PREMIÈRE PARTIE
REPRESENTATION DE L'ERRANCE
COMME THEMATIQUE LITTERAIRE DANS ETOILE ERRANTE
Composée d'une cinquantaine d'ouvrages, l'imposante
oeuvre de Le Clézio peut sembler d'entrée, difficile
d'accès dû à la variété des sujets qu'il
aborde et les thématiques déployées. La tâche
à laquelle nous nous adonnons dans cette première partie vise
à déterminer une élaboration précise de la
construction d'une poétique de l'errance afin de saisir ce motif dans
cet ouvrage : Etoile errante. Ce que nous avons réalisé
en lisant ce texte, ce que bien plus que le fait de la lecture, ce sont
plutôt les mots du roman dans leur ensemble qui nous avaient
amèné à errer. En lisant une histoire si complexe nous
nous sommes aperçus que la relation entre l'écrit et la
déambulation géographique est marquée et marquante. Nous
nous intéresserons au fonctionnement du texte car le livre met en
scène des personnages, des lieux, une temporalité et un
imaginaire spécifique à l'errance que nous permet de comprendre
le livre mis au service d'une même fonction, la création
littéraire.
Déambulations
Le roman commence sur cette idée de mouvement.
Derrière le motif de l'errance se profile une question de
l'aléatoire, de mobilité, d'instabilité, quelque chose qui
ne peut pas se fixer. Le narrateur nous introduit dans histoire en
évoquant le plus ancien souvenir d'enfance d'Esther : «
c'était peut-être ce bruit son plus ancien souvenir... [] Elle
marchait20 entre son père et sa mère »
(Le Clézio : 1994 :15). Ainsi, ce personnage déjà dans une
dynamique du déplacement nous emmène avec lui dans un voyage,
dans une errance. Cependant, lorsqu'Esther évoque sa vie passée,
on s'aperçoit que sa vie n'a pas toujours été ainsi. Son
enfance semble être heureuse avec sa famille à Nice jusqu'au
moment où ils ont dû se réfugier à Saint-Martin de
Vésubie pour se protéger des Allemands, mais sous une occupation
italienne. La marche, le déplacement seront présents tout au long
de son récit pour nous
20 Souligné par nous.
rappeler le parcours de cette errance. Ainsi, nous trouvons le
besoin de se déplacer tout le temps, de marcher, de tourner, d'aller, de
retourner, de passer, de venir, d'arriver, de partir. Toutes ces actions font
partie d'un grand réseau lexical que l'écrivain utilise souvent
dans le texte et qui nous font constater qu'on se déplace beaucoup,
mouvement qui apparaît de manière réitérative
pendant toute l'histoire : « Esther aimait partir avec les enfants »
( 1992 : 16), « Esther revenait dès qu'elle pouvait » (1992 :
23), « Elle avait couru » (1992 :37), « elle a marché
jusqu'à la porte » ( 1992 :81), « les gens commençaient
à partir » ( 1992 :88), « la troupe traversait le haut du
village »(1992 :91), « les fugitifs partaient les uns après
les autres » (1992 : 115), « où est ce que nous allons,
où est- ce qu'on nous emmène ? (1992 :130), « les
réfugiés passaient lentement » (1992 :218). Les personnages
sont pris dans la dimension d'un mouvement géographique qui les
emmène d'un lieu à l'autre, de Nice à Saint-Martin de
Vésubie, à Festiona, puis Nice, puis Orléans, puis Paris,
Marseille, Tel-Aviv, Jérusalem, le Canada et finalement Nice. Cela nous
fait penser à un mouvement en spirale, qui se manifeste pour la
répétition sans fin des mêmes actes, par le passage
périodique dans les mêmes lieux symboliques ou au contraire vides
de toute signification, effectuant ainsi une sorte de rituel sans foi. Les
personnages principaux de ce roman sont ceux qui illustrent le mieux cette
errance, Esther, bien sûr, l'héroïne d'Etoile errante
et Nejma, qui protagoniste aussi, semble être le miroir d'Esther
dans l'histoire. Esther passe d'un continent à l'autre dans la
même errance, la même recherche éperdue d'un sens, et ses
parcours interminables en France illustrent la
répétitivité circulaire du non-sens :
Ici, nous sommes arrivés ici dans la pénombre de
l'aube, après avoir marché dans la nuit, sous la pluie,... []
Nous avons marché en écoutant le bruit... [] Sans parler à
l'aveuglette... [] Cela faisait battre notre coeur, comme si nous étions
en train de marcher dans un pays inconnu (1994 :144-145)
Les deux premiers chapitres consacrés à Esther,
sa vie en Europe et son exil vers Jérusalem laissent ainsi
apparaître une succession d'actions ou de moments qui ponctuent un
parcours aléatoire, livré au hasard des rencontres, d'où
se dégage une certaine angoisse. L'errance des personnages sans attaches
et sans but est marquée par le gérondif qui suspend les moments
évoqués au pluriel, pour montrer leur répétition,
dans un passage atemporel, qui ne semble pas s'arrêter. C'est la spirale
malheureuse de l'errance d'Esther, le cycle du déplacement qui comme un
rituel nous illustre la fatalité dans des labyrinthes du
désert:
17
18
« Maintenant, ils restaient autour de huttes, assis
à l'ombre dans la poussière, faméliques et semblables
à des chiens, se déplaçant avec le mouvement du soleil
» (1994 : 231).
