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Marguerite Duras "Souverainement banale" Pour une poétique de la transfiguration du banal

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par Caroline Besse
Université de Fribourg - Suisse - Licence ès lettres 2006
  

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3.2. Perspectivisme

En dernier ressort, cette différence subtile entre en jeu également dans la perception des personnages, en ce sens qu'il s'agit de se demander « pour qui est-ce banal ou singulier ? », c'est-à-dire de réfléchir à l'origine de la perception et/ou du jugement de banalité.

La tentative de définition du cri ne s'achève pas à la fin du segment [5], là où s'est arrêtée l'analyse précédente, mais se prolonge encore le temps d'un paragraphe, séquence qui marque dans le roman la fin de l'entrevue entre l'enfant et le Chinois. À l'instar de la première partie étudiée ci-dessus, la définition n'est pas pour autant fixée définitivement dans ce deuxième paragraphe. Il s'avère qu'un autre procédé est ici à l'oeuvre, qui apparaît plus clairement en reconsidérant le fragment dans sa totalité :

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.298(*)

Il s'agit de la question du point de vue, ou, mieux, de l'attribution du point de vue. L'élément frappant de ce passage est en effet la subjectivisation forte qui s'en dégage, qui offre le spectacle d'une parole qui se cherche et qui est chargée passionnellement. L'alternance continuelle entre deux mouvements contraires, l'emphase et la retenue, symbolisées par les figures de la litote et de l'hyperbole, qui participent de l'esthétique de la surcharge, s'en veut également le reflet. Cette subjectivisation est la marque d'un jugement de valeur. Il est dès lors intéressant de chercher à savoir de qui émane ce jugement, ce qui soulève d'emblée plusieurs questions. Dans le segment [4], est-ce par exemple le cri lui-même qui devient commun, dont le narrateur retranscrirait fidèlement et objectivement la description, ou est-ce l'appréciation qui en est faite par le narrateur qui le situe dans le commun ? L'outil linguistique qu'est la notion de point de vue (désormais PDV), parasynonyme de la notion de focalisation narrative héritée de Genette, permet d'apporter quelques éléments de réponse à ces questions. À cet effet, il n'est pas inutile que cette notion soit brièvement définie et explicitée.299(*) Les travaux abondants et très éclairants d'Alain Rabatel en la matière y serviront pour l'essentiel.

Chez Rabatel, l'approche du PDV repose sur une dialectique du sujet de conscience à l'origine des perceptions et de la référenciation des perceptions représentées, démarche qui l'a conduit à abandonner la tripartition genettienne des focalisations300(*), puisque selon lui seuls deux sujets sont à l'origine des perspectives narratives : le personnage et le narrateur.301(*) Il définit pour sa part le PDV comme « l'expression linguistique de perceptions et/ou pensées représentées »302(*), poursuivant avec cette remarque qui concerne plus directement la question de la subjectivité :

Du fait de cette représentation, les perceptions ne se limitent pas à une description objective assumée par le narrateur, mais se chargent d'une dimension interprétative. C'est pourquoi, depuis Banfield, on considère ces énoncés comme des "phrases sans parole", renvoyant à la subjectivité de l'énonciateur, alors qu'à la lettre, ce dernier n'a rien dit.303(*)

De ce fait, le PDV constitue un phénomène énonciatif proche du discours indirect libre (désormais DIL), dans la mesure où il renvoie à des perceptions (souvent associées à des pensées) qui ne sont pas celles du narrateur, quand bien même elles sont rapportées par le truchement de la voix narrative.304(*)

C'est visiblement ce phénomène qui est en jeu dans l'extrait de Duras. La coprésence de quelques marques textuelles permet de l'affirmer, marques qui méritent d'être brièvement relevées. Un premier élément consiste en l'opposition entre premier et deuxième plan, qui permet un décrochage énonciatif. Le premier plan est marqué par le présentatif au présent c'est du segment [1], suivi de deux plus-que-parfait, avait atteint et avait crié. Le deuxième plan débute au segment [2] avec l'imparfait c'était, répété dans la phrase suivante. Temps prototypique du second plan305(*), l'imparfait est en outre une forme de visée sécante qui permet un déploiement, dans les descriptions, des parties (ou aspects) de la perception initiale prédiquée (le cri dans le cas présent), développement qui constitue une deuxième marque textuelle du PDV.306(*) Celui-ci peut déjà être mis en évidence dans les quelques lignes du passage en question :

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.

Le procès de perception307(*) prédiqué dans la phrase initiale de premier plan se développe dans les phrases suivantes, de second plan, mises en évidence par les italiques. Quant au narrateur, il rapporte la totalité de l'énoncé (et du récit)308(*), et garantit la réalité (fictive) de la scène dans la mesure où il ne marque aucune distance envers ce PDV.309(*) En troisième lieu, le marqueur temporel et puis placé en tête du troisième paragraphe, possède, à l'instar de tous les marqueurs temporels, selon la démonstration de Rabatel310(*), une valeur argumentative affaiblie qui lui permet de fonctionner comme co-embrayeur de PDV. Ce troisième paragraphe comporte d'ailleurs une dimension temporelle marquée, avec la présence d'adverbes temporels et de verbes qui dénotent une modification du cri dans le temps, ou du moins l'impression, de la part du focalisateur, d'une telle modification : et puis, tout à coup, était devenu, à la fin, quand, était revenue. Ainsi, selon Rabatel311(*), dès qu'il y a décrochage énonciatif, le mouvement délibératif coréfère au personnage-focalisateur saillant, à qui on attribue les calculs sur la succession des événements. Ce dernier apparaît clairement dans la phrase commençant le dernier paragraphe, dans la mention explicite du sujet percevant, c'est-à-dire l'enfant. Le verbe de pensée avait reconnu confirme pour sa part le procès de perception développé dans le paragraphe précédent312(*). Ainsi, comme l'enfant est le focalisateur saillant, la succession temporelle est motivée à partir d'elle. La phrase L'enfant n'avait plus rien reconnu, qui marque un retour au premier plan, montre donc clairement que toute l'appréciation qui précède est celle de l'enfant : l'enfant écoute le cri, en reconnaît certains aspects, puis ne reconnaît plus rien. Ainsi, l'opinion, la manière d'apprécier et la comparaison établies dans le second plan, en italique, personnalisent le discours, qui est celui de l'enfant. En dernier lieu, les subjectivèmes313(*) qui saturent ce court extrait peuvent également être considérés, toujours selon Rabatel314(*), comme des marques d'appui dans l'embrayage du PDV du personnage. Ils concernent plutôt le développement de la perception, c'est-à-dire le second plan : à partir du mode de donation plus ou moins subjectivant du référent, ils permettent d'établir étroitement la coréférence desdites perceptions représentées à la subjectivité du focalisateur. Même si la présence de ces subjectivèmes n'implique pas forcément que l'on soit automatiquement dans le PDV de l'enfant315(*), leur présence plutôt forte dans le cas présent révèle un degré relativement élevé dans l'expression de la subjectivité des visions de l'enfant. Pourtant, même si l'effet de PDV est, tel qu'il vient d'être démontré, celui de l'enfant, c'est bien toujours le narrateur qui parle car l'enfant, littéralement, n'a rien dit.

