Figure 24 : Répartition des forces internationales du
maintien de la paix en Côte d'ivoire
A la lecture des travaux de I.Bergamaschi et S.Dezalay , il
semble qu' un principe implicite au sein des Nations unies pendant la guerre
froide interdit aux membres permanents du Conseil de sécurité ou
à toute puissance régionale, tout pays supposé avoir des
intérêts particuliers dans la zone d'intervention ou ayant une
relation historique ou géographique étroite avec le pays
où l'intervention est envisagée, d'envoyer des troupes sur le
terrain. Ce principe est remis en cause à partir de 1989, et les membres
permanents du Conseil de sécurité de l'ONU sont les premiers
à encourager l'émergence d'opérations menées par
coalition sous la responsabilité du pays mandataire de l'intervention,
comme l'ont fait la Grande-Bretagne en Sierra Leone, l'Australie au Timor
oriental ou encore la France en Côte-d'Ivoire. L'absence d'armée
effective et permanente rend l'ONU dépendante de la bonne volonté
et des contributions humaines et matérielles de ses États
membres. Dans le cadre de son intervention en Côte-d'Ivoire, cette forme
de « délégation » n'en constitue pas moins un
désaveu de la communauté internationale tout entière.
Dans la majorité des cas, l'absence de consensus
international sur les modalités d'intervention conduit à la
supervision de la mission par un État qui, en fonction des circonstances
et pour des raisons diverses, trouve une motivation, et bien souvent un
intérêt, à prendre la tête de la force
multilatérale onusienne. La communauté
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internationale, méfiante depuis les revers de la
Somalie et du Rwanda, hésite à intervenir en terre africaine
(Bergamaschi et Dezalay,2005).
C'est en vertu de cela que le Conseil de
sécurité s'empresse de saluer l'intervention française
dans la crise ivoirienne, faisant au passage des accords de Lina-Marcoussis la
base de son action jusqu'à la fin de son intervention en Côte
d'ivoire, et de plébisciter le déploiement militaire de la CEDEAO
et des troupes françaises. Le conseil de sécurité, en
acceptant de déléguer la conduite de la mission de
rétablissement de la paix en Côte d'Ivoire à la France, lui
octroie également le droit de disposer d'une marge d'appréciation
et d'action dans la conduite de celle-ci. Bien entendu, la mission
générale reste sous la supervision de l'ONU qui demeure le
tributaire du résultat final.
Lorsque qu'un état prend le leadership d'une coalition
internationale, il est très souvent démontrable qu'outre ses
aspirations à la paix et à la sécurité mondiale,
l'état en question, dispose dans le territoire de son intervention,
d'intérêts stratégiques. En revanche, il est dès
lors amené à composer avec la pression qu'engendre la
responsabilité éthique et morale d'une intervention sous mandat
international. Le poids de cette responsabilité n'éradique pas
les agissements relatifs aux conflits d'intérêts mais permet
néanmoins de raisonner les aspirations prédatrices.
L'éthique, critère principal
d'évaluation de l'action internationale, ne constitue cependant pas le
premier élément de motivation de l'Etat en charge d'une
opération. C'est dans cette contradiction que se révèle la
complexité et la problématique majeure de l'intervention
française en Côte d'ivoire.
Lors des débats sur la façon de contribuer
à la gestion de la crise ivoirienne, qui anime le milieu
décisionnel français, une considération domine : Ainsi
nous citons « Aujourd'hui, il est aberrant de séparer
sécurité et développement ; tout le monde sait bien que
les deux sont liés et que les conflits en Afrique sont le principal
frein au développement du continent. Et pourtant, c'est ce que l'on
fait. En Sierra Leone, on a participé à la réinstallation
et à la restauration d'infrastructures, à la
réconciliation, on a soutenu les collectivités locales. Alors en
Côte-d'Ivoire, on a voulu faire la même chose. Mais on nous a
opposé un refus catégorique. » (Bergamaschi et
Dezalay,2005).
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La représentation du conflit Ivorien n'est alors que
« politique ». Nous pouvons également observer une certaine
réticence française à intégrer les dimensions
régionales de la crise. Pourtant, au regard de celles-ci il apparait
aujourd'hui évident que le rôle des voisins burkinabè et
libériens a été considérable dans l'entretien des
tensions dans le nord et l'ouest ivoirien. Plus qu'une crise politique, la
guerre civile ivoirienne est avant tout une crise identitaire dont la
résolution définitive ne peut être qu'endogène
à la Côte d'ivoire.