De son coté, Nejma aussi erre dans son pays d'où
elle a été chassée par les Juifs. Elle a été
obligée de partir de Palestine et les soldats l'ont emmenée vers
le Camps de Nour Chams avec l'aide de Nations unies. Son récit,
témoignage intentionnel de ce qu'elle a vécu dans ce non-lieu
nous illustre aussi cette fatalité que la rapproche d'Esther :
Le camp de Nour Chams est en train de sombrer peu à peu
dans la malheur. Quand nous sommes arrivés dans le camion
bâché des Nations unies, nous ne savions pas que cet endroit
allait être notre nouvelle vie. Nous pensions tous que c'était
pour un jour ou deux, avant de reprendre la route » (1994 : 226)
Ce passage exprime ce même parcours aléatoire,
sans but, livré au hasard de rencontres avec le même sentiment
d'angoisse que nous avons remarqué pour celui d'Esther
précédemment. Cette même spirale malheureuse qui vise les
deux filles et qui semble leur donner une errance, un transport qui s'attache
au corps, au physique, au géographique. Cette déambulation qui
unit, en effet, la Juive et la Palestinienne illustrent bien cette errance qui
nous renvoie aux non lieux.
Les Non-lieux : la route et le camp
Nous allons nous concentrer sur ces lieux, ces espaces
géographiques de l'errance, ou la possibilité de faire
l'expérience de l'ailleurs nous est donnée. Le terme de non-lieu,
nous le prendrons dans le sens de Marc Augé21, ces lieux de
passage que nous annonce l'errance.
Ainsi, derrière le voyage, il y a cette idée
d'exploration d'un ailleurs qui nous attire et qui nous parait une motivation
importante pour aller à la rencontre de l'altérité,
l'idée ici c'est celle de l'errance comme la perte d'un lieu, ou la
« déspatialisation » qui nous introduit dans le paysage et
dans les parcours cheminés par les protagonistes dû à leur
déplacement physique.
Nous pourrions dire avec l'anthropologue Marc Augé que
« le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime
l'identité du groupe » et avec Starobinski (cité par
Augé 1992 : 60) que
21 Augé, Marc, Les Non-lieux, introduction à
une anthropologie de la modernité, Editions du Seuil, Paris, 1992,
p. 60
19
l'essence de la modernité se trouve dans la
réconciliation entre passé et présent : «
présence du passé au présent qui le déborde et le
revendique ». Ainsi, le créateur du concept de « non-lieux
» illustre le fait que « si un lieu peut se définir comme
identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir
ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira
un non-lieu » (1994 :61). Etoile errante récrée
deux espaces intéressants pour cette question du non lieux : la route et
le camp de Nour Chams ; ce roman est avant tout l'histoire d'une
traversée spatiale d'un continent à l'autre, d'une Europe
exclusive à une Afrique rêvée. L'histoire de ces deux
filles issues de l'errance de leurs peuples entraîne une réflexion
sur la notion de route, de chemin qui montre leur évolution personnelle
et qui ne semble se vivre que dans le déplacement géographique
:
De les voir maintenant, au soleil , sur cette route
de pierres courbés en avant, marchant lentement avec leurs grands
manteaux qui les encombraient, Esther sentait son coeur battre plus fort, comme
si quelque chose de douloureux et d'inéluctable était en train
d'arriver comme si c'était le monde entier qui marchait sur cette
route, vers l'inconnu » ( 1992 : 91) ; « Ensemble, ils ont
commencé à marcher sur la route d'Amman, ils ont mis
leurs pas sur les traces de ceux qui les précédaient. Le soleil
brillait haut dans le ciel, il brillait pour tous. La
route22 n'avait pas de fin (1992 : 292).
Dans ce passage « la route » se répète
quatre fois, une succession des mots qui semble nous rappeler que nous n'avons
pas de fin, que la spirale commence dans « la route » mais que ce
lieu n'a pas de terminus. Cette impossibilité à parvenir à
sortir de cette route se manifeste dans les allitérations du son «
r » qui présente dans les deux mots « errance » et «
route » lie cette impression au lieu de déplacement pour en faire
un effet de spirale. Dans tout le roman, la réitération de ce mot
fera apparition accompagné des actions de déplacement, ces
mouvements ponctuent l'effet de marcher, de partir, de s'en aller. Cette
mythologie de la « route » nous renvoie à la traversée
de l'espace, mais aussi dessine une sorte de quête, d'un goût pour
la liberté. C'est bien ainsi que l'idée d'une stabilité ne
se conçoit pas dans cet imaginaire de la route, qui conduit à
nulle part, il semblerait que les personnages se laissent contaminer par le
rythme de cette route, avec le but de chercher une liberté qui ne leur a
pas été donnée.
Le camp de Nour Chams
22 Souligné par nous.
Nejma, la narratrice décide de nous raconter l'histoire
de ce non-lieu à travers son journal intime. A ce propos, la description
du camp de Nour Chams qu'elle dépeint nous permet une lecture sociale
d'un espace d'aliénation profondément marqué par
l'exclusion, la faim et la maladie d'une collectivité. Nejma
écrit dans son journal « le soleil ne brille pas pour tous ?
J'entends cette interrogation à chaque instant » (1992 :223) pour
évoquer cette question qui nous poursuit : la terre n'est pas à
tous ? Une réflexion complexe qui trouve sa réponse d'un point de
vue politique et marqué par la violence des religions.
