Fils spirituel et héritier politique de
Houphouët-Boigny, Alassane Dramane Ouattara de par sa gouvernance depuis
2011 est parvenu à redonner à la Côte d'Ivoire son lustre
d'antan. La croissance économique ivoirienne se place parmi les plus
importantes de la sous-région et la Côte d'ivoire a su redevenir
un arbitre politique de premier choix pour ses voisins. La période que
connaît actuellement la Côte d'ivoire constitue un véritable
« nouveau miracle ivoirien ».
Nous retrouvons associés à la forte croissance
économique et la stabilité sécuritaire interne, les
mêmes caractéristiques de gouvernance que le régime du
PDCI-RDA de Houphouët-Boigny. Celles-ci concernent autant la corruption
généralisée, que la gérontocratie civique et
politique, que la restriction ferme de l'espace civique.
Une jeunesse toujours à la marge malgré son
explosion démographique
Après plus d'une décennie de crises
socio-politiques à répétition, la Côte d'Ivoire
s'est résolument engagée dans un processus de transformation
structurelle de son économie et positionnée sur la trajectoire de
l'émergence. Le pays a notamment bénéficié d'une
croissance économique soutenue depuis la fin de la crise
post-électorale de 2011, mais celle-ci ne s'est pas accompagnée
d'une hausse significative du bien-être des populations et de la jeunesse
en particulier.
À cet égard, la situation de la jeunesse
préoccupe tout particulièrement, compte tenu de son poids
démographique et des défis majeurs auxquels elle fait face.
Actuellement 70% des ivoiriens ont entre 15 et 35 ans et la Côte d'Ivoire
ne peut faire l'économie d'un investissement massif en faveur des jeunes
et laisser cette frange considérable de la population en marge du
processus de développement du pays.
L'examen du bien-être et des politiques de la jeunesse
en Côte d'Ivoire réalisé en 2017 dans le cadre du projet
Inclusion des jeunes cofinancé par l'Union européenne et mis en
oeuvre par le Centre de développement de l'OCDE dresse un état
des lieux exhaustif de la situation des jeunes en matière d'inclusion
sociale et de bien-être, en utilisant les dernières données
disponibles et en suivant une approche multidimensionnelle.
Page 139 sur 227
De nombreux aspects sont explorés dans le domaine de la
santé, l'éducation et les compétences, l'emploi,
l'engagement civique et politique, le capital social, et le bien-être
subjectif des jeunes. L'examen se focalise notamment sur des thématiques
spécifiques qui revêtent une importance particulière dans
le cadre ivoirien, à savoir l'insertion des jeunes dans les secteurs
porteurs de l'économie, l'entrepreneuriat jeune, et les grossesses
précoces.
L'examen montre que, malgré les efforts
déployés et les progrès réalisés, la
jeunesse reste confrontée à de nombreux défis.
L'engagement civique, le capital social et le bien-être subjectif des
jeunes ont connu une embellie depuis la fin de la crise politico-militaire,
mais les jeunes restent peu éduqués et leur situation sur le
marché du travail demeure largement précaire. Les jeunes sont peu
insérés dans les secteurs porteurs de l'économie en raison
de l'inadéquation des compétences qui les confinent en outre dans
des emplois précaires. Face au défi de l'emploi, de nombreux
jeunes se tournent vers l'entrepreneuriat où les nombreuses
activités de subsistance prédominent à cause de multiples
contraintes.
Concernant les grossesses précoces, l'ampleur et la
propagation de ce phénomène sont préoccupantes notamment
au regard de ses effets hautement dommageables sur l'éducation
féminine.
Malgré la volonté politique affichée, la
Côte d'Ivoire a souffert de l'absence d'une stratégie globale
adressant les multiples défis rencontrés par la jeunesse. En
outre, les politiques sectorielles mises en place à ce jour n'ont pas
été à la hauteur des enjeux. Cependant, les
résultats de la mise en oeuvre à venir de la Politique Nationale
de la Jeunesse 2016-2020 et des stratégies qui en sont issues restent
à étudier (Centre de développement de l'OCDE,2017).
La restriction de l'espace civique ivoirien
Pour notre propos qui va suivre, nous allons nous appuyer sur
l'enquête concernant la restriction de l'espace civique que nous avons
menée avec Tournons la page Côte d'ivoire.
