier du banal, en
dépit du fait qu'il s'agisse du banal qui soit le plus constamment
travaillé, façonné, reconfiguré. Aucun de ces deux
éléments n'est envisagé de façon simple, mais est
à l'inverse sujet à un traitement qui l'allie
systématiquement à son opposé, si bien que la ligne de
démarcation entre ces deux données antithétiques
s'opacifie jusqu'à remettre en question leur statut, à
savoir : le banal singularisé est-il encore le banal ? Les
analyses qui précèdent ont montré que le traitement
durassien du stéréotype est éminemment complexe, sa valeur
y apparaissant comme oscillante, double ou indifférenciée. Toute
cette étude met en évidence une conscience très forte du
stéréotype et montre que Duras lui accorde des valeurs
spécifiques221(*), parmi lesquelles l'indécidabilité
(c'est-à-dire le refus de trancher, le désir de laisser planer le
sens), l'ambivalence (valeur qui conçoit les usages concurrents du
stéréotype comme complémentaires et rend
problématique la cohérence du texte)222(*) et la polyphonie, une des
deux formes privilégiées de l'indifférenciation (qui est
une subversion de la hiérarchie énonciative du texte et/ou de sa
cohérence énonciative).
2.2. Catégorie
La notion de catégorie, lieu de la banalité
puisqu'elle se définit comme un ensemble dans lequel on range des objets
de même nature et/ou ayant des caractéristiques communes,
configure et révèle une nouvelle entrée sur la
manière de passer du banal au singulier, de même que du singulier
au banal. Le mouvement de débanalisation subi par le banal lorsqu'il est
objet de discours se retrouve - presque sans surprise - dans le traitement
durassien de la notion de catégorie, tout autant qu'il y trouve un
reflet exactement inversé, dans ce qui peut être appelé
mouvement de désingularisation, car cette fois peut aussi s'observer
l'attraction du singulier du côté du banal, au moyen
précisément de la catégorie.
2.2.1 Singulier catégorisé
C'est d'abord l'infléchissement du singulier vers le
banal, quelque peu nouveau, qui retient ici l'attention. Ce traitement
particulier apparaît suffisamment fréquemment dans les trois
oeuvres principales qu'étudie le présent travail pour
mériter qu'on s'y arrête.223(*) L'Amant de la Chine du Nord
révèle peut-être les passages les plus frappants à
cet égard :
(1) Le Chinois crie :
- Je ne veux pas d'Hélène Lagonelle. Je ne veux
plus rien.
Elle se tait. Il s'endort. Il dort dans l'air chaud du
ventilateur. Elle dit son nom tout bas : la seule fois.
Elle s'endort. Il n'a pas entendu.224(*)
(2) [Le Chinois dit] - Fais-le toi pour moi te regarder.
Elle le fait. Elle dit, dans la jouissance, son nom en
chinois. Elle l'a fait.225(*)
Dans ces deux premières occurrences,
l'énonciation du summum de la singularité que
représente le nom propre226(*) est retranscrite au discours indirect - dont la
particularité est de gommer l'événement de parole - et par
la mention de la catégorie générique nom,
précédée d'un pronom possessif. Le procédé
fonctionne ici sur un mode déceptif : le texte donne l'information
qu'un nom a été prononcé mais ne le cite toutefois pas. Il
s'agit d'une information en creux.227(*) Pourtant, l'un ne respire pas sans l'autre. De
nombreux critiques ont souligné chez Duras cette indissociable
coexistence d'éléments opposés, sans que l'un ne
prévale jamais sur l'autre, notamment Ammour-Mayeur avec cette phrase
qui synthétise parfaitement ce trait caractéristique au regard de
la problématique du dire : « La poétique du
récit tire sa force de cette oscillation entre un dire qui ne dit pas
pleinement et un vide qui conserve la trace d'une parole
énoncée. »228(*) Pour en revenir aux citations dont il est question,
la personne dont le récit indique que le nom est prononcé se
trouve ainsi doublement dépossédée, dans son
identité et dans son individualité. Il est d'ailleurs frappant de
remarquer que le nom du Chinois ne sera pas une seule fois prononcé tout
au long du roman229(*),
et qu'il restera ainsi dans l'anonymat - identité cachée et aura
mystérieuse qui lui confèrent d'ailleurs un statut de
héros mythique230(*). Les seules catégories qui servent à
le désigner ne réfèrent qu'à son existence
fonctionnelle (amant) ou son origine ethnique (Chinois).231(*) Jusqu'au bout, même
dans son ultime écrit, Duras taira le nom du premier amant232(*), en réitérant
le même procédé d'information en creux :
(3) Le nom chinois de mon amant.
Je ne lui ai jamais parlé dans sa langue.233(*)
De ce fait, le personnage « s'élève
alors vers une sphère de signification symbolique, où il se
trouve réduit à ce qu'il représente
idéalement »234(*), à savoir l'amant étranger, riche et
inaccessible du fait de son niveau social. De même, l'enfant et la
mère ne seront nommées ni dans L'Amant ni dans
L'Amant de la Chine du Nord.235(*) Dans ce procédé est sans aucun doute
visible la mise en oeuvre du but que Duras se propose d'atteindre à
travers son écriture, déjà évoqué plus
haut236(*), à
savoir, en partant du particulier, de rejoindre le général. Dans
le cas de L'Amant, Duras s'appuie sur une expérience
personnelle, qu'elle parvient à transformer en histoire d'amour
« idéale » grâce à de nombreux
procédés, notamment le gommage des noms propres, le refus de
l'autobiographie237(*),
l'emploi des génériques. Le titre même qu'elle choisit pour
ce roman témoigne de cette volonté d'universalité. Lors de
l'actualisation que permet la lecture, « L'Amant » peut en
effet devenir tout amant, l'article défini
« s'indéfinissant ». Cette démarche
scripturale, Cousseau la situe, à juste titre, « à la
croisée d'une poésie de la présence, fondée sur la
transmission d'une expérience personnelle, sensible du monde, et d'une
poésie idéaliste, qui chercherait à en restituer
l'essence, ou la virtualité. »238(*)
Procédé relativement similaire à celui de
l'information en creux, l'utilisation de la catégorie pour
référer à un personnage particulier est très
fréquente dans les romans durassiens :
(4) Un homme rôde, boulevard de la Mer. Une femme le
sait.239(*)
Ce quatrième extrait, tiré de Moderato
Cantabile, réduit les deux personnages principaux, qui sont,
contrairement à l'exemple précédent, explicitement
nommés par leurs noms dans le roman (Chauvin et Anne Desbaresdes),
à la catégorie générique qui les subsume
(homme et femme) et les transforme de ce fait même en
entités absolues. L'origine de cette transformation serait à
chercher du côté de l'emploi spécifique de l'article
indéfini singulier, ici sujet à caution : contrairement
à l'usage240(*),
Duras le fait en effet renvoyer dans ce cas précis à un
particulier déjà identifié
préalablement (les personnages d'Anne et de Chauvin). L'utilisation
particulière de l'indéfini contribue par conséquent
à la singularisation du banal, car, contre toute attente, le
procédé consistant à ramener des individus singuliers,
identifiés comme tels dans le texte par un prénom et/ou un nom,
au banal de la catégorie a pour effet paradoxal de les mettre en
évidence. En clair, l'utilisation du banal a pour aboutissement que ce
segment cesse d'être banal, sans pour autant, toutefois, que l'effet de
l'utilisation de la catégorie ne soit estompé, à savoir
absorber, en faisant perdre toute référence précise,
toutes celles que la nomination lui refusait.241(*) Le banal est donc ambivalent, dans le sens où
il conserve ses valeurs de généralité, tout en
étant investi d'une valeur supplémentaire - et paradoxale - de
singularisation - ou de mise en évidence - qui s'applique à la
fois à lui-même et à l'objet sur lequel il porte.
Les extraits (5), (6) et (7), tirés de
L'Amant, relèvent du même procédé, avec la
particularité que c'est la voix du je-narrant qui se trouve
banalisée, l'article défini se trouvant cette fois
privilégié. Elle se dépersonnalise en effet par moments au
profit de celle d'un narrateur extra- et
hétérodiégétique qui voit les personnages de
l'extérieur et les nomme en usant de la catégorie (tantôt
l'enfant, tantôt la petite, tantôt la jeune
fille) :
(5) Ce ne sont pas les chaussures qui font ce qu'il y
a d'insolite, d'inouï, ce jour-là, dans la tenue de la
petite.242(*)
(6) L'enfant maintenant aura à faire avec cet
homme-là, le premier, celui qui s'est présenté sur le
bac.243(*)
(7) [La jeune fille] croit que c'est pendant cette
nuit-là aussi qu'elle a vu arriver sur le pont son jeune
frère avec une femme. Il s'était accoudé au
bastingage, elle l'avait enlacé et ils s'étaient
embrassés. La jeune fille s'était cachée pour mieux
voir. Elle avait reconnu la femme. Déjà, avec le petit
frère, ils ne se quittaient plus. [...] Pendant les derniers
jours du voyage le petit frère et cette femme restaient
toute la journée dans la cabine, ils ne sortaient que le soir. Pendant
ces mêmes journées le petit frère
regardait sa mère et sa soeur sans les reconnaître aurait-on dit.
La mère était devenue farouche, silencieuse,
jalouse. Elle, la petite, [...] était heureuse, croyait-elle, et
dans le même temps elle avait peur de ce qui arriverait plus tard
au petit frère. [...]244(*)
Ce phénomène est peut-être encore plus
frappant lorsque le je-narrant parle précisément au moyen du
je et que ce sont uniquement les membres de sa propre famille qui sont
dépersonnalisés au moyen de la catégorie :
J'ai beaucoup écrit de ces gens de ma famille, mais
tandis que je le faisais, ils vivaient encore, la mère et les
frères, et j'ai écrit autour d'eux, autour de ces choses sans
aller jusqu'à elles.245(*)
ce d'autant plus qu'il s'agit, pour l'Amant, d'un
roman à dimension autobiographique - le narrateur raconte l'histoire de
son enfance à la première personne -, que les termes
l'enfant, la petite réfèrent
précisément à ce narrateur alors qu'il était
enfant, et que sont évoqués ses propres frères et
mère.246(*) Dans
l'Amant de la Chine du Nord, réécriture de l'Amant
qui possède par conséquent la même densité
autobiographique, la singularité que permettait le je a
été totalement effacée du fait qu'il s'agit cette fois
exclusivement d'un narrateur extra- et
hétérodiégétique. La description de l'enfance
singulière de l'auteur se fait alors au moyen du seul usage de la
catégorie (l'enfant, la petite) ou du simple pronom
personnel elle. Au regard de ce choix de focalisation
différent, L'Amant, avec le segment (7) notamment, porte
à son paroxysme le mouvement de mise à distance du singulier par
l'usage de la catégorisation, puisque celle-ci est appliquée
aussi bien à la narratrice qu'à son frère et à sa
mère.
Hors de la sphère purement romanesque, il n'est pas
rare de trouver des occurrences révélant ce même
procédé de singularisation : Duras met déjà en
oeuvre cette ambiguïté, quelques années avant la publication
de l'Amant, dans un article où elle parle de sa propre
mère :
Difficile d'écrire sur son propre travail. Que
dire ? Je parlerai d'elle, de la mère. La
mère des Journées entières dans les
arbres et celle du Barrage contre le Pacifique
sont les mêmes. La nôtre. La
vôtre. La mienne, aussi bien.
Celle-ci, que j'ai connue et aimée, était
française. [...]247(*)
Curieusement, le titre de l'article,
« Mothers », est au pluriel, alors que Duras parle ensuite
de sa propre mère, mais en utilisant le terme générique
« la mère », sorte d'universel. L'idée
déjà évoquée plus haut à propos du
pléonasme selon laquelle l'alternance singulier/pluriel marque le
désir durassien d'évoquer la totalité se dessine d'autant
plus nettement. « L'article défini qui désigne quelque
chose que connaîtrait tout un chacun en vient à
référer à un pôle mental au contenu lâche mais
facilement identifiable »248(*), disponible dans la mémoire collective de
n'importe quel individu. Autrement dit, il acquiert les mêmes
caractéristiques que le stéréotype.
L'enfant, l'amant, le petit
frère, le Chinois, la mère : autant de
catégories qui amènent au constat que le singulier est
vécu à travers elles, à travers le banal par
conséquent. Les personnages sont en effet systématiquement
privés de leur identité, placés volontairement dans
l'anonymat.249(*) Il
s'agit d'une singularisation du récit qui naît de la banalisation
des personnages, au point que l'on peut parler de préciosité de
la banalisation. L'accentuation, la mise en évidence passe,
paradoxalement, par l'utilisation de la catégorie, c'est-à-dire
ce qui permet en temps normal de limer les différences et la
singularité. Par ce procédé on voit donc à l'oeuvre
la manière dont le banal se trouve transfiguré, investi d'une
valeur de singularisation propre à dépasser en efficacité
de même qu'en importance celle que peut avoir le singulier.
2.2.2 Evaluation du sens d'une
catégorie
La notion de catégorie subit une deuxième forme
de traitement débanalisant, après celle de la
catégorisation du singulier. Plusieurs passages montrent en effet
qu'elle est le lieu d'une évaluation quant à son sens, sous
diverses modalités :
Je ne sais plus quels étaient les mots du
télégramme de Saigon. Si on disait que mon petit frère
était décédé ou si on disait : rappelé
à Dieu. Il me semble me souvenir que c'était rappelé
à Dieu. L'évidence m'a traversée : ce n'était
pas elle qui avait pu envoyer le télégramme. Le petit
frère. Mort. D'abord c'est inintelligible et
puis, brusquement, de partout, du fond du monde, la douleur
arrive, elle m'a recouverte, elle m'a emportée, je ne reconnaissais
rien, je n'ai plus existé sauf la douleur, laquelle, je ne savais pas
laquelle, si c'était celle d'avoir perdu un enfant quelques mois
plus tôt qui revenait ou si c'était une nouvelle douleur.
Maintenant je crois que c'était une nouvelle douleur,
mon enfant mort à la naissance je ne l'avais pas connu et je n'avais pas
voulu me tuer comme là je le voulais.250(*)
Le point de départ intéressant de cet extrait de
l'Amant est qu'il contient l'affirmation d'une expérience
singulière, ce qui n'a rien d'étonnant puisque L'Amant
est un récit homodiégétique, le narrateur qui assume ici
l'histoire qu'il raconte en utilisant je étant également
personnage du récit.251(*)
C'est la mise en mots, la transcription de cette
expérience qui retient plus spécialement l'attention dans le cas
présent. Dans le premier paragraphe, plusieurs termes dénotent la
conscience d'un sujet qui évalue l'expérience douloureuse qu'il a
vécue et qui la différencie dans le temps. Ce sont, notamment,
les connecteurs temporels d'abord et puis, le
complément circonstanciel de temps quelques mois plus tôt
et le complément de temps déictique maintenant. Ils
indiquent une différenciation dans le temps entre
l'événement inscrit dans la mémoire et vécu en un
moment T0 (la mort du petit frère de la narratrice),
l'événement antérieur vécu à un moment
T-1 (la mort de son propre enfant, repérée dans le
temps par rapport à T0) et la réponse actuelle que
fait le je aux questionnements antérieurs portant sur la
douleur ressentie (le déictique252(*) marque en effet la coïncidence entre le temps
dénoté et le moment T+1 de l'énonciation du
je-narrateur). Le premier paragraphe de ce passage concerne
plutôt le je-narrant aux prises avec un souvenir dont l'empreinte est
indélébile et dont les échos et les questionnements se
font encore ressentir dans le présent de l'énonciation. Quant au
deuxième paragraphe, il renvoie, avec les perceptions
représentées, aux perceptions du je-personnage qui, par une sorte
de remontée dans ses souvenirs, les réactualise par le mouvement
même de la narration.253(*)
Cette stratification dans le temps d'interrogations portant
sur une expérience vécue est intéressante dans la mesure
où elle permet au narrateur, de façon connexe, d'évaluer
le sens d'une catégorie : une réflexion est en effet
menée autour du terme la douleur. Le questionnement qui
sous-tend ces quelques lignes peut être formulé de la façon
suivante : lorsque l'on parle de la douleur, s'agit-il d'un absolu,
toujours identique, tel que la première occurrence semble le
désigner ? Ou la douleur est-elle à chaque fois
différente, inédite, à chaque nouvelle épreuve
survenant dans l'existence d'une personne ? Et de là, par
conséquent, la catégorie utilisée dans son sens
générique est-elle vraiment apte à définir et
rassembler des expériences différentes vécues par le sujet
en des moments différents ? Selon toute évidence, la
réponse apportée par le narrateur marque à nouveau
l'incomplétude de la catégorisation : Maintenant je
crois que c'était une nouvelle douleur, mon enfant mort à la
naissance je ne l'avais pas connu et je n'avais pas voulu me tuer comme
là je le voulais. Cette réponse n'est pourtant pas absolue
car elle est modalisée par le verbe croire, de même que
par une explication relevant là encore du vécu personnel. De
plus, elle est celle du présent de l'énonciation. Le
déictique maintenant souligne en effet l'importance du facteur
temps, mis en évidence plus haut, dans ce questionnement relatif aux
expériences vécues et à leur explicitation. Ainsi,
l'évaluation d'une catégorie et son sens absolu sont remis en
question par les expériences singulières du je,
échelonnées dans le temps, et par l'acte de relecture d'une trace
oubliée auquel s'apparente le ressouvenir. Il semble donc bien que le
banal d'une catégorie, qui a été posée une
première fois pour décrire une expérience
vécue, ne recouvre que partiellement la réalité plus
complexe et plus fragmentée d'un individu singulier, faite
d'experiments254(*), c'est-à-dire de plusieurs
expériences. L'intégration du facteur temps et du travail de
ressouvenir dans cet extrait a alors pour effet de souligner le
caractère non définitif de cette entreprise de description :
si le présent (maintenant) permet un nouvel éclairage du
passé, tout porte à croire que le futur peut avoir la même
potentialité. En d'autres termes, rien ne peut être
définitivement décrit, fixé, comme le souligne le
modalisateur je crois, et ceci aussi bien dans le passé que
dans le futur. Il me semble me souvenir, mais pas toujours de la
même manière...
Les quelques éléments relevés ci-dessus
permettent de formuler trois remarques relatives à la
problématique du banal vs singulier : il y a d'une part ce que
l'on pourrait nommer la « remise en cause de la
catégorisation ». Le sens d'une catégorie semble
éclater devant l'expérience singulière que relate le
narrateur. Il n'y a en effet qu'une seule catégorie dans la langue
(« douleur ») qui permette au je de traduire deux
expériences différentes et différées dans le temps.
La première occurrence du terme dans le passage,
déterminée par l'article défini la,
réfère à la douleur en tant qu'absolu. La deuxième
occurrence, identique, remet déjà en cause ce caractère
absolu avec le déterminant relatif laquelle, qui opère
une division à l'intérieur de celle-ci : soit la douleur,
expérimentée une première fois dans le passé
(moment T-1) est la même que celle que l'on expérimente
à nouveau (moment T0)255(*) et elle garde dans ce cas son caractère
absolu, soit il s'agit d'une autre douleur, encore inconnue,
déterminée cette fois par l'article indéfini une,
qualifiée de nouvelle, et qui n'est alors plus que
partiellement recouverte par le sens de la catégorie globale.
Cette première remise en cause conduit d'autre part
à un questionnement, plus fondamental, sur la capacité du langage
à décrire le réel. Néanmoins, si, comme semble le
signifier l'extrait ci-dessus, rien ne peut être définitivement
catégorisé, c'est-à-dire classé dans le banal, en
vertu de l'expérience singulière de chaque individu, de
même rien ne reste définitivement dans le singulier, ne
résiste à un début de classification, si incomplet et
général que soit le langage. L'écrivain est en effet
contraint, bon gré mal gré, de se servir du matériau dont
il dispose, faute de pouvoir en créer un nouveau. Plutôt qu'une
résolution de cette complexité, le texte problématise
à tout le moins très clairement la tension entre le banal d'une
mise en mots et la complexité de l'expérience vécue,
à travers l'utilisation contrastive d'un article défini
vs indéfini et l'indication de la perception par le sujet d'une
différenciation dans le temps. L'écriture se fait alors
« lieu de passage, de transhumance, entre des opposés qui
s'attirent et se complètent, entre des complémentaires qui ne se
complètent cependant jamais, laissant toujours un espace, un entre-deux
par où s'insère du suspens. »256(*) Le constat fréquent,
dans nombre de textes chez Duras, de l'impossibilité du langage et du
fait que c'est pourtant la seule possibilité de dire cette
impossibilité257(*) a finalement maille à partir avec la
non-disjonction des opposés que représentent, entre autres, le
banal et le singulier.
Enfin, l'impossibilité du langage renvoie plus
fondamentalement à l'expérimentation du réel par un sujet
percevant. Les expériences et leur ressouvenir, ni clairement
définis ni repris à l'identique, sont tels pour quelqu'un, si
bien que ce sujet semble également être conçu non comme une
identité invariable, mais comme un agrégat
d'altérités, en perpétuelles transformation et
redéfinition. Cette subjectivité se cherche tout autant qu'elle
cherche un moyen pour définir le plus fidèlement possibles ses
expériences.
Les mêmes remarques peuvent être faites, toujours
dans L'Amant, à propos de la fameuse description de la nuit de
la saison sèche, déjà
« singularisée » pour expliciter le
procédé de répétition258(*), et où s'observe le
même flottement autour du sens d'une catégorie :
Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire
ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le
bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes
les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi,
c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le
bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois,
c'était à Vinhlong, quand ma mère était triste,
elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit
de la saison sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits,
cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de
pure transparence, dans des trombes de silence et d'immobilité. L'air
était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette
palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit
éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu'aux
limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune
pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des
nuits était celui des chiens de la campagne. Ils hurlaient au
mystère. Ils se répondaient de village en village jusqu'à
la consommation totale de l'espace et du temps de la nuit.259(*)
Les nuits dont se souvient le je et dont la
description est thématisée dans ce paragraphe, sont
appréhendées à travers une catégorie, inscrite au
milieu du paragraphe, à savoir la nuit de la saison
sèche. La description contenue dans ces quelques lignes
constituerait alors en quelque sorte le « prototype » de ce
genre de nuit. Les termes qui servent à la décrire ont eux aussi
la forme d'absolus, du type « le ciel, c'est... », et
donnent de ce fait l'impression d'une unicité, d'une profonde
uniformité. Les n nuits qu'a observées le je
auraient dès lors toutes eu les propriétés qui sont
appliquées à la nuit de la saison sèche pour la
décrire. La forme de prototype qu'établit le texte a donc pour
fonction de raconter en une fois ce qui s'est produit n fois,
de telle sorte que tous les « accidents » et
événements particuliers soient englobés dans (et
représentés par) la catégorie qui les subsume - la
nuit de la saison sèche - et que la différence entre
répétitif et singulatif soit abolie. La description met ainsi le
temps de l'histoire entre parenthèses, et ceci de façon d'autant
plus remarquable que le réseau de signalisation temporelle est le grand
absent de tout le passage, hormis l'indication « la nuit »,
qui concatène à la fois les sens
d' « événement » et de
« moment de la journée », sans que la durée
du récit n'en soit plus définie pour autant. Aucun ancrage
réel n'est proposé, seul un ordre minimal de succession des faits
rapportés, essentiellement marqué par la juxtaposition, permet de
sauvegarder ce qui doit l'être du caractère narratif du
récit. Comme l'a judicieusement souligné Happe, cette
stratégie a pour fonction « d'entraîner l'histoire dans
une durée qui ne serait plus soumise au temps individuel, mais à
celui de la collectivité, c'est-à-dire de la
banalité »260(*).
