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Dynamiques citoyennes et acteurs de développement en Afrique. L’exemple de la société civile ivoirienne.


par Hervé Rabet
Université Bordeaux Montaigne - Master II études interdisciplinaires des dynamiques africaines 2020
  

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1.Analyse des enjeux et limites de l'action des OSC ivoiriennes du développement

A. Une activité limitée par la restriction de l'espace civique

Fils spirituel et héritier politique de Houphouët-Boigny, Alassane Dramane Ouattara de par sa gouvernance depuis 2011 est parvenu à redonner à la Côte d'Ivoire son lustre d'antan. La croissance économique ivoirienne se place parmi les plus importantes de la sous-région et la Côte d'ivoire a su redevenir un arbitre politique de premier choix pour ses voisins. La période que connaît actuellement la Côte d'ivoire constitue un véritable « nouveau miracle ivoirien ».

Nous retrouvons associés à la forte croissance économique et la stabilité sécuritaire interne, les mêmes caractéristiques de gouvernance que le régime du PDCI-RDA de Houphouët-Boigny. Celles-ci concernent autant la corruption généralisée, que la gérontocratie civique et politique, que la restriction ferme de l'espace civique.

Une jeunesse toujours à la marge malgré son explosion démographique

Après plus d'une décennie de crises socio-politiques à répétition, la Côte d'Ivoire s'est résolument engagée dans un processus de transformation structurelle de son économie et positionnée sur la trajectoire de l'émergence. Le pays a notamment bénéficié d'une croissance économique soutenue depuis la fin de la crise post-électorale de 2011, mais celle-ci ne s'est pas accompagnée d'une hausse significative du bien-être des populations et de la jeunesse en particulier.

À cet égard, la situation de la jeunesse préoccupe tout particulièrement, compte tenu de son poids démographique et des défis majeurs auxquels elle fait face. Actuellement 70% des ivoiriens ont entre 15 et 35 ans et la Côte d'Ivoire ne peut faire l'économie d'un investissement massif en faveur des jeunes et laisser cette frange considérable de la population en marge du processus de développement du pays.

L'examen du bien-être et des politiques de la jeunesse en Côte d'Ivoire réalisé en 2017 dans le cadre du projet Inclusion des jeunes cofinancé par l'Union européenne et mis en oeuvre par le Centre de développement de l'OCDE dresse un état des lieux exhaustif de la situation des jeunes en matière d'inclusion sociale et de bien-être, en utilisant les dernières données disponibles et en suivant une approche multidimensionnelle.

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De nombreux aspects sont explorés dans le domaine de la santé, l'éducation et les compétences, l'emploi, l'engagement civique et politique, le capital social, et le bien-être subjectif des jeunes. L'examen se focalise notamment sur des thématiques spécifiques qui revêtent une importance particulière dans le cadre ivoirien, à savoir l'insertion des jeunes dans les secteurs porteurs de l'économie, l'entrepreneuriat jeune, et les grossesses précoces.

L'examen montre que, malgré les efforts déployés et les progrès réalisés, la jeunesse reste confrontée à de nombreux défis. L'engagement civique, le capital social et le bien-être subjectif des jeunes ont connu une embellie depuis la fin de la crise politico-militaire, mais les jeunes restent peu éduqués et leur situation sur le marché du travail demeure largement précaire. Les jeunes sont peu insérés dans les secteurs porteurs de l'économie en raison de l'inadéquation des compétences qui les confinent en outre dans des emplois précaires. Face au défi de l'emploi, de nombreux jeunes se tournent vers l'entrepreneuriat où les nombreuses activités de subsistance prédominent à cause de multiples contraintes.

Concernant les grossesses précoces, l'ampleur et la propagation de ce phénomène sont préoccupantes notamment au regard de ses effets hautement dommageables sur l'éducation féminine.

Malgré la volonté politique affichée, la Côte d'Ivoire a souffert de l'absence d'une stratégie globale adressant les multiples défis rencontrés par la jeunesse. En outre, les politiques sectorielles mises en place à ce jour n'ont pas été à la hauteur des enjeux. Cependant, les résultats de la mise en oeuvre à venir de la Politique Nationale de la Jeunesse 2016-2020 et des stratégies qui en sont issues restent à étudier (Centre de développement de l'OCDE,2017).

