II.2.5. De l'espace privé à l'espace
public
Ainsi, tous ces traits, imprévisibilité,
irréversibilité, ambiguïté, illimitation
dénotent l'incertitude régnant dans les affaires humaines, nous
dit H. Arendt. L'action remplit rarement son intention originaire parce qu'elle
se trouve confrontée à d'autres intentionnalités. Que
faire pour se prémunir contre cette fragilité qui
caractérise les affaires humaines ? Les Grecs inventèrent la
polis, conçue comme espace stable pour le partage et la
mémoire publics des actes et des paroles. Un espace où les hommes
sont capables de se souvenir de ce qui fut grand, beau et humain et par suite
s'ils sont capables à leur tour d'une telle humanité. C'est ce
que H. Arendt appelle en d'autres mots, le lieu de l'épiphanie de la
vie politique. Sous la forme grecque de l'isonomie, la vie politique fut
instituée par égard pour un horizon commun et apparaissant au
sein duquel l'être-ensemble de la praxis et de la lexis pouvait
être sauvegardé et favorisé, au sein duquel cet
être-ensemble pouvait être le lieu du sens par-delà
les nécessités vitales et par delà
l'utilité.
H. Arendt rappelle que le domaine privé, pour les
Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du
bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la
nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie
humaine. Les deux premières activités de l'homme, décrites
ci-dessus, à savoir le travail et l'oeuvre, sont donc liées
à la dimension privée de l'homme.
Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui
dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui
des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de
parler du bonheur, celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la
mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part
d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement
privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de
l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette
vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns
avec les autres par la médiation du langage et non par la
médiation des choses.
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