Pourtant, aussitôt posée, cette affirmation peut
être démantelée par plusieurs éléments du
texte qui réhabilitent aussi bien la dimension du temps individuel - par
l'affirmation forte de la subjectivité du je-narrant261(*) - que la notion de
singularité. En effet, presque en fin de paragraphe, l'affirmation
chaque nuit était particulière semble faire
éclater la catégorie commune qui a été construite
jusque-là dans le texte. Elle remet en effet en question tout l'effort
de description à tendance généralisante à l'oeuvre
jusque-là, du fait de l'irréductibilité de la
particularité à la catégorie. Car affirmer la
particularité de chaque nuit revient à dire qu'une (ou plusieurs)
caractéristique(s) propre(s), non ordinaire(s) et non courante(s),
permet(tent) de les distinguer entre elles, si bien que la pertinence de la
catégorie englobante s'en trouve fortement diminuée.
La question de l'appréhension de la nuit
réapparaît, de façon étonnante, dans une
préface d'exposition de peinture portant sur « les
ténèbres », que Duras écrit la même
année que la publication de L'Amant :
Il y a quatorze toiles dans l'exposition d'Aki Kuroda. En
apparence, elles se ressemblent. Cette ressemblance reste extérieure,
elle permet seulement le regroupement du travail fait pendant trois
années. Les toiles ne se ressemblent pas. Je n'ai pas vu qu'Aki Kuroda
peignait le noir de nuit. J'ai vu qu'il peignait telle ou telle
nuit, telle autre et telle autre encore, la
nuit générale n'existant pas. [...]262(*)
Si cette déclaration à propos des toiles d'un
peintre tendrait à apporter une réponse définitive sur la
question de la légitimité d'une catégorie
générale dans l'entreprise de transcription - artistique ou
littéraire - de la nuit (la nuit générale n'existant
pas), les analyses menées plus haut révèlent que
Duras n'adopte de loin pas une position aussi tranchée dans ses propres
écrits, un balancement continuel entre le particulier et le
général reléguant toujours l'interprétation dans
l'indécision. Le rapprochement de ces deux textes permet de mettre en
exergue ce point capital de la pensée durassienne : l'interrogation
permanente (qui peut parfois prendre la tournure d'affirmations
catégoriques...) sur la question du général et du
particulier, présente aussi bien dans ses écrits critiques que
dans ses oeuvres. L'audace de ce paradoxe, constant chez Duras, est
peut-être bien l'indice d'une pensée dont la liberté peut
se permettre ce genre de déclarations contradictoires, puisque la
réalité ne se réduit pas à des oppositions
stériles mais englobe chez cet auteur la pluralité de valeurs
opposées qui ne s'excluent aucunement et dont se serait peut-être
justement la somme qui permettrait au mieux de définir cette
réalité.
2.3. Stéréotype
Si la notion de catégorie, à laquelle a trait le
banal, configure des phénomènes de singularisation du banal ou de
banalisation du singulier tels que ceux qui viennent d'être
analysés, le stéréotype, dans la façon dont il est
traité par Duras, se veut également le reflet de traitements
débanalisants, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'étroite
proximité de ces deux notions263(*). Deux des différentes formes d'apparition du
stéréotype ont été retenues ici, celle du
cliché (verbal donc explicite) et celle du lieu commun
(thématique donc implicite).
Le début du chapitre VIII de Moderato
Cantabile expose un traitement débanalisant du
cliché264(*) :
Le beau temps durait encore. Sa durée
avait dépassé toutes les espérances. On en parlait
maintenant avec le sourire, comme on l'eût fait d'un temps mensonger qui
eût caché derrière sa pérennité
quelque irrégularité qui bientôt se
laisserait voir et rassurerait sur le cours habituel des
saisons de l'année.
Ce jour-là, même eu égard aux jours
derniers, la bonté de ce temps fut telle, pour la saison bien entendu,
que lorsque le ciel ne se recouvrait pas trop de nuages, lorsque les
éclaircies duraient un peu, on aurait pu le croire encore meilleur,
encore plus avancé qu'il n'était, plus proche encore de
l'été. Les nuages étaient si lents à recouvrir le
soleil, si lents à le faire, en effet, que cette journée
était presque plus belle encore que celles qui l'avaient
précédée. D'autant que la brise qui l'accompagnait
était marine, molle, très ressemblante à celle qui
soufflerait certains jours, dans les prochains mois.
Certains prétendirent que ce jour avait
été chaud. La plupart nièrent, non sa beauté, mais
que celle-ci avait été telle que ce jour avait été
chaud. Certains n'eurent pas d'avis.265(*)
Le premier élément frappant qui ressort de ces
quelques lignes est l'emphatisation de quelque chose de très simple, le
beau temps. Contrairement aux chapitres précédents de
Moderato Cantabile, où les éléments descriptifs
restent évasifs, il y a ici une prolifération du discours,
puisque des voix (regroupées sous des termes indéterminés
tels que on, certains, la plupart) parlent de ce
temps, à la fois objet de discours dans le récit (on en
parlait, certains prétendirent, la plupart
nièrent, certains n'eurent pas d'avis) et quelque chose
dont le récit parle (Le beau temps durait encore, la
bonté de ce temps fut telle [...], etc.). Cette double mise en
discours est une première manière de singulariser
l'événement. Singularisé, l'élément a priori
banal qu'est le beau temps l'est ensuite aussi par l'insistance sur son
caractère inhabituel, « précocement beau ».
« Le printemps est exceptionnellement beau, dit Anne Desbaresdes,
tout le monde en parlait déjà. »266(*) L'hypertrophie du discours,
telle qu'elle s'exhibe en ce début de chapitre VIII, est d'ailleurs
à cet égard une amplification du début du chapitre IV (p.
53), où il est déjà question de ce beau temps, et dans
lequel sont déjà présents les procédés tout
juste décrits.267(*) D'autres notations, encore ponctuelles mais
déjà emphatisées, sur le beau temps et le printemps
précoce sont par ailleurs disséminées tout au long du
roman, aussi bien avant qu'après les incipit des chapitres IV
et VIII.268(*)
Pourtant, l'élément qui retient le plus
l'attention dans les quelques lignes de cet extrait, corollaire à ce
premier type de singularisation (opéré sous deux formes), est le
sort fait au cliché. Il s'agit dans le cas présent du
cliché romanesque qui consiste à situer dans le temps. À
la fois par ce que le texte dit de ce temps (la forte insistance sur sa
durée269(*) et
ses caractéristiques exceptionnelles270(*)) et par l'hypertrophie quantitative du texte, il
devient quelque chose d'hyperdéveloppé. D'un paragraphe qu'elle
occupait au chapitre IV, la description envahit en effet les trois premiers
paragraphes de ce chapitre VIII, particularité qui ne manque de
surprendre dans un texte aussi nu, qui tend à réduire à la
portion congrue tout élément de description (personnages, lieu,
situation) ou de narration pour privilégier les dialogues.271(*) Cette emphase
problématise bien évidemment le statut de l'énoncé.
« Il fait beau » cesse d'être quelque chose de banal.
Comme le note Borgomano, cette phrase, qui décrit une situation
irrégulière, le fait de façon irrégulière
par rapport au style de l'ensemble du roman (elle est longue, complexe, utilise
des temps rares comme le plus-que-parfait du subjonctif comme on
l'eût fait)272(*), mais visiblement également par rapport au
traitement du cliché.
Car sur ce point, il faut relever que d'une manière
plus profonde encore que par le biais de l'hypertrophie textuelle, le
cliché est remis en question en tant qu'objet même de discours,
puisqu'il n'y a pas unanimité à son sujet, comme le
révèlent les prises de parole thématisées dans le
texte. Cette particularité se produit d'ailleurs déjà dans
le chapitre IV :
Le lendemain encore, Anne Desbaresdes entraîna son
enfant jusqu'au port. Le beau temps continuait, à peine plus frais que
la veille. Les éclaircies étaient moins rares, plus longues. Dans
la ville, ce temps, si précocement beau, faisait
parler. Certains exprimaient la crainte de le voir se
terminer dès le lendemain, en raison de sa durée inhabituelle.
Certains autres se rassuraient,
prétendant que le vent frais qui soufflait sur la ville
tenait le ciel en haleine et qu'il l'empêcherait encore de s'ennuager
trop avant.273(*)
Le lieu commun relatif au climat peut être perçu
comme une banalité « utile » puisqu'il crée
le contact - les verbes de discours présupposent et donc signalent
implicitement la rencontre de personnes qui discutent entre elles - en posant
un univers de discours commun. Mais il peut aussi être perçu comme
une formule ironique prononcée par dérision.274(*) Les formules « il
fait beau », « il fait chaud » sont
relativisées par des avis attribués à certains groupes de
personnes, thématisés par les verbes d'opinion
prétendirent, nièrent. Ils signalent que la
perception reste subjective et ambiguë, et ainsi, plus fondamentalement,
que le langage n'est pas transparent, et les signes, non figés dans un
sens stable susceptible de faire l'unanimité de tous au sujet du
référent auxquels ils se rapportent. Quelle stabilité de
signification y-a-t-il en effet pour les mots « beau » et
« chaud » face à cette multiplicité d'avis
contradictoires ? Au final, le texte est perçu globalement comme un
mélange de ces deux effets et crée de ce fait sa propre
« réalité ».
Un mouvement très net de singularisation du banal est
ainsi à l'oeuvre dans ces lignes, par une forme d'hypertrophie du
cliché, véhicule de la banalité. Le procédé
durassien consiste dans ces quelques lignes à opérer une
subversion de la norme et du sens par une surenchère langagière
ainsi que par une surreprésentation d'opinions à propos d'un
objet donné. On peut y voir une glorification du banal, par sa
transfiguration en objet singulier envahissant le texte - les petites
choses, le quotidien, le banal du temps qu'il fait sont finalement ce dont tout
le monde parle, ce qui fait la vie quotidienne de chaque personne - de
même qu'une remise en cause du discours figé, communément
admis, du fait de la prolifération d'opinions singulières. Cette
démarche peut en soi figurer une mise en abyme de la poétique
durassienne, qui refuse l'opinion commune, les idées toutes faites en
transfigurant cette forme de banalité par les différents
procédés décrits.
Une autre forme de singularisation du
stéréotype, très similaire à celle
opérée ci-dessus sur le cliché, est réservée
au lieu commun, défini ici comme étant l'opinion partagée
et couramment énoncée par le vulgaire.275(*) La
« vérité générale » sur
laquelle repose cette opinion rend le lieu commun moins aisément
repérable que le cliché (« objet palpable »
dans le texte), car en vertu du caractère abstrait et virtuel et de
l'origine peu précise du stéréotype276(*), la reconnaissance d'une
image culturelle familière est alors le fruit du travail du lecteur et
dépend de ses compétences. De fait, le passage suivant, qui
illustre par ailleurs admirablement la quintessence du style durassien par la
simplicité du lexique et la formulation syntaxique fulgurante de
brièveté, recèle un lieu commun sous-jacent,
aisément identifiable :
Un homme rôde, boulevard de la Mer. Une femme le
sait.277(*)
Déjà analysée sous l'angle de
l'opération de catégorisation, procédé complexe et
particulier chez Duras278(*), cette citation exemplifie le lieu commun que
constitue la sorte de communication supra-sensorielle propre aux amants, qui
pourrait être formulée par l'idéologème279(*) suivant :
« Ceux qui s'aiment n'ont pas besoin de se parler pour se
comprendre ».
Sur le plan de son fonctionnement, l'utilisation de ce lieu
commun actualisé lors de la lecture, couplée à l'emploi du
générique, permet de réaffirmer, de consolider la
véracité de cette idée, ouvrant l'histoire
singulière d'Anne et de Chauvin (car le lecteur sait pertinemment que
ces génériques réfèrent à ces deux
personnages) à une universalité propre à s'appliquer
à toute histoire d'amour. C'est parce que ce lieu commun est vrai qu'il
peut être appliqué à cette histoire singulière, et
celle-ci fonctionne dès lors comme une exemplification de ce lieu
commun. Le choix de sa mise en mots révèle que le singulier est
encore une fois vécu à travers la catégorie et le lieu
commun, ce qui permet paradoxalement d'asseoir la légitimité de
raconter le singulier en lui donnant plus de poids tout en exploitant
habilement l'ouverture au général offerte par le renvoi au banal
de la catégorie et du lieu commun. Si le narrateur racontait simplement
l'histoire de deux personnages, celle-ci resterait cantonnée dans le
singulier, le contingent. Mais en évoquant des lieux communs auxquels se
rapporte leur histoire, on justifie en quelque sorte ce qui est raconté,
par un effet de réel, étant donné que tout lecteur peut
reconnaître ce qui est dit en reconnaissant les stéréotypes
activés par le texte. « Le schème
préfabriqué entraîne la croyance (on adhère à
la vérité générale qu'il
implique) »280(*), si bien que dans le cas présent, non
seulement le lecteur mais également le narrateur et a fortiori l'auteur
inscrit (donc au-delà, Duras elle-même) adhèrent à
la croyance véhiculée par ce lieu commun, ce d'autant plus que la
forte charge poétique des lignes qui suivent et leur connotation
positive révèlent une empathie du narrateur envers les
personnages.
Loin de se limiter à Moderato Cantabile, cette
manière de faire apparaît également, beaucoup plus
tardivement, dans L'Amant de la Chine du Nord. Cette forme de
transformation singularisante y devient d'autant plus intéressante que
Duras la fait subir au lieu commun de l'indicible, et plus
particulièrement à l'incapacité à exprimer
l'horreur, qu'on a dite si propre aux modernes après la Deuxième
Guerre mondiale, du fait des tragédies de l'Holocauste et de la bombe
d'Hiroshima :
Ç'avait été à ce moment-là
du soir, avec la soudaineté du malheur, que l'horreur avait surgi. Des
gens avaient hurlé. Aucun mot, mais des hurlements d'horreur, des
sanglots, des cris qui se brisaient dans les pleurs. Tellement le
malheur était grand que personne ne pouvait l'énoncer, le
dire.281(*)
L'élément frappant qui s'ajoute à la
juxtaposition redondante déjà commentée plus
haut282(*), est que
l'audace durassienne va dans ce cas jusqu'à s'octroyer un luxe
sémantique pour dire l'impossibilité de dire, sacrifiant certes
au lieu commun de l'indicible mais le singularisant dans un même temps
par l'apparent pléonasme. D'une façon sous-jacente, ce lieu
commun, activé dans le contexte de la transcription d'une
expérience personnelle, subjective, met également en jeu
l'idée de la création artistique, ce qui transparaît dans
les propos du philosophe italien Giorgio Agamben : pour lui, l'homme
contemporain s'est trouvé dépossédé de son
expérience et confronté à l'incapacité de traduire
en expérience sa vie quotidienne, si bien que la seule manière de
retrouver l'expérience est de faire surgir un moyen qui n'a d'autre
finalité que lui-même, de réinventer le geste -
« Le geste est en ce sens communication d'une
communicabilité. À proprement parler, il n'a rien à dire
(...) ».283(*) Duras, dont les préoccupations, on le voit,
cadrent parfaitement avec son temps, se réapproprie visiblement le lieu
commun de l'indicible puisqu'elle énonce d'une façon
singulière, personnelle, l'impossibilité d'énoncer. Elle
réinvente le geste - ou la forme - de dire l'indicible. De plus, elle
opère une forme de double dépassement du lieu commun, d'une part
par la description des cris, très emphatisée, qui s'attarde non
pas, comme le lecteur pourrait s'y attendre en vertu du scénario-type
que provoque chez lui l'évocation d'un tel lieu commun284(*), sur le malheur en soi, dont
il est précisément dit qu'il est indicible, mais sur les
conséquences (réactions émotionnelles) engendrées
par ce malheur, à savoir les cris. D'autre part, le lieu commun
est en quelque sorte biaisé une seconde fois du fait que la si
caractéristique esthétique de surenchère descriptive et
langagière - qu'on retrouve sans surprise dans un contexte
émotionnellement si pesant - a paradoxalement trait au cri,
événement « sonore » qui n'est pas du niveau
de l'énonciation, de la parole, mais se situe en
deçà.285(*)
L'addition dans cet extrait des deux éléments
singularisants que sont le pléonasme et le lieu commun - qui
démontre d'ailleurs parfaitement leur fonctionnement en réseau -
sert non seulement à « re-présenter »
l'impact singulier que l'événement a pu avoir sur une
subjectivité, mais a également pour effet un décrochage
par rapport à la perception habituelle qu'on peut avoir de ce lieu
commun, décrochage qui symbolise en quelque sorte matériellement,
textuellement, cet impact.
En résumé, l'appréhension du banal et du
singulier par le biais de la mise en discours du banal ainsi qu'au moyen de
configurations particulières de la catégorie et du
stéréotype révèle que ces notions ne sont pas
conçues comme des catégories figées, à
signification stable, mais au contraire sujettes à un constant
déplacement de l'une vers l'autre. Banal et singulier, aucune de ces
deux notions n'est envisagée de façon simple. Le
déplacement de l'une à l'autre marque en effet plutôt le
désir de laisser planer le sens de l'objet auquel elles s'appliquent, de
même que la volonté d'allier les contraires sans qu'ils ne
s'excluent l'un l'autre, en reconnaissant dans un même mouvement les
valeurs de généralité et de singularité que peut
receler n'importe quel objet.
Ainsi, lorsque l'on parle de préciosité de la
banalisation, il faut entendre par là que la singularisation du banal et
la banalisation du singulier ont toujours pour effet de mettre en exergue des
éléments qui autrement passeraient inaperçus, et qu'ils
sont donc un moyen pour Duras d'attirer l'attention sur les questions qui lui
tiennent à coeur, notamment la reconnaissance de l'irréductible
singularité de chaque être, en même temps que sa
sujétion à des valeurs communes propres au genre humain dans son
ensemble.
3. Tressage banal 8
singulier
La réflexion sur les rapports entre banal et singulier
repose enfin sur une configuration originale des opérations de
catégorisation. Cette configuration-ci représente un cas
particulier du mouvement banal/singulier, singulier/banal, qui vient tout juste
d'être développé dans le point ci-dessus. En effet, si dans
cette section précédente on pouvait encore relativement
aisément discerner soit un mouvement du banal vers le singulier soit
l'inverse, on verra ici que des îlots textuels constituent une forme
d'exception à cette classification, du fait qu'en ces lieux, chacun de
ces deux mouvements distincts se perd en quelque sorte l'un dans l'autre, se
transforme en leur tressage inextricable.
3.1. Catégorisation
« singulière »
En premier lieu, c'est dans le processus de
catégorisation - qui avait déjà été remis en
cause, on s'en souvient, par le procédé de l'évaluation du
sens d'une catégorie ainsi que par le phénomène du
singulier catégorisé286(*) - que la circulation entre le banal et le singulier
peut parfois revêtir une forme tout à fait complexe. Le
fonctionnement de ce nouveau procédé mérite d'être
éclairci en étudiant un premier extrait :
[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait
crié.
[2] C'était un cri sombre, long,
d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il
était vomi. [3] C'était un cri parlé de
la Chine ancienne.
[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il
était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5]
C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et
oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri,
terrible, obscène, impudique, illisible, comme la
folie, la mort, la
passion.
[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni
la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de
qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui,
peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus
dans la douleur d'amour.287(*)
Ce passage de L'Amant de la Chine du Nord fait suite
au moment tragique où le Chinois chasse l'enfant de sa
garçonnière en lui ordonnant de ne plus jamais venir le voir. Il
évoque la réaction poignante de ce dernier suite au départ
de la petite.
Le mouvement général du passage repose sur une
tentative de cristallisation du cri du Chinois, qui passe par une oscillation
constante entre le banal et le singulier. En se concentrant d'abord tout
particulièrement sur les segments [2] à [5], on remarque, dans un
premier temps, que l'énumération et la gradation couplées
à la comparaison rendent compte, dans le segment [2], d'un cri absolu,
difficilement descriptible et synthétisable, évalué de
façon négative et échappant de prime abord à une
catégorisation élémentaire. L'accumulation et le style
paratactique, traits typiques de l'emphase (l'esthétique de la surcharge
étant bien évidemment à l'oeuvre ici), témoignent
de l'impossibilité de fixer l'objet dans l'élément stable
que constitue la catégorie.
Ce cri subit pourtant dans le segment suivant ([3]) une triple
catégorisation : cri {[(parlé)1 de la
Chine]2 ancienne}3. Alors que cette opération
devrait le ranger dans le banal de ce que tout le monde vit, elle le situe
pourtant paradoxalement dans le summum du singulier, puisque le lecteur ne peut
associer ce signe du texte à aucun référent concret
(réel ou imaginaire). Le cri est dès lors très peu
significatif, à tel point qu'il semble bien être le seul
représentant d'une catégorie créée exclusivement
pour lui, une catégorie-hapax pour ainsi dire. En d'autres termes, le
« cri parlé » n'appartient pas à l'image
stéréotypée de la Chine ancienne
déposée dans la mémoire collective des lecteurs, si tant
est qu'il y en ait une. La construction du sens de cette expression bute en
conséquence sur l'impossibilité, pour le lecteur, de la ramener
à des connaissances plus abstraites et générales, à
du déjà-connu. On pourrait donc dire que Duras opère dans
le segment [3] une forme de déconstruction du sens
« usuel » par un emploi subversif de la
catégorisation. C'est de là que naît la singularité.
En effet, comme le souligne Dufays288(*), la construction de la signification consistant
à la fois à associer les signes du texte à des
référents concrets et à réduire le texte à
la doxa (c'est-à-dire au savoir collectif stabilisé qui
génère l'attente non seulement de formes esthétiques
connues, mais aussi de contenus linguistiques, référentiels -
renvoyant au monde observable, à la société, à
l'histoire - et axiologiques, donc à la dimension des
stéréotypes), il s'avère que Duras parvient ici à
faire échouer la construction « classique » du sens
en forçant le lecteur privé de repères à activer,
voire à construire, de nouvelles significations.
Après cette « catégorisation
singulière », le texte change subitement d'orientation. Le
segment [4] du passage décrit une modification de ce cri, en soulignant
une différenciation dans le temps (tout à coup) et une
transformation dans sa nature (était devenu). La
catégorisation opérée le situe cette fois dans le banal,
le commun : « la plainte discrète d'un amant, d'une
femme » et s'exprime par la retenue, en contraste avec l'emphase
précédente. La formulation plainte discrète d'un
amant, d'une femme contient les idéologèmes sous-jacents
« À amour inaccessible et caché, souffrance
cachée » et « Tout amant et toute femme ont à
souffrir en silence de l'amour ». Ce segment exemplifie donc le lieu
commun de l'amour illégitime, caché et malheureux289(*), posé, par
l'utilisation de l'article défini, comme une donnée
préexistant à sa nomination par le texte. Le fait d'utiliser
cette formulation montre que l'auteur inscrit adhère à
l'idéologie véhiculée par le lieu commun. Le cri, qui
échouait précédemment à être ramené au
déjà-connu que constitue le stéréotype, y retombe,
une seule petite phrase plus loin.290(*) L'expérience singulière de l'enfant en
vient donc à être proposée comme une
généralité offerte à chacun. L'effort de
singularisation précédent se trouve transposé dans le
registre de la disponibilité à tous, par l'ajout d'un
élément que chacun attend, celui du lieu commun de la relation
adultère malheureuse.