Si la notion de PDV a permis d'établir plutôt aisément, en analysant les deuxième et troisième paragraphes, qu'il s'agit du PDV de l'enfant, il reste à évaluer de quelle « voix » émane la catégorisation opérée dans le dernier paragraphe du segment316(*).

[1] C'est quand elle avait atteint l'auto qu'il avait crié.

[2] C'était un cri sombre, long, d'impuissance, de colère et de dégoût comme s'il était vomi. [3] C'était un cri parlé de la Chine ancienne.

[4] Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d'un amant, d'une femme. [5] C'est à la fin, quand il n'a plus été que douceur et oubli, que l'étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illisible, comme la folie, la mort, la passion.

[6] L'enfant n'avait plus rien reconnu. [7] Aucun mot. [8] Ni la voix. [9] C'était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d'un chien, oui, peut-être, et en même temps d'un homme. [10] Les deux confondus dans la douleur d'amour.

Force est de constater la difficulté, voire l'impossibilité, dans le cas présent, de trancher de façon aussi nette que précédemment. Certains éléments laisseraient penser au PDV du personnage : n'avait plus rien reconnu n'équivalant pas à « n'avait plus rien PERÇU », la partie surlignée en gras serait toujours un développement des perceptions de l'enfant, dans un second plan marqué par le retour à l'imparfait c'était. Pourtant, la présence du pronom indéfini on sujet du verbe de procès mental savait pourrait aussi renvoyer au narrateur, car il est fréquent que le PDV du narrateur embraye avec des tournures impersonnelles, qui ont le mérite de donner plus de poids à ce qui est asserté317(*). Cependant, l'indécidabilité qui pèse sur l'attribution de ce PDV, loin d'être la marque d'une faiblesse du texte, se révèle au contraire féconde sur le plan interprétatif. Deux indices dans le texte en éclairent la voie : la forme négative de l'assertion qui émane du on (composante cognitive) et la présence du modalisateur peut-être (composante axiologique). Les deux marquent une limite dans la connaissance et un doute de la part de l'énonciateur, qu'il soit narrateur ou personnage (peu importe au fond). Après une nouvelle catégorisation du cri opérée par l'utilisation d'un synonyme emphatisé (hurlement à la mort), voilà en effet que la voix dont elle émane en souligne immédiatement l'incomplétude, par le biais d'une modalité d'incertitude, qui relativise l'interprétation qu'en donne l'énonciateur. Toute certitude se trouve de ce fait anéantie et remplacée par l'indéfinition. Le phénomène de polyphonie qui se manifeste par la superposition du PDV de l'enfant à celui du narrateur ainsi que par l'indécision entre les deux va dans le même sens, à savoir de bannir toute pensée unique.

La certitude, la pensée unique s'incarnent d'ailleurs dans l'ultime phrase du paragraphe (les deux confondus dans la douleur d'amour318(*)) par l'évocation du lieu commun exprimé par l'idéologème « L'amour fait souffrir ». Le choix du défini, comme cela a déjà été souligné, pose l'objet comme une donnée préexistant à sa nomination par le texte, c'est-à-dire que le narrateur et/ou le personnage adhèrent à cette « idéologie ». De plus, grâce à l'effet de PDV relevé dans ce paragraphe, le lecteur est invité à considérer l'objet de discours, ce lieu commun en l'occurrence, comme la réalité elle-même car avec les PDV, tout se passe comme si l'origine et le processus dénotant la manière de voir, de considérer les objets du discours s'estompait derrière le résultat du processus.319(*) « Plus le narrateur s'efface et privilégie le point de vue du groupe, plus il cherche à convaincre de son objectivité référentielle. Cependant il n'y a pas de romans sans tensions entre l'individu et le groupe. »320(*)

De fait, si cet idéologème semble indiquer l'exemplarité, la « prototypicité » de cet événement personnel fortement ressenti, et être à même de transformer le cri qui précède en représentation-type de « la douleur d'amour », la description qui a précédé l'évocation de ce lieu commun s'est en revanche révélée être sujette à toute une recherche (définition, analogie), en d'autres termes, à une surenchère dans le singulier. Ainsi, l'extrême du singulier est certes subsumé par une catégorisation relevant du lieu commun, mais il faut dans le même temps scrupuleusement souligner que le référent concerné par cette surenchère dans le singulier est loin de représenter le « stéréotype » de la description que serait censée susciter l'évocation de ce lieu commun dans le savoir partagé du lecteur. Voilà une des multiples manières où se joue, chez Duras, la tension entre l'individu et le groupe.

