Université de Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis
UN GESTE MULTIDIMENSIONNEL
Etude du diptyque geste musicien - geste musicologique
Florent AILLAUD
sous la direction de M. Jean-Paul OLIVE
Mémoire de Master 1 Septembre 2014
Université de Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis
UN GESTE MULTIDIMENSIONNEL
Etude du diptyque geste musicien - geste musicologique
Florent AILLAUD
sous la direction de M. Jean-Paul OLIVE
Mémoire de Master 1 Septembre 2014
Remerciements
3
Avant toute chose, je souhaite remercier tout
particulièrement mon Directeur de recherche, M. Jean-Paul Olive, pour sa
patience, son exigence, ainsi que pour le temps précieux qu'il m'a
accordé afin d'effectuer ce travail de recherche et élaborer ce
mémoire.
Je remercie également l'ensemble du corps
d'enseignant-chercheurs de l'Université de Paris 8 -
Vincennes-Saint-Denis et en particulier MM. Joël Heuillon, Guillaume
Loizillon et Frédéric Duhautpas, qui ont su nourrir ma
réflexion grâce à leur enseignement au sein de leurs
séminaires et aux conseils avisés qu'ils m'ont
prodigués.
Je tiens à exprimer toute ma gratitude envers Alain, un
professeur et ami, qui, en m'offrant un jour de février 2009 mon premier
disque de Julian Bream, m'a donné envie de persévérer dans
cette belle voie et m'a appris véritablement à aimer la
musique.
Je tiens enfin à remercier chaleureusement Claire, pour
la tendresse qu'elle me témoigne au quotidien et son aide toujours si
précieuse, ainsi que mes parents, pour leur soutien inconditionnel dont
ils font preuve chaque jour et leur encouragements, si stimulants même
à quelque huit cent kilomètres de Paris.
Sommaire
REMERCIEMENTS AVANT-PROPOS
INTRODUCTION p.7
PREMIERE PARTIE - Du geste musicien p.10
1. Jeu instrumental et rapport au corps p.11
1) Préambule p.11
2) Considérations physiologiques p.12
3) Le jeu instrumental entre concret et abstrait : notion
d'état de corps
ou de pensée motrice p.17
2. Musique et technique p.21
1) Valorisation de la virtuosité et culte de
l'interprète p.21
2) Du signe au mouvement, du mouvement au geste musicien
p.23
3) Technique de composition, technique instrumentale p.27
3. Le tandem interprète - spectateur-auditeur : quels
enjeux autour
du geste musicien ? p.28
1) Le geste musicien pour « donner à entendre »
p.28
2) Le geste musicien pour « donner à voir »
p.31
3) Synthèse : définition du geste musicien p.34
DEUXIEME PARTIE - Du geste musicologique p.35
1. L'interprète et l'oeuvre p.36
1) De la nécessité de redéfinir le travail
et les cercles
de l'interprète moderne p.36
2) Interpréter le contenu p.39
3) Interpréter les contours p.42
2. Transcription et arrangement : le geste musicologique par
excellence ? p.44
1) Transcription et arrangement : quoi, pourquoi, pour quoi,
pour qui p.44
2) Traduire c'est trahir, transcrire, est-ce trahir ? p.48
3) Etude de cas : réalisation d'une transcription de la
Sonate en ré majeur
K.178 de Domenico Scarlatti p.51
3. Le tandem geste musicologique - geste musicien : dans la
conscience
imageante de l'interprète p.55
1) La conscience imageante, de Sartre à Leibowitz p.55
2) La conscience imageante, trait d'union entre geste
musicologique
et geste musicien ? p.58
3) Synthèse : définition du geste musicologique
p.59
TROISIEME PARTIE - APPLICATION PRATIQUE DE LA GESTIQUE DE
L'INTERPRETE :
2nd mouvement « Dark » d'All in Twilight, Tôru
Takemitsu p.60
1. Etude des contours de l'oeuvre p.61
1) Tôru Takemitsu (1930-1996) et All in Twilight
:
brève présentation du compositeur et de l'oeuvre
p.61
2) Eléments stylistiques généraux p.63
3) Julian Bream, commanditaire et dédicataire d'All
in Twilight p.65
2. Etude du contenu de l'oeuvre p.66
1) Une première partie A ou la célébration
du principe de jo-ha-kyu p.66
2) Une seconde partie B ou l'envers de A p.72
3) A' : un nouvel éclairage p.76
4) Coda : du côté de chez Berg p.76
3. Synthèse p.78
CONCLUSION p.79
BIBLIOGRAPHIE p.82
TABLE DES ANNEXES p.90
ANNEXES p.91
TABLE DES MATIERES p.109
6
Avant-propos
Dans l'introduction du recueil d'articles Expression et
geste musical, Susanne Kogler et Jean-Paul Olive affirment la
nécessité d'étudier et d'analyser la notion de geste
en musique :
[S]ans doute une réflexion rigoureuse à propos
[du geste musical] est-elle devenue nécessaire, peut-être
même urgente, [...] afin de rendre au musical l'intensité qui doit
être la sienne.1
De la même manière, notre réflexion
organisée au sein de ce mémoire se donnera pour objectif
d'éclairer ce concept perçu souvent de manière floue mais
qui est pourtant primordial tant dans l'appréhension de la production du
monde sonore associé à l'oeuvre que dans sa réception.
Signalons, d'autre part, que si le geste est actuellement au coeur de
nombreuses recherches musicologiques, ce dernier est généralement
mis en relation avec l'acte de composer, c'est-à-dire en tant que
geste compositionnel ; notre travail, quant à lui, se veut
analyser la gestique associée à l'interprète musical, et
plus particulièrement au guitariste classique.
Néanmoins, il semble important de signaler que notre
étude n'est pas et ne se veut pas une étude purement
guitaristique. Si cette dernière s'appuiera et prendra souvent comme
point de départ la guitare classique, ses techniques de jeu et son
répertoire, ce ne sera que par souci d'intelligibilité et de
concret. En effet, tout travail de recherche - et certainement encore davantage
en Master 1 - nécessite de se focaliser sur un corpus d'oeuvres en
particulier afin de chercher à la fois clarté et concision.
Ainsi, notre but n'est pas de rester cantonnés autour de la guitare
classique mais de nous servir de cet instrument pour élargir notre champ
de recherche sur l'interprétation et l'esthétique musicale en
général. Par ce biais, nous tenterons de réfuter et
de faire oublier l'affirmation de Maurice Ohana, d'ailleurs assez surprenante
pour un compositeur ayant lui-même contribué à un si bel
enrichissement du répertoire guitaristique : « [u]n monde de la
guitare certes, mais en marge de la vie musicale et incapable de sortir de son
isolement. »2
1 Suzanne Kogler et Jean-Paul Olive, Expression et
geste musical, Paris, L'Harmattan, 2013, p. 9
2 Alain Mitéran, Histoire de la
guitare, Paris, Zurfluh, 2007, p. 13
7
Introduction
Le terme « geste » - qui plus est dans le domaine de
l'Art - fait montre d'une certaine ambiguïté, certainement
provoquée par la richesse sémantique liée à ce
vocable, c'est pourquoi le définir n'est pas tâche aisée.
Pour autant, cette complexité et cette diversité peuvent nous
permettre d'appréhender de manière pertinente la chaîne de
la création artistique, de la production de l'oeuvre à sa
réception. Ainsi, la réflexion articulée au sein de ce
mémoire de recherche prendra justement comme point de départ la
richesse sémantique contenue dans la notion de geste,
transposée en musique, afin d'expliciter les enjeux auxquels le
musicien-interprète, et plus particulièrement le guitariste
soliste, se confronte dans sa relation avec l'oeuvre.
Le mot « geste » est issu, d'une part, du nom commun
gestus et, d'autre part, du verbe gestere en latin, le
premier signifiant « mouvement » mais également «
contenance », et le second renvoyant à l'acte de « porter
». Il est intéressant de remarquer que l'étymologie
même de ce mot renferme déjà en elle son
ambiguïté ; en effet, mis à part le mouvement corporel
auquel il est communément associé, celui-ci est aussi un moyen de
« porter », de véhiculer quelque chose,
c'est-à-dire du sens, des sens, même, et ce de
manière tacite.
En matière de geste associé au domaine
artistique, Giorgio Agamben propose la définition suivante :
Geste est le nom de cette croisée où se
rencontrent la vie et l'art, l'acte et la puissance, le général
et le particulier, le texte et l'exécution. Fragment de vie soustrait au
contexte de la biographie individuelle et fragment soustrait au contexte de la
neutralité esthétique : pure praxis. Ni valeur d'usage, ni valeur
d'échange, ni expérience biographique, ni événement
impersonnel, le geste est
3
l'envers de la marchandise.
Le philosophe italien va même plus loin en
présentant le geste en tant que médialité pure,
agir communicationnel4. De la même manière en
musique, nous nous refuserons de définir le geste de l'interprète
comme un acte unique ou solitaire, mais plutôt comme
3 Giorgio Agamben, Moyens sans fins, notes sur la
politique, Paris, Rivages, 2002, p.90
4 Le laboratoire du geste, Le geste comme
médialité, consultable via :
http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article3
8
un lieu de rencontre entre technique, intellect et expression.
Puisque le geste « concrétise l'abstrait et symbolise le concret
»5 comme a pu l'écrire Geneviève Calbris, notre
réflexion cherchera par conséquent à proposer une
typologie du geste musical reflétant cette diversité
sémantique. Ainsi trouverons-nous du concret dans les mouvements
digitaux et plus globalement corporels, répétés et
travaillés en amont par l'instrumentiste soucieux de présenter
une performance techniquement parfaite, mais de l'abstrait également
dans l'imaginaire intellectualisé par ce même interprète
souhaitant réaliser tout le potentiel expressif de l'oeuvre à
travers le monde sonore adressé à son auditoire ; du concret
encore dans la succession formelle et temporelle des pièces qui
composent son programme de concert et, parallèlement, de l'abstrait au
travers de la portée esthétique, sociale, ou encore ludique de ce
même enchaînement.
D'autre part, proposons sans plus attendre une première
définition du musicien-interprète sur laquelle nous pourrons
baser notre réflexion dans la suite de notre propos - et que nous
tâcherons, d'ailleurs, de réviser plus tard au cours de notre
argumentation. Il semble intéressant, et d'autant plus dans notre
société moderne où l'information est de plus en plus
accessible, de considérer ce dernier comme un relais entre ce qu'Antoine
Hennion appelle les traces de l'oeuvre (partition, littérature,
échanges éventuels avec le compositeur, enregistrements
préexistants, expériences de concert) et l'auditeur, que le
musicien soit présent de manière physique ou non, selon que nous
nous placions dans le cadre du spectacle vivant ou de l'écoute sur
support enregistré. Ce relais étant un individu pensant et non
une simple « machine » automatisée, il manifeste
nécessairement sa propre subjectivité dans cette oeuvre, tant
dans sa réalisation purement instrumentale et technique (choix des
doigtés, par exemple), dans ses paramètres musicaux (dynamiques,
timbres, tempi) ou que dans ses dimensions historiques, sociales,
musicologiques ou encore esthétiques. Son discours, ou
princeps, doit être à la fois intelligible pour le
récepteur, mais également fidèle aux items et à
l'ensemble des unités sémantiques et techniques couchées
sur la partition par le compositeur. Pour ce faire, l'interprète
effectue des choix, fruits de son expérience et de sa conscience
musicale :
5 Geneviève Calbris, Geste et parole, In
Langue française, vol. 68, n° 1 (1985), p.83
9
L'exécution ne saurait être pur respect dans la
mesure où elle ajoute nécessairement à l'oeuvre
écrite : l'exécution musicale ne peut éviter d'être
créatrice, et le problème pour l'exécutant sera
d'harmoniser avec l'essence de l'oeuvre l'apport original de sa
réalisation.6
Gageons d'ailleurs que ce sont précisément ces
choix qui permettent à l'artiste de produire une performance
véritablement unique, s'inscrivant dans, ou plutôt
comme un moment « rare et inattendu »7.
Suite à ces quelques considérations
préalables, plusieurs questions qui alimenteront notre réflexion
tout au long de ce mémoire de recherche sont d'ores et
déjà soulevées : quelles différentes formes peut
prendre la relation entre musique et geste chez le musicien-interprète
dans sa transmission de l'oeuvre, entre restitution et recherche
d'originalité ? Par quels moyens celui-ci stimule-t-il sa conscience
artistique, entre objectivité et subjectivité, au service du
monde sonore proposé à l'auditeur ? A quelles contraintes le
musicien se confronte-t-il, en particulier lorsque l'oeuvre qu'il souhaite
interpréter ne fait pas partie de son répertoire instrumental,
nécessitant de réaliser un arrangement, modifiant donc le texte
même, c'est-à-dire le princeps originel ? Enfin, qu'ont
l'oeuvre, l'exécutant et l'auditeur à gagner ou à perdre
dans l'utilisation de l'analyse musicale par ce musicien-interprète ?
L'organisation de ce mémoire s'articulera selon trois
axes de réflexion : les deux premiers mettront en évidence
l'existence de deux dimensions de la gestique de l'interprète
guitariste, que nous nommerons respectivement geste musicien et
geste musicologique.8 Notre troisième partie, quant
à elle, proposera une analyse personnelle du second mouvement «
Dark » d'All in Twilight du compositeur japonais Tôru
Takemitsu. En nous appuyant sur les concepts présentés dans les
deux premiers axes, il s'agira ainsi d'appliquer véritablement notre
argumentation théorique au cas particulier d'un interprète qui se
confronte à cette oeuvre en vue d'un enregistrement sur support
enregistré9.
6 Gisèle Brelet, L'interprétation
créatrice : l'exécution et l'oeuvre, Paris : P.U.F., 1951,
p.40
7 François Nicolas, L'analyse musicale du
concert : quelles catégories ? In Le Concert. Enjeux, fonctions,
modalités, Françoise Escal et al., Paris, L'Harmattan, 2012,
p.9
8 Notons que cette proposition de typologie ne se
veut pas exhaustive dans ce mémoire de recherche, mais aura besoin
d'être complétée lors d'un futur mémoire de Master
2, lequel visera à rendre compte d'un autre aspect du geste, à
savoir le geste esthétique. Nous nous focalisons exclusivement
ici sur le geste musicien et le geste musicologique afin
d'aborder au terme des deux mémoires de Master l'ensemble de ces trois
aspects du geste dans les meilleures conditions de recherche et de
rédaction.
9 Cf. DVD en annexe du mémoire
CHAPITRE 1 :
Du geste musicien
Chapitre 1 Du geste musicien
11
« Le sonore prend au corps, prend le
corps et libère, une fois de plus, les rumeurs venues d'un
vécu en train d'être vécu. »10
Christine Esclapez
Nous souhaitons débuter la rédaction de ce
mémoire de recherche en présentant une première dimension
de la gestique de l'interprète, ci-après nommée geste
musicien. Afin d'appréhender cette dernière de la
manière la plus précise et exhaustive possible, nous serons
amenés à discuter de notions et de concepts qui lui sont
directement ou indirectement liées, tels que le jeu instrumental,
l'état de corps, la relation qu'entretient la musique avec la technique,
ou encore les différents enjeux de l'interprétation d'une oeuvre
en concert, pour l'artiste qui se produit comme pour le destinataire de la
performance artistique. Dans un souci de méthodologie, nous ne
proposerons une véritable définition du geste musicien
qu'au terme de ce premier chapitre.
1. Jeu instrumental et rapport au corps 1)
Préambule
Le corps occupe une place primordiale en musique, tant dans sa
production que dans sa réception. Rappelons en effet qu'au IVe
siècle avant notre ère, Platon, dans la lignée de Damon et
un siècle après lui, mettait déjà en
évidence l'influence de la musique sur l'âme - en tant que
psyché - et la capacité de celui qui la maîtrise
d'éduquer l'individu, en contrôlant notamment ses humeurs et son
comportement. Ainsi, pour le philosophe grec, l'utilisation de modes
mélodiques spécifiques associés à une
instrumentation particulière devait produire une action forte sur le
corps et l'esprit de l'auditeur.11 A noter d'ailleurs que cette
conception de l'expressivité musicale a perduré plus d'un
millénaire durant ; en effet, dans son Grand Traité
d'instrumentation et d'orchestration moderne, Berlioz n'hésitera
pas à associer un caractère bien particulier à chaque
instrument et à chaque tonalité 12, à un point
tel que la précision langagière et l'utilisation de la
métaphore servant à les caractériser aura même
tendance
10 Christine Esclapez, La musique comme parole des
corps, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 233
11 A titre d'exemple, le mode ionien sera
qualifié d' « amollissant et lâche », le dorien de
« viril et grave».
12 Berlioz qualifie ainsi le caractère de la
tonalité de do mineur de « pathétique, mais actif et
énergique dans la révolte, sombre néanmoins » ou
encore celui de ré majeur de « gai, bruyant, un peu commun ».
Voir Grand Traité d'instrumentation et d'orchestration moderne,
Paris, Henry Lemoine, 1843, réed. 1993, p. 33
Chapitre 1 Du geste musicien
12
à faire douter tout musicologue ou mélomane
averti de leur véracité, ou tout du moins de leur
universalité.
Néanmoins, il ne s'agit pas de polémiquer sur
les diverses conceptions de l'ethos ayant eu cours au fil des
siècles et des courants de l'Histoire des Arts, et nous tentons
d'appréhender ici la mise en oeuvre sonore de l'interprète de
manière davantage pragmatique. Pour ce faire, il convient
premièrement de nous pencher sur la notion de jeu instrumental. Le
Dictionnaire instrumental et orchestral la présente comme
étant la « manière d'exécution de la musique, au
moyen des instruments de musique [...] »13. Force est de
constater que cette définition mériterait d'être
étoffée ; dans notre étude, nous tâcherons de
concevoir le jeu instrumental comme l'action de l'interprète, lequel
utilise ses doigts, ses mains, plus globalement son corps et qui, au contact de
son instrument, exécute un ensemble de mouvements complexes,
intellectualisés et mémorisés, destinés à
produire des sons - nous traiterons particulièrement le cas du jeu
instrumental du guitariste classique. Ce rapport intime entre les mouvements du
corps et l'intellect du musicien nous invite à étudier tout
d'abord le jeu instrumental sur le plan physiologique.
2) Considérations physiologiques a)
Généralités
L'interprète - qui peut d'ailleurs lui-même
être considéré comme un auditeur, ou un écouteur
de musique14, au même titre que le compositeur et le
destinataire de la performance artistique, car admettons sans mal que « la
musique est d'abord quelque chose qui s'écoute, et cela même pour
quelqu'un qui la lit »15 - subit des perturbations
physiologiques majeures sur lesquelles il est nécessaire de nous
arrêter. En effet, au cours de sa performance, les sens du musicien sont
en alerte permanente et différentes aires du cerveau sont
stimulées simultanément. Celles-ci, en retour, renvoient des
réponses motrices par le biais de messages nerveux destinés aux
muscles qui exécutent les mouvements requis par le jeu instrumental et
l'oeuvre musicale.16
13 Propos retranscris dans Jeu instrumental,
http://www.medecine-des-arts.com/+-Jeu-instrumental-+.html
14 François Coadou, La musique baroque :
une musique contemporaine ? L'interprétation chez Harnoncourt,
http://www.musicologie.org/publirem/coadou_02f.html
15 Eric Dufour, Qu'est-ce que la musique ?,
Paris, Vrin, 2005, p.34
16 Voir Annexe n°1
Chapitre 1 Du geste musicien
13
Chapitre 1 Du geste musicien
Signalons que les mouvements corporels et digitaux ont
très peu d'amplitude spatiale et temporelle, à la fois par souci
d'efficacité dans le jeu instrumental pour le musicien et
d'esthétique visuelle pour le spectateur. Ils sont conscients, c'est
pourquoi ils ne peuvent, par définition, être
caractérisés comme des réflexes. De plus, les mouvements
du musicien sont à la fois globaux et sélectifs car ils
requièrent à la fois l'action du tronc, de membres entiers, mais
également et de façon plus précise, des articulations et
des muscles palmaires et digitaux. En somme, le jeu instrumental
concrétise dans le temps et l'espace la relation quasi-fusionnelle entre
le corps du musicien et son instrument de musique, laquelle constitue un
facteur essentiel en vue de la réalisation des potentiels techniques,
expressifs et esthétiques de l'oeuvre. Laissons le soin à Denis
Loizon d'illustrer notre propos :
Si l'homme est un être sensible, le musicien serait
doté d'une double sensibilité, celle de son corps en relation
avec la musique et celle de son corps en relation avec l'instrument qui produit
cette musique.17
D'autre part, une notion fondamentale concernant
l'apprentissage et l'appropriation de l'oeuvre par l'interprète
nécessite d'être mise en évidence afin d'appréhender
la dimension physiologique du jeu instrumental, à savoir la
plasticité cérébrale (également
appelée plasticité neuronale ou
neuroplasticité). Celle-ci peut être définie comme
la capacité du cerveau à adapter son organisation interne sous
l'effet de la répétition de gestes et d'actions similaires, en
créant de nouvelles connexions neuronales et en augmentant la taille des
aires stimulées.18 Elle permet de conférer des
fonctions automatiques aux mouvements volontaires19, ce qui diminue
à la fois l'effort physique et mental lié à leur
réalisation, leur temps d'exécution également, et augmente
leur précision. Chez le musicien, la plasticité
cérébrale se traduit en particulier par le développement
accru du volume occupé par les zones sensorielles et motrices.
17 Denis Loizon, Recherche et formation,
Deltand Muriel (2012) Musique de soi. Du sensible de soi au musicien
révélé...Vers un renouveau des formes de
biographisation, Université de Bourgogne,
http://rechercheformation.revues.org/1999
18 Voir annexes n°2 et 3
19 Dr B. Boutillier et Pr G. Outrequin
définissent le mouvement volontaire de la manière suivante :
« Le mouvement volontaire résulte d'une impulsion
intérieure et consciente. Il nécessite une idéation
préliminaire. Il existe cependant, à
l'intérieur du mouvement, des fonctions automatiques. Elles sont
nombreuses et importantes. Elles concernent :
- La nécessité de l'équilibre
- Le soutien inter - articulaire
- La chronologie des étapes dans le déroulement du
mouvement global. »
Voir Anatomie,
http://www.anatomie-humaine.com/Introduction.html
14
Ajoutons enfin que la nature de l'activité
physiologique est liée à la fois aux types de mouvements
réalisés, au résultat sonore produit (incluant l'ensemble
des paramètres du son) et à l'expérience musicale
de l'instrumentiste (due à la plasticité cérébrale
et au rôle de la mémoire, notamment). Par conséquent, la
dimension corporelle de la musique chez l'interprète dépendra
intimement des particularités organologiques et des contraintes
directement liées à la facture même de l'instrument qu'il
pratique ; ainsi, un guitariste, un clarinettiste ou un percussionniste
n'auront évidemment pas le même rapport de
corporéité avec leur instrument. Au regard du répertoire
que nous souhaitons étudier dans ce mémoire de recherche, il
convient à présent d'axer notre réflexion sur les
particularités physiologiques du jeu guitaristique.
b) Particularités du jeu guitaristique
La production d'un seul son à la guitare requiert -
dans l'immense majorité des cas - l'utilisation simultanée des
deux mains, qui réalisent chacune des mouvements de natures
différentes. L'instrumentiste sollicite activement une grande
diversité de muscles, localisés dans le dos, le buste, les
épaules, les bras, et tout particulièrement dans les avant-bras
et les mains.20
D'une part, du côté du manche (soit le
côté gauche pour le jeu en droitier), le bras repose le long du
corps tandis que l'avant-bras est maintenu en l'air afin de tenir le manche
entre le pouce et les autres doigts, comme une « pince ». Index,
majeur, annulaire et auriculaire sont fléchis, soit suspendus, soit en
tension pour appuyer les cordes contre la touche.21 D'autre part, du
côté de la caisse de résonance (le côté droit
pour le jeu en droitier), le bras reste lâche, l'avant-bras est
posé sur l'arrête de l'éclisse et de la table d'harmonie
pendant que le poignet est légèrement relevé, le plus
stable possible. Les doigts sont tantôt posés en équilibre
sur les cordes, tantôt les pincent tantôt les
butent.22
20 Voir annexes n°4 et 5
21 Voir annexe n°6
22 En buté, le doigt du guitariste repose -
« bute » - contre la corde immédiatement supérieure ou
immédiatement inférieure (selon que l'on joue respectivement avec
le pouce ou les autres doigts) après avoir pulsé la
première corde. Cette technique permet à la fois de couper le son
de la seconde corde et de mettre en valeur une mélodie par rapport
à son accompagnement (le son aura facilement une plus grande
intensité qu'en pincé, autre technique où cette fois, le
doigt, après avoir joué la corde, ne repose sur aucune autre). Le
buté et le pincé sont fréquemment associés, dans
les arpèges, par exemple ; en effet, l'instrumentiste peut notamment
buter la ligne mélodique pour la mettre en valeur
(généralement avec l'annulaire) par rapport aux autres notes de
l'accompagnement exécutées en pincé sur d'autres cordes
par le pouce, l'index et le majeur.