Enfin, le dernier segment sélectionné ([5]), qui
indique une nouvelle différenciation dans le temps (à la
fin) ainsi qu'une nouvelle transformation (l'étrangeté
était revenue), voit le retour du cri absolu et difficilement
synthétisable tel qu'il avait déjà été
observé dans le segment [1], avec l'utilisation des mêmes
procédés, à savoir l'énumération, la
gradation et l'hyperbole, qui marquent la même insistance sur la
dimension tragique, néfaste, voire inquiétante de ce cri.
L'oscillation entre les éléments catégorisables de ce cri
et ceux qui se situent au-delà d'une telle tentative trouve d'ailleurs
un écho dans l'appréciation contradictoire qui en est faite, car
les subjectivèmes véhiculent à la fois des sentiments
positifs et négatifs. L'étonnement qui surgit d'une
appréhension complexe du réel291(*), dont le traitement textuel s'attache ici à
mettre en évidence son irréductibilité à un banal
déjà-vu, se situe lui-même par delà les
catégories du bien et du mal, du bonheur ou du malheur, dans le sens
où il implique, pareillement et simultanément, inquiétude
et sérénité. Là encore, rien n'est
réductible à une simple opposition de valeurs. Chaque
élément du réel oscille bien plutôt d'une valeur
à l'autre, car il peut être défini aussi bien par une
valeur que par son contraire, sans que celles-ci ne s'excluent. La
bipolarité semble donc bien être une donnée constitutive de
la poétique durassienne et de sa vision du monde.
Ainsi, pour résumer le mouvement de ce bref passage,
où la tension entre le banal et le singulier porte sur un
référent qu'il s'agit de décrire, il apparaît que le
cri passe par quatre phases successives : d'abord
a) catégorisation impossible ([2]), ensuite
b) catégorisation « singulière » ([3]),
puis c) catégorisation simple ([4]), et enfin
d) catégorisation impossible ([5]). Le cri que (re)produit
l'écriture n'est donc en aucun cas un signifié stable, mais un
phénomène qui résiste à la catégorisation
sans cesse recommencée, un va-et-vient constant entre deux valeurs
opposées, une prolifération de figures, et il n'est
définissable que par la somme de toutes ces transformations. On peut
également parler dans ce cas d'une certaine porosité des
catégories. La catégorisation « classique »
à elle seule ne suffit pas pour faire état de ce cri. Ce dernier
devient alors une réalité singulière, non banale,
c'est-à-dire ce qui, par définition, résiste à la
classification. L'impossibilité de fixer un référent dans
une seule catégorie reviendrait alors à remettre en cause la
notion même de catégorisation, car
« stéréotyper, c'est catégoriser » et
on ne peut se passer de catégories pour penser292(*). Duras semble donc se
positionner d'une façon toute particulière à
l'égard du stéréotype, puisqu'elle montre qu'elle ne peut
s'en priver, en le convoquant en certains lieux tout en en signalant
simultanément les limites. Cette attitude révèle un
élément intéressant de la poétique
durassienne : l'insistance, de la part de l'écrivain, sur la
complexité du référent (du fait d'une évolution
dans le temps et d'un changement de nature du cri, en l'occurrence), de
même que la mise en évidence de la difficulté pour le sujet
à restituer cette complexité par la langue. Car si « le
stéréotype doit donner à celui qui perçoit et juge
un référent un sentiment de contrôle de la signification de
ce référent »293(*), le fait que le banal soit brouillé par des
éléments singularisants révèle l'absence de
contrôle de la signification de la part du personnage comme du narrateur,
absence de contrôle qui n'est de loin pas négative, mais au
contraire positive, comme une stratégie pour se libérer de la
parole stéréotypale qui pèse sur le sujet. Il y a trop de
facteurs qui constituent le réel (modifications dans le temps,
modifications de la nature d'un objet) pour que celui-ci puisse être
réduit dans la langue à une catégorie abstraite, qui ne
peut manifestement pas rendre compte, du fait de la multiplicité du
réel, d'une quelconque totalité.
La volonté durassienne qui s'esquisse à travers
ces procédés peut par conséquent raisonnablement
être comprise comme une volonté d'englober, d'atteindre à
la totalité, par le biais de l'écriture, ce qui explique l'usage
fréquent de notions antithétiques (grand/petit, partie/tout), et
notamment l'exploitation de l'étroit rapport entre banal et singulier.
C'est souvent lors d'interviews télévisées ou dans ses
entretiens journalistiques que Duras est la plus explicite sur ce point
précis :
Mais je peux pas penser à la France, je m'en tape de la
France, je pense à l'Europe, je pense au monde entier. La France je m'en
fous hein, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? C'est un truc
tout petit.294(*)
Le détail et le tout pour lui, c'est
pareil. Il prend le tout avec le mal et le bien ou il laisse. Je crois qu'il a
raison, même si ce n'est pas voulu chez lui, il faut
prendre le tout, l'emporter avec soi ou tout laisser
là. Chaque crime ramène à l'humanité
entière. Mais chaque sourire aussi. Il faut prendre tout. Sans cela il
n'y a pas d'écrivain, pas d'Yves Saint Laurent.295(*)
Dans le commentaire sur Yves Saint Laurent, l'expression
même si ce n'est pas voulu chez lui pourrait indirectement
renvoyer à la démarche personnelle de Duras et par
conséquent devenir révélatrice de sa volonté
d'intégrer ces dimensions opposées dans sa démarche
scripturale (la formule absolue sans cela il n'y a pas
d'écrivain y est une allusion pour le moins directe). Elle signale
de ce fait même la conscience qu'elle a de sa démarche
littéraire, même si elle ne l'a jamais théorisée.
Pourtant, si l'on en revient au passage de L'Amant de la
Chine du Nord, l'accumulation pléthorique de qualificatifs visant
à décrire le cri, si elle est le symptôme d'une
impossibilité à « figer » le réel dans
la catégorie, se veut également, par l'événement
même que constitue l'écriture, une tentative de combler cette
incomplétude. C'est pourquoi la définition du cri montre
l'écriture à l'oeuvre peut-être bien plus qu'elle ne
réfère à un phénomène extralinguistique
identifiable.296(*) Car
dans sa tentative d'évoquer l'existence extralinguistique d'un objet,
d'un événement, l'auteur est plus que jamais dépendant des
mots. Ce faisant, le texte durassien parvient à se faire une place dans
le langage préexistant. Son écriture est une écriture
« qui travaille à démembrer les signes et les
syntagmes, à faire sortir la grammaire et le lieu commun de leurs gonds,
pour faire advenir le sens comme événement. »297(*) Cela obéit à
une esthétique de la préciosité, car les
procédés étudiés jusqu'à présent
constituent pour ainsi dire une préciosité, toute durassienne,
qui rend complexe la différence entre banal et singulier.
3.2. Perspectivisme
En dernier ressort, cette différence subtile entre en
jeu également dans la perception des personnages, en ce sens qu'il
s'agit de se demander « pour qui est-ce banal ou
singulier ? », c'est-à-dire de réfléchir
à l'origine de la perception et/ou du jugement de banalité.
La tentative de définition du cri ne s'achève
pas à la fin du segment [5], là où s'est
arrêtée l'analyse précédente, mais se prolonge
encore le temps d'un paragraphe, séquence qui marque dans le roman la
fin de l'entrevue entre l'enfant et le Chinois. À l'instar de la
première partie étudiée ci-dessus, la définition
n'est pas pour autant fixée définitivement dans ce
deuxième paragraphe. Il s'avère qu'un autre procédé
est ici à l'oeuvre, qui apparaît plus clairement en
reconsidérant le fragment dans sa totalité :
[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait
crié.
[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de
colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3]
C'était un cri parlé de la Chine ancienne.
[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il
était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5]
C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et
oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri,
terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la
passion.
[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni
la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de
quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en
même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur
d'amour.298(*)
Il s'agit de la question du point de vue, ou, mieux, de
l'attribution du point de vue. L'élément frappant de ce passage
est en effet la subjectivisation forte qui s'en dégage, qui offre le
spectacle d'une parole qui se cherche et qui est chargée
passionnellement. L'alternance continuelle entre deux mouvements contraires,
l'emphase et la retenue, symbolisées par les figures de la litote et de
l'hyperbole, qui participent de l'esthétique de la surcharge, s'en veut
également le reflet. Cette subjectivisation est la marque d'un jugement
de valeur. Il est dès lors intéressant de chercher à
savoir de qui émane ce jugement, ce qui soulève d'emblée
plusieurs questions. Dans le segment [4], est-ce par exemple le cri
lui-même qui devient commun, dont le narrateur retranscrirait
fidèlement et objectivement la description, ou est-ce
l'appréciation qui en est faite par le narrateur qui le situe dans le
commun ? L'outil linguistique qu'est la notion de point de vue
(désormais PDV), parasynonyme de la notion de focalisation narrative
héritée de Genette, permet d'apporter quelques
éléments de réponse à ces questions. À cet
effet, il n'est pas inutile que cette notion soit brièvement
définie et explicitée.299(*) Les travaux abondants et très
éclairants d'Alain Rabatel en la matière y serviront pour
l'essentiel.
Chez Rabatel, l'approche du PDV repose sur une dialectique du
sujet de conscience à l'origine des perceptions et de la
référenciation des perceptions représentées,
démarche qui l'a conduit à abandonner la tripartition genettienne
des focalisations300(*),
puisque selon lui seuls deux sujets sont à l'origine des perspectives
narratives : le personnage et le narrateur.301(*) Il définit pour sa
part le PDV comme « l'expression linguistique de perceptions et/ou
pensées représentées »302(*), poursuivant avec cette
remarque qui concerne plus directement la question de la
subjectivité :
Du fait de cette représentation, les perceptions ne se
limitent pas à une description objective assumée par le
narrateur, mais se chargent d'une dimension interprétative. C'est
pourquoi, depuis Banfield, on considère ces énoncés comme
des "phrases sans parole", renvoyant à la subjectivité de
l'énonciateur, alors qu'à la lettre, ce dernier n'a rien
dit.303(*)
De ce fait, le PDV constitue un phénomène
énonciatif proche du discours indirect libre (désormais DIL),
dans la mesure où il renvoie à des perceptions (souvent
associées à des pensées) qui ne sont pas celles du
narrateur, quand bien même elles sont rapportées par le truchement
de la voix narrative.304(*)
C'est visiblement ce phénomène qui est en jeu
dans l'extrait de Duras. La coprésence de quelques marques textuelles
permet de l'affirmer, marques qui méritent d'être
brièvement relevées. Un premier élément consiste en
l'opposition entre premier et deuxième plan, qui permet un
décrochage énonciatif. Le premier plan est marqué par le
présentatif au présent c'est du segment [1], suivi de
deux plus-que-parfait, avait atteint et avait crié. Le
deuxième plan débute au segment [2] avec l'imparfait
c'était, répété dans la phrase suivante.
Temps prototypique du second plan305(*), l'imparfait est en outre une forme de visée
sécante qui permet un déploiement, dans les descriptions, des
parties (ou aspects) de la perception initiale prédiquée (le cri
dans le cas présent), développement qui constitue une
deuxième marque textuelle du PDV.306(*) Celui-ci peut déjà être mis en
évidence dans les quelques lignes du passage en question :
[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait
crié.
[2] C'était un cri
sombre, long,
d'impuissance, de colère et de
dégoût comme s'il était
vomi. [3] C'était un cri parlé
de la Chine ancienne.
[4] Et puis tout à coup ce cri avait
maigri, il était devenu la
plainte discrète d'un amant, d'une femme.
[5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que
douceur et oubli, que
l'étrangeté était revenue dans
ce cri, terrible,
obscène, impudique,
illisible, comme la folie,
la mort, la
passion.
[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni
la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de
qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui,
peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus
dans la douleur d'amour.
Le procès de perception307(*) prédiqué dans
la phrase initiale de premier plan se développe dans les phrases
suivantes, de second plan, mises en évidence par les italiques. Quant au
narrateur, il rapporte la totalité de l'énoncé (et du
récit)308(*), et
garantit la réalité (fictive) de la scène dans la mesure
où il ne marque aucune distance envers ce PDV.309(*) En troisième lieu, le
marqueur temporel et puis placé en tête du
troisième paragraphe, possède, à l'instar de tous les
marqueurs temporels, selon la démonstration de Rabatel310(*), une valeur argumentative
affaiblie qui lui permet de fonctionner comme co-embrayeur de PDV. Ce
troisième paragraphe comporte d'ailleurs une dimension temporelle
marquée, avec la présence d'adverbes temporels et de verbes qui
dénotent une modification du cri dans le temps, ou du moins
l'impression, de la part du focalisateur, d'une telle modification :
et puis, tout à coup, était devenu,
à la fin, quand, était revenue. Ainsi,
selon Rabatel311(*),
dès qu'il y a décrochage énonciatif, le mouvement
délibératif coréfère au personnage-focalisateur
saillant, à qui on attribue les calculs sur la succession des
événements. Ce dernier apparaît clairement dans la phrase
commençant le dernier paragraphe, dans la mention explicite du sujet
percevant, c'est-à-dire l'enfant. Le verbe de pensée
avait reconnu confirme pour sa part le procès de perception
développé dans le paragraphe précédent312(*). Ainsi, comme l'enfant est
le focalisateur saillant, la succession temporelle est motivée à
partir d'elle. La phrase L'enfant n'avait plus rien reconnu, qui
marque un retour au premier plan, montre donc clairement que toute
l'appréciation qui précède est celle de l'enfant :
l'enfant écoute le cri, en reconnaît certains aspects, puis ne
reconnaît plus rien. Ainsi, l'opinion, la manière
d'apprécier et la comparaison établies dans le second plan, en
italique, personnalisent le discours, qui est celui de l'enfant. En dernier
lieu, les subjectivèmes313(*) qui saturent ce court extrait peuvent
également être considérés, toujours selon
Rabatel314(*), comme des
marques d'appui dans l'embrayage du PDV du personnage. Ils concernent
plutôt le développement de la perception, c'est-à-dire le
second plan : à partir du mode de donation plus ou moins
subjectivant du référent, ils permettent d'établir
étroitement la coréférence desdites perceptions
représentées à la subjectivité du focalisateur.
Même si la présence de ces subjectivèmes n'implique pas
forcément que l'on soit automatiquement dans le PDV de
l'enfant315(*), leur
présence plutôt forte dans le cas présent
révèle un degré relativement élevé dans
l'expression de la subjectivité des visions de l'enfant. Pourtant,
même si l'effet de PDV est, tel qu'il vient d'être
démontré, celui de l'enfant, c'est bien toujours le narrateur qui
parle car l'enfant, littéralement, n'a rien dit.
Si la notion de PDV a permis d'établir plutôt
aisément, en analysant les deuxième et troisième
paragraphes, qu'il s'agit du PDV de l'enfant, il reste à évaluer
de quelle « voix » émane la catégorisation
opérée dans le dernier paragraphe du segment316(*).
[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait
crié.
[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de
colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3]
C'était un cri parlé de la Chine ancienne.
[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il
était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5]
C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et
oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri,
terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la
passion.
[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun
mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un
hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas
bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme.
[10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.
Force est de constater la difficulté, voire
l'impossibilité, dans le cas présent, de trancher de façon
aussi nette que précédemment. Certains éléments
laisseraient penser au PDV du personnage : n'avait plus rien
reconnu n'équivalant pas à « n'avait plus rien
PERÇU », la partie surlignée en gras serait
toujours un développement des perceptions de l'enfant, dans un second
plan marqué par le retour à l'imparfait c'était.
Pourtant, la présence du pronom indéfini on sujet du
verbe de procès mental savait pourrait aussi renvoyer au
narrateur, car il est fréquent que le PDV du narrateur embraye avec des
tournures impersonnelles, qui ont le mérite de donner plus de poids
à ce qui est asserté317(*). Cependant, l'indécidabilité qui
pèse sur l'attribution de ce PDV, loin d'être la marque d'une
faiblesse du texte, se révèle au contraire féconde sur le
plan interprétatif. Deux indices dans le texte en éclairent la
voie : la forme négative de l'assertion qui émane du
on (composante cognitive) et la présence du modalisateur
peut-être (composante axiologique). Les deux marquent une
limite dans la connaissance et un doute de la part de l'énonciateur,
qu'il soit narrateur ou personnage (peu importe au fond). Après une
nouvelle catégorisation du cri opérée par l'utilisation
d'un synonyme emphatisé (hurlement à la mort),
voilà en effet que la voix dont elle émane en souligne
immédiatement l'incomplétude, par le biais d'une modalité
d'incertitude, qui relativise l'interprétation qu'en donne
l'énonciateur. Toute certitude se trouve de ce fait anéantie et
remplacée par l'indéfinition. Le phénomène de
polyphonie qui se manifeste par la superposition du PDV de l'enfant à
celui du narrateur ainsi que par l'indécision entre les deux va dans le
même sens, à savoir de bannir toute pensée unique.
La certitude, la pensée unique s'incarnent d'ailleurs
dans l'ultime phrase du paragraphe (les deux confondus dans
la douleur d'amour318(*)) par l'évocation du
lieu commun exprimé par l'idéologème « L'amour
fait souffrir ». Le choix du défini, comme cela a
déjà été souligné, pose l'objet comme une
donnée préexistant à sa nomination par le texte,
c'est-à-dire que le narrateur et/ou le personnage adhèrent
à cette « idéologie ». De plus, grâce
à l'effet de PDV relevé dans ce paragraphe, le lecteur est
invité à considérer l'objet de discours, ce lieu commun en
l'occurrence, comme la réalité elle-même car avec les PDV,
tout se passe comme si l'origine et le processus dénotant la
manière de voir, de considérer les objets du discours s'estompait
derrière le résultat du processus.319(*) « Plus le
narrateur s'efface et privilégie le point de vue du groupe, plus il
cherche à convaincre de son objectivité
référentielle. Cependant il n'y a pas de romans sans tensions
entre l'individu et le groupe. »320(*)
De fait, si cet idéologème semble indiquer
l'exemplarité, la « prototypicité » de cet
événement personnel fortement ressenti, et être à
même de transformer le cri qui précède en
représentation-type de « la douleur d'amour », la
description qui a précédé l'évocation de ce lieu
commun s'est en revanche révélée être sujette
à toute une recherche (définition, analogie), en d'autres termes,
à une surenchère dans le singulier. Ainsi, l'extrême du
singulier est certes subsumé par une catégorisation relevant du
lieu commun, mais il faut dans le même temps scrupuleusement souligner
que le référent concerné par cette surenchère dans
le singulier est loin de représenter le
« stéréotype » de la description que serait
censée susciter l'évocation de ce lieu commun dans le savoir
partagé du lecteur. Voilà une des multiples manières
où se joue, chez Duras, la tension entre l'individu et le groupe.
Du point de vue de l'interprétation, l'analyse de ce
passage sous l'angle du PDV, conjuguée à l'analyse de la
catégorisation, révèle de façon claire qu'à
la fois enfant et narrateur sont liés dans la recherche de
catégorisation. Celle-ci n'est donc pas l'apanage d'une seule instance
énonciative, ce qui aurait eu pour effet de signaler une distance
critique entre l'une et l'autre instance. La confusion entre la parole du
narrateur et celle du personnage, qui résulte du phénomène
de polyphonie, semble en outre indiquer qu'il n'y a pas de vérité
absolue, de fixation définitive dans une seule catégorie pour une
réalité saisie comme diffuse, complexe et multiple, à la
fois connue et insaisissable. Comme le souligne Dufays, il est en effet
essentiel, pour que le sens soit sans équivoque, que l'on puisse
distinguer narrateur et personnage, la voix du narrateur externe étant
(du moins dans le système classique) celle qui prime, qui dit le vrai,
qui établit souverainement les faits et les significations. Or, si l'on
ne sait plus qui parle, rien n'est sûr.321(*) Le phénomène de polyphonie a pour
résultat que « le savoir du narrateur ne peut être ni
"général" ni particulier puisque le narrateur est lui-même
agrégat de valeurs et de statuts différents qui le privent d'une
unicité a priori. »322(*)
Par conséquent, si l'indétermination des voix
conduit à l'équivocité du sens, c'est peut-être bien
que le message que cherche à faire passer Duras réside dans le
moyen utilisé pour signifier cette équivocité, à
savoir la notion de PDV en elle-même. « L'ordinaire [devient]
étonnant soudain, étonnant parce que consciemment
perçu, et bientôt l'ordinaire ne paraît plus si
ordinaire. »323(*) L'opiniâtreté de Duras à
indiquer les perceptions d'un sujet à travers des
phénomènes de point de vue complexes pointe sur cette dimension
de « perception consciente » évoquée par
Domecq, et laisse à penser que c'est la conscience même d'un sujet
percevant qui fait fluctuer la frontière entre le banal et le singulier.
Si l'on développe cette idée, il apparaît
que le lieu commun de la souffrance amoureuse, quand bien même il est
accepté comme tel et souligné dans sa nature de parole
indifférenciée (par le « on » et
l'indétermination du PDV duquel il émane), recèle pourtant
dans sa description l'implication de l'enfant - soit celle d'une
individualité. Et l'impossibilité pour cette description
d'être ramenée en tous points à du connu vient ici
très certainement du fait que c'est l'enfant même qui s'exprime.
Il s'agit là chez Duras d'un moyen pour indiquer une forme de
pureté de l'enfant. Il n'est pas banal que l'enfant analyse le cri en
ces termes, parce qu'elle possède quelque chose de nature à
l'empêcher de réduire le réel à du
déjà-connu, impossibilité que Duras considère comme
une qualité et à laquelle elle semble attacher une grande
importance. L'origine de cette impossibilité est-elle le manque
d'expérience ? le manque d'habitude ? La déclaration
suivante de Domecq soulève quelques éléments de
réponse. L'auteur y commente les constats d'évidence tels que
« le plancher est en haut, le sol, en bas », que
l'écrivain Ionesco redécouvrait en recopiant des phrases
d'anglais tirées de la méthode Assimil :
[...] Ionesco refaisait l'apprentissage du monde et du langage
qu'il avait fait et que chacun d'entre nous fait au sortir de la prime enfance.
Pour nous tous, il fut un temps où le plafond était chose
considérable [...] et le plancher une perspective plutôt fuyante,
et les plinthes, là-bas au fond, un but à atteindre à
quatre pattes sans savoir si on y parviendrait jamais. [...] Mais par la suite,
l'adulte que nous sommes devenu fait comme si : comme si tout allait de
soi. Ce qui va de soi, on ne le remarque plus. Nous y perdons beaucoup en
acuité de perception.324(*)
Ce que restitue Duras dans l'extrait de L'Amant de la
Chine du Nord, c'est précisément une acuité de
perception, et plus particulièrement celle d'une enfant. Le banal ayant
« partie liée avec l'épuisement du contenu
émotionnel et cognitif de l'objet »325(*), la réduction au lieu
commun est ici dépassée par la richesse et la complexité
du rapport au monde que permet le regard de l'enfant sur le réel, pour
qui les évidences ne sont précisément pas encore telles,
elle qui n'est pas encore asservie à la platitude du lieu commun, ce que
démontre la présence des nombreux subjectivèmes. Loin
d'être neutre sous le rapport des affects positifs ou négatifs, la
description du cri ne se réduit ainsi pas à l'indifférent,
qui se confond avec le banal. En somme, l'entreprise de Duras vise le plus
simplement du monde à sortir de l'usure du réel provoqué
par l'usage répété, utilitaire et paresseux qui est
d'ordinaire fait du langage, et cela advient nécessairement par le
médium d'un sujet percevant.326(*) Le dépassement de l'usure du réel est
quant à lui signifié, dans le dernier paragraphe, par le biais
d'un PDV incertain appliquant le lieu commun de la douleur amoureuse à
l'événement décrit, et par la mise en évidence, au
moyen des formules d'incertitude notamment, de son insuffisance à
recouvrir la totalité du réel exposé. C'est entre ces
lignes, dans le subtil entremêlement du banal et du singulier et leur
incessante dialectique, que peut se lire la conception durassienne du sentiment
d'existence. Celle-ci donne la primauté au regard du sujet sur le monde,
qui se veut celui d'une perception aiguë du réel, affranchie - ou
du moins libre - de toute pensée stéréotypale dans ce
qu'elle peut avoir de figé et de limitatif. Le réel est
irréductible à une simple catégorie et peut faire l'objet
d'une reconfiguration singulière de la part de chaque individu pour
autant que soient abandonnées les significations communes
attribuées au banal et au singulier, qui masquent le réel plus
qu'elles ne le rendent intelligible.