La restriction de l'espace civique ivoirien

Pour notre propos qui va suivre, nous allons nous appuyer sur l'enquête concernant la restriction de l'espace civique que nous avons menée avec Tournons la page Côte d'ivoire.

Selon l'ONG Civicus, spécialisée sur la question, l'espace civique est : « [...] le lieu, physique, virtuel et légal, au sein duquel les individus exercent leurs droits à la liberté d'association, d'expression et de réunion pacifique. ». Pour une démocratie effective, cet espace doit rester ouvert, l'État doit respecter, protéger et rendre effectives ces libertés. Si les

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citoyens ne disposent pas d'un espace civique ouvert, ils ne peuvent participer aux décisions collectives, rendant donc inopérant le principe de démocratie et impossible la tenue d'élections libres, transparentes et encore moins apaisées. L'espace civique ouvert est un prérequis nécessaire pour la vie démocratique

L'espace civique est le lieu permettant la discussion, il est animé par des acteurs que nous avons identifiés comme étant : les journalistes, les activistes de la société civile et les partis politiques.

Pour dépeindre l'état de l'espace civique en Côte d'Ivoire, nous avons décidé de nous focaliser sur ces acteurs, d'abord parce que leur traitement par les autorités influence tout l'espace civique, ensuite, pour des raisons pratiques, nous n'avons pu nous pencher sur toute la société ivoirienne. Nous avons donc réalisé en janvier et février 2020 dix-sept entretiens : quatre avec des journalistes, huit avec des personnes de la société civile oeuvrant dans le domaine des droits humains et cinq personnes pour les partis politiques. Certaines de nos demandes d'entretien adressées à des journalistes et partis politiques sont restées sans réponse.

Lors de notre enquête nous avons cherché à rencontrer les leaders des organisations travaillant à la protection des droits humains et de la démocratie. Parmi ces organisations on trouve des associations de type ONG, de plus petites associations et des mouvements ou réseaux d'organisations.

Si nous avons choisi ces organisations c'est parce qu'elles animent l'espace civique, d'abord en défendant les libertés le constituant, ensuite en structurant les débats sur la question.

Toutes les organisations que nous avons contactées ont accepté de nous rencontrer.

Des contraintes de temps et de moyens nous ont empêchées de nous rendre hors d'Abidjan pour y rencontrer des organisations locales. Néanmoins, toutes les organisations à vocation nationale se trouvent à Abidjan.

Selon le Directeur Général d'Amnesty International Côte d'Ivoire2, les organisations en Côte d'Ivoire se séparent entre celles nées avec la libéralisation de la société civile et la fin

2 Entretien avec Hervé Delmas Kokou, Directeur Général d'Amnesty International Côte d'Ivoire, le

14 février 2020

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du parti unique dans les années 1990 et entre celles nées après la crise post-électorale de

2010-2011.

En réalité, il existait déjà des organisations sur les droits humains avant 1990, mais elles opéraient dans une certaine clandestinité. Ainsi, la section Côte d'Ivoire d'Amnesty International a été fondée en 1979 et la Ligue Ivoirienne des Droits de l'Homme (LIDHO) en 1987. Ces organisations sont aujourd'hui bien installées et se sont, pour certaines, institutionnalisées en se rapprochant du pouvoir.

En ce qui concerne les organisations plus récentes, elles fonctionnent plus sur le modèle des mouvements sociaux ou des réseaux d'organisations. Celles que nous avons rencontrées se veulent très éloignés des partis politiques et du pouvoir.

Ces deux catégories d'organisations n'ont pas les mêmes méthodes de revendications et ne rencontrent pas les mêmes difficultés. Cependant, toutes les personnes que nous avons pu interroger ont subi ou sont très proches de personnes qui ont subi une persécution. Si nous allons principalement évoquer des épisodes de répression récents, ne remontant pas avant 2017, la répression a commencée bien avant cela, bon nombre d'acteurs de la société civiles ont en mémoire la crise de 2010-2011, mais aussi 2016 et le changement de Constitution qui avait mené à une vague de répression. Toutes les personnes interrogées ont donc une expérience de la répression, cela les mène à beaucoup de prudence et, ici aussi, à une forme d'auto-censure.