Chapitre 1 Du geste musicien
15
Intéressons-nous à présent aux
différents facteurs physiologiques permettant de modifier la nature du
son dans le jeu guitaristique, lesquels ont été
synthétisés au sein du tableau suivant :
Paramètres du son
|
Physionomie du mouvement de l'instrumentiste pour les
modifier
|
Durée
|
La guitare étant un instrument à cordes
pincées, la durée du son est intimement liée à son
intensité, contrôlée par la vitesse et la force d'attaque
de la corde. La main gauche comme la main droite peuvent couper subitement ou
étouffer progressivement le son en se posant sur les cordes
vibrantes.
|
Intensité
|
Comme explicité plus haut, l'intensité
dépend principalement de la force et de la vitesse d'attaque de la corde
par les doigts de la main droite (ainsi que de la facture même de
l'instrument, agissant également sur la durée et le timbre).
|
Hauteur23
|
La main gauche, selon l'emplacement de l'appui de la corde
contre la touche, modifie sa longueur, et donc la hauteur de la note lorsque
celle-ci sera jouée à la main droite. Elle agit également
sur la possibilité d'exécuter un vibrato, de la même
manière que les autres instruments de la famille des cordes
frottées et pincées.
|
Timbre
|
C'est sur ce facteur que la guitare manifeste certainement le
plus sa richesse sonore. La main droite en est la plus grande responsable,
selon l'angle et la zone d'attaque de la corde (le son sera plus « rond
» vers la touche, plus « clair » vers le chevalet), le type et
la taille de l'ongle également, tout comme la quantité de pulpe
en contact.
La main gauche, quant à elle, influera sur le timbre
selon que l'appui de la corde contre la touche se fera avec le bout du doigt,
ou avec davantage de pulpe. En outre, la posture de l'instrumentiste et le
matériel associé (repose-pied, gitano, ergoplay) agissent
également sur le timbre en modifiant la surface de bois en contact avec
le corps du musicien (l'utilisation du repose-pied induit une surface de bois
en contact avec le musicien plus importante, en ajoutant notamment une partie
de l'éclisse sur la cuisse, ce qui étouffe naturellement
davantage le son).
|
23 Notons que le guitariste joue
systématiquement « juste » (à partir du moment
où l'accordage des cordes à vide et la facture de l'instrument
sont corrects) grâce à la présence des frettes. Pour
autant, le son sera facilement « ingrat » à l'écoute si
le doigt de la main gauche n'est pas posé au plus près de ces
frettes (on dit communément que la corde « grésille »).
Cette particularité des instruments à cordes frettées
demande donc au musicien une grande précision de la main gauche: la zone
« acceptable » d'exécution de la note est comprise entre 1 et
1,5 cm selon la position de la case sur le manche. A titre comparatif, c'est
deux fois moins que la largeur d'une touche blanche de piano.
Chapitre 1 Du geste musicien
16
En outre, il est intéressant de s'arrêter sur les
propos de Daniel Moyano, qui, dans le prologue de Science et méthode
de la technique guitaristique du célèbre guitariste,
compositeur et pédagogue argentin Jorge Cardoso, affirme que « bien
jouer d'un instrument consiste, en somme, à dépasser ses propres
problèmes vitaux ».24 Ainsi, la réalisation de
l'ensemble des potentiels techniques de l'oeuvre musicale nécessite
d'annihiler les difficultés d'exécution des différents
mouvements corporels et digitaux. Pour ce faire, la répétition de
ces mouvements (en changeant le tempo, en y associant différents
rythmes, par exemple) est indispensable, afin de permettre « la
régulation du tonus musculaire sur lequel [le système nerveux]
exerce une action freinante », « exercer un rôle d'inhibition
de mouvements involontaires, empêchant l'apparition de mouvements
inutiles »25 et mémoriser de manière sensitive
(par le toucher, la vue et l'ouïe) l'ensemble de ces mouvements. C'est en
ce sens que les « exercices techniques » et les «
échauffements » jouent un rôle primordial pour le musicien,
de même que le passage à la salle de musculation pour le sportif
professionnel. Un des meilleurs exemples réside peut-être dans la
méthode d'Abel Carlevaro, qui fait se succéder des dizaines
d'exercices courts et quasi-mécaniques adressés à
l'interprète dans le but qu'il maîtrise la plupart des formes
d'arpèges, de gammes et de démanchés qu'il pourra
rencontrer par la suite dans les oeuvres du répertoire :
Abel Carlevaro, Técnica de la mano derecha,
Formules 85 à 88
24 Daniel Moyano, « Prologue » in Jorge
Cardoso, Science et méthode de la technique guitaristique, Les
Editions et Productions Australes, 1981, p.4
25 Jorge Cardoso, Idem, p. 25
Chapitre 1 Du geste musicien
17
Par la suite, la partition, composée d'une succession
de symboles solfégiques, devient d'une certaine manière dans
l'esprit du musicien qui l'exécute, semblable à une succession de
gestes corporels et digitaux : elle devient une « partition gestuelle
». A terme, la maîtrise technique de l'oeuvre vise à
conférer des fonctions automatiques aux mouvements volontaires afin de
permettre au musicien de se focaliser davantage sur ses paramètres
expressifs et esthétiques ; c'est à cette condition que le
geste musicien devient un moyen d'interpréter l'oeuvre et non
une fin en soi, la possibilité de charger le mouvement d'une
réelle intentionnalité.
3) Le jeu instrumental entre concret et abstrait :
notion d'état de corps ou de pensée
motrice
a) Définition générale
Dans notre introduction, nous avions brièvement
évoqué l'existence d'un paradoxe fondamental lié à
l'oeuvre musicale et à son interprétation, à savoir son
caractère à la fois concret et abstrait. Afin de mettre en
évidence cette ambiguïté - qui fait également leur
richesse - il convient de nous intéresser à une notion peu
usitée en musique (et, osons le dire, certainement à tort), mais
davantage en danse et en théâtre : l'état de
corps.
Avant de tenter de l'appliquer au domaine musical,
considérons sa définition plus générale ainsi que
ses différents enjeux, présentés par le danseur et
chorégraphe hongrois Rudolf Laban dans La maîtrise du
mouvement :
La pensée motrice pourrait être pensée
comme une accumulation, dans l'esprit de chacun, d'impressions,
d'événements, pour laquelle manque une nomenclature. Cette
pensée ne sert pas, comme le fait la pensée en mots, à
s'orienter dans le monde extérieur, elle perfectionne plutôt
l'orientation de l'homme à-travers son monde intérieur, duquel
affluent continuellement des impulsions découchant sur l'action, le jeu
théâtral et la danse.26
Nous pouvons d'ores et déjà, à la lecture
de cette citation, déceler toute la complexité d'une telle
notion, liée à un sentiment, un affect particulier animant
l'interprète danseur, comédien ou musicien, qui agirait sur la
qualité des mouvements corporels, les chargeant d'intentionnalité
et de sens. L'expressivité pure des « impressions » de
26 Rudolf Laban, La maîtrise du
mouvement, Arles, Actes Sud, 1994, p.39
Chapitre 1 Du geste musicien
18
l'artiste - par essence, difficilement analysable en tant que
telle - se retrouve ainsi mêlée à toute la dimension
physiologique de la performance puisqu'elle aboutit directement à
l'« action » et donne un sens personnel aux mouvements corporels
réalisés. Par ailleurs, en allant plus loin, nous pourrions
même avancer l'idée selon laquelle l'état de corps serait
la jonction entre le caractère concret et abstrait de la performance
artistique, entre expressivité pure et intellect. Le mouvement n'est
plus pensé pour lui-même mais par rapport à l'état
psychique de l'artiste au moment exact où il l'exécute.
En outre, Philippe Guisgand, enseignant-chercheur en Arts
Contemporains et plus particulièrement en danse, nous livre
également une pensée intéressante à propos de
l'état de corps :
[J]'avancerais que l'état de corps se condense autour
d'une image, devient une conciliation entre « la perception, là-bas
dans le monde, et en moi ». Je définis donc par état de
corps l'ensemble des tensions et des intentions qui s'accumulent
intérieurement et vibrent extérieurement et à partir
duquel le spectateur peut reconstituer une généalogie des
intensités présidant à la forme. Et je fais
l'hypothèse que, lorsque j'utilise le mot état de corps (ou
équivalent), je tente de fixer le mouvement. Je fabrique un antidote
à la désagrégation permanente du geste.27
Ici, mieux qu'un trait d'union entre intellect et expression,
l'auteur définit l'état de corps comme un point de fixation du
mouvement dans l'espace et dans le temps, lui conférant ainsi une valeur
esthétique à part entière. En outre, l'état de
corps aurait également des qualités ludiques, puisqu'il
permettrait de lier l'interprète, « émetteur » de la
performance artistique, au « récepteur », c'est-à-dire
au spectateur, en lui donnant tacitement les clefs pour la saisir, et donc
mieux ressentir ses qualités expressives.
b) Application en musique
Comme nous avons pu le signaler plus haut, la question de
l'état de corps n'a, à notre connaissance, jamais
été soulevée jusqu'à présent par la
musicologie. Pourtant, au même titre que les autres arts de la
représentation - ou performing arts, « arts de la
performance » - la musique nécessite l'intervention d'un
interprète, médiateur entre le compositeur, l'oeuvre (ou
plutôt les traces dont il dispose de l'oeuvre) et l'auditeur.
Pour ce faire, cet interprète réalise des mouvements analysables
dans le temps et l'espace, conscients et intellectualisés,
exécutés afin de rendre compte de la portée expressive
et
27 Philippe Guisgand, A propos de la notion
d'état de corps, p.3,
http://perso.univ-lille3.fr/~pguisgand/downloads/Etat%20de%20corps_Tag%20Cloud.pdf
Chapitre 1 Du geste musicien
19
esthétique de l'oeuvre. Par conséquent, la
notion d'état de corps apparaît tout à fait
pertinente dans l'appréhension de l'interprétation musicale et
plus particulièrement du geste musicien.
Philippe Guisgand - et a priori lui seul - met en
évidence l'existence d'un état de corps dans le domaine musical
en le mettant en comparaison avec la danse :
Sur ce corps apparent qui masque le sujet secret,
l'état de corps est ce qui fonctionne comme un seuil et ouvre [...] sur
les fluctuations centrales de l'interprète. Pour le dire autrement et
établir une comparaison dans le domaine musical, l'état de corps
en danse pourrait être l'équivalent de ce que Glenn Gould nous
laisse entendre par sa voix et qui vient se superposer à la musique
qu'il interprète au piano.28
Pour ce dernier, la présence de l'état de corps
dans le jeu instrumental du célèbre pianiste canadien se
trahirait ainsi par ses mélodies vocales qui s'ajoutent à son jeu
instrumental. Souvent, Glenn Gould qualifiait ces « débordements
» de nécessaires pour jouer l'oeuvre en lui conférant une
élaboration technique parfaite tout en gardant un profond engagement
interprétatif. Ce chantonnement permet au pianiste de se concentrer, de
rentrer à l'intérieur du monde sonore de l'oeuvre, et de
mettre son esprit et son corps tout entier au profit de la performance
musicale.
De la même manière, un autre paramètre
peut tout à fait entrer en ligne de compte dans le cas de Gould,
à savoir les mouvements exécutés par sa main gauche
lorsque seule la droite est requise par le jeu instrumental, comme par exemple
au début du « Contrapunctus I » de l'Art de la fugue
BWV 1080 de Jean-Sébastien Bach29. Une analyse
intéressante de ces mouvements corporels complémentaires a
d'ailleurs été présentée par François
Delalande, sans pour autant parler d'état de corps. Ce dernier constate
en effet que l'intentionnalité musicale de Glenn Gould est intimement
liée à ces mouvements complémentaires, qui semblent
l'aider à phraser la musique à la main droite :
Les plans cognitifs et moteurs se doublent d'une dimension
affective qui leur est étroitement associée, si bien qu'il
devient possible d'analyser un contenu expressif à travers un
observable, qui est le geste.30
28 Philippe Guisgand, Polock ou les états
de corps du peintre, p.7,
http://demeter.revue.univ-lille3.fr/corps/guisgand.pdf
29 Voir notamment : Glenn Gould-J.S. Bach-The Art
of Fugue (HD),
http://www.youtube.com/watch?v=4uX-5HOx2Wc
30 François Delalande, « Le geste,
outil d'analyse. Quelques enseignements de recherche sur la gestique de Glenn
Gould », dans Analyse musicale n°10. Geste et musique,
1er trimestre 1988, Paris, Société Française
d'Analyse Musicale, p.46
Chapitre 1 Du geste musicien
20
En définitive, il semble donc tout à fait
pertinent de rapprocher le chantonnement ainsi que les mouvements
complémentaires de la main gauche du jeu instrumental de Glenn Gould
avec la notion d'état de corps à l'instar de Philippe Guisgand,
puisque que ceux-ci orientent le pianiste dans son interprétation et son
intentionnalisation du geste.
Cependant, permettons-nous de préciser que le jeu
instrumental de Gould est un « cas limite » de manifestation
d'état de corps. En effet, une différence fondamentale entre la
danse et la musique réside dans l'enjeu même du mouvement corporel
et digital : si l'art chorégraphique présente le mouvement pour
lui-même, les mouvements du musicien, quant à eux, ne sont au
premier abord, comme nous avons déjà pu le dire, qu'un moyen de
produire le son. Ainsi, s'agissant avant tout d'une énergie
intérieure, se rapprochant d'ailleurs de l'idée de
conscience imageante chère à René Leibowitz et
sur laquelle nous reviendrons plus tard dans notre étude, l'état
de corps en musique ne nécessite pas d'être
extériorisé à la manière de Glenn Gould ! Et c'est
ici que l'expression équivalente de l'état de corps prend tout
son sens : il s'agit d'une pensée motrice, invisible car fondue
dans les mouvements même qui composent le jeu instrumental du
musicien.
Au fil de ce début de réflexion autour du
geste musicien, nous avons pu présenter le jeu instrumental
comme étant une notion à la fois concrète dans sa
réalisation - via l'ensemble des mouvements complexes
exécutés par le musicien pour proposer une réalisation
sonore unique de l'oeuvre qu'il interprète - mais également plus
abstraite, de par la charge de sens et d'intentionnalité que ce dernier
déploie à travers eux et que nous pouvons résumer sous le
nom d'état de corps ou de pensée motrice. En
outre, nous sommes à présent en mesure de mieux
appréhender la dimension corporelle du jeu instrumental chez le musicien
et en particulier chez le guitariste classique. Et pour cause, nous pouvons
affirmer sans peine que le geste musicien prend naissance et
s'épanouit à partir de la relation de corporéité,
fusionnelle, entre l'interprète et son instrument :
Etudier pour faire enfin partie de l'instrument. [...] [J]e me
mis à étudier comme si j'étais moi-même la guitare.
Ce fut alors comme si la guitare m'observait à son tour. Nous
apprîmes ensemble et jouons maintenant ensemble, sans toujours savoir qui
étudie qui.31
31 Daniel Moyano, Idem, p. 7
Chapitre 1 Du geste musicien
21
Il s'agit à présent de discuter de la relation
existant entre la musique et la technique, notion finalement liée
à celle de jeu instrumental et fondamentale pour comprendre les
enjeux du geste musicien.
2. Musique et technique
1) Valorisation de la virtuosité et culte de
l'interprète
Le terme « virtuosité » est issu du latin
« virtus », signifiant la vertu, la morale. La maîtrise
technique du virtuose est ainsi associée, de par son étymologie,
à la notion de bien, et, encore davantage au temps du
romantisme et du culte du génie, à celle de beau. C'est
donc tout naturellement que la question de la technique occupe une place
décisive en Art et constitue de manière indéniable un
critère d'évaluation à part entière de l'oeuvre ;
mieux encore : un gage de qualité.
De même en musique, nous pouvons aisément
remarquer son importance, tant en amont au niveau de la composition qu'en aval
concernant la performance instrumentale de l'interprète. Ceci est
d'ailleurs particulièrement observable à travers
l'évolution de la critique musicale. En effet, notons que si cette
dernière, jusqu'à l'après-guerre, s'intéressait en
premier lieu à l'oeuvre musicale dans sa production afin de juger des
qualités techniques et esthétiques du compositeur, nous pouvons
constater que depuis, la critique se focalise quasi-exclusivement sur la
prestation de l'interprète : « Les procédés
commerciaux du show business ont fait de l'interprète une vedette
à part entière [...]. Le compositeur subit une éclipse :
on parle de la Fantastique de Karajan ou de celle d'Abbado
[plutôt que de celle de Berlioz] »32.
De La Montagne s'attarde lui aussi sur cette nouvelle
focalisation de l'attention des médias et dénonce du même
coup le phénomène de vedettariat qui s'opère et
s'intensifie durant le XXe siècle autour du
musicien-interprète. Le compositeur français le relie d'ailleurs
à une logique purement commerciale, régie par la
société de consommation :
Le vedettariat s'est incontestablement et
considérablement étendu en raison des moyens énormes de la
publicité moderne, des pouvoirs médiatiques et des
intérêts commerciaux et financiers qui rentrent en jeu. A titre
d'exemple, qui peut honnêtement soutenir que R.T.L. dans ses annonces
publicitaires ou de nombreuses revues spécialisées dans des
présentations très artistiques
32 Jacqueline Pilon, « Interprétation
», dans Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis, 2009,
p.586
Chapitre 1 Du geste musicien
22
cherchent à faire connaître et aimer Bach,
Beethoven ou Mahler et non pas davantage à promouvoir Karajan,
Barenboïm ou Fischer-Dieskau ? Et si l'on utilise de tels moyens pour
promouvoir ces interprètes prestigieux, n'est-ce pas pour, grâce
à eux, gagner beaucoup d'argent en leur en faisant aussi beaucoup gagner
! 33
D'autre part, ajoutons que l'expression de la
virtuosité lors de la performance artistique est valorisée et
recherchée tant par l'auditeur que par le musicien lui-même. Cette
virtuosité permet à l'interprète de stimuler à la
fois l'ouïe et la vue du spectateur ; or, cette stimulation des sens fait
partie intégrante des horizons d'attentes de la doxa, et
répondre à ces mêmes attentes conditionne d'une certaine
manière son succès ou tout du moins sa popularité. Le
pianiste international Alexandre Tharaud justifiait ainsi son programme de
sonates de Domenico Scarlatti : « J'ai [...] essayé de donner dans
ce programme plusieurs aspects de ce compositeur, avec les sonates virtuoses,
celles peut-être que l'on attend plus facilement [...]
».34 L'interprète moderne assume par conséquent
tout à fait ce « besoin d'émerveillement », ou tout du
moins de jouissance auditive et visuelle de la doxa. Pour autant, le danger
pour l'interprète serait d'oublier l'essentiel, à savoir le
potentiel esthétique et expressif en tombant dans le divertissement pur
pour l'auditeur, devenu sujet passif et non plus pensif face au monde sonore de
l'oeuvre, ce même danger illustré par la célèbre
sentence de l'homme de lettres et cinéaste français Jean Cocteau
dans ses Portraits souvenirs : « le virtuose ne sert pas la
musique, il s'en sert »35. Car avant tout, la technique doit
servir l'Art et non l'inverse, comme a pu l'écrire le philosophe
allemand Martin Heidegger :
[L]a conception instrumentale de la technique dirige tout
effort pour placer l'homme dans un rapport juste à la technique. Le
point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue
comme moyen.36
Et il en va de même dans l'enseignement musical
spécialisé qui se doit, par-delà les exercices techniques
quotidiens préconisés aux musiciens en herbe, de définir
la virtuosité, la maîtrise technique comme un moyen et non une
fin, une condition essentielle mais non suffisante pour proposer à
l'auditeur une interprétation juste sinon pertinente de l'oeuvre qu'il
lui présente. Nous apprécierons ainsi d'autant plus les mots du
guitariste, compositeur et pédagogue uruguayen Abel Carlevaro : «
Technique [...]
33 Joachim Harvard De La Montagne, «
Interprétation » (1990),
http://www.musimem.com/interpretation.htm
34 Interview (Royal Classics) consultable via :
https://www.youtube.com/watch?v=x021y9sAG-8
35 Voir Jean Cocteau, Portraits souvenirs,
Paris, Grasset, 1935, réed. 2003
36 Martin Heidegger, « La question de la
technique », dans Essais et conférences, tr. fr.
André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 11
Chapitre 1 Du geste musicien
23
should always be submitted as a controlled force, docile to
the minor intention, flexible at all times and always serving music.
»37 ou encore : « Instrumental technique is only the
necessary means bywhich student will become a musician, but never is the final
objective. »38
2) Du signe au mouvement, du mouvement au geste
musicien
Dans la partie 1.1, qui traitait de la dimension physiologique
de l'interprétation musicale, nous avions évoqué un des
enjeux majeurs de la maîtrise instrumentale pour le musicien, à
savoir conférer des fonctions automatiques aux mouvements volontaires
réalisés, transformant en quelque sorte dans son esprit
l'ensemble des items notés par le compositeur au sein de la partition,
en une « partition gestuelle ». Or si le mouvement prend naissance
à travers la lecture de cette partition, le geste musicien en
est le résultat final. C'est cette chaîne qu'il convient à
présent d'expliciter.
a) Du signe au mouvement
Pour commencer, admettons que la partition n'est pas
encore de la musique : elle est de la musique en devenir, de la
musique possible, et ne peut réellement exister qu'à
partir du moment où les items qui la constituent sont
interprétés, pratiqués par le musicien. Par items, nous
comprenons à la fois les signes musicaux, « solfégiques
», et les signes textuels (titre, indication de tempo, de
caractère, etc.). Il s'agit donc pour le musicien de décoder la
notation musicale, au sens où il la transpose en mouvements corporels et
digitaux. L'apprentissage et l'expérience de l'interprète se
manifestent ainsi de prime abord à travers sa capacité à
réaliser une « extension en vraie grandeur »39, la
traduction gestuelle et sonore du métalangage cristallisé au sein
de la partition40.
La lecture de cette partition est directement liée au
jeu instrumental de l'interprète, qui vient juste après la phase
d'intellectualisation et de compréhension du signe. A titre
37 Abel Carlevaro, Cuaderno n°3,
« Prologue. Left hand technique. Changing positions of the hand on the
fingerboard », Buenos Aires, Barry Editorial, 2008
« La technique doit être soumise à une force
contrôlée, docile vis-à-vis de l'intention [de
l'interprète], flexible à chaque instant et servant toujours la
musique. »
38 Abel Carlevaro, Cuaderno n°2, «
Right hand », Buenos Aires, Barry Editorial, 2005
« La technique instrumentale est seulement la condition
nécessaire par laquelle l'étudiant devient musicien, mais n'est
jamais l'objectif ultime. »
39 Marcel Mesnage, « Sur la
modélisation des partitions musicales », Analyse musicale
n°22 (1991), pp. 31-32
40 Nicolas Meeùs, « Apologie de la
partition », Analyse musicale n°24 (1991), pp. 19-22
Chapitre 1 Du geste musicien
Première page du manuscrit de Water Walk for
Solo Television Performer de John Cage
|
|
24
d'exemple, la notation ci-dessous, extraite du Recuerdos
de la Alhambra de Francisco Tárrega, induit un mouvement
perpétuel de la main droite, en pincé, alternant successivement
pouce, annulaire, majeur et index afin de réaliser la technique
particulière du « tremolo ». Lorsque le guitariste classique
est confronté à ce type d'écriture, il la décode
automatiquement et traduit le signe en ce mouvement digital particulier,
requérant d'une part l'action de l'opposant du pouce et de son long
extenseur pour jouer la ligne de basse, et d'autre part des muscles interosseux
dorsaux de la main droite et de ses fléchisseurs communs superficiels et
profonds pour jouer les notes répétées à l'aigu.
