CONCLUSION
Tout au long de cette étude, notre propos fut de mettre
en évidence la menace réelle que représente
l'épidémie du VIH/SIDA pour le développement du pays. Il
est apparu que si l'épidémie n'est pas maîtrisée
dans les années qui viennent, nous risquons un véritable
scénario catastrophe pour l'économie et la société
rwandaise dans leur ensemble. Aussi s'avère-t-il nécessaire
d'entreprendre une action globale et transectorielle, qui implique tous les
acteurs de la vie nationale et internationale. La lutte contre le VIH/SIDA, qui
est l'une des priorités nationales, doit s'intégrer dans tous les
efforts et plans de développement en y allouant toutes les ressources
humaines et financières nécessaires. Le Rwanda, qui doit
déjà combattre sur plusieurs fronts après le
génocide de 1994, se voit encore dans l'obligation d'intensifier son
action pour lutter contre le VIH/SIDA afin de réduire son impact
socioéconomique, s'il ne veut pas rendre inutiles tant d'efforts pour la
reconstruction et le développement du pays.
Le point de départ de notre étude est la
constatation de l'asymétrie qui, 20 ans après l'apparition de
l'épidémie, existe encore au niveau de l'information
adéquate au sujet du VIH/SIDA, en particulier sur ses modes de
transmission, les moyens de prévention et le traitement. C'est pourquoi
le premier chapitre s'est proposé comme premiere tâche de donner
des éclaircissements sur le Syndrome de l'Immunodéficience
Acquise (SIDA), en évoquant successivement son apparition, ses
caractéristiques, ses symptômes, les groupes qu'il frappe le plus,
les traitements disponibles et les moyens de prévention. Jusqu'à
ce jour, il n'existe pas de traitement curatif pour la maladie, aussi la
prévention demeure-t-elle le seul moyen de se protéger contre le
VIH/SIDA. Les traitements disponibles, pour le moment, permettent simplement de
juguler la réplication du VIH (Virus d'Immunodéficience humaine)
et, ainsi, de prolonger la vie des personnes atteintes par le VIH/SIDA qui,
autrement, mourraient des infections dites opportunistes, une fois le SIDA
déclaré. Bien qu'ils soient accolés dans le binôme
VIH/SIDA, il existe une réelle différence entre les deux termes,
le VIH désignant le virus tandis que le SIDA la maladie proprement dite.
Le SIDA se manifeste lorsque le système immunitaire est très
affaibli, occasionnant ainsi plusieurs infections comme la tuberculose, le
cancer, la diarrhée etc., que le corps ne peut plus combattre et qui,
dans la suite, entraînent le décès du patient.
Ces clarifications faites, une deuxième tâche a
retenu notre attention toujours dans le cadre du premier chapitre. Il convenait
de montrer, à travers les données statistiques sur les taux de
prévalence du VIH, l'ampleur mondiale de l'épidémie
devenue pandémique et plus particulièrement en Afrique
subsaharienne. D'après les données consultées, l'Afrique
subsaharienne est effectivement la région qui accuse la plus grande
concentration des personnes vivant avec le VIH/SIDA, avec environ 70% des cas.
Contrairement à ce que des nombreux chercheurs et experts internationaux
pensent, les causes de l'expansion de l'épidémie sur le continent
africain sont complexes. Il convient, des lors, d'éviter toute
généralisation déplacée et inopportune qui
imputerait l'ampleur de l'épidémie à une
hypothétique culture africaine, qui favoriserait des comportements
sexuels permissifs et dangereux face au VIH/SIDA. Certes, on ne peut nier
l'existence des traditions et coutumes qui, dans les nombreuses cultures des
peuples d'Afrique, peuvent favoriser la contamination du virus. Mais on ne doit
pas négliger l'existence d'autres facteurs tout aussi importants dans la
propagation rapide du VIH/SIDA comme la pauvreté, le statut
inférieur des femmes, l'environnement socio-politique et le libertinage
sexuel résultant de la perte des valeurs sociales. Il est clair, en
particulier, que la vulnérabilité économique et sociale
expose, comme partout ailleurs dans le monde, à la contamination du
VIH/SIDA. En effet, selon le propos de Cheik Hamidou Kane, « lorsque
la main est faible, l'esprit court de grands risques, car c'est elle qui le
défend...mais aussi l'esprit court de grands risques lorsque la main est
trop forte231. »
A la différence de ce que l'on se représentait
au tout début de la maladie, le SIDA n'est plus considérée
comme une sanction naturelle ou, pour certains, comme une punition divine
infligée aux déviants sociaux comme les prostituées, les
homosexuels et les héroïnomanes. La diffusion de
l'épidémie a très vite montré que le SIDA ne
connaissait pas de frontière sociale, surtout dans les pays où la
voie hétérosexuelle devenait la principale voie de transmission,
tandis que la voie sanguine devenait secondaire. En outre, malgré sa
forte expansion dans la population des nombreux pays en développement,
l'épidémie du VIH/SIDA est principalement une maladie des
marginalisés. Et ceci se vérifie au niveau international que
national. Au niveau international parce que c'est surtout dans les pays pauvres
que l'épidémie connaît une forte extension. Au plan
national comme, par exemple au Rwanda où l'épidémie frappe
plus les milieux ruraux - qui sont
231 C.H. KANE, L'aventure ambiguë, Julliard, Paris,
1961, pp.20-21.
