La métamorphose de l'état de droit comme processus de consolidation de la paix chez Emmanuel Kant. Une lecture du projet de paix perpétuelle( Télécharger le fichier original )par Michel Kakule Kabunga Université de Kinshasa - Licence 2009 |
III.3.3. L'Etat de droit comme principe d'organisation des EtatsL'Etat de droit international est indissociable des principes qui commandent l'organisation interne des Etats. Ce lien résulte en tout premier lieu du fait que les normes élaborées au niveau international ne prennent toute leur portée que dans la mesure où elles sont incorporées dans les ordres juridiques internes, en devenant un élément du droit des Etats. Or, le système de l'Etat de droit permet cette incorporation, en définissant la place qui leur est assignée; le perfectionnement des mécanismes de l'Etat de droit favorise donc la diffusion des normes de droit international. Ce processus a été très explicite, par exemple, pour la France. Dans la tradition juridique française, les normes internationales n'étaient pas considérées comme des sources de droit interne, prenant place dans la hiérarchie des normes : le droit international était donc intégré à un système relevant moins de l'Etat de droit que de l'«Etat légal», comme l'avait souligné Carré de Malberg. La situation a évolué en deux temps successifs, d'abord avec l'article 26 de la Constitution de 1946, qui a accordé aux traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés «force de loi», puis avec l'article 55 de la Constitution de 1958, qui a posé que ces traités ont «une autorité supérieure à celle des lois» - sous réserve d'une condition de réciprocité : un étage supplémentaire, formé des normes internationales, a donc été aménagé dans la hiérarchie des normes; et les juridictions en ont tiré tour à tour les conséquences, en acceptant d'écarter les lois qui seraient contraires aux traités. Le mécanisme est le même pour le droit communautaire, en s'étendant à l'ensemble du droit dérivé, les Etats étant de surcroît tenus d'édicter les normes d'application et de prendre les mesures d'exécution nécessaires, sous le contrôle du juge communautaire. L'Etat de droit interne est ainsi mis au service de la construction d'un Etat de droit international. Cette dimension prend une importance toute particulière en ce qui concerne les droits fondamentaux : les textes relatifs à ces droits, adoptés au niveau international et au niveau régional, sont incorporés dans l'ordre interne, en bénéficiant par là même des mécanismes de protection prévus par celui-ci. Plus significativement encore, un certain nombre de conventions internationales supposent pour leur exécution le concours actif des juridictions nationales, soit que la juridiction internationale n'intervienne qu'à titre supplétif pour pallier leur inaction (cas de la Cour pénale internationale), soit qu'elle ne soit saisie qu'après épuisement des voies de recours internes (cas de la Cour européenne des droits de l'homme), soit encore que les juridictions nationales soient garantes de leur application (la règle de la compétence universelle159(*) prévue par une série de conventions, relatives notamment à la piraterie internationale, aux prisonniers de guerre, au trafic de stupéfiants, au terrorisme ou à la torture, fait ainsi obligation aux Etats de poursuivre les auteurs de certains faits, quelle que soit leur nationalité ou celle de leurs victimes. On sait les difficultés que sa mise en oeuvre a soulevées.160(*) Plus généralement, la construction d'un Etat de droit international est censée présupposer la diffusion du modèle de l'Etat de droit dans le monde entier : on retrouve ici la vision kantienne de la «Constitution républicaine» comme condition de la «paix universelle». La souveraineté reconnue aux Etats pour définir leur régime politique connaît ainsi des limites, qui réduisent «l'amplitude de la diversité acceptable».161(*) L'idée selon laquelle l'adhésion au modèle de la démocratie et de l'Etat de droit conduirait à renoncer à faire usage de la force, aussi bien sur le plan international que dans l'ordre interne, est fortement enracinée. Ainsi, comme nous pouvons le lire chez Serge Sur et Jean-Jacques Roche, à la différence des dictatures par essence belligènes, les démocraties libérales seraient naturellement pacifiques162(*) et privilégieraient la recherche de compromis; la résorption des conflits interétatiques ne pourrait dès lors être obtenue que par une homogénéisation progressive des principes d'organisation des Etats. La construction européenne témoigne de l'importance de ce facteur : la construction d'une paix durable en Europe a été rendue possible par l'adhésion des pays européens à un même modèle d'organisation