« Rien n'est banal au monde, tout dépend de
notre regard » dit Domecq dans son Traité de
banalistique327(*).
C'est-à-dire qu'aucun objet n'est que banal, ou que singulier, mais
qu'il peut au contraire être potentiellement les deux à la fois,
puisque l'attribution du trait « banal » ou
« singulier » dépend du regard qu'une personne porte
sur l'objet en question. Ce qui revient à dire que le banal et le
singulier ne sont pas le réel en tant que tel, mais une construction du
sujet pour qualifier ce réel. « Le banal n'est pas, il
paraît tel. Il est verbalement étiqueté "banal". Un a
priori hérité nous fait penser que tel objet, tel lieu, tel
comportement est banal, et le regard glisse dessus, nous passons à autre
chose. C'est apparemment que ceci nous semble banal et cela non. Donc ceci, qui
nous semblait banal, peut ne plus nous le sembler. Tout dépend de notre
regard [...]. »328(*) Les propos de Segal pointent exactement sur la
même idée, avec des termes qui ne diffèrent que peu :
« The most simple object will cease to be banal as it becomes marked
by personal attachment ».329(*)
L'analyse qui vient d'être menée permet de
confirmer cette interprétation déjà avancée
précédemment330(*). Quant à la position de l'écrivain
face au stéréotype, elle est ambivalente puisqu'elle doit dans un
même temps accepter le stéréotype et le singulariser.
En ce sens, l'extrait de L'Amant de la Chine du Nord,
longuement commenté sur l'aspect particulier du point de vue - notion
qui a par ailleurs montré ses limites pour le dernier paragraphe - est
représentatif de l'écriture durassienne, qui compromet toute
distinction facile entre ce qui est banal et ce qui ne l'est pas. Il
révèle parfaitement que le mouvement continuel entre le banal et
le singulier est intéressant précisément en ce sens qu'il
est le reflet d'une personnalité, d'un sujet percevant qui porte un
certain regard sur le monde et les objets.331(*) Et chez Duras, ce mouvement est très
étroitement lié, on l'a vu332(*), au déplacement du réel au sens,
« mouvement qui est l'essence même de la création
littéraire »333(*).
Par opposition à la polyphonie du segment tout juste
analysé, il faut souligner, pour en revenir à la notion de PDV,
qu'en d'autres endroits chez Duras, il arrive, quand bien même l'instance
narrative est aisément identifiable, que les faits n'en soient pas plus
clairement établis :
Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire
ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu
était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les
épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi,
c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le
bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. 334(*)
Ce passage soulève plusieurs points intéressants
qui méritent un temps d'arrêt. D'abord, il y a cette question
continuelle : qui dit ? Les mots soulignés pour moi
pointent sur ce problème. Le statut énonciatif est important, car
il révèle une place à partir de laquelle c'est dit, c'est
évalué. Du fait que le narrateur est le personnage principal,
cette place est ici celle d'une individualité, d'une singularité
qui énonce sa vérité et qui, par là, en souligne
bien le caractère relatif. Ce qui est pour l'un n'est en effet pas
forcément pour l'autre. Pourtant, alors qu'il y a l'affirmation forte
d'une singularité dans ce paragraphe, par la présence du
je qui raconte ses souvenirs et décrit une expérience
singulière (je me souviens mal, je me
souviens335(*),
pour moi) ainsi que par la mise en évidence de son statut
d'être singulier privilégié dans la chance reçue
(J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère), il y a
aussi le passage du je au on : L'air était
bleu, on le prenait dans la main. L'expérience de l'un, du
je singulier n'empêche donc pas l'ouverture vers
l'expérience potentielle de tous par l'utilisation du on, et
n'a de sens peut-être, dans l'optique durassienne, que dans cette
ouverture. Doneux-Daussaint a montré, dans cette perspective, le
caractère déceptif du recours au narrateur
homodiégétique chez Duras.336(*) Alors qu'il aurait dû permettre de pouvoir
rendre au lecteur l'existence du personnage-narrateur par le biais d'une
plongée dans son intériorité, ce que refuse
généralement le recours au narrateur
hétérodiégétique, celui-là ne permet en
réalité que d'établir un doute
généralisé concernant les informations sur les autres
personnages, toutes fournies par le filtre d'une conscience subjective. Il y a
donc selon Doneux-Daussaint une perversion fondamentale de ce que le statut
narratif permettait de faire. Elle souligne particulièrement l'existence
de ce même rapport déceptif dans L'Amant, mais cette fois
par rapport à toute la convention autobiographique. Duras y
récuse en effet l'avantage du narrateur homodiégétique,
qui consisterait à pouvoir justifier les informations concernant
l'intériorité des êtres, et casse aussi le rapport au
savoir en émaillant son discours de nombreux « je ne sais
pas ». Doneux-Daussaint relève qu'au total figurent, sur
l'ensemble du roman, huitante et une mentions d'ignorance, chiffre relativement
élevé quand le savoir à transmettre concerne la propre vie
de l'écrivain. Même le contenu autobiographique, curieusement, est
complètement dénié par Duras lorsqu'elle dit, en tout
début de roman :
L'histoire de ma vie n'existe pas. Ça n'existe pas. Il
n'y a pas de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits
où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai il n'y a
personne.337(*)
C'est le principe même de l'autobiographie qui se trouve
nié : pas d'histoire, pas de chronologie, pas
d'événements centraux autour desquels les autres s'organisent,
pas de sujet. Quel que soit son statut, le narrateur ne sera jamais le
porte-parole de la vision unifiée du monde de l'auteur inscrit. Ainsi,
chez Duras, même le discours narratif n'est pas unitaire et une
même voix peut assumer plusieurs types de consciences : celle de
l'auteur inscrit, celles des personnages... Il rompt ainsi avec la tradition
romanesque où, généralement, le narrateur s'identifie soit
à la conscience prêtée à un des personnages, soit
à celle de l'auteur inscrit. « Duras oppose à
"quelqu'un" la pluralité d'une subjectivité
kaléidoscopique dont les multiples facettes, loin de se rejoindre et de
s'articuler rétrospectivement les unes aux autres, menacent constamment
de se perdre dans une irrépressible diffraction. »338(*) Désir de rejoindre
l'autre, mais en même temps reconnaissance de cette impossibilité.
Cette particularité ne se limite pas au cas où
le narrateur est homodiégétique. Le même flottement dans
les énoncés imputables au narrateur est visible dans de nombreux
autres textes, notamment dès le début de L'Amant de la Chine
du Nord, le narrateur y étant cette fois
extra-hétérodiégétique :
Devant nous quelqu'un marche. Ce n'est pas celle qui
parle.
C'est une très jeune fille, ou une enfant
peut-être. Ça a l'air de ça. Sa démarche est souple.
Elle est pieds nus. Mince. Peut-être maigre. Les jambes... Oui... C'est
ça... Une enfant. Déjà grande.
Elle marche dans la direction du fleuve.339(*)
[...]
Elle est devant nous. On voit toujours mal son visage dans la
lumière jaune de la rue. Il semble cependant que oui, qu'elle soit
très jeune. Une enfant peut-être. De race blanche.340(*)
De prime abord, le lecteur peut être sensible à
l'expression du regard dans ces quelques lignes. On lira chez
Doneux-Daussaint que cet élément intervient dans la structure
narrative et dans la structuration des relations entre personnages. Dans le cas
présent, il s'agit du regard du narrateur, c'est-à-dire son PDV,
thématisé d'ailleurs par le verbe
« voir ».
Tout le texte durassien, dit Doneux-Daussaint, s'organise
autour du regard du narrateur, assistant à une scène qu'il
raconte au lecteur. C'est le cas pour les exemples ci-dessus. Mais ce qui est
spécifique à ce regard, c'est qu'il est actualisé dans le
texte par certaines interrogations, la présence de oui et par
les nombreuses modalités d'incertitude qui relativisent toute
interprétation. L'acte même qui dénote le PDV est donc
actualisé dans le texte. C'est comme si le narrateur se transformait en
reporter dont le rôle serait de faire vivre à
l'auditeur-spectateur la scène en direct, comme s'il y assistait. Ainsi
le lecteur se mue-t-il, lui aussi, en voyeur. La volonté de montrer la
concordance de la perception du narrateur avec l'événement de
lecture contribue à relativiser d'autant plus les affirmations qui
pourraient être alléguées, car le lecteur-voyeur voit alors
sa subjectivité directement engagée à travers la lecture.
Il peut alors lui aussi ressentir en direct la scène, selon des
modalités qui seront peut-être autres que celles du narrateur. De
plus, tout se passe comme si ces arrêts inattendus de l'écriture
rendaient sensible une sorte de doute qui assaille le narrateur dans son
travail de souvenir. Le personnage que ce dernier voit est en effet
décrit par bribes, rendues hésitantes par la présence des
modalisateurs peut-être et il semble ainsi que par
l'incertitude relative à l'âge de l'enfant suggérée
par l'antithèse enfant/grande. Les vides qu'elles
provoquent entrent dans la visée de l'écrivain de laisser
émerger d'elle-même une pensée sous-jacente qui resterait
sinon insaisissable. Dans la même optique, quand Duras recourt à
un narrateur hétérodiégétique, elle le pose comme
une voix et un regard dans le texte (les « non », les
« on dirait », les différents déictiques, les
topicalisations en sont les marqueurs manifestes). Des pauses semblent
forcées par des points finals : elles marquent les temps de la
réflexion. Tous ces éléments ont pour conséquence
de permettre au narrateur de s'exprimer de la même manière que les
personnages qu'il décrit.341(*) Il apparaît ainsi que le personnage, pas plus
que le narrateur, n'est à même d'apporter des réponses
définitives. L'accent est donc mis sur la subjectivité du
narrateur et la conscience qu'il a de sa perception, du cheminement de sa
pensée, de sa mémoire, et non sur la vérité ou la
fausseté de ce qui est dit.342(*) À cet effet, Duras use d'une
rhétorique qui suggère, plutôt qu'elle ne dit, la
difficulté du sujet à appréhender le monde. Cette attitude
n'est pas déceptive, car le narrateur s'approprie le monde à
force de vouloir le comprendre. Son savoir affirme en réalité la
nécessaire relation d'un fait véridique à son
contraire.343(*)
Les hésitations du narrateur figurent aussi, sans que
ceci ne soit vraiment surprenant, dans Moderato Cantabile :
Au son de cette voix, aussitôt l'enfant se
rétracta. Il eut l'air de réfléchir, prit son temps, et
peut-être mentit-il.344(*)
La lune est levée et avec elle voici le commencement de
la nuit tardive et froide. Il n'est pas impossible que cet homme ait
froid.345(*)
Un nouvel élément y retient cependant plus
l'attention, à savoir la présence de phrases
agrammaticales346(*)
juxtaposées, nominales ou interrompues par des points de suspension. Ce
trait stylistique a souvent été qualifié de
caractéristique de l'écriture durassienne, notamment par
Bouthors-Paillart, qui parle de « phrase amputée de son noyau
verbal, avec à la place un autre terme, isolé,
détaché de la chaîne. Il s'agit de phrases sans verbe,
atemporelles, qui ne sont enfermées dans aucune temporalité
grammaticale imposée par les marques d'un quelconque verbe
conjugué ».347(*) Elle y voit, à juste titre, un rejet de toute
forme de liant syntaxique susceptible de permettre l'enchaînement
phrastique et d'orienter sur un mode téléologique la direction du
sens dans la phrase. Ce procédé constitue donc une forme
d'affranchissement du système « habituel » de
construction du sens par le biais de l'écriture, et de fait une
singularisation propre à Duras.348(*) Les mots en viennent à signifier pleinement
eux-mêmes, sans que toute autre forme de lien, syntaxique ou grammatical,
ne soit plus nécessaire. Le lieu commun (stéréotype) et la
grammaire ont, dans l'idée que s'en fait Duras, partie liée. Le
lieu commun applique une idéologie toute faite sur le réel, comme
les mots en viennent à remplacer les choses. À croire qu'à
laisser parler la langue, elle raconte toujours les mêmes histoires
conformistes, sans consistance ni relief aucun. Les affoler est dès lors
le seul moyen de leur faire dire ce qu'ils s'obstinent à taire, à
savoir la mystérieuse évidence et présence du
réel.349(*)
Dès lors, on ne peut s'empêcher de songer que cette
écriture ressemble étrangement à celle que Duras projette
précisément d'atteindre - ou fixe comme idéal - selon sa
déclaration dans Écrire :
Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour
ça arrivera. Une écriture brève, sans
grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans
grammaire de soutien. Egarés. Là, écrits. Et
quittés aussitôt.350(*)
Près de vingt ans avant Écrire, cette
idée est déjà évoquée dans Les
Parleuses, série d'entretiens réalisés par
Xavière Gauthier dont le sujet portait sur l'écriture des femmes.
En effet, à la question qui ouvre le premier entretien entre les deux
femmes (daté du 17 mai 1973) et qui a trait à la façon
dont le langage s'organise dans les textes de Duras, répondent les
affirmations suivantes :
M.D. - Je ne m'occupe jamais du sens, de la signification.
S'il y a sens, il se dégage après. En tout cas c'est pas un
souci.
[...]
M.D. - Le mot compte plus que la syntaxe.
C'est avant tout des mots, sans articles d'ailleurs, qui viennent et qui
s'imposent. Le temps grammatical suit, d'assez loin.
X.G. - Je pensais... sans articles. Dans L'Amour
[...], un moment où vous dites : « Ne sait pas être
regardée. » Il n'y a même plus de pronom personnel -
c'est « elle » -, et puis c'est négatif :
« Ne sait pas » et puis, « être
regardée », c'est passif. Je me demandais s'il n'y avait pas
une espèce de retrait, de reprise du sens grammatical habituel.
M.D. - Elle n'est pas consciente. C'est des blancs, si vous
voulez, qui s'imposent. Ça se passe comme ça : [...] c'est
des blancs qui apparaissent, peut-être sous le coup d'un rejet
violent de la syntaxe, oui, je pense, oui, je reconnais quelque chose
là.351(*)
Bouthors-Paillart relève avec pertinence, en commentant
cet extrait, qu'il y a chez Duras « une fascination évidente
pour le mot en tant qu'entité phonétique, sémantique et
graphique autonome, dotée à elle seule du pouvoir de faire
advenir la phrase, ou plus exactement le texte, en dehors de toute perspective
de construction et de téléologie
syntaxiques »352(*). La phrase, elle, vient après, dans un
deuxième temps, s'organise autour des mots, s'y accroche tant bien que
mal. Le temps grammatical dont il est question réfère
non au temps des verbes conjugués, mais à ce qui
représente à ses yeux le second temps de l'élaboration
textuelle, celui du temps de la grammaire, des règles grammaticales
(lien, accord, conjugaison, conjonction, subordination,...),
c'est-à-dire la dimension syntagmatique du texte. « Duras
rejet(te) ce second temps de la mise en forme syntaxique, parce qu'il
correspond à ses yeux au musellement des mots désormais
privés de leur incommensurable puissance suggestive par leur
embrigadement dans la chaîne syntaxique ». Duras imagine ainsi
ce que Bouthors-Paillart appelle une « esthétique de la
verticalité et du ponctuel où le mot adviendrait de
manière toujours absolument inédite puisque idéalement non
encore arrimé à une quelconque relativité contextuelle ou
non dénaturé par la récurrence de ses usages dans un
nombre indéfini de contextes »353(*).
Par conséquent, au même titre que les
modalisateurs, les phénomènes de polyphonie et l'emploi subversif
de la catégorisation, l'écriture
« agrammaticale » pratiquée par Duras figure
également parmi les quelques moyens qu'elle utilise pour dépasser
les certitudes, la vision unitaire du monde que peut représenter le
stéréotype, qu'il soit littéraire ou culturel.
Doneux-Daussaint parle à juste titre de refus de toute forme de vision
unifiée, puisque même la voix narrative se fragmente dans sa
fonction émettrice où elle peut être tout à la fois
le narrateur lui-même, un personnage, l'auteur inscrit ou toutes à
la fois.354(*)
Sur ce point, Duras fait elle-même un commentaire
intéressant dans La Vie matérielle, lorsqu'elle
évoque dans la préface de cet ouvrage le travail de relecture des
textes issus d'entretiens avec Jérôme Beaujour qui le
composent :
[...] Aucun des textes n'est exhaustif. Aucun ne
reflète ce que je pense en général du
sujet abordé parce que je ne pense rien en
général, de rien, sauf de l'injustice sociale. Le livre
ne représente tout au plus que ce que j'en pense certaines fois,
certains jours, de certaines choses. Donc il représente aussi ce que je
pense. Je ne porte pas en moi la dalle de la pensée totalitaire, je veux
dire : définitive. J'ai évité cette plaie.355(*)
Le terme de pensée totalitaire recouvre cette
idée de vision unifiée du monde, forcément limitée
et négative, car non sujette à remise en question. Ce rejet peut
s'expliquer notamment par l'expérience du communisme, que Duras a
très mal vécu, et qui a sans doute conditionné sa
manière d'écrire et de penser l'idéologie, dont le
stéréotype est le véhicule par excellence.356(*) Ce que Duras refuse ici,
c'est de figer par son écriture de nouveaux stéréotypes,
véhicules d'idéologies, néfastes selon elle. Elle a en
effet toujours refusé l'écriture militante, comme en
témoigne le passage suivant :
Le désespoir politique je ne m'en suis jamais remise.
Jamais. C'est à travers cette naïveté que je suis devenue un
écrivain. Pour Sartre et les autres, c'était trop peu le
militantisme, il fallait en passer par le professorat. Répandre une
idée, c'est ce qui fonctionne le mieux parce que les gens sont
assoiffés de justifications. C'est ça la
naïveté.357(*)
Si l'idéologie peut être définie
comme « la pensée et le discours qui disposent que ni le
réel ni autrui ne sont plus une question »358(*), alors la poétique de
la transfiguration du banal révèle chez Duras le refus de
l'idéologie puisqu'il a été mis en évidence que le
dépassement du banal permet de ne pas figer le réel dans une
catégorie close, mais au contraire de le laisser ouvert à
d'autres mises en question, à de nouvelles définitions en
fonction de la subjectivité toujours nouvelle qui le perçoit. La
reprise par Duras des mêmes motifs, histoires, thèmes ou
personnages (qui permettent d'ailleurs d'instaurer ceux-ci comme
véritables stéréotypes durassiens359(*)) sous des angles
différents, dans d'autres contextes (forme de circularité) peut
être comprise dans cette optique de « répétition
jamais semblable », de dépassement du
stéréotype.
Car, cette troisième section l'a bien montré, la
catégorisation « singulière »,
c'est-à-dire brouillée par des éléments
singularisants, dispose précisément que le réel est encore
matière à question, qu'il n'est pas réductible à
une catégorie abstraite. De même, le fait que la source de
laquelle émane le point de vue sur les notions de banal ou de singulier
soit incertaine ou, quand bien même elle est établie,
émette des doutes quant à ses perceptions, empêche toute
fixation définitive d'un objet, d'un référent, dans une
catégorie définitoire, du fait que son appréhension est le
reflet d'une subjectivité, elle-même incertaine et changeante.
C'est dire si Duras est à mille lieues de véhiculer une
quelconque idéologie à travers les figures et les objets de ses
romans.
Ainsi, comme l'évoque Domecq, c'est parce qu'il a
été donné écho (par le texte) à la rencontre
entre un lieu/un objet banals et une subjectivité, que ce lieu/cet objet
deviennent propres à cette subjectivité, c'est-à-dire
véritablement siens.360(*) Le lieu/l'objet sont banals et le restent, en soi,
« mais comme mon regard s'attarde dessus, cette
banalité-là devient insolite sans cesser d'être banale.
[...] Le frottement entre ce que nous pensions être banal et son
apparition abanale, fait l'étincelle d'insolite à nos yeux
d'étonné. Car évidemment, n'est banal que ce qui l'est
a priori. Le banal n'est pas dans la masse du réel, il n'est
que dans notre tête, dans la masse des préconceptions et
préjugés dont elle est farcie et en vertu desquels nous regardons
là et pas ailleurs. »361(*) Et c'est le langage lui-même, par ses jeux
ingénieux, qui permet de « lever les grilles qu'il a
préalablement interposées entre le monde et nous » et
de transfigurer l'usure du réel que provoque « l'usage
répété, utilitaire et paresseux que nous faisons du
langage de tous les jours »362(*), à des fins de perception aiguë du
monde.
Cette conception peu banale ne peut manquer de
déboucher sur une conception de l'existence humaine, saisie dans ce
qu'elle a de plus quotidien, de moins remarquable. L'affirmation suivante de
Domecq
« Ghérasim Luca lui aussi débouchait
sur l'imprévu à partir du prévu, sur le non-dit à
partir de mots dits chaque jour. J'y retrouvais mes souffles coupés
d'étonné : ce sentiment que la vie décidément
est étrange, même et jusque dans son élémentaire
platitude, et que je n'en reviens vraiment pas d'être de ce monde,
même lorsque je prends le banal chemin du travail avec mes
semblables. »363(*)
est à comparer avec ce qui est peut-être la plus
belle déclaration de Duras concernant le sentiment d'existence :
La vie est là, en soi, pourquoi ne pas la prendre, elle
est là et on est pourvu, pourquoi ne pas prendre le temps de la vie, il
est là, il est donné même s'il est aussi simplement
mystérieux, pourquoi refuser cette provocation insoluble. [...] Le
suicide c'est l'imbécillité, c'est un sens donné à
la vie alors que non, il y a rien que de la vie. [...] Il n'y a pas de
réponse à la vie, que de la vivre.364(*)
Donner un sens à la vie, elle qui est commune à
tous les êtres humains (l'élémentaire platitude
dont parle Domecq), n'a finalement que peu de valeur face à l'incroyable
chance de pouvoir la ressentir, même jusque dans sa banalité,
parce que ce ressenti est irréductible à la banalité, au
sens, parce qu'il demeure proprement étrange, du fait qu'il touche
l'individu en tant que personne unique.
CONCLUSION
Cette étude a tenté de saisir de quelles
façons remarquables l'écriture de Marguerite Duras donne corps et
voix à la problématique du banal et du singulier et combien
celle-ci imprègne toutes les strates de son oeuvre. Les analyses ont
montré que chez cet auteur, l'aura du singulier, l'extraordinaire
résident non pas dans les objets et les personnes dont il est question
ou dans les actes relatés, d'une absolue banalité, mais dans la
manière de les aborder, dans la recherche d'une écriture qui
saura rendre compte de leur complexité et de leur non-finitude, tant et
si bien que le banal chez cet auteur devient mémorable, se voit
littéralement transfiguré.