Les accords de Linas-Marcoussis que la France obtient en
janvier 2003 traduisent de la considération essentiellement politique
qui met l'accent sur une « réconciliation nationale » et
l'établissement de nouveaux codes de nationalités,
électoraux et fonciers. Ces accords de Linas-Marcoussis servent pourtant
de bases aux accords d'Accra de juillet 2004 initiés par la CEDEAO et
ceux de Prétoria d'avril 2005 initiés par l'Union Africaine
constituant l'essentiel de la solution africaine à la crise. De fait, la
France n'a de cesse depuis le début de la crise ivoirienne
d'internationaliser la gestion de celle-ci. L'explication de ce choix tient en
partie au fait que l'ONU donne à la France un capital de
légitimité considérable.
A partir des années 1990, l'action sous la
bannière de l'ONU est un vecteur de légitimité
géopolitique (Inis,1966). On comprend dès lors que la France, qui
désavoua publiquement l'intervention américaine en Irak qui se
fit sans l'aval des Nations-Unies, recherche le soutien de l'ONU pour pouvoir
affirmer agir au nom de la communauté internationale et non au nom de
ses propres intérêts. Ce rôle majeur de légitimation
collective comme fonction politique des Nations Unies a été
souligné par Claude Inis dès 1966.
L'ONU accepte ainsi des accords ou des désaccords
relatifs aux revendications, aux politiques ou aux actions des Etats, y
compris, mais pas seulement, à leurs revendications d'un statut de
membre indépendant du système international (Inis, 1966). Claude
Inis montre également que les « grandes puissances » cherchent
particulièrement à acquérir la légitimité
internationale dans leurs actions, pour justifier leurs puissances et leurs
actions, et pour se sentir en phase avec leurs consciences ».
Appliquée à la gestion par la France de la
crise ivoirienne, cette analyse montre que la situation de la France est
plutôt celle d'une ancienne puissance coloniale, familière d'un
terrain donné, que celle d'une grande puissance
hégémonique à proprement parler. Le
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statut de la France sur la scène internationale faisant
l'objet d'un autre débat, celui de la quête de
légitimité et de la reconnaissance des pairs. Puissance et
légitimité ne sont ainsi pas contradictoire mais bien
complémentaires.
Les dirigeants cherchent généralement la
légitimation non pas seulement pour satisfaire leurs propres consciences
mais bien pour renforcer leurs positions. Dans le cadre de la gouvernance en
Afrique de l'Ouest, la légitimité, à condition qu'elle
s'établisse sur la base de considérations politiques, sociales et
traditionnelles doit permettre une efficacité accrue du
président, lui permettant sérénité et
sécurité dans la détention et l'exercice du pouvoir.
Cependant, le processus de légitimation onusien
révèle la principale faille institutionnelle des Nations Unies.
L'usage courant des Nations Unies comme agence se prononçant sur
l'acceptabilité politique des politiques et positions nationales, invite
les chefs d'État à agir avec modération. Leur
préoccupation quant aux résultats des délibérations
de l'organisation peut favoriser un consensus leurs permettant d'obtenir
l'approbation collective. D'un autre côté, cet usage des Nations
unies peut conduire à une instrumentalisation de celle-ci à des
fins propagandistes, au détriment de son rôle de promoteur
d'accords diplomatiques internationaux.
La légitimation collective peut favoriser les
changements légaux et rendre le droit international plus digne de
respect et plus susceptible d'être respecté, mais cela peut aussi
valoriser les calculs de ce que la situation politique rendra possible aux
dépens des considérations qui recherchent ce que les principes de
l'ordre exigent (Inis,1966).
Dans le cas ivoirien, l'accord et l'encadrement de la mission
par l'ONU ainsi que le soutien manifeste aux organisations régionales
africaines sont censés se constituer gage d'une intervention «
internationale » et non d'une intervention « néocoloniale
» française. Mais dans ce cas précis, la faiblesse
institutionnelle et politique de ces organisations a rapidement
démontrée des limites de l'alternative régionale
(Smith,2003).
Cependant, le manque de clarté du mandat de
l'opération multilatérale portée par la France,
caractéristique de la plupart des interventions onusiennes favorise, en
l'occurrence, une certaine confusion dans les objectifs fixés et
constitue le socle des premières mises à l'épreuve des
forces françaises sur le terrain. Officiellement, la mission
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de l'opération Licorne est destinée à
éviter un affrontement le temps qu'une force de paix ouest-africaine se
mette en place sous l'égide de la Communauté économique
des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Philippe Leymarie souligne
pourtant que, dès les premières actions de la force LICORNE les
objectifs spécifiques de l'opération se révèlent,
à savoir la protection d'Abidjan, ainsi que celle des régions sud
et les centres «utiles» du pays, la dissuasion à la
progression des armées rebelles et la consolidation de la ligne de
front, le temps que se ressaisisse l'armée ivoirienne avec le risque
assumé de consacrer, au moins provisoirement, une partition de fait du
pays. (Leymarie, 2002).