Mes. 22-23 du Recuerdos de la Alhambra de Francisco
Tárrega
Par ailleurs, notons enfin que de nombreux compositeurs
avant-gardistes du XXe siècle se sont particulièrement
intéressés à la dimension du geste de l'interprète
et sa relation avec l'écriture du compositeur. Ainsi, bien que pouvant
être considéré comme un « cas-limite » de la
partition, Water Walk met en jeu cette même idée : en
effet, ici, Cage ne note pas le résultat sonore attendu lors de la
performance mais uniquement les actions que doit réaliser
l'interprète, c'est-à-dire la succession de tous ses mouvements
corporels :
Chapitre 1 Du geste musicien
25
b) Du mouvement au geste musicien
Le chef d'orchestre italien Arturo Toscanini concevait comme
une interprétation authentique, sinon juste, d'une oeuvre musicale,
celle où les instrumentistes ne jouent « en substance, que ce qui
se trouve dans la partition »41. Dans son ouvrage Le
compositeur et son double, René Leibowitz commente ces mots de la
manière suivante :
Si deux interprètes de valeurs et de probité
égales peuvent donner de la même partition deux
interprétations ne fussent-elles que très peu dissemblables, on
en arrive à se demander si cette partition possède une
vérité `en soi', ou si, au contraire, elle fournit à
chaque interprète une vérité différente ?42
Il est incontestable que deux interprétations d'une
même pièce ne peuvent jamais être tout à fait
identiques, qu'elles émanent de deux musiciens différents -
même s'ils partagent les mêmes convictions musicales - ou d'un
même instrumentiste à deux instants donnés. Par
conséquent, si le devenir de l'oeuvre musicale est défini par
l'ensemble de ses interprétations, passées et futures, nous
pouvons accorder à l'oeuvre musicale une quantité de devenirs
potentiellement infinis. Si le signe - autant solfégique que textuel -
fournit à l'interprète plusieurs vérités possibles,
nous pouvons alors déduire qu'à un signe donné plusieurs
mouvements digitaux et corporels sont également associés.
De surcroît, il serait faux d'affirmer qu'il existe une
exacte équivalence entre signe et réalisation instrumentale,
même si la quasi-totalité des compositeurs ont manifesté
une tendance à toujours vouloir noter plus précisément
leurs volontés sur la partition - grâce à
l'élaboration de nouveau signes ou l'ajout de texte - et ce
particulièrement depuis le XVIe siècle et l'essor de
l'imprimerie musicale. Afin d'appuyer notre propos, citons en exemple le
compositeur et guitariste français Roland Dyens qui, même s'il
note certes scrupuleusement et sans aucune ambiguïté sur la
partition ce qu'il semble attendre du musicien qui jouera son oeuvre par le
biais d'un ajout considérables de signes solfégiques non
conventionnels43 (comme nous pouvons le constater ci-dessous avec un
extrait de son Lulla by Melissa), il reste toutefois tout à
fait conscient, à l'instar d'Alain Pâris, qu'il existe
nécessairement « une certaine marge
41 René Leibowitz, Idem, p. 24
42 René Leibowitz, Idem., p. 25
43 Voir annexe n°7 « Lexique des signes
solfégiques non conventionnels utilisés par Roland Dyens dans son
Lulla by Melissa »
Chapitre 1 Du geste musicien
26
qui n'existe pas dans la notation littéraire, la marge
de l'interprétation ».44 Ses mots tamponnés en
introduction d'une autre de ses compositions, le Tango en skaï,
illustrent d'ailleurs tout à fait cette idée : « Et si, par
bonheur, quelques notes étrangères à ce tango venaient
parfois en agrémenter le texte original, je serais prêt à
parier que son compositeur en serait parfaitement ravi... »45
Exemple : mes. 28 à 32 de Lulla by Melissa,
Roland Dyens
Le respect de la partition, où sont notés les
tempi, les hauteurs de notes, les durées, les dynamiques, les modes
d'attaque, ne constitue donc la condition ni suffisante ni unique pour que
l'auditeur - qu'il soit critique musical ou simple mélomane - puisse
qualifier l'interprétation de l'oeuvre de bonne ou de
mauvaise. Quelque chose de plus est attendu : une personnalité
artistique, une présence musicienne. Car la partition musicale,
qui n'est autre qu'un ensemble de signes abstraits, de chiffres46,
n'est en somme que très peu de chose en matière de musique. Avant
d'être lue, intellectualisée, saisie, corporalisée et
chargée de sens, elle est aride, et ce n'est qu'après avoir
été réellement interprétée qu'elle
dévoile toute la richesse et tout le potentiel de la technique du
compositeur et du musicien-interprète.
44 Alain Pâris, « Notation musicale »,
Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis, 2009, p. 818
45 Voir Roland Dyens, Tango en skaï,
Paris, Henri Lemoine, 1985
46 Françoise Escal, Espaces sociaux.
Espaces musicaux., Paris, Payot, 1979, p. 186
Chapitre 1 Du geste musicien
27
3) Technique de composition, technique
instrumentale
La frontière entre technique compositionnelle
et technique instrumentale est très perméable.
L'interprète engrange en effet davantage de maîtrise technique et
d'aisance musculaire grâce à son travail instrumental,
nécessaire pour jouer et surmonter les défis proposés par
l'écriture des oeuvres qu'il étudie. Les considérations
physiologiques que nous avons mises en évidence dans la partie 1.1.2 de
notre mémoire vont tout à fait dans ce sens et confirment cette
première idée selon laquelle la technique du compositeur sert la
technique instrumentale.
Or, signalons que la thèse inverse peut tout autant
être prouvée, et ceci est d'ailleurs peut-être encore plus
clairement observable concernant le répertoire pour guitare classique.
En effet, ce dernier n'a connu de réel engouement de la part des
compositeurs non guitaristes qu'à partir du XXe
siècle, sous l'influence - voire même les
harcèlements47 - d'Andres Segovia, puis plus tard, de Julian
Bream. Et pour cause, si ces deux interprètes majeurs de l'histoire de
la guitare classique feront évoluer la technicité instrumentale
à un niveau certainement jamais atteint, ils pousseront également
des compositeurs comme Manuel Maria Ponce (1882-1948), Mario
Castelnuovo-Tedesco (1895-1968), Joaquin Rodrigo (1901-1999), Benjamin Britten
(1913-1976) ou encore Tôru Takemitsu (1930-1996) pour ne citer qu'eux,
à écrire pour la guitare et à redoubler
d'inventivité pour enrichir son répertoire. La naissance de
nouvelles oeuvres par des compositeurs qui connaissent peu ou mal
l'écriture traditionnelle - et, il est vrai, assez particulière -
pour guitare, permet par conséquent de faire évoluer encore
davantage la technique instrumentale. Citons les mots de Julian Bream en 1957
à l'attention des compositeurs qui souhaitaient écrire pour la
guitare, qui montrent bien l'attrait de l'interprète pour la
nouveauté et l'enrichissement du répertoire pour guitare :
Par pitié, n'achetez pas une guitare pour voir s'il est
possible de jouer ce que vous venez d'écrire, n'essayez pas
d'écrire pour la guitare, parce que vous allez limiter
complètement votre imagination, votre propre capacité de
création. Ecrivez pour piano, écrivez pour ce que vous voulez,
pour orgue, pour orchestre ; je m'occuperai de le rendre possible à la
guitare.48
47 Alain Mitéran, op. cit., p. 237
48 Julian Bream, « How to write for the Guitar
», Score magazine, Numéro 19, Londres, Mars 1957
Chapitre 1 Du geste musicien
28
Nous avons pu démontrer dans cette seconde partie de
notre étude, consacrée au geste musicien, que la
relation entretenue par la musique et la technique est intime autant que
complexe. Cette dernière s'avère indispensable pour
l'interprète qui lit la partition et transfigure la notation musicale en
mouvements corporels et digitaux au sein de son jeu instrumental. Cette
maîtrise technique est le moyen de proposer une mise en forme sonore de
l'oeuvre qu'il exécute et d'y insuffler sa présence
musicienne, conférant ainsi au mouvement une réelle
dimension gestuelle au sens étymologique du terme.
3. Le tandem interprète - spectateur-auditeur :
quels enjeux autour du geste musicien ?
Il semble naturel de dire que l'ouïe est le premier sens
stimulé par la musique et l'oreille le premier organe mis à
contribution, tant chez l'interprète que chez l'auditeur. Ainsi, la
finalité première du geste musicien est de créer,
produire un corps sonore possible de l'oeuvre à partir de la
notation écrite laissée à la postérité par
le compositeur au sein de la partition. Pour autant, mis à part le cas
particulier de l'écoute sur support enregistré (type disque ou
diffusion radiophonique), la stimulation de la vue est également
primordiale. Par conséquent, si étudier le geste musicien
nécessite d'étudier l'interprétation musicale en
terme de production mais également en terme de réception de
l'oeuvre exécutée ; il convient de le traiter en tant qu'acte
visant d'une part à « donner à entendre » et d'autre
part « donner à voir ».
1) Le geste musicien pour « donner à
entendre »
a) Considération étymologique :
interpréter, entendre, comprendre
Pour commencer, tâchons d'expliciter l'expression
éloquente « donner à entendre » que nous empruntons ici
au musicologue belge André Souris, en rappelant la distinction entre
écouter et entendre la musique. Dans leur sens le plus
commun, le verbe « entendre » renvoie à une action
involontaire quand « écouter » désigne un acte
volontaire : le sujet prête attention à la source du son, il
exerce sa volonté afin de mieux la percevoir qualitativement. Cependant,
au sens étymologique, « entendre », ou intendere,
signifie également diriger son esprit vers quelque chose (une
idée, un
Chapitre 1 Du geste musicien
29
concept). Par extension, « donner à entendre
» peut donc également signifier donner matière à
réfléchir. Ainsi, lorsque nous utiliserons plus loin l'expression
« donner à entendre », nous nous référerons
à la seconde définition du mot, en tant qu'action de l'auditeur
qui non seulement écoute mais cherche également du sens à
travers le corps sonore produit par l'interprète.
b) A propos de l'écoute musicale : pour une
pluralité de réceptions de l'oeuvre. Réflexion à
partir des propos d'Adorno, Eco, Escal et Baricco.
Arrêtons-nous à présent sur une notion
tout à fait fondamentale en musique, et plus particulièrement
dans l'appréhension de sa réception, à savoir
l'écoute musicale. Pierre-Albert Castanet la définit de la
manière suivante :
[L'écoute musicale est] cette faculté unique,
uniciste, qui prend en charge tous les appareils sensibles, tous les organes
sensoriels afin d'embrasser - aux aguets - cette énergie multiforme qui
excite notre comportement, individuellement et socialement.49
Le musicologue français met en exergue ici
l'idée selon laquelle l'écoute est intimement liée aux
facteurs socioculturels de l'auditeur ainsi qu'à son expérience
musicale et artistique. Par conséquent, il serait inadapté de
conférer au geste musicien la faculté de faire
comprendre, ressentir à l'auditeur sa propre conception de l'oeuvre - la
manifestation de sa propre subjectivité en somme - comme s'il «
buvait à la source ». Le geste musicien favorise
l'écoute musicale en lui proposant un monde sonore que celui-ci, selon
le contexte socio-culturel dans lequel il est placé, son
expérience artistique, son humeur également, va
réinterpréter. Ainsi, quand l'interprète « donne
à entendre », il engage un discours et sa propre
subjectivité, laquelle est nécessairement
reconsidérée, est réinterprétée par
l'auditeur. Nous retrouvons d'ailleurs un point de vue similaire dans les
propos de Françoise Escal qui définit l'écoute musicale
comme :
une opération active de ré-écriture qui
implique l'auditeur en tant que sujet psychologique et dans laquelle il
s'investit totalement : il (re)compose, (re)constitue l'oeuvre musicale. Il lui
donne un sens. En d'autres termes, l'écoute parle.50
49 CASTANET, Pierre-Albert, « Le bruit, le son,
la musique », in L'écoute (Rencontre professionnelle du 23
janvier 2008 à Vandoeuvre-lès-Nancy, p. 16, consultable via
http://www.onda.fr/_fichiers/documents/fichiers/fichier_34_fr.pdf
50 ESCAL, Françoise, Espaces sociaux
espaces musicaux, Paris, Payot, 1979, p. 187
Chapitre 1 Du geste musicien
30
D'autre part, il est intéressant de nous arrêter
brièvement sur les propos de T. W. Adorno, qui, dans Introduction
à la sociologie de la musique, dresse une typologie de l'auditeur
de musique. Il énumère et définit ainsi successivement
« l'auditeur expert », « le bon auditeur », « le
consommateur de culture », « l'auditeur émotionnel »,
« l'auditeur de ressentiment », « l'expert de jazz »,
« l'auditeur de divertissement » et enfin « l'auditeur
indifférent à la musique »51. Même si cette
typologie est largement sujette à débat, elle soulève
néanmoins l'idée pertinente selon laquelle la réception
d'une oeuvre et de son interprétation dépend intimement de
facteurs socioculturels caractérisables. La portée expressive et
esthétique de l'interprétation ne sera donc pas la même
selon la catégorie d'auditeur concernée, tout comme les horizons
d'attentes du destinataire de la performance.
De plus, s'il existe une pluralité si ce n'est une
infinité d'interprétations possibles de l'oeuvre pour le musicien
qui joue la partition, tout comme, de la même manière, il existe
une infinité de types d'auditeurs, on trouvera nécessairement une
pluralité d'interprétations du monde sonore par un seul et
même récepteur. C'est pourquoi le sémiologue Umberto Ecco
n'hésite pas à qualifier toute oeuvre musicale d'oeuvre
ouverte :
Les esthéticiens parlent parfois de «
l'achèvement » et de l' « ouverture » de l'oeuvre d'art,
pour éclairer ce qui se passe au moment de la « consommation »
de l'objet esthétique. Une oeuvre d'art est d'un côté un
objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a
été conçue par l'auteur, à travers la configuration
des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du
consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin
qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un
autre côté, en réagissant à la constellation des
stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque
consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture
déterminée, des goûts, des tendances, des
préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui
est propre. [...] En ce premier sens, toute oeuvre d'art, alors
même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa
perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au
moins en ce qu'elle peut être interprétée de
différentes façons sans que son irréductible
singularité en soit altérée.52
Enfin, pour Alessandro Baricco, l'instant,
éphémère par essence, de l'interprétation musicale
en tant que déploiement du monde sonore, serait comme une fixation, une
photographie de l'oeuvre au moment où elle perd toute appartenance
à son compositeur ou au musicien qui la présente à son
auditoire. Elle est en transit, prête à être
51 Theodor Adorno, Introduction à la
sociologie de la musique, Paris, Contrechamps, 1994, pp. 10-23
52 Umberto Eco, L'oeuvre ouverte, Paris,
Seuil, 1965, p.17
Chapitre 1 Du geste musicien
31
reconsidérée, réinterprétée
par l'auditeur qui la reçoit. Le musicologue et écrivain italien
résume cette idée en qualifiant l'interprétation musicale
de « zone de frontière : terre qui n'appartient à personne,
qui n'est plus celle de l'oeuvre mais pas encore celle du monde qui
l'accueille. »53. D'autre part, l'auteur attire notre attention
sur le fait que l'interprète comme l'auditeur ne doivent pas craindre de
corrompre l'idée originelle du compositeur en injectant leur propre
subjectivité dans l'oeuvre. En effet, si l'on admet que l'oeuvre
n'appartient plus ni à son créateur ni à son
interprète dès l'instant où elle est jouée,
traduite en corps sonore, alors Baricco tire la conclusion que «
l'original [de l'oeuvre] n'existe pas »54. C'est d'ailleurs
cette même idée qui nous pousse, dans ce mémoire de
recherche, à ne pas polémiquer autour du concept
d'authenticité de l'oeuvre et de son interprétation.
2) Le geste musicien pour « donner à
voir »
a) L'interprétation musicale entre présentation
et représentation du jeu instrumental
« Un concert présente la musique telle qu'elle se
fait. Qu'il y ait là une incursion du visuel n'implique nullement que le
concert devienne ipso facto un spectacle. »55, écrit
François Nicolas. Le donner-à-voir tel qu'il le
présente ici met en évidence le geste musicien de
l'interprète quasiment en tant qu'artisanat. Le concert permet ainsi au
musicien d'ouvrir en grand les portes de son atelier et de dévoiler
comment il produit manuellement le corps sonore de l'oeuvre. Cette invitation
à percevoir la musique par l'association de la vue et de l'ouïe
ajoute nécessairement de l'information, et donc du sens, pour celui qui
assiste à la performance artistique.
D'autre part, François Nicolas fait bien ici la
distinction entre concert et spectacle : le visuel n'est pas là afin de
mettre en scène le son. Il présente une manière
d'aborder l'oeuvre sans la représenter ; le visuel est
là afin de rendre l'oeuvre plus intelligible, non pour surclasser
l'exécution sonore. Et ce qu'il y a à voir dans le concert, c'est
bel et bien le jeu instrumental.
53 Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et les
vaches du Wisconsin, tr. fr. Françoise Brun, Paris, Folio, 2004,
réed. 2006, p.38
54 Alessandro Baricco, Idem, p. 43
55 François Nicolas, « L'analyse musicale
du concert : quelles catégories ? », in Le concert. Enjeux,
fonctions, modalités, Paris, L'Harmattan, 2012, p. 37
Chapitre 1 Du geste musicien
32
b) L'incursion du visuel comme accroissement de
l'intelligibilité du sonore et de la virtuosité
En situation de concert, l'interprète « donne
à entendre » comme il « donne à voir » l'oeuvre
qu'il exécute ; il attribue une nouvelle dimension à
l'écriture même de la pièce interprétée. Pour
appuyer notre propos, prenons l'exemple de la 4e variation de
l'Introduction et Variations sur un thème de Mozart
composée par Fernando Sor (17781839) : l'écriture met en jeu
un dialogue permanent entre les tessitures graves et aigues de la guitare dans
un tempo particulièrement rapide. Cet effet musical ne prend
véritablement tout son sens qu'à partir du moment où le
spectateur voit les multiples démanchés du musicien
engendrés par la succession des positions de main gauche (Fig.
1), preuve visuelle du « corps à corps entre le corps de
l'instrumentiste et le corps de l'instrument »56. En ce sens,
donc, nous pouvons affirmer que l'incursion du visuel participe à
l'intelligibilité de la musique.
Fig. 1 : extrait de la Variation IV
tirée d'Introduction et variations sur un
thème de Mozart, Fernando Sor
Plus encore, lorsqu'un « auditeur expert » - pour
reprendre une nouvelle fois une catégorie empruntée à
Adorno - assiste à un concert instrumental, l'ajout de la vue est
moindre dans l'appréhension de l'interprétation et de l'oeuvre
que pour un auditeur moins averti, qui, lui, obtiendra une « image sonore
» de l'oeuvre, qui lui était inconnue jusqu'ici.
56 François Nicolas, op. cit., p.38
Chapitre 1 Du geste musicien
33
D'autre part, l'interprète peut jouer sur cette
synchronisation image-son et rendre sa maîtrise technique et son jeu
instrumental à la fois plus esthétiques et impressionnants. C'est
le cas par exemple dans l'interprétation d'Introduction et Caprice
de Giulio Regondi (1822-1872) par Gabriel Bianco. En effet, le guitariste
français, afin d'enjoliver son déplacement main gauche dans les
gammes chromatiques descendantes, accentuer l'effet de virtuosité et
lier d'autant plus la courbe mélodique, choisit de les effectuer en
glissant le 1er doigt (Fig. 2) très rapidement et
successivement sur toutes les cases.57
Fig. 2 : Introduction et caprice op.23, Giulio
Regondi, Ed. Offenbach, mes. 184-185
a) Doigté main gauche « conventionnel »
guitaristique b) Doigté main droite exécuté par
Gabriel Bianco
Après avoir mis en évidence les enjeux de
l'interprétation musicale à travers le donner-à-voir
et le donner-à-entendre, nous arrivons à
présent au terme du premier axe de réflexion de ce
mémoire. Il convient par conséquent de proposer une
définition la plus complète et précise possible de cette
catégorie du geste de l'interprète que nous avons nommée
geste musicien.
57 Vidéo youtube de l'interprétation de
G. Bianco d'Introduction et Caprice de Regondi :
https://www.youtube.com/watch?v=VD0g_cfyJlk.
L'exécution des gammes chromatiques descendantes sur un seul doigt
à la main gauche est particulièrement visible à 8'21 ou
à 8'33».
Chapitre 1 Du geste musicien
34
3) Synthèse : définition du geste
musicien
Nous avons pu montrer que le geste musicien se
manifestait à la fois de manière concrète, de par les
mouvements corporels et digitaux requis par l'écriture de l'oeuvre et
conditionnés par le jeu instrumental, et de manière plus
abstraite également, à travers toute l'intentionnalité et
le sens insufflés par le musicien dans ce même geste - que nous
avons d'ailleurs mis en relation avec la notion de pensée motrice. De
plus, le geste musicien manifeste un donner-à-entendre
et un donner-à-voir au destinataire de la performance
artistique, lequel offre davantage d'intelligibilité à l'oeuvre
et accentue l'effet de virtuose. Signalons enfin que la présence
musicienne est décelable à la fois dans le corps sonore de
l'oeuvre et dans l'image musicale qu'il offre à l'auditeur à
travers son jeu instrumental. Pour autant, toute cette subjectivité
injectée dans l'oeuvre est nécessairement
réappropriée - en partie - par ce dernier, car toute
réception peut être considérée, en un sens, comme
une réinterprétation.
CHAPITRE 2 :
Du geste musicologique
Chapitre 2 Du geste musicologique
36
« Le temps musical est si profondément lié
au temps de la perception, et donc au temps de la vie, que l'emprise
corporelle et mentale qui en résulte peut atteindre l'envoûtement.
Le corps apparaît comme le lien entre le jeu et l'écoute : soit
il produit la musique, soit il se soumet aux emprises qui le règlent
et le dérèglent. »58
Cécile Lartigau
1. L'interprète et l'oeuvre
1) De la nécessité de redéfinir
le travail et les cercles de l'interprète moderne
a) L'interprète et le musicologue : un rapprochement
en faveur de l'édification d'un profil d'«
exécutant-herméneute »
Dans son ouvrage Les voix d'un renouveau, le
musicologue états-unien Harry Heskel présente l'immédiate
après Seconde Guerre Mondiale comme le point de départ d'un
important rapprochement entre musicologues et musiciens.59 Loin
d'être anodin dans l'histoire de la musique savante - rappelons en effet
la distinction entre le musicus (le théoricien de la musique)
et le cantor (l'interprète, le praticien) au Moyen-Age - ce
recoupement des disciplines pratiques et théoriques est motivé
principalement sinon essentiellement par la redécouverte du
répertoire de musique ancienne dans les années 1920. Celui-ci
engendrera la formation d'une Ecole d'interprétation à proprement
parler revendiquant un historicisme musical. Signalons cependant que l'objet de
notre étude n'est ni d'affirmer ni d'infirmer les positions de cette
dernière ; par conséquent, nous nous refuserons ici de
polémiquer sur la notion d'authenticité de
l'interprétation musicale, qui ne saurait déboucher, à
notre humble avis, que sur un débat sans fin. Néanmoins, mettre
en évidence ce rapprochement entre musiciens et musicologues au milieu
du XXe siècle a au moins le mérite de nous permettre
de saisir l'évolution de posture de l'interprète moderne, lequel
se doit de réaliser un travail minutieux sur et autour
de l'oeuvre, d'une part dans le but d'élargir la vision qu'il
peut
58 Cécile Lartigau, « Compte rendu
journée avec Bernard Sève. Mercredi 27 Mars 2013. », p. 3,
http://www.conservatoiredeparis.fr/fileadmin/user_upload/Voir-et-Ententre/pdf/CR-Cecile_Lartigau.pdf
59 Harry Heskel, « Le rapprochement des artistes
et des chercheurs après la guerre », dans Les voix d'un
renouveau, Villeneuve-D'ascq, Actes sud, 2013, pp. 253-257
Chapitre 2 Du geste musicologique
37
en avoir au premier abord, mais également afin de
justifier d'autre part son geste musicien au travers d'une réelle
conscience intellectuelle et musicale.
Ainsi, à travers l'étude du geste
musicologique, il s'agit de présenter l'interprète non comme
un simple « exécutant » mais comme un «
praticien-chercheur », un « exécutant-herméneute
»60. Cette conciliation de l'acte pratique de réaliser
l'oeuvre instrumentalement et de l'acte plus analytique consistant à
l'interpréter grâce à la discipline
musicologique61 va de pair avec la complémentarité des
deux dimensions du geste que nous développons dans ce mémoire. Et
pour cause, si le travail de « chercheur » effectué par
l'interprète se manifeste à travers la quête de perfection
technique liée à son geste musicien (recherche de
différentes sonorités, de doigtés plus appropriés
afin de réaliser au mieux l'ensemble des paramètres musicaux
écrits sur la partition, exprimer sa présence musicienne
et son imaginaire musical au sein du monde sonore proposé à
l'auditeur...), celui-ci s'exprime également via l'ensemble du travail
de recherche musicologique réalisé sur l'oeuvre -
c'est-à-dire l'étude de son contenu et de ses
contours. En somme, la mission de l'interprète moderne peut se
résumer à une volonté d'abolir la distinction -
héritée de l'Antiquité et malgré cela encore
usitée, comme le prouve l'acceptation actuelle du terme «
musicologie »62 - entre musica pratica et musica
speculativa.
b) L'interprète et le compositeur : un rapprochement en
faveur d'une construction à la fois commune et multiple de l'oeuvre
musicale
Notons qu'à partir du XXe siècle et
encore davantage aujourd'hui, la relation entre le compositeur et
l'interprète s'intensifie elle aussi considérablement -
l'interprète cherchant de son côté des oeuvres nouvelles
à présenter à son public quand le compositeur sera en
quête, pour sa part, d'une personnalité musicale avec qui il
pourra collaborer et échanger à la fois humainement et
artistiquement le temps d'une ou de plusieurs créations. Nous concevons
aisément qu'un dialogue entre ces deux artistes
60 Nous empruntons ici le terme d' «
exécutant-herméneute » à Joël Jeuillon, lequel
l'a employé durant son séminaire de Master à
l'Université de Paris VIII (2nd semestre 2013-2014)
intitulé « L'interprétation »
61 Précisons que nous entendons ici le terme
« musicologie » au sens strict, c'est-à-dire en tant que
musicologie historique et analytique.