politique, fondé sur la démocratie, les droits de l'homme et l'Etat de droit, qui est érigé en principe fondateur de la construction européenne. L'admission des pays d'Europe centrale et orientale au Conseil de l'Europe puis au sein de l'Union européenne a été ainsi subordonnée à l'introduction des mécanismes de l'Etat de droit : au nombre des critères fixés par le Conseil européen à Copenhague en juin 1993 figure l'existence «d'institutions stables, garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme et le respect des minorités» et les demandes d'adhésion sont examinées à l'aune de ces critères. L'ONU adhérera à cette problématique, en liant la paix et la sécurité internationale à la promotion de l'Etat de droit dans l'ordre interne : la déclaration finale de la conférence sur les droits de l'homme tenue à Vienne en juin 1993 appellera ainsi les Etats à renforcer les institutions nationales et infrastructures qui maintiennent l'Etat de droit, en vue de créer les conditions permettant à chacun de jouir des droits universels et des libertés fondamentales. L'«agenda pour la démocratisation», établi le 17 décembre 1996 par le Secrétaire général de l'organisation, s'inscrit dans la même perspective. Somme toute, l'Etat de droit est ainsi conçu comme le moyen de pacifier les rapports internationaux, dans la double mesure où il implique que les Etats se soumettent à une loi qui les dépasse et où ils se coulent eux-mêmes dans le moule du droit. Sans doute la société internationale est-elle encore bien loin d'atteindre cet idéal. Cependant, des pas en avant continueraient à être effectués dans cette voie, comme le montre la mise en place de la Cour pénale internationale. Cette vision témoigne de cette confiance absolue placée dans le droit, qui était au coeur de la construction de la théorie de l'Etat de droit. Elle repose sur la croyance que le pouvoir peut être lié par des règles, que la force peut être mise au service du droit, que la domination peut être exercée conformément à des normes préétablies ; présupposant la capacité de la norme à faire advenir ce qu'elle énonce, l'Etat de droit postule la «forclusion de la violence». Or, cette conception idéalisée du droit occulte le fait qu'il est lui-même enjeu permanent de luttes et que les rapports de force ne sauraient, pas plus sur le plan international que sur le plan interne, être éradiqués par la seule vertu de la norme juridique. La dogmatique de l'Etat de droit apparaît en réalité, non seulement comme un instrument de pacification des rapports internationaux, mais aussi comme un vecteur d'hégémonie dans les relations internationales. En définitive, un fait est certain : le thème de l'Etat de droit ne sort pas du néant. Il est indissociable d'un ensemble de représentations et de valeurs lentement forgées au fil de l'histoire des pays européens, il implique toute une conception de l'organisation politique. Le fait qu'il se présente dans la société contemporaine comme un standard international auquel tout Etat est tenu de se conformer tend à montrer que cette conception est devenue hégémonique.163(*) L'Etat de droit va dès lors être utilisé comme argument d'autorité et principe de légitimation, permettant de justifier les pressions exercées sur certains Etats, voire une ingérence plus directe dans leurs affaires intérieures, au mépris de l'idée de souveraineté. Il sert de ressource idéologique et d'arme politique pour imposer un ordre international, qui apparaît comme l'enveloppe d'un rapport de domination. Ainsi que le note Ulrich Beck, « les Etats qui tissent le régime des droits de l'homme au rang de base programmatique et institutionnelle de leur politique se procurent un accès à des sources entièrement nouvelles de légitimation»164(*). Cette instrumentalisation du thème de l'Etat de droit est d'autant plus évidente qu'elle n'implique nullement la renonciation aux attributs de la puissance et l'acceptation des prérequis indispensables à la construction d'un authentique Etat de droit international. * 159 G. DE LA PRADELLE, La compétence universelle, in H. ASCENSIO et alii, Droit international pénal, Paris, pp. 905 sq. * 160 La Belgique ayant, en août 2003, limité le champ d'application des lois précédemment adoptées en 1993 et 1999, mais une interprétation large ayant été donnée le 5 octobre 2005 par le Tribunal constitutionnel espagnol. * 161 D. HELD, Un nouveau contrat mondial. Pour une gouvernance social-démocrate, p. 228. * 162 S. SUR, op. cit., p. 406 ; J.-J. ROCHE, Relations internationales, p. 105. * 163 F. FUKUYAMA, La Fin de l'histoire et le dernier homme, p. 426. * 164 Discours d'investiture de G.W. Bush, 20 janv. 2005. |
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