Selon l'ONG Civicus, spécialisée sur la
question, l'espace civique est : « [...] le lieu, physique, virtuel et
légal, au sein duquel les individus exercent leurs droits à la
liberté d'association, d'expression et de réunion pacifique.
». Pour une démocratie effective, cet espace doit rester
ouvert, l'État doit respecter, protéger et rendre effectives ces
libertés. Si les
Page 140 sur 227
citoyens ne disposent pas d'un espace civique ouvert, ils ne
peuvent participer aux décisions collectives, rendant donc
inopérant le principe de démocratie et impossible la tenue
d'élections libres, transparentes et encore moins apaisées.
L'espace civique ouvert est un prérequis nécessaire pour la vie
démocratique
L'espace civique est le lieu permettant la discussion, il est
animé par des acteurs que nous avons identifiés comme
étant : les journalistes, les activistes de la société
civile et les partis politiques.
Pour dépeindre l'état de l'espace civique en
Côte d'Ivoire, nous avons décidé de nous focaliser sur ces
acteurs, d'abord parce que leur traitement par les autorités influence
tout l'espace civique, ensuite, pour des raisons pratiques, nous n'avons pu
nous pencher sur toute la société ivoirienne. Nous avons donc
réalisé en janvier et février 2020 dix-sept entretiens :
quatre avec des journalistes, huit avec des personnes de la
société civile oeuvrant dans le domaine des droits humains et
cinq personnes pour les partis politiques. Certaines de nos demandes
d'entretien adressées à des journalistes et partis politiques
sont restées sans réponse.
Lors de notre enquête nous avons cherché
à rencontrer les leaders des organisations travaillant à la
protection des droits humains et de la démocratie. Parmi ces
organisations on trouve des associations de type ONG, de plus petites
associations et des mouvements ou réseaux d'organisations.
Si nous avons choisi ces organisations c'est parce qu'elles
animent l'espace civique, d'abord en défendant les libertés le
constituant, ensuite en structurant les débats sur la question.
Toutes les organisations que nous avons contactées ont
accepté de nous rencontrer.
Des contraintes de temps et de moyens nous ont
empêchées de nous rendre hors d'Abidjan pour y rencontrer des
organisations locales. Néanmoins, toutes les organisations à
vocation nationale se trouvent à Abidjan.
Selon le Directeur Général d'Amnesty
International Côte d'Ivoire2, les organisations en Côte
d'Ivoire se séparent entre celles nées avec la
libéralisation de la société civile et la fin
2 Entretien avec Hervé Delmas Kokou, Directeur
Général d'Amnesty International Côte d'Ivoire, le
14 février 2020
Page 141 sur 227
du parti unique dans les années 1990 et entre celles
nées après la crise post-électorale de
2010-2011.
En réalité, il existait déjà des
organisations sur les droits humains avant 1990, mais elles opéraient
dans une certaine clandestinité. Ainsi, la section Côte d'Ivoire
d'Amnesty International a été fondée en 1979 et la Ligue
Ivoirienne des Droits de l'Homme (LIDHO) en 1987. Ces organisations sont
aujourd'hui bien installées et se sont, pour certaines,
institutionnalisées en se rapprochant du pouvoir.
En ce qui concerne les organisations plus récentes,
elles fonctionnent plus sur le modèle des mouvements sociaux ou des
réseaux d'organisations. Celles que nous avons rencontrées se
veulent très éloignés des partis politiques et du
pouvoir.
Ces deux catégories d'organisations n'ont pas les
mêmes méthodes de revendications et ne rencontrent pas les
mêmes difficultés. Cependant, toutes les personnes que nous avons
pu interroger ont subi ou sont très proches de personnes qui ont subi
une persécution. Si nous allons principalement évoquer des
épisodes de répression récents, ne remontant pas avant
2017, la répression a commencée bien avant cela, bon nombre
d'acteurs de la société civiles ont en mémoire la crise de
2010-2011, mais aussi 2016 et le changement de Constitution qui avait
mené à une vague de répression. Toutes les personnes
interrogées ont donc une expérience de la répression, cela
les mène à beaucoup de prudence et, ici aussi, à une forme
d'auto-censure.
On peut classer les violations et répressions de
libertés, les pratiques de ces libertés rencontrant la plupart du
temps une répression spécifique.