Le meilleur moyen offert par l'auteur pour interpeller la
perception commune qu'on peut avoir de la banalité est justement de
proposer des éléments qui se trouvent ne plus avoir la valeur
attendue, c'est-à-dire de figurer par l'écriture même un
vacillement des notions habituelles. C'est ce à quoi tendent tous les
opérateurs de singularisation analysés dans le présent
travail, de même que les mouvements oscillatoires entre le
général et le particulier - banalisation du singulier et
singularisation du banal - jusqu'aux cas d'enchevêtrement très
complexe de ces deux notions. C'est notamment par les effets de
décatégorisation, de suspension du sens, de multiplicité
des points de vue évitant toute réponse définitive,
produits par ces opérateurs et ces mouvements, que l'écriture
construit les « formes de la singularité du banal »
et que Duras parvient à faire entendre
« l'étrangeté du quotidien et l'extraordinaire
banalité du monde »365(*).
Étrange, extraordinaire effectivement, car ces
constants déplacements sont le lieu de révélations de
divers ordres - identitaires, métaphysiques, philosophiques.
Témoins de l'ambivalence durassienne, les analyses ont notamment
montré qu'il y a une disproportion entre les « moyens mis en
oeuvre et les effets obtenus », ou entre la banalité du fond
et le lyrisme de la forme, qui participe d'une esthétique de
l'excès. Cette posture reflète une vision du monde dont la double
polarité est fondamentale.366(*) De même, l'individu se définit autant
par son appartenance au groupe, à un type, que par une forme de mise en
évidence de sa singularité. Cette double polarité se
ressent également dans la démarche scripturale, puisque Duras
déconstruit, ou plutôt resémantise les
stéréotypes communs367(*), opération qui permet de bâtir
parallèlement une stéréotypie personnelle qui
réfère à son propre langage. C'est cette
autostéréotypie qui lui a valu d'être
épinglée par les parodies mordantes de Rambaud, sans que
celles-ci ne prennent véritablement la mesure de la profondeur de champ
de la réflexion durassienne sur la problématique du banal et du
singulier, s'arrêtant simplement aux phénomènes de surface
(style, thématiques et personnage médiatique). Le pastiche ignore
en effet volontairement à quel point la singularité se
bâtit, de façon proprement indissociable, au moyen de
l'utilisation du banal. Car il s'agit, dans un même geste, de
reconnaître le stéréotype et de le faire sien. Chez Duras,
le schème collectif, retravaillé et reconfiguré dans le
creuset de l'écriture, est source d'effets (suspension du sens,
entremêlement inextricable de plusieurs interprétations,
d'éléments opposés, etc.) et susceptible d'impact
malgré son usure car il est transfiguré en un
élément particulier.368(*) Cette transfiguration est si forte qu'il n'est
dès lors pas exagéré de parler de préciosité
de la banalisation. Cette préciosité aux accents grandiloquents,
sans cesse mise en tension avec le discret, tend alors à
révéler l'intérêt de l'écrivain pour la
multiplicité du réel, envisagé comme quelque chose de non
figé, d'irréductible à la catégorie.
Au fil des analyses, il est apparu que les moments
intensément chargés en émotion, en passions, en sentiments
(tels que l'amour maternel et passionnel ainsi que les tourments qu'ils
engendrent, l'érotisme, l'amour, le malheur, la mort) constituent, dans
l'univers figuré par les récits durassiens, le terreau le plus
fertile à l'émergence du banal et à ses (con)figurations
particulières, à tel point que l'on peut parler d'imagerie propre
à cette notion.
En dernière instance, la préciosité de la
banalisation qui est à l'oeuvre dans ces contextes
privilégiés est le reflet d'une conception de l'être, du
sujet parlant, à travers précisément la question du banal
et du singulier. Conception qui donne la primauté au sujet et à
ses perceptions, dans sa tentative de description du réel tel qu'il
arrive sur lui plutôt que dans sa capacité à
catégoriser définitivement et le plus objectivement qui soit ce
réel. Car ce qui ressort clairement de toutes les analyses de la
présente étude, même micro-syntaxiques, est que tous les
mouvements de singularisation ou de banalisation reflètent une
subjectivité (celle du narrateur, du personnage ou les deux à la
fois). Le message qui sourd des nombreux passages analysés semble bien
être celui-ci, qui réunit encore et toujours banal et
singulier : ce qui est commun à tous les hommes
est justement la conscience qu'a chacun de son unicité,
ou « l'universelle expérience de la
subjectivité »369(*). En effet, quand bien même il y a
reconnaissance de données universelles expérimentées par
tous, celles-ci passent par le filtre d'une conscience unique et de ce fait, de
banales, deviennent « souverainement banales », parce que
le banal n'existe pas en tant que tel mais n'est qu'une simple
appréciation due au déplacement d'objet et d'accent issu d'une
subjectivité. C'est ce mystère de la vie, donnée à
tous mais propre à chacun, dont Duras exalte la souveraine
banalité.
D'où se déduit logiquement la conception
suivante du réel, formulée par Guers-Villate :
« La seule réalité est finalement subjective et
n'existe que dans le regard et l'imagination du sujet. »370(*) C'est dire si
l'écriture durassienne réussit l'incroyable enjeu, à
partir de l'accent mis sur une subjectivité, de faire entendre une voix
qui peut pourtant tout aussi bien ramener chacun à l'humanité
dans ce qu'elle a de plus essentiel dans son rapport avec le monde,
c'est-à-dire à l'expérience du temps et de la vie ainsi
qu'à la prise de conscience de la mort, elle qui ne cesse d'accompagner
la vie, donc à tous ces éléments qui caractérisent
en somme l'originaire compréhension que tout individu a de son
existence.371(*)
En fin de compte, le banal chez Duras est transfiguré
en abanal, en ce sens que, pour reprendre les mots de Domecq, le banal
objet d'attention n'est plus tout à fait banal, sans être pour
autant singulier : « Ce qui paraissait banal devient abanal
dès que nous nous décalons par rapport à nos habitudes de
perception et de pensée. »372(*) Il ressort de l'oeuvre durassienne que la
banalité est envisagée de façon positive, puisque sa mise
en interrogation par une surexposition de ce qu'elle est - ou prétend
être - permet au sujet de renouveler le regard qu'il porte sur l'infinie
complexité du monde et d'y (re)trouver des sources d'étonnement.
Le discours sur le banal ou mettant en scène le banal contribue alors
ipso facto à mettre en branle son dépassement.
[...] observer le banal c'est déjà l'avoir
aboli. De même le discours sur le banal, loin d'en donner une
connaissance, traduit finalement le refus de l'éprouver [...]373(*)
On rejoint par là l'idée même de
créativité, qui peut être considérée comme un
mouvement qui naît de la reconnaissance et du refus de sa propre
banalité, attitude paradoxale qui est celle de Duras dans ses
écrits et jusque dans le positionnement de sa personne vis-à-vis
du domaine littéraire et des médias. Du point de vue artistique
et littéraire, Duras obéirait alors à une
esthétique post-moderne, puisque se lit dans son oeuvre le souci de
préserver la duplicité virtuelle du stéréotype,
à la fois événement de parole inédit attaché
à un contexte spécifique et réitération d'un signe
existant374(*).
Cette démarche est d'une profonde humilité, car
elle ne prétend pas imposer une idéologie personnelle pour
substituer aux stéréotypes la cohérence d'un nouveau
système de pensée mais veut permettre au langage de rendre compte
du caractère inépuisable du réel, d'évoquer
l'inexprimable, de suggérer ce réel indicible375(*) qui pourrait bien
n'être rien d'autre que le Néant. Cette littérature a pour
fonction de « problématiser le réel » (et non
simplement de le dépeindre) et dire cela, c'est s'inscrire en droite
ligne dans l'héritage de Flaubert et de Mallarmé et,
au-delà, de Novalis et de tout le Romantisme d'Iéna.376(*)
La poétique de la transfiguration du banal chez Duras
semble bien être celle qui révèle les évidences du
réel, masquées sous l'apparence du commun et du banal,
évidences qui ne sont jamais aussi puissantes que lorsqu'elles sont
relatées par le biais de perceptions singulières, derrière
lesquelles peut se lire, en dernière instance, la sensibilité de
Duras elle-même. Le figement du réel et du sens par la
catégorie fait place à la notion de sens comme
événement, potentiellement infini, car rattaché à
une subjectivité et démultiplié à travers le temps
et l'espace. Le quotidien, le banal, ne sont pas tant un motif qu'une
manière de saisir la présence. Faire de l'écriture un
moyen de ressaisir l'expérience au lieu même où elle
s'échappe est l'un des enjeux du travail de Marguerite Duras.
« La valeur d'un style est alors dans cette manière qu'a
l'écrivain d'inventer des stratégies de détournement, de
rendre à nouveau l'expérience possible. »377(*)
Le tour de force de Duras consiste peut-être justement
à avoir réussi, par « une écriture qui travaille
à démembrer les signes et les syntagmes, à faire sortir la
grammaire et le lieu commun de leurs gonds, pour faire advenir le sens comme
événement »378(*) propre à une subjectivité, à
interroger l'habituel et à montrer que le quotidien est le lieu
d'expériences intensément vécues, qui façonnent
l'homme dans ce qu'il a de plus essentiel, but qu'a pour sa part clairement
avoué Georges Perec dans un petit recueil où il
réfléchit à un art du banal :
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux
m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne
pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je
pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout
le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient
chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire,
l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte,
comment l'interroger, comment le décrire ?
Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes
habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il
semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il
ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était
porteur d'aucune information. [...]
Comment parler de ces « choses
communes », comment les traquer plutôt, comment les
débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent
engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles
parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. [...]
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en
avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement
que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil
capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet
étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont
modelés. [...]
Il m'importe peu que ces questions soient, ici,
fragmentaires, à peine indicative d'une méthode, tout au plus
d'un objet. Il m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles :
c'est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus,
essentielles que tant d'autres au travers desquelles nous avons vainement
tenté de capter notre vérité.379(*)
La richesse des textes étudiés prouve que chez
Duras, la poétique de la transfiguration du banal semble, contrairement
à Perec, être indicative d'une méthode, à travers
laquelle se lit la démarche de l'écrivain, celle d'engager la
subjectivité de tout un chacun pour scruter la richesse du monde avec un
regard toujours nouveau, et de dépasser sans cesse les acquis des
catégories figées, notamment celles du banal et du singulier. Car
Duras, pas plus que les personnages ou les narrateurs de ses oeuvres, ne se
veut le porte-parole d'une vision unifiée du monde.
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* 1 AURY, Dominique,
« La caverne de Platon », in « Moderato
Cantabile et la presse française », dossier spécial
dans : DURAS, Marguerite, Moderato Cantabile, Paris, Minuit, 1958
[1993, « Double »], p. 134. Cet article a été
publié dans La N.N.R.F. [sic dans l'édition
susmentionnée] le 1er juin 1958.
* 2 Il est en effet plusieurs
critiques qui n'ont pas été conquis par le roman de Duras. Voir
notamment, dans le même dossier spécial de l'édition de
référence, les articles « Une noix creuse »
de Anne Villelaur (p. 132) et « La règle du jeu
transgressée » de Robert Poulet (p. 140-143). À titre
d'illustration, en 1936 déjà Léon Daudet fustige la
banalité du fait divers dans son Bréviaire du
journalisme :
Vous me direz que certains faits divers peuvent
présenter, du point de vue anthropologique, psychologique, pathologique,
un intérêt particulier. Sans doute, mais ils sont rares et, dans
ces aventures criminelles, c'est la banalité qui l'emporte...,
banalité du mobile (jalousie, vice ou vol), banalité des
circonstances, bassesse courante des scélérats.
Voir DAUDET, Léon, Bréviaire du
journalisme, Paris, Gallimard, 1936, p. 109. Cité dans :
JEAGER, G. A., « Le premier rôle d'une comédie
expiatoire », in Historia, Le magazine d'Histoire. Site de
Historia [En ligne].
www.historia.presse.fr/data/mag/705/70505801.html
(Consulté le 28 mars 2006)
* 3 Dans le présent
contexte, cette notion est synonyme de "banalité".
* 4 Éléments
historiques tirés librement de AMOSSY, Ruth, Les
idées reçues, Sémiologie du stéréotype,
Paris, Nathan, 1991, p. 77-78 et p. 193-196 ainsi que de DUFAYS, Jean-Louis,
Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga,
« Philosophie et langage », 1994, p. 301 sq.
* 5 AMOSSY, Ruth et Elisheva
ROSEN, Les discours du cliché, Paris, CDU et SEDES
réunis, 1982, p. 7.
* 6 Selon la
définition qu'en donne Alfandary. Nous soulignons. Voir ALFANDARY,
Isabelle, « Love, rain, etc. : écriture et lieu commun
dans la poésie d'E.E. Cummings », in L'invention de
l'ordinaire, dossier constitué par Françoise Sammarcelli,
Revue française d'études américaines, n° 85
(juin 2000), pp. 33-34.
* 7 SAMI-ALI, Mahmoud, Le
banal, Paris, Gallimard, « Connaissance de
l'inconscient », 1980, p. 19.
* 8 Ibid., p. 9.
* 9 Ce terme est plutôt
réservé à la figure de style lexicalement remplie et
figée par l'usage, c'est-à-dire à la trace du banal sur le
plan de l'expression.
* 10 Terme qui
désigne pour sa part « l'opinion partagée et couramment
énoncée par le vulgaire » (voir AMOSSY, Ruth, op.
cit., p. 33), « l'énoncé conforme à la
doxa, à l'idéologie dominante de son
époque » (voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 96).
Dufays le désignera également par le terme
d'idéologème, terminologie qui sera reprise plus loin.
Voir infra, p. 108, note 279.
* 11 Le
stéréotype est en effet susceptible d'affecter tous les niveaux
de discours (idées, thèmes, expressions, actions) et tous les
domaines de l'expression et de la pensée (art, littérature,
conversation). Il est défini par Dufays comme « une structure
de sens qui se distingue par son caractère abstrait, sa forte
durabilité et sa disponibilité immédiate dans la
mémoire du plus grand nombre au sein d'une même
culture ». Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 52-58. Le
terme stéréotype désigne ainsi plus couramment le
schème collectif figé, l'image ou la représentation
commune, qui attribue un ensemble de traits (avarice, cupidité) à
une catégorie donnée (celle des Juifs par exemple) sans que la
« vérité générale » sur
laquelle il repose ait à être énoncée sous forme de
pensée explicite. Il n'est par conséquent pas un objet que l'on
peut appréhender concrètement. Ses caractéristiques sont
en particulier le figement, la fréquence et le caractère
inoriginé. Voir ORACE, Stéphanie,
« Éléments pour une autostéréotypie, Le
cas du texte répétitif », Poétique,
n° 125 (2001), p. 29, note 12.
* 12 SAMMARCELLI,
Françoise, « Avant-Propos », in L'invention de
l'ordinaire, op. cit., p. 4-5.
* 13 Ce terme sera
défini en début de chapitre 2. Voir infra, chap. 2, p.
30.
* 14 La banalité est
en effet mise en mots dans un style particulier.
* 15 Selon l'expression de
Sami-Ali. Voir SAMI-ALI, Mahmoud, op. cit., p. 9.
* 16 Ce terme est à
entendre ici au sens d'un changement d'aspect ou de nature du banal en lui
conférant un éclat inaccoutumé. Cette opération est
donc le résultat d'une intentionnalité artistique. Pour plus de
détails sur cette notion, le lecteur se référera avec
profit au livre qui a inspiré le titre du présent travail :
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil,
« Poétique », 1989.
* 17 LIBAN, Laurence,
« Admirations et exécrations », in Lire :
le magazine littéraire. L'actualité de la littérature
française et étrangère. Site de Lire, le magazine
littéraire [En ligne].
http://www.lire.fr/imprimer.asp/idC=33599
(Consulté le 13 janvier 2006)
* 18 Pour permettre la
reconnaissance du texte pastiché, le mimétisme est même
poussé, en plus de l'utilisation du pseudonyme Marguerite Duraille,
jusqu'à la reproduction de la maquette des romans-sources, celle des
Éditions de Minuit.
* 19 LIBAN, Laurence, art.
cité.
* 20 Selon la
définition proposée sous l'entrée
« parodie », in Dictionnaire international des termes
littéraires [En ligne].
http://www.ditl.info/arttest/art3374.php
(Consulté le 7 mars 2006) Si cette distinction entre pastiche et parodie
permet de ranger clairement l'ouvrage de Rambaud du côté de la
parodie, elle ne sera en revanche pas appliquée de façon
systématique dans cette première partie, où pour des
raisons pratiques l'un et l'autre terme seront utilisés indistinctement
dans le commentaire.
* 21 Pour certains des
aspects développés ici, des éléments sont repris
librement de l'analyse de BOUILLAGUET, Annick, L'Écriture imitative,
Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan,
« Littérature », 1996, chap. 2, pp. 21-45.
* 22 Le fonctionnement des
procédés durassiens par rapport à la problématique
du banal et du singulier ici dévalués seront quant à eux
repris et développés dans le deuxième chapitre.
* 23 Déclaration
tirée de l'interview Duras-Platini, citée dans BOUILLAGUET,
Annick, op. cit., p. 42.
* 24 DURAS, Marguerite,
Le Camion, Paris, Minuit, 1977, p. 65. Le film est sorti la même
année, en 1977, peu avant le livre. Toutes les oeuvres de Duras
auxquelles il sera fait référence dans la présente
étude sont mentionnées en bibliographie. Les éditions
utilisées sont indiquées, le cas échéant, entre
crochets.
* 25 Les points
soulevés ici seront étudiés en détail dans la
deuxième partie. Voir infra, plus spécialement p. 70-77.
* 26 Le fonctionnement de ce
procédé sera détaillé dans la deuxième
partie. Voir infra p. 52-54.
* 27 BOUILLAGUET, Annick,
op. cit., p. 24.
* 28 Soit dit en passant, ce
détournement, qui va au-delà du simple jeu scatologique (que de
nombreuses autres associations confirment tout au long du pastiche - voir
notamment Marguerite Duraille, Virginie Q., roman
présenté par Patrick Rambaud, Paris, Balland, 1988, p. 27
[désormais abrégé par le sigle V.Q.]) sur le nom
propre, ne peut être perçu que par un lecteur fin connaisseur de
l'oeuvre de Marguerite Duras. Ce qui prouve, a posteriori, que Rambaud en est
un, quand bien même il se défend (ou)vertement de toute admiration
pour cet auteur...
* 29 LIBAN, Laurence, art.
cité. Par convention, toutes les mises en évidence
signalées dans les extraits présentés dans ce travail sont
les nôtres, sauf indication contraire.
* 30 Après le roman
viennent en effet « un entretien, genre récent où
l'auteur de Virginie Q. désormais excelle », puis
« un article puissant, une enquête troussée pour la
presse quotidienne » et enfin le scénario d'un nouveau
téléfilm, Roméo ou Juliette. Voir V.Q.,
p. 10-11.
* 31 AMOSSY, Ruth et Anne
HERSCHBERG PIERROT, Stéréotypes et clichés,
Paris, Nathan, « 128 », 1997, p. 73-74, que nous reprenons
librement.
* 32 Définition du
stéréotype formulée par Orace. Voir ORACE,
Stéphanie, art. cité, p. 21.
* 33 Pour le commentaire des
extraits tirés de Virginie Q., nous reprenons librement la
seule analyse critique répertoriée à ce jour sur le
pastiche de Rambaud. Voir BLANC, Christine, « Relis tes
ratures ! » ou Virginie Q. de Marguerite
Duraille : pastiche de Patrick Rambaud, mémoire de licence,
s.l., 1990.
* 34 V.Q., p. 15.
* 35 DURAS, Marguerite,
Emily L., Paris, Minuit, 1987, p. 9. Cette oeuvre sera
désormais désignée par le sigle E.L., suivi du
numéro de la page.
* 36 Cette rétention
due à la prolepse initiale (la mention de la peur) est en revanche
clairement comblée dans Emily L., car l'explicitation de cette
peur est développée dans les quelques pages qui suivent, puis
reprise en plusieurs endroits du texte (voir E.L., notamment p. 11-15
et p. 51-52). Dans l'exemple pastiché, la tension suscitée par la
prolepse est désamorcée par une chute banale ou redondante, celle
de l'explication ridicule du nom de Colombin-sur-Meuse (lui-même victime
d'associations scatologiques, on s'en souvient - voir supra, p. 16,
note 28), qui piétine et s'enroule à dessein sur elle-même.
* 37 Le nombre
élevé de ces vides garantit leur résistance à
l'investissement du lecteur, procédé qui est une
particularité du pastiche.
* 38 V.Q., p.
19.
* 39 V.Q., p. 32.
* 40 Ibid., p.
16.
* 41 BLANC, Christine,
op. cit., p. 20-22.
* 42 V.Q., p.
22.
* 43 Voir E.L., p.
14, 47 et 53 pour les indications sur l'origine de cette peur sur laquelle
s'ouvre le roman.
* 44 E.L., p. 10.
Le fait que le lecteur tienne dans ses mains le livre dont il est question
constitue d'ailleurs a posteriori une authentification de ce non-savoir
initial, puisqu'on peut en déduire que le je-narrant a fini par savoir,
par après (par opposition au à l'avance), que l'endroit
en question figurerait dans un livre.
* 45 V.Q., p.
19.
* 46 Les
répétitions syntaxiques banalisent également l'histoire.
Par exemple, dans Emily L., les répétitions accentuent
le pathétique de certaines situations : « Je dis que je
ne peux rien contre cette peur, que je ne peux pas l'éviter, que je ne
peux pas la connaître. » (E.L., p. 13). Par contre,
dans le pastiche, des précisions sans grand intérêt sont
substituées au pathétique du modèle :
« [...] il a longuement regardé les étrangers qui
parlaient dans leur langage qu'on ne pouvait pas comprendre. Qu'on comprenait
nécessairement moins que la langue qu'on parle soi-même, surtout
quand on n'en a pas appris d'autres. » (V.Q., p. 26)
* 47 E.L., p.
32-33.
* 48 V.Q., p.
16.
* 49 Ibid., p. 19.
L'application du tour segmenté au filet de hareng (dont il a vient
d'être question plus haut, voir supra, p. 21) suffit à
prouver la ridiculisation dont ce procédé fait l'objet dans le
pastiche rambaldien...
* 50 Voir supra, p.
19, note 35.
* 51 BLANC, Christine,
op. cit., p. 5-6.
* 52 E.L., p.
10.
* 53 DURAS, Marguerite,
L'Amant, Paris, Minuit, 1984, p. 24-26. Désormais
désigné à l'aide du sigle At, suivi du
numéro de la page.
* 54 Il s'agit en effet
d'une tournure elliptique, qui peut être reconstituée comme
suit : Je vous regarde, [je vois que] vous
regardez l'endroit. La juxtaposition a pour effet sur le "vous" de masquer
son statut de complément d'objet direct du verbe élidé
je vois que, en le gratifiant "virtuellement" du statut de sujet du
verbe regardez, ce qui accentue le sentiment d'une communication
(illusoire cependant car celle-ci est en effet déçue à la
fin de l'extrait) entre les deux êtres.