Le glissement des missions attribuées à
l'opération Licorne montre d'ailleurs à quel point la
frontière est poreuse entre une opération dite « humanitaire
» et un engagement de nature à conforter sur le terrain l'une ou
l'autre des parties. Jusqu'au milieu des années 1990, les interventions
militaires d'urgence dans l'ancien pré-carré francophone avaient
le plus souvent débouché sur des actions en faveur de
régimes alliés. L'armée française intervenait dans
le cadre d'accords de défense signés avec sept États et de
coopération militaire avec vingt-cinq pays, et ce grâce à
un réseau de forces prépositionnées sur cinq bases ainsi
qu'à des échanges permanents avec les armées locales comme
en attestait la quinzaine d'exercices et les 250 escales de bâtiments de
la Marine nationale réalisées chaque année (Bergamaschi et
Dezalay,2005).
L'intervention de l'armée française en
Côte d'Ivoire constitue la première fois que la France agit sous
mandat de l'ONU dans l'un des pays de son aire d'influence. Sur demande
insistante du gouvernement d'Abidjan, Paris se résout, tout en se
refusant à faire jouer le traditionnel accord de défense
franco-ivoirien, qui ne peut être actionné qu'en cas d'«
agression extérieure », à fournir à l'armée
ivoirienne régulière, au titre de la coopération militaire
« normale », un soutien en matière de transmissions, de
transport et de ravitaillement.
Trois motifs centraux sont alors évoqués : la
sécurité des ressortissants français, l'unité de la
Côte-d'Ivoire et l'appui à la médiation de la CEDEAO. La
France semble donc dès le départ avoir le souci «
d'internationaliser » la gestion de la crise, par son appui à la
médiation de la CEDEAO et la recherche d'une légitimation par
l'ONU, certes a posteriori, de son intervention. Cependant, le caractère
flou du mandat de la force Licorne ainsi que l'évolution de son contenu
montre que la position française oscille entre la
bilatéralisation
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de la gestion de la crise ivoirienne par l'actionnement de la
coopération militaire, la multilatéralisation, et depuis les
événements de novembre 2004, la re-bilatéralisation de
celle-ci (Bergamaschi et Dezalay,2005).
La première action de la force Licorne consiste en
l'évacuation des civils français et occidentaux des villes de
Bouaké et de Korhogo, et la sécurisation de la
délégation diplomatique de la CEDEAO venue rencontrer les
rebelles du Mouvement Patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI). La France
dès le début de son intervention est critiquée par les
deux parties. Que ce soit par les forces loyales au Président Laurent
Gbagbo, pour son refus d'appliquer les accords de défense de 1962 ou par
les Forces nouvelles (ex-rebelles) pour l'entrave à leur
progression vers le sud. Une fois l'accord de cessez-le-feu accepté par
les deux parties, les objectifs de la mission Licorne sont redéfinis :
le 20 octobre 2002, à la demande du Président Laurent Gbagbo, les
troupes françaises se voient confier la tâche de veiller à
la sécurisation de la ligne née des accords de cessez-le-feu.
Avec la résolution 1464 du 4 février 2003, les missions du
contingent français sont étendues au soutien de la force CEDEAO
et à la prévention d'une déstabilisation
générale de la Côte-d'Ivoire.
Les événements de novembre 2004 montre toute
l'ambiguïté d'une intervention actionnée dans un cadre
bilatéral par la mise en oeuvre des accords d'assistance technique entre
la France et la Côte-d'Ivoire, mais effectuée sous couvert de
neutralité onusienne. Cette ambiguïté concerne en premier
lieu l'utilisation des moyens de la guerre pour des missions comportant une
fonction importante de maintien de l'ordre. Les soldats français sont en
partie chargés de tâches classiques : s'interposer entre des
groupes armés, surveiller le cessez-le-feu, établir et maintenir
une « zone de confiance », mais ils le font dans un environnement
très volatil où il n'est pas toujours aisé de distinguer
les acteurs entre eux ou de suivre les logiques de leurs actions.
Confrontés à des « émeutiers », les militaires
de la force Licorne doivent donc, nécessairement, adapter les outils
militaires à des fonctions de « police », en ayant recours,
notamment, à la gendarmerie mobile française. Cela les
amène à exercer l'une des fonctions régaliennes d'un
État pourtant encore considéré comme « souverain
». La force Licorne devient donc le bras armé mais cependant ambigu
du mandat par ailleurs « souple », du moins jusqu'en novembre 2004,
de la force onusienne envoyée sur le terrain.