La liberté de manifestation
La liberté de manifestation est extrêmement
restreinte en Côte d'Ivoire, au point que le Directeur
Général d'Amnesty Côte d'Ivoire considère qu'il n'y
a eu aucune manifestation citoyenne autorisée depuis 2010. De fait, les
organisations les plus institutionnalisées que nous avons
rencontrées, comme l'APDH3 (Action pour les droits humains)
ou la LIDHO4
3 Entretien avec Arsène Nene, Président de l'APDH,
le 18 février 2020
4 Entretien avec Willy Alexandre Net, Président par
intérim de la LIDHO, le 17 février 2020
Page 142 sur 227
(Ligue des droits de l'homme), ont même renoncé
à user de cette liberté, la manifestation ne fait plus partie de
leur stratégie d'action.
La LIDHO relai parfois des appels à manifester, mais
cela ne concerne que des cas très concrets, et jamais des revendications
générales et/ou rattachées à la vie politique. Une
fois l'appel relayé, le déroulé de la manifestation est de
la responsabilité individuelle des personnes qui s'y rendent. Le
Président par intérim, Willy Alexandre Net, cite comme exemple un
appel pour une marche pour les déguerpis de Port-Bouët. Dans ces
cas, il s'agit souvent de petits rassemblements spontanés, plutôt
que de grandes marches publiques.
Le responsable d'une autre organisation, qui souhaite rester
anonyme, regarde les manifestations comme étant un mode d'action trop
rattaché au politique et de ce fait dangereux. Le pouvoir
réagissant face aux manifestations comme étant toujours des
attaques politiques partisanes. Ils ne s'associent donc jamais à des
appels à manifester ou à se rassembler.
Si au début de la décennie la crise
post-électorale servait d'excuse à la restriction de cette
liberté, il est vite apparu que le pouvoir de Alassane Ouattara n'avait
aucune intention de laisser les citoyens se servir de cette liberté. Les
autorités ne veulent absolument pas que les citoyens descendent dans les
rues pour manifester leurs revendications. De ce fait, elles les privent non
seulement d'une liberté fondamentale, mais aussi d'un outil d'expression
démocratique.
La violation de la liberté de manifestation repose sur
plusieurs piliers. Le premier est l'absence d'autorisation de manifestation.
Tous les acteurs que nous avons rencontrés racontent avoir
rencontré le silence après une demande d'autorisation de
manifestation. Un obstacle supplémentaire à la demande
d'autorisation est que nulle part dans le corpus juridique ivoirien est
indiqué quelle autorité est compétente pour autoriser une
manifestation. La plupart des organisations se tournent vers le maire de la
commune dans laquelle ils souhaitent défiler, parfois vers la
préfecture territorialement compétente. Depuis juillet 2019, le
nouveau code pénal punit clairement et sévèrement les
manifestations faites sans autorisation, l'obtenir devient donc crucial. Avant
2019, nombre d'organisations partaient du principe que leur demande valait
notification et que
Page 143 sur 227
les autorités ainsi prévenues ne pouvaient les
empêcher de jouir de leur droit. Cependant, la plupart face au silence
des autorités renonçaient à tenir leurs marches.
Le second pilier de cette violation est la répression
systématique des marches. Le dernier exemple en date concerne
directement Tournons la Page Côte d'Ivoire. Le 11 mars 2020, la coalition
a organisé une distribution de tracts dans un des quartiers de la
commune de Yopougon. Une quarantaine de membres se sont retrouvés pour
distribuer un tract expliquant leurs désaccords avec la révision
de la Constitution qui était alors en cours. Ils sont restés tout
au long de la distribution en dehors de la voie publique, ne gênant la
circulation ni des véhicules, ni des piétons. Il ne s'agissait
donc en soi même pas d'une marche ou d'une manifestation à
proprement parler. Pourtant, peu de temps après le début de leur
action, la police est intervenue pour y mettre fin sans raison et a
interpellé, pour certains avec violence, dix participants, dont le
coordonnateur Didier Amani. Ils ont été relâchés le
lendemain matin, après avoir été auditionnés
pendant plusieurs heures. Lors de cette audition il leur a été
reproché d'avoir fait une manifestation sans autorisation, pour autant
aucune judiciaire n'a été donnée à cette
arrestation. Il s'agit clairement d'une arrestation arbitraire ayant pour seul
objectif l'intimidation.