La perspective narrative retenue dans la description du camp
de Nour chams présente l'exode des Palestiniens en 1948 avec la
création de l'état d'Israël, ce nouvel État a
donné la légitimité au peuple juif pour reprendre son pays
et l'habiter après la meurtrière Shoah. Il faut remarquer que
dans la tradition juive, chrétienne et musulmane ce territoire est la
région où s'établit le peuple juif. C'est ce discours
politique qui a donné suite à la chasse du peuple palestinien du
territoire de Jérusalem. Cette perspective fait pénétrer
le lecteur dans la souffrance de Palestiniens qui chassés de leur terre
sont envoyés dans les camps de L'ONU pour réfugiés pendant
la guerre, obligeant la population à quitter ses maisons, ses
métiers et fuir la guerre. Dans la narration de Nejma, la «
mémoire » de Nour Chams s'ouvre avec l'évocation de la mort
de Nas, le vieux qui « a été enterré au sommet de la
colline » (1992 : 223), cette atmosphère morbide renvoie à
l'hôtel de la Solitude dans le cas d'Esther. Nejma commence son
récit en décrivant comment le vieux décédé
avait été enterré et avec un sentiment de honte qu'on
ressent quand elle l'évoque nous pensons à l'indignité de
ne pas avoir un endroit digne pour mourir :
Ce sont ses enfants qui ont ouvert la terre à coups de
bêche, rejetant les cailloux en deux tas égaux de chaque
côté, puis ils l'ont descendu, enveloppé dans un vieux drap
qu'ils ont cousu eux-mêmes, mais qui était trop court, et
c'était étrange le corps du vieillard raidi dans ce drap
d'où sortaient ses deux pieds nus, en train de descendre dans la tombe.
Ses fils ont repoussé la terre avec leurs bêches, et les enfants
plus jeunes ont aidé avec leurs pieds. Puis ils l'ont placé
pardessus les pierres les plus grosses, pour que les chiens errants ne puissent
pas rouvrir la tombe » (1992 : 223)
Cette scène met l'accent sur l'oubli dans lequel
vivaient les habitants de ce camp pour qui la mort devenait la seule
manière de se sauver. Le personnage de Nejma explique, en
20
racontant ses jours au camp, tous les malheurs qui constituent
pour elle et son peuple le fait d'être arrivé là, la
narration de l'héroïne crée un champ lexical où les
sujets qui reviennent tout le temps sont en rapport avec la mort : « loups
affamés », « histoires terrifiantes », « revenants
», « chagrin », « des voix des gens qui se
désespèrent », « une plante qui se dessèche
», « les malades de fièvre », « arbustes
desséchés », « leur visage noirci », « le
malheur ». (1992 : 223- 225), « les enfants morts » (1992 :
253). Les verbes qui résonnent tout au long du récit renvoient
à la tristesse, à l'accablement, à la fatigue, à la
mort, à la destruction, les images des corps meurtris, accablés,
souillés, épuisés par les réalités d'un
quotidien brutal sont les annonces d'un camp où personne ne survivra
comme l'illustre ce passage :
[...] Au-dessous de moi, il y a les allées rectilignes du
camp. [...] jour après jour, c'est devenu notre prison et qui sait si ce
ne sera pas notre cimetière ? [...] Le camp de Nour Chams fait une
grande tache sombre, couleur de rouille et de boue, à laquelle aboutit
une route de poussière [...] les soldats arabes en haillons, la
tête ensanglantée, les jambes enveloppées de chiffons en
guise de pansements, désarmés, le visage creusé par la
faim et par la soif, certains encore enfants mais transformés en homme
par la fatigue et par la guerre. (1992 : 227).
Malgré toute cette atmosphère morbide du camp,
Nejma préserve également une part d'humanité dans le camp,
à travers la sensibilité de l'héroïne, l'auteur
insiste sur la solidarité des victimes, les valeurs de l'amitié,
l'importance des souvenirs, le respect du sacré et l'espoir des enfants.
Dans ce passage, nous remarquons ces idées très présentes
dans le roman :
Roumiya est venue au camp de Nour Chams à la fin de
l'été. Quand elle est venue, elle était déjà
enceinte de plus de six mois [...] [elle] avait gardé quelque chose
d'enfantin [...] Aamma Houriya l'avait prise tout de suite sous sa protection
» (1992 :247) ; « La vie avait changé, maintenant qu'il y
avait le bébé dans notre maison. Malgré le manque de
nourriture et d'eau, il y avait un nouvel espoir pour nous. [...] les voisins
venaient devant notre porte, ils apportaient un présent, du sucre, des
linges propres, un peu de lait en poudre qu'ils avaient pris sur leurs
rations» (1992 : 270).
De cette manière, à travers les
expériences personnelles de minorités mises à
l'écart et en reliant les injustices décriées aux
tragédies mythiques du passé, Le Clézio regrette
l'échec d'Israël à maintenir deux peuples religieux en paix.
Les échos de ce genre abondent dans les
21
22
scènes d'Etoile errante où une
focalisation soutenue par certains procédés de
l'écriture
filmique, induit le lecteur dans un jugement péjoratif
sur toutes les formes de déshumanisation liées à la
guerre, mais aussi introduit un jugement mélioratif par rapport aux
liens et aux valeurs de l'amitié, la famille et la solidarité.