* 55 Voir DONEUX-DAUSSAINT,
Isabelle, Le Dialogue romanesque chez Marguerite Duras. Un essai de
pragmatique narrative (Doctorat en Sciences du langage - Université
Lumière Lyon 2, France), décembre 2001 [En ligne],
http://demeter.univ-lyon2.fr:8080/sdx/theses/lyon2/2001/doneux_i
(Consulté le 8 juin 2005), 2ème partie, chapitre 1,
§ 119. Nous reprenons librement.
* 56 Cette
réciprocité - ou circularité - du regard figure
évidemment l'échange entre les deux êtres car il
véhicule toute la symbolique du désir et de la jouissance
sensorielle que provoque la contemplation de la beauté. Dans sa
thèse, Doneux-Daussaint souligne avec justesse le lien entre regard et
désir, et va même jusqu'à affirmer que le regard est
l'élément fondamental de toute l'écriture
durassienne, qu'il la produit, en quelque sorte :
Le narrateur se transforme en observateur direct ou en
visionnaire et le lecteur, auquel une certaine passivité est
conférée, en voyeur. L'écriture va donc plonger le lecteur
au sein de la perversion fondamentale du désir des principaux
protagonistes durassiens : le voyeurisme, structure profonde qui
conditionne toutes les relations entre les divers personnages, qu'il soit un
voyeurisme dans toute sa dimension érotique ou un voyeurisme plus
diffus, se contentant d'observer les relations qui se tissent entre les
êtres. [...] Ce voyeurisme fait l'objet d'une véritable mise en
abyme : le texte est déclenché par le regard du narrateur
sur les personnages qui eux-mêmes regardent des êtres qui
regardent. [...] Cet emboîtement de regards est métonymique du
désir, l'un comme l'autre sont toujours en fuite, et le lien entre le
regard et le désir n'est plus à établir depuis
Starobinski.
Voir DONEUX-DAUSSAINT, op. cit.,
2ème partie, chapitre 1, § 119-123.
* 57 V.Q., p.
17.
* 58 Voir BOUILLAGUET,
Annick, op. cit., p. 30. Une telle modalisation non seulement pose la
question de l'utilité de mentionner cette information, mais elle
ridiculise également le narrateur qui relève une telle
incertitude, car en vertu de son statut de narrateur
extradiégétique, il est totalement étranger à cet
échange (il est une quatrième personne qui "voit" les deux
personnages regarder le Patron) et, cela étant, il ne comble pas le
déficit informatif par quelque indice qui pourrait étayer son
affirmation.
* 59 V.Q., p.
27.
* 60 E.L., p.
19.
* 61 V.Q., p.
66.
* 62 V.Q., p.
15.
* 63 Pour une analyse
complète des autres niveaux de déformation du texte durassien, se
référer à l'ensemble de l'étude de Christine Blanc
(« Relis tes ratures ! » ou Virginie Q.
de Marguerite Duraille : pastiche de Patrick Rambaud, op.
cit.), ainsi qu'au chapitre qu'y consacre Annick Bouillaguet (op.
cit., p. 21-45).
* 64 Proposition
tirée du Tractatus de Wittgenstein et citée par
Jean-Philippe Domecq dans son Traité de banalistique (Paris,
Mille et une nuits, 2004, p. 50).
* 65 Voir RIGOLI, Juan,
« L'apprentissage du singulier : "histoire" et "cas" chez
Philippe Pinel », in Dénouement des Lumières et
invention romantique : actes du Colloque de Genève, 24-25 novembre
2000, réunis par Giovanni Bardazzi et Alain Grosrichard,
Genève, Droz, 2003, p. 313.
* 66 DURAS, Marguerite,
L'Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991 [1993, Folio], p.
202-203. Pour les citations d'extraits de cette oeuvre, sera désormais
utilisé le sigle ACN, suivi du numéro de la page.
* 67 Didascalie
affectée aux actes du personnage et qui a trait dans le cas
présent aux actions verbales (didascalie du locutoire). Voir
« didascalie », in Dictionnaire international des
termes littéraires [En ligne],
http://www.ditl.info/arttest/art9701.php
(Consulté le 6 novembre 2005)
* 68 La question du point de
vue se pose déjà dans cet extrait pourtant très bref. Elle
sera étudiée en détail dans la suite de ce travail.
* 69 Voir infra, p.
37-38.
* 70 Il ne touche d'ailleurs
pas seulement les verbes demander ou dire. Dans ACN
apparaissent de nombreuses occurrences qui concernent presque exclusivement des
verbes de parole : p. 38 (parle/dit), p. 44 (ajoute/affirme), p. 45
(hésite/dit), p. 57 (parle/dit), p. 72 (idem), p. 91
(dit/demande), p. 94 (demande/dit), p. 110 (dit/crie), p. 139 (parle/dit), p.
141 (idem), p. 160 (idem), p. 164 (dit/crie), p. 194
(dit/demande) et p. 213 (idem).
* 71 Voir GELAS, Nadine,
« La question dans les romans de Marguerite Duras », in La
question, Catherine Kerbrat-Orecchioni (éd.), Lyon, PUL, 1991, p.
360 et 365-366. Nous reprenons librement. Pour l'analyse
détaillée de cet élément, voir l'article dans son
entier.
* 72 Il se manifeste dans de
nombreux romans, comme l'a montré Nadine Gelas, notamment dans Emily
L., Le Ravissement de Lol V. Stein, Les Petits chevaux de
Tarquinia et, puisque ces oeuvres concernent directement cette
étude, dans Moderato Cantabile [Paris, Minuit, 1958 [1993,
« Double »] - désormais désigné par le
sigle MC suivi du numéro de page], p. 45-48 et p. 122 ainsi que
ACN, p. 78 et p. 88. Voir GELAS, Nadine, art. cité, p.
365-366.
* 73 Voir DUFAYS,
Jean-Louis, op. cit., p. 308 : « La nouvelle critique
et l'école du Nouveau Roman s'attacheront, après De Quincey, Poe
et les Formalistes russes, à souligner combien s'adonner à
l'écriture, c'est entrer dans le procédé et l'artifice.
[...] Dans ces conditions, la valeur à rechercher ne peut plus
être celle d'une vérité ou d'un système de
pensée spécifique, mais celle de la
polysémie : il s'agit de préserver à la
vérité son caractère indécidable en faisant
miroiter la multiplicité de ses facettes. »
* 74 Pour une
définition précise de la catégorisation, voir
infra, p. 87, note 214.
* 75 On lit en effet chez
Dufays que, par définition, « le sens est du côté
de la généralité, de l'abstraction, et donc du
stéréotype », contrairement au
référent, objet individuel qui varie dans chaque contexte. Voir
DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 62.
* 76 ACN, p. 234.
* 77 À l'affirmation
pléonastique de l'impossibilité de dire sur laquelle se
clôt le premier paragraphe, succède immédiatement, et de
façon tout à fait intéressante au regard de la
problématique du banal et du singulier, la désignation d'un
référent non catégorisé, voire
décatégorisé péjorativement, par l'utilisation du
ça, qui signale un refus de dénomination. Ce qui
démontre à quel point cette thématique est pensée
par Duras dans son écriture.
* 78 La déclaration
suivante de Duras, qui paradoxalement exprime une volonté de
discrétion stylistique, de simplicité lexicale, est à cet
égard représentative de cette attitude tellement
contrastée : « Je pense que lorsqu'on a quelque chose de
très indiscret à dire, il faut le faire avec la plus grande
pudeur possible. Ce que je vous dis là pourrait d'ailleurs passer pour
une définition du style. » Tiré de
« Marguerite Duras : Non, je ne suis pas la femme
d'Hiroshima », Les Nouvelles littéraires, 18 juin
1959, p. 15. Cité dans ALAZET, Bernard, « Faire rêver la
langue, Style, forme, écriture chez Duras », in
Écrire, réécrire : bilan critique de l'oeuvre de
Marguerite Duras, textes réunis et présentés par
Bernard Alazet, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard,
« L'Icosathèque 19 », 2002, p. 46.
* 79 HEUVEL [VAN DEN],
Pierre, Pour une poétique de l'énonciation, Paris,
José Corti, 1985, p. 254.
* 80 ACN, p. 235.
Les lettres entre parenthèses indiquent les séquences qui seront
commentées.
* 81 Ce sont, on s'en
souvient : (1) elle demande, elle dit, (2)
l'énoncer, le dire et (3) le silence s'étend... puis
il y a le silence.
* 82 Voir ACN, p.
234.
* 83 L'utilisation du
présentatif il y a fonctionne comme indication conclusive pour
marquer la fin et le résultat du processus dénoté dans la
phrase précédente.
* 84 Voir supra, p.
31-33 et p. 36-37.
* 85 Voir supra, p.
35.
* 86 Comme le relève
Bouthors-Paillart, Duras n'a cessé de clamer son aversion pour la
dimension référentielle du signe linguistique :
« L'écriture a toujours été sans
référence aucune ou bien elle est... Elle est encore comme au
premier jour. Sauvage. Différente. » (DURAS, Marguerite,
Écrire, Paris, Gallimard, 1993 [1995, Folio], p. 31). Exemple
cité par Bouthors-Paillart, voir BOUTHORS-PAILLART, Catherine, Duras
la métisse, Métissage fantasmatique et linguistique dans l'oeuvre
de Marguerite Duras, Genève, Droz, 2002, p. 181.
* 87 DURAS, Marguerite,
« Seyrig-Hiss », in Outside, Paris, Gallimard
(Folio), 1996, p. 248-249. Les italiques sont de l'auteur.
* 88 « Marguerite
Duras, commentaires à propos du Camion », in
Marguerite Duras, le ravissement de la parole, extraits d'entretiens
radiophoniques, par Jean-Marc Turine, coffret de quatre CD, Bry sur
Marne/Paris, INA/Compacts Radio-France, « Archives sonores
INA », 1997, CD 3, piste 10. Notre retranscription.
* 89 DURAS, Marguerite,
« Le noir Atlantique», in Le Monde extérieur, Outside
2, Paris, P.O.L, 1993, p. 16. Ce texte a été publié
le 11 septembre 1981 dans Des femmes en mouvement hebdo.
Comme Outside, Le Monde extérieur réunit des
articles de journaux, des préfaces de livres, des lettres, des textes,
publiés entre 1962 et 1993 ou restés inédits, qui ont
été inspirés par des événements politiques
ou sociaux, des expositions de peinture, des rencontres.
* 90 DURAS, Marguerite,
« La solitude », in Les Yeux verts, Paris, Cahiers
du Cinéma, 1980, n° 312-313 [1996, Éditions de
l'Étoile, « Petite bibliothèque des Cahiers du
cinéma »], p. 76.
* 91 « Marguerite
Duras : J'ai l'impression que les mots traînent sur ma
table... », in Marguerite Duras, le ravissement de la
parole, op. cit., CD 4, piste 13. Nous retranscrivons.
* 92 DURAS, Marguerite et
Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 12.
* 93 COUSSEAU, Anne,
« La chambre noire de l'écriture », in Cahier de
L'Herne : Marguerite Duras, sous la direction de Bernard Alazet et
Christiane Blot-Labarrère, avec la collaboration d'André Z.
Labarrère, Paris, Éditions de L'Herne, « Cahiers de
L'Herne n° 86 », 2005, p. 110. Cousseau note avec justesse
que lorsque Duras cherche à élucider le mystère que
constitue la création littéraire, elle fait appel, quoique sans
jamais la nommer, à la notion d'inspiration, terme auquel elle substitue
l'expression d' « injonction interne ». Duras revient
en effet inlassablement - comme c'est le cas dans l'extrait
étudié - sur l'impossibilité de l'écrivain à
exercer un contrôle quelconque face à la sollicitation
impérieuse de l'écriture. En cela, sa réflexion s'inscrit
en droite ligne de la conception platonicienne, qui se prolonge, avec des
modulations, dans la doctrine de la Pléiade, chez les poètes
romantiques ou encore chez les surréalistes. Participant de ce
même processus d'amorce de l'écrit, Cousseau relève encore
[p. 114] qu'il y a chez Duras « un fond de croyance romantique dans
le pouvoir quasi visionnaire de l'écrivain », forme
d'acuité visuelle (entendue également dans un sens plus large
comme une faculté accrue de perception) que détient en propre
l'écrivain.
* 94 DURAS, Marguerite,
« La solitude », in Les Yeux verts, op.
cit., p. 77-78.
* 95 Cette piste
d'interprétation sera approfondie plus loin, lors de l'étude
détaillée des phénomènes de points de vue. Voir
infra, p. 125-126.
* 96 Voir DONEUX-DAUSSAINT,
op. cit., 1ère partie, II, chapitre 2, § 632-636.
* 97 Voir supra,
chapitre 1, p. 13-14.
* 98 La base de
données Frantext intègre cinq oeuvres de Duras. Parmi
elles figurent L'Amant et Moderato Cantabile, auxquelles
s'est limitée la recherche d'occurrences, puisqu'elles constituent les
oeuvres principales étudiées dans le présent travail. Voir
Frantext, base de données de textes littéraires
français [En ligne]. Université de Fribourg.
http://www.frantext.fr/categ.htm
(Consulté le 20 décembre 2005)
* 99 Cette recherche, bien
qu'elle ne distingue pas le verbe conjugué du nom (« la
demande » ou « le dit »), peut être
considérée comme suffisamment représentative étant
donné la prégnance du discours - qu'il soit direct, indirect ou
indirect libre - dans ces deux oeuvres.
* 100
L'incommunicabilité, autre grand cheval de bataille de la critique
durassienne, n'est par conséquent pas à considérer comme
négative dans son oeuvre, car c'est peut-être bien la tentative de
l'échange qui importe, plus que son efficacité.
L'intérêt de Duras porte sur l'expérience,
éminemment subjective, et par conséquent profondément
humaine, du dialogue entre deux individus sur des thèmes pour elle
fondamentaux, tels que l'amour, la mort, la souffrance, le désir, etc.,
thématiques aussi universelles que personnelles dans les traces tant
douloureuses que fructueuses qu'elles laissent sur un individu et dans la
manière dont elles marquent une personnalité.
* 101 HEUVEL [VAN DEN],
Pierre, op. cit., p. 262.
* 102 At, p.
99-101. Les répétitions sont soulignées pour les besoins
de l'analyse.
* 103 Au même titre
que la pluie dans un poème d'E.E. Cummings. L'analyse de cet extrait
s'appuie sur la méthodologie utilisée par Alfandary dans son
article très éclairant, que nous reprenons librement. Voir
ALFANDARY, Isabelle, art. cité.
* 104 Ce sont en effet pas
moins de 13 occurrences du verbe être qui figurent dans ces deux
paragraphes de faible ampleur...
* 105 LALA,
Marie-Christine, « Les résonances du mot dans
l'écriture de Marguerite Duras », in Marguerite Duras, la
tentation du poétique, textes réunis par Bernard Alazet,
Christiane Blot-Labarrère, Robert Harvey, Paris, Presses de la Sorbonne
Nouvelle, 2002, p. 106.
* 106 Voir supra,
p. 37-38. La surcharge ne surprend pas vraiment étant donné la
dimension fortement personnelle de ce passage, du fait qu'elle
représente une réminiscence d'un moment de l'enfance du
narrateur.
* 107 Qui prend d'ailleurs
à contre-pied la description attendue par le biais de la couleur
noire...
* 108 COUSSEAU, Anne,
« Architectures poétiques », in Marguerite
Duras, la tentation du poétique, op. cit., p. 39-40.
* 109 Elles sont pourtant
référentiellement vides, car elles ne donnent aucune indication
précise. Aucun élément à caractère
orientalisant n'est en effet utilisé dans la description de cette nuit
dont on sait grâce au contexte qu'elle est celle de la saison
sèche en Indochine. Les unités descriptives sont au contraire
suffisamment - et volontairement - indéfinies pour pouvoir accueillir
n'importe quelle actualisation, c'est-à-dire représenter
n'importe quelle nuit. Cette généralité cohabite pourtant
étroitement avec des mouvements de singularisation, notamment par la
notation d'une dimension unique propre à chacune, ainsi que par
le biais d'une utilisation particulière de la catégorisation (qui
sera étudiée plus bas, voir infra, p. 101-104).
L'expression chacune pouvait être appelée le temps de sa
durée, assez curieuse au premier abord, prend alors tout son
sens : elle ne signifie pas autre chose que ce que réalise le
texte, à savoir que la meilleure description/appellation de la nuit est
tout simplement celle qui parvient à l'intégrer dans une
temporalité et une spatialité. Il ne s'agit au fond pas d'autre
chose que de la mise en abyme de ce que réalise ce passage.
* 110 ALFANDARY, Isabelle,
art. cité, p. 35.
* 111 At, p.
91.
* 112
Hélène, est, les, fait,
lever, tuer, ces, voudrais,
manger, vais, être dévorée.
* 113
Hélène Lagonelle, elle,
telle, celle.
* 114 PAYANT, René,
« L'impossible voix », in Marguerite Duras à
Montréal, textes réunis et présentés par
Suzanne Lamy et André Roy, 1981, p. 165.
* 115 ADLER, Laure,
Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998 [2000, Folio], p. 114.
* 116 Le pronom personnel
« elle » est d'ailleurs étroitement associé
au nom Hélène Lagonelle (apparaissant à 29
reprises sous sa forme complète), d'une part par sa présence
graphique et phonique dans le nom Lagonelle, d'autre part par
l'homophonie que provoque la forme tronquée Hélène
L., présente à 3 reprises, et enfin du fait de son
apparition pléthorique dans les pages 89 à 92, relatives à
la description et à l'évocation de ce personnage et d'où
est extrait le segment dont il est question.
* 117 Ce
procédé permet évidemment dans le même temps
l'identification du lecteur - et, partant, de tout individu - à cette
obsession. Ce corps devient objet de désir
généralisé, à la portée de tous.
* 118 Voir supra,
chapitre 1, p. 16.
* 119 At, p. 90.
Il est à noter que tous les « elle » de ce passage
réfèrent à Hélène Lagonelle, sauf celui qui
a été surligné, qui témoigne d'un glissement, quasi
imperceptible ici, vers l'altérité.
* 120 En vertu du lieu
commun selon lequel il est aisé de retrouver chez autrui les traits qui
nous sont propres...
* 121 DURAS, Marguerite,
« Le Château de Pointilly » in Le Monde
extérieur, Outside 2, op. cit., p. 128.
* 122 PINTHON, Monique,
« Une poétique de l'osmose », in Marguerite
Duras, Rencontres de Cerisy-la-Salle, Alain Vircondelet (éd.),
Paris, Écriture, 1994, p. 101.
* 123 Processus
décrit par Bouché, cité dans Dufays. Voir DUFAYS,
Jean-Louis, op. cit., p. 54.
* 124 ORACE,
Stéphanie, art. cité, p. 17.
* 125 Duras parle en effet
quelques lignes plus haut de la réussite, par Arietta, à mener de
pair le récit filmique (qui représenterait l'histoire
particulière d'une jeune fille, racontée par le film) et sa
morale (le sort commun [sic dans le texte durassien]),
c'est-à-dire le renvoi à l'universel, la morale désignant
précisément « l'ensemble des normes, des règles
de conduite propres à une société donnée et tenues
pour universellement valables ». Voir DURAS, Marguerite,
« Le Château de Pointilly », art. cité, p.
128.
* 126 Opération qui
pourrait être formalisée par les schémas suivants :
A) [banal ouvré]1 =
[singulier]1
[banal ouvré]2 = [singulier]2
[banal ouvré]3 = [singulier]3
...
B) [singulier]1 + [singulier]2 +
[singulier]3 + [singulier]n =
banal/stéréotype durassien
* 127 Marguerite Duras
à Montréal, op. cit., « Interview du 12
avril 1981 par Danièle Blain », p. 74.
* 128 L'occasion de
préciser pourquoi se présentera tout particulièrement
lorsque sera analysé le phénomène du point de vue. Voir
infra, p. 128. Italiques et guillemets sont de l'auteur.
* 129 Cela est sensible
également par le biais du titre de l'oeuvre, qui sera analysé
plus bas. Voir infra, p. 93-94.
* 130 « Entretien
avec Marguerite Duras », Le Nouvel Observateur, 28 Septembre
1984, p. 93, cité dans GüNTHER, Renate, Le Ravissement de Lol
V. Stein and L'Amant, London, Grant & Cutler, 1993, p. 76.
* 131 La métonymie
est très proche de la synecdoque, puisqu'elle se définit comme un
procédé de langage par lequel un concept est exprimé au
moyen d'un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une
relation nécessaire (la cause pour l'effet, le contenant pour le
contenu, le signe pour la chose signifiée). Cette relation a d'ailleurs
déjà été évoquée, on s'en souvient,
à propos du regard. Voir supra, chapitre 1, p. 25, note 56.
* 132 GüNTHER, Renate,
op. cit., p. 76.
* 133 BESSIÈRE,
Jean, « La discontinuité de Moderato Cantabile »,
Degrés, n° 2 (avril 1973), p. 4.
* 134 Ce
procédé sera étudié en détail dans la suite
du travail. Voir infra, p. 94-95 en particulier, pour MC.
* 135 La banalité
dont il est ici question est à entendre au sens péjoratif de
l'anti-originalité (manque de créativité et
d'inventivité) de l'auteur, qui ne se distingue alors en rien du commun
des mortels parce que le matériau dont il se sert dans ses oeuvres
évoque ce qui est à la disposition de tout le monde et parce que
sa prise de parole n'est en rien personnelle mais s'approche dangereusement du
discours nivelant du stéréotype. Cette conception est clairement
celle des avant-gardes du début du XXè siècle.
Voir supra, introduction, p. 7.
* 136 Voir infra,
p. 91-92, note 227.
* 137 DURAS, Marguerite et
Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p. 76.
* 138 ADLER, Laure, op.
cit., p. 656.
* 139 SAMI-ALI, Mahmoud,
op. cit., p. 23.
* 140 Ce lieu peut
recouvrir l'idée de normalité, qui peut ici être
assimilée au banal, en tant que création, par un groupe, de
valeurs et d'expériences partagées.
* 141 Le lien entre la
répétition et le collectif a déjà été
explicité plus haut. Voir supra, p. 55 ainsi que note 123.
* 142 La maison de
production Argos avait en effet passé commande au cinéaste Alain
Resnais d'un long métrage sur Hiroshima et les effets de la bombe
atomique. C'est Marguerite Duras qu'il sollicite au printemps 1958. En neuf
semaines, l'année même de la parution aux Editions de Minuit de
son roman Moderato Cantabile, elle écrit le synopsis
détaillé de Hiroshima mon amour, en étroite
collaboration avec Resnais et son ami Gérard Jarlot. Le film,
tourné en août et septembre au Japon puis en décembre 1958
à Nevers, est présenté « hors
compétition » au Festival de Cannes en mai 1959 et
connaît un remarquable succès public.
* 143 DURAS, Marguerite,
Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1960 [1971, Folio],
Synopsis, p. 11.
* 144 Ibid., p.
13. Cet adjectif révèle clairement l'appréhension
durassienne de la guerre comme événement cyclique, voué
à se répéter continuellement. Cette compréhension
peut sans aucun doute s'élargir aux autres données universelles
dont il est question plus bas.
* 145 Ibid., p.
12.
* 146 Ibid., p.
118.
* 147 Ibid., p.
12.
* 148 BARDÈCHE,
Marie-Laure, Le principe de répétition, Littérature et
modernité, Paris, L'Harmattan,
« Sémiotiques », 1999, p. 115.
* 149 Notion définie
par Bardèche. Voir ibid., p. 143 sq.
* 150 Ibid., p.
118.