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Les « Forces impartiales » que sont celles de
l'ONUCI et de la force Licorne déploient ainsi en Côte-d'Ivoire
environ 10 000 soldats, soit la moitié du contingent britannique
déployé précédemment en Sierra Leone, pays cinq
fois moins vaste. Quant à l'ordre de mission onusien, il se durcit
à partir de l'automne 2004. Alors qu'il ne pouvait jusqu'alors qu'«
observer et rendre compte » des violations du cessez-le-feu, le tandem
Licorne-ONUCI peut depuis lors « dissuader et empêcher ». Le
durcissement de l'embargo sur les armes autorise l'inspection sans
préavis de tout avion, navire, camion, port ou aéroport, et
contraint les Forces nouvelles, l'armée loyaliste et les
milices à livrer un inventaire exhaustif de leurs arsenaux.
Sa mise en oeuvre demeure cependant aléatoire.
Philippe Leymarie citait ainsi plusieurs militaires de l'opération
Licorne, dont le colonel Patrice Dumont Saint-Priest, chef des
opérations de l'ONUCI : « On nous invite à éviter
tout clash inutile [...]. » « Pas question de mettre le pays à
feu et à sang pour trois kalach' chopées à une
frontière », précise un officier de Licorne. « Posture
intenable », grommelle un témoin privilégié du
divorce franco-ivoirien. Il ne suffit donc pas d'intercepter un jour un
commando des Forces nouvelles puis, le lendemain, de bouter un
détachement des FANCI hors de la frange démilitarisée. Sur
le terrain de l'intervention, l'intervenant ne peut en effet arriver comme un
agent neutre et extérieur.
En l'occurrence, il semble a priori difficile que
les troupes françaises se débarrassent de la perception qu'elles
se sont faite traditionnellement d'elles-mêmes, de leur rôle et de
leurs interlocuteurs africains. Aussi l'opération Licorne est-elle
paradigmatique des ambiguïtés et difficultés que rencontre
tout État dans l'intervention dont il assure le leadership, tout en
mettant en relief certaines spécificités liées à la
nature particulière des relations qui lient cet État et le
terrain de l'intervention (Bergamaschi et Dezalay,2005).
Il apparait clair aujourd'hui que penser que la France
pouvait prendre la tête de l'opération de l'ONU en faisant fi du
poids de ses relations historiques avec le continent africain, et en
particulier la Côte-d'Ivoire, ancienne « vitrine » de son
ancien « pré-carré » relève de
l'ingénuité. Activement impliquée dans la construction de
l'État ivoirien, la France est donc, nécessairement, un
protagoniste de la crise ivoirienne. Par ailleurs, même la
bannière de l'ONU n'a pu débarrasser la force française de
son « imaginaire » de l'Afrique et de sa perception de soi sur le
continent.
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À cela s'ajoute une croyance assez largement
partagée par les dirigeants et les militaires français de
détenir une grande expertise du terrain et une compréhension
profonde du continent, et particulièrement de l'Afrique de l'Ouest. En
témoigne la déclaration du Président Chirac, qui, devant
les difficultés rencontrées par le Président sud-africain,
Thabo Mbeki, médiateur du conflit ivoirien mandaté par l'Union
africaine, n'hésite pas à accuser ce dernier de ne pas «
comprendre la psychologie et l'âme » ouest-africaine. Contrairement
aux élites françaises, qui seraient « naturellement »
liées par l'Histoire à cette partie du continent, le
Président sud-africain, anglophone est issu d'une Afrique Australe
éloignée tant géographiquement, qu'historiquement et
culturellement, ne pourrait pas se prévaloir du « savoir-faire
» à la française. Par ce biais la France renvoie le
continent africain à ses propres divisions spatiales, linguistiques,
historiques et « culturelles ».
Les difficultés rencontrées par les forces
françaises en Côte-d'Ivoire illustrent cependant également
un problème que rencontrent toutes les interventions onusiennes, qui
vient du fait que les acteurs locaux (population civile et hommes en armes)
dans les pays en développement ne partagent pas les illusions
bienveillantes de la communauté internationale et obéissent au
contraire à des logiques différentes. Quand la population locale
n'est pas réellement informée de façon adéquate de
la mission des Casques bleus, il est facile pour les « faiseurs d'opinion
» de crier à la conspiration néocoloniale et
impérialiste. Dans le cas ivoirien, la critique est d'autant plus facile
à diffuser que l'acteur principal de la mission onusienne est l'ancien
colonisateur. Les critiques inhérentes aux opérations onusiennes
se transforment alors en accusations anti-françaises. Pourtant,
Christian Bouquet met en garde contre le risque de lire le conflit ivoirien
comme une « guerre coloniale » et de limiter les dynamiques du
conflit à un affrontement franco-ivoirien.