Dans l'extrait suivant ce procédé de l'écriture filmique
souligne ces jugements :
Sur le pont, les femmes, les enfants commençaient
à traverser. Les fugitifs marchaient sur la route, vers le levant, vers
Salt, vers les camps d'Amman, de Wadi al Sirr, de Madaba, de Djebel Hussein. La
poussière sous leurs pieds faisait un nuage gris qui tourbillonnait dans
le vent. De temps en temps, les camions bâchés des soldats
passaient sur la route, leurs phares allumés. Saadi a attaché la
corde de la chèvre à son poignet, et il a mis son bras droit
autour des épaules de sa femme. Ensemble, ils ont commencé
à marcher sur la route d'Amman, ils ont mis leurs pas sur les traces de
ceux qui les précédaient. Le soleil braillait haut dans le ciel,
il brillait pour tous. La route n'avait pas de fin » (1992 :292)
Ce passage nous montre comme une caméra une
scène où les personnages souffrent et marchent à la
recherche d'un lieu d'origine. La « route » aussi plusieurs fois
évoqué, nous rappelle que la quête ne s'est pas encore
terminée. La traversée continue et donne un mouvement ondulatoire
entre la route et le non-lieu qui dessine le trajet d'une recherche de sens,
d'une quête humaine, d'une réponse à l'errance. Dans le
roman, deux éléments annonciateurs nous illustrent l'errance
comme des métaphores : le désert et la mer.
Éléments de l'errance
Le désert et la mer sont les deux
éléments par excellence de l'errance. Nous pouvons évoquer
les deux figures qui mieux l'incarnent, le Juif Abraham et le grec Ulysse. Les
deux personnages mythiques font preuve de courage et décident de
traverser les éléments du sable et de l'eau qui semblaient
devenir des remèdes à leur errance physique. Ces
éléments deviennent des métaphores annonciatrices de
l'errance vécue par les personnages d'Etoile errante, Esther et
Nejma sont imprégnées de ces deux éléments dans
leurs vies, l'une grâce à la traversée en bateau de
l'Europe vers l'Afrique, l'autre à cause de l'exil de chez-elle, au bord
de la mer, au camp de Nour Chams, au milieu du désert.
23
L'eau apparait dans l'histoire de manière
réitérative, elle fait partie du paysage, des scènes que
Le Clézio nous dépeint et nous font penser que cet
élément a une importance remarquable dans les récits de
ses personnages. Ainsi, dès la première ligne du roman l'eau
s'annonce comme révélateur de nouveauté « Elle savait
que l'hiver était fini quand elle entendait le bruit de l'eau »
(1994 :15) et l'eau représente pour Esther « son plus ancien
souvenir ». Au fur et à mesure que la narration avance l'eau
deviendra presque un lieu porteur de sens, ainsi elle apparaît comme cure
à tout ce qui peut faire souffrir, angoisser, attrister et tuer. L'eau
garde un rapport intéressant avec le changement, on s'aperçoit
que dans les changements de vie qui subissent les deux protagonistes de
l'errance que la présence de l'eau et de la mer sont presque
obligatoires comme source de renouveau. La traversée en bateau de la
France vers Jérusalem incarne une épreuve marquante pour Esther
qui entourait de l'eau soit par les tempêtes, soit par les vagues, soit
par la mer la hantera comme figure révélatrice des changements
que sa vie aura « le rivage est si proche que je n'aurais aucun mal
à l'atteindre à la nage » ( 1994 : 172) comme si elle nous
montrait le renouveau que l'eau lui procure. Ainsi, l'élément de
l'eau nous renvoie à cette idée de l'infini, à une espace
sans limite et sans frontières. De cette manière, le récit
d'Esther fortement accompagné de l'eau nous renvoie à un
sentiment de tranquillité, d'apaisement « Ce sont de mots qui vont
avec le mouvement de la mer, des mots qui grondent et qui roulent, des mots
doux et puissants, des mots d'espoir et de mort, des mots plus grand que le
monde, plus forts que la mort » (1994 : 175). L'eau devient la
métaphore révélatrice des décisions, des
résolutions qui vont survenir. En ce qui concerne Nejma, l'eau et la mer
seront présentes à travers ses souvenirs. Elle verra dans cet
élément une chance de vie, d'améliorer, de changer «
C'était comme autrefois, à Akka, sous les remparts, quand elle
regardait la mer, et qu'il n'y avait pas besoin d'avenir » (1994 : 290).
L'eau est chargée d'une polyvalence que Le Clézio nous fait
percevoir à travers son roman, soit comme élément
purificateur ou comme élément de mort dû au manque de
celle-ci, l'eau est chargée de toute une symbolique collective et
individuelle. Par sa nature mouvante et changeante, souvent
imprévisible, elle apparaît bien comme l'image du temps,
impossible à appréhender dans sa totalité, l'eau
s'écoule de façon irrégulière comme la vie, et dans
l'errance, la question de la vie y est présente.
En ce qui concerne le désert, Le Clézio est
l'écrivain par excellence du désert comme toute forme de
nomadisme. Etoile errante nous montre le désert à
travers la marche de ses personnages, à travers les déplacements,
les mouvements sans fin, les autres éléments qui
24
l'accompagnent comme le sable et la poussière.
Paradoxalement, le désert est un lieu où l'errance se montre
particulièrement hostile car il n'y pas de l'eau pour survivre.