* 151 « Quand
Marguerite parle de l'écriture, du cinéma et
d'elle-même », propos recueillis par Jean-Michel Frodon et
Danièle Heymann, 13 juin 1991 in CHAMPETIER, Caroline,
« Marguerite Duras, Un siècle d'écrivains ».
In France 3. Émissions. Site de la chaîne de
télévision France 3 [En ligne].
http://web.archive.org/web/20010627161416/www.france3.fr/emissions/ecrivain/auteurs/duras.html
(Consulté le 18 janvier 2002)
* 152 MOHSEN, Caroline,
« Place, memory, and subjectivity, in Marguerite Duras' Hiroshima
mon amour », Romanic Review, vol. 89, (November 1998),
p. 3 [En ligne].
http://www.findarticles.com/p/articles/mi_qa3806/is_199811/ai_n8819025
(Consulté le 4 avril 2006) Traduction libre de l'anglais. La pagination
indiquée pour les renvois à cet article est celle de la version
en ligne et peut par conséquent dépendre de l'impression.
* 153 Ibid. Dans
cet extrait, Mohsen elle-même cite l'essai de Julia Kristéva,
« The Pain of Sorrow in the Modern World ».
* 154 Hiroshima mon
amour, op. cit., Synopsis, p. 11. Les italiques et les
guillemets sont de l'auteur.
* 155 Ibid.,
Partie I, p. 33. Les italiques sont de l'auteur.
* 156 Ibid., p.
34.
* 157 Ibid., p.
34-35.
* 158 Ibid., p.
32.
* 159 MOHSEN, Caroline,
art. cité, p. 5 et p. 6-7.
* 160 De façon tout
à fait intéressante, le texte met en jeu des conceptions
divergentes de cet accès à la mémoire :
l'héroïne se souvient de l'histoire spécifique de Hiroshima
parce qu'elle est concrétisée et recréée dans les
attributs matériels de la ville - l'hôpital (guérison de la
perte), le musée (iconisation d'objets perdus et retrouvés), les
personnes (effrayées ou silencieuses à propos de leur perte) et
les films sur l'explosion elle-même (dans lesquels l'illusion est si
parfaite que les touristes pleurent, consumant ainsi l'événement
historique et l'annihilant) - et elle juge utiles ces artefacts culturels qui
provoquent la réflexion et la mémoire, car pour elle une
mémoire "fausse" ou de seconde main est encore préférable
à l'oubli. L'amant japonais nie pour sa part l'existence de ces
endroits dans la mémoire qu'évoque l'héroïne, dont le
"voir" est une impossibilité, une invention. Son refus d'une relation de
cette femme à Hiroshima est le refus de sa participation à
l'espace de la ville, car une telle participation implique aussi, et
nécessairement, une transformation de Hiroshima. Lui exige du
passé de Hiroshima qu'il reste statique, intact, enterré, car une
exploration réelle ou imaginaire de la part de cette femme
mènerait à une inscription différente des
événements, qui pourrait le forcer à réexaminer sa
relation à l'événement obligatoirement oublié. Car
toute reproduction est une version diminuée de l'originale et sa
falsification, et l'amant japonais est résolu à conserver une
pureté idéale de l'événement historique, refusant
de réaliser que l'événement n'existe pas en dehors de ses
re-créations individuelles. [Repris librement de MOHSEN, Caroline, art.
cité, p. 6-7.]
* 161 Cousseau
relève d'ailleurs que cet épisode revient à intervalles
réguliers dans l'oeuvre : initialement présent dans le
scénario de Nuit noire Calcutta (court métrage
inédit au cinéma, 1964), il apparaît ensuite dans Les
Lieux de Marguerite Duras (1977), dans Aurélia Paris
(1979), puis revient dans Écrire (1993). Voir COUSSEAU, Anne,
« La chambre noire de l'écriture », art.
cité, p. 114.
* 162 Ce genre
d'hypertrophie dans l'attention portée à une mouche fait
inévitablement penser à Nicolas Bouvier et à la
description de sa haine des mouches, véritable morceau d'anthologie de
L'Usage du monde ...
* 163 DURAS, Marguerite,
Écrire, op. cit., p. 40-41.
* 164 MICHELUCCI, Pascal,
« La motivation des styles chez Marguerite Duras : cris et
silence dans Moderato Cantabile et La Douleur »,
Études françaises, vol. 39, n° 2, p. 106.
* 165 BESSIÈRE,
Jean, « Stéréotypes : division sémantique
du travail et littérature », in Sont-ils bons ?
Sont-ils méchants ? Usages des stéréotypes,
op. cit., p. 234.
* 166 DURAS, Marguerite,
Écrire, op. cit., p. 41.
* 167 Ibid., p.
64.
* 168 Nous reprenons ici
librement l'analyse de COUSSEAU, Anne, « La chambre noire de
l'écriture », art. cité, p. 114.
* 169 DURAS, Marguerite et
Michelle PORTE, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p.
103.
* 170 Marguerite Duras
- Dits à la télévision, entretiens avec Pierre
Dumayet, suivi de La Raison de LOL par Marie-Magdeleine Lessana,
Paris, E.P.E.L, « Atelier », 1999, p. 11.
* 171 SAMI-ALI, Mahmoud,
op. cit., p. 50.
* 172 DURAS, Marguerite,
Hiroshima mon amour, op. cit., Appendices, Les
Evidences nocturnes, p. 142. Les italiques sont de l'auteur.
* 173 Ibid., p.
118.
* 174 Id.,
Écrire, op. cit., p. 37. Les italiques sont de
l'auteur.
* 175 Id., Le
Camion, op. cit., p. 64-65.
* 176 SEGAL, Naomi, The
banal object : theme and thematics in Proust, Rilke, Hofmannsthal, and
Sartre, London, University of London, « Bithell series of
dissertations », 1981, p. 27-28.
* 177 Marguerite Duras,
La couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez autour de huit
films, Paris, Benoît Jacob, 2001, p. 144-145.
* 178 Ce qui serait en soi
également paradoxal puisque l'identité d'une personne serait
établie par sa banalité...
* 179 Adéquation qui
sera d'ailleurs l'objet, comme le note Doneux-Daussaint, d'une véritable
construction, notamment sous l'angle médiatique. Voir DONEUX-DAUSSAINT,
Isabelle, op. cit., 1ère partie, I, chapitre 2,
§ 77-78.
* 180 DURAS, Marguerite,
C'est tout, Paris, P.O.L, 1995, p. 39.
* 181 Qualité
extraordinaire qu'elle s'empresse, fait remarquable, de renvoyer dans le banal
de l'habitude par une sorte de lieu commun du type « Finalement on
s'habitue à tout ».
* 182
« Règle qui interdit que l'on se jette ostensiblement des
fleurs à soi-même ». Kerbrat-Orecchioni est citée
par Doneux-Daussaint, reprise ici librement. Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle,
op. cit., 1ère partie, I, chapitre 2, §
97-99.
* 183 Marguerite Duras
à Montréal, textes réunis et présentés
par Suzanne Lamy et André Roy, Montréal, Éditions Spirale,
1981, p. 25. Duras fait cette critique élogieuse de sa propre oeuvre
cinématographique ailleurs encore. Voir notamment DURAS, Marguerite,
Les Yeux verts, op. cit., p. 54.
* 184 DURAS, Marguerite,
« J'ai pensé souvent... », in Le Monde
extérieur, Outside 2, op. cit., p. 192.
* 185 D'une façon
similaire, en 1992, quand elle se reverra parlant du Vice-Consul, elle
dira que c'est « un des plus grands films du
siècle » (Dits à la télévision,
op. cit., p. 47). Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit.,
1ère partie, I, chapitre 2, § 101.
* 186 MANCEAUX,
Michèle, L'Amie, Paris, Albin Michel, 1997, p. 20.
* 187 Ibid., p.
76. Ces deux exemples sont repris de Doneux-Daussaint. Voir ci-dessus, note
185.
* 188 SEGAL, Naomi, op.
cit., p. 39.
* 189 Voir
DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie,
I, chapitre 2, § 96.
* 190 GüNTHER, Renate,
op. cit., p. 73.
* 191 Définition
sémantique tirée de : RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT
et René RIOUL, Grammaire méthodique du français,
Paris, PUF, 1999 (5e éd.), p. 156.
* 192 At, p.
100.
* 193 Pour les
différents types de relations qu'entretiennent les groupes nominaux
anaphoriques avec leur antécédent, nous reprenons : RIEGEL,
Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL, op. cit., p.
614-615.
* 194 Cf. At, p.
100-101.
* 195 Voir supra,
p. 47-51.
* 196 ACN, p. 33.
* 197 Cf. At, p.
11-12, p. 13, p. 31, p. 32, p. 34, p. 40 entre autres.
* 198 Cette question sera
analysée de façon détaillée dans la suite de cette
étude, où la notion de catégorie constitue un point
à part entière. Voir infra, dès p. 90 et surtout
p. 97 sq.
* 199 Voir infra,
p. 129 sq.
* 200 ACN, p. 18.
* 201 MC, p.
60.
* 202 Ibid., p.
86.
* 203 Ibid., p.
104.
* 204 Ibid., p.
106.
* 205 Ibid., p.
108.
* 206 Ibid., p.
103.
* 207 Ibid., p.
122-123.
* 208 Ibid., p.
112.
* 209 Ibid.
* 210 Ibid., p.
87-88.
* 211 ACN, p. 202.
La division de l'extrait en segments numérotés facilitera la
lecture de l'analyse qui en est proposée.
* 212 Comment l'enfant qui
les dit pour la première fois pourrait-elle en effet juger de leur
caractère convenu ? Si l'on prend en compte, dans la
"Préface" de L'Amant de la Chine du Nord, la déclaration
Marguerite Duras ("M. D."), qui établit clairement le lien entre
L'Amant et L'Amant de la Chine du Nord [voir ACN, p.
11], ce jugement peut même être attribué à l'auteur
elle-même (pacte autobiographique). La conscience du sujet, de sa
différenciation dans le temps, est ici clairement
représentée : Duras âgée et mûrie par
l'expérience revient sur un épisode de son enfance sur lequel
elle se permet désormais de porter un jugement. Dans L'Amant en
revanche, bien que le narrateur et le caractère principal soient
identiques, il n'y a pas d'assertion directe de l'identité du narrateur
et de l'auteur, si bien que le pacte autobiographique entre l'auteur et le
lecteur est inexistant.
* 213 Une
catégorisation très similaire apparaît déjà
peu avant cet extrait, en pages 199-200 :
L'enfant a entendu. Elle est là tout à coup,
devant lui, prête à écouter l'histoire, celle plus forte
que la sienne, plus captivante, celle de tous les romans,
celle de sa victime à elle, l'enfant : L'autre femme de l'histoire,
encore invisible, celle de toutes les amours.
Il en va de même pour la note auctoriale de la page
84 : « On filme les amants endormis, Le Roman Populaire du
Livre », qui en outre, comme l'indique Gasparini, commente le texte
en tant que représentation ; l'expression majuscule postule que le
« Livre » n'est qu'une étape, le synopsis d'un film
à l'eau de rose, puisque Duras va jusqu'à imaginer, dans
L'Amant de la Chine du Nord, ses héros projetés sur
grand écran, offerts au regard public des salles obscures. Voir
GASPARINI, Philippe, Est-il je ?, Roman autobiographique et
autofiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004,
p. 74-75 et p. 156.
* 214 Pour la
présente étude, ce terme se définit comme étant
« la délimitation conceptuelle d'une notion, le
découpage du réel, à partir de traits communs, en classes
d'objets rangés sous une même dénomination. »
Voir DÉTRIE, Catherine, Paul SIBLOT et Bertrand VERINE, Termes et
concepts pour l'analyse du discours, Paris, Champion, 2001, entrée
« catégorisation », p. 48.
* 215 « [...]
pour la première fois de sa
vie [...] », ACN, p. 202.
* 216 « les mots
des livres, du cinéma, de la vie, de tous les amants. » Il y a
un effet de mise en abyme ici : c'est justement dans le livre qu'il tient
dans ses mains que le lecteur lit le « je vous aime » de
l'enfant au Chinois... Le livre, qui témoigne d'une expérience
singulière, prouve et justifie pourtant au lecteur, par sa
matérialité même, la loi générale
évoquée à propos de la relation amoureuse.
L'écriture fige, dans l'objet concret du livre, l'usage d'un
stéréotype, usage qui se veut cependant individuel. Comme le
souligne Dufays, cette ambivalence est celle même du lieu commun :
à la fois on en habite le sens (en en faisant notre lieu) et on
en est dépossédé (car il est toujours déjà
lieu de l'autre). Voir DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p.
278.
* 217 Cette
métaphore est d'ailleurs elle aussi emphatique en soi.
* 218 Aucun
paramètre permettant d'établir la présence d'un PDV
représenté n'est en effet identifiable (pour cette notion, voir
infra, p. 119-122). Selon les catégories de PDV
élaborées par Rabatel, il pourrait s'agir, puisque ce n'est pas
un PDV représenté, d'un PDV asserté ou d'un PDV
raconté. Une catégorisation plus poussée de ce segment
semble cependant inutile puisqu'elle conduirait à la même
visée quant à l'utilisation particulière du banal. Pour de
plus amples détails, se référer plus spécialement
à l'article de Rabatel intitulé « Un, deux, trois
points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et
discursifs », La Lecture Littéraire, n° 4
(2000), pp. 195-254.
* 219 Pour une
définition de cette notion, voir infra, p. 124, note 319.
* 220 GüNTHER, Renate,
op. cit., p. 78.
* 221 On définit ici
les valeurs comme étant des concepts que l'auteur peut chercher à
exprimer lorsqu'il écrit et dont le lecteur dispose pour
interpréter les usages indifférenciés d'un signe. Voir
DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 272-274. Les définitions des
valeurs sont tirées de cet ouvrage.
* 222 Ces deux
premières valeurs - qui ne sauraient pourtant s'imposer comme allant de
soi - ont été évoquées, on s'en souvient, à
propos des indéterminations textuelles provoquées par certains
opérateurs de singularisation étudiés dans la
première partie. Voir supra, p. 33-35 et p. 40-43. La
polyphonie sera étudiée surtout dans la dernière section
de ce deuxième chapitre. Voir infra, p. 118 sq.
* 223 Il faut ici souligner
que le choix de présentation des analyses ne sous-entend aucune
classification. De même, aucune fréquence d'apparition plus
significative dans un texte plutôt qu'un autre n'a été
établie.
* 224 ACN, p.
192.
* 225 Ibid., p.
202. À noter que la singularité de l'énonciation de
l'enfant qui est thématisée dans l'extrait de la page 192 (la
seule fois) est totalement contredite dans cet extrait-ci, qui
apparaît à peine quelques pages plus avant dans le roman !
Encore une belle marque de paradoxe durassien, et de banalisation du singulier
par la répétition...
* 226 Le nom propre
désigne un référent unique et identifie un individu
particulier. S'il n'opère pas, comme le nom commun, une
catégorisation descriptive, l'une de ses fonctions est de signaler, par
son emploi, l'individualisation du référent ou de
l'élément du réel. La catégorisation
individualisante, opposée à celle, transférable à
plusieurs référents, du nom commun, constitue donc un des modes
de signifiance du nom propre : la nomination en elle-même
confère le statut d'individu. Voir RIEGEL, Martin, Jean-Christophe
PELLAT et René RIOUL, op. cit., p. 176 ainsi que DÉTRIE,
Catherine, Paul SIBLOT et Bertrand VERINE, op. cit., entrée
« catégorisation individualisante », p. 49.
* 227 Qui renvoie au
« paradoxe d'une non-information très informative »
dont parle Doneux-Daussaint à propos des titres des romans durassiens,
et qui se retrouverait également ici à l'intérieur du
récit, ce qui n'a rien de surprenant étant donné l'ampleur
de la problématique du banal et du singulier. Les titres durassiens
fonctionnent en effet selon elle sur le principe d'une certaine transgression
porteuse d'informations. Duras utilise généralement des titres
« thématiques » qui réfèrent le plus
souvent aux héros et héroïnes des romans, véritables
sujets des romans, mais dont le nom, quand il figure, n'atteint jamais la
complétude d'un prénom et d'un nom. Le lecteur n'aura souvent
qu'un simple prénom comme dans Abahn, Sabana, David, auquel se
joint parfois une lettre du nom de famille, Émily L., quand ce
n'est pas le prénom même qui est amputé de ses lettres,
Lol V. Stein. Doneux-Daussaint voit dans cette réduction
apparente de l'information l'information capitale sur le sujet des romans, qui
se situe pour le personnage dans l'impossibilité à être et
à se nommer. Elle met également en évidence les titres qui
ne réfèrent qu'à une existence fonctionnelle du
personnage, comme L'Amant ou Le Vice-consul, ou encore Le
Marin de Gibraltar, comme si la question de l'identité
n'était réductible qu'à un simple rôle. Ainsi, selon
elle, le personnage durassien n'atteint jamais, par le titre, la nomination de
son être total, comme il n'atteindra jamais son être dans les
différents romans. D'autres titres paraissent déroger au principe
de pertinence dans la mesure où c'est un détail du roman qui est
choisi comme titre. Ce sont notamment Les Petits Chevaux de Tarquinia
ou Moderato Cantabile, ou encore La Pluie d'été
et Dix heures et demie du soir en été. Toutefois sur le
plan de la pertinence, c'est L'Amour qui est le plus discordant dans
la mesure où dans le roman même, il n'est pas question d'amour.
Voir DONEUX-DAUSSAINT, op. cit., 1ère partie, II,
chapitre 1, § 388, que nous reprenons librement.
* 228 AMMOUR-MAYEUR,
Olivier, « Écrire L'Amour : Enjeux des
poétiques asiatiques chez Duras », in Marguerite Duras, la
tentation du poétique, op. cit., p. 141.
* 229 La même absence
se note dans L'Amant. Quant à L'Amant de la Chine du
Nord, il fournit des explications complémentaires par le biais
d'une note auctoriale (ACN, p. 82), qui prend la forme d'une
justification romanesque pour expliquer cette absence. On y avoue une
défaillance de la mémoire (l'enfant a d'abord oublié le
nom du Chinois). « Après, elle avait
préféré taire encore ce nom dans le livre et le laisser
pour toujours oublié. » Ces lignes suggèrent en outre
une nouvelle équivalence entre l'enfant et le narrateur (voir
supra p. 87, note 212), puisqu'il est dit que c'est l'enfant qui prend
l'initiative de taire ce nom dans le livre. Tout se passe alors comme si elle
s'arrogeait les pouvoirs du narrateur. Il est très intéressant de
relever que dans ce roman, de nombreuses notes ou indications dans le texte
attestent la dimension autobiographique du roman et constituent, en
dépit de leur caractère épars, le fameux pacte
autobiographique qui manquait dans L'Amant : ce sont notamment la
"Préface" (déjà citée) ainsi que les deux notes
auctoriales en pages 54 et 101, qui transgressent la limite temporelle que
s'est fixée l'auteur dans la "Préface", le départ
d'Indochine, pour évoquer l'existence ultérieure des personnages
(la mort d'Hélène Lagonelle annoncée par ses tantes
après la parution de L'Amant, et l'écriture, par
l'héroïne, de la vie de sa mère dans Un Barrage contre
le Pacifique) [voir GASPARINI, Philippe, op. cit., p. 74].
S'établit alors aisément l'équation
enfant = narrateur = auteur réel, car la mention
explicite de ces deux romans renvoie au monde réel dans lequel il existe
une personne nommée Marguerite Duras qui est auteur de ces livres.
* 230 « Le mythe
consiste [...] en une forme simple érigée en modèle
prestigieux dont la puissance de fascination tient à la lumière
diffuse qu'il projette sur notre vécu. En ce sens, il n'a pas à
se faire passer pour un fidèle reflet de la réalité. Il
n'est censé ni reproduire, ni imiter le monde réel. »
Voir AMOSSY, Ruth, op. cit., p. 108.
* 231 Voir
supra, p. 91-92, note 227.
* 232 La
réhabilitation par Duras du nom de l'amant chinois, Thuy-Lê, ne
viendra que l'année suivant la parution de L'Amant de la Chine du
Nord, non dans une oeuvre de fiction mais dans un article intitulé
« Paris, 26 janvier 1992 » (repris dans Le Monde
extérieur, p. 220-222), et constitue plutôt une
démarche réactive que la marque d'une volonté profonde et
réfléchie de la part de l'écrivain, du fait que la photo
de son amant était publiée, en ce 26 janvier 1992, dans
Match.
* 233 DURAS, Marguerite,
C'est tout, op. cit., p. 17.
* 234 AMOSSY,
Ruth, op. cit., p. 108.
* 235 À cette
différence que pour elles, il n'est nulle part fait mention d'un nom
propre qui serait prononcé sans être
« transcrit », comme c'est le cas pour le Chinois. On lit
chez Gasparini que le refus de nommer l'héroïne semble parfois une
coquetterie de la romancière, se constituant ainsi, a
posteriori, en personnage de fiction, à la fois ordinaire (une enfant
parmi d'autres, une fille, une blanche) et, par le récit de son histoire
d'amour, extraordinaire, « héroïsée ».
Voir GASPARINI, Philippe, op. cit., p. 43.
* 236 Voir supra,
p. 56, note 126.
* 237 C'est le genre de la
confession plutôt que de l'autobiographie qui prévaut dans
L'Amant, qui est, selon Varsamopoulou, plus proche de la
désignation de roman autobiographique que de l'autobiographie. Pour elle
la question n'est pas tant que L'Amant puisse ou ne puisse pas
être considéré comme une autobiographie, mais réside
dans le fait qu'il y a presque autant d'aspects du texte qui appuient une telle
lecture qu'il y en a d'autres qui résistent à cette
classification. Voir VARSAMOPOULOU, Evy, The Poetics of the
«Künstlerinroman» and the Aesthetics of the
Sublime, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 197.
* 238 COUSSEAU, Anne,
« Architectures poétiques », art. cité, p.
40.
* 239 MC, p.
67.
* 240 En emploi
spécifique, l'indéfini désigne un ou plusieurs individus
quelconques des classes homme et femme sans permettre leur
identification univoque. Il extrait de la classe dénotée un
élément particulier qui est uniquement identifié par cette
appartenance et qui n'a fait l'objet d'aucun repérage
référentiel préalable. Ce cas précis de
renvoi (généralement à identité constante), qui est
à distinguer des cas qui admettent une variation d'identité, peut
toutefois s'en rapprocher en ce sens que si l'indéfini
réfère bien à Chauvin et à Anne, il pourrait en
effet tout aussi bien renvoyer à un autre homme ou à une autre
femme, précisément non encore identifiés dans le texte,
c'est-à-dire potentiellement à tout autre homme ou toute autre
femme. Voir RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL,
op. cit., p. 152-153 et p. 159-160.
* 241 Cet effet est
d'ailleurs très fréquemment couplé à celui,
relativement similaire, que permet l'utilisation du présent de
l'indicatif, qui conjoint à la création de ce qu'il énonce
l'évidence d'une inscription dans l'éternel. C'est le cas pour
cet exemple (4), ainsi que pour les précédents, (1) et (2).
* 242 At, p. 19.
* 243 Ibid., p.
46.
* 244 Ibid., p.
139.
* 245 Ibid., p.
14.
* 246 Les passages
où ce procédé est visible sont d'ailleurs toujours
précédés ou suivis de segments de texte plus ou moins
longs dans lesquels le récit se fait à la première
personne. Voir entre autres p. 29, p. 42, p. 50, p. 121.