Un autre exemple de ce type, concerne la coalition des
Indignés. En juillet 2019, le gouvernement a mis fin à la «
concertation » qu'il menait avec les organisations de la
société civile et les partis politiques d'opposition, sur la
réforme de la Commission Électorale Indépendante (CEI). Il
rend alors publique la proposition de loi qu'il compte soumettre aux votes des
députés et sénateurs. Un certain nombre d'organisations de
la société civile ont critiqué cette proposition, parmi
elle la coalition des Indignés. Pour marquer son désaccord la
coalition a décidé de faire un sit-in devant la CEI le 23
juillet, ce qu'ils ont annoncé publiquement. Or, peu de temps avant la
date de leur action, ils sont invités par la CEI a une réunion,
qui prendrait la place de leur action. Ils sont invités par courrier
signé du Secrétaire permanent de la CEI : André Gogognon
Zano5. Ils se rendent donc au rendez-vous, sauf qu'au lieu
d'être reçus par le Secrétaire Permanent, ils sont
reçus, d'après leur témoignage, par quatre chars et
vingt-deux pick-ups de la police. Ils
5 Nous avons pu consulter ce courrier lors de notre entretien
avec des membres de la coalition, le 5
février 2020
Page 144 sur 227
sont alors arrêtés et conduits à la
préfecture de police d'Abobo. Ils sont relâchés le
lendemain à 20h, après plus de 24h de détention.
Lors de notre entretien avec Samba David6, le
coordonnateur des Indignés, il a rappelé qu'à aucun moment
il était prévu que le sit-in gène la circulation ou
trouble l'ordre publique, de plus ils avaient informé toutes les
autorités possibles de leur intention, jusqu'au Ministère de
l'Intérieur.
Lors de notre entretien avec lui, il nous a expliqué
que la veille il avait eu le Préfet au téléphone et lui
avait assuré qu'il n'y aurait pas de sit-in. Cette invitation
était donc une excuse pour pouvoir les arrêter et ainsi les
intimider.
Les deux exemples que nous venons d'évoquer sont
révélateurs du durcissement du régime à l'approche
des élections. Dans les deux cas, les organisations critiquaient la
politique du gouvernement concernant les élections à venir, ce
que le pouvoir ne semble pas pouvoir supporter. Il s'agit bien de violations
flagrantes de la liberté de manifester et de réunion. De plus, en
ce qui concerne l'arrestation des membres de Tournons la Page, il est à
noter que deux jours avant cela, des femmes ont défilé dans les
rues d'Abidjan pour demander qu'Alassane Ouattara se représente à
la Présidence, cette marche a bien évidemment été
autorisée et encadrée par les forces de l'ordre.
Enfin, le pouvoir ne se permet pas encore d'empêcher
toutes manifestations puisque l'Église catholique de Côte d'Ivoire
avait obtenu une autorisation pour une marche de la paix en février
2020. On notera cependant que cette marche a été annulée
par ses organisateurs à cause de la polémique qu'a
déclenché l'appel à y participer par le Parti
démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI). L'intrusion politicienne
dans cette initiative a immédiatement donné lieu à de
très vives tensions. Le pouvoir d'Alassane Ouattara, dont la base
électorale est majoritairement musulmane, n'a quant à lui pas
insisté sur sa capacité à assurer le bon
déroulement de la marche.
Après ce constat sombre sur la liberté de
manifestation, il nous faut évoquer la situation de la liberté de
réunion. Cette liberté est bien plus respectée que celle
de manifestation, tant que cela n'a pas lieu sur l'espace public. Les
organisations les plus ancrées que nous
6 Entretien avec Samba David, Coordonnateur de la coalition les
Indignés, le 5 février 2020
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avons rencontrées peuvent tenir des réunions de
sensibilisation et éducations aux droits humains sans être
entravés. Il en va de même pour le mouvement citoyen «
Ça suffit ».