Du point de vue de l'interprétation, l'analyse de ce passage sous l'angle du PDV, conjuguée à l'analyse de la catégorisation, révèle de façon claire qu'à la fois enfant et narrateur sont liés dans la recherche de catégorisation. Celle-ci n'est donc pas l'apanage d'une seule instance énonciative, ce qui aurait eu pour effet de signaler une distance critique entre l'une et l'autre instance. La confusion entre la parole du narrateur et celle du personnage, qui résulte du phénomène de polyphonie, semble en outre indiquer qu'il n'y a pas de vérité absolue, de fixation définitive dans une seule catégorie pour une réalité saisie comme diffuse, complexe et multiple, à la fois connue et insaisissable. Comme le souligne Dufays, il est en effet essentiel, pour que le sens soit sans équivoque, que l'on puisse distinguer narrateur et personnage, la voix du narrateur externe étant (du moins dans le système classique) celle qui prime, qui dit le vrai, qui établit souverainement les faits et les significations. Or, si l'on ne sait plus qui parle, rien n'est sûr.321(*) Le phénomène de polyphonie a pour résultat que « le savoir du narrateur ne peut être ni "général" ni particulier puisque le narrateur est lui-même agrégat de valeurs et de statuts différents qui le privent d'une unicité a priori. »322(*)

Par conséquent, si l'indétermination des voix conduit à l'équivocité du sens, c'est peut-être bien que le message que cherche à faire passer Duras réside dans le moyen utilisé pour signifier cette équivocité, à savoir la notion de PDV en elle-même. « L'ordinaire [devient] étonnant soudain, étonnant parce que consciemment perçu, et bientôt l'ordinaire ne paraît plus si ordinaire. »323(*) L'opiniâtreté de Duras à indiquer les perceptions d'un sujet à travers des phénomènes de point de vue complexes pointe sur cette dimension de « perception consciente » évoquée par Domecq, et laisse à penser que c'est la conscience même d'un sujet percevant qui fait fluctuer la frontière entre le banal et le singulier.

Si l'on développe cette idée, il apparaît que le lieu commun de la souffrance amoureuse, quand bien même il est accepté comme tel et souligné dans sa nature de parole indifférenciée (par le « on » et l'indétermination du PDV duquel il émane), recèle pourtant dans sa description l'implication de l'enfant - soit celle d'une individualité. Et l'impossibilité pour cette description d'être ramenée en tous points à du connu vient ici très certainement du fait que c'est l'enfant même qui s'exprime. Il s'agit là chez Duras d'un moyen pour indiquer une forme de pureté de l'enfant. Il n'est pas banal que l'enfant analyse le cri en ces termes, parce qu'elle possède quelque chose de nature à l'empêcher de réduire le réel à du déjà-connu, impossibilité que Duras considère comme une qualité et à laquelle elle semble attacher une grande importance. L'origine de cette impossibilité est-elle le manque d'expérience ? le manque d'habitude ? La déclaration suivante de Domecq soulève quelques éléments de réponse. L'auteur y commente les constats d'évidence tels que « le plancher est en haut, le sol, en bas », que l'écrivain Ionesco redécouvrait en recopiant des phrases d'anglais tirées de la méthode Assimil :

[...] Ionesco refaisait l'apprentissage du monde et du langage qu'il avait fait et que chacun d'entre nous fait au sortir de la prime enfance. Pour nous tous, il fut un temps où le plafond était chose considérable [...] et le plancher une perspective plutôt fuyante, et les plinthes, là-bas au fond, un but à atteindre à quatre pattes sans savoir si on y parviendrait jamais. [...] Mais par la suite, l'adulte que nous sommes devenu fait comme si : comme si tout allait de soi. Ce qui va de soi, on ne le remarque plus. Nous y perdons beaucoup en acuité de perception.324(*)

Ce que restitue Duras dans l'extrait de L'Amant de la Chine du Nord, c'est précisément une acuité de perception, et plus particulièrement celle d'une enfant. Le banal ayant « partie liée avec l'épuisement du contenu émotionnel et cognitif de l'objet »325(*), la réduction au lieu commun est ici dépassée par la richesse et la complexité du rapport au monde que permet le regard de l'enfant sur le réel, pour qui les évidences ne sont précisément pas encore telles, elle qui n'est pas encore asservie à la platitude du lieu commun, ce que démontre la présence des nombreux subjectivèmes. Loin d'être neutre sous le rapport des affects positifs ou négatifs, la description du cri ne se réduit ainsi pas à l'indifférent, qui se confond avec le banal. En somme, l'entreprise de Duras vise le plus simplement du monde à sortir de l'usure du réel provoqué par l'usage répété, utilitaire et paresseux qui est d'ordinaire fait du langage, et cela advient nécessairement par le médium d'un sujet percevant.326(*) Le dépassement de l'usure du réel est quant à lui signifié, dans le dernier paragraphe, par le biais d'un PDV incertain appliquant le lieu commun de la douleur amoureuse à l'événement décrit, et par la mise en évidence, au moyen des formules d'incertitude notamment, de son insuffisance à recouvrir la totalité du réel exposé. C'est entre ces lignes, dans le subtil entremêlement du banal et du singulier et leur incessante dialectique, que peut se lire la conception durassienne du sentiment d'existence. Celle-ci donne la primauté au regard du sujet sur le monde, qui se veut celui d'une perception aiguë du réel, affranchie - ou du moins libre - de toute pensée stéréotypale dans ce qu'elle peut avoir de figé et de limitatif. Le réel est irréductible à une simple catégorie et peut faire l'objet d'une reconfiguration singulière de la part de chaque individu pour autant que soient abandonnées les significations communes attribuées au banal et au singulier, qui masquent le réel plus qu'elles ne le rendent intelligible.

« Rien n'est banal au monde, tout dépend de notre regard » dit Domecq dans son Traité de banalistique327(*). C'est-à-dire qu'aucun objet n'est que banal, ou que singulier, mais qu'il peut au contraire être potentiellement les deux à la fois, puisque l'attribution du trait « banal » ou « singulier » dépend du regard qu'une personne porte sur l'objet en question. Ce qui revient à dire que le banal et le singulier ne sont pas le réel en tant que tel, mais une construction du sujet pour qualifier ce réel. « Le banal n'est pas, il paraît tel. Il est verbalement étiqueté "banal". Un a priori hérité nous fait penser que tel objet, tel lieu, tel comportement est banal, et le regard glisse dessus, nous passons à autre chose. C'est apparemment que ceci nous semble banal et cela non. Donc ceci, qui nous semblait banal, peut ne plus nous le sembler. Tout dépend de notre regard [...]. »328(*) Les propos de Segal pointent exactement sur la même idée, avec des termes qui ne diffèrent que peu : « The most simple object will cease to be banal as it becomes marked by personal attachment ».329(*)

L'analyse qui vient d'être menée permet de confirmer cette interprétation déjà avancée précédemment330(*). Quant à la position de l'écrivain face au stéréotype, elle est ambivalente puisqu'elle doit dans un même temps accepter le stéréotype et le singulariser.