62 « On désigne sous le nom de musicologie toute
recherche scientifique effectuée sur l'art des sons, opposant ainsi la
tâche du musicologue, qui pense la musique, à celle du compositeur
ou de l'interprète, qui la font naître ou renaître »,
voir Danièle Pistone, « Musicologie », in Dictionnaire des
Musiques, Paris, Universalis, p. 735
Chapitre 2 Du geste musicologique
38
permet de se forger une réflexion plus profonde sur
l'oeuvre, tant dans sa conception originelle que dans sa réalisation
instrumentale ; car même en admettant que l'oeuvre n'appartient plus
véritablement à son compositeur, et ce dès l'instant
où celle-ci est transmise à un interprète, connaître
la pensée de son créateur fournit indéniablement au
musicien une source d'information supplémentaire sur l'oeuvre - que le
musicien peut prendre en compte et s'approprier, ou au contraire choisir
d'ignorer.
A ce sujet, nous pouvons apprécier l'échange
entre Ivan Fedele, compositeur, et Mario Caroli, flûtiste, lors d'une
émission radiophonique enregistrée en 2010 et ayant justement
pour thème la relation entre compositeur et interprète. Tous deux
insistent sur la nécessité d'entretenir au sein de ce tandem
artistique une relation humaine saine, ouverte au dialogue mais dans laquelle
chacun préserve néanmoins sa place d'artiste à part
entière et n'empiète pas sur l'espace de création de
l'autre. Le flûtiste italien, dédicataire d'Apostrofe et
de Dedica, écrites toutes deux en 2000, nous dit ainsi :
Je n'interviens jamais quand les compositeurs écrivent
pour moi, à moins bien sûr qu'ils me posent une question d'ordre
extrêmement technique. Mais alors je réponds toujours de
manière extrêmement froide et neutre pour ne pas qu'il fasse ce
que je veux. Car je pense que les artistes comme les interprètes ou les
compositeurs sont les seuls êtres humains qui sont véritablement
libres, et c'est cette liberté qu'il faut absolument
garder.63
Cependant, nous comprenons aisément que cette froideur
n'est qu'apparente ; en effet, chacun des deux protagonistes sait qu'il a tout
à gagner dans ce partenariat artistique. Ivan Fedele concède
d'ailleurs volontiers :
Personnellement, je suis très à l'écoute
des interprètes comme des chefs d'orchestre, j'ai beaucoup appris et je
continue à apprendre grâce à eux, parfois ce sont des
détails, mais parfois
ce sont également des choses substantielles. [...] On
ne naît pas compositeur, on meurt
compositeur. C'est une trajectoire, un parcours qui tend
à une optimisation de notre travail. [...] Le compositeur doit
considérer le moment de la création et du concert comme une
étape à part entière dans l'évolution de sa
pièce car la perfection, cela n'existe pas.64
Enfin, dans la mesure où cette réflexion apporte
des informations, je me permettrai ici de retranscrire la note indicative que
le compositeur et interprète français
63 La relation compositeur/interprète
par Ivan Fedele, Mario Caroli, Centre de Documentation de la Musique
Contemporaine, enregistré en 2010, disponible via :
http://www.cdmc.asso.fr/fr/content/la-relation-compositeurinterprete-par-ivan-fedele-mario-caroli
64 La relation compositeur/interprète par
Ivan Fedele, Mario Caroli, op. cit.
Chapitre 2 Du geste musicologique
39
Mathias Duplessy m'avait adressée lorsque je souhaitais
travailler ses Deux Nocturnes pour guitare :
Sur ces deux pièces (et dans mon travail en
général), n'hésitez pas à accentuer les nuances,
j'aime quand la guitare est jouée très doucement (à peine
audible) avec juste la pulpe dans les pianissimos et bien rentrer dans les
cordes au moment des rares forte notés !!
Sur le Nocturne n°2 particulièrement,
prenez des initiatives et des partis pris forts dans l'interprétation
car elle est faite pour cela !
Si vous avez des questions, je suis là. Bon travail !
Ainsi, grâce à cette courte notice, je n'ai pas
perdu mais au contraire gagné en liberté pour mon
interprétation de l'oeuvre. De surcroît, recevoir des conseils du
compositeur est toujours instructif, et lire cette note m'a certainement permis
de mieux appréhender l'ambiance intimiste de la pièce et
motivé pour apporter un soin particulier au son dans les nuances piano
ainsi que dans l'attaque des cordes dans les basses.
2) Interpréter le contenu
a) Une plongée à l'intérieur du
texte musical : l'analyse créatrice chez Pierre Boulez
« Voici venu le temps des Assassins »65
écrivait Rimbaud, « [v]oici venu le temps des Analystes
»66 ironise aujourd'hui Molino. Afin de remettre les mots du
sémiologue et anthropologue français dans leur contexte,
signalons que cette comparaison pour le moins caustique fait
précisément écho aux nombreuses critiques adressées
au corps de musicologues spécialisés dans l'analyse musicale -
dans le niveau dit neutre de l'oeuvre -, lesquels reçoivent
fréquemment le reproche d'être déconnectés de la
réalité musicale sous prétexte que leur champ
d'étude de la musique s'éloigne d'une certaine manière du
domaine du sonore. Dans notre étude focalisée sur le travail de
recherche effectué par l'interprète, il s'agit non pas de
considérer l'analyse comme une fin mais comme un moyen de mieux saisir
l'oeuvre en appréhendant l'ensemble de ses dimensions et en appliquant
directement l'interprétation du texte et de son contexte au geste
instrumental à venir.
65 Arthur Rimbaud, OEuvres complètes,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.131
66 Jean Molino, Le singe musicien, Arles,
Actes Sud, 2009, p. 205
Chapitre 2 Du geste musicologique
40
Chapitre 2 Du geste musicologique
L'étude du contenu de l'oeuvre évoque la
plongée de l'interprète à l'intérieur du
texte laissé par le compositeur (ou l'arrangeur, d'ailleurs). Le
contenu, quant à lui, est associé à la partition,
l'ensemble des éléments musicaux, lesquels entretiennent entre
eux des rapports dynamiques pour s'organiser d'abord spatialement sur la
feuille de papier puis tant temporellement que spatialement dans le monde
sonore qu'appelle cette partition. L'analyse concrétise, en somme, la
confrontation d'un texte qui attend son interprète afin d'être
reformulé, compris, assimilé et performé. Et si, comme a
pu l'écrire Pierre Boulez, le texte musical ne doit pas être
considéré comme « une suite logique d'opérations,
mais une suite logique d'opérations illogiques »67
effectuées par son auteur, la légitimité du travail
d'analyse n'en est pas pour autant altérée, bien au contraire. En
effet, Boulez introduit dans Jalons une notion particulièrement
intéressante : l'analyse productive (également
nommée par l'intéressé analyse créatrice).
C'est grâce à celle-ci que tout compositeur doit se nourrir et
s'approprier les différents mécanismes liés à
l'écriture musicale afin de se construire un style personnel et de
produire des oeuvres à la fois uniques et qui lui ressemblent. De plus,
remarquons que cette analyse se situe, selon ses dires, bien loin des carcans
académiques, et n'a lieu d'être que par rapport au geste
compositionnel à venir, c'est pourquoi il ajoute :
L'analyse productive est probablement, dans le cas le plus
désinvolte, l'analyse fausse, trouvant dans l'oeuvre non pas une
vérité générale, mais une vérité
particulière, transitoire, et greffant sa propre imagination du
compositeur analysé. Cette rencontre analytique, cette détonation
soudaine, pour subjective qu'elle soit, n'en est pas moins la seule
créatrice.68
Or si l'analyse productive chez Pierre Boulez s'applique
exclusivement au métier de compositeur, il est tout à fait
aisé d'effectuer un transfert sur celui d'interprète, car :
[e]n fin de compte, la démarche d'un interprète
rejoint celle du compositeur ; il s'agit pour l'un comme pour l'autre,
d'assurer une continuité mais, en même temps, d'assumer les
aléas de la composition ou du jeu.69
Ainsi, à travers l'analyse textuelle comprise en tant
qu'analyse créatrice, l'interprète consciencieux effectue en
amont de son geste musicien un travail préparatoire qui nourrit son
expérience musicale, développe son sens critique et stimule son
imaginaire.
67 Pierre Boulez, « La partition transmise
», Eclats/Boulez, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p. 66
68 Pierre Boulez, Jalons (pour une
décennie), Paris, Bourgeois, 1989, p. 37
69 Pierre Boulez, « La partition transmise
», op. cit., p. 66
41
b) En route « vers l'orient » du texte : l'analyse
structurelle chez Paul Ricoeur
Dans son Essai d'herméneutique Du texte à
l'action, le philosophe français Paul Ricoeur associe toute
interprétation de texte à son analyse structurelle70
:
Interpréter, avons-nous dit, c'est nous approprier
hic et nunc l'intention du texte. [...] Ce que veut le texte,
c'est nous mettre dans son sens, c'est-à-dire - selon une autre
acceptation du mot « sens » - dans la même direction. Si donc
l'intention est l'intention du texte, et si cette intention est la direction
qu'elle ouvre pour la pensée, il faut comprendre la sémantique
profonde en un sens foncièrement dynamique ; je dirai alors ceci :
expliquer, c'est dégager la structure, c'est-à-dire les relations
internes de dépendance qui constituent la statique du texte ;
interpréter, c'est prendre le chemin de pensée ouvert par le
texte, se mettre en route vers l'orient du texte.71
Par ces mots, Ricoeur invite le lecteur - pour nous
l'interprète, qui en quelque sorte lit la musique - à
« dégager la structure » du texte musical avant toute chose,
afin de comprendre l'intention du texte et se l'approprier. Arrêtons-nous
cependant sur la notion de structure musicale, qu'il convient
d'éclaircir pour continuer notre argumentation. Dans cette optique,
présentons sans plus attendre les propos de Gabriel Sargent, lequel
définit de façon pertinente le terme de structure :
[L]a notion de structure à long terme d'un morceau de
musique peut faire référence à plusieurs objets. Elle
reste cependant constituée d'une séquence d'entités que
l'on désigne de manière générique par segments
structurels. Ceux-ci durent en général plus de 10 secondes,
et leur contenu est caractérisé par une étiquette. On peut
observer l'existence de plusieurs types d'étiquettes : les
étiquettes fonctionnelles [...], les étiquettes acoustiques,
relatives à certaines propriétés du contenu musical, ou
des étiquettes relatives à une tradition d'écriture
[.]72
Par conséquent, en allant plus loin dans notre
réflexion, nous sommes à présent à même de
concevoir l'idée selon laquelle à travers l'analyse de la macro
et de la microstructure, l'interprète s'approprie intellectuellement et
sensitivement l'intention du texte musical. Il recrée ainsi un
découpage, une organisation des éléments, auxquels il
accole des étiquettes sémantiques qu'il s'agira de reproduire
instrumentalement et de charger d'intentionnalité au moment de sa
performance musicale. A titre d'exemple,
70 Ricoeur écrit à propos d'un texte
littéraire, certes, mais appliquer cette notion au domaine musical est
aisé grâce à la définition que celui-ci nous livre :
« Appelons texte tout discours fixé par l'écriture ».
Voir Paul Ricoeur, Du texte à l'action. Essais
d'herméneutique II, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 154
71 Paul Ricoeur, op. cit., pp. 174-175
72 Gabriel Sargent, Estimation de la structure
des morceaux de musique par analyse multicritère et contrainte de
régularité, Thèse de doctorat en Informatique et
systèmes aléatoires (mention traitement du signal), sous la
direction de Frédéric Bimbot, Rennes, Université de Rennes
1, 2013, p. 12
Chapitre 2 Du geste musicologique
42
mentionnons la forme sonate : l'interprète qui
analysera la partition et aura qui plus est en mémoire l'organisation
classique de cette dernière saura mettre en relief les différents
segments structurels, à savoir les deux thèmes entrecoupés
du pont modulant puis la phase cadentielle dans l'exposition ; les rapports de
dominante à tonique seront également mis en valeur dans les
cadences conclusives et les thèmes dont les caractères seront
intériorisés, assimilés, et donc d'autant plus
contrastés auditivement parlant.
3) Interpréter les contours
Précisons que nous entendons ici par contours
l'ensemble des éléments historiques directement ou
indirectement liés à l'oeuvre musicale et que
l'interprète, dans sa recherche d'informations la concernant afin de
donner davantage de sens à sa performance artistique, doit saisir et
s'approprier au même titre que le contenu.
Tout d'abord, notons que c'est grâce à cette
recherche que l'exécutant-herméneute averti sera à
même de choisir notamment l'édition de la partition qu'il jouera -
soit parce que celle-ci est la plus proche de la version manuscrite, soit parce
que les doigtés sont particulièrement pertinents par rapport au
jeu instrumental, etc. Ce paramètre est très important à
prendre en compte, et en particulier pour le répertoire de guitare
classique. En effet, une grande partie de son répertoire
constitué au XXe siècle a été
dédicacée à l'illustre interprète espagnol
Andrés Segovia, lequel n'a pas hésité à adapter -
tacitement - la plupart de ces pièces à sa technique et à
ses goûts (en modifiant des notes, des rythmes, parfois même des
sections entières). Citons en exemple ci-après les mesures de la
« Muñeira », sixième et ultime mouvement de la
Suite compostelana de Federico Mompou, dans lesquelles nous pouvons
remarquer - entre autres - la suppression de la voix aiguë aux mes.
125-126, la réduction de la texture sonore par la disparition des
rasguados à six cordes mes. 126 à 134 et le changement
d'harmonisation de la ligne mélodique mes. 137-138. Nous concevons donc
aisément ici que l'étude des contours de l'oeuvre est directement
liée à celle de son contenu et, par voie de conséquence,
au geste instrumental et au monde sonore en devenir :
Chapitre 2 Du geste musicologique
43
a) Mes. 125 à 142 de la « Muñeira »
extraite de la Suite Compostelana pour guitare seule de Federico
Mompou, version Salabert73 (d'après la partition
révisée par Segovia
b) Mes. 125 à 140 de la même oeuvre, version
Berben74 (d'après le manuscrit de Mompou)
73 Federico Mompou, Suite compostelana,
Paris, Editions Salabert, 1964
74 Federico Mompou, Suite compostelana, Rome,
Berben, 1964
Chapitre 2 Du geste musicologique
44
D'autre part, et il s'agit presque d'une évidence,
l'étude du contexte de composition de l'oeuvre permet de mieux
comprendre l'intention de son auteur. Présentons en effet le cas du
guitariste, compositeur et pédagogue Fernando Sor qui, à l'aube
du XIXe siècle, refusait l'utilisation des ongles longs
à la main droite pour attaquer les cordes, au profit de la pulpe seule.
Le guitariste moderne qui souhaitera privilégier une esthétique
historisante devra donc préconiser un jeu de main droite monopolisant le
maximum de pulpe pour obtenir, même en ayant des ongles longs, un son le
plus chaud possible pour jouer ses oeuvres - à part, bien sûr,
lorsque des indications de timbre sont notées par le compositeur et
l'incitent à modifier l'angle ou la zone d'attaque (près de la
touche ou au contraire près du chevalet).
En outre, les dimensions esthétiques et
esthésiques sont également importantes à prendre en compte
dans l'appréhension des contours de l'oeuvre, et ce
peut-être encore davantage aujourd'hui à l'heure d'Internet, qui
offre à l'interprète la possibilité d'écouter
d'innombrables enregistrements audio ou vidéo de la pièce qu'il
étudie. Et pour cause, écouter une autre exécution de
l'oeuvre, se confronter à une autre présence musicienne,
alimente nécessairement l'expérience et l'imaginaire de
l'interprète en lui proposant d'arpenter des versions et des visions
différentes de la sienne - en terme de technique pure (doigté,
articulation) et également d'esthétique.
Au terme de cette première partie de notre chapitre
consacré au geste musicologique, nous sommes à présent
à même de constater un changement de statut de l'interprète
depuis le milieu du XXe siècle, qui demande un travail différent
sur et autour de l'oeuvre que celui-ci étudie pour une performance
artistique à venir. Ce véritable
exécutant-herméneute, comme nous nous plaisons maintenant
à l'appeler, se doit d'effectuer des recherches en profondeur sur le
contenu et les contours de l'oeuvre, ceci dans le but de
légitimer son geste musicien ultérieur et de se mettre «
dans le sens » de cette oeuvre.
2. Transcription et arrangement : le geste
musicologique par excellence ?
1) Transcription et arrangement : quoi, pourquoi, pour
quoi, pour qui
Chapitre 2 Du geste musicologique
45
a) Définitions et problématisation
Nous souhaitons à présenter nous
intéresser aux cas de l'arrangement et de la transcription musicale, qui
apparaissent comme des actes de recherche tout à fait
intéressants à étudier dans le cadre du geste
musicologique. Afin de développer au mieux notre argumentation, il
convient mettre en évidence tout d'abord la distinction entre ces deux
termes :
En musique, le mot « arrangement » est
employé d'une manière vague pour désigner toutes les
adaptations possibles d'une oeuvre. Le plus souvent, cette adaptation est
destinée à faciliter l'exécution, en transcrivant l'oeuvre
soit pour un nombre d'instruments plus restreint, soit pour des instruments
usuels. Dans certains cas, l'arrangement aboutit à une véritable
caricature du texte original sous prétexte de le rendre plus facile et
plus attrayant, généralement dans un but commercial. Il n'est
donc pas étonnant qu'une connotation plutôt péjorative soit
attachée au mot « arrangement ». Cependant, il arrive aussi
que l'oeuvre originale ne soit pas simplifiée, mais au contraire rendue
plus riche et plus complexe. Il existe donc de multiples formes d'arrangement,
chacune pouvant être désignée par un terme plus explicite
mais plus restreint : réduction, orchestration, transcription,
paraphrase, etc.75
Comprenons bien, donc, que la transcription musicale est une
forme spécifique que peut prendre l'arrangement. Le transcripteur qui se
présentera comme tel sera donc animé par des
préoccupations d'ordres esthétiques et techniques
particulières :
[L]a transcription souhaite privilégier l'esprit
musical. L'objectif est de transporter la musique dans une autre formation en
plaçant l'esprit de l'oeuvre au centre de la préoccupation du
transcripteur. Il porte une attention première sur la matière
sonore comme élément principal de son projet. De ce fait,
l'instrument est considéré comme un moyen de faire de la
musique.76
Quoi qu'il en soit, l'arrangement et la transcription posent
un problème musicologique pertinent à étudier, en ce sens
où ils ne sont pas véritablement l'oeuvre originale
écrite par le compositeur, mais se présentent
néanmoins comme telle. Il s'agit par conséquent d'exposer
les différents enjeux pouvant expliquer en quoi l'arrangement et la
transcription peuvent avoir une réelle légitimité à
la fois vis-à-vis de l'arrangeur, du compositeur, de l'interprète
et de l'oeuvre originale.
75 Michel Philippot, « Arrangement, musique
», consultable via :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/arrangement-musique/
76 Jonathan Vinolo, La transcription : un acte
volontairement musical, Mémoire de Formation à
l'enseignement spécialisé de la musique (Diplôme d'Etat,
spécialité saxophone), sous la direction de Gildas Harnois,
Nantes, CEFEDEM Bretagne - Pays de la Loire, 2010, p. 8
Chapitre 2 Du geste musicologique
46
b) L'âge d'or de l'arrangement et de la transcription
musicale
Notons que c'est essentiellement à partir du
XIXe siècle que l'arrangement et la transcription prennent
une place très importante au sein la production musicale. Nous pouvons
illustrer ce point au travers de différents facteurs. Pour commencer,
remarquons que cette époque s'inscrit dans un contexte particulier,
marqué par une nouvelle domination sociale, économique et
culturelle de la bourgeoisie, laquelle souhaite pouvoir jouer chez elle les
opéras et les symphonies entendues à la salle de concert, mais
dans des formations instrumentales réduites et avec des
difficultés techniques bien évidemment amoindries par rapport
à l'oeuvre originale. Cet intérêt accru pour l'Art et la
musique va de pair avec une très forte croissance de la pratique
musicale amateur (essentiellement au sein de la bourgeoisie, par ailleurs)
dès le début du siècle :
Or si le public du XIXe siècle était avide
d'arrangements d'opéras, de transcriptions de mélodies, de
quatuors ou de symphonies, il demandait une littérature facile, sur le
plan digital, et de la compréhension aisée.77
La production de nombreuses transcriptions, afin de
répondre à la demande croissante de la classe sociale dominante
(réductions d'orchestre pour piano ou quatuors à cordes
majoritairement), tout comme les arrangements à visée
pédagogique, peut donc tout à fait s'expliquer de prime abord en
regard des paramètres socioculturels du XIXe siècle -
ajoutons d'ailleurs que la création de la SACEM en 1851 protègera
juridiquement les transcripteurs et arrangeurs, et amplifiera d'autant plus ce
phénomène.
Parallèlement, l'aspect économique doit
également être pris en compte, en particulier pour le
programmateur, car programmer un grand ensemble est très coûteux ;
c'est pourquoi présenter au public un duo piano et violon, ou appeler un
pianiste soliste reconnu qui pourra jouer des réductions d'orchestre
virtuoses, permettra à la salle de concert - et aux musiciens ! - de
réaliser bien plus de bénéfices. D'autre part, la
transcription est sans doute le moyen de diffusion de la musique le plus
efficace avant l'arrivée des médias de masse tels que la radio ou
le disque ; c'est pourquoi de grands interprètes (comme Franz Liszt par
exemple) s'y adonneront également :
Publier les réductions de piano des grandes
pièces leur promettait ainsi une plus large diffusion au sein même
des foyers que ne pouvait leur [les interprètes, ndlr] offrir le concert
[...]. [C'est à] cette époque [que] la production de piano s'est
industrialisée.78
77 Bruno Moysan, Liszt, Paris, Editions
Gisserot, 1999, p. 10
Chapitre 2 Du geste musicologique
47
c) La transcription musicale comme enrichissement du
répertoire instrumental
Après avoir mis en évidence les facteurs
socioculturels et économiques qui ont favorisé l'accroissement de
la production d'arrangements et de transcriptions à partir du XIXe
siècle, nous pouvons maintenant aborder un tout autre enjeu les
concernant : l'enrichissement du répertoire instrumental destinataire.
Quel clarinettiste n'a pas un jour exprimé le regret que
Jean-Sébastien Bach n'ait rien écrit pour son instrument ? Quel
guitariste ne s'est pas plaint un jour que Mozart n'ait pas contribué
à l'enrichissement de son répertoire ? Avançons ainsi
dès à présent l'idée que l'arrangement et la
transcription fournirent et fournissent encore aujourd'hui une solution aux
musiciens pour jouer des oeuvres de compositeurs qu'ils n'auraient sinon pas
l'occasion de présenter à leur public. Dans la même
optique, Michel Philippot étayera ainsi notre propos :
[P]arfois, des arrangements furent faits, sans aucune
préoccupation économique, mais semble-t-il, seulement avec
l'intention de rendre exécutables, sous un habillement acoustique
différent, des oeuvres admirées.79
Nous pouvons d'ailleurs aisément appuyer cette
idée en citant en exemples quelques-unes des très nombreuses
adaptations de la « Chaconne » extraite de la 2nde
partita pour violon de Jean-Sébastien Bach : Ferrucci Busoni pour
piano, Andrés Segovia pour guitare, John Gibson pour clarinette, Hideo
Saito pour orchestre ou encore Pavel Taborsky pour flûte
traversière...
