La métamorphose de l'état de droit comme processus de consolidation de la paix chez Emmanuel Kant. Une lecture du projet de paix perpétuelle( Télécharger le fichier original )par Michel Kakule Kabunga Université de Kinshasa - Licence 2009 |
I.2. La lecture de Jean Jacques RousseauL'on ne peut pas penser ex nihilo, dit-on. On se base sur un fait, une pensée, une personne pour étayer sa propre doctrine. Dans la construction de sa pensée politique, Kant avait puisé de près ou de loin dans plusieurs sources. Effectivement, une lecture minutieuse de ses oeuvres politiques nous présente sa référence préférentielle à Jean-Jacques Rousseau, dont il salut le style. Mais Kant, qui médita si profondément Rousseau, n'était pas tout à fait son disciple, ou n'était qu'un disciple indépendant. Pouvait-on alors penser qu'il y ait entre les deux quelque parenté immédiate ? Tout comme David Hume réveilla Kant de son sommeil dogmatique, Rousseau aurait ouvert les yeux de Kant sur la réalité humaine. On peut bien s'apercevoir de la fécondation de la pensée de Kant par Rousseau, d'abord et essentiellement au niveau de la méthode. En effet, Rouseau utilise la méthode des « modèles » qui consiste à la manière des sciences hypothético-déductives. Il s'agit d'un effort mental par lequel on pose en idée une réalité enfin la jauger dans l'empirie. C'est d'ailleurs pour cette raison que Kant disait de Rousseau que « c'est le Newton de la philosophie »6(*). Kant n'a pas été servile à l'égard de Rousseau. Il ne nourrissait pas une naïveté extrême en s'abandonnant à la magie que Rousseau, en tant qu'écrivain exerçait sur lui. Au contraire, il y substituait un jugement plus calme et plus serein. Ainsi, dira-t-il : « Je dois lire Rousseau (...) jusqu'à ce que la beauté de son expression ne me distraie plus, alors puis-je l'envisager avec ma raison »7(*). Toutefois, sa théorie sociale et politique apparaît, somme toute, comme la théorie rousseauiste inversée. Si, pour Rousseau, l'homme, et l'histoire qu'il crée par les mécanismes sociaux, va du mieux au pire, Kant, en revanche, estime que l'histoire de l'humanité, va du pire au mieux. A l'interprétation chaotique et pessimiste de l'histoire, Kant substitue l'optimisme anthropologique et historique. Grace à celui-ci, l'humanité peut s'activer dans l'horizon de l'espérance et réaliser les objectifs « rusés » de la Nature, par un comportement technique, réglé sur le modèle du Devoir8(*). Rousseau a éveillé chez Kant un écho certain. Dès son jeune âge, Rousseau est un homme solitaire. Il était un citoyen bien singulier manifestant dès le départ une relation paradoxale avec la société. Il fallut qu'il quitta la société pour la servir ensuite. C'est dans son ermitage qu'il réfléchissait aux devoirs des citoyens. Le contrat social est un fruit de cette solitude. Cette oeuvre présente les traits similaires avec l'Emile, oeuvre dans laquelle Rousseau veut qu'Emile soit élevé en dehors de la société parce que c'est seulement de cette manière que l'on peut éduquer au vrai sens du terme. Le problème de Rousseau, dans le Contrat social, c'est de sauver à la fois la liberté et l'obéissance. Pour Rousseau, en effet, l'homme doit se dénaturer pour devenir un être social : « Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est la liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède »9(*). Kant s'aperçut clairement de tout cela. Il fut ainsi capable de pénétrer la nature de Rousseau bien profondément. Kant, dans sa nature, n'avait rien d'un associal, il n'exagérait pas la valeur de la vie en société ni ne la sous-estimait. Au contraire, « il cherchait et appréciait les relations sociales »10(*). Le contrat social, tel était aux yeux de Kant, le mérite de Rousseau. Il ne pensait pas que Rousseau, par son éloge enthousiaste de la nature, avait voulu détourner l'homme de la civilisation ou le ramener à l'état sauvage. Il le défend même explicitement contre ce soupçon dans ses leçons d'anthropologie en ces termes : « Quant au tableau hypocondriaque (...) que Rousseau trace de l'espèce humaine se risquant à sortir de l'état de nature il ne faut pas y voir le conseil d'y revenir et de reprendre le chemin des forêts »11(*). L'on remarque avec netteté que Rousseau ne voulait pas que l'homme dût revenir à l'état de nature, mais qu'il apprît du degré où il se trouve de nos jours, à reporter vers lui son regard. Pour Kant, le caractère en apparence rétrospectif de la théorie du contrat social doit armer les hommes pour l'avenir et les rendre capables d'établir les bases de celui-ci. En raison de la conviction méthodologique fondamentale chez Kant, ce dernier est obligé de refuser d'emprunter la voie de Rousseau, quand celui-ci opère de façon purement déductive et traite de l'état de nature postulé comme un fait à partir duquel l'on peut tirer des conclusions. C'est ce que retrace Cassirer, un des commentateurs de Kant : « Kant a donc accompli ainsi pour le contrat social la même transformation méthodologique que celle qu'il a effectuée avec l'interprétation de l'état de nature de Rousseau. Il a transformé l'un et l'autre en faisant d'une "expérience" une "idée" (...) Non seulement la question de l'existence historique du contrat social n'a pas d'importance à ses yeux, mais il considère même que ce contrat ne saurait exister comme un fait »12(*). Il découle de ce qui précède que la seule donnée dont nous disposons, dans la pensée kantienne, c'est l'homme civilisé ; et non le sauvage de Rousseau, qui erre solitaire dans la forêt. En effet, que Rousseau procède synthétiquement -commence par l'homme naturel -, Kant, quant à lui, procède de façon analytique en partant de l'homme civilisé. Ce point de départ kantien est, à notre avis, plus approprié parce que la civilisation ne constitue pas une caractéristique accidentelle et secondaire de l'homme. Elle révèle au contraire sa nature essentielle, son caractère spécifique. Et, à en croire Kant, « Qui veut étudier les animaux doit commencer à les observer à l'état sauvage ; mais qui veut connaître l'homme doit l'observer lorsque ses facultés créatrices et ses réalisations sont plus apparentes, c'est-à-dire dans l'état de civilisation »13(*). * 6 Lire « Rousseau » in Encyclopaedia Universalis, Corpus 20, pp. 318-321. * 7 E. KANT, cité par E. CASSIRER, Rousseau, Kant, Goethe. Deux essais, p. 36. * 8 On peut lire à ce sujet, V. ZANETTI, La nature a-t-elle une fin ? Le problème de la téléologie chez Kant, Grèce, Ousia, 2005. * 9 J.J. ROUSSEAU, Du contrat social, p. 43. * 10 E. CASSIRER, op. cit., p. 39. * 11 A. PHILONENKO, L'oeuvre de Kant. La philosophie critique, tII. Morale et politique, pp. 46-47. * 12E. CASSIRER, op. cit., pp. 65-66. * 13 E. KANT, cité par E. CASSIRER, op. cit., p. 52. |
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