En ce sens, l'extrait de L'Amant de la Chine du Nord, longuement commenté sur l'aspect particulier du point de vue - notion qui a par ailleurs montré ses limites pour le dernier paragraphe - est représentatif de l'écriture durassienne, qui compromet toute distinction facile entre ce qui est banal et ce qui ne l'est pas. Il révèle parfaitement que le mouvement continuel entre le banal et le singulier est intéressant précisément en ce sens qu'il est le reflet d'une personnalité, d'un sujet percevant qui porte un certain regard sur le monde et les objets.331(*) Et chez Duras, ce mouvement est très étroitement lié, on l'a vu332(*), au déplacement du réel au sens, « mouvement qui est l'essence même de la création littéraire »333(*).

Par opposition à la polyphonie du segment tout juste analysé, il faut souligner, pour en revenir à la notion de PDV, qu'en d'autres endroits chez Duras, il arrive, quand bien même l'instance narrative est aisément identifiable, que les faits n'en soient pas plus clairement établis :

Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. 334(*)

Ce passage soulève plusieurs points intéressants qui méritent un temps d'arrêt. D'abord, il y a cette question continuelle : qui dit ? Les mots soulignés pour moi pointent sur ce problème. Le statut énonciatif est important, car il révèle une place à partir de laquelle c'est dit, c'est évalué. Du fait que le narrateur est le personnage principal, cette place est ici celle d'une individualité, d'une singularité qui énonce sa vérité et qui, par là, en souligne bien le caractère relatif. Ce qui est pour l'un n'est en effet pas forcément pour l'autre. Pourtant, alors qu'il y a l'affirmation forte d'une singularité dans ce paragraphe, par la présence du je qui raconte ses souvenirs et décrit une expérience singulière (je me souviens mal, je me souviens335(*), pour moi) ainsi que par la mise en évidence de son statut d'être singulier privilégié dans la chance reçue (J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère), il y a aussi le passage du je au on : L'air était bleu, on le prenait dans la main. L'expérience de l'un, du je singulier n'empêche donc pas l'ouverture vers l'expérience potentielle de tous par l'utilisation du on, et n'a de sens peut-être, dans l'optique durassienne, que dans cette ouverture. Doneux-Daussaint a montré, dans cette perspective, le caractère déceptif du recours au narrateur homodiégétique chez Duras.336(*) Alors qu'il aurait dû permettre de pouvoir rendre au lecteur l'existence du personnage-narrateur par le biais d'une plongée dans son intériorité, ce que refuse généralement le recours au narrateur hétérodiégétique, celui-là ne permet en réalité que d'établir un doute généralisé concernant les informations sur les autres personnages, toutes fournies par le filtre d'une conscience subjective. Il y a donc selon Doneux-Daussaint une perversion fondamentale de ce que le statut narratif permettait de faire. Elle souligne particulièrement l'existence de ce même rapport déceptif dans L'Amant, mais cette fois par rapport à toute la convention autobiographique. Duras y récuse en effet l'avantage du narrateur homodiégétique, qui consisterait à pouvoir justifier les informations concernant l'intériorité des êtres, et casse aussi le rapport au savoir en émaillant son discours de nombreux « je ne sais pas ». Doneux-Daussaint relève qu'au total figurent, sur l'ensemble du roman, huitante et une mentions d'ignorance, chiffre relativement élevé quand le savoir à transmettre concerne la propre vie de l'écrivain. Même le contenu autobiographique, curieusement, est complètement dénié par Duras lorsqu'elle dit, en tout début de roman :

L'histoire de ma vie n'existe pas. Ça n'existe pas. Il n'y a pas de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai il n'y a personne.337(*)

C'est le principe même de l'autobiographie qui se trouve nié : pas d'histoire, pas de chronologie, pas d'événements centraux autour desquels les autres s'organisent, pas de sujet. Quel que soit son statut, le narrateur ne sera jamais le porte-parole de la vision unifiée du monde de l'auteur inscrit. Ainsi, chez Duras, même le discours narratif n'est pas unitaire et une même voix peut assumer plusieurs types de consciences : celle de l'auteur inscrit, celles des personnages... Il rompt ainsi avec la tradition romanesque où, généralement, le narrateur s'identifie soit à la conscience prêtée à un des personnages, soit à celle de l'auteur inscrit. « Duras oppose à "quelqu'un" la pluralité d'une subjectivité kaléidoscopique dont les multiples facettes, loin de se rejoindre et de s'articuler rétrospectivement les unes aux autres, menacent constamment de se perdre dans une irrépressible diffraction. »338(*) Désir de rejoindre l'autre, mais en même temps reconnaissance de cette impossibilité.

Cette particularité ne se limite pas au cas où le narrateur est homodiégétique. Le même flottement dans les énoncés imputables au narrateur est visible dans de nombreux autres textes, notamment dès le début de L'Amant de la Chine du Nord, le narrateur y étant cette fois extra-hétérodiégétique :

Devant nous quelqu'un marche. Ce n'est pas celle qui parle.

C'est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. Ça a l'air de ça. Sa démarche est souple. Elle est pieds nus. Mince. Peut-être maigre. Les jambes... Oui... C'est ça... Une enfant. Déjà grande.

Elle marche dans la direction du fleuve.339(*)

[...]

Elle est devant nous. On voit toujours mal son visage dans la lumière jaune de la rue. Il semble cependant que oui, qu'elle soit très jeune. Une enfant peut-être. De race blanche.340(*)

De prime abord, le lecteur peut être sensible à l'expression du regard dans ces quelques lignes. On lira chez Doneux-Daussaint que cet élément intervient dans la structure narrative et dans la structuration des relations entre personnages. Dans le cas présent, il s'agit du regard du narrateur, c'est-à-dire son PDV, thématisé d'ailleurs par le verbe « voir ».