L'évocation de son nom à elle seule produit des sensations
froides chez ceux qui lui ont donné ce nom : la peur, la soif, la
solitude, la mort. Mais elle produit le contraire chez ceux qui y vivent ; ceux
qu'il a adoptés et dont il a forgé le physique et le
tempérament de l'existence. Le désert apparait dans le roman
comme lieu de l'errance sans fin, de l'inhospitalité, des affres de la
marche, de la crainte d'y perdre la vie. C'est précisément sur
cette symbolique si forte que le désert se manifeste comme un espace
dure et dépourvu d'espoir. Le désert faisant un lien entre les
personnages de l'histoire nous illustre cette quête existentielle dont il
est question dans l'errance, l'aridité du sable nous laisser voir cette
épreuve qui doit survenir aux personnages pour parvenir à leur
rencontre d'eux-mêmes. Cette rencontre marqué par l'autre mais
aussi marque par nous- mêmes. Le désert est le lieu de la survie
humaine, ses conditions sont difficiles, cet espace ou la
déshydratation, la soif et la chaleur constante sont ses
caractéristiques nous rappellent l'épreuve de la survie humaine
dans un environnement pareil.
Ceci- dit nous fait penser à Mauriac et sa phrase
« chacun de nous est un désert, une oeuvre est toujours un cri dans
le désert 23» pour nous rappeler que nous sommes le
monde et c'est pour nous que le poète écrit, le désert
comme le monde à parcourir, comme le monde à conquérir. En
ce sens, L'errance ne doit pas être vécue comme le signe d'un
destin tragique et obscur mais comme la chance même de l'homme, la
matrice des possibilités de son existence, enfin comme le nom secret de
sa liberté.
Esther et Nejma : figures métaphores
Esther et Nejma sont les deux figures de l'errance dans
Etoile errante. Esther est la fille juive qui doit fuir la France pour
se sauver de l'occupation Nazi. À cause de cette exclusion, sa famille
deviendra errante et marginale. Elle sera obligée de quitter l'Europe
pour aller à la rencontre de ses origines en Israël et comprendre
sa destinée. De son côté Nejma est la fille palestinienne
obligée à quitter sa ville natale après le retour des
Juifs en Israël, devra errer pour trouver un lieu où recommencer sa
vie. Le roman présente deux récits qui évoluent
parallèlement celui de Hélène-Esther et celui de Nejma,
chacun de leur côté. La souffrance de l'une renvoie à
l'autre dans plusieurs passages « on nous a tous enfermés dans
cette grande
23 Mauriac, François, Le désert de
l'amour, Editions Grasset : Paris, 1925.
salle vide, au bout des ateliers de l'Arsenal, sans doute...
on a pris tous nos papiers, l'argent, et tout ce qui pouvait être un arme
» (Esther : 178), « les soldats quand ils ont fouillé nos
bagages, ont enlevé tout ce qui pouvait servir d'arme » (Nejma :
237) ; leur plaisir de la lecture et des histoires racontées se
manifeste aussi comme leur seule évasion de la réalité :
« Qu'est-ce que je vais raconter ce soir ? » je répondais
aussitôt : « une histoire de la vieille Aïcha, l'immortelle
». J'oubliais qui j'étais, où j'étais, j'oubliais les
trois puits à sec, les baraques misérables...les enfants
affamés... les plaies qui couvraient les corps des enfants les morsures
de poux, des puces » (Nejma : 241-242), « Quand j'ai envie de pleurer
ou de rire, ou de penser à autre chose, il suffit que je prenne un de
ceux- là, que j'ouvre au hasard, et tout de suite je trouve le passage
qu'il me faut »( Esther :145). À travers la lecture de ces
extraits, on ressent la présence de l'écrivain qui nous rappelle
que la lecture est aussi une manière de fuir la guerre, les
difficultés du présent qui nous échappe à tous.
Dans ce sens, ses idéaux de voyage, de la rencontre, de paradis, de
mythe, de multiplicité, d'écologisme nous amènent à
prendre position par rapport au monde et ses vrais problèmes : la faim
et l'ignorance.
C'est le personnage d'Esther qui semble le plus
emblématique de cette errance, de temps et du sens. Tout au long du
roman sa vie se retrace tandis que pour celle de Nejma seulement le chapitre
trois lui est consacrée. D'abord, exilé avec sa famille à
Saint- Martin de Vésubie après avoir quitté Nice, à
cause de l'occupation allemande en France. Ensuite, après la
défaite des Italiens, obligée à quitter la
frontière italienne pour Paris, puis Marseille d»où elle
partira vers l'Israël, la terre de ses ancêtres dans le bateau
« Sette Fratelli ». Cette traversée lui fera perdre son
père qui sera assassiné par les allemands, elle devra attendre
quatre ans avant de pouvoir partir vers la « terre promise » et la
fera errer dans une quête de sens pendant trois ans avant d'arriver au
kibboutz de Ramat Yohanan. Dans le passage de la rencontre entre Esther et
Nejma, l'un des moments les plus émouvants et le plus symboliques de
l'histoire, nous allons repérer l'élaboration de
l'écrivain dans deux moments par rapport à sa démarche
littéraire. Nous sommes en 1948 ; dans le désert, un convoi de
camions qui emmène Esther et une centaine de personnes vers
Jérusalem croise un groupe de gens qui arrivent à pied, en sens
inverse, dans ce premier moment, ce passage nous illustre:
Les camions étaient arrêtés et les
réfugiés passaient lentement, avec leurs visages
détournés au regard absent. Il y avait un silence pesant, un
silence mortel sur ces visages pareils à des masques de poussière
et de pierre. Seuls les enfants regardaient, avec la peur dans leurs yeux.