marginalisés en termes du développement
économique -, les femmes et d'autres groupes socialement et
économiquement faibles. Sans vouloir trop généraliser la
situation de l'épidémie au niveau mondial, on peut dire que le
facteur de marginalisation se retrouve aussi dans les pays
développés où la pandémie touche surtout les
personnes homosexuelles et les héroïnomanes, ainsi que d'autres
populations marginalisées comme les immigrés, les drogués
et les prisonniers.
Le premier chapitre avait enfin pour tâche de fournir
des informations sur la situation du VIH/SIDA au Rwanda et d'amorcer ainsi
l'objet de notre étude. En général les
caractéristiques de l'épidémie sont, pour la plupart,
semblables à celles des autres pays de l'Afrique subsaharienne. La
différence spécifique au Rwanda est l'aggravation qu'a connue
l'épidémie dans le pays à la suite du génocide de
1994, en particulier avec les viols des femmes et le déplacement massif
des populations.
Si, guidé par le souci d'informer sur le
phénomène du SIDA, le premier chapitre a été
descriptif, le deuxième, lui, s'est attelé à analyser les
conséquences économiques de l'épidémie au Rwanda.
Notre analyse comporte deux niveaux, micro et macroéconomique. Au niveau
microéconomique, l'examen a porté d'abord sur le poids de la
maladie sur les ménages touchés par l'épidémie et,
plus précisément, pour les ménages qui ont au moins un
membre vivant avec le VIH/SIDA. Dans ces cas, le SIDA, une fois
déclaré, crée une situation qui comporte, d'une part, la
perte des revenus du membre malade et, d'autre part, l'augmentation des
coüts associés à sa prise en charge médicale et
domestique. L'examen a ensuite abordé l'impact de
l'épidémie sur les groupes et entreprises des différents
secteurs de l'économie, notamment l'agriculture, l'industrie et le
secteur tertiaire des services. Il est alors apparu que, à bien des
degrés différents, tous les secteurs sont menacés par
l'épidémie et risquent de perdre leur productivité et leur
compétitivité si cette maladie continue à s'étendre
dans la population active d'où proviennent le personnel de ces
différents secteurs. En particulier, l'épidémie occasionne
des coüts supplémentaires pour les entreprises, notamment ceux
associés à la perte de l'expérience d'un travailleur
atteint du SIDA et ceux que l'entreprise doit supporter pour son remplacement.
Bref, au niveau microéconomique, l'épidémie du VIH/SIDA
engendre une situation de perte de revenus et une augmentation des coûts
à supporter pour les ménages et les entreprises. Ce niveau
microéconomique nous a permis de mieux mesurer combien le VIH/SIDA est
un défi pour l'économie nationale. En effet, celle-ci repose
essentiellement sur le secteur primaire qui
emploie la majorité de la population rwandaise active ,
laquelle est précisément la plus frappée par le
VIH/SIDA.
Le niveau macroéconomique a été
approché à partir de l'équation Keynésienne PNB = C
+ I + G + NX dont nous avons considéré les différentes
composantes. A ce niveau, l'analyse a révélé la
difficulté objective d'établir des corrélations entre les
données statistiques macroéconomiques et la progression de
l'épidémie du VIH/SIDA. C'est pourquoi nous avons émis
l'hypothèse d'une corrélation négative entre l'expansion
du VIH/SIDA et le rendement des différentes composantes de
l'équation - revenu national, investissements, dépenses
publiques, exportations et importations - même si cela ne
transparaît pas dans les données disponibles. L'examen, dans un
dernier point, du Produit Intérieur Brut, considéré par
plusieurs économistes comme l'indicateur du bien-être
économique, a abouti à la même difficulté
d'établir une corrélation négative entre lui et la
pandémie SIDA. Cette difficulté explique la réticence de
certains économistes à accepter la menace réelle que
constitue le VIH/SIDA pour l'économie dans son ensemble, notamment au
niveau macroéconomique des pays de l'Afrique subsaharienne. Selon ces
économistes, les pays de l'Afrique seraient pourvus d'un surplus de main
d'oeuvre qui compenserait les travailleurs décédés
à cause du VIH/SIDA. Il est facile de montrer, comme nous l'avons fait,
que ces positions ne concordent pas avec la réalité sociale que
nous vivons au Rwanda, avec la progression du VIH/SIDA qui décime la
population adulte.