Tout le texte durassien, dit Doneux-Daussaint, s'organise autour du regard du narrateur, assistant à une scène qu'il raconte au lecteur. C'est le cas pour les exemples ci-dessus. Mais ce qui est spécifique à ce regard, c'est qu'il est actualisé dans le texte par certaines interrogations, la présence de oui et par les nombreuses modalités d'incertitude qui relativisent toute interprétation. L'acte même qui dénote le PDV est donc actualisé dans le texte. C'est comme si le narrateur se transformait en reporter dont le rôle serait de faire vivre à l'auditeur-spectateur la scène en direct, comme s'il y assistait. Ainsi le lecteur se mue-t-il, lui aussi, en voyeur. La volonté de montrer la concordance de la perception du narrateur avec l'événement de lecture contribue à relativiser d'autant plus les affirmations qui pourraient être alléguées, car le lecteur-voyeur voit alors sa subjectivité directement engagée à travers la lecture. Il peut alors lui aussi ressentir en direct la scène, selon des modalités qui seront peut-être autres que celles du narrateur. De plus, tout se passe comme si ces arrêts inattendus de l'écriture rendaient sensible une sorte de doute qui assaille le narrateur dans son travail de souvenir. Le personnage que ce dernier voit est en effet décrit par bribes, rendues hésitantes par la présence des modalisateurs peut-être et il semble ainsi que par l'incertitude relative à l'âge de l'enfant suggérée par l'antithèse enfant/grande. Les vides qu'elles provoquent entrent dans la visée de l'écrivain de laisser émerger d'elle-même une pensée sous-jacente qui resterait sinon insaisissable. Dans la même optique, quand Duras recourt à un narrateur hétérodiégétique, elle le pose comme une voix et un regard dans le texte (les « non », les « on dirait », les différents déictiques, les topicalisations en sont les marqueurs manifestes). Des pauses semblent forcées par des points finals : elles marquent les temps de la réflexion. Tous ces éléments ont pour conséquence de permettre au narrateur de s'exprimer de la même manière que les personnages qu'il décrit.341(*) Il apparaît ainsi que le personnage, pas plus que le narrateur, n'est à même d'apporter des réponses définitives. L'accent est donc mis sur la subjectivité du narrateur et la conscience qu'il a de sa perception, du cheminement de sa pensée, de sa mémoire, et non sur la vérité ou la fausseté de ce qui est dit.342(*) À cet effet, Duras use d'une rhétorique qui suggère, plutôt qu'elle ne dit, la difficulté du sujet à appréhender le monde. Cette attitude n'est pas déceptive, car le narrateur s'approprie le monde à force de vouloir le comprendre. Son savoir affirme en réalité la nécessaire relation d'un fait véridique à son contraire.343(*)

Les hésitations du narrateur figurent aussi, sans que ceci ne soit vraiment surprenant, dans Moderato Cantabile :

Au son de cette voix, aussitôt l'enfant se rétracta. Il eut l'air de réfléchir, prit son temps, et peut-être mentit-il.344(*)

La lune est levée et avec elle voici le commencement de la nuit tardive et froide. Il n'est pas impossible que cet homme ait froid.345(*)

Un nouvel élément y retient cependant plus l'attention, à savoir la présence de phrases agrammaticales346(*) juxtaposées, nominales ou interrompues par des points de suspension. Ce trait stylistique a souvent été qualifié de caractéristique de l'écriture durassienne, notamment par Bouthors-Paillart, qui parle de « phrase amputée de son noyau verbal, avec à la place un autre terme, isolé, détaché de la chaîne. Il s'agit de phrases sans verbe, atemporelles, qui ne sont enfermées dans aucune temporalité grammaticale imposée par les marques d'un quelconque verbe conjugué ».347(*) Elle y voit, à juste titre, un rejet de toute forme de liant syntaxique susceptible de permettre l'enchaînement phrastique et d'orienter sur un mode téléologique la direction du sens dans la phrase. Ce procédé constitue donc une forme d'affranchissement du système « habituel » de construction du sens par le biais de l'écriture, et de fait une singularisation propre à Duras.348(*) Les mots en viennent à signifier pleinement eux-mêmes, sans que toute autre forme de lien, syntaxique ou grammatical, ne soit plus nécessaire. Le lieu commun (stéréotype) et la grammaire ont, dans l'idée que s'en fait Duras, partie liée. Le lieu commun applique une idéologie toute faite sur le réel, comme les mots en viennent à remplacer les choses. À croire qu'à laisser parler la langue, elle raconte toujours les mêmes histoires conformistes, sans consistance ni relief aucun. Les affoler est dès lors le seul moyen de leur faire dire ce qu'ils s'obstinent à taire, à savoir la mystérieuse évidence et présence du réel.349(*) Dès lors, on ne peut s'empêcher de songer que cette écriture ressemble étrangement à celle que Duras projette précisément d'atteindre - ou fixe comme idéal - selon sa déclaration dans Écrire :

Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Egarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt.350(*)

Près de vingt ans avant Écrire, cette idée est déjà évoquée dans Les Parleuses, série d'entretiens réalisés par Xavière Gauthier dont le sujet portait sur l'écriture des femmes. En effet, à la question qui ouvre le premier entretien entre les deux femmes (daté du 17 mai 1973) et qui a trait à la façon dont le langage s'organise dans les textes de Duras, répondent les affirmations suivantes :

M.D. - Je ne m'occupe jamais du sens, de la signification. S'il y a sens, il se dégage après. En tout cas c'est pas un souci.

[...]

M.D. - Le mot compte plus que la syntaxe. C'est avant tout des mots, sans articles d'ailleurs, qui viennent et qui s'imposent. Le temps grammatical suit, d'assez loin.

X.G. - Je pensais... sans articles. Dans L'Amour [...], un moment où vous dites : « Ne sait pas être regardée. » Il n'y a même plus de pronom personnel - c'est « elle » -, et puis c'est négatif : « Ne sait pas » et puis, « être regardée », c'est passif. Je me demandais s'il n'y avait pas une espèce de retrait, de reprise du sens grammatical habituel.

M.D. - Elle n'est pas consciente. C'est des blancs, si vous voulez, qui s'imposent. Ça se passe comme ça : [...] c'est des blancs qui apparaissent, peut-être sous le coup d'un rejet violent de la syntaxe, oui, je pense, oui, je reconnais quelque chose là.351(*)

Bouthors-Paillart relève avec pertinence, en commentant cet extrait, qu'il y a chez Duras « une fascination évidente pour le mot en tant qu'entité phonétique, sémantique et graphique autonome, dotée à elle seule du pouvoir de faire advenir la phrase, ou plus exactement le texte, en dehors de toute perspective de construction et de téléologie syntaxiques »352(*). La phrase, elle, vient après, dans un deuxième temps, s'organise autour des mots, s'y accroche tant bien que mal. Le temps grammatical dont il est question réfère non au temps des verbes conjugués, mais à ce qui représente à ses yeux le second temps de l'élaboration textuelle, celui du temps de la grammaire, des règles grammaticales (lien, accord, conjugaison, conjonction, subordination,...), c'est-à-dire la dimension syntagmatique du texte. « Duras rejet(te) ce second temps de la mise en forme syntaxique, parce qu'il correspond à ses yeux au musellement des mots désormais privés de leur incommensurable puissance suggestive par leur embrigadement dans la chaîne syntaxique ». Duras imagine ainsi ce que Bouthors-Paillart appelle une « esthétique de la verticalité et du ponctuel où le mot adviendrait de manière toujours absolument inédite puisque idéalement non encore arrimé à une quelconque relativité contextuelle ou non dénaturé par la récurrence de ses usages dans un nombre indéfini de contextes »353(*).