Esther est descendue, elle s'est approchée, elle cherchait à
comprendre. Les femmes se
25
26
détournaient certaines lui criaient des mots durs dans
leur langue. Soudain, de la troupe se détacha une très jeune
fille. Elle marcha vers Esther. Son visage était pâle et
fatigué, sa robe pleine de poussière, elle portait un grand
foulard sur ses cheveux. Esther vit que les lanières de ses sandales
étaient cassées. La jeune fille s'approcha d'elle jusqu'à
la toucher. Ses yeux brillaient d'une lueur étrange, mais elle ne
parlait pas, elle ne demandait rien. Un long moment, elle resta immobile avec
sa main posée sur le bras d'Esther, comme si elle allait dire quelque
chose. (1994 : 218-219)
Tout de suite nous remarquons une date : 1948, la date de la
création de l'état d'Israël ne passe pas inaperçue
dans le contexte du conflit judéo-palestinien que nous allons analyser.
Cet extrait de la nouvelle suscite plusieurs questions : qui sont les
réfugiés ? Comment sont-ils décrits ? Que veut transmettre
l'auteur ? Comment l'auteur configure-t-il son récit ? Comment l'auteur
traduit-il les deux chemins opposés des deux jeunes filles ? Quelles
conséquences pour Esther ? Pourquoi le titre Etoile errante
n'est - t- il pas au pluriel ?
Pour commencer, nous repérons que les
réfugiés sont des Palestiniens, ce peuple qui est obligé
de quitter Jérusalem pour laisser la place au peuple juif. Ils sont
décrits avec une démarche lente, leurs visages sont
détournés, (ils ne veulent pas voir les gens qu'ils croisent) ;
ils ont le « regard absent » vide. Le mot « silence » se
répète deux fois, d'abord qualifié de « pesant »
puis de « mortel «. On remarque une gradation entre les adjectifs :
de lourd, difficile à supporter, on passe à la connotation de la
mort, soulignée par la comparaison « pareils à des masques
de poussière et de pierre ». Ces personnages ressemblent à
des mort vivants : la poussière du désert s'est incrustée
dans leur visage, leur fatigue et leur désespoir sont si grands qu'ils
ne peuvent plus rien exprimer (masques de pierre). Nous constatons que Le
Clézio veut nous transmettre cette souffrance, cet accablement, cette
immense fatigue qui déshumanisent les personnes, les rendent absentes
à elles-mêmes. Nous pouvons remarquer ici que Le Clézio
recrée cinq mouvements pour décrire la démarche des deux
filles : un premier où Esther descend du camion et s'approche des femmes
; un deuxième mouvement introduit par l'adverbe et mot de liaison «
soudain » : une très jeune fille se détache de la troupe et
marche vers Esther ; un troisième qui commence par le mot « puis
» : la jeune fille sort un cahier de sa poche ; le quatrième
marqué par « enfin » : la jeune fille retourne vers la troupe
de réfugiés et le cinquième, introduit par le mot «
mais » : Esther repense à ce qui vient de se passer. Elle tente de
comprendre qui sont les gens que croise la caravane. Ces cinq mouvements
configurent la démarche d'écriture de Le Clézio qui fait
mouvoir ses
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personnages et son récit constamment. L'écrivain
utilise une marque de rapidité « soudain » suivi d'une
notation de provenance « de la troupe » pour introduire le
personnage, ensuite il décrit le sujet « une très jeune
fille » est rejeté en fin de phrase produisant un effet de
focalisation.
Nous remarquerons ici la tendance de Le Clézio pour
nous faire penser avec ses récits à une caméra qui suit
les personnages. Ce personnage est une jeune fille palestinienne, son visage
est « pâle et fatigué », sa robe « pleine de
poussière », « elle porte un grand foulard sur ses cheveux
». Ses chaussures sont abimées par la marche : « les
lanières de ses sandales étaient cassées ». La jeune
fille s'approche d'Esther pose sa main sur son bras, mais elle ne lui parle
pas, elle ne demande rien. Le geste est une ébauche de lien, de deux
êtres humains que tout sépare à l' instant de l'histoire/
Histoire. Le silence entre les deux filles nous fait penser à la grande
barrière linguistique, il nous évoque la situation dans laquelle
vivent les réfugiés face à laquelle les paroles sont
vaines, l'accablement de la fille, sa fierté, qui lui interdit de
demander quoi que ce soit à ceux qui la chassent de sa terre. Dans un
deuxième moment, nous continuons avec le troisième mouvement du
passage introduit par le mot « puis » :
Puis, de la poche de sa veste elle sortit un cahier vierge,
à la couverture de carton noir, et sur la première page, en haut
à droite, elle écrivit son nom, comme ceci, en lettres majuscules
: NEJMA. Elle tendit le cahier et le crayon à Esther pour qu'elle marque
aussi son nom. Elle resta un instant encore, le cahier noir serré contre
sa poitrine, comme si c'était la chose la plus importante du monde.