On assiste plutôt à une instrumentalisation
facile et utile de la haine anti-française mis en avant par Christian
Bouquet : le pouvoir en place, en manque de légitimité,
espère pouvoir recréer une identité nationale autour de
lui-même en usant de la résistance à la domination
française. Cependant il ne faut pas s'y tromper : les sources et
interactions locales sont largement dominantes dans la compréhension du
conflit : « Derrière le rideau de fumée créé
par les évènements les plus intéressants à
médiatiser [...], et surtout
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derrière ces discours en forme d'accusation de la
France colonialiste, demeurait bel et bien la réalité profonde de
la crise ivoirienne, qui n'était rien d'autre que le spectre sans cesse
réactivé de la guerre civile » (Bouquet,2005).
D'ailleurs, la communauté internationale, y compris
africaine, ne semble pas convaincue par l'argument séduisant de la
guerre coloniale. La solidarité anticolonialiste souhaitée par le
président Gbagbo échoue et les accords de Linas-Marcoussis, dont
le contenu est repris par ceux d'Accra III et de Pretoria, sont
relégitimés par tous comme le socle d'un consensus ou du moins
une référence indispensable à toute sortie de crise
possible en Côte-d'Ivoire.
Malgré la dénonciation de son impuissance
(Rwanda, Somalie...) ou du scandale des dérapages des troupes onusiennes
(abus sexuels, trafics en tous genres), l'ONU est confrontée à
une demande accrue de ses interventions. Lorsque l'organisation décide
du déploiement d'une mission, le message politique qu'elle envoie est
fort mais il se voit affaibli lorsque le gros des bataillons provient de pays
dit en développement. Si les Casques bleus des Nations unies viennent
seulement d'une certaine partie du monde, la position de l'institution est
affaiblie parce qu'elle ne donne pas de signe politique fort. L'absence de
forte implication de la part de la «communauté internationale»
peut vite être interprétée comme un «apartheid
humanitaire» » (Guéhénno, 2004).
Le dispositif Licorne, déployé à partir
de septembre 2002, compte environ 4 000 hommes y compris les forces
françaises de Côte-d'Ivoire du 43e Bima. Disposant de chars, de
véhicules blindés et d'hélicoptères d'attaque, il
intervient, en avril 2004 avec le soutien de l'Opération des Nations
unies en Côte-d'Ivoire (ONUCI). Ce soutient permet une capacité de
réaction rapide. La Mission de la communauté économique
des Etats d'Afrique de l'ouest en Côte d'ivoire (MICECI) mise sur pied
par la CEDEAO, à la suite du sommet d'Accra I, le 29 septembre 2002 est
également déployée en soutien de la force LICORNE et de
L'ONUCI. Comptant 1 300 soldats ouest-africains en 2003, celle-ci
bénéficie de l'appui logistique français avec la
fourniture de matériel pour le renforcement des capacités
africaines de maintien de la paix (RECAMP).
L'ONUCI compte pour sa part 6 010 Casques bleus
déployés en deux secteurs : à l'ouest avec trois
bataillons bangladais à Zuénoulo et un bataillon
sénégalais à San Pedro et au
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nord avec un bataillon béninois à Korhogo, un
bataillon ghanéen à Bondouro, un bataillon marocain à
Bouaké et un bataillon nigérien. En outre, environ 200 militaires
français sont intégrés à l'ONUCI et participent
à la mission des Casques bleus, sous le nom d'opération «
CALOA ». Les troupes françaises forment donc le gros du couple
Licorne-ONUCI révélant les problématiques
mentionnées précédemment, auxquelles viennent s'ajouter
celles nées du fait que les Casques bleus de l'ONUCI proviennent tous de
pays en voie de Développement et pour certains, de pays voisins de la
Côte d'Ivoire, impliqués directement ou indirectement dans la
crise.
Depuis le Rwanda, l'action française en Afrique se
limite à des actions de coopération ou de soutien à des
forces de paix régionales, ou à l'évacuation ponctuelle de
ses ressortissants comme en 1997, sur les deux rives du fleuve Zaïre, lors
de la prise de Kinshasa par les rebelles, puis durant la guerre civile à
Brazzaville. Cette nouvelle posture fut résumée en quelques mots
par Lionel Jospin : « Ni indifférence ni ingérence ».
Le contexte de la cohabitation a empêché le Président
Chirac, qui y était favorable, d'envoyer des troupes lors du coup
d'État du général Gueï en décembre 1999.