Par conséquent, au même titre que les modalisateurs, les phénomènes de polyphonie et l'emploi subversif de la catégorisation, l'écriture « agrammaticale » pratiquée par Duras figure également parmi les quelques moyens qu'elle utilise pour dépasser les certitudes, la vision unitaire du monde que peut représenter le stéréotype, qu'il soit littéraire ou culturel. Doneux-Daussaint parle à juste titre de refus de toute forme de vision unifiée, puisque même la voix narrative se fragmente dans sa fonction émettrice où elle peut être tout à la fois le narrateur lui-même, un personnage, l'auteur inscrit ou toutes à la fois.354(*)

Sur ce point, Duras fait elle-même un commentaire intéressant dans La Vie matérielle, lorsqu'elle évoque dans la préface de cet ouvrage le travail de relecture des textes issus d'entretiens avec Jérôme Beaujour qui le composent :

[...] Aucun des textes n'est exhaustif. Aucun ne reflète ce que je pense en général du sujet abordé parce que je ne pense rien en général, de rien, sauf de l'injustice sociale. Le livre ne représente tout au plus que ce que j'en pense certaines fois, certains jours, de certaines choses. Donc il représente aussi ce que je pense. Je ne porte pas en moi la dalle de la pensée totalitaire, je veux dire : définitive. J'ai évité cette plaie.355(*)

Le terme de pensée totalitaire recouvre cette idée de vision unifiée du monde, forcément limitée et négative, car non sujette à remise en question. Ce rejet peut s'expliquer notamment par l'expérience du communisme, que Duras a très mal vécu, et qui a sans doute conditionné sa manière d'écrire et de penser l'idéologie, dont le stéréotype est le véhicule par excellence.356(*) Ce que Duras refuse ici, c'est de figer par son écriture de nouveaux stéréotypes, véhicules d'idéologies, néfastes selon elle. Elle a en effet toujours refusé l'écriture militante, comme en témoigne le passage suivant :

Le désespoir politique je ne m'en suis jamais remise. Jamais. C'est à travers cette naïveté que je suis devenue un écrivain. Pour Sartre et les autres, c'était trop peu le militantisme, il fallait en passer par le professorat. Répandre une idée, c'est ce qui fonctionne le mieux parce que les gens sont assoiffés de justifications. C'est ça la naïveté.357(*)

Si l'idéologie peut être définie comme « la pensée et le discours qui disposent que ni le réel ni autrui ne sont plus une question »358(*), alors la poétique de la transfiguration du banal révèle chez Duras le refus de l'idéologie puisqu'il a été mis en évidence que le dépassement du banal permet de ne pas figer le réel dans une catégorie close, mais au contraire de le laisser ouvert à d'autres mises en question, à de nouvelles définitions en fonction de la subjectivité toujours nouvelle qui le perçoit. La reprise par Duras des mêmes motifs, histoires, thèmes ou personnages (qui permettent d'ailleurs d'instaurer ceux-ci comme véritables stéréotypes durassiens359(*)) sous des angles différents, dans d'autres contextes (forme de circularité) peut être comprise dans cette optique de « répétition jamais semblable », de dépassement du stéréotype.

Car, cette troisième section l'a bien montré, la catégorisation « singulière », c'est-à-dire brouillée par des éléments singularisants, dispose précisément que le réel est encore matière à question, qu'il n'est pas réductible à une catégorie abstraite. De même, le fait que la source de laquelle émane le point de vue sur les notions de banal ou de singulier soit incertaine ou, quand bien même elle est établie, émette des doutes quant à ses perceptions, empêche toute fixation définitive d'un objet, d'un référent, dans une catégorie définitoire, du fait que son appréhension est le reflet d'une subjectivité, elle-même incertaine et changeante. C'est dire si Duras est à mille lieues de véhiculer une quelconque idéologie à travers les figures et les objets de ses romans.

Ainsi, comme l'évoque Domecq, c'est parce qu'il a été donné écho (par le texte) à la rencontre entre un lieu/un objet banals et une subjectivité, que ce lieu/cet objet deviennent propres à cette subjectivité, c'est-à-dire véritablement siens.360(*) Le lieu/l'objet sont banals et le restent, en soi, « mais comme mon regard s'attarde dessus, cette banalité-là devient insolite sans cesser d'être banale. [...] Le frottement entre ce que nous pensions être banal et son apparition abanale, fait l'étincelle d'insolite à nos yeux d'étonné. Car évidemment, n'est banal que ce qui l'est a priori. Le banal n'est pas dans la masse du réel, il n'est que dans notre tête, dans la masse des préconceptions et préjugés dont elle est farcie et en vertu desquels nous regardons là et pas ailleurs. »361(*) Et c'est le langage lui-même, par ses jeux ingénieux, qui permet de « lever les grilles qu'il a préalablement interposées entre le monde et nous » et de transfigurer l'usure du réel que provoque « l'usage répété, utilitaire et paresseux que nous faisons du langage de tous les jours »362(*), à des fins de perception aiguë du monde.