On peut classer les violations et répressions de libertés, les pratiques de ces libertés rencontrant la plupart du temps une répression spécifique.

La liberté de manifestation

La liberté de manifestation est extrêmement restreinte en Côte d'Ivoire, au point que le Directeur Général d'Amnesty Côte d'Ivoire considère qu'il n'y a eu aucune manifestation citoyenne autorisée depuis 2010. De fait, les organisations les plus institutionnalisées que nous avons rencontrées, comme l'APDH3 (Action pour les droits humains) ou la LIDHO4

3 Entretien avec Arsène Nene, Président de l'APDH, le 18 février 2020

4 Entretien avec Willy Alexandre Net, Président par intérim de la LIDHO, le 17 février 2020

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(Ligue des droits de l'homme), ont même renoncé à user de cette liberté, la manifestation ne fait plus partie de leur stratégie d'action.

La LIDHO relai parfois des appels à manifester, mais cela ne concerne que des cas très concrets, et jamais des revendications générales et/ou rattachées à la vie politique. Une fois l'appel relayé, le déroulé de la manifestation est de la responsabilité individuelle des personnes qui s'y rendent. Le Président par intérim, Willy Alexandre Net, cite comme exemple un appel pour une marche pour les déguerpis de Port-Bouët. Dans ces cas, il s'agit souvent de petits rassemblements spontanés, plutôt que de grandes marches publiques.

Le responsable d'une autre organisation, qui souhaite rester anonyme, regarde les manifestations comme étant un mode d'action trop rattaché au politique et de ce fait dangereux. Le pouvoir réagissant face aux manifestations comme étant toujours des attaques politiques partisanes. Ils ne s'associent donc jamais à des appels à manifester ou à se rassembler.

Si au début de la décennie la crise post-électorale servait d'excuse à la restriction de cette liberté, il est vite apparu que le pouvoir de Alassane Ouattara n'avait aucune intention de laisser les citoyens se servir de cette liberté. Les autorités ne veulent absolument pas que les citoyens descendent dans les rues pour manifester leurs revendications. De ce fait, elles les privent non seulement d'une liberté fondamentale, mais aussi d'un outil d'expression démocratique.

La violation de la liberté de manifestation repose sur plusieurs piliers. Le premier est l'absence d'autorisation de manifestation. Tous les acteurs que nous avons rencontrés racontent avoir rencontré le silence après une demande d'autorisation de manifestation. Un obstacle supplémentaire à la demande d'autorisation est que nulle part dans le corpus juridique ivoirien est indiqué quelle autorité est compétente pour autoriser une manifestation. La plupart des organisations se tournent vers le maire de la commune dans laquelle ils souhaitent défiler, parfois vers la préfecture territorialement compétente. Depuis juillet 2019, le nouveau code pénal punit clairement et sévèrement les manifestations faites sans autorisation, l'obtenir devient donc crucial. Avant 2019, nombre d'organisations partaient du principe que leur demande valait notification et que

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les autorités ainsi prévenues ne pouvaient les empêcher de jouir de leur droit. Cependant, la plupart face au silence des autorités renonçaient à tenir leurs marches.

Le second pilier de cette violation est la répression systématique des marches. Le dernier exemple en date concerne directement Tournons la Page Côte d'Ivoire. Le 11 mars 2020, la coalition a organisé une distribution de tracts dans un des quartiers de la commune de Yopougon. Une quarantaine de membres se sont retrouvés pour distribuer un tract expliquant leurs désaccords avec la révision de la Constitution qui était alors en cours. Ils sont restés tout au long de la distribution en dehors de la voie publique, ne gênant la circulation ni des véhicules, ni des piétons. Il ne s'agissait donc en soi même pas d'une marche ou d'une manifestation à proprement parler. Pourtant, peu de temps après le début de leur action, la police est intervenue pour y mettre fin sans raison et a interpellé, pour certains avec violence, dix participants, dont le coordonnateur Didier Amani. Ils ont été relâchés le lendemain matin, après avoir été auditionnés pendant plusieurs heures. Lors de cette audition il leur a été reproché d'avoir fait une manifestation sans autorisation, pour autant aucune judiciaire n'a été donnée à cette arrestation. Il s'agit clairement d'une arrestation arbitraire ayant pour seul objectif l'intimidation.