Le troisième chapitre a abordé le
problème des répercussions sociales du SIDA au Rwanda en trois
volets : l'impact démographique, la condition féminine et les
droits humains. L'impact démographique du SIDA au Rwanda est
énorme. En effet, à la fin de l'année 2001, on estimait
à environ 49 000, le nombre de personnes décédées
à cause du SIDA et le nombre des adultes vivant avec le VIH/SIDA
atteignait le seuil de 430 000 personnes infectées232. Cette
situation permet de mieux comprendre les conséquences économiques
et sociales de cette épidémie pour toute la société
rwandaise. La constatation de la gravité de l'incidence
démographique du VIH/SIDA sur les pays les plus touchés a
amené les économistes, qui doutaient de l'impact
macroéconomique du VIH/SIDA, à se rétracter et à
reconnaître la contrainte que l'épidémie fait peser sur le
développement économique et social de ces pays. Cet impact
démographique prouve suffisamment qu'il
232 Cf. ONUSIDA, Rapport sur l'épidémie mondiale de
VIH/SIDA, Genève, Juillet 2002.
ne faut pas séparer l'économique du social,
comme le faisait observer pertinemment le pape Jean XXIII en 1961 dans son
encyclique Mater et Magistra : « le progrès social
doit toujours aller de pair avec le développement
économique233. »
Pour ce qui regarde la condition féminine, la situation
des femmes face au VIH/SIDA est préoccupante ; elles sont
particulièrement vulnérables pour les raisons que nous avons
évoquées plus haut, et, de plus, elles sont majoritaires au
niveau de la composition de la population. Il s'impose par conséquent de
promouvoir la situation économique et sociale des femmes rwandaises pour
qu'elles deviennent capables d'assurer elles-même leur prévention
face au VIH/SIDA et soient des actrices efficaces dans le changement du cours
de l'épidémie au Rwanda. A cet effet, l'éducation et la
responsabilisation des femmes sont importantes, notamment à travers
l'octroi des moyens économiques et culturels (information
adéquate) pour lutter efficacement contre le VIH/SIDA.
Que ce soit au niveau national ou international,
l'épidémie du VIH/SIDA constitue un problème de droits
humains pour toute société. Le SIDA a provoqué un peu
partout la discrimination des personnes atteintes ; et, à cette
situation, s'est ajouté le manque d'accès aux traitements
antirétroviraux pour nombre d'entre elles surtout dans les pays pauvres.
Il est effectivement difficile, comme nous l'avons déjà
montré dans les chapitres précédents, pour de nombreuses
personnes vivant avec le VIH/SIDA de se payer ces médicaments à
cause de leurs prix exorbitants fixés par les firmes pharmaceutiques des
pays industrialisés. Ces firmes, surnommées « Big
Pharma » et protégées par l'OMC, détiennent le
monopole de ces médicaments et s'opposent à ce que d'autres pays
les produisent à des prix plus abordables. Pour utiliser des expressions
devenues courantes à ce sujet, la question des traitements anti-SIDA est
devenue et reste encore une affaire entre les « Big brothers
» et les « Big pharma », au détriment des
pays pauvres qui ont pourtant la majorité des cas des personnes vivant
avec le VIH/SIDA.
Pour finir, quelques propositions pour la lutte contre le
VIH/SIDA au Rwanda furent émises en partant des initiatives qui existent
déjà localement dans ce domaine. Car, comme disait Emmanuel
Ndione en reprenant un proverbe africain, « tu es pauvre parce que tu
regardes ce que tu n'as pas. Vois ce que tu possèdes, ce que tu es, et
tu te
233 JEAN XXIII, Mater et Magistra, 1961, n. 73.
découvriras étonnamment
riche234. » Dans la lutte contre le SIDA, on doit
sincèrement se féliciter de nombreuses initiatives, des projets
et des réalisations passées et actuelles qui ont lieu au niveau
du secteur public, privé et communautaire, notamment avec le programme
de coordination nationale de la lutte contre le SIDA (la CNLS). Toutefois, il
nous a semblé qu'une action plus coordonnée et plus globale
était nécessaire. Une action qui impliquerait tous les secteurs
de la vie nationale et toutes les provinces du pays. Bien qu'il faille trouver
des moyens de diminuer la grande dépendance de l'extérieur, la
collaboration avec l'extérieur, notamment au niveau des bailleurs de
fonds et de la transmission des nouvelles technologies, n'est pas à
négliger dans cet effort de lutte contre le VIH/SIDA. Bref, au niveau du
pays, une plus grande collaboration intersectorielle et une
décentralisation plus résolue des différents services et
infrastructures sociales pourraient constituer des moyens encore plus efficaces
dans la lutte contre le VIH/SIDA. Cela suppose que les principes de
responsabilité, de subsidiarité et de solidarité, que nous
avons empruntés à l'enseignement social de l'Eglise Catholique,
soient à la base de toutes ces actions et projets. Au fond, c'est ce
même enseignement social de l'Eglise Catholique qui nous a
accompagné tout au long de ce travail, notamment dans sa
méthodologie : « voir », « juger » et « agir
» . Nous avons voulu, pour notre part, suggérer, face à
l'épidémie du VIH/SIDA au Rwanda et sa menace pour le
développement économique et social de la nation, des principes
d'observation, des critères de jugement et des directives
d'action235.