Cette conception peu banale ne peut manquer de déboucher sur une conception de l'existence humaine, saisie dans ce qu'elle a de plus quotidien, de moins remarquable. L'affirmation suivante de Domecq

« Ghérasim Luca lui aussi débouchait sur l'imprévu à partir du prévu, sur le non-dit à partir de mots dits chaque jour. J'y retrouvais mes souffles coupés d'étonné : ce sentiment que la vie décidément est étrange, même et jusque dans son élémentaire platitude, et que je n'en reviens vraiment pas d'être de ce monde, même lorsque je prends le banal chemin du travail avec mes semblables. »363(*)

est à comparer avec ce qui est peut-être la plus belle déclaration de Duras concernant le sentiment d'existence :

La vie est là, en soi, pourquoi ne pas la prendre, elle est là et on est pourvu, pourquoi ne pas prendre le temps de la vie, il est là, il est donné même s'il est aussi simplement mystérieux, pourquoi refuser cette provocation insoluble. [...] Le suicide c'est l'imbécillité, c'est un sens donné à la vie alors que non, il y a rien que de la vie. [...] Il n'y a pas de réponse à la vie, que de la vivre.364(*)

Donner un sens à la vie, elle qui est commune à tous les êtres humains (l'élémentaire platitude dont parle Domecq), n'a finalement que peu de valeur face à l'incroyable chance de pouvoir la ressentir, même jusque dans sa banalité, parce que ce ressenti est irréductible à la banalité, au sens, parce qu'il demeure proprement étrange, du fait qu'il touche l'individu en tant que personne unique.

* 298 ACN, p. 203.

* 299 Après de longs errements dans le dédale des Figures genettiennes, les indications du professeur Rigoli sur la notion de PDV, bien plus stimulante et « nouvelle » dans le paysage linguistique, ont permis de clarifier de nombreuses difficultés sur le traitement de la focalisation dans les textes littéraires.

* 300 Focalisation interne, externe et zéro. Voir GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

* 301 Voir RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998, p. 9. Voir la bibliographie de cet ouvrage pour les études antérieures dont l'auteur est tributaire (à titre indicatif, citons essentiellement DUCROT, Oswald, « Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation », in Le dire et le dit, Paris, Minuit, « Propositions », 1984, pp. 171-233 et BANFIELD, Ann, Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995).

* 302 Id., « La valeur délibérative des connecteurs et marqueurs temporels mais, cependant, maintenant, alors, et dans l'embrayage du point de vue. Propositions en faveur d'un continuum argumentativo-temporel », Romanische Forschungen, n° 113-2 (2001), p. 154.

* 303 Ibid.

* 304 Id., « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et discursifs », art. cité, p. 197.

* 305 Id., «La valeur délibérative des connecteurs... », art. cité, p. 161, note 15.

* 306 Il s'agit, selon la terminologie de Rabatel, du processus d'aspectualisation du focalisé.

* 307 Il est à noter que ce procès de perception est sous-entendu par une scène prétexte, dénotée par le verbe conjugué « il avait crié », qui est alors interprétée par le lecteur comme propice à des perceptions et pensées représentées en vertu de sa connaissance du monde (il est logique de déduire que lorsque deux personnes sont en présence et que l'une des deux crie, la deuxième va entendre ce cri). Le procès de perception sous-entendu en début de second paragraphe pourrait donc être restitué par un verbe de perception du type « Ce qu'elle entendit, c'était un cri [...] ». Rabatel parle dans ce cas de marquage implicite du procès de perception, qui rend plus « coûteux », d'un point de vue cognitif, le repérage et l'attribution du PDV. Voir id., La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp. 71-72.

* 308 En effet, quand bien même il est possible de distinguer entre PDV du personnage et PDV du narrateur, Rabatel souligne à juste titre que « la voix du narrateur est toujours présente (puisque c'est de sa voix même qu'émerge le mode narratif) et plus ou moins prégnante, en fonction des intentions communicatives de l'écrivain qui s'amuse à (em)brouiller les pistes. » Voir ibid., p. 139.

* 309 La méthodologie d'analyse de cet extrait est reprise librement de : id., « La valeur délibérative des connecteurs...», art. cité, p. 155 sq.

* 310 Id., « La valeur délibérative des connecteurs...», art. cité, p. 161, note 15.

* 311 Ibid., p. 163 et 164.

* 312 Il s'agit plus précisément dans ce cas d'un bornage premier, le plus fréquent dans l'embrayage du PDV (le nom propre ou son substitut - comme dans le cas présent - se trouvant à l'extérieur des propositions P qui développent les pensées et/ou perceptions représentées) mais les mentions du sujet et du procès de perception sont postposées au développement de la perception, ce qui demande un surcroît de travail interprétatif au lecteur pour l'attribution du PDV. Pour de plus amples détails sur ces notions, voir id., La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp. 62-78.

* 313 Ou marqueurs de subjectivité, notion empruntée à Catherine KERBRAT-ORECCHIONI. Dans son ouvrage intitulé L'Énonciation. De la subjectivité dans le langage (Paris, Armand Colin, « Linguistique », 1980, pp. 34-146), elle tente l'inventaire et la description des lieux d'ancrage les plus manifestes de la subjectivité langagière. Parmi ces marqueurs, elle distingue, outre les déictiques, les termes affectifs, les évaluatifs axiologiques et non-axiologiques, les modalisateurs, et d'autres lieux encore d'inscription dans l'énoncé du sujet d'énonciation (par exemple choix dénominatifs, sélection et hiérarchisation des informations, etc.). Pour de plus amples détails sur ces marqueurs, voir KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, op. cit., pp. 70-118, et sur la notion de subjectivité, voir CHARAUDEAU, Patrick et Dominique MAINGUENEAU, Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, entrée « Subjectivité », p. 552-553.

Les subjectivèmes ont été mis en évidence en gras dans l'extrait étudié. Voir supra, p. 120.

* 314 Voir RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, op. cit., pp. 83-100, que nous reprenons librement.

* 315 Une marque à elle seule est en effet rarement suffisante (et significative) pour indiquer un PDV du personnage, celles-ci fonctionnant le plus souvent en faisceau. Cet extrait en est d'ailleurs une belle illustration.

* 316 Catégorisation surlignée en gras ci-dessous.

* 317 Voir RABATEL, Alain, La construction textuelle du point de vue, op. cit., p. 110-111.

* 318 Nous soulignons le défini.

* 319 Il s'agit de la visée argumentative indirecte du point de vue, que Rabatel appelle l'effet-point de vue. Le PDV estompe en effet tous les actes de parole qui rappelleraient l'origine énonciative personnelle de l'argumentateur. Il fait ainsi tout pour échapper aux remises en cause, car il donne aux perceptions personnelles (et aux pensées associées) le tour objectivant de descriptions apparemment objectives, puisque le lecteur se trouve face à des « phrases sans parole » : « Je n'ai littéralement rien dit, donc il n'y a rien à objecter à ma manière de voir ! ». Voir RABATEL, Alain, « Un, deux, trois points de vue ? Pour une approche unifiante des points de vue narratifs et discursifs », art. cité, p. 242-243.

* 320 GASPARINI, Philippe, op. cit., p. 204.

* 321 DUFAYS, Jean-Louis, op. cit., p. 275.

* 322 BARDÈCHE, Marie-Laure, op. cit., p. 109.

* 323 DOMECQ, Jean-Philippe op. cit., p. 3.

* 324 Ibid., p. 120.

* 325 SAMI-ALI, Mahmoud, op. cit., p. 23-24.

* 326 Cela rejoint la dimension corporelle, subjective de la pratique de la langue, qui efface toute prévalence du sens selon l'idéal durassien. Voir supra, p. 42-45.

* 327 DOMECQ, Jean-Philippe, op. cit., p. 13.

* 328 Ibid., p. 131.

* 329 SEGAL, Naomi, op. cit., p. 6.

* 330 Voir supra, notamment p. 44-45, p. 89, p. 116, p. 125-126.

* 331 Caroline Mohsen a d'ailleurs souligné, dans son étude sur Hiroshima mon amour, à quel point les lieux étaient, chez Duras, des espaces reliés à une expérience subjective. Voir MOHSEN, Caroline, art. cité, p. 3.

* 332 Grâce à l'épisode de l'agonie de la mouche notamment. Voir supra, p. 66-68.

* 333 COUSSEAU, Anne, « La chambre noire de l'écriture », art. cité, p. 114.

* 334 At, p. 100.

* 335 L'affirmation des faiblesses de mémoire et des doutes du narrateur contribue d'ailleurs d'autant à relativiser cette vérité de l'expérience vécue.

* 336 Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 399-408, dont les propos sont librement repris.

* 337 At, p. 14.

* 338 BOUTHORS-PAILLART, Catherine, op. cit., p. 220.

* 339 ACN, p. 18. À y regarder de plus près, cet exemple peut toutefois soulever le problème de la caractérisation du narrateur en extradiégétique puisque ces modalités d'incertitude suggèrent qu'il est comme l'oeil d'un cameraman qui voit les événements se dérouler devant lui et s'incorpore en témoin de l'histoire, donc en présence intradiégétique indéfinie. Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 413.

* 340 ACN, p. 20.

* 341 Voir DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 2ème partie, chapitre 1, § 114 et Conclusion générale, § 33.

* 342 De ce point de vue, l'avis de Varsamopoulou mérite d'être mentionné. Elle émet en effet l'hypothèse tout à fait convaincante que L'Amant de la Chine du Nord est offert pour corriger à la fois le film de Jean-Jacques Annaud et la lecture exagérée de L'Amant comme une autobiographie, en avançant qu'il ne s'agirait pas pour Duras - en se mettant selon nous à distance par le choix du banal - de refuser toute lecture autobiographique, mais de permettre une plus grande universalité. Voir VARSAMOPOULOU, Evy, op. cit., p. 204, note 31.

* 343 BARDÈCHE, Marie-Laure, op. cit., p. 109.

* 344 MC, p. 70.

* 345 Ibid., p. 107.

* 346 Du point de vue de la « norme » de la structure canonique de la phrase : sujet - verbe - complément(s)/attribut.

* 347 BOUTHORS-PAILLART, Catherine, op. cit., p. 199. Nous reprenons librement.

* 348 Ce qui rejoint l'interprétation déjà formulée au début de cette étude à propos de l'indécidabilité du sens provoquée par les apparents pléonasmes. Voir supra, p. 35.

* 349 ALFANDARY, Isabelle, art. cité, p. 39.

* 350 DURAS, Marguerite, Écrire, op. cit., p. 71.

* 351 DURAS, Marguerite et Xavière GAUTHIER, Les Parleuses, op. cit., p. 11-12.

* 352 BOUTHORS-PAILLART, Catherine, op. cit., p. 176. Quelques interprétations sont ici librement reprises.

* 353 Ibid.

* 354 DONEUX-DAUSSAINT, Isabelle, op. cit., 1ère partie, II, chapitre 1, § 392, 395 et 409.

* 355 DURAS, Marguerite, La Vie matérielle, Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, Paris, P.O.L, 1987, p. 7.

* 356 Duras entra en 1945 au premier Parti de France, le Parti communiste, qui représentait, à la Libération, l'aspiration à une morale et à un comportement nouveaux face aux événements. Lorsque très vite apparurent des dissensions politico-idéologiques au sein des différentes cellules et que le Parti décida de se séparer de Duras et de ses compagnons Robert Antelme et Dionys Mascolo, ce fut le désenchantement. Le 27 septembre 1949, Duras signifia qu'elle ne souhaitait pas reprendre sa carte du Parti, sans pour autant que cet acte signifie qu'elle rompe avec l'idée de communisme. Ce seront plutôt les dérives du marxisme et du stalinisme qu'elle fustigera avec véhémence. En 1954, elle sera mise à la porte, au moment de la polémique Garaudy-Sartre. Après son exclusion, elle continuera néanmoins à se proclamer communiste, mais libre de le redevenir chaque matin, libre de le redéfinir chaque nuit. Voir ADLER, Laure, op. cit., pp. 350-419.

* 357 DURAS, Marguerite, « J'ai pensé souvent... », in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 191.

* 358 BESSIÈRE, Jean, « Stéréotypes : division sémantique du travail et littérature », art. cité, p. 233.

* 359 On peut parler dans ce cas d'autostéréotypie, sous-catégorie de stéréotypes « personnels » à un auteur, telle que la définit Orace. Voir ORACE, Stéphanie, art. cité, p. 18. Le discours peut en effet « fabriquer » lui-même le cliché, le stéréotype : « En réemployant constamment un même mot ou une même phrase, [...] en rendant "clichés" certains mots, dans l'espace de la mémoire textuelle, pour pouvoir les faire renaître ensuite, comme des mots-phénix rechargés d'un nouveau pouvoir, l'écrivain procède à une banalisation par "surdétermination". » Voir HEUVEL [VAN DEN], Pierre, op. cit., p. 58-59.

* 360 DOMECQ, Jean-Philippe, op. cit., p. 33.

* 361 Ibid., p. 140-142.

* 362 Ibid., p. 121-122.

* 363 Ibid., p. 127.

* 364 DURAS, Marguerite, « J'ai pensé souvent... », in Le Monde extérieur, Outside 2, op. cit., p. 191.

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