Un autre exemple de ce type, concerne la coalition des Indignés. En juillet 2019, le gouvernement a mis fin à la « concertation » qu'il menait avec les organisations de la société civile et les partis politiques d'opposition, sur la réforme de la Commission Électorale Indépendante (CEI). Il rend alors publique la proposition de loi qu'il compte soumettre aux votes des députés et sénateurs. Un certain nombre d'organisations de la société civile ont critiqué cette proposition, parmi elle la coalition des Indignés. Pour marquer son désaccord la coalition a décidé de faire un sit-in devant la CEI le 23 juillet, ce qu'ils ont annoncé publiquement. Or, peu de temps avant la date de leur action, ils sont invités par la CEI a une réunion, qui prendrait la place de leur action. Ils sont invités par courrier signé du Secrétaire permanent de la CEI : André Gogognon Zano5. Ils se rendent donc au rendez-vous, sauf qu'au lieu d'être reçus par le Secrétaire Permanent, ils sont reçus, d'après leur témoignage, par quatre chars et vingt-deux pick-ups de la police. Ils

5 Nous avons pu consulter ce courrier lors de notre entretien avec des membres de la coalition, le 5

février 2020

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sont alors arrêtés et conduits à la préfecture de police d'Abobo. Ils sont relâchés le lendemain à 20h, après plus de 24h de détention.

Lors de notre entretien avec Samba David6, le coordonnateur des Indignés, il a rappelé qu'à aucun moment il était prévu que le sit-in gène la circulation ou trouble l'ordre publique, de plus ils avaient informé toutes les autorités possibles de leur intention, jusqu'au Ministère de l'Intérieur.

Lors de notre entretien avec lui, il nous a expliqué que la veille il avait eu le Préfet au téléphone et lui avait assuré qu'il n'y aurait pas de sit-in. Cette invitation était donc une excuse pour pouvoir les arrêter et ainsi les intimider.

Les deux exemples que nous venons d'évoquer sont révélateurs du durcissement du régime à l'approche des élections. Dans les deux cas, les organisations critiquaient la politique du gouvernement concernant les élections à venir, ce que le pouvoir ne semble pas pouvoir supporter. Il s'agit bien de violations flagrantes de la liberté de manifester et de réunion. De plus, en ce qui concerne l'arrestation des membres de Tournons la Page, il est à noter que deux jours avant cela, des femmes ont défilé dans les rues d'Abidjan pour demander qu'Alassane Ouattara se représente à la Présidence, cette marche a bien évidemment été autorisée et encadrée par les forces de l'ordre.

Enfin, le pouvoir ne se permet pas encore d'empêcher toutes manifestations puisque l'Église catholique de Côte d'Ivoire avait obtenu une autorisation pour une marche de la paix en février 2020. On notera cependant que cette marche a été annulée par ses organisateurs à cause de la polémique qu'a déclenché l'appel à y participer par le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI). L'intrusion politicienne dans cette initiative a immédiatement donné lieu à de très vives tensions. Le pouvoir d'Alassane Ouattara, dont la base électorale est majoritairement musulmane, n'a quant à lui pas insisté sur sa capacité à assurer le bon déroulement de la marche.

Après ce constat sombre sur la liberté de manifestation, il nous faut évoquer la situation de la liberté de réunion. Cette liberté est bien plus respectée que celle de manifestation, tant que cela n'a pas lieu sur l'espace public. Les organisations les plus ancrées que nous

6 Entretien avec Samba David, Coordonnateur de la coalition les Indignés, le 5 février 2020

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avons rencontrées peuvent tenir des réunions de sensibilisation et éducations aux droits humains sans être entravés. Il en va de même pour le mouvement citoyen « Ça suffit ».