Liberté d'expression
Toutes les personnes auxquelles nous avons demandé si
la liberté d'expression était respectée en Côte
d'Ivoire ont répondu non. De fait, de graves tendances sont à
l'oeuvre venant fermer l'espace d'expression des ivoiriens
La première est que certains sujets sont tabous, nous
les avons évoqués dans notre partie sur les journalistes, ils
sont sensiblement les mêmes pour les activistes : mutinerie, corruption,
prisonniers politiques. On y ajoutera la vie politicienne ivoirienne, en effet
tous les activistes que nous avons rencontrés nous ont affirmé se
tenir le plus éloignés possible des questions politiciennes. Tous
racontent calibrer leurs prises de paroles pour qu'elles ne puissent pas
être interprétées comme partisanes. Cependant, il semble
que cela soit impossible, en effet après l'arrestation de membres du
mouvement de Guillaume Soro, Génération et Peuples Solidaires
(GPS), et le retour avorté de ce dernier, la LIDHO et Amnesty Côte
d'Ivoire ont publié des communiqués pour dénoncer les
violations des droits humains de plusieurs personnes arrêtées. Les
deux organisations ont été immédiatement associées
à ce mouvement et accusées d'être partisanes. Pourtant,
dans les deux cas les faits avaient été évoqués
d'un point de vue purement juridique. Le Président de la LIDHO a
même été contacté par une personne haut
placée afin de discuter de ce communiqué et lui dire de «
faire attention ».
Un autre sujet tabou est récurrent : les prisonniers
politiques de la crise post-électorale de 2010-2011. Nathalie
Kouakou7, lors de son mandat de Présidente de la section
ivoirienne d'Amnesty International entre 2013 et 2017, a beaucoup
travaillé sur le sujet, ce qui lui a valu des représailles. Dans
le cadre de son mandat, elle a fait part au public des résultats
d'enquêtes menées sur les conditions de détention de ces
prisonniers et sur le respect de leurs droits. À la suite d'une
interview donnée à Radio Canada8, en 2016, sur les
tortures subies par ces prisonniers, elle est convoquée, avec le
Directeur général
7 Entretien avec Nathalie Kouakou, Présidente de Vivre
sans violence, ancienne Présidente de la
section ivoirienne d'Amnesty International, le 14 février
2020
8
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1002674/torture-injustice-cote-ivoire-amnistie-
internationale
Page 146 sur 227
d'Amnesty, au Ministère des droits de l'Homme,
où ils sont « auditionnés » pendant plusieurs heures.
Cette interview a même déclenché une petite crise
diplomatique, l'ambassade ivoirienne au Canada faisant savoir que cette
interview lui a beaucoup déplu. Mais, bien plus grave que cela, ils
apprennent ensuite par plusieurs sources personnelles et concordantes qu'une
réunion a eu lieu au sein du Rassemblement des Républicains (RDR)
- le parti d'origine d'Alassane Ouattara - afin d'évoquer leur
élimination. Nathalie Kouakou profite alors d'une rencontre à
Rome pour quitter le pays, elle reste ensuite un mois en Suisse, puis un mois
au Sénégal. Elle finit par choisir de rentrer de peur de devenir
une exilée, mais pas avant d'avoir alerté plusieurs ambassades
occidentales de sa situation et de son retour.
Cet exemple est parlant à plusieurs titres. Tout
d'abord, il démontre la difficulté à aborder la question
des prisonniers politiques et de la gestion post crise. Ensuite, il met en
lumière le fait que le pouvoir d'Alassane Ouattara ne supporte pas de
voir son image dégradée à l'internationale, son image
internationale lui importe plus que celle nationale. Même s'il est
impossible de savoir ce qui se serait passé si Nathalie Kouakou n'avait
pas quitté la Côte d'Ivoire, il est tout de même très
inquiétant de penser qu'une telle tentative se préparait et
contre la Présidente d'une organisation, avec autant d'appui qu'Amnesty
International. Cela démontrerait jusqu'où est prêt à
aller le pouvoir pour faire taire ceux qui lui déplaise. Enfin, cela
montre aussi les dilemmes auxquelles font face les activistes menacés,
entre partir et rester. Ils doivent trouver le juste milieu entre se
protéger et continuer la lutte, ainsi que la limite à ne pas
franchir pour ne mettre en danger ni leur personne, ni leur cause.
Bien que certains sujets soient très difficiles
à aborder, les organisations de la société civile
continuent à user de tous les moyens possibles pour faire
connaître leur opinion sur l'état des droits humains en Côte
d'Ivoire.
Pour ce faire ils passent soit par les réseaux sociaux,
soit par la presse. Selon le moyen choisit ils ne rencontrent pas les
mêmes restriction et répression de leur liberté
d'expression.