* 247 DURAS, Marguerite,
« Mothers », in Le Monde extérieur, Outside
2, op. cit., p. 194. Ce texte a été publié
dans Le Monde le 10 février 1977.
* 248 MICHELUCCI, Pascal,
art. cité, p. 101.
* 249 Renate Günther
souligne d'ailleurs avec pertinence que dans L'Amant, « the
constant incantation of female names - Marie-Claude Carpenter, Betty Fernandez
and later Hélène Lagonelle - is almost like an attempt to rescue
women from their anonymity and to give them an identity of wich `la
mère' and `l'enfant' have been deprived ». La notion
d'identité reçoit en quelque sorte une nouvelle acception au vu
des configurations durassiennes qui en sont faites, ce qui est
évoqué en ces termes, toujours par Günther :
« Identity in L'Amant corresponds to a number of points of
view, voices and subject positions, all of wich can be «I» but none
of wich ultimately defines the author's, narrator's or character's
«self». «I» can be both the narrator and the young girl,
subject and object of the gaze into the mirror, «l'image absolue» and
its creator, the woman's body and the consciousness that sees and describes
it ». Voir GüNTHER, Renate, op. cit., p. 45 et
respectivement, p. 22-23.
* 250 At , p.
126-127.
* 251 Il s'agit plus
spécialement d'un narrateur intra- et homodiégétique.
* 252 Allié, qui
plus est, au présent du verbe croire, verbe de modalité
grâce auquel le je exprime son opinion en évaluant son
expérience personnelle dans le présent de l'écriture.
* 253 RABATEL, Alain,
« Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante
des points de vue narratifs et discursifs », art.
cité, p. 237.
* 254 Voir le début
de L'Amant, p. 16, où Duras met sur pied
d'égalité, par une simple juxtaposition, les termes
« temps » et « experiment »
[italiques de l'auteur], en parlant des traces qu'ils laissent sur un visage,
un corps, même si la narratrice dit faire exception à cette sorte
de norme, du fait de son visage déjà
« exténué » à dix-huit ans, comme si
à cet âge elle avait déjà tout vécu.
* 255 «
[...] celle d'avoir perdu un enfant quelques mois plus
tôt qui revenait ».
* 256 AMMOUR-MAYEUR,
Olivier, art. cité, p. 152.
* 257 R. SCHEHR, Laurence,
« Disloquations : de la communication durassienne »,
in Marguerite Duras, la tentation du poétique, op.
cit., p. 241 et 243.
* 258 Le cumul des
procédés de singularisation peut ici être
apprécié à sa juste valeur. Voir supra, p. 47-51.
* 259 At, p.
100-101.
* 260 HAPPE,
François, « Le banal et l'événement : la
"Belle Noiseuse" de White Noise de Don DeLillo », in
L'invention de l'ordinaire, op. cit., p. 30.
* 261 Sur laquelle pointent
les termes pour moi. Cet aspect sera développé plus loin
par rapport à la notion de point de vue. Voir infra, p. 129 sq.
* 262 DURAS, Marguerite,
« "Les Ténèbres" d'Aki Kuroda », in
Outside, Paris, P.O.L, 1984 [1995, Folio], p. 324. Il s'agit de la
préface d'exposition du peintre Aki Kuroda à la Galerie A. Maeght
à Paris en 1980.
* 263 Proximité qui
a été soulignée dans l'introduction de cette étude.
* 264 Pour une
définition de ce terme, voir supra, p. 10, note 9.
* 265 MC, p. 77.
* 266 MC, p.
47.
* 267 La valeur de la
répétition, qui produit par ailleurs un rappel précis si
l'on considère le découpage en chapitre (première
description de ce beau temps au chapitre IV, réitérée
exactement quatre chapitres plus loin), ajoute à la singularisation.
* 268 Voir notamment
MC p. 9, 10, 11, 12, 13 où se trouvent essentiellement des
indications sur les variations de la lumière et de la couleur du ciel au
cours de la journée, puis p. 47 et 50-51. Après le début
du chapitre IV, d'autres indications sont à relever en p. 71, 80,
99, 103, puis après le chapitre VIII, en p. 115 et 120.
* 269 « Le beau
temps durait encore », « Sa
durée avait dépassé [...] »,
« sa pérennité ».
* 270 « La
bonté de ce temps », « [...] meilleur, [...] plus
avancé, [...] plus proche », « plus belle
[...] ».
* 271 Dans une étude
diachronique des romans durassiens, Guers-Villate a souligné que dans
Moderato Cantabile, des dialogues en style très familier et
proche de la langue parlée remplaçaient les parties narratives
qui prédominaient dans les oeuvres antérieures. Voir
GUERS-VILLATE, Yvonne, Continuité, discontinuité de l'oeuvre
durassienne, 1985, p. 44. Borgomano relève également que des
romans comme Le Square, Moderato Cantabile et
Détruire, dit-elle assignent au récit - dont l'importance
est faible - le rôle de mettre en scène un dialogue dont
l'importance est primordiale. Voir BORGOMANO, Madeleine, L'Écriture
filmique de Marguerite Duras, 1985, p. 28.
* 272 BORGOMANO, Madeleine,
« Moderato Cantabile » de Marguerite Duras, Paris,
Bertrand-Lacoste, « Parcours de lecture », 1993, p. 89.
* 273 MC, p. 53.
* 274 DUFAYS, Jean-Louis,
op. cit., p. 235.
* 275 Selon la
définition qui en a été donnée dans l'introduction
de cette étude, p. 10, note 10.
* 276 Voir supra,
p. 10, note 11.
* 277 MC, p. 67.
* 278 Voir supra,
p. 94-95.
* 279 Dufays propose de
définir l'idéologème (ou maxime idéologique) comme
« un énoncé conforme à la doxa,
à l'idéologie dominante de son époque ». Il
l'assimile à la notion de lieu commun. Voir DUFAYS, Jean-Louis, op.
cit., p. 96. De façon relativement similaire, Angenot
définit les idéologèmes comme « de petites
unités signifiantes dotées d'acceptabilité diffuse dans
une doxa donnée ». Voir ANGENOT, Marc,
« Pour une théorie du discours social :
problématique d'une recherche en cours »,
Littérature, n° 70 (1988), p. 84. À retenir
également, pour ces idéologèmes, leur rôle de
« présupposés régulateurs » qui
confèrent autorité et cohérence aux discours sociaux,
élément que souligne Dufays (voir op. cit., p. 97).
* 280 AMOSSY, Ruth, op.
cit., p. 44.
* 281 ACN, p.
234.
* 282 Voir supra,
p. 36-37.
* 283 Cité par
GAUTHIER, Léa, « Nan Goldin, La mise en scène du
banal », in Mouvement. Revue trimestrielle des arts vivants.
Mouvement.net, site indisciplinaire [sic] des arts
vivants [En ligne].
http://www.mouvement.net/html/fiche.php?doc_to_load=7248
(Consulté le 1er février 2006)
* 284 Scénario-type
qui consiste en une tentative de description de l'objet dont on affirme en
même temps l'impossibilité de le faire, sorte de cliché
littéraire propre au lieu commun de l'indicible.
* 285 Ou au-delà,
selon le point de vue que l'on adopte : le cri comme
événement informe précédant la parole, la mise en
mots, ou le cri comme seule ressource vocale possible une fois que la parole a
atteint ses limites.
* 286 Voir supra,
p. 98 sq. et, respectivement, p. 91 sq.
* 287 ACN, p. 203.
* 288 DUFAYS, Jean-Louis,
op. cit., p. 119 et p. 142-143.
* 289 Le Chinois,
sommé par son père de mettre fin à sa relation avec
l'enfant, blanche et pauvre, se soumettra à cette décision, de
peur de violer une règle de la Chine traditionnelle : dans cette
société où le mariage était arrangé par
les parents, l'amour spontané était illégitime.
* 290 L'appréciation
de ce stéréotype est d'ailleurs cette fois positive
(douceur, oubli) par rapport à l'évaluation
négative qui en a été faite jusque-là.
* 291 L'étonnement
constitue en effet selon Domecq le résultat d'un décalage par
rapport aux habitudes de perception et de pensée, qui a pour effet de
faire devenir "abanal" ce qui jusque-là paraissait banal. Voir DOMECQ,
Jean-Philippe op. cit., p. 128 et 139.
* 292 LEYENS, Jean-Philippe
et Olivier CORNEILLE, « Perspectives psychosociales sur les
stéréotypes », in Sont-ils bons ? Sont-ils
méchants ? Usages des stéréotypes, textes
réunis et présentés par Christian Garaud, Paris, Champion,
Genève, Slatkine, 2001, p. 20.
* 293 Ibid., p.
24.
* 294
« Autoportrait, je ne comprends pas... », in Marguerite
Duras, le ravissement de la parole, op. cit., CD 3, piste 9. Les propos
sont retranscrits tels qu'ils ont été prononcés. La
ponctuation proposée vise uniquement à refléter les
intonations et inflexions de la voix de Duras.
* 295 DURAS, Marguerite,
« Le Bruit et le Silence », Préface à
Yves Saint Laurent et la photographie de mode (Albin Michel, 1988) in
Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 167.
* 296 Ces quelques points
d'interprétation ont été approfondis grâce à
la judicieuse analyse de François Happe, reprise ici librement. Voir
HAPPE, François, art. cité, p. 28 sq.
* 297 ALFANDARY, Isabelle,
art. cité, p. 38.
* 298 ACN, p.
203.
* 299 Après de longs
errements dans le dédale des Figures genettiennes, les
indications du professeur Rigoli sur la notion de PDV, bien plus stimulante et
« nouvelle » dans le paysage linguistique, ont permis de
clarifier de nombreuses difficultés sur le traitement de la focalisation
dans les textes littéraires.
* 300 Focalisation interne,
externe et zéro. Voir GENETTE, Gérard, Figures III,
Paris, Seuil, 1972.
* 301 Voir
RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, Lausanne,
Delachaux et Niestlé, 1998, p. 9. Voir la bibliographie de cet ouvrage
pour les études antérieures dont l'auteur est tributaire
(à titre indicatif, citons essentiellement DUCROT, Oswald,
« Esquisse d'une théorie polyphonique de
l'énonciation », in Le dire et le dit, Paris, Minuit,
« Propositions », 1984, pp. 171-233 et BANFIELD, Ann,
Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect
libre, Paris, Seuil, 1995).
* 302 Id., «
La
valeur délibérative des connecteurs et marqueurs temporels
mais, cependant, maintenant, alors,
et dans l'embrayage du point de vue. Propositions en faveur d'un
continuum argumentativo-temporel », Romanische Forschungen,
n° 113-2 (2001), p. 154.
* 303 Ibid.
* 304 Id.,
« Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante
des points de vue narratifs et discursifs », art.
cité, p. 197.
* 305 Id.,
«La valeur délibérative des connecteurs... », art.
cité, p. 161, note 15.
* 306 Il s'agit, selon la
terminologie de Rabatel, du processus d'aspectualisation du focalisé.
* 307 Il est à noter
que ce procès de perception est sous-entendu par une scène
prétexte, dénotée par le verbe conjugué
« il avait crié », qui est alors
interprétée par le lecteur comme propice à des perceptions
et pensées représentées en vertu de sa connaissance du
monde (il est logique de déduire que lorsque deux personnes sont en
présence et que l'une des deux crie, la deuxième va entendre ce
cri). Le procès de perception sous-entendu en début de second
paragraphe pourrait donc être restitué par un verbe de perception
du type « Ce qu'elle entendit, c'était un
cri [...] ». Rabatel parle dans ce cas de marquage implicite du
procès de perception, qui rend plus
« coûteux », d'un point de vue cognitif, le
repérage et l'attribution du PDV. Voir id., La construction
textuelle du point de vue, op. cit., pp. 71-72.
* 308 En effet, quand bien
même il est possible de distinguer entre PDV du personnage et PDV du
narrateur, Rabatel souligne à juste titre que « la voix du
narrateur est toujours présente (puisque c'est de sa voix même
qu'émerge le mode narratif) et plus ou moins prégnante, en
fonction des intentions communicatives de l'écrivain qui s'amuse
à (em)brouiller les pistes. » Voir ibid., p. 139.
* 309 La
méthodologie d'analyse de cet extrait est reprise librement de :
id., « La valeur délibérative des
connecteurs...», art. cité, p. 155 sq.
* 310 Id., «
La valeur délibérative des connecteurs...», art.
cité, p. 161, note 15.
* 311 Ibid., p.
163 et 164.
* 312 Il s'agit plus
précisément dans ce cas d'un bornage premier, le plus
fréquent dans l'embrayage du PDV (le nom propre ou son substitut - comme
dans le cas présent - se trouvant à l'extérieur des
propositions P qui développent les pensées et/ou perceptions
représentées) mais les mentions du sujet et du procès de
perception sont postposées au développement de la perception, ce
qui demande un surcroît de travail interprétatif au lecteur pour
l'attribution du PDV. Pour de plus amples détails sur ces notions, voir
id., La construction textuelle du point de vue, op.
cit., pp. 62-78.
* 313 Ou marqueurs de
subjectivité, notion empruntée à Catherine
KERBRAT-ORECCHIONI. Dans son ouvrage intitulé L'Énonciation.
De la subjectivité dans le langage (Paris, Armand Colin,
« Linguistique », 1980, pp. 34-146), elle tente
l'inventaire et la description des lieux d'ancrage les plus manifestes de la
subjectivité langagière. Parmi ces marqueurs, elle distingue,
outre les déictiques, les termes affectifs, les évaluatifs
axiologiques et non-axiologiques, les modalisateurs, et d'autres lieux encore
d'inscription dans l'énoncé du sujet d'énonciation (par
exemple choix dénominatifs, sélection et hiérarchisation
des informations, etc.). Pour de plus amples détails sur ces marqueurs,
voir KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, op. cit., pp. 70-118, et sur la
notion de subjectivité, voir CHARAUDEAU, Patrick et Dominique
MAINGUENEAU, Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002,
entrée « Subjectivité », p. 552-553.
Les subjectivèmes ont été mis en
évidence en gras dans l'extrait étudié. Voir
supra, p. 120.
* 314 Voir RABATEL, Alain,
La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp.
83-100, que nous reprenons librement.
* 315 Une marque à
elle seule est en effet rarement suffisante (et significative) pour indiquer un
PDV du personnage, celles-ci fonctionnant le plus souvent en faisceau. Cet
extrait en est d'ailleurs une belle illustration.
* 316 Catégorisation
surlignée en gras ci-dessous.
* 317 Voir RABATEL, Alain,
La construction textuelle du point de vue, op. cit., p.
110-111.
* 318 Nous soulignons le
défini.
* 319 Il s'agit de la
visée argumentative indirecte du point de vue, que Rabatel appelle
l'effet-point de vue. Le PDV estompe en effet tous les actes de parole qui
rappelleraient l'origine énonciative personnelle de l'argumentateur. Il
fait ainsi tout pour échapper aux remises en cause, car il donne aux
perceptions personnelles (et aux pensées associées) le tour
objectivant de descriptions apparemment objectives, puisque le lecteur se
trouve face à des « phrases sans parole » :
« Je n'ai littéralement rien dit, donc il n'y a rien à
objecter à ma manière de voir ! ». Voir RABATEL,
Alain, « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche
unifiante des points de vue narratifs et discursifs », art.
cité, p. 242-243.
* 320 GASPARINI, Philippe,
op. cit., p. 204.
* 321 DUFAYS, Jean-Louis,
op. cit., p. 275.
* 322 BARDÈCHE,
Marie-Laure, op. cit., p. 109.
* 323 DOMECQ, Jean-Philippe
op. cit., p. 3.
* 324 Ibid., p.
120.
* 325 SAMI-ALI, Mahmoud,
op. cit., p. 23-24.
* 326 Cela rejoint la
dimension corporelle, subjective de la pratique de la langue, qui efface toute
prévalence du sens selon l'idéal durassien. Voir supra,
p. 42-45.
* 327 DOMECQ,
Jean-Philippe, op. cit., p. 13.
* 328 Ibid., p.
131.
* 329 SEGAL, Naomi, op.
cit., p. 6.
* 330 Voir supra,
notamment p. 44-45, p. 89, p. 116, p. 125-126.
* 331 Caroline Mohsen a
d'ailleurs souligné, dans son étude sur Hiroshima mon
amour, à quel point les lieux étaient, chez Duras, des
espaces reliés à une expérience subjective. Voir MOHSEN,
Caroline, art. cité, p. 3.
* 332 Grâce à
l'épisode de l'agonie de la mouche notamment. Voir supra, p.
66-68.
* 333 COUSSEAU, Anne,
« La chambre noire de l'écriture », art.
cité, p. 114.
* 334 At, p.
100.
* 335 L'affirmation des
faiblesses de mémoire et des doutes du narrateur contribue d'ailleurs
d'autant à relativiser cette vérité de l'expérience
vécue.
* 336 Voir
DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie,
II, chapitre 1, § 399-408, dont les propos sont librement repris.
* 337 At, p. 14.
* 338 BOUTHORS-PAILLART,
Catherine, op. cit., p. 220.
* 339 ACN, p. 18.
À y regarder de plus près, cet exemple peut toutefois soulever le
problème de la caractérisation du narrateur en
extradiégétique puisque ces modalités d'incertitude
suggèrent qu'il est comme l'oeil d'un cameraman qui voit les
événements se dérouler devant lui et s'incorpore en
témoin de l'histoire, donc en présence
intradiégétique indéfinie. Voir DONEUX-DAUSSAINT,
Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1,
§ 413.
* 340 ACN, p.
20.
* 341 Voir
DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 2ème partie,
chapitre 1, § 114 et Conclusion générale, § 33.
* 342 De ce point de vue,
l'avis de Varsamopoulou mérite d'être mentionné. Elle
émet en effet l'hypothèse tout à fait convaincante que
L'Amant de la Chine du Nord est offert pour corriger à la fois
le film de Jean-Jacques Annaud et la lecture exagérée de
L'Amant comme une autobiographie, en avançant qu'il ne
s'agirait pas pour Duras - en se mettant selon nous à distance par le
choix du banal - de refuser toute lecture autobiographique, mais de permettre
une plus grande universalité. Voir VARSAMOPOULOU, Evy, op.
cit., p. 204, note 31.
* 343 BARDÈCHE,
Marie-Laure, op. cit., p. 109.
* 344 MC, p.
70.
* 345 Ibid., p.
107.
* 346 Du point de vue de la
« norme » de la structure canonique de la phrase :
sujet - verbe - complément(s)/attribut.
* 347 BOUTHORS-PAILLART,
Catherine, op. cit., p. 199. Nous reprenons librement.
* 348 Ce qui rejoint
l'interprétation déjà formulée au début de
cette étude à propos de l'indécidabilité du sens
provoquée par les apparents pléonasmes. Voir supra, p.
35.
* 349 ALFANDARY, Isabelle,
art. cité, p. 39.
* 350 DURAS, Marguerite,
Écrire, op. cit., p. 71.
* 351 DURAS, Marguerite et
Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p.
11-12.
* 352 BOUTHORS-PAILLART,
Catherine, op. cit., p. 176. Quelques interprétations sont ici
librement reprises.
* 353 Ibid.
* 354 DONEUX-DAUSSAINT,
Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1,
§ 392, 395 et 409.
* 355 DURAS, Marguerite,
La Vie matérielle, Marguerite Duras parle à
Jérôme Beaujour, Paris, P.O.L, 1987, p. 7.
* 356 Duras entra en 1945
au premier Parti de France, le Parti communiste, qui représentait,
à la Libération, l'aspiration à une morale et à un
comportement nouveaux face aux événements. Lorsque très
vite apparurent des dissensions politico-idéologiques au sein des
différentes cellules et que le Parti décida de se séparer
de Duras et de ses compagnons Robert Antelme et Dionys Mascolo, ce fut le
désenchantement. Le 27 septembre 1949, Duras signifia qu'elle ne
souhaitait pas reprendre sa carte du Parti, sans pour autant que cet acte
signifie qu'elle rompe avec l'idée de communisme. Ce seront plutôt
les dérives du marxisme et du stalinisme qu'elle fustigera avec
véhémence. En 1954, elle sera mise à la porte, au moment
de la polémique Garaudy-Sartre. Après son exclusion, elle
continuera néanmoins à se proclamer communiste, mais libre de le
redevenir chaque matin, libre de le redéfinir chaque nuit. Voir ADLER,
Laure, op. cit., pp. 350-419.
* 357 DURAS, Marguerite,
« J'ai pensé souvent... », in Le Monde
extérieur, Outside 2, op. cit., p. 191.
* 358 BESSIÈRE,
Jean, « Stéréotypes : division sémantique
du travail et littérature », art. cité, p. 233.
* 359 On peut parler dans
ce cas d'autostéréotypie, sous-catégorie de
stéréotypes « personnels » à un
auteur, telle que la définit Orace. Voir ORACE, Stéphanie, art.
cité, p. 18. Le discours peut en effet « fabriquer »
lui-même le cliché, le stéréotype :
« En réemployant constamment un même mot ou une
même phrase, [...] en rendant "clichés" certains mots, dans
l'espace de la mémoire textuelle, pour pouvoir les faire renaître
ensuite, comme des mots-phénix rechargés d'un nouveau pouvoir,
l'écrivain procède à une banalisation par
"surdétermination". » Voir HEUVEL [VAN DEN], Pierre, op.
cit., p. 58-59.
* 360 DOMECQ,
Jean-Philippe, op. cit., p. 33.
* 361 Ibid., p.
140-142.
* 362 Ibid., p.
121-122.
* 363 Ibid., p.
127.
* 364 DURAS, Marguerite,
« J'ai pensé souvent... », in Le Monde
extérieur, Outside 2, op. cit., p. 191.
* 365 SAMMARCELLI,
Françoise, « Avant-Propos », in L'invention de
l'ordinaire, op. cit., p. 4-5.
* 366 GUERS-VILLATE,
Yvonne, op. cit., 1985, p. 52.
* 367 La question de la
déconstruction du cliché pourra être approfondie en
lisant : DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit.,
1ère partie, II, chapitre 2, § 632-636.
* 368 AMOSSY, Ruth, op.
cit., p. 194.
* 369 GRIMALDI, Nicolas,
Traité de la banalité, Paris, PUF,
« Perspectives critiques », 2005, p. 266.
* 370 GUERS-VILLATE,
Yvonne, op. cit., p. 237.
* 371 Cf. GRIMALDI,
Nicolas, op. cit., p. 8.
* 372 DOMECQ,
Jean-Philippe, op. cit., p. 139.
* 373 BAZANTAY, Pierre et
Yves HÉLIAS, Les cahiers de banalyse, n° 2, mai 1984, p.
7. Cité dans : Prolégomènes à une
sociologie de l'ennui, blog Internet.
www.cpod.com/monoweb/g-rogoff/ennui-5.html
(Consulté le 23 mars 2006)
* 374 Cf. DUFAYS,
Jean-Louis, op. cit., p. 287.
* 375 Indicible - et sa
notion connexe de silence - qui ont d'ailleurs été tant et tant
de fois évoqués à propos de la littérature
durassienne, comme le confirme le récent ouvrage de Marie-Chantal
KILLEEN : Essai sur l'indicible : Jabès, Blanchot,
Duras (Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes,
« L'Imaginaire du texte », 2004).
* 376 DUFAYS, Jean-Louis,
op. cit., p. 309.
* 377 GAUTHIER, Léa,
« La mise en scène du banal », art. cité.
* 378 ALFANDARY, Isabelle,
art. cité, p. 38.
* 379 PEREC, Georges,
L'infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 10-13.
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