Liberté d'expression

Toutes les personnes auxquelles nous avons demandé si la liberté d'expression était respectée en Côte d'Ivoire ont répondu non. De fait, de graves tendances sont à l'oeuvre venant fermer l'espace d'expression des ivoiriens

La première est que certains sujets sont tabous, nous les avons évoqués dans notre partie sur les journalistes, ils sont sensiblement les mêmes pour les activistes : mutinerie, corruption, prisonniers politiques. On y ajoutera la vie politicienne ivoirienne, en effet tous les activistes que nous avons rencontrés nous ont affirmé se tenir le plus éloignés possible des questions politiciennes. Tous racontent calibrer leurs prises de paroles pour qu'elles ne puissent pas être interprétées comme partisanes. Cependant, il semble que cela soit impossible, en effet après l'arrestation de membres du mouvement de Guillaume Soro, Génération et Peuples Solidaires (GPS), et le retour avorté de ce dernier, la LIDHO et Amnesty Côte d'Ivoire ont publié des communiqués pour dénoncer les violations des droits humains de plusieurs personnes arrêtées. Les deux organisations ont été immédiatement associées à ce mouvement et accusées d'être partisanes. Pourtant, dans les deux cas les faits avaient été évoqués d'un point de vue purement juridique. Le Président de la LIDHO a même été contacté par une personne haut placée afin de discuter de ce communiqué et lui dire de « faire attention ».

Un autre sujet tabou est récurrent : les prisonniers politiques de la crise post-électorale de 2010-2011. Nathalie Kouakou7, lors de son mandat de Présidente de la section ivoirienne d'Amnesty International entre 2013 et 2017, a beaucoup travaillé sur le sujet, ce qui lui a valu des représailles. Dans le cadre de son mandat, elle a fait part au public des résultats d'enquêtes menées sur les conditions de détention de ces prisonniers et sur le respect de leurs droits. À la suite d'une interview donnée à Radio Canada8, en 2016, sur les tortures subies par ces prisonniers, elle est convoquée, avec le Directeur général

7 Entretien avec Nathalie Kouakou, Présidente de Vivre sans violence, ancienne Présidente de la

section ivoirienne d'Amnesty International, le 14 février 2020

8 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1002674/torture-injustice-cote-ivoire-amnistie-
internationale

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d'Amnesty, au Ministère des droits de l'Homme, où ils sont « auditionnés » pendant plusieurs heures. Cette interview a même déclenché une petite crise diplomatique, l'ambassade ivoirienne au Canada faisant savoir que cette interview lui a beaucoup déplu. Mais, bien plus grave que cela, ils apprennent ensuite par plusieurs sources personnelles et concordantes qu'une réunion a eu lieu au sein du Rassemblement des Républicains (RDR) - le parti d'origine d'Alassane Ouattara - afin d'évoquer leur élimination. Nathalie Kouakou profite alors d'une rencontre à Rome pour quitter le pays, elle reste ensuite un mois en Suisse, puis un mois au Sénégal. Elle finit par choisir de rentrer de peur de devenir une exilée, mais pas avant d'avoir alerté plusieurs ambassades occidentales de sa situation et de son retour.

Cet exemple est parlant à plusieurs titres. Tout d'abord, il démontre la difficulté à aborder la question des prisonniers politiques et de la gestion post crise. Ensuite, il met en lumière le fait que le pouvoir d'Alassane Ouattara ne supporte pas de voir son image dégradée à l'internationale, son image internationale lui importe plus que celle nationale. Même s'il est impossible de savoir ce qui se serait passé si Nathalie Kouakou n'avait pas quitté la Côte d'Ivoire, il est tout de même très inquiétant de penser qu'une telle tentative se préparait et contre la Présidente d'une organisation, avec autant d'appui qu'Amnesty International. Cela démontrerait jusqu'où est prêt à aller le pouvoir pour faire taire ceux qui lui déplaise. Enfin, cela montre aussi les dilemmes auxquelles font face les activistes menacés, entre partir et rester. Ils doivent trouver le juste milieu entre se protéger et continuer la lutte, ainsi que la limite à ne pas franchir pour ne mettre en danger ni leur personne, ni leur cause.

Bien que certains sujets soient très difficiles à aborder, les organisations de la société civile continuent à user de tous les moyens possibles pour faire connaître leur opinion sur l'état des droits humains en Côte d'Ivoire.

Pour ce faire ils passent soit par les réseaux sociaux, soit par la presse. Selon le moyen choisit ils ne rencontrent pas les mêmes restriction et répression de leur liberté d'expression.