Enfin, sans dire un mot, elle retourna vers le groupe de réfugiés
qui s'éloignait. Esther fit un pas vers elle, pour l'appeler, pour la
retenir, mais c'était trop tard. Elle dut remonter dans le camion. Le
convoi se remit à rouler au milieu du nuage de poussière. Mais
Esther ne parvenait pas à effacer de son esprit le visage de Nejma, son
regard, sa main posée sur son bras, la lenteur solennelle de ses gestes
tandis qu'elle tendait le cahier où elle avait marqué son nom
» (1992 : 218-219)
Ici, l'écrivain joue avec la typographie pour attirer
l'attention du lecteur, les majuscules brisent la régularité du
texte et attirent notre attention, nous faisons déjà un premier
repère sur le nom Nejma et un possible rapport avec le titre de la
nouvelle Etoile errante. Dans ce
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troisième mouvement introduit par le mot « puis
» elle sort un cahier vierge de sa poche, écrit son nom en
majuscules NEJMA sur la première page, en haut, à droite, comme
le dicte l'écriture arabe, elle tend le cahier à Esther pour
« qu'elle marque aussi son nom ». Cette situation est hautement
symbolique dans ce contexte, en 1948, au milieu du désert, quand les
deux peuples se croisent l'un arrivant à la « terre promise »
et l'autre condamné à l'exode, la situation nous parait
invraisemblable. Sur un page d'un cahier, les noms des jeunes filles, l'une
Palestinienne et l'autre Juive seront réunis dans le même espace.
Rappelons que les deux peuples sont gens du Livre et de l'Écriture,
c'est sur un livre que les noms de la Juive et la Palestinienne seront
écrits. Cet instant est utopique, un échange en un don des
cahiers, où chacune consignera son journal intime configure une
écriture où le don d'un livre est un partage de sens pour Le
Clézio, ces deux jeunes filles scellent le lien, l'espoir de
réconciliation, de compréhension, d'amitié, d'une possible
vie ensemble à l'avenir. Ensuite, Nejma « retourna vers le groupe
des refugiés qui s'éloignait » et « Esther dut remonter
dans le camion » ; « le convoi se remit à rouler » les
deux prépositions vers /dans traduisent des chemins opposés.
Esther fait un pas vers Nejma, pour l'appeler, pour la retenir. Elle veut sans
doute, lui parler, essayer de comprendre. Dans le cinquième mouvement,
Esther ne peut pas oublier ce qui vient de se passer, elle ne peut pas effacer
« le visage de Nejma, son regard, sa main posée sur son bras, la
lenteur solennelle de ses gestes tandis qu'elle tendait le cahier où
elle avait marqué son nom » Pour elle, quelque chose
d'irrémédiable vient d'advenir : l'autre a un visage, l'autre est
un humain. Les sentiments partagés par les deux filles nous rappellent
que l'écriture est devenue un lien double. Nous pourrions ici noter que
le choix entre « je » et « l'autre » sous-tend une
idéologie meurtrière qui a marqué le XX siècle, le
« je est un autre » célèbre dicton de Rimbaud est plus
porteur de sens dans le sens de la rencontre de l'Altérité.
La réflexion que suscite Le Clézio à
propos de ces deux chemins opposés nous rappelle l'immense pouvoir de
l'écrivain de créer des possibles. Le fait d'avoir donné
le même prénom décliné en deux langues
différentes, référant à deux peuples et à
deux histoires souvent antagonistes, à deux jeunes filles, nous rappelle
les deux parties d'une même entité : la lumière,
l'étoile qui brille et qui guide. Cette étoile, ces vies,
resteront errantes, et liées dans leur errance sans lieu sûr,
aussi longtemps que les prénoms de Nejma et Esther ne seront que des
traces sur une feuille de papier ; ces deux jeunes filles ont le même
destin. Ce passage nous fait penser à ce processus dynamique de l'auteur
qui permet de construire le sujet dans la
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contrariété. En écrivant, Le
Clézio crée un lieu où le lien identitaire et
d'appartenance nouent un lien avec l'autre. L'ouvrage affiche aussi une
structure en miroir avec deux parties : l'errance des deux personnages et ses
peuples respectifs ; deux lieux : l'Europe (l'exil et l'errance) et Israël
(la terre promise), deux jeunes filles héroïnes : Nejma et Esther.
Cette construction de la composition incite à la comparaison. De fait
les échos son nombreux entre la vie d'Esther et celle de Nejma : les
deux sont filles qui sont obligées d'errer pour la condition de leur
peuples, l'une représente l'espoir après la Shoah, l'autre
l'exclusion des Palestiniens après la fondation de l'état
d'Israël ; les deux personnages ont été chassés de
leur territoire et elles sont devenues des marginales. D'autres échos,
Le vieux Nas rappelle Le viel Henri Ferne qui, abattus par leur condition,
meurent sans espoir et sans dignité « pareils à des
mendiants » (1992 :225) ; la tante Aamma Houriya rappelle le père
d'Esther, leur rôle comme passeurs d'histoires, des mythes et des
imaginaires possibles permettant aux deux filles de s'en servir pour surmonter
leur vie d'errance ; le personnage de Saadi Abou Talib rappelle à
Jacques le Berger qui représentent les initiateurs pour les deux filles
et finalement Michel qui rappelle Loula, les enfants des jeunes filles qui font
appel à l'espoir et à l'apaisement dans l'ouvrage.
L'écrivain persiste et signe sous la même bannière d'une
même souffrance et d'un rêve de paix par l'évocation des
deux poètes l'un juif et l'autre palestinien dans les récits des
deux jeunes filles : Hayyim Nahman Bialik et Mahmoud Darwish.