Ajoutons d'ailleurs que précisément dans le cas
de la guitare classique, la transcription a un rôle primordial. En effet,
il s'agit d'un instrument dont la majeure partie de son répertoire s'est
formée à partir de la fin de XVIIIe siècle. Ainsi, afin de
pouvoir présenter à l'auditeur un panorama le plus large possible
de l'Histoire de la Musique depuis la Renaissance, la transcription
s'avère nécessaire. Le guitariste français Gabriel Bianco,
vainqueur du prestigieux concours international de la Guitar Fondation of
America en 2008, confirmera d'ailleurs cette thèse lors d'une
émission télévisée enregistrée en
Février 2013 :
Une part de notre répertoire est formée de
transcriptions. Pour guitare seule, on va transcrire des oeuvres pour piano,
pour violon, pour violoncelle parfois, et notamment chez Bach puisque la
guitare classique telle que nous la connaissons n'existait pas à cette
époque-là.80
78 Blaise Christen, Liszt et la
transcription,
http://musique.barmin.ch/textes/Liszt.pdf,
2009, p. 2
79 Michel Philippot, « Arrangement »,
dans Dictionnaire des Musiques, op. cit., p. 116
Chapitre 2 Du geste musicologique
48
2) Traduire c'est trahir, transcrire, est-ce trahir
?
a) Préambule
Mais que diray-je d'aucuns, vrayement mieux dignes d'estre
appellés Traditeurs, que Traducteurs ? Veu qu'ilz trahissent Ceux,
qu'ils entreprennent exposer, les frustrant de leur gloire, & par mesme
moyen séduysent les Lecteurs ignorans, leur montrant le blanc pour le
noyr [...]81
S'il est habituel de dire, à l'instar de Du Bellay,
que traduire revient d'une certaine manière à trahir le texte et
son auteur, la même idée se retrouve également en musique,
et ce de manière récurrente. En effet, citons en exemples les
mots de Michel Philippot, qui n'hésite pas à désigner
l'acte de transcription, « [...] par sa nature, [comme] une
traduction-trahison de l'oeuvre originale. »82 ou encore le
titre même - bien qu'étant certes sur le ton de l'ironie - d'une
émission diffusée sur France Inter en septembre 2011 ayant pour
thème la transcription musicale : « La transcription, c'est
l'oeuvre originale mais en moins bien ! »83
Néanmoins, doit-on nécessairement
considérer que la modification de certains paramètres textuels du
princeps originel, due à la nécessité
d'adaptation de l'oeuvre pour un autre instrument - car un jeu instrumental
particulier appelle lui-même forcément une technique
d'écriture spécifique - engendre une trahison ?
b) Considérations esthétiques
Concernant la traduction langagière, le traducteur
Pierre Leyris nous répondra a contrario que « [t]raduire, c'est
avoir l'honnêteté de s'en tenir à une imperfection allusive
»84. Ce dernier, en introduisant ici la notion
d'honnêteté, prend ainsi totalement à contre-pied
l'idée de trahison. Et de la même façon en musique, ne
pouvons-nous pas affirmer que même si la transcription, vue sous l'angle
de la traduction - en admettant
80 Propos transcrits d'après l'entretien
enregistré lors de l'émission télévisée
« Des mots de minuit » sur France 3 en Février 2013,
visionnée sur youtube via :
https://www.youtube.com/watch?v=O6aArfGfQgI
81 Joachim Du Bellay, La défense, et
illustration de la langue françoyse, Chapitre VI, Imprimé
à Paris, 1549, texte original consultable via :
http://www.bvh.univ-tours.fr/Epistemon/B751131015_X1888.pdf,
p. 13
82 Michel Philippot, « Arrangement »,
Dictionnaire des Musiques, op. cit., p. 119
83 Voir enregistrement de l'émission
radiophonique, consultable via :
http://www.franceinter.fr/emission-c-est-du-classique-mais-c-est-pas-grave-la-transcription-c-est-l-oeuvre-originale-mais-en-m
84 Voir journal quotidien Le Monde, 12
juillet 1974
Chapitre 2 Du geste musicologique
49
la pertinence de la comparaison entre musique et langage,
elle-même sujette à débat - n'est pas parfaite du point de
vue du respect textuel, sa légitimité n'en est pas
nécessairement altérée ? Le compositeur et arrangeur Alain
Romagnoli, lors de l'entretien qu'il nous a accordé85 en vue
de l'élaboration de ce mémoire de recherche, répliquera
que bien au contraire, une bonne transcription enrichit l'oeuvre en lui offrant
la possibilité d'être redécouverte d'une manière
différente.
D'un point de vue historique, il est vrai que jusqu'au XIXe
siècle, une grande partie du monde musical considère l'oeuvre
comme étant quasi-intouchable - à ce propos, nous pouvons tout
à fait établir un lien de causalité entre cette conception
de l'oeuvre et l'idée très importante à l'époque du
« génie créateur », ou, dans le cas de la musique, du
« génie compositeur ». La transcription ne serait donc pas
perçue comme un geste noble, pour une partie des musiciens et critiques
tout du moins, et ferait même perdre à l'oeuvre la puissance
expressive et la portée symbolique de la musique originale pensée
par son créateur.
Avec le XXe siècle et la redécouverte de la
musique baroque, la notion d'authenticité de l'oeuvre d'art est
peut-être encore davantage sujette à controverse. Ce regain
d'intérêt pour ces musiques du passé va de pair avec une
volonté de rejouer sur instruments d'époque, ou d'essayer tout du
moins de retrouver des sonorités comparables grâce à des
fac-similés. La transcription, au même titre que
l'interprétation musicale, est donc également un terrain de
clivages, où partisans des Ecoles historisante et romantisante avancent
tous deux des arguments opposés. Harnoncourt, un des
représentants de la première esthétique, écrit
ainsi :
La volonté du compositeur est [...] l'autorité
suprême, nous voyons la musique ancienne en tant que telle, dans sa
propre époque, et nous devons nous efforcer de la restituer
authentiquement, non pas pour des raisons d'historicité, mais parce que
cela nous paraît aujourd'hui la seule voie juste.86
Or, la transcription modifie immanquablement certains
paramètres de l'oeuvre : l'instrumentation de base (par
définition), les hauteurs (dans le cas d'une transposition d'une
tonalité vers une autre), quelquefois l'harmonie, les textures
également, etc. Et si Harnoncourt considère que la transcription
n'est pas un rendu authentique de l'oeuvre originale car le texte n'est pas
respecté stricto sensu, René Leibowitz, quant à lui,
85 Voir annexe n°9
86 Nikolaus Harnoncourt, Le discours musical :
pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 1984, p.
16
Chapitre 2 Du geste musicologique
50
rétorquera qu'une bonne transcription telle
qu'il la conçoit a tout à fait lieu d'exister et d'être
jouée, dans la mesure où cette dernière participe
précisément à :
un effort de radicalisme tel qu'il transcende même
l'idée de la paraphrase au sens étroit du terme [...] et qu'un
pareil approfondissement de la matière traitée justifie toutes
les libertés que l'on s'autorise à prendre avec
elle.87
D'autres comme Webern ou Stravinsky iront même plus loin
et ne se soucieront guère de la notion d'authenticité, à
la faveur d'un acte de transcription comme un « acte créateur
à part entière »88 ; en témoignent
notamment les transcriptions de Petrouchka réalisées par
Stravinsky lui-même, pour orchestre réduit ou encore pour piano
seul.
Par conséquent, même si le respect de la
partition originale semble assurément primordial afin de transcrire au
mieux une oeuvre musicale, il ne s'agit pas de l'unique paramètre
permettant d'évaluer la qualité de cette transcription. Ferrucci
Busoni, auteur d'une fameuse transcription pour piano de la
célèbre de la « Chaconne » de Bach déjà
citée plus avant, ira également en ce sens en soutenant,
très justement d'ailleurs, que la notation musicale elle-même
« est déjà transcription d'une idée abstraite.
»89 Mais alors, sinon de la proximité textuelle avec
l'oeuvre originale, à quoi tient une bonne transcription ? Alain
Romagnoli, dans sa transcription personnelle du thème du « Cygne
» extrait du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns,
adaptera l'oeuvre exclusivement en tremolo afin de donner l'illusion d'un son
tenu - non réalisable à la guitare - et qui pourtant
n'apparaît pas dans la partition originale. Pour lui, une bonne
transcription ne réside donc pas dans sa proximité avec le texte
originel ; elle sera avant tout la mieux adaptée à la technique
instrumentale de l'instrument destinataire.
Ainsi, il serait plus judicieux, plutôt que de parler de
« trahison » de l'oeuvre originale, d'employer les termes d' «
adaptation » ou d' « ajustement », à la faveur d'une
redécouverte de l'oeuvre pour l'auditeur, servant également la
musique en général, en enrichissant le répertoire de
l'instrument destinataire.
87 René Leibowitz, op. cit., pp. 122-123
88 Harry Heskel, op. cit., p. 141
89 Ferruccio Busoni, « Valore della trascrizione
», dans Lo sguardo lieto, Editions Fedele d'Amico, Milan, 1957,
p. 87
Chapitre 2 Du geste musicologique
51
3) Etude de cas : réalisation d'une transcription
de la Sonate en ré majeur K.178 de Domenico
Scarlatti
a) Comparaison des transcriptions de Leo Brouwer, Claudio
Giuliani et David Russell
Dans ce point de ce chapitre, consacré à
l'arrangement et à la transcription comme gestes musicologiques, il
s'agit maintenant d'éprouver l'hypothèse selon laquelle cet acte
technique et esthétique sert éminemment l'interprète dans
le cas où lui-même le réalise en vue d'une performance
instrumentale ultérieure. Pour ce faire, nous avons
réalisé nous-même une transcription pour guitare classique
de la Sonate en ré majeur K. 178 de Domenico Scarlatti,
originellement écrite pour clavecin.90
Nous nous sommes tout d'abord attelés à un
travail préparatoire, consistant à comparer le texte original et
trois transcriptions préexistantes pour guitare seule, effectuées
respectivement par le compositeur et guitariste cubain Leo Brouwer, le
guitariste italien Claudio Giuliani et l'interprète écossais
David Russell. Cette comparaison a pour objectif de noter toutes les
différences entre la partition originale et les diverses transcriptions
qui sont toutes trois fréquemment jouées par les concertistes.
Grâce à ce travail, nous pouvons observer en outre les
priorités esthétiques et techniques de ces trois musiciens.
Seront ainsi notées ci-après les modifications effectuées
par les trois arrangeurs en prenant en exemple - par souci de concision - les
mesures 14 à 24 de ladite sonate.
90 Voir annexe n°10
Chapitre 2 Du geste musicologique
52
Partition comparée des transcriptions de Brouwer,
Giuliani et Russell avec la partition originale pour clavecin. Mesures 14
à 24.
Chez Leo Brouwer91, tout d'abord, la volonté
d'arranger l'oeuvre de Domenico Scarlatti en l'adaptant le plus possible
à la technique instrumentale de la guitare classique est clairement
affichée. La transcription se veut guitaristique et il semble
évident que pour celui-ci, la qualité de la transcription ne
dépend pas en premier lieu du respect pur et simple de la partition
originale. Pour cette raison, c'est dans cette transcription que nous noterons
le plus de différences et de modifications :
Ajout
|
- Liés mes. 15-16-17, qui plus est sur la partie faible
du temps ou de la
mesure (déséquilibrant ostensiblement la
dynamique rythmique lors de l'interprétation)
- Piqués mes. 18
|
Suppression
|
- Les sauts d'octaves mes. 15-16-17 deviennent un ré
grave fixe. A noter
cependant que les trois sauts d'octaves au clavecin ne sont
pas réalisables organologiquement à la guitare.
|
Modification / Simplification
|
- Simplification de la partie de basse mes. 14 (suppression de
l'ornement
sur le sol ainsi que du contrechant par mouvements
contraires)
|
91 Voir Leo Brouwer, « Sonata in D major L. 162 /
K. 178 », dans D. Scarlatti. 12 Sonatas transcribed for guitar.
Tokyo, Gendaï guitar, 1983
- Rythme de la basse mes. 18, originalement une noire suivie
d'un demi-soupir, qui devient ici une noire pointée (et qui va donc
vraisemblablement sonner au-delà de la mesure 18).
- Modification importante de l'écriture à partir
de la mesure 20 : la pédale de mi à la basse
(degré V de V en ré majeur) reste, mais les autres voix sont
fortement remaniées, avec la perte du contrepoint effectuée par
la voix d'alto ou encore des renversements d'accords et des sauts d'octaves
pour rendre ce passage plus aisé à réaliser par
l'interprète.
|
Chapitre 2 Du geste musicologique
53
A contrario, nous pouvons observer une volonté chez
Claudio Giuliani92 de rester le plus fidèle possible
vis-à-vis de la partition originale pour clavecin, en reléguant
au second plan la qualité d'adaptation à la technique
guitaristique. Signalons quelques points intéressants :
|
- Une autre solution pour effectuer les sauts d'octave à
la basse mes. 15-
|
|
16-17 est trouvée ici. Deux sauts d'octave sur trois sont
ainsi effectués.
|
Modification
|
- Modification (ou oubli ?) du demi-soupir à la basse
mes. 18,
transformant là aussi le rythme de noire en celui d'une
noire pointée qui résonnera vraisemblablement encore mesure
19.
|
Sauvegarde
|
- Mordant sur la basse sol mes. 14, très
difficile voire impossible à réaliser
|
malaisée
|
instrumentalement suivant le tempo pris par l'interprète
guitariste.
|
Enfin, nous pouvons remarquer que David Russell93
réalise une transcription assez proche de celle de Claudio Giuliani,
manifestant une volonté de rester au plus près de l'oeuvre pour
clavecin, avec deux différences importantes à signaler
néanmoins :
Suppression
|
La suppression de l'ornement sur le sol à la
basse mes. 14, davantage guitaristique sans doute.
|
Modification / Simplification
|
La modification surprenante de l'harmonie mes. 23 : l'accord
de 9e mineure et 7e diminuée devient un accord de
7e diminué.
|
92 Claudio Giuliani, « Sonata K 178 L 162 in D
major », dans Domenico Scarlatti. 82 Sonate, vol. 1, Roma,
Berben
93 David Russell, « Sonate K 178 L 162 »,
dans Domenico Scarlatti. Six sonatas, Saint-Nicolas, Doberman
Chapitre 2 Du geste musicologique
54
b) La transcription de la sonate de Scarlatti : une oeuvre
guitaristique ? Une oeuvre musicale ?
Suite à ce travail préparatoire, il a
été intéressant de se renseigner sur le contexte de
composition des sonates de Scarlatti et le rapport entre le compositeur et la
guitare en Espagne au XVIIIe siècle. Ainsi, même s'il n'y a pas de
trace écrite de sa rencontre avec l'instrument, il semble aujourd'hui
évident que le compositeur italien a été
fréquemment en contact avec la guitare pendant son long séjour
espagnol, d'abord en 1729 à Séville, berceau du flamenco, puis
à Madrid. En effet, la guitare est présente en Espagne depuis le
Xe siècle tout comme de nombreux instruments de la même famille
tels que la guiterne, le luth ou encore le oud.
D'autre part, notons que la tessiture utilisée par
Scarlatti est - à de rares exceptions près - similaire à
celle de la guitare. Des passages en arpèges font également
penser à des techniques d'écriture tout à fait
guitaristiques même si l'ajout de liés peut être pertinent
afin de pouvoir exécuter cette sonate dans un tempo vif.
Notons également que la réalisation de notre
transcription personnelle s'est faite non pas directement et uniquement sur
papier mais avec la guitare à portée de main, afin de bien saisir
ce qui était réalisable ou non (par exemple, certains ornements,
conservés pourtant par Claudio Giuliani, semblent irréalisables
à la guitare suivant le tempo pris par l'interprète), mais
également pour adapter la transcription aux différents
doigtés possibles et de relier ainsi intimement l'acte transcripteur
à l'acte pratique, instrumental.
Nous sommes à présent tout à fait en
mesure de confirmer que l'acte de transcription sert éminemment à
la fois le geste musicien et le geste musicologique pour l'interprète
qui aura lui-même cherché ses doigtés directement à
partir de l'oeuvre originale, laquelle aura pu être analysée,
irons-nous même jusqu'à dire « disséquée
». Celle-ci aura été à la fois adaptée
à son instrument, mais également à sa propre technique
digitale et à sa conscience musicale. L'appropriation de la sonate de
Scarlatti aura donc déjà commencé avant même qu'on
la travaille instrumentalement.
Chapitre 2 Du geste musicologique
55
3. L'association geste musicologique - geste
musicien : dans la conscience imageante de
l'interprète
1) La conscience imageante, de Sartre à
Leibowitz
Dans Le compositeur et son double, René
Leibowitz base une partie de sa théorie de l'interprétation sur
le concept de conscience imageante, qu'il emprunte à Jean-Paul
Sartre dans son Imaginaire publié quarante ans plus tôt.
Nous souhaitons à présent nous intéresser à cette
notion, déterminante pour lier les deux dimensions du geste que nous
mettons en exergue au sein de ce mémoire de recherche. Par
conséquent, il s'agit tout d'abord de présenter la conscience
imageante sartrienne avant d'aborder son application dans le domaine musical
chez Leibowitz. C'est ainsi que nous serons en mesure, à terme, de
mettre en évidence l'existence d'un véritable trait d'union entre
geste musicien et geste musicologique.
a) La conscience imageante sartrienne
Avant toute chose, il convient d'expliciter le terme d' «
image ». Etymologiquement, ce dernier provient du latin imago,
qui désigne « le trait de ressemblance qui marque une
représentation et le relie à son modèle (imago a
la même racine qu'imitor) »94. Dans
L'imaginaire, le philosophe français Jean-Paul Sartre
définit la notion d'image de la manière suivante :
Le mot image ne saurait donc désigner que le rapport de
la conscience à l'objet ; autrement dit, c'est une certaine façon
qu'a l'objet de paraître à la conscience, ou, si l'on
préfère, une certaine façon qu'a la conscience de se
donner un objet.95
L'image désigne donc une fonction de la pensée,
une action de la conscience pour se représenter une chose, un concept.
Elle n'est pas l'objet réel mais une représentation,
nécessairement subjective de cet objet ; c'est une
quasi-observation, car « [a]voir conscience d'une image, c'est
avoir conscience d'une image vague. »96
94 Voir « Image, une notion à revisiter
», consultable via :
http://www.inrp.fr/Tecne/histimage/SoTeintro.htm
95 Jean-Paul Sartre, L'imaginaire, Paris,
Gallimard, 1940, p. 17
96 Jean-Paul Sartre, op.cit., p. 28
Chapitre 2 Du geste musicologique
56
Nous en arrivons donc à présent au concept de
conscience imageante, que Sartre expose en ces termes :
Cette conscience imageante peut être dite
représentative en ce sens qu'elle va chercher son objet sur le terrain
de la perception et qu'elle vise les éléments sensibles qui le
constituent. En même temps, elle s'oriente par rapport à lui comme
la conscience perceptive par rapport à l'objet perçu. D'autre
part, elle est spontanée et créatrice ; elle soutient, maintient
par une création continuée les qualités sensibles de son
objet. Dans la perception, l'élément proprement
représentatif correspond à une passivité de la conscience.
Dans l'image, cet élément, en ce qu'il a de premier et
d'incommunicable, est le produit d'une activité consciente, est
traversé de part en part d'un courant de volonté
créatrice. Il s'ensuit nécessairement que l'objet en image n'est
jamais rien de plus que la conscience qu'on en a.97
Plusieurs points au coeur de ce texte semblent
intéressants à étudier. Tout d'abord, Sartre distingue
clairement conscience perceptive et conscience imageante.
Cette dernière est qualifiée de créatrice, et fait donc
appel à un imaginaire. Pour autant, il ne s'agit pas d'une imagination
reproductive et statique, mais bel et bien d'une imagination créatrice
et chargée d'une volonté, d'une intentionnalité que le
penseur français juge incommunicable - dirons-nous plutôt non
verbalisable. D'autre part, Sartre insiste sur le fait que l'image n'est
aucunement l'objet lui-même mais uniquement la conscience que l'individu
en a. Celui-ci aura ainsi conscientisé l'« image vague » d'un
objet dont il n'aura retenu que les caractéristiques qui auront
simulé son intellect et son imaginaire, c'est pourquoi un même
objet acceptera autant de consciences imageantes que d'observateurs.
b) Réflexions autour de la conscience imageante
appliquée à la musique chez Leibowitz
René Leibowitz, quant à lui, réutilise le
concept de conscience imageante et l'applique au domaine musical afin de
discuter de la notion d'authenticité en matière
d'interprétation :
L'oeuvre est un imaginaire : si je dois
l'interpréter, ma prise de contact avec elle, le fait que je la saisis,
l'appréhende, la comprends, tout cela ne peut se réaliser qu'au
travers de ma conscience imageante. Cela signifie-t-il que l'oeuvre
est ce que j'imagine ? Oui et non. Elle ne l'est pas pour autant qu'il
ne m'est permis d'imaginer n'importe quoi, puisqu'elle possède
sa forme, sa
97 Jean-Paul Sartre, Idem, p. 27
Chapitre 2 Du geste musicologique
57
structure, ses nuances, sa durée, ses indications de
tempo, etc. [...] Mais elle est tout de même ce que j'imagine en tant
qu'elle est l'objet visé intentionnellement par ma conscience
imageante.98
Remarquons que le musicologue français met ici sur le
même plan l'oeuvre et l'imaginaire qu'elle suscite dans l'esprit de
l'interprète : sa proposition sonore ultérieure sera à la
fois l'une et l'autre. Mieux encore, celle-ci délivre à
l'auditeur un sens possible de l'oeuvre autant qu'elle «
révèle simultanément l'interprète lui-même
»99, son expérience musicale et artistique, ses
convictions esthétiques et ses goûts. Le non-respect du texte et
la prise de libertés ne sera pas, selon lui, une trahison de l'oeuvre et
de son compositeur, mais offrira seulement une vision de la pièce
non authentique.
D'autre part, arrêtons-nous un instant sur les
caractéristiques que Leibowitz accole à l'oeuvre musicale et qui
selon lui empêchent d'une certaine manière l'interprète
d'imaginer « n'importe quoi », à savoir la forme, la
structure, les nuances, la durée, le tempo. Permettons-nous de nuancer
ici ses propos, car un tempo, qu'il soit noté qualitativement (ex.
Allegro moderato, Andante cantabile, etc.) ou
quantitativement (ex. 126 à la noire), ne sera (oserons-nous le dire)
jamais respecté stricto sensu. Ce sera davantage le
caractère, vif ou allant, le souvenir - vague - du tempo pris
généralement lors de l'exécution de la première
phrase musicale avant de débuter la performance qui dominera, dans
l'esprit du musicien, tout du moins, l'indication écrite par le
compositeur. En témoigne la différence significative de tempo
prise par Paco de Lucia100 et Pepe Romero101 dans leurs
interprétations respectives de l' « Adagio » du Concerto
d'Aranjuez de Joaquin Rodrigo : si le compositeur a bel et bien
noté sur la partition l'indication « Adagio (? =
44) », le premier musicien est proche d'un tempo à
35-36 et le second de 50. Cette
hétérogénéité manifeste ainsi une
dissemblance dans la conscience imageante du chef d'orchestre et des deux
solistes et n'empêche pourtant aucunement l'oeuvre de livrer une
expressivité indéniable. De la même manière, les
nuances, qu'elles soient notées ou non sur la partition, sont tout
autant sujettes à être conscientisées de façons
très diverses selon l'interprète, le type d'instrument, la
sonorisation de la salle, etc. Et quand bien même nous saurions à
combien de décibels équivalent un mezzo forte,
faudrait-il s'efforcer de s'en approcher pour viser une quelconque idée
d'authenticité ? Enfin, admettons également que dans un grand
nombre d'oeuvres musicales, la structure et la forme - certes davantage
à partir du XXe siècle -
98 René Leibowitz, Le compositeur et son
double, op. cit., p. 27
99 René Leibowitz, Le compositeur et son
double, op. cit., p. 28
100 Consultable via :
https://www.youtube.com/watch?v=e9RS4biqyAc
101 Consultable via :
https://www.youtube.com/watch?v=ye-FvKCZp3s
Chapitre 2 Du geste musicologique
58
sont également interprétables de
différentes manières, de même que les étiquettes
structurelles stimuleront la conscience imageante de l'interprète
de diverses manières.
Pour terminer, reprenons les mots de Jean-Paul Sartre, lequel
jugeait la conscience imageante « incommunicable » - nous avions
alors préféré le terme non verbalisable. Et pour
cause, le transfert du concept de conscience imageante dans le domaine musical
par René Leibowitz nous permet de conclure en ces termes : la
conscience imageante représente, dans l'esprit de
l'interprète, une image, une vision éminemment subjective et
nécessairement restreinte de l'oeuvre. Ajoutons qu'il existe autant de
consciences imageantes possibles - et légitimes - de cette
oeuvre qu'il existe d'interprètes, et que si cette conscientisation
n'est pas verbalisable de manière claire et aboutie, elle trouve
néanmoins un moyen d'être extériorisée,
précisément à travers le monde sonore résultant de
la performance instrumentale (ou vocale) offerte à l'auditeur par le
musicien.