Nous pensons donc que l'heure de la solidarité a
sonné et que le moment est venu de relier les connaissances, de passer
de l'interdisciplinarité à la
transdisciplinarité236 en vue d'une approche qui
intègre les différentes disciplines, tous les secteurs et tous
les acteurs de la vie nationale et internationale. Selon le propos du
professeur Marc Gentilini, repris par la commission sociale de
l'épiscopat de France, il nous faut, avec le SIDA, arriver à une
nouvelle forme de solidarité, car le « SIDA, maladie
de société, est plus qu'aucune autre par son retentissement en
cette fin du 20ème siècle, une maladie sans
frontières, la maladie de la solidarité obligatoire à tous
les niveaux sociaux et sous toutes
234 Cf. G. RIST, Le Développement. Histoire d'une
croyance occidentale, Presses des Sciences Po, Paris 1996, p. 400.
235 Cf. PAUL VI, Octogesima adveniens, n.4.
236 Cf. E.B. MASINI, «Transdisciplinarity, Future studies
and Empirical Research», in Transdisciplinarity: Re-Creating
Integrated Knowledge, edited by M. A. SOMERVILLE and D. J. RAPPORT, EOLSS
Publishers, Oxford, UK., 2000, pp. 117-118.
les latitudes237. » Nous pourrions
donc dire, en reprenant les catégories d'Emile Durkheim, qu'il ne suffit
plus de passer de la solidarité mécanique à la
solidarité organique238, il nous faut aujourd'hui, à
l'ère de la globalisation et de la pandémie mondiale du VIH/SIDA,
passer de la solidarité organique à la solidarité
obligatoire. En d'autres mots, il faut nous convertir à la
solidarité. Avec Kevin Kelly239, nous affirmons même
qu'il nous faut apprendre à vivre positivement avec le VIH/SIDA
en effectuant une triple conversion : promouvoir la justice
économique pour tous, combattre tout ce qui contredit la pleine et
égale dignité de l'homme et de la femme, et arriver à
articuler une éthique sexuelle plus adaptée à la
complexité de la réalité sociale contemporaine, une
éthique qui respecte la personne humaine et promeut sa
dignité.
Devant ce syndrome que nous qualifions, en rectifiant un peu
les mots, de « syndrome de la déficience humaine acquise
» - par référence à la marginalisation
économique, sociale et éthique qui sont à la base de
l'expansion de l'épidémie -, une action commune et responsable de
toute la société s'impose ; une action qui serait passage, pour
chacun et tous, des conditions moins humaines à des conditions plus
humaines et qui constituerait un échec aux symptômes et signes de
la « déficience éthique » caractérisant cette
ère de la mondialisation où certains, plus égaux que
d'autres, sauvent leurs vies et d'autres, moins égaux, semblent
être condamnés à mourir dans le cercle vicieux de la
pauvreté.
237 Cf. COMISSION SOCIALE DE L'EPISCOPAT (de France), SIDA,
la société en question, Centurion, Paris, 1996, p.123.
238 Solidarité mécanique et
solidarité organique sont des termes forgés par E.
Durkheim pour saisir l'évolution des liens sociaux parallèle
à celle de la division du travail. La solidarité
mécanique, typique des communautés traditionnelles de taille
réduite, est un lien par similitude ; la solidarité
organique, caractéristique des sociétés
industrielles, est un lien par complémentarité. Cf.
Dictionnaire d'Économie et de Sciences Sociales, sous la
direction de C.-D. Echaudemaison, Nathan, Paris, 1998, p. 412.
239 Cf. K. KELLY, «Living with HIV/AIDS», in The
Tablet, 13 May 1995, pp.599.
« A tous, nous avons voulu rappeler l'ampleur du
drame et l'urgence de l'oeuvre à accomplir. L'heure de l'action a
sonné : la survie de tant d'enfants innocents, l'accés à
une condition humaine de tant de familles malheureuses, la paix du monde,
l'avenir de la civilisation sont en jeu. A tous les hommes et à tous les
peuples de prendre leurs responsabilités240. »
240 PAUL VI, Populorum progressio, n. 80.
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