Dans le récit de Nejma, une autre métaphore
apparaît souvent comme référence, c'est celle des chiens
errants qui se réitère dix fois au long du chapitre et peu
à peu elle devient la figure des habitants qui met en évidence
cette atmosphère morbide du camp, les réfugiés sont
devenus des chiens errants « Ils font tant de bruit que les vieux les
maudissent et que tous les chiens errants se mettent à aboyer » (EE
: 224) ; « Dans le regard des enfants, tapis dans l'ombre des huttes,
immobiles, pareils aux chiens errants dont personne ne se soucie, j'ai vu ma
propre vieillesse, ma propre fin » « EE : 237) ; « les soirs
où la lune est ronde, les chiens errants aboient », (EE :253) ;
Quand je me suis approchée, il m'a regardée et j'ai vu la couleur
de ses yeux, pareille à celle des chiens errants » ( EE : 254),
« mais nous étions semblables à eux, moi , la fille de la
ville de la mer, et lui, le Badawwi, plus rien ne nous distinguait, nous avions
le même regard de chien errant » ( EE :256). Ces multiples
répétitions aux « chiens errants » nous renvoient
à cette image de l'humanité et son rapport avec les animaux,
comme si cette métaphore nous annonçait une destinée
commune, le devenir de
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l'homme, cette relation entre l'homme et le chien, Le
Clézio nous fait penser au rapport de l'homme comme un chien errant qui
devient à la marge du monde, de la société pour fixer
cette image de la perte de l'humanité. Cette déambulation
géographique des personnages principaux se voit refléter dans le
destin des chiens qui nous accompagnent et qui nous rappellent les
conséquences de la guerre et de la mort. Ainsi, le regard sur le destin
de l'homme vu à travers les animaux qui nous sont chers nous montre que
le chien est l'homme et par extension, l'homme est l'écrivain qui vit
toujours en marge de la société. Dans ce rapport au monde, on se
pose la question de comment est traité l'écrivain, qui a besoin
de cette société pour vivre et se nourrir intellectuellement, le
chien errant est finalement l'homme errant qui traine d'un lieu à
l'autre pour chercher sa liberté.
L'histoire d'Esther s'écoule dans une période de
quarante ans, Etoile errante raconte l'histoire de sa vie, de ses
tristesses et de son errance existentielle tout au long d'une Histoire qu'elle
n'a jamais comprise. Une histoire de persécutions, d'exclusion sociale,
de racisme, de marginalité, d'errance, une quête pour se
rencontrer avec elle-même et finir par comprendre le mystère qui
entourait sa vie et celle de ses proches. Dans ce sens, les cas décrits
par les récits d'Esther et de Nejma montrent deux minorités
déplacées où la question de l'espace d'origine devient
capitale, à ce propos, Salles nous dit « L'une des constantes des
guerres est la destruction des sites, des lieux de vie 24»,
question qui illustre que pour ces peuples il s'agit d'un saccage de leurs
lieux relationnels, historiques et identitaires qui, détruits par la
guerre, amène à la négation d'une identité
individuelle et particulière. Dans un premier temps, ces peuples
espèrent un jour retourner. Pourtant, l'origine ne se précise pas
dans la mesure de leurs racines mais dans la dimension d'un manque, elle est
l'espace d'une absence à combler. C'est pourquoi, le rêve d'une
terre promise pour les Juifs et d'un possible retour pour les Palestiniens
chassés de Jérusalem prend tout son sens car c'est la seule
manière dont les personnages pourraient trouver leur identité, le
rêve d'un territoire où ils pourraient habiter. Esther
après avoir erré entre l'Europe et l'Orient, retournera vers son
lieu d'origine qu'elle n'a jamais connu et habitera dans un kibboutz :
Esther se souvenait, que son père disait cela, qu'il
fallait tout recommencer depuis le commencement. La terre
dévastée, les ruines, les prisons, les champs maudits où
les hommes
24 Salles, Marina, Le Clézio, notre contemporain,
Presses Universitaires de Rennes, coll. : « Interférences »,
Rennes : 2006, p. 59
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étaient morts, tout était lavé par la
lumière... elle se souvenait aussi des mots du Livre du Commencement
[...] elle se souvenait des flammes des bougies dans l'église de
Festiona » (1992 :305)
Ce qu'Esther découvre n'est pas le lieu
rêvé qu'elle avait idéalisé d'une appartenance lui
permettant un lien d'identité mais un lieu d'attachement. L'appartenance
implique cette idée d'un lien très étroit, une idée
de possession entre deux entités. Le fait d'appartenir à un lieu
définirait un rapport de soumission qui relierait l'identité
à ce dernier. L'attachement par contre défi un rapprochement qui
nous unit à un espace selon des critères affectifs, mais
acceptant le rapport de décalage qu'il peut y avoir. C'est pourquoi Le
Clézio retrace cet attachement comme un lieu où l'identité
se déplace, elle n'est jamais fixe. Pour Esther et Nejma leurs lieux
d'identité restent leurs espaces rattachés à leurs
histoires mais leur permettant être différentes et ouvertes au
divers. Dans ce sens, l'origine comme le lieu d'une absence représente
chez les personnages d'Esther et Nejma le fil conducteur de leurs récits
d'existence. Le principe du déplacement marque l'origine et ne le fixe
pas. Ainsi, Le Clézio nous invite à repenser le lieu d'origine
comme espace d'une parole qui cherche à être partagée et
pourtant appartient à la dimension du mouvement. Dans ce discours de la
marginalité, Le Clézio crée dans son récit un lieu
d'une identité qui se déplace et qui trouve à travers
l'écriture le moyen idéal pour donner une visibilité
à ceux qui en font partie.
Dans ce premier partie nous avons repéré comment
Le Clézio met en scène tout un dispositif narratif que nous a
permis de voir le fonctionnement du texte , les personnages mobiles , les
non-lieux , les métaphores révélatrices, une
temporalité et un imaginaire spécifique à l'errance que
nous a permis de comprendre le roman et sa fonction.
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