L'intervention française en Côte d'Ivoire aurait potentiellement
pu avoir lieu en 1999. Surtout, elle ne débute aucunement en 2002, dans
un État bâti sur l'extraversion et l'ouverture vers la France.
Cette illusion d'un « début » de
l'intervention constitut pourtant le socle de la « neutralité
» des interventions onusiennes, selon laquelle l'acteur onusien
détient le monopole de la neutralité sur le terrain. Ce principe
de neutralité peut être analysé sous l'angle de la
théorie de l'agence (agency), selon laquelle chacun des acteurs
sur le terrain a ses propres perceptions de lui-même et des autres, de sa
mission, de ses objectifs, de ses méthodes d'action et de ses
intérêts.
Dans le cas ivoirien, il y aurait, dans cette optique, trois
acteurs principaux à savoir la Côte-d'Ivoire, l'ONU et la France.
Cependant, aucun de ces acteurs n'est unitaire, monolithique, et ne poursuit de
buts cohérents, bien au contraire. Ils sont tous partie prenante de la
crise, et ne jouent donc pas un rôle neutre. La crise somalienne avait
déjà montré que cette règle de neutralité en
partie idéalisée peut basculer vers une implication directe des
Casques bleus dans les affrontements (Bergamaschi et Dezalay,2005).
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Enlisés dans un conflit qu'ils jugent insolubles,
exaspérés par les provocations et séduits par les
propositions de partition territoriale de ses rivaux, les Américains
désignent un ennemi : le général Aïdid. Sa tête
fut mise à prix et de nombreux civils somaliens furent tués lors
des nombreuses missions urbaines visant à le capturer qui ont
été menées. Tirant leçon de l'expérience
somalienne, les responsables de l'organisation internationale ont reconnu que
leurs troupes avaient franchi la « Mogadishu line »,
c'est-à-dire celle du principe du consentement des parties et
surtout de la neutralité des Casques bleus. Dès lors,
l'intervention en Somalie a créé un précédent qui a
conduit à l'établissement d'un seuil symbolique entre le
maintien de la paix et la lutte contre un ennemi, et a montré
les limites de l'action onusienne en situation de conflit.
La France ne semble pourtant pas s'être prémuni
contre ce danger de « fabrication de l'ennemi ». Ainsi, le
détenteur du pouvoir politique ivoirien s'est vu être
désigné par des termes qui ont évolué, prenant
parfois un caractère péjoratif. Si au début de la crise
les porte-parole de la France qualifient le Président Laurent Gbagbo de
« légitime » ou « démocratiquement élu
», le ministre des Affaires étrangères français,
Dominique de Villepin, qualifie quelques mois plus tard le régime de
Gbagbo d'« État voyou »(Smith,2003).
Surtout, on note que les dirigeants français invoquent
les principes du droit et de la justice internationale, en prédisant que
« tout cela pourrait finir devant les tribunaux internationaux »,
reprenant parfois à leur compte les comparaisons entre messieurs
Gbagbo... et Slobodan Milosevic, ancien président yougoslave
déféré à La Haye pour crime de guerre en vertu de
ses actions lors de la crise du Kosovo. Ainsi voit-on, de façon assez
intéressante, les logiques militaro-policières et judiciaires se
superposer dans la sortie de crise envisagée en Côte-d'Ivoire, du
moins côté français.
À l'inverse, les représentants français
semblent beaucoup moins critiques vis-à-vis des mouvements dits «
rebelles » qui obtiennent une « reconnaissance quasi pleine et
entière ». En effet, leur capacité à contrôler
une frange du territoire ivoirien leur permet d'obtenir une
crédibilité. Le fait que le ministre des Affaires
étrangères rencontre les chefs rebelles à Bouaké
leur permet d'être reconnus comme interlocuteurs crédibles en leur
garantissant une légitimité pas encore accordée
jusque-là par les urnes. Cette capacité à définir
les acteurs en acteurs viables ou non, légitimes ou non, explique que
pendant la
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phase d'intervention de la communauté internationale,
naît une situation de concurrence entre les acteurs locaux pour
accéder à la reconnaissance internationale vis-à-vis de
l'ONU ou des forces qui la composent.
La crise ivoirienne serait ainsi en partie une guerre
d'égo, menée notamment par Charles Blé Goudé, chef
des Jeunes Patriotes, fidèle à Laurent Gbagbo, et
Guillaume Soro, porte-parole des Forces nouvelles. Anciens «
frères d'armes » au sein de la FESCI la fédération
estudiantine ivoirienne renommée et redoutée pour sa culture de
la violence. De même, on pourrait dire que l'ivoirité a
été instrumentalisée par tous les chefs de partis
ivoiriens pour se garantir une visibilité politique : une politique
certes mobilisatrice à l'interne et à l'externe, mais perdant
tout sens au vu des incessants revirements d'alliance dont sont férus
les hommes politiques ivoiriens, ce dont témoigne le rapprochement des
« ennemis », Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, au
sein d'un « G7 » regroupant l'opposition à Laurent Gbagbo.
L'alignement partisan propre à la politique
d'ivoirité, facilitant la lecture de la crise serait ainsi remis en
cause par ce que Jean-François Bayart appelle « l'assimilation
réciproque des élites », explicative selon lui de la
formation historique de l'État africain. C'est dans un contexte comme
celui-ci que le pouvoir structurant de l'intervenant dans sa mission est
à son comble. On peut également mettre en évidence les
logiques à l'oeuvre dans l'articulation entre populations locales et
missions onusiennes. En entrant directement dans les logiques d'affrontement
pendant le conflit, l'intervenant acquiert la possibilité de participer
à la configuration politique et sociale du conflit mais aussi de la
situation de « post-conflit » supposée la suivre (Pouligny,
2004).
La France, en orchestrant les accords de Marcoussis et en
menant l'opération Licorne, s'est mise dans une position où le
danger, de façonner la vie et le jeu politique ivoirien et de se le voir
reprocher par les acteurs locaux du conflit ou ses partenaires internationaux,
est aussi grand qu'inévitable. Dès lors la frontière entre
l'intervention et l'occupation devient poreuse. En l'occurrence, la sortie de
crise ivoirienne malgré les revendications locales du moment, ne
dépendait aucunement d'un départ des troupes françaises.
Elle illustre ainsi la conception erronée d'un protocole de sortie de
crise se résumant en 5 étapes : cessez-le-feu, intervention,
retrait, élections, alternance. Les développements
précédents ont cependant tenté de démontrer que
cette vision reste ancrée dans la
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philosophie et la sémantique de l'urgence et donc, dans
bien des cas, vouée à l'échec. Cela car elle manque
d'historicité (tant du passé que du futur), n'englobant la
réalité du terrain que de façon ad hoc, et bien
souvent trop tard (Bergamaschi et Dezalay,2005).
La sortie de crise ivoirienne en 2011, demeure fondamentale
dans la mesure où si elle marque le retour de la « paix » sur
le territoire ivoirien, elle en demeure ni plus ni moins de l'expression la
plus manifeste de l'échec ivoirien à achever sa construction
identitaire de manière endogène, laissant planer le spectre d'un
retour de conflit.
Pour Henri Yebouet , la chute du Président Laurent
Gbagbo, le 11 avril 2011, met fin à l'épisode tumultueux de la
succession politique de Houphouët-Boigny. Les stigmates de cette violente
période restent malgré tout visibles, ne serait-ce qu'en raison
de l'engagement armé des forces onusiennes et françaises. Cette
incursion internationale dans le débat ivoirien a été
diversement interprétée, compte tenu du contexte
général de la crise. L'intervention occidentale s'est
résumée à un parti pris en faveur de l'un des
protagonistes, au nom de l'urgence de protéger les populations civiles
et d'empêcher l'utilisation d'armes lourdes. Sans avoir
nécessairement explorée toutes les options de résolution
pacifique, telle la voie du recomptage envisageable comme ce fut le cas en
Haïti, l'intervention française a suscité maintes suspicions
que le mandat onusien n'a pas suffi à dissiper. Le comportement des
rebelles, reconvertis en FRCI (Forces Républicaines de Côte
d'Ivoire), n'a été ni clairement dénoncé, ni
condamné en huit années de crise (2002 - 2010), tandis que les
exactions décriées n'ont fait l'objet d'aucune sanction. Au
lendemain de cette crise post-électorale, des messages de paix et de
réconciliation sont lancés et traduits par la mise en place d'une
commission « Dialogue, Vérité, Réconciliation »,
présidée par l'ancien premier ministre Charles Konan Banny mais
ne parviennent, si ce n'est en apparence, à garantir un climat de paix
sociale et de sécurité (Yebouet, 2011).
Aujourd'hui, après une décennie de gouvernance
Ouattara, l'élection présidentielle de 2020 et les incertitudes
politiques qu'elle révèle, laisse les ivoiriens face un choix
capital : « sois nous prenons le chemin du Ghana et commençons
à prospérer soit nous prenons le chemin de la Sierra Léone
et du Libéria », me citait « Guillaume Gbato »
président du Syndicat National des Professionnels de la Presse de
Côte d'Ivoire.
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En définitive la pratique de la citoyenneté
ivoirienne entre 1990 et 2011 se caractérise par son hyperpolitisation
ainsi que par sa brutalisation du fait d'une guerre civile qui a vu les jeunes
ivoiriens descendre dans la rue et prendre les armes afin d'être une
partie prenante active et reconnu de la vie politique et citoyenne ivoirienne.
Cette hyperpolitisation de la pratique citoyenne ivoirienne est la
conséquence de la bataille politique menée par les principaux
héritiers politique de F.Houphouët-Boigny.
Le dauphin Henri Konan Bédié, par sa tentative
de redéfinir le contrat social ivoirien à travers
l'ivoirité a voulu transcender sa seule légitimité
institutionnelle et acquérir une légitimité sociale. Cette
tentative a eu pour principale conséquence d'attiser des tensions
sociales que F.Houphouët-Boigny a su contenir à travers une
brutalisation traumatisante des ivoiriens lors de la période des faux
complots. Son éviction lors du putsch du Général
Gueï, qui ne rencontre aucune contestation populaire démontre bien
du manque d'amour et de légitimité sociale de ce dernier
L'opposant historique, Laurent Gbagbo, est sans doute celui
dont le charisme et la gouvernance du pays se rapproche le plus de ce qu'a pu
faire Félix Houphouët-Boigny. Sa période à la
tête du pays, plus qu'une révolution structurelle de la
société ivoirienne et de la manière de la gouverner
apparait aujourd'hui comme une tentative continuité de ce qu'a pu
être la gouvernance sociale Houphouët-Boigny, l'ethnocentrisme
bété supplantant l'ethnocentrisme baoulé. Son discours
politique hostile à l'étranger, responsable selon lui de sa
défaite politique en 1990 face au « vieux caïman » qu'il
n'aura jamais pu tenir en respect de son vivant, a eu des conséquences
sociales désastreuses. La population alors instrumentalisée
politiquement a pris la voie d'une xénophobie dont elle a
déjà fait preuve par le passé. Si en 1958 elle est la
réponse à l'abandon social de ses dirigeants de l'époque,
elle est à partir de 1990 l'expression d'un peuple bété
qui ne reculera devant rien pour jouir de son Momentum politique. En somme
l'élection présidentielle de 2000 apparait comme une
instrumentalisation de la démocratie de la part du Front populaire
Ivoirien qui a pour but d'exclure définitivement un prétendant
à l'investiture suprême. Mais ce seront bien une partie des
ivoiriens qui se sentiront exclus de la vie citoyenne et politique ivoirienne.
La rébellion débutée en 2002 constitue le retour de
bâton de cette instrumentalisation démocratique qui donna certes,
une légitimité politique à Laurent Gbagbo mais aucunement
une légitimité sociale, que aucun
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président à part Houphouët-Boigny n'a
réussi à obtenir dans la jeune histoire de la Côte
d'ivoire.
Depuis la fin crise post-électorale de 2011, le «
christ de mama » a pris la dimension d'un « martyr » dans la
mesure ou son éviction (temporaire ?) est encore considérer par
une partie de la population comme le fait d'une ingérence
internationale.
Le président Alassane Ouattara, héritier
politique de Houphouët-Boigny et grand vainqueur de la « guerre de
succession » est une personnalité remarquable dans la mesure
où elle est celle qui incarne le plus les problématiques
liées à l'exercice de la citoyenneté ivoirienne. Que ce
soit par les débats liés à sa nationalité et
à son éligibilité politique qui révéleront
au monde l'inachèvement du processus de détermination de la
nation ivoirienne, ou encore par son accointance avec l'appareil politique
français comme en témoignent ses liens d'amitié avec
Nicolas Sarkozy, dont l'impartialité au moment de la crise
post-électorale de 2011 se doit d'être questionnée. Et
enfin de par sa gouvernance depuis 2011 qui s'inscrit dans la continuité
de celle qu'il a démarré en 1990 lors de sa primature
caractérisée par une intense libéralisation
économique et une restriction de l'espace civique.
A la différence des années 1990, le peuple
ivoirien a grandi et appris de son histoire et aujourd'hui le « nouveau
miracle ivoirien » se heurte à une population qui contrairement au
premier miracle ivoirien ne compte pas être mis à la marge du
développement du pays.
Nous allons nous intéresser dans le prochain chapitre
à l'action des organisations de la société civile
ivoirienne agissant dans la sphère du développement pour
comprendre dans quelle mesure elle agissent dans un contexte favorisant la
finalité de leurs actions, à savoir l'alternance
démocratique et le changement social.