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Sur les réseaux sociaux
Le principal réseau social pour s'exprimer en
Côte d'Ivoire reste Facebook. Les organisations ont donc des pages et
profils publics dédiés sur ce réseau, ce qu'ils y publient
et partagent peut-être vu par tout le monde.
C'est donc sur ce réseau que le gouvernement
opère la plus grande surveillance. Comme nous l'avons dit dans notre
partie sur le cadre juridique ivoirien, une loi de 2017 permet de poursuivre
pénalement une personne pour des propos tenus en ligne. Cette loi a
été utilisée à plusieurs reprises pour faire taire
des voix critiques.
Fin 2018, un jeune homme, avec le pseudo de Carton Noir, est
interpellé après avoir posté une vidéo dans
laquelle des policiers commettraient une extorsion sur des civils. Depuis, il a
été condamné à un an de prison en premier instance
et deux ans en appel. Ces condamnations sont absolument
disproportionnées et révèlent la complicité de
l'appareil judiciaire avec celui exécutif. La corruption reste un
immense tabou et la moindre dénonciation a de graves
conséquences.
Il nous a été rapporté lors de nos
entretiens que le Procureur Général de la République,
Richard Adou, serait personnellement sur Facebook et suivrait des pages
d'organisations et de cyber-activistes. En 2018, à l'occasion d'une
affaire d'appels à la haine ethnique, il avait affirmé que «
tous les réseaux sociaux sont surveillés9 ». Le
Procureur de la République est perçu comme entièrement
à la solde du pouvoir et particulièrement sévère
avec les critiques du pouvoir. Dans ce contexte, les activistes se sentent
épiés et en danger.
Ce sentiment d'être constamment épié a eu
pour effet de faire naître le phénomène des avatars : plus
aucun internaute ne publie sous son véritable nom, tous utilisent un
faux nom de peur des représailles.
Ce phénomène a une part obscure, il permet un
harcèlement en ligne des activistes. Ce harcèlement prend la
forme d'insultes et de menaces. Des menaces parfois graves et très
violentes et à caractère sexiste lorsqu'il s'agit de femmes.
9
https://www.yeclo.com/procureur-adou-reseaux-sociaux-sont-surveilles/
Page 148 sur 227
Ce harcèlement a le plus souvent lieu lorsqu'une
publication est en lien avec un aspect de la vie politique ivoirienne. Le
harcèlement est tout simplement habituel entre les adhérents de
partis politiques rivaux. Ils ne font alors que reproduire la même
technique d'intimidation envers les activistes qu'ils ne considèrent pas
comme faisant partie de leur « camp ». Ainsi, la moindre critique
envers un Homme politique ou la dénonciation d'un point de vue juridique
du traitement de l'un d'entre eux par le pouvoir, sera immédiatement
commentée de façon insultante et menaçante et l'auteur
pourra aussi recevoir des messages privés du même ordre.
Ces groupes en ligne sont une menace pour la liberté
d'expression. S'ils ne sont pas directement la création du gouvernement,
le RHDP - le parti présidentiel - a clairement les mêmes
pratiques, qui profitent donc au pouvoir. Le Gouvernement et le
Président devraient être bien au-dessus de cela, appeler à
faire cesser ces pratiques et surtout donner l'exemple d'une façon de
faire de la politique responsable et respectueuse.
Enfin, l'État a l'obligation de garantir le droit
à la liberté d'expression et les menaces en ligne ne devraient
pas rester impunies.
No-vox Côte d'Ivoire a publiée en
décembre 2019 un rapport dénonçant la violation des droits
d'une communauté en lien avec un projet de mine. No-Vox avait avant cela
rendu publique la détention d'un des membres de cette communauté
et le procès bâillon en cours contre lui. Or, ce projet de mine
est celui de Henriette Lagou, ancienne Ministre sous Laurent Gbagbo, tout
récemment nommée à la CEI. Après avoir rendu public
le rapport, la Secrétaire Générale de No-Vox a reçu
des menaces en ligne en lien avec son activité. Ses détracteurs
allant jusqu'à menacer sa famille.
Ces menaces sont clairement le fait de personnes ne
supportant pas la mise en cause du pouvoir, il y a un certain endoctrinement
à l'oeuvre qui empêche toute critique et tout débat. Ces
réactions violentes qui visent les défenseurs des droits humains
sont laissées totalement impunies.
Si les réseaux sociaux sont utilisés pour leur
instantanéité, les médias classiques restent
sollicités par les organisations lors de leurs plus importants
événements. Cependant, l'accès à ces médias
n'est que partiel. Comme nous l'avons expliqué dans la partie
consacrée aux journalistes, les médias sont loin d'être
libres en Côte d'Ivoire.
Page 149 sur 227
Ainsi, lorsque nous avons interrogé les responsables
d'organisations de la société civile, tous ont assuré
qu'il est impossible de voir leurs actions relayées par la
télévision publique et par le journal d'État
Fraternité Matin. Seul Amnesty International est relayé
par la radio publique. Certains nous ont raconté avoir
déjà invité et payé le per diem des
journalistes des médias d'État sans que rien ne soit
publié ensuite.
En ce qui concerne la presse écrite, les organisations
les plus anciennes et établies ont un accès relativement facile
aux journaux, surtout ceux de l'opposition mais parfois aussi du pouvoir.
Les organisations plus récentes, comme les
Indignés ou No Vox, peuvent faire passer leurs idées uniquement
dans la presse écrite d'opposition, ou en ligne.
Dans tous les cas et pour toutes les organisations, le
paiement de per diem est incontournable.
Le fait de n'avoir un accès que très
limité aux médias vient en miroir limiter la liberté
d'expression de ces organisations. Elles doivent choisir entre avoir un
discours critique radical et ne jamais être publiée, ou
délayer leur propos pour qu'il ne soit jamais une critique directe du
gouvernement.
La Liberté d'association
La liberté d'association est relativement bien
respectée en Côte d'Ivoire. La liberté d'association selon
le droit ivoirien permet toute association entre individus à condition
qu'elle ait une fin non lucrative. Pour respecter ce droit, l'Etat ne doit pas
empêcher les activités des associations et doit leur permettre
d'avoir une personnalité juridique si cela est souhaité. La
personnalité juridique permet d'agir au nom de l'association.
En Côte d'Ivoire, les associations sont
déclarées en préfecture, celles-ci remettent ensuite un
récépissé d'enregistrement. Cette étape est presque
toujours respectée, les préfectures délivrant toujours un
récépissé. Or, une étape supplémentaire est
nécessaire, il s'agit de l'obtention d'un agrément.
L'agrément nécessite une publication au Journal officiel, sauf
que cela est presque toujours refusé. Nous n'avons rencontré
qu'une seule organisation, Amnesty Côte d'Ivoire, avec un
agrément, toutes les autres fonctionne seulement avec leur
récépissé.
Page 150 sur 227
Si ces refus sont clairement des violations du droit
d'association, d'autant qu'ils ne sont jamais justifiés, ils
n'empêchent pas le fonctionnement des associations. Comme nous l'explique
Arsène Nene, Président de l'APDH, le
récépissé est tout à fait suffisant puisque le
régime des associations reste déclaratif, elles doivent seulement
être déclarées à l'État et non
autorisées par lui.
Pour conclure, il nous faut revenir à notre
distinction initiale entre organisations plus anciennes et plus
récentes. Les organisations les plus anciennes ont eu le temps se
créer un réseau international, comprenant les institutions
internationales, les chancelleries occidentales et les ONG internationales.
Cela a deux conséquences, elles se sont institutionnalisées afin
de correspondre aux normes établies par ces partenaires internationaux
et elles sont beaucoup moins inquiétées par le pouvoir. Plusieurs
responsables de ces organisations nous ont affirmés que leur
sécurité dépendait principalement de leur bonne
intégration à des réseaux internationaux. Ils se savent
plus à l'abri que les organisations plus récentes de type «
mouvement social », et encore plus que les activistes indépendants.
De fait, ce sont ces derniers qui sont les plus exposés. Non seulement
parce qu'ils tiennent des propos plus critiques envers le pouvoir, mais surtout
parce qu'en cas de répression ils n'ont que peu de soutien
international.
Le pouvoir ivoirien cherche
désespérément à maintenir une image de
démocratie respectueuse des droits humains au niveau international.
Comme expliqué précédemment, Alassane Ouattara est bien
plus inquiet de l'opinion internationale que de celle de son peuple. De plus en
plus d'organisations cherchent donc à intégrer des réseaux
internationaux afin d'y trouver une forme de protection, peut-être au
détriment de leur identité propre et de leur autonomie.