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Sur les réseaux sociaux

Le principal réseau social pour s'exprimer en Côte d'Ivoire reste Facebook. Les organisations ont donc des pages et profils publics dédiés sur ce réseau, ce qu'ils y publient et partagent peut-être vu par tout le monde.

C'est donc sur ce réseau que le gouvernement opère la plus grande surveillance. Comme nous l'avons dit dans notre partie sur le cadre juridique ivoirien, une loi de 2017 permet de poursuivre pénalement une personne pour des propos tenus en ligne. Cette loi a été utilisée à plusieurs reprises pour faire taire des voix critiques.

Fin 2018, un jeune homme, avec le pseudo de Carton Noir, est interpellé après avoir posté une vidéo dans laquelle des policiers commettraient une extorsion sur des civils. Depuis, il a été condamné à un an de prison en premier instance et deux ans en appel. Ces condamnations sont absolument disproportionnées et révèlent la complicité de l'appareil judiciaire avec celui exécutif. La corruption reste un immense tabou et la moindre dénonciation a de graves conséquences.

Il nous a été rapporté lors de nos entretiens que le Procureur Général de la République, Richard Adou, serait personnellement sur Facebook et suivrait des pages d'organisations et de cyber-activistes. En 2018, à l'occasion d'une affaire d'appels à la haine ethnique, il avait affirmé que « tous les réseaux sociaux sont surveillés9 ». Le Procureur de la République est perçu comme entièrement à la solde du pouvoir et particulièrement sévère avec les critiques du pouvoir. Dans ce contexte, les activistes se sentent épiés et en danger.

Ce sentiment d'être constamment épié a eu pour effet de faire naître le phénomène des avatars : plus aucun internaute ne publie sous son véritable nom, tous utilisent un faux nom de peur des représailles.

Ce phénomène a une part obscure, il permet un harcèlement en ligne des activistes. Ce harcèlement prend la forme d'insultes et de menaces. Des menaces parfois graves et très violentes et à caractère sexiste lorsqu'il s'agit de femmes.

9 https://www.yeclo.com/procureur-adou-reseaux-sociaux-sont-surveilles/

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Ce harcèlement a le plus souvent lieu lorsqu'une publication est en lien avec un aspect de la vie politique ivoirienne. Le harcèlement est tout simplement habituel entre les adhérents de partis politiques rivaux. Ils ne font alors que reproduire la même technique d'intimidation envers les activistes qu'ils ne considèrent pas comme faisant partie de leur « camp ». Ainsi, la moindre critique envers un Homme politique ou la dénonciation d'un point de vue juridique du traitement de l'un d'entre eux par le pouvoir, sera immédiatement commentée de façon insultante et menaçante et l'auteur pourra aussi recevoir des messages privés du même ordre.

Ces groupes en ligne sont une menace pour la liberté d'expression. S'ils ne sont pas directement la création du gouvernement, le RHDP - le parti présidentiel - a clairement les mêmes pratiques, qui profitent donc au pouvoir. Le Gouvernement et le Président devraient être bien au-dessus de cela, appeler à faire cesser ces pratiques et surtout donner l'exemple d'une façon de faire de la politique responsable et respectueuse.

Enfin, l'État a l'obligation de garantir le droit à la liberté d'expression et les menaces en ligne ne devraient pas rester impunies.

No-vox Côte d'Ivoire a publiée en décembre 2019 un rapport dénonçant la violation des droits d'une communauté en lien avec un projet de mine. No-Vox avait avant cela rendu publique la détention d'un des membres de cette communauté et le procès bâillon en cours contre lui. Or, ce projet de mine est celui de Henriette Lagou, ancienne Ministre sous Laurent Gbagbo, tout récemment nommée à la CEI. Après avoir rendu public le rapport, la Secrétaire Générale de No-Vox a reçu des menaces en ligne en lien avec son activité. Ses détracteurs allant jusqu'à menacer sa famille.

Ces menaces sont clairement le fait de personnes ne supportant pas la mise en cause du pouvoir, il y a un certain endoctrinement à l'oeuvre qui empêche toute critique et tout débat. Ces réactions violentes qui visent les défenseurs des droits humains sont laissées totalement impunies.