2) La conscience imageante, trait d'union entre geste
musicologique et geste musicien ?
Après avoir explicité le concept de conscience
imageante et l'avoir appliqué au domaine de l'interprétation
musicale, il convient à présent de nous interroger sur la
relation entre geste musicologique et geste musicien.
Rappelons qu'au cours du premier axe de notre mémoire
de recherche, nous avions caractérisé le geste musicien comme
étant l'acte conscientisé, à la fois intellectuel et
physique, de l'interprète, lequel réalise l'ensemble des
mouvements corporels et digitaux nécessaires à la
réalisation instrumentale de l'oeuvre. Dans ce contexte, la conscience
imageante peut être présentée comme le lien, le trait
d'union entre geste musicologique et geste musicien en ce qu'elle concilie
l'acte technique à l'acte intellectuel et sensitif. Le geste musicien se
veut le plus perfectionné possible afin de donner au geste musicologique
le meilleur transport possible à sa présence musicienne
immiscée dans l'oeuvre musicale. C'est peut-être en ce sens,
d'ailleurs, que nous devons prendre les mots du philosophe français
Henri Wallon : « toute perception tend à se réaliser sur le
plan moteur. »102 Le geste musicien apparaît donc comme
une dimension du geste inhérente aux perceptions psychologiques et
cognitives que l'interprète a assimilées au cours de sa recherche
de sens à donner à l'oeuvre musicale.
102 Henri Wallon, De l'acte à la pensée,
Paris, Flammarion, 1942, réed. 1970, p. 154
Chapitre 2 Du geste musicologique
59
Enfin, arrêtons-nous sur les propos de Michel Imberty,
qui met en évidence l'importance de la proto-narrativité
dans l'interprétation musicale, qu'il définit « comme
une temporalité orientée qui organise les états
émotionnels et cognitifs, et la musique peut alors apparaître
comme la forme privilégiée de cette mise en temps des «
éprouver » rapportés à la conscience-noyau de soi.
»103 Selon Imberty, la capacité qu'a l'interprète
à orienter son discours musical en gestes corporels chargés
d'intention et de sens, ayant un commencement et une fin, est intimement
liée à cette proto-narrativité, temporalité
perçue intérieurement et garantissant au musicien une conscience
de soi pendant l'acte de la performance artistique et créatrice.
En somme, nous pouvons maintenant tout à fait lier
geste musicologique et geste musicien autour de la conscience imageante de
l'interprète. Cette dernière lui permet de charger son jeu
instrumental à la fois de son expérience, du savoir qu'il a
accumulé sur et autour de l'oeuvre et enfin de ses convictions
artistiques et esthétiques.
3) Synthèse : définition du geste
musicologique
Au terme de ce second axe de recherche, nous pouvons
considérer le geste musicologique comme étant une
dimension à part entière de la gestique (dans son sens à
la fois concret et métaphorique) de l'interprète musical. Il
désigne le travail de recherche sur et autour de l'oeuvre qu'il souhaite
présenter à terme à l'auditeur, au cours duquel il
réunit un ensemble d'informations qu'il doit trier, assimiler et
s'approprier afin de conscientiser cette oeuvre et se former une image
subjective de cette dernière, qui représente à la fois
l'oeuvre elle-même et la vision qu'il en a. La conscience imageante qui
résulte de cette opération intellectuelle et sensitive devient
alors son passeport pour présenter à l'auditeur un objet musical
véritablement unique. Le geste musicologique est intimement lié
au geste musicien puisque ce dernier est le moyen d'extérioriser sa
conscience imageante de l'oeuvre ; plus il sera perfectionné et
précis, plus son geste musicologique sera fidèlement retransmis
lors de la performance musicale.
103 Michel Imberty, « Introduction : du geste temporel au
sens », dans Temps, geste et musicalité, dir. M. Imberty
et M. Gratier, Paris, L'Harmattan, 2013, p. 30
CHAPITRE 3 :
Application pratique de la gestique de
l'interprète
2nd mouvement « Dark » d'All in
Twilight, Tôru Takemitsu
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
61
« Composition gives proper meaning to the natural
streams of sound that penetrate the world. »
Tôru Takemitsu
Dans cet ultime chapitre de notre mémoire de recherche,
il s'agit d'explorer la pertinence des principes théoriques qui nous ont
permis de présenter les notions de geste musicien et de geste
musicologique, en les appliquant à un cas particulier : « Dark
», second mouvement d'All in Twilight - Four pieces pour guitar
de Tôru Takemitsu.
Cependant, si nous avions auparavant exposé les deux
dimensions de la gestique de l'interprète au sein de deux axes de
rédactions bien distincts par souci de clarté et de
méthodologie, cela n'aurait de sens d'agir de la même
manière ici. En effet, nous pouvons aisément concevoir - et la
finalité de notre étude est aussi de défendre cette
idée - que la réalité du travail du musicien ne
sépare pas ses recherches théoriques et pratiques, mais au
contraire les unit.
Par conséquent, nous tâcherons dans ce
troisième axe de proposer un travail préparatoire en vue d'une
performance artistique à venir, à travers une proposition
d'analyse des contours et du contenu de l'oeuvre. Celle-ci visera à
alimenter la conscience imageante de l'interprète, de même que
nous prendrons le soin d'émettre des hypothèses quant au possible
geste musicien ultérieur. Précisons enfin que ces
considérations seront - en partie, tout du moins - subjectives ; elles
auront en tout cas le mérite de nourrir notre propre geste musicien et
la performance musicale enregistrée sur le support vidéo
annexé à ce mémoire.
1. Etude des contours de l'oeuvre
1) Tôru Takemitsu (1930-1996) et All in
Twilight : brève présentation du compositeur et de
l'oeuvre
Il importe de préciser que notre intention dans le
paragraphe qui suit n'est pas de présenter une biographie exhaustive de
Tôru Takemitsu, mais d'exposer uniquement des éléments
pertinents à mettre en relation avec l'oeuvre sur laquelle nous
souhaitons nous pencher.
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
62
D'après certains témoignages, Takemitsu s'est
plu à affirmer tout au long de sa vie que sa carrière
était le résultat de deux grands chocs musicaux auxquels il a
été confronté. Le premier, en 1944, correspond au moment
où celui-ci prît conscience qu'il souhaitait dédier sa vie
à la musique, lorsqu'il entend à la radio - alors qu'il se trouve
dans une base militaire - la chanson française Parlez-moi
d'amour. Le second choc correspond quant à lui au jour où le
compositeur japonais assista à un spectacle de marionnettes japonaises
(bunraku), ce qui révéla chez lui une volonté,
qu'il pensait d'ailleurs éteinte, d'étudier et de s'approprier la
culture traditionnelle de son pays natal. A ce propos, Takemitsu écrit
:
J'ai eu un grand choc en assistant au bunraku. Cela
faisait environ dix ans que j'avais commencé la musique. C'était
la première fois que je prenais conscience du Japon. [...]
Désormais j'ai commencé à étudier activement la
musique traditionnelle japonaise.104
Ces deux fragments de vie sont particulièrement
symboliques pour comprendre l'oeuvre et le style de Takemitsu, lequel cherche
notamment à établir - de diverses manières, comme nous le
verrons plus après - un lien intime entre Orient et Occident.
D'autre part, il paraît important de signaler qu'All
in Twilight ne constitue ni la première ni la dernière
oeuvre que Takemitsu ait écrite pour guitare. Citons en effet, parmi
huit autres oeuvres pour guitare seule, Folios (1974),
Equinox (1993) et In the woods (1995), ou encore les trois
pièces de musique de chambre avec guitare, Ring (1961) pour
trois guitares, flûte et harpe, Valeria (1965) pour violon,
violoncelle, guitare, orgue électrique et deux piccolos, et Toward
the sea (1981) pour flûte alto et guitare, et, enfin, sa
célèbre pièce pour guitare et orchestre, To the Edge
of Dream (1983).
En outre, ajoutons que le geste compositionnel de Takemitsu
dans All in Twilight est inspiré par l'oeuvre picturale du
même nom signée du peintre allemand Paul Klee. Nous pouvons
d'ailleurs percevoir ici la conception, chère à Takemitsu, d'une
oeuvre d'Art en tant que transversalité - en témoignent
d'ailleurs les nombreuses collaborations de ce dernier tout au long de sa vie,
tant avec des cinéastes, des plasticiens qu'avec des poètes.
104 Toru Takemitsu, Chosakushu [Textes choisis], Tome
I, Tokyo, Shinchosha, 2000, p. 244-245, tr. fr. Wataru Miyakawa, dans Toru
Takemitsu. Situation, héritage, culture., Paris, L'Harmattan, 2013,
p. 26
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
63
2) Eléments stylistiques
généraux
a) Le langage de Takemitsu, entre Orient et Occident
Au sortir de la guerre, Takemitsu suit une formation musicale
quasi-autodidacte. Il étudie quelques années la composition avec
le compositeur japonais Kiyose, et se passionne pour la musique occidentale, en
particulier la musique française de Claude Debussy et d'Olivier
Messiaen. C'est à partir de 1952 et de son « choc du bunraku
» que Takemitsu intègre des éléments
stylistiques issus de la musique traditionnelle japonaise dans son propre
langage. L'élaboration progressive de son style poussera les
musicologues à parler, à partir des années 1970, d'un
« Takemitsu sound », présenté comme une tendance
stylistique généralisée dans ses compositions,
marquée par une irisation tonale perçue à l'écoute
mais n'utilisant pas réellement de rapports de tonique et de dominante.
Il s'agit d'une ambiguïté permanente entre modalité,
tonalité, et atonalité ; une synthèse de diverses
influences, en somme. Le compositeur japonais décrit sa propre position
de la manière suivante :
Etant un japonais qui fait de la musique européenne
[...] [d]e la même façon que j'aime ma propre tradition, je
ressens un grand respect et un amour profond à l'égard de la
tradition de la musique européenne. En apprenant la musique
européenne je veux relativiser la tradition de mon propre pays. Et, dans
la musique que je compose, je veux exploiter l'essence de la musique
traditionnelle japonaise et non l'utiliser en tant que matériau
superficiel. C'est la recherche de la couleur, de la particularité de la
forme et de la structure temporelle.105
Parallèlement, notons que la fascination de Takemitsu
pour le langage d'Olivier Messiaen et l'utilisation des modes à
transposition limitée va de pair avec un certain mysticisme autour du
nombre :
Par la totale simplicité des nombres, je cherche
à clarifier la complexité du rêve.je ne suis pas
mathématicien et c'est tout à fait instinctivement que je
réagis aux nombres, mais je pense que
lorsqu'on les saisit instinctivement, les nombres deviennent
davantage cosmologiques.106
Pour autant, il ne s'agit pas de comprendre le nombre comme la
base de lois strictes d'écriture musicale, mais plutôt comme un
moyen parmi d'autres de stimuler la créativité du compositeur,
car la finalité de l'oeuvre d'Art est, selon ses dires, uniquement
liée au monde sonore qui résulte de cette écriture :
105 Toru Takemitsu, « Musiques en créations »,
dans Festival d'Automne, Paris, Contre-champs, 1989, p. 64
106 Tôru Takemitsu, Confronting silence. Selected
Writings. Berkeley, Fallen Leaf Press, 1995, p. 102
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
64
J'aimerais libérer les sons des règles communes
à la musique, règles étouffées à leur tour
sous des formules et des calculs. Je veux donner au son la liberté de
respirer.107
b) La recherche timbrale au coeur de l'esthétique de
Takemitsu
Une caractéristique essentielle de l'écriture
de Takemitsu réside dans le soin porté à la couleur
du son, c'est-à-dire la recherche de textures, de spatialisation,
de richesse de timbres, d'effets instrumentaux volontairement grotesques par
moments, également. Notons, en outre, que cette considération du
timbre n'échappe pas non plus à la volonté du compositeur
de concilier des éléments apparentés traditionnellement
à la fois aux cultures artistiques et musicales orientales et
occidentales.
On reliera sans peine cette idée avec l'utilisation
récurrente de la guitare classique dans les oeuvres du compositeur
japonais, tant en solo qu'en musique de chambre. Celle-ci est d'ailleurs
justifiée par Alain Poirier par le fait qu'il s'agit de «
l'instrument à cordes pincées le plus voisin [... du] koto
».108 L'utilisation des « bruits » est
également intéressante à saisir, des glissements de doigts
sur les cordes jusqu'à la respiration de l'instrumentiste. Ziad Kreidy,
dans son ouvrage consacré à Takemitsu, synthétise cette
conception particulière du timbre et de l'ensemble des composantes du
jeu instrumental pour parvenir à son enrichissement :
Les glissandos exagérés,
l'hétérophonie du gagaku, les « bruits » du biwa , la
respiration et la sonorité « sombre » du shakuhachi ,
l'intensité du silence du ma et du drame du nô ainsi que les
longues tenues d'accords envoûtant du shô sont les
éléments de la musique traditionnelle utilisés par
Takemitsu.109
c) Déambulation au coeur du jardin japonais :
une conception particulière de la forme chez Takemitsu
L'esthétique musicale de Takemitsu est intimement
liée à la relation harmonieuse qu'entretient l'Homme avec la
nature qui l'entoure, dans la conception extrême-orientale. La forme,
notamment, peut s'apparenter de façon régulière dans ses
oeuvres à une déambulation d'un promeneur au coeur d'un jardin
japonais. Ce dernier contemple
107 Toru Takemitsu, Confronting silence, op. cit., p.
4
108 Alain Poirier, Tôru Takemitsu, Paris, Michel
de Maule, 1996, p. 95
109 Ziad Kreidy, Tôru Takemitsu. A l'écoute de
l'inaudible., Paris, L'Harmattan, 2013, p. 32
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
65
une reconstitution volontairement minimaliste de la nature,
où il ne distingue ni l'entièreté de la surface, ni la fin
du sentier.
De même en musique, les formes utilisées par
Takemitsu sont, dans l'immense majorité des cas, volontairement non
classées. Cependant, on retrouve de façon quasi-permanente des
formes cycliques ou tout du moins des réapparitions de certaines
sections, vues sous un autre angle. Ainsi l'auditeur, comme le
promeneur, a le sentiment de repasser au même endroit. Or, cet endroit
aura nécessairement changé après la première
écoute, d'une part car il l'a déjà observé, d'autre
part car l'éclairage n'est plus exactement le même
qu'auparavant...
3) Julian Bream, commanditaire et dédicataire
d'All in Twilight
S'intéresser à l'oeuvre, c'est également
s'intéresser à son commanditaire et à son
dédicataire, bien sûr, lorsqu'il y en a un. Or, il est
intéressant de noter que dans le cas d'All in Twilight, il
s'agit d'une seule et même personne : Julian Bream (n. 1933).
Nous pouvons aisément considérer le guitariste
international anglais comme le successeur d'Andrés Segovia (1893-1987)
dans le sens où tous deux ont permis - l'un dans la première
moitié du XXe siècle, l'autre dans la seconde - de
donner un nouveau souffle au répertoire pour guitare classique et ont
contribué à démocratiser leur instrument.
Remarquons que l'influence de Julian Bream a largement
dépassé le milieu de la guitare et lui a permis d'acquérir
une véritable place dans le milieu de la musique classique en
général. Cette aura, engendrée par un style
d'interprétation très personnel, avec une palette de timbres qui
reste peut-être encore à l'heure actuelle inégalée,
a motivé un très grand nombre de compositeurs non guitaristes
pour écrire pour cet instrument. Nous pourrons citer en exemple des
compatriotes anglais, bien sûr, tels que Benjamin Britten et son
Nocturnal after John Dowland, Alan Rawsthorne et son Elegy (que
Bream a d'ailleurs dû achever lui-même à la mort du
compositeur en 1971), William Walton et ses Five Bagatelles, Malcolm
Arnold et sa Fantasy for guitar, mais également des
compositeurs étrangers, européens (Frank Martin, Hans Werner
Henze, ...) et extra-européens comme le cubain Leo Brouwer ou,
justement, le japonais Tôru Takemitsu.
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
66
Une écoute attentive voire même analytique de
Julian Bream, au travers d'enregistrements, d'entretiens, de master classes,
semble importante pour l'interprète qui souhaite se plonger dans All
in Twilight. Car signalons en effet que Takemitsu lui-même insistera
sur le lien intime existant entre son geste compositionnel et la relation qu'il
entretient avec les dédicataires de ses pièces :
J'écris pour des personnes qui comprennent bien ma
musique. [...] Lorsque j'écris pour une petite formation comme la
musique de chambre, je reste très proche des musiciens au point d'avoir
toujours en tête leur visage. J'écris pour eux comme une sorte de
cadeau personnel. Je n'interviens pas dans l'interprétation de ces
personnes, car ils me comprennent même mieux que
moi-même.110
Signalons enfin que Bream a réalisé la
première mondiale d'All in Twilight le 9 Octobre 1988 au Alice
Tully Hall de New York111 et a effectué un enregistrement en
studio en 1993 sous le label EMI Classics112.
2. Etude du contenu de l'oeuvre
Il convient à présent de nous pencher sur
l'analyse du contenu. Nous pouvons présenter ce second mouvement
d'All in Twilight comme une pièce composée de trois
parties et d'une coda ; aussi, sa forme peut être
synthétisée de la manière suivante : A B A' Coda. Il nous
paraît pertinent ici de ne pas présenter une analyse textuelle
selon un plan thématique, mais plutôt selon un plan chronologique.
Nous pourrons ainsi étudier le discours musical de Takemitsu et son
évolution à la manière du promeneur qui
déambulerait dans un jardin japonais, ou d'un auditeur dont les sens se
promèneraient au fil de l'avancée du monde sonore de l'oeuvre.
1) Une première partie A,
célébration du principe de jo-ha-kyu
Tout d'abord, remarquons qu'il est aisé d'effectuer un
premier découpage de cette partie A, ceci en trois sections {a} (mes. 1
et 2), {b} - elle-même divisé en {b1} (mes. 3 à 6) et {b2}
(7 à 10) - et {c} (mes. 11 à 15).
110 Tôru Takemitsu, Chosakushu, tome III,
Tokyo, Shinchosha, 2000, p. 306, tr. fr. dans Wataru Miyakawa, Tôru
Takemitsu. Situation, héritage, culture, Paris, L'Harmattan, 2013,
p. 36
111 James Siddons, Tôru Takemitsu. A
bio-bibliography. Westport, Grenwood Press, 2001, p. 32
112 Julian Bream, Nocturnal, Emi Records Ltd., 1993
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
a b1
A
á
b2
á'
c
á''
67
Partie A : mes. 1 à 15
a) Section {a} : une introduction qui pose déjà
les bases d'une association musicale et esthétique entre Orient et
Occident
Les deux premières mesures, qui peuvent être
considérées comme une courte introduction, font entendre deux
accords arpégés qui se répondent comme en écho (le
premier mezzo forte et le second piano). Nous pouvons ainsi
d'ores et déjà noter une volonté chez Takemitsu de
spatialiser le son, même au sein d'une oeuvre pour soliste.
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
68
D'autre part, ces deux accords ont également pour
fonction d'introduire et d'asseoir dès les premières mesures la
lenteur du tempo qui va caractériser le mouvement dans sa
globalité. Cette esthétique de la lenteur est d'ailleurs
commentée par Ziad Kreidy en ces termes :
Takemitsu considère que, dans le nô,
afin d'exprimer la vitesse, on utilise un mouvement lent, presque
imperceptible. [...] Cette tendance, qui lui est très personnelle, est
aussi une caractéristique constante de son art. Sa musique donne une
impression continue de lenteur, de suspension rythmique infinie. Ainsi dans la
légende de ses partitions, il exige fréquemment un tempo lent,
voire une lenteur maximale.113
De plus, notons que ces accords font entendre - presque
paradoxalement, d'ailleurs - une couleur de sol mineur. Pour autant, ces
derniers sont en fait fondés sur un empilement de trois quartes
successives dont une augmentée (mib - la), rappelant au passage le
langage stylistique d'Olivier Messiaen que Takemitsu affectionnait
particulièrement.
En outre, nous pouvons également remarquer que le fait
que ces accords - qui donnent la couleur de ce début de mouvement -
soient arpégés, n'est pas anodin. En effet, ceci peut tout
à fait nous renvoyer au jeu instrumental du biwa et plus
particulièrement à la technique de
kakisukashi114, consistant à réaliser un
arpège rapide de trois ou quatre notes, du grave vers l'aigu et incluant
deux notes à l'unisson (ici, les deux notes la ne sont pas
à l'unisson mais à l'octave). En reliant directement cette
ébauche d'analyse et de geste musicologique avec un geste musicien
ultérieur, nous pourrions ainsi concevoir que l'interprète
souhaite, afin de renforcer ce parallélisme entre ces deux jeux
instrumentaux, effectuer ces deux accords avec un seul doigt (plus
précisément avec un seul ongle) de même que le joueur de
biwa les jouerait avec son plectre.
b) Section {b} : Enrichissement des timbres, enrichissement
des modes... Un monde sonore déjà proche de la rupture
Par la suite, nous pouvons tout d'abord observer à la
fois un ostinato rythmique installant, de ce fait, un certain statisme et
confirmant le caractère lancinant de ce début de mouvement, mais
également un extrême dénuement mélodique au regard
de la nature
113 Ziad Kreidy, op. cit., p. 55
114 Voir
https://ccrma.stanford.edu/groups/gagaku/strings/biwa-fr.html
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
69
du motif á (simple intervalle de tierce, ascendant puis
descendant). Il est intéressant de noter, par ailleurs, que Shin-Ichi
Fukuda, dans son enregistrement de la pièce sous le label Naxos,
décale systématiquement les basses des aigus dans toute cette
section, certainement dans le but de prolonger le caractère de
l'introduction et accentuer du même coup cette ambiance lancinante.
Cependant, cette pauvreté mélodico-rythmique
n'est qu'apparente, et Takemitsu va progressivement enrichir le milieu
harmonique. Aussi, si la première phrase {b1} persiste dans la couleur
de sol introduite dans la section {a} au travers d'un mode de sol
éolien, le compositeur se sert de la seconde phrase {b2} pour varier une
première fois le motif á et de l'harmoniser avec l'échelle
nonatonique (ou 3e mode à transposition limitée)
défective sur sol. Cette dernière lui permet de mettre une
nouvelle fois en valeur l'intervalle de triton (sol - do#) tout en faisant
entendre la couleur de la gamme par ton.
Mode de sol éolien, base harmonique de {b1}
Echelle nonatonique (avec enharmonies), base harmonique de
{b2}
A noter également que {b2} introduit une richesse de
textures et de timbres particulièrement intéressante : le do# est
d'abord exécuté par deux fois en harmonique puis en son naturel -
et mettant encore davantage l'intervalle de triton en valeur.
L'interprète pourra apporter un soin particulier au timbre de cette
troisième apparition du do# en variant le mode d'attaque de l'ongle sur
la troisième corde.
Nous pouvons remarquer d'ailleurs que cette
ambiguïté modale ressentie au sein de ces premières mesures
est liée au contexte musical dans lequel s'inscrit All in
Twilight. Alain Poirier fait remarquer à ce sujet la chose suivante
:
Entre modalité et dodécaphonisme, l'écriture
de Takemitsu s'est progressivement inscrite dans le post-modernisme ambiant des
années 80', en multipliant les ambiguïtés tonales
[...]115
115 Alain Poirier, op. cit., p. 106
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
70
D'autre part, l'écriture des sections {b1} et {b2} se
réfère directement à l'écriture traditionnelle de
la musique gagaku, dont « la structure entière [...] vit
de la superposition de faisceaux sonores, en un sens encadrés par les
pédales de basses du biwa et aiguës du sho. »116.
Notons d'ailleurs que l'enregistrement réalisé par Julian Bream
montre la volonté de l'interprète de caractériser au
maximum le timbre des quatre voix avec des attaques de cordes très
distinctes. Cependant, il est intéressant de remarquer que Takemitsu
cherche à brouiller l'écoute de ces quatre strates
mélodiques en réalisant un port de voix (grâce au glissando
mes. 6) entre alto et soprano.
En somme, Takemitsu semble asseoir une dynamique de la lenteur
et du statisme tant mélodique que rythmique dans un premier temps, mais
brise rapidement ce dénuement apparent par le biais de ports de voix
introduisant des fausses relations à l'écoute et des
enrichissements de modes et des textures.
c) Section {c} : une plongée rapide vers le
chaos
Si les phrases {b1} et {b2} maintenaient encore une certaine
stabilité, elles le devaient quasi-exclusivement à
l'invariabilité de leur rythmique. Or c'est au coeur de la
troisième section {c} que cette stabilité et ce statisme ambiant
s'écroule à grande vitesse.
Cette instabilité se manifeste premièrement
à travers une première irrégularité de carrure. En
effet, l'élément {a} était composé de 2 mesures,
{b} de 2 fois 4 mesures, alors que {c}, quant à lui, peut être
divisé en 3 plus 2 mesures. Cette irrégularité
transparaît également dans la rythmique, elle-même mouvante
: premièrement un 5/8 décomposé en 3+2,
enchaîné à une mesure de 6/8, puis à nouveau un 5/8
durant deux mesures. Il est à noter que cette variabilité de la
rythmique va de pair avec la fluctuation du tempo souhaitée par
Takemitsu qui incite l'interprète à presser subitement le
mouvement (mes. 11 à 13 : poco stretto), avant d'opérer
un ralentissement soudain (mes. 14 : in tempo) puis progressif (mes.
15 : poco ritenuto).
D'autre part, cette plongée dans le chaos est
provoquée aussi par l'évolution de l'harmonie, de plus en plus
anarchique : Takemitsu introduit pour la première fois un
116 Luciana Galliano, L'usage du matériau et des
concepts de la musique gagaku dans l'oeuvre de Yoritsuné
Matsudaïra, dans « Intemporel. Bulletin de la
société nationale de musique », n°19 (Avril-Juin 1996),
tr. fr. Bernard Desgraupes, consultable via :
http://catalogue.ircam.fr/hotes/snm/ITPR18GAL.html
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
71
accord classé de 7e d'espèce majeure
(mes. 11) pour aboutir finalement à deux accords-agrégats non
classés et très dissonants pour clore cette partie A (mes.
14-15). De même, remarquons qu'une ultime variation du motif á
(mes. 11 à 13) fait entendre une couleur nette de gamme par ton (la - si
- do# - ré# - fa) ; pour autant, le milieu harmonique est tellement
enrichi de notes étrangères qu'il est impossible de parler
véritablement de mode qui caractériserait ce passage. Ce «
manque de rigueur »117 au niveau de l'utilisation des modes
à transposition limitée est d'ailleurs décelable dans
l'ensemble de l'oeuvre de Takemitsu. Ce sont, par conséquent, davantage
des couleurs d'échelles et des modes défectifs que nous pouvons
observer la plupart du temps dans cette pièce.
d) Synthèse
Nous pouvons, au terme de cette première partie
d'analyse, mettre en évidence une caractérisation de la partie A.
Tout d'abord, notons que la confrontation, ou plutôt la
coprésence, d'ailleurs, entre Orient et Occident est
omniprésente, que ce soit aussi bien dans l'esthétique
contemplative opérée par le tempo lent et le rythme lancinant, le
mode de jeu proche du biwa dans l'introduction, que dans les nombreux
empilements de quartes et l'utilisation récurrente (bien que non
systématique) de modes à transposition limitée (ou, tout
du moins, leurs « couleurs »).
Ajoutons à cela que la partie A semble être
organisée autour du principe d'écriture traditionnel dans la
musique japonaise du jo-ha-kyu, petite forme tripartite signifiant
littéralement « introduction - briser - se presser
».118 Et pour cause, remarquons que cette première
partie débute par une introduction lente, non mesurée sur le plan
syntagmatique, puis fait entendre un thème qui se brise peu à peu
de lui-même par son enrichissement continu et semble avancer
indubitablement vers le chaos, tant au niveau de l'harmonie (mode
éolien, puis échelle nonatonique pour aboutir à un milieu
de plus en plus chromatique jusqu'à aboutir aux accords-agrégats
mesures 14-15), qu'au niveau de la forme (les carrures deviennent
progressivement irrégulières). Ajoutons qu'il en va de même
au niveau purement mélodique, à travers la variation du motif
á, d'abord caractérisé par un intervalle de tierce (mes.
3-4), puis de quinte (á' mes. 7-8) et enfin de sixte (á»
mes. 12) avant de se resserrer à nouveau et aboutir à un
unisson
117 Wataru Miyakawa, op. cit., p. 82
118 Wataru Miyakawa, op. cit., p. 211
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
72
(mes. 14). Enfin, la fluctuation du tempo notée par
Takemitsu incite l'interprète à se presser au sens
littéral (poco stretto) avant le ralentissement et le
decrescendo terminal.
Signalons également que ce chaos conduit au silence
à la fin de la mesure 15. Aussi, l'interprète pourra vouloir
mettre en relief cette fin de partie et cette avancée chaotique en
effectuant une respiration (non notée par le compositeur) entre les
mesures 15 et 16.
2) La seconde partie B, ou l'envers de A
La partie B, quant à elle, peut être
découpée en deux sections {a'} (mes. 16 à 27) et {b'}
(mes. 28 à 35). Cependant, il semble à la fois plus aisé
et plus pertinent de ne pas opérer le même découpage au
sein de notre analyse textuelle et de traiter ces deux sections
conjointement.
Pour commencer, notons que {a'} commence avec un
enrichissement de la tête de {b} et débouche sur l'apparition d'un
second motif mélodique que nous nommerons f3. Ce dernier,
apparenté d'ailleurs au motif á, est construit sur la cellule
rythmique « quart de soupir - cinq doubles croches » et est
systématiquement placé sur le temps faible de la mesure à
3+2, accentuant encore davantage la sensation d'instabilité rythmique
déjà amorcée dans la section {c} et pleinement
assumée dès l'entame de cette seconde partie à travers les
accents répétés à la mélodie, tantôt
sur la dernière croche de la mesure, tantôt sur la partie faible
du premier temps (mes. 16 et 21).
D'autre part, cette instabilité
mélodico-rythmique peut également être mise en
évidence au regard de l'évolution du motif f3, lequel est
varié à quatre reprises dans la section {a}, trois reprises dans
la section {b}, et dont les résurgences se rapprochent progressivement
jusqu'à être traitées en tuilage (la première fois
mes. 26, la seconde mes. 34). De surcroît, nous pouvons observer que ce
motif est transposé à différentes hauteurs et fait
entendre la couleur de divers modes à transposition limitée.
Néanmoins, il s'agit pour la plupart du temps soit de modes
défectifs soit d'échelles non répertoriées tendant
vers un quasi-total chromatique, illustrant l'enrichissement progressif du
milieu harmonique qui atteint son paroxysme dans la section {e}.
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
Première apparition du motif 3 mes. 16-17
Echelle nonatonique sur sol
2nde variation du motif 3 mes. 23-24
Echelle non répertoriée de 10 notes tendant vers
un quasi-total chromatique
Sixième mode à transposition limitée sur
Sib
1ère variation du motif 3 mes. 20-21
73
3e, 4e, 7e et 8e variations du motif 3
mes. 26 et 34
Echelle octotonique sur do#
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
Echelle nonatonique sur sib
6e variation du motif â mes. 32-33
74
Il importe également de remarquer que si la section
{a'} est caractérisée par des accents instables à la
partie supérieure (mes. 16 et 21) et des glissandos
exagérés (mes. 17 et 21), la section {b'}, quant à elle,
est caractérisée par des appoggiatures exagérées et
frappées à la main gauche -- renvoyant une nouvelle fois au jeu
instrumental du biwa --, ainsi que par une recrudescence de notations exigeant
de l'interprète de constantes variations de modes de jeux. De la
même manière, les variations du motif â, auparavant à
la voix supérieure, se font, dans la seconde section, à l'octave
inférieure et à la voix de basse.
Enfin, la partie B s'achève par un glissando de do#
à ré posant à la fois un problème de notation et
d'interprétation : en effet, l'instrumentiste doit-il glisser son doigt
d'une case à l'autre comme le sous-entend le jeu instrumental
guitaristique, ne faisant entendre que deux notes aux hauteurs bien distinctes,
ou réaliser plutôt un « bend »119,
quasi-inexistant dans le répertoire de guitare classique, ce afin de
faire entendre l'ensemble des micro-intervalles qui séparent le do# du
ré ? Nous pouvons néanmoins considérer que cette
deuxième solution semble être la plus pertinente, car elle
rappellerait une fois encore le jeu instrumental du biwa.
119 Le bend est « [L'] action de tirer une corde
verticalement pour élever sensiblement la hauteur de la note
jouée. On la symbolise [souvent] par une flèche en
précisant parfois 1/2 (monter d'un demi-ton). » Voir
http://www.cnpmusic.com/plus/lexiqueB.php
a
â
lrète
á2
b
75
Partie B : mes. 16 à 35
á2'
3)
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
á3
a
b
76
A' : Un nouvel éclairage
Survient par la suite une réapparition de la partie A
que nous nommons A' ; aucune modification n'est notée sur la partition ;
cependant, comme nous avons déjà pu l'affirmer dans la partie
3.1.2.c, l'interprète ne doit pas considérer cette partie comme
une répétition de A, mais plutôt comme un nouvel
éclairage, à la manière du jardin japonais. Takemitsu
lui-même avouera, concernant la structure de certaines oeuvres,
s'inspirer « des jardins japonais conçus dans le style de la
promenade circulaire : on suit un sentier, s'arrêtant çà et
là pour contempler, et on finit par se retrouver à son point de
départ ; pourtant, ce n'est plus le même point de départ.
»120
4) Coda : du côté de chez Berg
c
120 Alain Poirier, op. cit., p. 79
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
En guise de clôture, une coda pouvant être
décomposée en trois sections {a»} (mes. 36 à 39),
{b»} (mes. 40 à 47) et {c»} (mes. 48-49) ramène ce
mouvement dans son caractère sombre initial.
Celle-ci débute par des formules d'arpège
successives et il semble important de remarquer que pour la première
fois dans cette pièce et ceci à un moment stratégique,
Takemitsu utilise les 12 sons chromatiques (mes. 36 à 39).
L'enrichissement harmonique aboutit enfin et va de pair avec une grande
richesse de timbres et d'effets (harmoniques, sons naturels, accents, «
snap ») : le chemin arrive-t-il pour autant à sa fin ? Non, car une
série d'accords arpégés en écho
caractérisent la seconde section {b} et rappellent l'introduction de la
partie A. Notons que ces accords sont formés une nouvelle fois
d'empilements de quartes successives renversées, mettant
également en valeur l'intervalle de triton, omniprésent (fa - si,
lab - ré, mib - la, fa# - do) :
Enfin, le dernier accord de 7e majeure et tierce
mineure (mes. 48), en suspens, pourrait évoquer, après le total
chromatique de la section {a}, le langage d'Alban Berg et la fin du
1er mouvement de son Concerto pour violon « A la
mémoire d'un ange », à moins qu'il s'agisse d'une
stratégie d'écriture pour évoquer le crépuscule
promis par le titre de l'oeuvre ?
Alban Berg, Concerto pour violon, (réduction
pour piano et violon) 1er mouvement, mes. 253-257
77
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
78
3. Synthèse
Geste musicologique et geste musicien sont intimement
liés et l'un nourrit indubitablement l'autre, c'est ce que nos deux
premiers axes de rédaction ont cherché à démontrer
de manière théorique. Dans cette troisième partie, nous
avons tenté de vérifier cette idée à travers le cas
particulier du 2nd mouvement d'All in Twilight de
Tôru Takemitsu.
Ainsi, nous pouvons à présent affirmer que
l'analyse du contenu et des contours nourrissent l'interprète qui
souhaite se plonger dans l'étude de cette oeuvre du compositeur
japonais. Grâce à celle-ci, le musicien donne un sens réel
à son travail digital et rend consciente l'oeuvre musicale de
manière imagée : les appoggiatures frappées à la
main gauche dans la partie B trouvent une résonance dans les
pièces pour biwa qu'il aura écoutées, de même que
son ongle de l'index, dans les accords arpégés de l'introduction
et de la coda devient, dans son esprit, semblable à un plectre. Les
enregistrements - ou les concerts - de musique gagaku auxquels l'instrumentiste
se sera confronté le motiveront pour analyser l'écriture «
en strates » de la partie A de manière pertinente, tout comme
l'écoute du disque de Julian Bream lui proposera comme solution de
caractériser au maximum ses attaques d'ongles pour différencier
les voix mélodiques. Là où l'interprète qui n'aura
pas analysé la pièce ne verra qu'un simple empilement de quartes,
l' « exécutant herméneute » verra quant à lui
l'influence de Messiaen chez Takemitsu ; là où le musicien non
averti ne verra qu'un simple accord de fin suspensif, le « musicien
chercheur » verra pour sa part la référence à Alban
Berg que Takemitsu a étudié dans sa jeunesse. La musique qu'il
proposera à son auditoire ne sera pas une parodie de musique
traditionnelle japonaise, elle ne sera pas non plus une musique à
proprement parler occidentale, mais cherchera plutôt à être
le fruit d'une diversité d'influences musicales, assimilées et
réutilisées par son compositeur.
79
Conclusion
A travers l'élaboration de ce mémoire, nous
avons cherché à démontrer en quoi le geste de
l'interprète pouvait être qualifié de «
multidimensionnel ». Par ce terme, nous entendons que le travail que doit
effectuer le musicien en amont de la performance artistique possède de
multiples facettes. Comme nous avons déjà pu le dire en
introduction, nous souhaitons, au terme des deux années de Master,
embrasser du mieux que possible l'ensemble des dimensions du geste chez
l'interprète. Par conséquent, si dans ce premier volet il
s'agissait de présenter deux premières catégories que nous
avons choisi de nommer geste musicien et geste musicologique,
nous désirons finaliser nos recherches en présentant, dans notre
futur mémoire de Master 2, une troisième et ultime
catégorie, à savoir le geste esthétique.
Afin d'alimenter notre réflexion et donner une
réelle consistance à notre travail de recherche, nous avons
appuyé notre propos sur un certain nombre d'écrits musicologiques
et philosophiques ; ainsi, Sartre, Leibowitz ou encore Boulez ont
constitué des apports considérables dans notre démarche.
Une partie de notre travail a donc consisté en une recontextualisation
de certaines idées empruntées à ces théoriciens et
à les appliquer à notre sujet précis dans le but de suivre
une véritable ligne directrice. Nous avons tout d'abord emprunté
à Rudolf Laban et à Philippe Guisgand la notion d'état de
corps, fondamentale dans le but de présenter une définition du
jeu instrumental la plus exhaustive possible, et ayant la capacité de
lier le geste purement technique, digital, à l'intellect et à
l'intentionnalité de l'interprète. A André Souris, nous
avons emprunté l'idée d'un donner-à-entendre,
à Sartre puis à Leibowitz le concept de conscience imageante,
puis nous nous sommes penchés sur la notion d'analyse structurelle
chère à Paul Ricoeur et sur l'analyse créatrice
prônée par Pierre Boulez.
Nous l'avons vu, les progrès effectués par la
musicologie - et l'ensemble des disciplines qui la constituent - tout comme
l'évolution du contexte socioculturel dans lequel baigne toute
création artistique et musicale, engendrent durant la seconde
moitié du XXe siècle un changement capital concernant
le statut de l'interprète moderne, qui devient, motivé par un
rapprochement nécessaire avec les compositeurs et les
80
musicologues, un véritable « praticien-chercheur
» ou un « exécutant herméneute ». En effet, ce
dernier se doit - davantage par souci de conscience musicale et intellectuelle
que par souci d'authenticité, d'ailleurs - de faire preuve de
pragmatisme et d'effectuer de véritables recherches afin de saisir et
d'assimiler l'expérience dont regorgent les différentes
states de signification associées au contenu et aux contours de l'oeuvre
musicale. La connaissance à la fois pratique (ou physique) et
théorique (ou analytique) que l'interprète acquiert de l'oeuvre
oriente ainsi sa conscience imageante et se manifeste à travers
l'idée d'un donner-à-entendre et d'un
donner-à-voir. Si l'auditeur ne reçoit pas le monde
sonore qui lui est adressé par l'interprète tel un message
monosémique, mais qui demande au contraire d'être
réinterprété en fonction de sa propre expérience
culturelle et musicale, le musicien communique néanmoins une oeuvre
chargée de sens et qui « fait appel », car comme
l'écrit Daniel Sibony, l'événement artistique « est
la rencontre d'un réel qui se donne à lire, qui nous lie
aussi, qui fait appel ».121
Ce mémoire a également été
l'occasion de réfléchir sur la notion de transcription musicale.
Il s'agissait ainsi de définir les enjeux de cet acte relevant du geste
musicologique et présenté à terme par l'interprète
au sein de son geste musicien lors de la performance musicale adressée
à son auditoire. Cet acte a pour but d'une part d'enrichir un nouveau
répertoire instrumental et, d'autre part, de proposer un nouvel
éclairage de l'oeuvre à la lumière d'un jeu instrumental
et d'un rendu acoustique différents, et qui modifient de ce fait - de
façon assez paradoxale, d'ailleurs - les paramètres sonores de
l'oeuvre tout en sauvegardant (du moins pour une partie) l'imaginaire qu'elle
suscite. Afin d'illustrer notre propos, référons-nous au critique
musical français Bernard Gavoty, qui écrit à la sortie
d'un concert donné par Andres Segovia122 :
Parmi tant de soirs à écouter Segovia, il en est
un dont je conserve le souvenir, vivant à jamais. Ce soir-là, le
programme portait un titre qui fit sursauter les violonistes : Chaconne
de Bach. O rage, ô horreur, la Chaconne pour violon seul,
la Chaconne sacrée, on allait l'entendre - que dis-je, la subir
- profanée par un guitariste ! [...] [I]l est fort possible que Bach ait
écrit sa Chaconne d'abord pour le luth, avant de la transcrire
pour le violon. N'importe, les spécialistes assistèrent sans joie
au prétendu massacre. Nous y prîmes, quant à nous, un
plaisir sans
121 Daniel Sibony, Le corps et sa danse, Paris, Seuil,
1995, p.61
122 Nous pouvons supposer, selon toute vraisemblance, qu'il
s'agit de son concert donné à Paris le 4 juin 1935.
81
mélange. Quel soulagement d'entendre - enfin - des
arpèges coulants et naturels [...] A la place des doubles cordes,
toujours un peu chancelantes, [...] on nous servait des accords bien clairs,
étagés sur des plans sonores bien distincts, une polyphonie
où chacune des voix avait son individualité.123
Nous percevons bien à travers les propos de l'auteur
que la transcription musicale permet ici à l'auditeur d'entendre des
éléments musicaux qu'il ne percevrait pas de la même
manière dans l'oeuvre originale : ici, l'intervention d'un autre jeu
instrumental, en l'occurrence celui de la guitare classique, met davantage en
relief le princeps originel du compositeur et, par voie de
conséquence, l'idée musicale que ce dernier cherchait à
coucher sur le papier.
Enfin, si les deux premiers axes de rédaction de ce
mémoire ont eu pour but de présenter de manière
théorique les deux premières dimensions de la gestique de
l'interprète, les notions qui y ont été exposées
ont trouvé leur valeur opératoire dans un travail précis
au sein du troisième axe, consacré à l'analyse du second
mouvement d'All in Twilight - Four Pieces for guitar de Tôru
Takemitsu.
L'étude comportementale de l'interprète moderne
nous apparaît fondamentale pour appréhender la question de
l'oeuvre musicale et sa transmission. Notre travail s'est donné ainsi
pour but de définir l'interprète non comme un simple
exécutant mais comme un être humain avant tout, qui se confronte
à des problématiques d'ordre physique, technique,
esthétique, psychologique, auxquelles il doit répondre afin de
réaliser l'ensemble des potentiels de l'oeuvre. Le musicien
synthétise en ce sens des attentes multiples : celles du compositeur, de
l'oeuvre, de l'auditeur, mais également les siennes, à travers
l'expression de sa présence musicienne. Plus encore,
l'élaboration de ce mémoire aura eu le mérite de nourrir
notre désir de continuer nos recherches et constituera une base afin
d'étudier une troisième dimension du geste en faisant intervenir
la discipline esthétique. C'est en ce sens que nous pourrons «
sortir de la solitude de l'expérience individuelle » et
répondre « aux attentes croissantes d'interprétation,
d'élucidation et de sens »124.
123 Bernard Gavoty, Vingt grands interprètes,
Lausanne, Editions Rencontre, 1966, pp.114-115
124 Marc Jimenez, Qu'est-ce que l'esthétique ?,
Paris, Folio Essais, 1997 réed. 2001, p.431
82
Références bibliographiques
Ouvrages généraux
AGAMBEN Giorgio, Moyens sans fins, notes sur la
politique, Paris, Rivages, 2002
BARRICO Alessandro, L'âme de Hegel et les vaches du
Wisconsin, tr. fr. Françoise Brun, Paris, Folio, 2004, réed.
2006
COCTEAU Jean, Portraits souvenirs, Paris, Grasset, 1935,
réed. 2003
LABAN Rudolf, La maîtrise du mouvement, Arles,
Actes Sud, 1994
NETTER Frank H., Atlas d'anatomie humaine, 4e
édition, Tr. Fr. Pierre Kamina, Paris,
Masson, 2009
RICOEUR Paul, Du texte à l'action. Essais
d'herméneutique II, Paris, Editions du Seuil, 1998
RIMBAUD Arthur, OEuvres complètes, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972
SARTRE Jean-Paul, L'imaginaire, Paris, Gallimard,
1940
WALLON Henri, De l'acte à la pensée,
Paris, Flammarion, 1942, réed. 1970
83
Ouvrages musicologiques
ADORNO Theodor, Introduction à la sociologie de la
musique, Paris, Contrechamps, 1994
BERLIOZ Hector, Grand Traité d'instrumentation et
d'orchestration moderne, Paris, Henry Lemoine, 1843, réed. 1993
BOULEZ Pierre, Jalons (pour une décennie), Paris,
Bourgeois, 1989
BOULEZ Pierre, « La partition transmise »,
Eclats/Boulez, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986
BRELET Gisèle, L'interprétation
créatrice : l'exécution et l'oeuvre, Paris, Presses
Universitaires de France, 1951
BUSONI Ferruccio, « Valore della trascrizione »,
dans Lo sguardo lieto, Editions Fedele d'Amico, Milan, 1957
CARDOSO Jorge, Science et méthode de la technique
guitaristique, Les Editions et Productions Australes, 1981
CARLEVARO Abel, Cuaderno n°2, Buenos Aires,
Barry Editorial, 2005 CARLEVARO Abel, Cuaderno n°3, Buenos Aires,
Barry Editorial, 2008 DUFOUR Eric, Qu'est-ce que la musique ?, Paris,
Vrin, 2005
ECO Umberto, L'oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965
ESCAL Françoise, Espaces sociaux. Espaces
musicaux., Paris, Payot, 1979 ESCLAPEZ Christine, La musique comme
parole des corps, Paris, L'Harmattan, 2007 GAVOTY Bernard, Vingt
grands interprètes, Lausanne, Editions Rencontre, 1966
HARNONCOURT Nikolaus, Le discours musical : pour une
nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 1984
HEIDEGGER Martin, « La question de la technique »,
dans Essais et conférences, tr. fr. André Préau,
Paris, Gallimard, 1958
84
HESKEL Harry, Les voix d'un renouveau,
Villeneuve-D'ascq, Actes sud, 2013
IMBERTY Michel, « Introduction : du geste temporel au
sens », dans Temps, geste et musicalité, dir. M. Imberty
et M. Gratier, Paris, L'Harmattan, 2013
JIMENEZ Marc, Qu'est-ce que l'esthétique ?,
Paris, Folios Essais, 1997 réed. 2001 KREIDY Ziad, Tôru
Takemitsu. A l'écoute de l'inaudible., Paris, L'Harmattan, 2013
KOGLER Suzanne et OLIVE Jean-Paul, « Introduction »
dans Expression et geste musical, Paris, L'Harmattan, 2013
LEIBOWITZ René, Le compositeur et son double,
Paris, Gallimard, 1986 MITERAN Alain, Histoire de la guitare, Orthez,
Zurfluh, 2007
MIYAKAWA Wataru Miyakawa, Toru Takemitsu. Situation,
héritage, culture., Paris, L'Harmattan, 2013
MOLINO Jean, Le singe musicien, Arles, Actes Sud,
2009
MOYANO Daniel, « Prologue » dans Jorge Cardoso,
Science et méthode de la technique guitaristique, Les Editions et
Productions Australes, 1981
MOYSAN Bruno, Liszt, Paris, Editions Gisserot,
1999
NICOLAS François, « L'analyse musicale du concert
: quelles catégories ? », dans Le concert. Enjeux, fonctions,
modalités, Paris, L'Harmattan, 2012
PHILIPPOT Michel, « Arrangement », dans
Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis, 2009
PILON Jacqueline, « Interprétation », dans
Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis, 2009
PISTONE Danièle, « Musicologie », in
Dictionnaire des Musiques, Paris, Universalis,
2009
POIRIER Alain, Tôru Takemitsu, Paris, Michel de
Maule, 1996
SIDDONS James, Tôru Takemitsu. A bio-bibliography.
Westport, Grenwood Press, 2001
85
TAKEMITSU Tôru Takemitsu, Chosakushu [Textes
choisis], Tokyo, Shinchosha, 2000
TAKEMITSU Tôru, Confronting silence. Selected
Writings. Berkeley, Fallen Leaf Press, 1995
TAKEMITSU Tôru, « Musiques en créations
», dans Festival d'Automne, Paris, Contrechamps, 1989
Revues
BREAM Julian, « How to write for the Guitar »,
Score magazine, Numéro 19, Londres, Mars 1957
CALBRIS Geneviève, « Geste et parole », dans
Langue française, vol. 68, n° 1, Paris, Armand Colin,
1985
DELALANDE François, « Le geste, outil d'analyse.
Quelques enseignements de recherche sur la gestique de Glenn Gould », in
Analyse musicale n°10. Geste et musique, Paris,
Société Française d'Analyse Musicale, 1988
MESNAGE Marcel, « Sur la modélisation des partitions
musicales », Analyse musicale n°22, 1991
MEEUS Nicolas, « Apologie de la partition »,
Analyse musicale n°24,1991
Travaux universitaires
SARGENT Gabriel, Estimation de la structure des morceaux
de musique par analyse multicritère et contrainte de
régularité, Thèse de doctorat en Informatique et
systèmes aléatoires (mention traitement du signal), sous la
direction de Frédéric Bimbot, Rennes, Université de Rennes
1, 2013
VINOLO Jonathan Vinolo, La transcription : un acte
volontairement musical, Mémoire de Formation à
l'enseignement spécialisé de la musique (Diplôme d'Etat,
spécialité saxophone), sous la direction de Gildas Harnois,
Nantes, CEFEDEM Bretagne - Pays de la Loire, 2010
86
Sites Internet
ANONYME, Jeu instrumental, [
http://www.medecine-des-arts.com/+-Jeu-instrumental-+.html],
consulté le 15 janvier 2014
ANONYME, Sens du trajet des messages nerveux,
http://www.vandongenlagny.ac-creteil.fr/spip/IMG/pdf/Diaporama_Chapitre_2-2.pdf,
consulté le 15 janvier 2014
BIANCO Gabriel, Gabriel Bianco, Des Mots de Minuit,
vidéo via [
https://www.youtube.com/watch?v=O6aArfGfQgI],
mise en ligne le 12 mars 2013, consultée le 15 décembre 2013
BIANCO Gabriel, Introduction & Caprice, Giulio Regondi
- Gabriel Bianco, guitare, vidéo via [
https://www.youtube.com/watch?v=VD0g_cfyJlk],
mise en ligne le 21 mai 2012, consultée le 30 mai 2014
BOUTILLIER Bertrand et OUTREQUIN Gérard,
Anatomie, [
http://www.anatomie-humaine.com/Introduction.html],
consulté le 17 janvier 2014
CASTANET Pierre-Albert, « Le bruit, le son, la musique
», dans L'écoute (Rencontre professionnelle du 23 janvier
2008 à Vandoeuvre-lès-Nancy, p. 16, document
téléchargeable via [
http://www.onda.fr/_fichiers/documents/fichiers/fichier_34_fr.pdf],
consulté le 30 mai 2014
CCRMA, L'orchestration et le gagaku,
[
https://ccrma.stanford.edu/groups/gagaku/strings/
biwa-fr.html], mis en ligne en août 2013, consulté
le 22 juin 2014
CDMC, La relation compositeur/interprète par Ivan
Fedele, Mario Caroli, écoute de l'entretien enregistré en
2010 via : [
http://www.cdmc.asso.fr/fr/content/la-relation-compositeurinterprete-par-ivan-fedele-mario-caroli],
consulté le 3 juin 2014
CHRISTEN Blaise, Liszt et la transcription (2009), p.
2, document téléchargeable via [
http://musique.barmin.ch/textes/Liszt.pdf],
consulté le 23 juin 2014
CNPM, Lexique, [
http://www.cnpmusic.com/plus/lexiqueB.php],
consulté le 28 août 2014
87
COADOU François, La musique baroque : une musique
contemporaine ? L'interprétation chez Harnoncourt, [
http://www.musicologie.org/publirem/
coadou_02f.html], mis en ligne en 2004, consulté le 17 janvier 2014
DE LUCIA Paco, Paco de Lucía Concierto Aranjuez -
Adagio, vidéo via [
https://www.youtube.com/watch?v=e9RS4biqyAc],
mise en ligne le 24 juillet 2011, consultée le 12 juillet 2014
DU BELLAY Joachim, La défense, et illustration de
la langue françoyse, Chapitre VI, Imprimé à Paris,
1549, texte original consultable via [
http://www.bvh.univ-tours.fr/Epistemon/B751131015_X1888.pdf],
p. 13, consulté le 25 juin 2014
FRANCE INTER, La transcription, c'est l'oeuvre originale mais
en moins bien, émission radiophonique en libre écoute via [
http://www.franceinter.fr/emission-c-est-du-classique-mais-c-est-pas-grave-la-transcription-c-est-l-oeuvre-originale-mais-en-m],
mise en ligne le 17 septembre 2011, consultée le 21 décembre
2013
GALLIANO Luciana, L'usage du matériau et des
concepts de la musique gagaku dans l'oeuvre de Yoritsuné
Matsudaïra, dans « Intemporel. Bulletin de la
société nationale de musique », n°19 (Avril-Juin 1996),
tr. fr. Bernard Desgraupes, consultable via [
http://catalogue.ircam.fr/hotes/snm/ITPR18GAL.html],
consulté le 21 juillet 2014
GOULD Glenn, Glenn Gould-J.S. Bach-The Art of Fugue
(HD), vidéo via [
http://www.youtube.com/watch?v=4uX-5HOx2Wc],
mise en ligne le 22 juin 2011, consultée le 14 mai 2014
GUISGAND Philippe, A propos de la notion d'état de
corps, p.3, document
téléchargeable via [
http://perso.univ-
lille3.fr/~pguisgand/downloads/Etat%20de%20corps_Tag%20
Cloud.pdf], consulté le 21 février 2014
GUISGAND Philippe, Polock ou les états de corps du
peintre, p.7, document téléchargeable via [
http://demeter.revue.univ-lille3.fr/corps/guisgand.pdf],
consulté le 21 février 2014
HARVARD DE LA MONTAGNE Joachim, Interprétation
(1990), [
http://www.musimem.com/interpretation.htm],
consulté le 25 mars 2014
88
INRP, Image, une notion à revisiter,
[
http://www.inrp.fr/Tecne/histimage/SoTeintro.htm],
consulté le 12 juillet 2014
LARTIGAU Cécile, Compte rendu journée avec
Bernard Sève. Mercredi 27 Mars 2013, p. 3, document
téléchargeable via [
http://www.conservatoiredeparis.fr/fileadmin/user_upload/Voir-et-Ententre/pdf/CR-Cecile_Lartigau.pdf],
consulté le 2 juin 2014
LE LABORATOIRE DU GESTE (collectif), Le geste comme
médialité, [
http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article3],
consulté le 15 janvier 2014
LOIZON Denis, « Recherche et formation »,
Deltand Muriel (2012) Musique de soi. Du sensible de soi au musicien
révélé... vers un renouveau des formes de
biographisation, Université de Bourgogne, [
http://rechercheformation.revues.org/1999]
mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 17 mars 2014
MARTIAL, Causes et conséquences de la
plasticité du cortex cérébral moteur
http://martial.svt.free.fr/index_fichiers/cours-chap15-TS.pdf,
consulté le 15 janvier 2014
PHILIPPOT Michel Philippot, Arrangement, musique,
[http://www.universalis.fr/ encyclopedie/arrangement-musique/], consulté
le 21 décembre 2013
ROMERO Pepe, (c) Concerto de Aranjuez (1939) - Joaquín
Rodrigo - DRSO - Pepe Romero - Rafael Frühbeck de Burgos,
vidéo via [
https://www.youtube.com/watch?v=ye-FvKCZp3s],
mise en ligne le 1er juillet 2013, consultée le 12 juillet
2014
89
Références
partitographiques
BERG, Alban, Concerto pour violon (arr. piano et
violon), Vienne, Universal Edition, 1938
BROUWER Leo, « Sonata in D major L. 162 / K. 178 »,
dans D. Scarlatti. 12 Sonatas transcribed for guitar. Tokyo,
Gendaï guitar, 1983
CARLEVARO Abel, Cuaderno n°2, Buenos Aires, Barry
Editorial, 2005 DYENS Roland, Lulla by Melissa, Paris, Henri Lemoine,
2005
GIULIANI Claudio, « Sonata K 178 L 162 in D major »,
dans Domenico Scarlatti. 82 Sonate, vol. 1, Roma, Berben
MOMPOU, Federico, Suite compostelana, Paris, Editions
Salabert, 1964
MOMPOU, Federico, Suite compostelana, Rome, Berben,
1964
REGONDI Giulio, Introduction et Caprice op. 23, Londres,
Boosey & Company, 1925 RUSSELL David, « Sonate K 178 L 162 »,
dans Domenico Scarlatti. Six sonatas, Saint-
Nicolas, Doberman
SOR Fernando, Introduction et Variations sur un
Thème de Mozart, Leipzig, C.F. Peters, 1924
TAKEMITSU Tôru, All in Twilight - Four
Pieces for guitar, Tokyo, Schott, 1989 TARREGA Francisco, Recuerdos de
la Alhambra, New York, Karl Sheit, 2009
Références
discographiques
BREAM Julian, Nocturnal, EMI Records Ltd., 1993 FUKUDA
Shin-Ichi, Naxos, 2014
90
Tables des annexes
Annexe n°1 : Trajet des messages nerveux dans la commande
des muscles p.
Annexe n°2 : Causes et conséquences de la
plasticité du cortex cérébral moteur p.
Annexe n°3 : La commande volontaire du mouvement -
Motricité
et plasticité cérébrale p.
Annexe n°4 : Insertions des muscles de l'avant-bras (vue
antérieure) p.
Annexe n°5 : Insertions des muscles de l'avant-bras (vue
postérieure) p.
Annexe n°6 : Muscles principaux requis par le jeu
guitaristique - côté du manche p.
Annexe n°7 : Muscles principaux requis par le jeu
guitaristique -
côté caisse de résonnance p.
Annexe n°8 : Lexique des signes solfégiques
non conventionnels utilisés
par Roland Dyens dans son Lulla by Melissa p.
Annexe n°9 : Entretien avec Alain Romagnoli, compositeur,
arrangeur et professeur de guitare classique au C.N.R.R. Toulon-Provence-
Méditerranée (réalisé le 2 Novembre
2013 à Toulon) p.
Annexe n°10 : Sonate en ré majeur K. 178,
Domenico Scarlatti
(transcription personnelle pour guitare solo) p.
Annexe n°11 : All in Twilight, 2nd mouvement
« Dark », Tôru Takemitsu
(partition originale : Tokyo, Schott, 1989) p.
Annexe n°1 : Trajet des messages nerveux dans la
commande des muscles125
91
125 Schéma consultable via :
http://www.vandongenlagny.ac-creteil.fr/spip/IMG/pdf/Diaporama_Chapitre_2-2.pdf
Annexe n°2 : Causes et conséquences de la
plasticité du cortex cérébral moteur126
92
126 Schéma consultable via :
http://martial.svt.free.fr/index_fichiers/cours-chap15-TS.pdf
Annexe n°3 : La commande volontaire du
mouvement127
93
127 Schéma consultable via :
http://martial.svt.free.fr/index_fichiers/cours-chap15-TS.pdf
94
Annexe n°4 : Insertions des muscles de
l'avant-bras (vue antérieure)128
128Frank H. Netter, Atlas d'anatomie humaine,
4e édition, Tr. Fr. Pierre Kamina, Paris, Masson, 2009, p.
450
Annexe n°5 : Insertions des muscles de
l'avant-bras (vue postérieure)129
95
129 Frank H. Netter, Idem, p. 451
96
130 Jorge Cardoso, Ibid, pp. 9-16
Annexe n°6 : Muscles principaux requis par le jeu
guitaristique - côté du manche130
97
Annexe n°7 : Muscles principaux requis par le jeu
guitaristique - côté caisse de
résonnance131
98
131 Jorge Cardoso, Ibid, pp. 9-16
99
100
Annexe n°8 : Lexique des signes solfégiques
non conventionnels utilisés par
Roland Dyens dans son Lulla by
Melissa132
132 Roland Dyens, Lulla by Melissa, Paris, Henri
Lemoine, 2005
101
Annexe n°9 : Entretien avec Alain Romagnoli, compositeur,
arrangeur et professeur de guitare classique au C.N.R.R.
Toulon-Provence-Méditerranée Réalisé le 2 Novembre
2013 à Toulon
Question 1 : En littérature, on dit parfois «
Traduire, c'est trahir ». Peut-on dire, selon vous, que « transcrire,
c'est trahir » l'oeuvre, le compositeur ou encore le contexte historique ?
Alain Romagnoli : Si le musicien qui
réalise la transcription se contente de recopier la partition d'origine
en ne s'intéressant pas véritablement aux techniques de jeu, aux
sonorités, aux possibilités organologiques propres à
l'instrument destinataire, alors oui, je pense qu'il trahit l'oeuvre et son
compositeur. Cependant, si l'arrangeur l'adapte réellement à
l'instrument tout respectant la partition d'origine et son contexte, ce n'est
pas une trahison, bien au contraire, mais plutôt un enrichissement de
l'oeuvre. Il lui donne une nouvelle manière d'exister.
Q2 : Pensez-vous qu'il y a des oeuvres ou des compositeurs
qu'il serait davantage légitime de transcrire pour la guitare classique
?
A.R. : Non, pas du tout. En ce qui me
concerne, je pense que la musique, c'est avant tout la liberté. Il n'y a
donc pas de légitimité à transcrire telle ou telle oeuvre.
Tout peut être arrangé lorsque l'on a les capacités, le
génie, de transcrire. Il est vrai que parfois, une oeuvre apparaît
comme plus difficile, voire même impossible à être
adaptée pour un autre instrument, mais l'on est jamais à l'abri -
et heureusement ! - que quelqu'un ait une bonne idée à laquelle
on n'avait pas encore pensé. Il n'y a qu'à écouter
l'arrangement de Night in Tunisia de Baden Powell
réalisé par Roland Dyens pour guitare seule ! Grâce
à l'utilisation des percussions, du tapping, Roland Dyens parvient
à surprendre l'auditeur et adapter une oeuvre fascinante pour guitare
classique. Et cela nous montre bien qu'en musique, il n'y a pas d'interdit,
tout est réalisable et reste encore à réaliser.
102
Q3 : En 2012, vous avez réalisé une
transcription du thème du « Cygne » extrait du Carnaval
des animaux de Camille Saint-Saëns pour guitare seule, en adoptant la
technique très particulière du tremolo. Pourquoi avoir
utilisé ce mode de jeu, qui n'est pas présent dans la partition
originale pour orchestre ?
A.R. : J'ai choisi d'écrire cette
pièce en tremolo pour une raison simple : il est difficile de faire
tenir le son avec une guitare classique, qui plus est non amplifiée. Le
tremolo permet de créer l'illusion d'un son tenu. De plus, c'est un mode
de jeu particulièrement expressif.
Q4 : Diriez-vous que la transcription devrait être un
acte de l'interprète, ou celui-ci peut-il se fier, un peu «
aveuglément », à la transcription d'un autre musicien ?
A.R. : Tout s'apprend. Il en est de
même pour transcrire ou arranger, ce n'est pas inné, et encore
moins facile. A mon avis, si l'interprète n'a pas appris ou ne se sent
pas capable, mieux vaut pour lui faire confiance à un autre musicien et
à sa transcription. Après tout, un architecte n'est pas un
maçon !
Q5 : Quelles similitudes ou quelles différences
voyez-vous entre l'acte de transcrire et celui de composer ?
A.R. : Ce sont deux actes différents.
Lorsque le musicien compose, c'est pour dire ce qu'il a dans la tête et
dans le coeur, il ne rend de compte à personne. De l'autre
côté, la transcription est une technique spécifique, qui
s'apprend, et le musicien qui s'y adonne doit prendre en compte la partition,
le contexte d'écriture, la volonté du compositeur... Il en est de
même pour l'arrangement, que je considère personnellement comme
encore plus complexe. Il y a un compositeur derrière l'oeuvre, on ne
peut pas faire n'importe quoi, si bien que lorsque cet exercice est mal fait,
arranger peut vite devenir déranger !
Encore une fois, Roland Dyens est, pour moi, le plus
doué des musiciens pour arranger, en tout cas pour guitare classique.
Tout ce qu'il fait ou presque sonne si bien pour la guitare classique que l'on
a l'impression que les oeuvres qu'il arrange ont été
composées pour cet instrument, et c'est certainement là que
réside son génie. On redécouvre l'oeuvre grâce
à son travail d'arrangement.
103
Q6 : Pour finir, comment différencieriez-vous une
bonne d'une mauvaise transcription ?
A.R. : La pire des transcriptions serait une
transcription non adaptée à l'instrument destinataire. Il faut
rester fidèle à l'oeuvre originale, bien entendu, mais transcrire
n'est pas reproduire la partition à l'identique pour un autre
instrument. Sinon, c'est une perte de temps pour l'arrangeur et pour
l'interprète qui jouera sa réalisation. Pourquoi avoir toujours
peur de modifier ? Jean-Sébastien Bach, dont on prend très
souvent les oeuvres avec des pincettes, réadaptait pourtant
complètement ses propres textes musicaux lorsqu'il arrangeait une oeuvre
d'un instrument vers un autre. On le retrouve par exemple dans la 3e suite
pour luth, composée à l'origine pour violoncelle, ou encore
dans la Fugue de la 1ère partita pour violon
transcrite par la suite pour luth : certaines entrées de voix sont
totalement bouleversées, des harmonies modifiées, même le
nombre de mesures n'est pas le même ! La noblesse de l'oeuvre ne tient
pas, à mon sens, à sa proximité textuelle vis-à-vis
de la partition originale, mais avant tout à son niveau d'adaptation
à l'instrument destinataire.
104
Annexe n°10
2 1I2BII1 I12BV
41
· a 7
3
2
j
n.3
M` -1 0 1-2
1
M -1 2
1-2 (5)
44
3 IIP
Emm,,
1-2 (5)
1
7 z
2
1
1
f
-1 0
ir
47
1 1 3 4
BIV
53
·
W3
BV
7
f = 1~ o `
1 (5)
63
40 2 1 3 1 2 1
·
1 1 1
1 1 1
r- 7- r
105
73
if
7-7 r-.
{6)
106
Annexe n°11 : All in Twilight, 2nd
mouvement « Dark », Toru Takemitsu (partition
originale : Tokyo, Schott, 1989)
7
p
i
2
·
Pont.
mf
7 6:
Nat.
6+ 6i.
7
p
poco f
·
7 7
-
goi 42
4 4
f_
ff
Pont.
Nat.
mf 1
61~ 7 }}4.
~~~J i .~.~1 · 03 i
·
·
7 ·
i
·
o
F
p
CVI
r
7)
8
poco riten. in tempo
p
b,.0
(7) 2i
CIV
C VIII
mf (c)~
f In!
z
7
4
Of
7 7 4
r61 ·iq ·q-
pfm
n 1
mf _
oar
G '1
76
· ·
q
107
Art. Harm.
Art. Harm.
cv
S
s
t
E.
· Q.
·
2 Q.
·
poco stretto C Iac
(3+2)
#
4
inf cresc.
I1 --
r~
g
· 0
C I
CI
as echo
I
Art. Harm.
p
poco riten.
Pont. Snap
pocof
iQ
· 3
di
R
poco 7Rf
Pp
t
--rue
·
Art. Harm.
P
Nat.62'®
p
in tempo (3+2)CI
~~~o
45 :o
,nf
in tempo Art.
Harm.
(2+3) f p>~
·
p Art. Harm.
· ·
C VI
·
nf
4-
CI
(3+2)
108
Table des matières
REMERCIEMENTS SOMMAIRE
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION p.7
PREMIERE PARTIE - Du geste musicien p.10
1. Jeu instrumental et rapport au corps p.11
1) Préambule p.11
2) Considérations physiologiques p.12
a) Généralités p.12
b) Particularités du jeu guitaristique p.14
3) Le jeu instrumental entre concret et abstrait : notion
d'état de corps
ou de pensée motrice p.17
a) Définition générale p.17
b) Application en musique p.18
2. Musique et technique p.21
1) Valorisation de la virtuosité et culte de
l'interprète p.21
2) Du signe au mouvement, du mouvement au geste musicien
p.23
a) Du signe au mouvement p.23
b) Du mouvement au geste musicien p.25
3) Technique de composition, technique instrumentale p.27
3. Le tandem interprète - spectateur-auditeur : quels
enjeux autour
du geste musicien ? p.28
1) Le geste musicien pour « donner à entendre »
p.28
a) Considération étymologique :
interpréter, entendre, comprendre p.28
b) A propos de l'écoute musicale : pour une
pluralité de réceptions de l'oeuvre. Réflexion à
partir des propos d'Adorno, Eco, Escal
et Baricco p.29
2) Le geste musicien pour « donner à voir »
p.31
a) L'interprétation entre présentation et
représentation
du jeu instrumental p.31
b) L'incursion du visuel comme accroissement de
l'intelligibilité
du sonore et de la virtuosité p.32
3) Synthèse : définition du geste musicien p.34
DEUXIEME PARTIE - Du geste musicologique p.35
1. L'interprète et l'oeuvre p.36
1) De la nécessité de redéfinir le travail
et les cercles
de l'interprète moderne p.36
a) L'interprète et le musicologue : un rapprochement en
faveur
de l'édification d'un profil d'«
exécutant-herméneute » p.36
b) L'interprète et le compositeur : un rapprochement en
faveur d'une construction à la fois commune et multiple de l'oeuvre
musicale p.37
2) Interpréter le contenu p.39
a) Une plongée à l'intérieur du
texte musical : l'analyse créatrice
chez Pierre Boulez p.39
b) En route « vers l'orient » du texte : l'analyse
structurelle
chez Paul Ricoeur p.41
3) Interpréter les contours p.42
2. Transcription et arrangement : le geste musicologique par
excellence ? p.44
1) Transcription et arrangement : quoi, pourquoi, pour quoi, pour
qui p.44
a) Définitions et problématisation p.45
b) L'âge d'or de l'arrangement et de la transcription
musicale p.46
c) La transcription musicale comme enrichissement du
répertoire
instrumental p.47
2) Traduire c'est trahir, transcrire, est-ce trahir ? p.48
a) Préambule p.48
b) Considérations esthétiques p.48
3) Etude de cas : réalisation d'une transcription de la
Sonate en ré majeur
K.178 de Domenico Scarlatti p.51
a) Comparaison des transcriptions de Leo Brouwer, Claudio
Giuliani
et David Russell p.51
b) La transcription de la sonate de Scarlatti : une oeuvre
guitaristique ?
Une oeuvre musicale ? p.54
3. Le tandem geste musicologique - geste musicien : dans la
conscience
imageante de l'interprète p.55
1) La conscience imageante, de Sartre à Leibowitz p.55
a) La conscience imageante sartrienne p.55
b) Réflexion autour de la conscience imageante
appliquée à la musique
chez Leibowitz p.56
2) La conscience imageante, trait d'union entre geste
musicologique
et geste musicien ? p.58
3) Synthèse : définition du geste musicologique
p.59
TROISIEME PARTIE - APPLICATION PRATIQUE DE LA GESTIQUE DE
L'INTERPRETE :
2nd mouvement « Dark » d'All in Twilight, Tôru
Takemitsu p.60
1. Etude des contours de l'oeuvre p.61
1) Tôru Takemitsu (1930-1996) et All in Twilight
:
brève présentation du compositeur et de l'oeuvre
p.61
2) Eléments stylistiques généraux p.63
a) Le langage de Takemitsu, entre Orient et Occident p.63
b) La recherche timbrale au coeur de l'esthétique de
Takemitsu p.64
c) Déambulation au coeur du jardin japonais :
une conception
particulière de la forme chez Takemitsu p.64
3) Julian Bream, commanditaire et dédicataire d'All in
Twilight p.65
2. Etude du contenu de l'oeuvre p.66
1) Une première partie A ou la célébration
du principe de jo-ha-kyu p.66
a) Section {a} : une introduction qui pose déjà les
bases d'une
association musicale et esthétique entre Orient et
Occident p.67
b) Section {b} : enrichissement des timbres, enrichissement
des
modes... Un monde sonore déjà proche de la rupture
p.68
c) Section {c} : Une plongée rapide vers le chaos p.70
d) Synthèse p.71
2) Une seconde partie B ou l'envers de A p.72
3) A' : un nouvel éclairage p.76
4) Coda : du côté de chez Berg p.76
3. Synthèse p.78
CONCLUSION p.79
BIBLIOGRAPHIE p.82
TABLE DES ANNEXES p.90
ANNEXES p.91
TABLE DES MATIERES p.109
|