Si les réseaux sociaux sont utilisés pour leur instantanéité, les médias classiques restent sollicités par les organisations lors de leurs plus importants événements. Cependant, l'accès à ces médias n'est que partiel. Comme nous l'avons expliqué dans la partie consacrée aux journalistes, les médias sont loin d'être libres en Côte d'Ivoire.

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Ainsi, lorsque nous avons interrogé les responsables d'organisations de la société civile, tous ont assuré qu'il est impossible de voir leurs actions relayées par la télévision publique et par le journal d'État Fraternité Matin. Seul Amnesty International est relayé par la radio publique. Certains nous ont raconté avoir déjà invité et payé le per diem des journalistes des médias d'État sans que rien ne soit publié ensuite.

En ce qui concerne la presse écrite, les organisations les plus anciennes et établies ont un accès relativement facile aux journaux, surtout ceux de l'opposition mais parfois aussi du pouvoir.

Les organisations plus récentes, comme les Indignés ou No Vox, peuvent faire passer leurs idées uniquement dans la presse écrite d'opposition, ou en ligne.

Dans tous les cas et pour toutes les organisations, le paiement de per diem est incontournable.

Le fait de n'avoir un accès que très limité aux médias vient en miroir limiter la liberté d'expression de ces organisations. Elles doivent choisir entre avoir un discours critique radical et ne jamais être publiée, ou délayer leur propos pour qu'il ne soit jamais une critique directe du gouvernement.

La Liberté d'association

La liberté d'association est relativement bien respectée en Côte d'Ivoire. La liberté d'association selon le droit ivoirien permet toute association entre individus à condition qu'elle ait une fin non lucrative. Pour respecter ce droit, l'Etat ne doit pas empêcher les activités des associations et doit leur permettre d'avoir une personnalité juridique si cela est souhaité. La personnalité juridique permet d'agir au nom de l'association.

En Côte d'Ivoire, les associations sont déclarées en préfecture, celles-ci remettent ensuite un récépissé d'enregistrement. Cette étape est presque toujours respectée, les préfectures délivrant toujours un récépissé. Or, une étape supplémentaire est nécessaire, il s'agit de l'obtention d'un agrément. L'agrément nécessite une publication au Journal officiel, sauf que cela est presque toujours refusé. Nous n'avons rencontré qu'une seule organisation, Amnesty Côte d'Ivoire, avec un agrément, toutes les autres fonctionne seulement avec leur récépissé.

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Si ces refus sont clairement des violations du droit d'association, d'autant qu'ils ne sont jamais justifiés, ils n'empêchent pas le fonctionnement des associations. Comme nous l'explique Arsène Nene, Président de l'APDH, le récépissé est tout à fait suffisant puisque le régime des associations reste déclaratif, elles doivent seulement être déclarées à l'État et non autorisées par lui.

Pour conclure, il nous faut revenir à notre distinction initiale entre organisations plus anciennes et plus récentes. Les organisations les plus anciennes ont eu le temps se créer un réseau international, comprenant les institutions internationales, les chancelleries occidentales et les ONG internationales. Cela a deux conséquences, elles se sont institutionnalisées afin de correspondre aux normes établies par ces partenaires internationaux et elles sont beaucoup moins inquiétées par le pouvoir. Plusieurs responsables de ces organisations nous ont affirmés que leur sécurité dépendait principalement de leur bonne intégration à des réseaux internationaux. Ils se savent plus à l'abri que les organisations plus récentes de type « mouvement social », et encore plus que les activistes indépendants. De fait, ce sont ces derniers qui sont les plus exposés. Non seulement parce qu'ils tiennent des propos plus critiques envers le pouvoir, mais surtout parce qu'en cas de répression ils n'ont que peu de soutien international.

Le pouvoir ivoirien cherche désespérément à maintenir une image de démocratie respectueuse des droits humains au niveau international. Comme expliqué précédemment, Alassane Ouattara est bien plus inquiet de l'opinion internationale que de celle de son peuple. De plus en plus d'organisations cherchent donc à intégrer des réseaux internationaux afin d'y trouver une forme de protection, peut-être au détriment de leur identité propre et de leur autonomie.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard