EPIGRAPHE
« Coup par coup, pas à pas,
Voyageur, il n'y a pas de chemin
Le chemin se fait en marchant.
Le chemin se fait en marchant
Et si l'on regarde en arrière
On voit le sentier que jamais
On ne foulera de nouveau.
Voyageur, il n'est pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant. »
Antonio Machado
REMERCIEMENT
Le Frère NKETO Lumba nous a joyeusement
accompagnés dans la rédaction de ce mémoire. Nous le
remercions pour ses conseils combien bénéfique à la
réalisation de ce travail. Merci également à tous les
compagnons qui ont consacré leur temps à la lecture et à
la correction de ce texte, plus spécialement le scolastique Alexandre
BATUHOLA, sj ; les pères Cyprien BWANGILA, sj ; Aristide
DOSSOU, sj ; Adrien LENTIAMPA, sj et Guy VERHAEGEN, sj. Un merci
spécial à l'équipe de vie STORTA pour sa chaleur humaine
qui nous a beaucoup soutenue. Pour tout soutien spirituel et humain, merci de
tout coeur.
DEDICACE
A mes parents,
A la mémoire de mes grands parents paternels,
A ceux qui m'ont appris à prendre la science au
sérieux,
A ceux avec qui j'ai partagé un instant
d'amitié,
A tous les Congolais morts dans les guerres d'agression.
INTRODUCTION GENERALE
Problématique
« L'homme est la mesure de toute chose», disait
Protagoras. Il tient à avoir un sens, un but de son être au monde.
Ce but peut bien être un néant, qu'importe, au moins en aura-t-il
un plutôt que de rien du tout. Tout au long de son histoire, l'homme
s'est débattu pour se trouver des raisons de vivre. La
« grande période » de la vie humaine, qu'est la
préhistoire, est celle de l'homme créateur. L'homme fort a
créé la société en soumettant les volontés
faibles à la sienne. Il a élevé les ancêtres
au rang de fondateurs, de bienfaiteurs et de protecteurs de la
société. Poussée à l'extrême, la
vénération des ancêtres a créé des dieux.
L'homme a placé les dieux au rang d'un sanctuaire de ses meilleures
qualités. Les dieux servent aussi à justifier ses
manquements ; c'est le cas des grecs. L'homme reste pourtant sur sa faim.
Il veut savoir pourquoi il est là, quel sens a sa souffrance ?
C'est dans ces conditions que « l'idéal
ascétique » prétend pourvoir à cette
interrogation. L'homme a un sens, sa vie a un but et sa souffrance a
désormais une explication : son péché est la cause de
sa souffrance. Nous voici placé désormais devant un Dieu d'amour.
Son amour pour les hommes a conduit à la mort de son fils. Et sa justice
est sans égale car les impies seront châtiés
éternellement. C'est dans un tel chemin que Nietzsche nous conduit, une
démarche généalogique. Il veut nous faire découvrir
quelque chose de rude, de primitif, de recouvert.
Lorsque l'on étudie un auteur, on constate qu'il y a
des expressions récurrentes. Pour Nietzsche, ces expressions sont bien
connues : transmutation des valeurs, volonté de puissance,
surhomme, etc. Tout cela trouve son sens dans son grand projet de
défendre la vie des « idées modernes » qui la
détruisent. Il devient ainsi nihiliste mais il ne l'est pas au
même titre que les autres. Il se définit comme le nihiliste des
nihilistes. Toutefois, dans le vocabulaire populaire de notre auteur on ne
trouve pas la « justice ». En effet, il n'y a pas
de lien clair entre ces expressions soulignées ci haut et la justice.
Dans ces conditions il est légitime de poser la question de savoir
quelle garantie peut donner un travail sur la « justice »
chez Nietzsche.
La justice n'est pas un sujet de premier ordre dans la
philosophie de l'auteur de la Généalogie de la morale.
Il y a donc risque à s'engager sur une telle voie. Faut-il
préciser que c'est à peine si l'on trouve des ouvrages sur cet
auteur abordant cette question. Toutefois, le combat avéré de
Nietzsche pour la vie, contre sa décadence et son avilissement, semble,
désormais s'imposer en principe. C'est peut être dans ce grand
ensemble qu'il faut placer l'intérêt de notre auteur pour la
civilisation moderne, la politique, la justice et tout ce qui est en lien avec
la vie1(*).
Il faut placer ici le thème de la justice dans le cadre
de la généalogique de la morale (comme méthode). C'est une
analyse d'une « volonté morale » qui se veut
créatrice du bien et du mal. Critique de la société
moderne, décadente, l'auteur fait remonter à une
société primitive. Il nous place devant une société
ayant deux classes irréductibles : les maîtres et les
esclaves. C'est dans cette société qu'est né le rapport
d'échange pour faciliter le commerce entre les différents membres
de la communauté. D'après lui, il s'est posé une question
majeure : comment rendre la vie commune viable en face des instincts de
libertés qui caractérisent l'homme ? Il faut créer
à l'homme une mémoire. Cette dernière est l'unique moyen
de le rendre appréciable. Car on ne peut traiter qu'avec une personne
qui a une identité permanente, quelqu'un que l'on peut reconnaître
comme tel dans le temps : passé, présent et futur.
Une autre question qui s'est posée, comme
conséquence de la première, est celle de savoir comment un tel
résultat pouvait être possible ? L'homme a cru trouver la
solution dans la mnémotechnique pour résoudre la question de la
mémoire. Or, l'homme ne garde généralement que ce l'on
applique avec le fer rouge (quelque chose qui lui fait mal). Alors il faut donc
assaisonner la mnémotechnique avec de la cruauté dans tout ce qui
est contrat dans la communauté. Il s'agit avant tout de la relation aux
autres. Cette relation est conçue comme un commerce. On ne peut
être ensemble que dans la mesure où chacun s'engage envers l'autre
et envers la communauté. Comme cet engagement n'est pas donné, il
faut mettre en place des mécanismes pour que la parole donnée
soit respectée, que les engagements soient tenus.
Cela veut dire que chacun occupe une place dans la
société, dans la relation aux autres. Il a donc besoin d'une
certaine distance pour être réellement soi. En même temps,
il peut changer de place à l'intérieur de la communauté
sans que l'harmonie du groupe en souffre. C'est pour cela, on ne peut
comprendre la mémoire qu'à travers ce souci de vivre ensemble.
L'avenir de soi est conditionné par la proximité aux autres.
Par l'usage de la cruauté, la communauté a mis
en place des valeurs qui promeuvent et protègent la vie. Beaucoup de
vertus que l'on peut si facilement lier à la « nature
humaine » sont les fruits de ce travail de l'homme sur
lui-même. Considérons la conscience, cette faculté à
laquelle on lie sans hésitation le bon sens, on ne se pose plus la
question de son origine. La question est de savoir si du laisser-aller peut
jaillir une force de discernement aussi importante que la conscience. Que
d'aucuns disent que Dieu l'a placé dans chaque homme, cela n'est encore
qu'une question de foi. Pour éviter le « non-sens »,
il faut préciser que cette voie n'est pas celle prise dans ce
travail.
Le « non-sens » peut aussi surgir des
contradictions que l'on nourrit très souvent dans les réflexions.
De quel côté du jardin faut-il chercher la pépinière
de la justice, de la mauvaise conscience, de la culpabilité, de la
faute, etc. ? On peut tenir un raisonnement, par exemple, auquel manque le
sens de l'éloignement. Ainsi on peut dire que la justice est le fruit de
la révolution. En d'autres termes, ce sont les esclaves qui l'ont mise
en place. Cela veut dire en fait que le ressentiment, la haine peuvent engendre
et la justice et la vengeance dans un même arbre. On peut aussi se dire
que Dieu l'a placé en chaque homme, alors comment expliquer que l'on ait
encore besoin de lois pour des hommes justes de nature?
Il s'agit d'une entreprise généalogique. Aller
au fond des choses, à l'origine. Beaucoup de notions, dont la justice,
le châtiment, etc., ont des buts a posteriori. Des objectifs qui ont
été adjoints après coup et avec un caractère
d'accessoires. Voilà pourquoi, il faut aller au fond des choses. Ici se
pose la question de « valeur morale ». Il s'agit d'arriver
à remettre en question tout ce qui s'est imposé comme
« valeur en soi », tout ce qui va à l'encontre de la
vie, qui conduit au néant : le nihilisme !
En effet, Une perspective nouvelle ne s'ouvre qu'à
celui qui apprend à interroger. La perspective
généalogique dans laquelle Nietzsche nous introduit est
clairement définie dans la préface de la
Généalogie de la morale : « nous avons besoin
d'une critique des valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout
d'abord être mise en question... »2(*). La nécessité qui
s'impose ici est celle de la connaissance du milieu d'origine ; la remise
en cause de ce qui, en tout temps, est tenu pour donné. La meilleure
direction est celle de l'histoire de la morale, car on ne peut partir de nulle
part, moins encore bâtir sur le vide.
Devant une pensée comme celle de Nietzsche, on se
retrouve dans l'embarras du choix. Quand bien même on aura choisi un
thème, d'autres difficultés surgiront. Comment créer un
moule, un plan, pour une pensée aussi torrentielle ; une
pensée qui fait foisonner de vie tout ce qu'elle pénètre.
En plus « Nietzsche est un de ces esprits qui se renouvellent sans
cesse. »3(*)
Lui-même ne nous facilite pas la tâche lorsqu'il dit que ses
ouvrages ne sont pas d'un abord facile. Pour ce qui est de la
Généalogie de la morale, son livre le plus cruel, un
livre sombre et fort, qui est notre ouvrage de base, il dit qu'il est un
ouvrage polémique. Notre méthode consiste à suivre pas
à pas l'auteur, plus précisément en ce qui concerne la
justice dans la Généalogie de la morale.
Ainsi, Nous espérons toucher la
« volonté fondamentale » de la connaissance qui
commande aux forces intimes de Nietzsche. De la sorte, notre propos aura
à obéir à l'exigence d'un langage plus net et se traduire
en des concepts plus précis, pour être digne d'une
réflexion philosophique. Si les idées de Nietzsche sont
« des fruits mûrs de son jardin », elles ne
conviennent plus qu'aux « esprits libres. » Et surtout il
ne veut pas que l'on se vante de les connaître. Il y a plein des choses
à déchiffrer. Nous espérons que nous avons assez compris
sur le texte « sombre » de la généalogie et
surtout, la problématique de la justice. Pour suivre Nietzsche de plus
près dans son entreprise généalogique, il nous recommande
une qualité propre à une vache, celle de
« ruminer ».
Présentation de l'auteur
Dans une société fortement
« moralisée », Nietzsche est une cause entendue et
son oeuvre étiquetée. On le sait, notre auteur est parmi les
maîtres du soupçon. Il est parmi les redoutables prophètes
de la mort de Dieu, à côté Freud et Marx. Mais beaucoup le
connaissent aussi comme « immoraliste », l'auteur du
retournement des valeurs. C'est lui qui a secoué les bases sur
lesquelles la société humaine reposait depuis des
siècles. Il est aussi à mettre en lien avec le nihilisme.
Toutefois, la prudence exige de nous garder de la
prétention de définir une personne de la carrure de Nietzsche par
un mot, si populaire soit-il. Lui-même s'estime être
incompréhensible. Il prête à confusion parce qu'il est en
perpétuelle croissance4(*). Nietzsche est, il est vrai, sans-Dieu, immoraliste,
mais il n'est pas que cela. Il est aussi autre chose. Comme tout homme, il est
une « excédentarité
inclôturable. »5(*)
Pour oser être anachronique, on dira de Nietzsche qu'il
est une « vraie star ». La mode a créé autour
de son nom un engouement quelque peu trompeur et qui risque de voiler
l'essentiel du discours de l'auteur. Un siècle après son
départ de la terre des vivants, le succès de son oeuvre n'a plus
besoin d'une défense d'un quelconque auteur. Son oeuvre se défend
bien toute seule. Mais ce succès contemporain risque d'empêcher
l'accès à ce que l'auteur a d'unique, d'irréductible. Dans
Par delà le bien et le mal, Nietzsche considère le
succès comme ce qu'il y a de plus menteur. Il nous fait remarquer que
l'oeuvre peut cacher son créateur.6(*) Il y a une autre perspective, redoutable celle
là, que fait ressortir Paul Valadier : celle où l'auteur
veut porter un masque. Cet acte fait se perdre les téméraires
dans un labyrinthe. La raison en est qu'une expérience a toujours
quelque chose d'unique, d'original, d'inassimilable à aucune formule du
milieu commun, à du déjà connu.7(*)
Nous abordons un auteur qui porte des « lunettes
noires ». Il refuse que l'on le voie dans les yeux, dans son fond. A
la suite de Valadier, nous pouvons dire que réfléchir sur
Nietzsche ne veut pas dire chercher à le regarder dans son fond, le
démasquer. Il ne s'agit pas non plus de l'identifier à ses
masques.
Car si Nietzsche joue ainsi de ce jeu des apparences et
des surfaces, c'est parce qu'il se sait à une époque
charnière et qu'il se sait lui-même engagé dans une
entreprise sans précédent- pourtant seulement exprimable avec les
mots et les conventions antérieures. Aussi pressent-il que beaucoup de
travestissements affecteront son oeuvre, en l'assimilant à du bien
connu.8(*)
Nietzsche parle d' « originalité de son
expérience ». Sa vie est une mission, même si
« l'imbécillité » et
« l'apparence » disent qu'il est un des hommes
« sans devoirs »9(*). Nietzsche ne rend pas ses lecteurs identiques
à lui. Il veut que notre expérience originale s'enrichisse d'un
plus. Ce plat est difficile à digérer et Nietzsche le sait.
« A mon lecteur : De bonnes dents, un bon estomac, c'est ce que
je te souhaite ! » 10(*)
C'est un texte rude que Nietzsche nous propose. Il apporte
une lumière dans nos débarras. Il n'est pas évident que
nous soyons disposés à l'écouter. Ce philosophe est aux
antipodes de notre manière habituelle de voir le monde. Ses canons de
lecture déforment l'image. Et si c'était l'image
déformée qui est la vraie ? Il faut de la patience, pour
arriver à critiquer les idées reçues. Il s'agit aussi de
sortir des clameurs du monde, parce que c'est une pensée qui se veut
discrète. Ce sont des fruits mûrs dont l'arbre n'a que faire de ce
que l'on en ressent11(*).
Ce travail comprend quatre
chapitres. Le premier chapitre est consacré à la clarification
conceptuelle. Il s'agira de clarifier les termes clefs de notre
réflexion. Le deuxième chapitre nous introduira au coeur de la
généalogie de la justice aristocratique chez Nietzsche. Le
troisième portera sur la généalogie du châtiment.
Enfin, dans le dernier chapitre nous relèverons quelques aspects
critiques.
CHAP. I. CLARIFICATION
CONCEPTUELLE
Nietzsche ne porte pas seulement un masque, mais il est aussi
conscient du fait que: «maintenant, dans tout effort de
connaissance, on trébuche sur des mots
pétrifiés [...]»12(*). Le langage dont le philosophe philologue est le
créateur a une double fonction. D'une part, ce langage exprime avec
précision, dans leurs nuances, des pensées neuves que l'auteur de
la Généalogie de la morale considère comme ne
pouvant pas s'exprimer, dans le langage ordinaire. De l'autre, un style
d'écriture à caractère sélectif. Il
sélectionne à volonté son lecteur, le mettant ainsi
constamment à l'épreuve. Sa technicité conceptuelle est
souvent masquée sous des termes extérieurement usuels.13(*) Voilà pourquoi son
texte déroute. Nietzsche utilise des termes de la tradition
philosophique dont il vide le sens commun. Il utilise aussi beaucoup des
néologismes, formules et périphrases. Enfin, au contact de son
texte on est frappé par d'abondants précisions,
parenthèses, guillemets et définitions des termes
utilisés. Il faut préciser avec Patrick Wotling que : «
ce travail définitionnel change lui-même de nature ; au sein
de sa pensée de l'interprétation, la définition ne peut
plus se comprendre comme expression d'essence, mais comme résultat d'une
investigation généalogique.»14(*)
Ainsi, il nous semble important, de préciser dans cette
partie, le sens des termes clefs de notre réflexion : la
généalogie, les termes proches de la sphère des classes
sociales et le concept de la justice.
I. 1.
La généalogie comme méthode
La généalogie est essentiellement
méthode. Ce terme participe au projet qui consiste à introduire
en philosophie des concepts de sens et de valeurs15(*).
« Généalogie » est le terme qui exprime le
mieux et de manière synthétique les déterminations du mode
de pensée que définit notre auteur. Elle définit un
problème authentiquement critique. Aussi s'oppose-t-elle à la
traditionnelle recherche de l'essence, l'analytique et de manière
générale, ce terme disqualifie toute idée sans
référence à une origine. Pour Nietzsche, elle est une
perspective et une exigence nouvelles. Il estime que
nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, et
la valeur de ces valeurs doit tout d'abord être mise en question - et,
pour cela, il est de toute nécessité de connaître les
conditions et les milieux qui leur ont donné naissance, au milieu
desquels elles se sont développées et déformées
[...]16(*)
Désormais la valeur des valeurs n'est plus une
donnée de fait. Il s'en suit que les valeurs n'ont ni un
caractère absolu, ni un caractère relatif ou utilitaire. Lorsque
la généalogie est appliquée à l'enquête sur
les morales, elle fait ressortir deux sphères d'origines
différentes et de valeur différente : le couple bon/mauvais,
propre aux maîtres, aux créateurs, et le couple bon/méchant
comme création des esclaves, des faibles. Ainsi, comme le commente
Deleuze :
« Généalogie veut donc dire origine ou
naissance, mais aussi différence ou distance dans l'origine,
généalogie veut dire noblesse et bassesse, noblesse et
vilénie, noblesse et décadence dans l'origine. Le noble et le
vil, le haut et le bas, tel est l'élément proprement
généalogique ou critique. Mais ainsi comprise, la critique est en
même temps le plus positif. »17(*)
On se souviendra que pour Nietzsche critiquer n'est pas
réagir, mais agir. L'activité est le propre des maîtres,
des nobles ; la vengeance, la réaction, sont le propre de la
bassesse, fruit du ressentiment.
I. 2.
Dans la sphère des classes
I. 2.
1. Maître/ esclave
L'antagonisme entre maître et esclave est constitutif de
la généalogie de la morale. Maître et
esclave appartiennent à deux sphères différentes et
surtout à des valeurs différentes. C'est dans cette perspective
qu'il faut considérer les deux groupes. En effet, dans la vision de
Nietzsche :
Les valeurs sont des interprétations, et ne sont pas
plus susceptibles d'une appréciation en termes de vérité
et de fausseté que n'importe quel genre d'interprétation. Ce qui
le caractérise n'est pas une nature spécifique, mais plutôt
une position particulière au sein d'une culture donnée -n'importe
quelle interprétation étant susceptible de passer si les
conditions de culture le permettent, au rang de valeur. 18(*)
Ainsi, notre livre de base nous place devant deux classes
sociales. D'une part, celle des maîtres (des aristocrates), qui
crée spontanément l'idée de « bon »
pour se caractériser et caractériser leurs actes. Elle
crée aussi le contre bas, « mauvais » ; un
accessoire, une nuance pour désigner l'homme du commun et son action. Le
maître est bon par lui-même. Il n'a d'ailleurs que faire du
plébéien qu'il méconnaît19(*). Le noble se
caractérise par l'action, l'audace, la jouissance. Chez lui bonheur et
action vont ensemble. Il est plein de vie. De l'autre, il y a l'esclave, le
faible, qui se caractérise avant tout par sa haine de la
différence et de la distinction. Pour les hommes du commun, le bonheur
apparaît sous forme de stupéfiant, d'assoupissement de repos, de
sabbat.20(*) C'est la
consécration d'un idéal auquel on finit par s'identifier.
L'impuissance d'agir pousse l'esclave à être louche,
déloyal, prudent21(*). Il se dit à lui-même, « nous
les faibles nous sommes décidément faibles ; et il est bon
que nous ne fassions aucune chose pour laquelle nous ne sommes pas assez
forts. »22(*) La
haine de la distance le fait agir contre le maître dont il arrache la
place de « bon » pour le reléguer à la
sphère de « méchant ». C'est là qu'a
vu le jour l'idéal qui a terrassé l'aristocratie et ses valeurs
de noblesse pour la remplacer par la bassesse et promouvoir la vilenie et
toutes ses valeurs qui empoisonnent la vie.
I. 2.
2. Vengeance et Ressentiment
Dans le cadre de l'évolution de la morale, on place le
terme « ressentiment » comme découverte de F.
Nietzsche. Dans l'acception française, Max Scheler en rapporte deux
aspects. D'un côté, l'expérience et la rumination d'une
certaine réaction affective dirigée contre un autre. Ce qui est
caractéristique du ressentiment à ce stade, c'est qu'il gagne en
profondeur de manière continuelle. Et de ce fait même, le
ressentiment abandonne le terrain de l'expérience et de
l'activité. C'est le « re-sentiment » au vrai sens
du terme. De l'autre, on trouve l'aspect de négation et
d'animosité. Ici on fait allusion au mot
allemand Groll qui renvoie à une exaspération
obscure, continue et indépendante de l'activité du moi et qui est
source de haine et pleine d'autres intentions hostiles23(*).
Pour comprendre le ressentiment, il faut se situer à
deux niveaux : la généalogie et l'opposition de deux
sphères irréductibles, des maîtres et des esclaves. Dans la
première dissertation de la Généalogie de la
morale on peut lire ses paroles révélatrices:
La révolte des esclaves dans la morale commence
lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des
valeurs : le ressentiment de ces êtres à qui la vraie
réaction, celle de l'action, est interdite et qui ne trouvent de
compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale
aristocratique naît d'une triomphale affirmation d'elle-même, la
morale des esclaves oppose, dès l'abord, un `non' à ce qui ne
fait pas partie d'elle-même, à ce qui est `différent'
d'elle, à ce qu'est son `non-moi'. 24(*)
Et c'est ce « non » qui est son acte
créateur.
Une des plus grandes ressources du ressentiment est, en effet,
le désir acharné de vengeance. Son inspiration est avant tout
extérieure à « lui-même». C'est toujours par
rapport à un autre que l'on a ce sentiment. C'est une
« re-action ». Il faut des préalables pour
déclencher le mécanisme. Une riposte spontanée n'est pas
ressentiment ; le propre du ressentiment est sa profondeur due au temps
plus long. C'est aussi et surtout à cause de l'incapacité d'agir,
au sentiment avéré d'impuissance que l'on cultive le
ressentiment. Ce sentiment est le propre du faible ; le terrain propice
à son développement est la vengeance. Elle est
généralement accompagnée de la rancune, de la
méchanceté, du mécontentement, de l'envie, de la jalousie
et de tout ce qui fait reculer la vie. La satisfaction de ce besoin advient
avec l'accomplissement de la vengeance. Ici la haine de la différence va
jusqu'au renversement des valeurs aristocratiques que l'on remplace par celles
de l'esclave.
I. 2.
3. Renversement des valeurs
Pour Nietzsche, c'est avec le ressentiment que commence le
soulèvement des esclaves25(*). Ce combat a duré deux mille ans. Nul n'ignore
le fait que tout ce qui est long est difficile à voir d'un coup
d'oeil »26(*).
Comme on peut le remarquer si clairement dans la conclusion de la
première dissertation, des choses se sont passées sur le tronc de
l'arbre de la vengeance et de la haine judaïque. En effet, le ressentiment
y est pour beaucoup. En définitive, on se trouve sur un terrain
dévasté par un combat féroce. Le grand gagnant se plait
à répéter : « je suis bon donc tu es
méchant », « tu es méchant, donc je suis bon
». Nous savons qu'au départ il y a eu un « je suis
bon » d'un homme qui considère son action comme
supérieure. Il n'attend aucune approbation extérieure pour cela.
C'est l'homme vrai qui s'affirme, sûr de lui-même. Il est
épris des valeurs de distinction et de distance à tout ce qui est
bas et vil. A ce niveau il n'y a aucune comparaison de l'horizon de celui qui
parle. « Je suis bon », ici le bon désigne le
maître.
L'affirmation, « je suis bon, tu es
méchant »27(*) s'oppose à « nous les aristocrates,
nous les bons, les beaux, les heureux. »28(*) Cette affirmation est
essentiellement réaction. Si le premier « bon »
était propre à la sphère des maîtres, sans besoin
d'un soutien extérieur, le second est une conclusion qui a besoin de
prémisses. L'auteur nous place, d'une part devant l'agressivité
des maîtres, positive et de l'autre le ressentiment des
esclaves.29(*)En d'autres
termes, l'action continuelle et sans répit, d'une part et le sabbat, le
repos (éternel) de l'autre. L'esclave crie une séparation entre
la force et ses manifestations (parce que selon son idéal, l'oiseau de
proie peut devenir agneau). C'est ici que les valeurs des maîtres sont
terrassées au profit des celles des esclaves : « voici
naître le bien et le mal ; détermination éthique,
celle du bon et du mauvais ; fait place au jugement
moral. »30(*) Ce
n'est pas en vain que Nietzsche parle de « par delà le Bien,
le Mal », et non « par delà Bon et
Mauvais. »31(*)
Bien et Mal sont des valeurs de l'inaction, ou plutôt pour utiliser un
terme fort, de la « réaction. » On n'affirme pas
mais on nie. Personne de ceux qui en sont les
bénéficières ne voudra qu'on les remette en question.
« C'est pourquoi on les dit non créées, divines,
transcendantes, supérieures à la vie. »32(*) Vous savez ce que cache cette
machination des réactionnaires. Le ressentiment a créé ces
valeurs, la haine les a constituées ; une haine qui empoisonne la
vie. Ces valeurs ne peuvent pas être séparées de la
vengeance dont elles sont la caractéristique première. Ainsi, la
religion (le christianisme en particulier) appelle les faibles, les malheureux,
« bon », « heureux les pauvres. » Le
renversement des valeurs est la victoire de la morale des faibles,
« Rome a été vaincu » par la
Judée.33(*)
I. 3.
La conception nietzschéenne de la
justice
L'essentiel du message de Nietzsche sur la justice est
à saisir dans le cadre d'une enquête sur l'histoire. La
société moderne, à laquelle appartient l'auteur,
conçoit les relations sociales en terme de contrat entre plusieurs
volontés égales. On y promeut l'idéal des valeurs
universelles qui annihilent l'identité individuelle. L'auteur de la
Généalogie de la morale lui s'oppose aux valeurs de
décadence de la vie qui oppriment l'homme. Il consacre des valeurs de
distance, de différence et de distinction.
Dans la Généalogie de la morale, on
nous met en présence d'une véritable tension, celle du
créancier et du débiteur. Une tension qui est en fait
l'expression de la relation de soi à l'autre. On se situe dans un cadre
purement économique, celui de l'échange, du trafic. Le
débiteur s'engage par une promesse d'honorer sa dette auprès du
créancier. C'est dans cette relation que pour la première fois
que l'homme s'est mesuré à l'homme. C'est l'origine des
évaluations dans les échanges. Et avec le consentement de tous on
infligeait une sanction physique au débiteur pour compenser sa dette.
Cette tyrannie servait aussi à créer une mémoire
nécessaire à la responsabilité dans la
société. « Animal estimateur de valeur par
excellence », l'homme a généralisé son
évaluation pour découvrir son canon moral de la justice :
« toute chose a son prix, tout peut être
payé. » Et si on infère de ce qui précède
que la société est un contrat, il s'en suit que ce contrat est
écrit par le sang et que le statut du créancier est bâti
sur le corps du débiteur.
Dans les relations entre créancier et débiteur,
l'évaluation dans le payement de la dette par rapport au corps n'est pas
une simple commodité. C'est un arrangement social fondamental. Ceci
présuppose la valeur de son propre corps dans la relation à
l'autre. Cette évaluation indique la place de chacun dans le monde.
Rosalyn Diprose parle de la distance en ces termes:
while Nietzsche sometimes speaks as if there is an
original difference between debtor and creditor, the self only becomes
different, a distinct entity, by distancing itself from others. This distancing
itself is a mode of production involving measurement and will to power, whereby
identity and difference are given34(*)
Dans cette perspective, la justice est constitutive de
l'identité et de la différence, sans dette. L'échange est
réciproque. Il n'y a pas de dette qui reste impayé ni de perdant.
On parle plutôt d'équivalence.
Si l'échange est réciprocité, cela
suppose qu'il y a égalité de puissance entre les deux parties en
présence dans le contrat. En d'autres termes, les deux parties doivent
être à mesure d'imposer leur propre évaluation. La
possibilité de la justice, c'est de permettre que, malgré la
différence d'individus, il n'y ait ni dette impayée ni perdant.
La justice à ce premier niveau est donc bon vouloir entre les gens de
puissance à peu près égale de s'accommoder les uns avec
les autres au moyen d'un compromis. Les moins puissants sont contraints
d'accepter ce compromis. En cas de force majeure cela doit leur être
imposé. Dans ses relations avec ses membres, la société
entretient aussi des rapports de créancier et de débiteur ;
rapports appelés à évoluer avec la conscience individuelle
(surtout pour ce qui est des lois pénales), comme nous le montrerons
dans les pages qui suivent.
La conception nietzschéenne de la justice n'est pas
utilitariste. Les anarchistes35(*) font croire qu'ils sont l'origine de la justice
sociale alors qu'on ne cesse de répéter que la réaction ne
crée rien. Ils sanctifient la vengeance sous le nom de la justice et
sont à la l'origine d'une société égalitariste.
Nietzsche est contre cette vision et, de manière spéciale, il
s'insurge contre des lois qui imposent l'égalité entre tous.
Yet what is good for one another is `a question of
who he is and who the other is' (question of identity as measurement) and, as
this question cannot be answered (identity is dissimulation) then, «what
is right for one cannot by any means be right for another (Nietzsche 1973, 132,
139). The change in the meaning of justice to equal rights for all is,
therefore, the beginning of injustice. «For, to me justice speaks thus:
`men are not equal' » (Nietzsche 1978, 101). « `Equal rights' could
all too easy change into equality of wrongdoing,» because it legislates
against anything rare, against self-overcoming, against the ability to be
different and need for independence (Nietzsche 1973, 125; 1978, 101)
«Equality» legislates against the possibility of production of
distance necessary for changing places36(*)
Conformité, assimilation, uniformisation :
voilà autant des termes qui expriment le projet des modernes. C'est
là aussi que se cache la peur de l'esclave devant l'autre (celui qui est
différent de lui) et sa permanente tentation de tout réduire
à soi. La justice est plutôt le fruit d'un sentiment positif,
ainsi que nous l'avons vu. C'est un compromis. C'est après la
formalisation que l'on peut parler de justice. Il n'y a pas de justice ni
d'injustice en soi. C'est après la formalisation de la loi que l'on peut
distinguer ce qui est permis de ce qui est prohibé. Vouloir tenir toutes
les volontés pour égales est synonyme de dissolution,
c'est-à-dire une volonté ferme de tuer la vie.
La loi doit être accompagnée par des sanctions
pour lui éviter d'être lettre morte. La
Généalogie de la morale parle abondamment du
châtiment. Mais tout ce que ce dernier réussit à faire,
c'est de créer la crainte en l'homme et non de le rendre meilleur.
Même si on peut prétendre que la contrainte de la loi n'est pas
une crainte servile, la question de savoir pourquoi on punit en
définitive reste insoluble. C'est d'ailleurs dans cette sphère
qu'il faut situer la création des dieux.
Ainsi, il n'y a donc pas de justice ni naturelle, ni d'origine
divine chez Friedrich Nietzsche. C'est le noble qui crée. C'est lui qui
informe les volontés impuissantes. Partout où la justice s'exerce
on voit qu'il y a toujours une instance plus puissante (on dira, dans le cas
d'un Etat organisé, d'une instance reconnue) capable de mettre sa main
sur des instances moins puissantes. C'est ici que s'ouvre la porte
d'entrée de l'exposé sur la justice. Il ne s'agit pas d'un
exposé systématique sur le droit. Il est question plutôt
d'une entreprise généalogique. Nous parlerons de l'origine ou des
origines.
CHAP.
II. LES ORIGINES D'UNE CIVILISATION ET LA PROBLEMATIQUE DE LA JUSTICE
ARISTOCRATIQUE
Chez Nietzsche l'homme social est le fruit d'un dressage et
d'une sélection. C'est un travail de longue haleine et cela exige la
mise en place des méthodes violentes. L'objectif est de former la
conscience, forger une mémoire qui rende l'homme capable de promettre.
Un tel résultat ne s'obtient nullement dans le laisser-aller. Le travail
de l'homme sur lui-même se doit de réprimer ses instincts les plus
actifs. Il fallut fixer dans la mémoire un ou deux « je ne
veux pas...» pour que la vie en groupe soit possible. De la sorte, l'homme
deviendra responsable envers ses semblables mais aussi envers la
communauté. On ne peut parler des valeurs ou de justice qu'à
partir du moment où la société décide ce qui est
à faire et ce qui ne l'est pas. Dans cette entreprise, la violence a une
place de choix, d'autant plus qu'il s'agit d'un dressage. Mais lorsque
surviennent les mauvais maîtres qui ignorent tout de la
responsabilité survient aussi un bouleversement aux conséquences
terribles. La justice ici est avant tout généalogie. Nous verrons
comment l'animal-homme, grâce au dressage, devient responsable devant la
communauté. Il sera aussi question de situer l'origine de la justice,
etc.
II. 1.
ELEVER A LA RESPONSABILITE
II. 1.
1. Promesse, oubli et mémoire
Selon Nietzsche, la culture signifie dressage37(*) et sélection. Elle
comporte des mouvements qui lui sont caractéristiques : la
« moralité des moeurs. » En effet, le premier
paragraphe de la deuxième dissertation de la
Généalogie de la morale, pose la question de savoir
comment faire une mémoire de volonté, c'est-à-dire une
faculté capable à la fois d'oublier positivement et de s'engager
de manière responsable38(*). Nietzsche nous présente dans ce paragraphe ce
qu'il appelle la mission « paradoxale » de la nature. Cette
analyse est une enquête sur la mémoire et l'oubli. Elle est une
question qui modifie la compréhension de la conscience et de l'homme
lui-même. Le produit fini du travail de la nature sur l'animal-homme est
la socialisation. Comme être naturel et social, l'homme est lié
aux autres par une promesse, un engagement quelconque, une
responsabilité.
L'oubli et la mémoire sont deux principes fondamentaux
de la vie de l'homme comme être social. Le premier est un principe
régulateur et le second un principe téléologique qui donne
la capacité de disposer de soi en tant qu'avenir. Ces deux principes
nous placent devant un besoin réel de la promesse. Il faut que soient
mises en place les conditions de possibilité pour que la promesse
devienne effective.
Promettre est paradoxal ; pour cause, vivre la
nouveauté de l'instant présent exige l'oubli. Et vivre exige,
toujours et déjà, une alliance avec d'autres hommes. Du coup,
survient l'exigence de la régularité, de la mémoire. En
d'autres termes, pour vivre l'homme a besoin d'oublier, pour vivre avec les
autres, il a besoin de la mémoire.
N'est-ce pas par la promesse que l'homme passe de
l'animalité à l'humanité ? L'homme qui promet dispose
du temps présent et de l'avenir. Cet engagement face à un temps
homogène39(*) lui
assure une identité propre. Par la promesse l'homme peut anticiper et
manipuler le temps en restant soi. « Car la promesse exige la
permanence de l'identité du sujet. »40(*)
Dans le texte auquel nous venons de faire allusion ci haut, on
voit se dégager clairement une relation entre l'oubli et la jouissance,
un lien étroit entre la mémoire et le caractère estimable,
appréciable. Dans ce texte que dit concrètement l'auteur sur la
question de l'oubli ?
Oubli n'est pas seulement une vis inertiae41(*), comme le croient les
esprits superficiels ; c'est plutôt un pouvoir actif, une
faculté d'enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à
quoi il faut attribuer le fait que tout ce que nous arrive dans la vie, tout ce
que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience
pendant l'état de ` digestion'(on pourrait l'appeler une absorption
psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que
nous `assimilons' notre nourriture [... ] 42(*)
Il faut ajouter à l'enrayement et à la digestion
d'autres facultés qui participent à la vie de l'homme. L'oubli
est aussi gardienne de la conscience. Il entreprend, de temps en temps, de
fermer les portes et fenêtres de la conscience. C'est une faculté
qui permet le silence, reformate la conscience pour laisser la place à
la nouveauté, au renouveau. Et comme on peut très bien le voir,
il n'y a pas de bonheur possible sans cette faculté active qu'est
l'oubli. L'homme est un animal nécessairement oublieux. On le sent
lorsqu'une personne n'arrive plus à « en finir » de
rien.43(*)
L'oubli est à l'esprit ce que la digestion est au
corps. Son rôle est sélectif : trier ce qui est bon pour
l'organisme. C'est une intégration de l'utile et rejet de ce qui ne
l'est pas. Jean Jacques Delfour estime que, comme élément de
sélection, l'oubli est aussi source de mémoire ; plus
précisément, d'une mémoire qui est inconsciente et
involontaire dans les représentations utiles à la vie. Cela n'est
possible que dans la mesure où elle libère la conscience pour du
nouveau. Par contre, la mémoire qui requiert la promesse, elle est
conservation consciente voulue de représentation extrinsèquement
utile à la vie, en tant que sociale. Ces deux mémoires n'ont donc
pas le même statut ni la même fonction, ni la même
origine.44(*)
La « santé robuste » est l'apanage
de l'homme oublieux. L'oubli est la condition de possibilité d'une
expérience authentiquement subjective. Elle est une ouverture à
l'imprévu. Cependant, l'homme s'est créé une
faculté contraire : la mémoire. Dans le cas de la promesse,
cette faculté, se comporte comme « volonté active de
garder une impression.»
Nietzsche distingue la mémoire de la pathologie. C'est
une faculté originale et non dérivée. On se rend compte du
fait que « Ce qui caractérise l'homme du ressentiment, c'est
l'envahissement de la conscience par des traces mnémiques, la
montée de la mémoire dans la conscience
elle-même. »45(*) A côté de cette mémoire, il y a
une autre que la conscience se construit à sa taille. Une
« mémoire agie » presque active qui ne repose pas
sur des traces. Cette deuxième mémoire se fonde sur la parole et
c'est elle qui se manifeste comme faculté de promettre.
Cette mémoire n'est pas une faculté de
conservation comme c'est le cas de l'homme du ressentiment. Chez ce dernier,
les forces réactives l'ont emporté sur les forces actives. C'est
une digestion qui n'en finit pas. Un homme en proie aux continuelles
souffrances cruelles. Deleuze fait correspondre la faculté de l'oubli au
maître et la mémoire haineuse à l'esclave.
La mémoire dont parle Nietzsche est la pure et simple
répétition sans cesse réitérée de l'acte de
vouloir, du moins de la partie du vouloir qui précède le passage
à la réalisation de l'oubli comme condition de possibilité
de la répétition de l'acte de vouloir et de toute autre
répétition. D'une certaine manière, L'objet de la promesse
est oublié au sens où il n'est pas dans le champ immédiat
de la conscience mais remis à la volonté. C'est un oubli
différent de la première.
Tout cela signifie que l'homme a dû apprendre à
sélectionner le réel pour disposer de soi comme avenir, pour
séparer le nécessaire de l'accidentel, pour aller au fond des
choses pour prévoir, anticiper, calculer. Il faut distinguer le but du
moyen. Ainsi l'homme est devenu appréciable, régulier,
nécessaire. L'homme est constamment en face de deux modes : celui
propre au présent qui est l'accueil de la nouveauté. C'est un
mode qui valorise l'instant présent comme porteur de possibilité
nouvelle, comme créateur. Quant à celui de la mémoire, un
instant est semblable à mille autres instants ; il n'y a ni
singularité ni valeur propre. C'est vraiment une disparition du bonheur
conçu comme liberté de laisser être les choses, de
l'espérance et de la sérénité. N'est-ce pas
à ce prix que l'on devient soi et que la vie à côté
des autres est possible ? Ce travail de la nature sur l'homme est rude. Il
dure longtemps avant de porter son fruit mûr, à savoir l'homme
capable de promettre en souverain.
II. 1.
2. L'individu souverain
La culture signifie dressage et sélection. En outre,
« la moralité des moeurs » va toujours de pair avec
sa machine à dresser, des carcans, des tortures, tous les moyens atroces
pour rendre l'homme déterminé, appréciable,
régulier, semblable parmi les semblables. C'est ici que le prodigieux
processus doit aboutir.
Dans le dressage, on distingue, d'une part la pression d'un
Etat, d'un groupe, etc., sur l'individu qu'il s'agit d'assimiler ; de
l'autre, l'activité de l'espèce humaine en tant qu'elle s'exerce
sur l'individu comme tel. Il y a donc ce à quoi obéit un peuple,
une race (souvent quelque chose d'arbitraire) et du fait d'obéir
à quelque chose (peu importe quoi) apparaît un principe qui
dépasse les peuples, les races, les classes ; obéir à
la loi parce que c'est la loi. En d'autres termes, « toute loi
historique est arbitraire, mais ce qui n'est pas arbitraire, ce qui est
historique et générique, c'est la loi d'obéir à des
lois. »46(*) La
forme de la loi signifie qu'une certaine activité se fait sur l'homme
dans le but de le dresser.
Dans la culture se trouve concrétisé le
prodigieux travail de la « moralité des moeurs» :
Le véritable travail de l'homme sur lui
même pendant la plus longue période de l'espèce humaine,
tout son travail préhistorique, prend sa signification et
reçoit sa grande justification, quel que soit d'ailleurs le degré
de cruauté, de tyrannie, de stupidité et d'idiotie qui lui est
propre : ce n'est que par la moralité des moeurs et par la camisole
force sociale que l'homme est devenu réellement
appréciable.47(*)
Ce n'est qu'au bout de cet énorme processus que nous
pouvons contempler le fruit mûr. Ce pourquoi la société et
la moralité des moeurs ne sont que des moyens : L'enjeu, c'est
l'individu semblable à lui-même, « l'individu
souverain ». Il est à la fois
« autonome »et « supermoral ». Un tel homme
qui a le sentiment d'être arrivé à un degré
élevé de la perfection humaine. Il est
« frère » de ce qu'il est devenu, maître du
libre arbitre. Ainsi affranchi, il peut promettre en souverain.
Dans ce sens, la justice s'exerce comme une activité
formatrice, le contraire du ressentiment et de la mauvaise conscience.
« De même que la culture est l'élément
préhistorique de l'homme, le produit de la culture est
l'élément post historique de l'homme. »48(*) La
« responsabilité-dette » n'est qu'un moyen du
dressage. La responsabilité, la justice ne sont pas des fins en soi.
Le produit de la culture n'est pas l'homme qui obéit
à la loi, mais l'individu souverain et législateur qui se
définit par la puissance sur soi-même, sur le destin, sur la
loi ; le libre, le léger, l'irresponsable. Chez Nietzsche la notion
de responsabilité, même sous sa forme supérieure, a la
valeur limitée de ses forces réactives devant la justice, il en
est le maître, le souverain, le législateur, l'auteur et l'acteur.
C'est lui qui parle, il n'a plus à répondre. 49(*)
Dans la même optique, on voit comment Nietzsche
libère l'homme progressivement des moyens pour atteindre l'individu qui
est la fin de toute chose. C'est le mouvement général de la
culture qui fait disparaître le moyen dans le produit. Ainsi nous aurons
la responsabilité comme responsabilité devant la loi, la loi
comme loi de la justice, la justice comme moyen de la culture. Tout cela
disparaît devant le produit de la culture elle-même. La
moralité des moeurs produit l'homme qui en est affranchi, l'esprit des
lois affranchit l'homme de la loi.
Dans ce prodigieux travail, tout le générique
tombe, il est supprimé pour laisser l'individu, son but final. C'est
exactement comme une fusée qui doit perdre progressivement les parties
ayant déjà joué leur rôle pour n'arriver à
destination qu'avec l'essentiel.
II. 1.
3. La conscience et la mnémotechnique
Nous avons parlé du travail de l'homme sur
lui-même et de sa finalité, suivi du produit obtenu. A
présent il est question d'exposer les détails des conditions de
ce processus : la mnémotechnique, c'est-à-dire l'ensemble
des moyens utilisés pour faire acquérir à
« l'animal-homme » la mémoire de ses engagements.
Comment à l'animal-homme faire une
mémoire ? , voilà la question fondamentale qui se pose.
Pour arriver à cette fin combien de supplice a dû être
nécessaire. D'hectolitre de sang ont coulé pour dresser les
forces réactives, pour les contraindre à « être
agie ». Le procédé est simple : « On
applique une chose avec le fer pour qu'elle reste dans la
mémoire. »50(*)
Quand l'homme jugeait nécessaire de se faire une
mémoire, cela ne se passait pas sans cruauté. L'histoire de
l'humanité nous révèle des faits à ce sujet ;
des épouvantables holocaustes et des engagements les plus hideux. Il y a
aussi des mutilations, des rites cruels, etc. Et pour
cause : « Tout cela a pour origine dans cet instinct qui a
su deviner dans la douleur l'adjuvant de la
mnémotechnique. »51(*)Il s'agit de rendre hypnotique le système
nerveux et intellectuel à l'aide d'une seule ou de quelques idées
« fixes », inoubliables. Par conséquent, il s'agit
de mettre un terme à la concurrence des autres idées.
Plus l'humanité a eu mauvaise mémoire, plus
l'aspect de ses coutumes a été épouvantable ; en
particulier la dureté des lois pénales permet d'évaluer
les difficultés qu'elle a éprouvées pour se rendre
maîtresse de l'oubli et maintenir présentes à la
mémoire de ces esclaves du moment, soumis aux passions et aux
désirs, quelques exigences primitives de la vie sociale.52(*)
La culture a fait de la douleur un moyen d'échange.
C'est l'équivalent du dommage causé, de la promesse non tenue. La
culture, comme dressage et sélection, s'appelle la justice et le moyen
lui-même « châtiment ». Dans ce rapport
créancier/débiteur, la justice rend l'homme responsable de la
dette. Ce rapport est une expression de l'activité de la culture dans le
dressage ou la formation53(*).
L'homme qui doit tenir sa promesse est le fruit du dressage de
la culture avec des moyens bien sélectionnés, tels le
châtiment, pour lui fixer une mémoire. C'est seulement plus tard,
au bout du processus, que le produit tant attendu se présentifie enfin
en maturité : un homme libre et puissant, un homme qui peut
promettre, l'individu souverain. Les sociétés primitives
entretiennent des rapports contractuels dans ses membres, c'est-à-dire,
à ce niveau de la réflexion, nous sommes encore en plein
processus. Le fruit mûr, l'individu souverain est encore
âpre ; d'où la nécessité de la rudesse, de la
cruauté nécessaire à son avènement.
II. 2.
VERS L'IRRESPONSABILITE
II. 2.
1. La conscience de la faute
Tout ce qui relève de la justice (droit, loi,
châtiment, etc.) s'origine dans l'idée de dette. En d'autres
termes, leur vraie origine se trouve dans les rapports sociaux de type
contractuel (créancier/débiteur).
On croit si facilement que la justice est née avec
l'idée que « le criminel mérite le châtiment
parce qu'il aurait pu agir autrement.»54(*) La vérité est plutôt ailleurs.
Cette idée est le fruit de l'induction humaine. Le terrain d'origine de
la justice et de toute sa suite n'est pas celui du ressentiment, ni celui de la
mauvaise conscience, ainsi que nous l'avons déjà dit. La
sphère du droit n'est pas une invention des faibles ou de la vilenie.
C'est la force d'airain du maître qui en est le créateur. C'est
elle qui est capable de vouloir la loi du contrat et d'obliger au respect des
engagements. Il n'y a qu'elle seule qui soit capable d'imposer
« le respect des textes et de la parole
donnée ».
Nietzsche prend pour modèle une société
primitive qui met en place un ensemble d'obligations tyranniques, lesté
de cruauté. Dans cette société tout dommage trouve un
équivalent. Il est susceptible d'être compensé.
L'équivalence peut être dans la douleur de l'auteur du dommage,
c'est-à-dire dommage et douleur sont équivalents. Cette
idée d'équivalence provient des rapports entre créancier
et débiteur. C'est là qu'apparaissent, pour la première
fois, « des sujets de droit. » Ces rapports ramènent
aux formes primitives de vente et d'achat. La vie sociale ; elle est
vécue comme essentiellement commerce entre les membres et aussi entre
les membres et la société. Pourtant ces exigences ne sont pas une
volonté morbide de vouloir faire souffrir. Cette rudesse au quotidien ne
laisse aucune place à la complaisance et à la recherche de la
souffrance pour elle-même.
L'homme promet et c'est à partir de cette promesse
qu'il s'agit de faire mémoire de celui qui promet. C'est à partir
de la promesse que la cruauté et la violence vont trouver libre cour et
être légitimées. Aucun groupe humain ne peut se structurer
sans un engagement réciproque des membres entre eux et dans la
défense du groupe. Dans le contrat se trouve légitimée la
cruauté. Dans certains cas, le créancier pouvait être
compensé en ayant le privilège d'exercer sa tyrannie sur celui
qui est réduit à l'impuissance. C'est une joie de faire souffrir.
Et dans le cas où ce pouvoir est délégué à
l'autorité publique, la jouissance vient du fait de voir maltraiter et
mépriser cet être. « La compensation consiste donc en
une assignation et droit de cruauté. »55(*)
Le monde des concepts moraux, tels que :
« fautes », « consciences »,
« devoir » s'origine donc dans la sphère du droit
d'obligation. Ces concepts n'ont pas suivis un autre chemin que celui de la
cruauté comme il en est de tout ce qui est grand sur la terre. Faut-il
ajouter cette vérité difficile à accepter, selon
Nietzsche, que le monde n'a jamais perdu un seul iota de son goût du
sang ; pas même le vénérable impératif
catégorique de Kant. L'avènement de la conscience est donc au
prix de la discipline. Elle est une faculté tributaire des seuls
maîtres, nobles. C'est là l'origine de la conscience, mais dont
doit s'affranchir l'individu souverain. Malgré la discipline les
époques primitives ne sont pas capables d'un tel résultat.
II. 2.
2. Droit d'obligation
La cruauté est aussi le lieu où l'étrange
enchaînement entre faute et souffrance a commencé par se former.
Pour comprendre comment faire souffrir constitue une compensation, il faut se
référer au contexte de la société
primitive :
Faire souffrir causait un plaisir infini, en compensation du
dommage et de l'ennui du dommage, cela procurait aux parties
lésées une contre jouissance extraordinaire : faire
souffrir !- Une véritable fête ! D'autant plus
goûtée, je le répète, que le rang et la position
sociale du créancier étaient en contraste plus frappant avec la
position du débiteur.56(*)
Il y a donc d'une part la contrainte redoutable de la
« moralité des moeurs » et de l'autre l'homme encore
en cheminement. Le processus n'est pas encore arrivé à son terme,
bien que par le contrat émerge déjà la conscience de
l'animal-homme. La question de la vengeance n'apporte aucune réponse
à la question posée : « comment faire souffrir
peut-elle être une compensation pur des
dettes ? »57(*). La violence et la barbarie sont présentes
dans l'avènement de la conscience. La thèse contraire est fausse.
Selon elle, la conscience peut surgir de la complaisance, du laisser-aller, en
d'autres termes la conscience surgirait sans la rigueur contraignante de la
société.
Revenons sur la cruauté. Nietzsche est conscient de ce
fait et nous prévient contre tout esprit pessimiste de la vie. Sa
réflexion sur la cruauté n'a pas cette finalité. Car il y
a une glaciale négation et un dégoût de la vie qui n'est
pas caractéristique des époques les plus méchantes du
genre humain. Ce dégoût survient avec le maladif aveulissement et
le moralisme. Ce sont eux qui ont appris à l'homme à rougir de
ses instincts : « En passe de devenir un ange, [...] l'homme
s'est attiré cet estomac gâté et cette langue
chargée qui non seulement lui ont inspiré le dégoût
pour la joie et l'innocence animal, mais lui ont rendu la vie même
insipide. »58(*)
Désormais, l'homme se bouche le nez devant sa nature.
On a l'impression que de nos jours la souffrance est devenue
le premier argument contre l'existence ; comme une vraie fatalité.
Là-dessus, les sociétés primitives ont certainement une
bonne leçon à nous donner. Aujourd'hui encore la cruauté
est loin de disparaître de la vie de l'homme. Elle a seulement pris
d'autres formes. On parle de : « compensation
tragique », « les nostalgies de la croix » :
qu'il y a-t-il au fond de ces bonnes choses ?59(*)Et on pense que la douleur doit
disparaître parce qu'elle révolte la « conscience de
l'humanité».
Ce qui révolte dans la douleur ce n'est pas son
existence, mais son non sens. D'ailleurs pour le chrétien et les hommes
des époques passées la question ne se pose pas. Les hommes des
époques passées, pour annuler la douleur de bonne foi, furent
obligés d'inventer des dieux et des créatures
intermédiaires dans les cieux et dans l'abîme. Quelque chose qui
ne manque pas de spectacle douloureux quel que soit le lieu où il se
tient. Cette invention a permis à la vie de croître et l'homme a,
par ce fait même, trouvé le moyen de justifier son mal. Comment se
permettre de condamner ce que les dieux trouvent comme un spectacle
magnifique ? La logique ancienne, surtout grecque, est une logique des
dieux tenus pour amateurs des spectacles cruels. C'est le moyen pour l'homme
de se libérer d'un surplus de poids.
Plus tard, les philosophes grecs ont créé
l' « `hercule du devoir'».60(*) Pour eux, les dieux
étaient fixés sur les luttes morales, l'héroïsme,
l'ascétisme vertueux. Alors que pour ce peuple de comédien la
vertu sans témoin était inimaginable. C'est donc par l'invention
néfaste et téméraire de ces philosophes que le monde va
connaître pour la première fois « le libre
arbitre », cette spontanéité au bien et au mal.
N'est-ce un besoin de se créer une espèce de droit d'imaginer
où se porte l'intérêt des Dieux sur les hommes qu'est
né le libre arbitre ?
Les dieux diraient, on s'imagine à notre tour, maudit
soit l'homme qui a imaginé un monde si déterminé où
le spectacle se répète sans se renouveler. Un spectacle qui
dégoûte avec un surcroît d'ennui. Les philosophes et amis de
dieux ont donc tout intérêt à ne pas les ennuyer avec un
pareil spectacle. La question : que deviennent les dieux dans un monde
fait pour les yeux ?
II. 3.
LE SENTIMENT DU DEVOIR
II. 3.
1. L'échange
L'homme vit dans une société instable. Nous
sommes avec Nietzsche dans une enquête généalogique.
L'instabilité dans la société est tributaire des rapports
contractuels qui sont caractéristiques de la subjectivité
humaine. C'est aussi dans cette sphère qu'il faut chercher et trouver
l'origine du sentiment de devoir. Nul part ailleurs que dans ce type de rapport
que l'homme s'est mesuré à l'homme, pour la première fois
de son histoire.
Les relations de cette nature se retrouvent dans toutes les
civilisations, même les plus rudimentaires. L'homme a appris, par la
notion de responsabilité-dette, à estimer les valeurs, à
fixer des prix. Pour effectuer le troc, il avait besoin d'imaginer les
équivalents ; une troisième valeur égale aux deux
premiers. C'était la manière de procéder dans la
société primitive. L'homme se sent, ainsi, supérieur aux
animaux. Il se désigne comme l'être qui estime les
valeurs.61(*) Il est
l'animal estimateur des valeurs par excellence.
Achat et vente avec leur implication psychologiques sont
antérieures même aux origines de n'importe quelle organisation
sociale. De la forme la plus rudimentaire du droit personnelle, le sentiment
naissant de l'échange s'est après coup répandu sur les
« complexions sociales » les plus primitives et les plus
grossières, en même temps que l'habitude de mesurer et de
calculer ; comparer une puissance par rapport à une autre. L'oeil
s'est accommodé de la pratique, ensuite la grande
généralisation : « Toute chose a son prix, tout
peut être payé.»62(*) Ce fut là le canon de la justice. C'est le
commencement de la bonté, de l'équité, de
l'objectivité sur la terre. Il faut préciser qu'à ce
stade, la justice est le bon vouloir des personnes à puissance
égale. Ce sont eux qui s'entendent au moyen d'un compromis. Les faibles
n'ont rien d'autre à faire que d'accepter entre eux ce compromis.
Pour Nietzsche, la généalogie de la justice et
du châtiment révèle la manière dont les uns et les
autres sont engagés dans la constitution d'une société
dans le monde. Les relations aussi bien entre membres d'une
société et celles entre la société et ses membres
sont vues sous l'angle du rapport de l'échange.
II. 3.
2. Les relations sociales
Les rapports de la communauté et des membres sont aussi
d'ordre contractuel. En tant que membres de la société on jouit
des avantages. Chez Nietzsche on note à ce stade une évolution au
niveau de la responsabilité. Les rapports entre la société
et ses membres sont organisés, légiférés.
Voilà pourquoi les membres d'un groupe, d'une société,
jouissent des avantages : protection des biens et des personnes
(même si à ce stade on n'est pas encore arrivé à
cette subtilité dans le langage). On note quand même une
protection contre certains dommages, la paix et la confiance dont on jouit de
la part des membres et de la communauté entière. C'est donc par
un engagement envers la société, que la société en
retour vous assure protection contre des déprédations et des
violences.
Cependant, s'il arrive qu'un membre se révèle
irresponsable, incapable de tenir sa promesse, il en subira les
conséquences devant la communauté. Frustrée par
l'incapacité d'un membre à tenir ses engagements, la
communauté, se fera payer le mieux possible. Il est important de noter
que le problème n'est pas le dommage immédiat. Le coupable est,
en outre, un fauteur de rupture, un violeur de traités. Il a
manqué à sa parole envers la communauté qui lui assurait
la protection. Ce débiteur, non seulement ne rembourse pas sa dette mais
s'attaque au créancier. En conséquence, selon toute justice, la
communauté va mettre fin à tous les avantages dont le
contrevenant du traité était le bénéficiaire. Le
châtiment qui s'en suivra n'est pas très différent du
comportement que l'on adopte devant un ennemi détecté,
désarmé, abattu, qui a perdu tout droit à la protection et
même on interdit la pitié à son
égard. « C'est donc là le droit de guerre et le
triomphe du voe victis ; dans toute son inexorable
cruauté. - C'est ce qui explique pourquoi la guerre même (y
compris le sacrifice des guerriers) a revêtu toutes les formes sous
lesquelles le châtiment apparaît dans
l'histoire. »63(*) Qu'en est-il de l'origine de cette justice qui
régule les relations dans la société entre les
différents membres ?
II. 4.
ORIGINE DE LA JUSTICE
II. 4.
1. Genèse
Tout porte à croire que la justice est le fruit de la
révolution, de la révolte des opprimés contre leurs
bourreaux. En langage de la Généalogie de la morale, on
dirait que la justice a surgi pour la première fois sur le terrain du
ressentiment. Rien de tel en réalité. Je le répète,
on reconnaît l'arbre à ses fruits. Si on ne cueille pas des figues
dans les ronces comment voulez-vous trouver une « vertu »
noble de par sa création sur le terrain de la haine. « Il n'y
a pas lieu de s'en étonner : tout ce qui est long est difficile
à voir, à embrasser d'un coup d'oeil. »64(*)
Les anarchistes65(*), ceux qui, selon Nietzsche, disent que c'est par
l'excitation de convoitise que l'on arrive à l'Etat parfait66(*), l'Etat de bonheur pour tous,
sont plus dangereux qu'on ne le croie. A les regarder, ils sont un jardin
où pousse et s'épanouit le ressentiment, cet arbre terrible de la
flore humaine. Or, de par sa nature, le ressentiment n'est pas un sentiment
créateur. Mais pour arriver à son but tous les moyens sont
bons : par exemple, on peut sanctifier la vengeance sous le nom de la
justice. Une telle conception serait le couronnement même des sentiments
réactifs.
Pourtant, tous les sentiments ne sont pas réactifs. Les
sentiments actifs et créateurs existent. Voilà pourquoi la
justice ne peut pas être condamnée à naître sur le
terrain du ressentiment, du sentiment réactif. D'ailleurs, à en
croire l'auteur de la Généalogie de la morale, tout
porte à croire que le dernier domaine occupé par la justice est
celui du ressentiment.
La justice implique toujours des conditions positives.
Lorsqu'un homme reste juste envers celui qui l'a lésé, quelque
soient les insultes, il reste juste et conserve ses esprits et son
objectivité. Car c'est «la perfection incarnée comme la
plus haute maîtrise humaine. » Une telle perfection est chose
rare et il ne faut pas trop souvent y croire si facilement. Nietzsche poursuit
en disant « en thèse générale, il est certain
que, même chez les personnes les plus intègres, il suffira d'une
petite dose de perfidie, de méchanceté et d'insinuation pour
faire monter le sang dans la tête et en chasser
l'équité. »67(*)
Le besoin de l'action du droit s'est fait sentir dans la
sphère de l'homme fort.
Je dirai qu'au point de vue historique le droit sur terre est
précisément l'emblème de la lutte contre les sentiments
réactifs, de la guerre que livrent à ces sentiments des
puissances actives et agressives qui consacrent une partie de leurs forces
à arrêter ou à entraver le débordement de la passion
réactive et à la réduire à un
accommodement. 68(*)
Pour contrecarrer la thèse de l'homme du ressentiment,
il suffit de se rendre compte d'un fait : partout où la justice
s'exerce et où il maintient son pouvoir, il y a toujours deux puissances
en présence. Une puissance forte en face d'une autre qui est faible et
soumise. Pour cela, cette puissance prend des mesures conséquentes. Il
s'agit de mettre un terme à la fureur du ressentiment. Le mettre hors
d'état de nuire soit en l'arrachant des mains de la vengeance, soit en
arrachant l'objet du ressentiment ou carrément faire la guerre à
tous les ennemis de la paix et de l'ordre. Quelquefois, il faut inventer des
compromis à proposer ou à imposer ou enfin donner force de loi
à certains équivalents des préjudices pour arriver ainsi
à chasser le ressentiment.
C'est ici qu'intervient la loi dans sa formalisation. Dire en
lettre claire ce qui est permis parce que juste et, ce qui est prohibé,
parce qu'injuste. Désormais les actes arbitraires et les violations (des
individus et des groupes) sont considérés comme violation de la
loi, comme refus d'obtempérer au pouvoir suprême. Par ce fait
même le pouvoir amène l'oeil à s'exercer une
appréciation « impersonnelle » du fait
incriminé, c'est-à-dire le pouvoir détourne l'attention du
subordonné des dommages (produits immédiats de ces violations).
Il ne s'agit plus question d'épouser uniquement le point de vue de celui
qui est lésé et son intérêt.
En conséquence, on ne peut parler de la justice ou de
l'injustice en soi. Car c'est seulement avec l'institution de la loi qu'il est
question de justice ou d'injustice. « La vie procède
essentiellement, c'est-à-dire dans ses fonctions
élémentaires, par infraction, violation, dépouillement,
destruction et qu'on ne saurait l'imaginer autrement. »69(*) Dans la suite du programme de
Nietzsche qui est un produit post historique, les conditions de vie par
lesquelles s'exerce la protection légale sont exceptionnelles en tant
que restriction partielle de la volonté de la vie. Cette dernière
tend à la domination. Ces conditions sont des entités qui
participent à un ensemble plus large : une domination plus
grande.
Si une organisation juridique, souveraine et
générale, devient une arme contre toute lutte
générale, en termes clairs vouloir tenir toutes volontés
pour égales, constitue un principe ennemi de la vie, un agent de
dissolution, un attentat à l'avenir de l'homme.
L'organisation juridique doit être une arme dans la lutte des complexions
des puissances, semer la vie à tout vent. On comprend que, si
l'égalité était le principe constituant du droit, tel que
le prétend Dühring, il n'y aurait pas de droit. Le droit existe
pour limiter l'inégalité foncière et non pour revendiquer
une égalité abstraite qu'exige le ressentiment70(*).
Très souvent on croit facilement que la violence est le
propre des époques primitives l'humanité de l'homme. Dans cette
optique, elle doit être abandonnée une fois en maturité. On
oublie qu'elle est plutôt « l'autrement de la vie ».
La violence est à la vie ce que l'exercice de la force est à
l'artiste de qui on attend une oeuvre d'art. C'est là que Nietzsche
critique l'hypocrisie moderne obsédant à la
« dignité de l'homme » ou à la
« dignité du travail. » Ce ne sont là que
des « idées reçues », des valeurs qui lui
sont attribuées par les religions et philosophies en vogue.
D'ailleurs pour Nietzsche, Comme tout élément de
la culture, la justice évolue avec la culture. Elle n'est pas quelque
chose de définitif, de figée. Elle reste dynamique en
étroite corrélation avec la société.
II. 4.
2. La grâce comme autodestruction de la justice
Une société ne reste pas statique. Elle est
toujours en mouvement, elle peut passer par l'instabilité. Il y a
toujours cette possibilité de déménager et de changer de
place sans nuire à l'essence de la vie sociale. En
référence à la question qui nous occupe ici, on est en
droit de se demander si la justice lorsqu'elle s'autodétruit ne se
dénature-t-elle pas ? On peut répondre par oui et non. Dans
la mesure où l'on considère la justice comme une fin en soi, il y
a effectivement perte d'efficacité. Mais dans la logique de Nietzsche
cette destruction est plutôt nécessaire. C'est même la
condition de possibilité pour arriver au fruit mûr dont nous avons
tant parlé. Mais qu'est-ce qui arrive en fait ?
Cette société est en évolution, en
mouvement, il arrive que sa puissance croisse. Mais plus la puissance d'une
communauté augmente, moins elle accorde de l'importance aux manquements
de ses membres. On ne se donne plus libre cour sur le malfaiteur. Il n'est plus
mis hors de la société, « privé de paix.»
Par contre, c'est la société qui va à son secours pour le
protéger contre la fureur de celui qui est la victime du dommage
immédiat. La société devient le refuge par excellence des
malfaiteurs.
Dans ce cas, il y a un compromis entre la communauté et
ceux qui ont souffert du méfait immédiat. On cherche à
localiser le cas, le circonscrire pour éviter que ce trouble ne se
généralise et prenne des dimensions exorbitantes. On note aussi
une volonté arrêtée de considérer toute infraction
comme pouvant être expiée. Grossomodo, il est possible d'isoler le
délinquant de son délit. Ce sont là les
caractéristiques du droit pénal dans la phase de son
développement. D'autre part, plus la puissance et la conscience
individuelle s'accroissent dans une société, plus le droit
pénal est appelé à s'adoucir. Mais une fois qu'un
affaiblissement se manifeste, aussitôt les formes les plus rigoureuses de
la pénalité reparaissent.
Si l'on considère que le créancier s'est
toujours humanisé dans la même proportion qu'il s'est enrichi, en
fin de compte on mesure sa richesse à la capacité de
résister au préjudice subi sans en souffrir. Il n'est pas
impossible de concevoir selon cette logique, une société qui a
conscience de sa puissance à tel point qu'il laisse impunis ceux qui
l'on lésé.
La justice qui, dans ses débuts, affirmait que
« tout peut être payé, tout doit être
payé »71(*), finit par fermer les yeux et laisser courir les
insolvables. Et elle finit par se détruire elle-même. Cette
autodestruction de la justice s'appelle la
« grâce » ; c'est le privilège des
puissants, en d'autres termes on parlera de
« l'au-delà » même de la justice. Rappelons
que dans la logique de Nietzsche le générique doit être
supprimé pour que le produit final advienne. La destruction de la
justice ainsi présentée est plutôt une étape vers
l'avènement de l'individu souverain, c'est-à-dire celui qui n'a
pas à répondre devant un tribunal. C'est la raison pour laquelle
il y a deux mouvements : lorsque la conscience est assez affermie la
justice se défait progressivement et si en revanche un certain
affaiblissement se manifeste, la cruauté redevient virulente pour
dresser et peut être même re-dresser la conscience tordue et
émousser par l'histoire. Est-ce dans cette logique qu'il faudrait
comprendre le châtiment que l'on considère
généralement comme condition sine qua non à la
justice ?
CHAP.
III. L'ORIGINE ET LE BUT DU CHATIMENT
La soumission au droit a
été source de révolte chez les nobles qui devaient mettre
fin à leur vendetta pour se soumettre au pouvoir du droit. Et
le prix payé c'était des martyrs, des supplices corporels et
intellectuels. En d'autres termes, que tout ce sur quoi l'humanité fixe
sa fierté a été chèrement acheté. C'est pour
dire, rien ne se fait en terme de morale, valeur, droit sans que l'homme fort
ait mis des faibles sous son emprise et leur ait donné une forme de la
même manière que l'artiste pour une oeuvre d'art. Mais lorsque
surviennent de mauvais maîtres qui usent de la violence en dehors de
l'entreprise du dressage, qui ignorent le sens du contrat, ils tyrannisent
d'une violence aux conséquences inéluctables. C'est dans cette
sphère qu'il faut chercher la naissance de la mauvaise conscience et
l'instauration du châtiment comme vengeance.
III. 1. L'utilité et la
finalité
Sur la question de l'origine et du but du châtiment
très souvent on confond deux choses qui doivent être distinctes.
La cause originelle d'une chose et son emploi effectif sont deux points
séparés dans toutes leurs dimensions.
L'existence d'une chose produite d'une manière
quelconque est toujours emportée par une puissance qui lui est
supérieure vers de nouveaux emplois. C'est une transformation, un
accommodement. Ce qui veut dire que le sens et le but traditionnels
disparaîtront. Et un sens et un but nouveaux verront le jour. Mais
cherchons-nous si profondément pour pénétrer de
l'intérieure une telle vérité ?
Lorsque l'on a compris dans les moindres détails
l'utilité d'une chose, d'une institution juridique, etc., il ne s'en
suit pas que l'on soit à mesure de dire quelque chose sur son origine.
Comprendre l'utilité n'infère pas la compréhension de
l'origine. Malheureusement « on a toujours cru trouver dans les
causes finales, dans l'utilité d'une chose, d'une forme, d'une
institution, leur raison d'être propre ; ainsi, l'oeil serait fait
pour voir, la main pour saisir. »72(*)
De la même façon, on a considéré
depuis que le châtiment était une invention faite en vue du de la
punition. Alors que, comme nous venons de le dire : but et utilité
sont l'indice qu'une volonté de puissance a maîtrisé
quelque chose de moins puissante qu'elle et lui a donné un sens, une
fonction. Et à remonter l'histoire d'une « chose »,
d'un usage, on peut découvrir une chaîne ininterrompue
d'interprétations et d'applications toujours nouvelles, et dont les
causes n'ont peut être pas besoins d'être liées entre elle.
Des causes qui se succèdent et se remplacent au gré du hasard.
« L'`évolution' d'une chose, d'un usage d'un
organe n'est donc rien moins qu'une progression vers un but, et moins encore
une progression logique et directe atteinte avec un minimum de forces et de
dépenses, - mais bien une succession constante de
phénomènes d'assujettissement plus ou moins violents, plus ou
moins indépendants les uns des autres, sans oublier résistances
qui s'élèvent sans cesse, les tentatives de métamorphoses
qui s'opèrent pour concourir à la défense et à la
réalisation, enfin les résultats heureux des actions en sens
contraire. Si la forme est fluide le `sens' l'est encore
davantage. »73(*)
Pour ce qui est d'un organisme, les choses ne sont pas si
différentes ; le sens de chaque organe se déplace,
c'est-à-dire que ce soit dans le cas d'une inutilisation partielle, ou
dans celui du dépérissement et de la
dégénérescence, la perte du sens et de la finalité,
disons en un mot, la mort, tout cela appartient aux conditions d'une
véritable progression. C'est une marche, une véritable
orientation vers la puissance plus considérable et son accomplissement
nécessite de nombreuses puissances inférieures.74(*)
Un « progrès » vaut les sacrifices
consentis à cet effet. Pour ce qui est de l'humanité, la masse
doit être sacrifiée pour que prospère une seule
espèce : celle d'hommes plus forts. La volonté de puissance
préside dans tous les cas, quelle que soit l'aversion des hommes de
mauvais goût, les modernes. Elle est active et formatrice. Elle est
l'essence même de la vie.
III. 2
L'usage et la fluidité
Pour ce qui est du châtiment, il faut distinguer deux
aspects : d'un coté l'usage, c'est-à-dire la suite des
procédures strictement déterminées. Et de l'autre la
fluidité, le sens ou ce qui participe à la mise en oeuvre de ces
procédures. La procédure est plus ancienne que son usage dans le
châtiment qui n'a été introduit que par
interprétation. Le contraire est le propre des naïfs (les
généalogistes de la morale et du droit).
Pour ce qui est du sens, l'élément mobile, dans
un état de civilisation avancé, le sens fait place à une
synthèse de « sens.» Tout son passé se cristallise
en un point et le rend difficile à analyser, à définir.
Il faut admettre qu'il n'est pas facile de dire pourquoi on
punit en somme. Dans un état rudimentaire, la question de la
synthèse et plus soluble. Un élément peut l'emporter
à un certain moment sur les autres. Le sens du châtiment est
incertain, surajouté, accidentel. On peut le définir avec un de
ses multiples sens qu'en donne Nietzsche au treizième paragraphe de la
deuxième dissertation de la Généalogie de la
morale: « moyen de créer une mémoire, soit chez
celui qui subit le châtiment,- c'est ce qu'on appelle la `correction',
soit chez les témoins de l'exécution. »75(*)
L'auteur a répertorié plus d'une dizaine de
définitions pour montrer le caractère incertain du sens du terme
« châtiment.» La définition moderne, du moins celle
du grand dictionnaire de philosophie, dit du châtiment qu'il
« est la punition d'un crime selon la justice humaine ou
divine. » Il faut préciser le fait que l'explication revient
sur deux aspects : le blâme (dans le cas de l'éducation) et
la sanction méritée par « le pécheur »
considéré comme conséquence du péché du fait
de l'exigence de la justice. Cependant on constate qu'enfin de compte, cette
définition ne nous dit pas pourquoi on punit en définitive.
III.
3. Le sentiment de la faute
La dernière liste, c'est vrai, n'est pas exhaustive car
le châtiment peut trouver son utilité dans toutes les
circonstances. Très souvent on croit que l'utilité essentielle du
châtiment est d'éveiller le sentiment de la faute. Ainsi on voit
dans le châtiment un instrument de la « mauvaise
conscience » ; du « remord. » « Le
véritable remord, est excessivement rare, en particulier chez les
malfaiteurs et les criminels : les prisons, les bagnes ne sont pas les
endroits propices à l'éclosion de ce ver
rongeur. »76(*)
Le châtiment ne peut être source du sentiment de
la faute. Cela est presque impossible puisque le ressentiment refroidit et
endurcit, il aiguise le sentiment d'aversion et augmente la force de
résistance. L'histoire montre que c'est précisément le
châtiment qui a retardé le sentiment de culpabilité. Une
autre chose qu'il ne faut pas négliger est le fait que l'aspect des
procédures judiciaires et exécutives empêche le coupable de
condamner en soi son méfait et la nature de son action. (On peut penser
ici à ce qui s'est passé avec les procès après la
chute du nazi [en Allemagne] ou la chute du régime de Saddam Hussein [en
Irak])
Ce sont les mêmes actes que l'on commet au service de la
justice et en bonne conscience : « savoir l'espionnage, la
duperie, la corruption, les pièges tendus, tout l'art plein de ruses et
d'artifices du policier et de l'accusateur [...] »77(*) Il y a aussi des actes
purement criminel : rapt, violence, torture, meurtre, etc., et tout cela
n'est pas condamné par le juge. Cela dire que ces actes n'ont pas de
signification en soi. Car ils ne sont condamnés que dans certaines
circonstances et sous certaines conditions.
Il faut chercher la faute, la culpabilité sur un autre
sol. Pendant très longtemps, celui qui juge n'avait pas à faire
à un coupable lorsqu'il punit.
« Le malfaiteur était pour lui un auteur d'un
dommage, une parcelle irresponsable de la destinée. Et ce malfaiteur sur
qui tombait alors le châtiment, comme une autre parcelle de
destinée n'en éprouvait d'autre ` peine intérieure'
que s'il était victime d'une catastrophe imprévue, d'un
phénomène terrifiant de la nature [...] »78(*)
Les malfaiteurs considéraient leur méfait comme
un accident, un imprévu. Il ne leur venait pas à l'esprit de se
dire « je n'aurais pas dû faire cela. »79(*)Quant au châtiment, ils
s'y soumettaient comme à une maladie, à une calamité ou
bien à la mort, sans révolte, avec un fatalisme courageux.
En somme, ce que l'on peut mettre du coté du
châtiment comme critique c'est la perspicacité. Elle a joué
un rôle de premier ordre dans le développement de la
mémoire. Dorénavant l'homme développe la volonté
d'agir avec plus de prudence, de précaution. Ce qui est atteint, c'est
l'augmentation de la crainte. Maintenant il faut dominer les appétits.
« En ce sens le châtiment dompte l'homme mais ne le rend pas
`meilleur', - on pourrait avec plus de raison, prétendre le contraire
(`dommage rend sage', dit le peuple : mais dans la mesure qu'il rend sage
il rend mauvais. Par bonheur, il arrive assez souvent qu'il rende
stupide.) »80(*)
III.
4. Berceau de la mauvaise conscience
III. 4. 1. Que s'est-il
passé ?
Dans son hypothèse provisoire sur la mauvaise
conscience, Nietzsche fait remarquer que la conscience se développe dans
un contexte social de type contractuel et violent. Le droit n'est pas le lieu
de la naissance de la mauvaise conscience. Comme un profond état
morbide où l'homme devait tomber sous l'influence d'une transformation,
brusque et radicale subie, la mauvaise conscience est un accident et une
complication indue de la conscience. Mais si la mauvaise conscience ne
naît pas dans cette sphère on se demande comment est-elle
possible ?
L'homme, pareil au poisson, a été forcé
à s'adapter à un milieu que lui est étranger. Il en va de
son existence. Il est réduit à penser, à déduire,
à calculer. Il n'a désormais comme guide que la
« conscience », l'organe le plus faible et le plus
maladroit.81(*)
Pourtant, les anciens instincts sont restés actifs et
n'ont, pour rien au monde, renoncé à leurs exigences. Etant
donné que l'homme était réduit à
l'impossibilité des les satisfaire, ces instincts ont cherché une
autre voie de sortie. Elles sont devenues souterraines. C'est le retournement
de l'homme au dedans, l'intériorisation même de l'homme. Plus tard
on parlera de « l'âme. » Cette dernière est,
en d'autres termes, le fruit de l'homme entravé à
l'extérieur. C'est la tortue prisonnière dans sa propre
carapace.
L'organisation sociale se protège contre les vieux
instincts de liberté. Avec le châtiment au premier degré,
la société a réussi à faire à l'homme un
chien enragé contre lui-même. L'homme s'est retourné contre
lui-même. C'est là qu'est née la mauvaise conscience.
L'animal que l'on a placé dans la cage pour le domestiquer devient
l'inventeur de la mauvaise conscience.
Les instincts faisaient la joie, la force et le
caractère redoutable de l'homme. Mais le divorce consommé entre
ces instincts animaux de l'homme ont introduit l'homme dans un état de
perpétuel malade. L'homme a souffert la plus terrible maladie :
« l'homme maladie de l'homme. »82(*)Depuis lors, l'homme est une
espérance, un passage et non plus un but. Il est devenu un accident, une
étape, une grande promesse.83(*)
III. 4. 2. Conditions de la
naissance de la mauvaise conscience
La naissance de la mauvaise conscience survient dans
l'histoire dans des conditions extraordinaires. La modification que l'homme a
subie n'est ni insensible ou volontaire, ni une adaptation organique à
un nouvel état de chose. Ce fut une rupture, une obligation. C'est une
véritable fatalité inéluctable contre quoi il n'y avait ni
possibilité de lutte ni ressentiment possible.
La société dont il est question ici est
différente de la société primitive. C'est une
société fondée sur la paix. Nietzsche vise un passage de
la horde à la société policée et pacifiée.
En face d'un peuple habitué de la violence on ne pouvait utiliser rien
d'autre qui soit à mesure de le pétrir, de rendre maniable,
façonné. Pour dire que l'Etat primitif a dû utiliser une
effroyable tyrannie, un rouage meurtrier et impitoyable pour arriver à
cette fin.84(*) Il s'agit
ici d'une mutation sociale. La violence acceptée,
légiférée dans le cadre du contrat fait place à un
asservissement sans précédent, un asservissement sans
compensation de la part de nouveaux maîtres.
celui qui veut commander, celui dont la nature a fait
`maître', celui qui se montre puissant dans son oeuvre et dans son geste
- qu'importe à celui-là les traités ! Avec de tels
éléments on ne peut pas compter, ils arrivent comme la
destinée, sans cause, sans raison, sans égard, sans
prétexte ; ils sont là avec la rapidité de
l'éclair : trop `autres' pour être même un objet de
haine.85(*)
Il n'y a pas de confusion à faire pour ce qui est du
sens même de l'Etat. Il est clair que ce sont des conquérants et
des maîtres qui sont à la source de l'Etat. Ce sont eux qui n'ont
pas de scrupules, qui se sont jetés sur des populations, peut être
grand en nombre, mais inorganiques et errants. Il ne faut pas soutenir que
l'origine de l'Etat est contrat entre de libertés égales.
En somme, il n'est pas possible d'établir des contrats
avec de tels maîtres. Ils jouent avec leur
« altérité », ils s'imposent sans la moindre
possibilité de compromis. Ces maîtres redoutables et inconscients
sont à l'origine de quelque chose d'imprévisible, une rupture aux
conséquences inéluctables. La société fondée
sur des rapports contractuels qui éduque à la
responsabilité et à la mémoire de la promesse est
remplacée, sans préparation préalable, par un type de
société policée où l'ordre s'impose sans
possibilité de contrat.
Les forts marquent les faibles de leur empreinte. Ils
introduisent leur loi au lieu de poser bilatéralement un contrat que
l'individu intègre progressivement et qui l'éduque. La violence
créatrice, celle du dressage et de la sélection fait place
à une violence arbitraire des mauvais maîtres. Et à la
justice imposée au nom de la dette se substitue désormais le
châtiment vengeur. « Le châtiment appartient à cet
Etat. »86(*)
Ces faux maîtres sont des bâtisseurs, des artistes
et des involontaires. La nouveauté sans répit fait toujours
partie de leur nature. Ce sont de vrais égoïstes qui ignorent tout
de la faute et de la responsabilité, de la déférence. En
cela on peut dire que ce ne peut pas être chez eux que la mauvaise
conscience a vu le jour.
Cependant, il faut dire qu'ils y sont pour beaucoup dans
l'évolution de cette horrible plante de la flore terrestre. Leur
tyrannie d'artistes a fait disparaître une quantité
considérable de liberté. Elle a été
comprimée, son instinct a été rendu latent par la force.
C'est donc cette pression qui a fait retourner à l'intérieur et a
créé la mauvaise conscience, pas chez les maîtres, quoique
inconscients, mais chez les esclaves. Ces derniers n'ont plus de
référence sociale. Le contrat qui forgeait la mémoire
donnait sens à la dette et à la responsabilité. Mais avec
la violence arbitraire, c'est une soumission pure et simple. Le sens de la
dette se transforme en sentiment de culpabilité : voilà
pourquoi la juste dette devient faute.87(*)
Désormais la force de l'homme dominé
s'intériorise. Elle se retourne contre soi. C'est pourtant la même
force qui crée chez les artistes. Mais une fois confinée,
rapetissée, elle est source de mauvaise conscience. L'instinct de
liberté était dirigé au dehors, contre les autres hommes.
C'est la même qui crée chez les maîtres, mais une fois
retourné à l'intérieur, il est source de
déchirement de soi, désir de vengeance envers le
maître.
La « mauvaise conscience » a
créé d'autres petites beautés ; la vengeance sera
soutenue par des « présuppositions religieuses »,
c'est le cas de l'abnégation, le sacrifice de soi, le
désintéressement. Tout cela n'a qu'un seul but, se venger contre
le maître. L'apogée de ce projet crée les moyens de le
faire tomber dans la mauvaise conscience, le rabaisser à son rang ;
qu'il se condamne d'être différent des autres. Il faut rappeler
que « la qualité de la volupté qu'éprouve de
tous temps celui qui pratique le désintéressement,
l'abnégation, le sacrifice de soi cette volupté est de la
même essence que la cruauté. »88(*)
La violence arbitraire, voilà ce qui est source de cet
état morbide de l'homme. Elle n'est pas la seule cause, parce qu'il y a
aussi l'intériorisation. La mauvaise conscience n'est pas une
étape dans le passage de l'animalité à l'hominisation.
Mais elle est le fruit d'une rupture brusque d'un ordre à un autre, d'un
Etat basé sur la responsabilité-dette à un Etat de
faute-culpabilité. C'est ici l'homme pareil à un poisson
forcé de vivre dans un état qui n'est pas le sien, est
appelé à survivre ou à périr. Heureusement qu'il
n'est pas seul sa force l'accompagne même si elle est rapetissée,
ainsi il peut se créer de soutien religieux, un état de bonheur
parfait, de justice véritable, celui qui rétablira l'ordre perdu
par les méchants.
III.
5. LA JUSTICE DIVINE
III.
5. 1. La naissance de Dieux
La société primitive est bâtie sur le
rapport de contrat entre le débiteur et le créancier. Ce rapport
a été introduit de façon incompréhensible pour nous
et peut être contestable. Il s'agit du rapport qui devait exister entre
la génération actuelle et les précédentes. En
effet, dans la société primitive, la génération
vivante avait des obligations juridiques avec les précédentes.
Elle avait la conviction que la société, l'espèce doit sa
survie aux sacrifices et aux productions des ancêtres. Et donc on
reconnaissait par ce fait une dette dont on devait s'acquitter.
Cette dette est d'autant plus importante que la race grandit
et prospère (des sacrifices, des fêtes, des chapelles,
vénérations d'obéissance). Mais l'homme a toujours
l'impression de n'avoir pas assez donné. La crainte va toujours
grandissant. La crainte des ancêtres et la conscience de sa puissance
grandissent dans la même mesure que la société devient
victorieuse. Et chaque fois que la décadence survient, la
dégénérescence de la race, les accidents diminuent la
crainte des ancêtres.
Dans cette même logique de prospérité
poussée à l'extrême, la vénération des
ancêtres prend des formes monstrueuses. Il faut situer l'origine des
dieux. En outre, l'histoire montre qu'avec la naissance de la noblesse, les
dieux auront toutes les meilleures qualités nobles. La dette
voilà par où elle conduit. Toutefois, si ce sont les
ancêtres qui sont transformés en Dieux, il est clair que la
génération vivante ait des comptes à rendre à celui
à qui on attribue tout bien être de la communauté.
III.
5. 2. Dette envers la divinité
« De même que l'humanité a
hérité les concepts `bon et mauvais' de la noblesse de race...,
de même la voie de l'héritage lui a valu et la dignité de
race et de souche et l'oppression des dettes impayées jointes au
désir de s'acquitter. »89(*) Le sentiment de dette s'est accru dans la même
proportion que l'idée de dieu et le sentiment de la divinité ont
grandi et se sont développés. Il faut se dire que la marche vers
la société universelle et aussi marche vers l'universalité
du divin.
L'avènement du dieu des chrétiens est
l'expression la plus haute du divin jamais atteint. Il a fait éclore le
maximum de sentiment d'obligation. Si on suppose que nous entrons dans un
mouvement contraire, il faut conclure que le déclin du christianisme
conduira au déclin du sentiment de dette chez l'homme. « On
pourrait même prévoir que le triomphe complet et définitif
de l'athéisme libérerait l'humanité de tout sentiment
d'une obligation envers son origine, sa causa prima. L'athéisme
et une sorte de seconde innocence sont liés l'un à
l'autre. »90(*)
III.
5. 3. Dette et devoir
Jusqu'à présent il n'a pas été
question de la moralisation de ces notions. La moralisation peut donner
l'impression de mettre fin à ces notions (dette et devoir) avec la fin
de leur cause première, Dieu. C'est-à-dire que la fin de la foi
en Dieu conduirait nécessairement à leur fin. En
réalité il n'en est pas ainsi.
La moralisation et le refoulement dans la mauvaise conscience
ont donné une direction différente de ce qui vient d'être
décrit. Il faut que dette et devoir se retournent contre le
débiteur, chez qui la mauvaise conscience gagne en profondeur et en
largeur. On en arrive à l'idée qui fait que
l'impossibilité de se libérer de la dette engendre
l'impossibilité de l'expier (L'idée de punition
éternelle).
Ce retournement n'épargne pas le créancier, soit
que l'on pense la causa prima de l'homme, à l'origine de
l'homme (Adam, le péché originel, privation du libre arbitre),
soit la nature de l'homme, soit à l'existence (qui ne vaut plus la peine
d'être vécue). Ainsi, ce fut jusqu'à ce qu'un soulagement
temporaire soit trouvé pour l'humanité angoissée : le
génie du christianisme, un dieu qui s'offre pour payer les dettes de ses
débiteurs, un créancier qui s'offre pour ses débiteurs par
amour (qui le croira).
Ce que cela cache : une tendance de l'homme à
vouloir se torturer lui-même. Désormais la cruauté qui
était dirigée contre les autres avant sera dirigée contre
soi. Après s'être créé la mauvaise conscience
pour pousser son supplice à un degré effroyable ;
l'obligation envers Dieu devient pour lui son instrument d'autoflagellation, de
torture. Devant ce Dieu, ces instincts animaux sont changés en fautes.
L'homme
se plante au beau milieu de l'antithèse entre
`Dieu' et le `Diable'', il jette hors de lui-même toutes les
négations, tout ce qui le pousse à se nier soi-même,
à nier la nature, le naturel, la réalité de son être
pour en faire l'affirmation de quelque chose de réel, de vivant, de
véritable, Dieu saint, Dieu juste, Dieu bourreau, l'Au-delà, le
supplice infini, l'enfer, la grandeur incommensurable de la punition et de la
faute.91(*)
C'est presque une maladie, une démence de la
volonté de l'homme dans la cruauté psychique. L'homme ne trouve
pas, ou disons, il y a un refus de trouver l'équivalent de la faute
commise. C'est comme si l'homme ne se donne pas la chance de s'en sortir. Il
s'érige un idéal, un Dieu Saint pour se rappeler constamment son
indignité propre.
Ce qui enchaîne l'homme est presque une maladie. Chaque
fois qu'on empêche l'homme d'agir, d'être bête de l'action
survient cette maladie la plus terrible de l'humanité qu'elle n'ait
jamais connue. C'est une vraie nuit de torture et d'absurdité. Il y a
tant de choses qui rendent l'homme depuis longtemps aliéné.
Surtout lorsque l'on parle de la rédemption par amour, quelle
horreur !92(*)
La conception des dieux ne conduit pas nécessairement
à l'avilissement et à l'auto crucifiement de l'homme. Il y a des
manières plus nobles de concevoir les dieux. « Pour s'en
convaincre, il suffit heureusement de jeter les yeux sur les dieux de la
Grèce, sur ces reflets d'hommes plus nobles et plus orgueilleux chez qui
l'animal dans l'homme se sentait divinité et ne se déchirait pas
soi-même, plein de fureur ! »93(*)
Contrairement aux chrétiens, les Grecs par exemple, se
sont servi des dieux pour se prémunir de la mauvaise conscience. De la
sorte ils peuvent se réjouir en toute quiétude et liberté
d'âme. Ils sont allés le plus loin possible. Les mythologies nous
en disent gros. L'homme ne faisait rien de mal, il n'était responsable
de rien. C'était le caprice des Dieux qui causaient les dommages
dans la société, dans les relations entre les citoyens. C'est
encore eux qui utilisaient les vivants comme des jeux d'échecs. Quand
surgissait un méfait, « il faut qu'un Dieu l'ait
aveuglé. »
D'ailleurs les dieux eux-mêmes savaient justifier les
méfaits des hommes. Ils traitaient les actions déplacées
des hommes comme des folies et non des péchés. Ainsi, il y avait
bien un sentiment de faute et non de châtiment, surtout pas un
châtiment éternel par amour...94(*)
III.
5. 4. comment libérer l'homme ?
Où allons-nous, un idéal est-il
élevé ? Il faut se dire qu'un idéal en détruit
un autre. La réalité a dû être calomniée et
méconnue ; on a sanctifié des mensonges, troubler des
consciences, sanctifier des divinités. Les modernes n'ont reçu
que tous les mauvais traitements exercés sur la conscience à
travers des siècles. Cependant, l'homme y a mis du sien pour
perfectionner cet idéal. Il a longtemps mal regardé ses penchants
naturels. Dans cette optique, on blesse plus lorsque l'on se comporte avec une
rigueur hautaine, même lorsque l'on se fraie un chemin différent
du commun.
Par contre lorsque l'on veut se comporter comme tout le monde,
se laisser aller comme tout le monde, que d'affection et de bienveillance on
vous témoigne. Alors que pour atteindre cet idéal il faut un
autre genre d'esprit, « des espèces fortifiés par la
guerre et la victoire, pour qui la conquête, l'aventure, le danger, la
douleur mêmes sont devenus des nécessités,
[...]»95(*) c'est ici
que, pour finir, que Nietzsche évoque Zarathoustra comme la solution, la
condition pour libérer l'homme et le faire accéder au rang de
l'homme supérieur.
Pour Nietzsche, la justice est essentiellement
différence, distance et distinction. Ce sont les nobles qui sont
à l'origine des valeurs morales. Ce sont eux qui sont capables
d'accepter la différence, de respecter l'ennemi etc. De surcroît,
la justice, la responsabilité ne sont pas de fins en elles-mêmes
mais une étape, un passage vers le produit final, le fruit mûr,
l'individu souverain. Si pour y arriver il faut faire des sacrifices humains,
on n'hésitera pas à sacrifier les faibles pour arriver à
une humanité des hommes forts. En effet, la moralité des moeurs
est préhistorique ; et le fruit est post historique. L'histoire est
essentiellement une piraterie du projet de l'avènement de l'homme
supérieur. Cela s'est notamment réalisé avec
l'amplification du ressentiment des esclaves. L'auteur n'a pas envie de
remplacer un système juridique quelconque. Mais il critique tout cet
aveuglement de l'homme moderne qui refuse la différence et qui croit que
les hommes sont égaux. Il soutient que c'est cet égalitarisme qui
affaiblit l'homme. Les hommes sont foncièrement inégaux sinon la
justice ne servira à rien.
CH.
IV. LES ASPECTS CRITIQUES
Notre méthode a consisté à suivre d'aussi
près que possible la pensée de Nietzsche sur la justice,
particulièrement dans la Généalogie de la morale.
Son projet est clair : aller au fond des choses. La
généalogie se veut une méthode authentiquement critique.
Quitter les choses communément admises pour remonter à leur
origine, voilà ce qui est au commencement du questionnement
nietzschéen. Il est question de retrouver la main créatrice de
l'homme et peut être même démasquer les perversions
possibles survenues en cours de l'évolution. Par souci de
fidélité au texte, nous avons refusé toute comparaison
à un autre auteur. Nous n'avons fait aucun rapprochement d'un aspect de
sa pensée avec un autre philosophe.
Par ailleurs, on ne peut pas réfléchir en
partant de la pensée d'un auteur comme Nietzsche sans se
répéter. En effet, nos redites s'expliquent par la recherche
toujours d'une grande clarté. Dans cette partie, il n'est pas question
de vouloir défendre ni justifier « la pensée de
Nietzsche.» Elle se défend déjà bien par
elle-même.
IV. 1.
La subjectivité de la connaissance.
La connaissance humaine est à la fois limitée et
relative. La Généalogie de la morale est à
considérer dans une perspective d'un « chercheur de la
connaissance. »96(*) C'est aussi la même perspective que nous avons
choisie pour relever la première limite.
Le fait de s'investir dans un champ de recherche donné
comporte des limites. Il y a tout d'abord la difficulté de tout saisir.
Ensuite, l'impossibilité de traiter la subjectivité comme une
chose. L'homme est cette subjectivité qui rend possible l'acte de
connaître. Dans la vision de notre auteur cela est d'autant plus clair
qu'il affirme : « [...] il serait désirable qu'une
faculté de philosophie, par une série de concours
académiques, se rendit utile à la propagation des études
d'histoire de la morale : peut-être ce livre servira-t-il à
donner une impulsion dans cette direction. »97(*) La direction à laquelle
il fait allusion est celle de la recherche historique.
L'auteur de la Généalogie de la morale
n'aborde la question de la justice que dans un langage se
référant à ce qui est, en même temps, il veut aller
au-delà de ce qui est. Dans le cas qui nous concerne, il
s'intéresse à « l'origine de la justice, son
évolution et sa finalité. » Dans cette entreprise son
propos gagne en clarté au fur et à mesure que l'on avance dans la
réflexion. De ce fait même nous nous sentons à la fois
enrichi et nous permis de nous interroger sur notre manière habituelle
de voir la question. Pour ceux qui se penchent sur la question avec plus
d'intérêt, on se surprend quelquefois en flagrant délit
d'hochement de tête en signe d'approbation, de découverte, etc.
Mais en même temps qu'on découvre, on se rend compte que
s'élargissent autour de nous les ombres de notre ignorance sur ce que
l'on croit bien connaître. L'apprentissage va toujours de pair avec
l'augmentation de l'ignorance. La connaissance est toujours reconnaissance
d'ignorance.
Cette ombre, toujours plus épaisse, d'ignorance est
source d'une autre difficulté : celle d'interpréter. Prise
dans le contexte de l'histoire comme science, la question de Charon reste
pourtant valable : « dans quelle mesure un type de connaissance
taillée aux dimensions de l'homme peut nous permettre de saisir ce qui
est [...]98(*),
l'absolu ?
Les faits historiques qui sont fondamentaux pour l'historien
ne sont pas les fruits de ses observations propres, parce que
« passés » par définition. Il faut pour cela
recourir au document. Or ces documents exigent un travail préalable.
Selon les règles propres à la science du passé, ils
doivent être traités par la critique externe pour examiner
l'authenticité du document. Ensuite, par la critique interne pour
déterminer sa signification et étudier la valeur du
témoignage ainsi recueillie. Au besoin, il faut rétablir dans sa
facture, ce que l'on appelle la « critique de
restitution ».
Ce n'est pas tout, il faut ensuite des synthèses
historiques. Après que les faits aient été connus, il faut
établir relations qui les relient. Ce qui contenterait tout historien et
tout chercheur indépendant est que l'histoire connaisse
l'intégralité du passé et qu'on saisisse les liens qui
relient les différents faits historiques. Mais comme ce voeu reste un
idéal, tout ce que l'historien a dans son pouvoir c'est de donner la
vision la plus adéquate possible en l'ordonnant.
Si l'histoire à un objet c'est d'abord grâce
à la conscience. Car seule une conscience présente peut se
représenter la division du temps : passé, présent et
futur. En outre, c'est elle qui donne sens aux différents
événements, grosso modo, c'est la visée de l'historien qui
crée les faits historiques, il n'y a pas des faits historiques
déjà existant sans cette visée de l'historien. C'est
l'historien qui fait surgir le passé par son travail, sa conscience et
il lui donne un sens. Le choix de l'historien fait d'un événement
quelconque au départ un fait historique. Or nous savons que, que ce soit
du côté de l'auteur du document que celui de l'historien, le choix
de tel évènement plutôt que de tel autre dépend d'un
système d'explication du monde. Tout est relatif à
l'époque, dit-on, à la personne qui a une conception propre de la
vie.
Il faut comprendre que la subjectivité de l'historien
commande sa compréhension du passé. En même temps c'est un
grand effort de communiquer avec autrui. S'ouvrir à autre que soit.
Disons qu'une histoire définitive est une pure illusion. A
présent nous sommes bien placé pour le savoir. « Notre
connaissance historique n'est pas fausse, mais incomplète, susceptible
d'être reprise et approfondie sur des nouvelles
bases. »99(*)L'histoire n'a de sens que pour nous. Et ce sens est
le fruit de notre interprétation qui vise à relier les
différents faits historiques et donner ainsi une orientation à
l'histoire.
Aussi, « les choses n'existent pour nous que par ce
que l'on connaît d'elles, et ce que l'on connaît est tributaire de
nos préjugés comme de nos ignorances, de nos principes comme des
exceptions de nos principes. »100(*) Les difficultés : celle de tout saisir
aussi bien que celle d'interprétation viennent nous rappeler ce que nous
savons déjà avec Platon. Notre connaissance ressemble aux ombres
qui viennent se profiler sur le mur de la caverne. Ces ombres nous livrent, en
effet, qu'une vision très imparfaite des objets réels du monde
extérieur. Voilà donc la première approche dans laquelle
il faut replacer tout notre propos sur la justice.
Cependant, Nietzsche ne nous a-t-il pas
précédé sur cette remarque ? Il nous met en garde
contre toute tentation de concevoir la connaissance autrement que comme
subjective.
Tenons-nous dorénavant mieux en garde, messieurs les
philosophes, contre cette fabulation de concepts anciens et dangereux qui a
fixé un `sujet de connaissance, sujet pur, sans volonté, sans
douleur, libéré du temps' [...] Il n'existe qu'une vision
perspective, une `connaissance' perspective ; et plus notre état
affectif entre en jeu vis-à-vis d'une chose, plus nous avons d'yeux,
d'yeux différents pour cette chose, et plus sera complète notre
`notion' de cette chose, notre `subjectivité'. Mais éliminer en
général la volonté, supprimer entièrement les
passions, en supposant que cela nous fût possible : comment
donc ? Ne serait-ce pas la châtrer l'intelligence ?
[...] 101(*)
Ceci montre combien il est difficile de formuler une critique
contre notre auteur lorsque l'on a vraiment compris le sens de sa
méthode généalogique. La relativité ne vient pas
contredire le propos de l'auteur. C'est pour nous que cela est
nécessaire, notre compréhension propre. Pour lui il voit comment
la connaissance peut être possible sans un sujet subjectif. Cela
étant nous allons nous attarder sur ce que sa conception nous apporte de
plus.
IV. 2.
Apport de Nietzsche à la conception moderne de la justice
La société moderne consacre
l'égalité entre les hommes comme haute aspiration. Tous sont
encouragés à proclamer leur foi dans cet idéal commun
à défendre. Idéal qui, selon la conception contemporaine,
garantit l'harmonie entre les individus et les communautés. C'est dans
ce climat de prétention égalitariste moderne que Nietzsche
opère sa rupture totale avec les « valeurs » de la
société moderne. Il promeut des valeurs
d'inégalités, d'hiérarchie, d'aristocratie. Un tel propos
est plus facile à balayer d'un revers de main pour deux raisons.
D'abord, il sort du canon de ce qui doit être dit sur le sujet. Ensuite,
il peut être simplement considéré comme une pure perversion
qui ne mérite pas notre attention.
La société moderne a besoin de laisser
éduquer sa volonté au goût et au sens de la distinction. Le
noble se caractérise par le combat pour la vie. C'est la
supériorité de sa puissance qui nomme l'aristocrate. Il est
puissant, maître, chef. Il n'a pas de détour dans sa vie, c'est
l'homme vrai. Il vit et fait vivre en vérité. C'est le trait
typique de son caractère. L'aristocrate est un fruit qui a laissé
au temps la responsabilité de le mûrir. Il est le vaillant
guerrier qui bâtit sur les ruines de ses adversaires. Par contre, le
plébéien se caractérise par sa lâcheté, la
précipitation, il veut tout renverser sans se soucier d'instaurer un
ordre nouveau. Mais ce n'est pas ce qui nous occupe directement.
Nous avons dit que la justice n'est pas le fruit du
ressentiment, mais que c'est le noble qui l'a créée en instituant
le rapport contractuel dans la société. Dans cette optique on
doit comprendre que la justice n'est pas une vengeance au service de celui qui
a subi le dommage immédiat. Lorsque l'on dit si souvent et très
facilement : « il faut que justice soit
faite ! » Qu'est-ce qui préoccupe avant tout ;
n'est-ce pas que l'autre souffre comme vous avez souffert ou plutôt le
souci de restaurer le contrat rompu ? On peut dire que l'un ne va pas sans
l'autre parce que c'est moi qui suis concerné par ce contrat.
Alors qu'est-ce qui arriverait si l'Etat n'existait pas, que deviendra votre
bourreau ? Il appert que dans la sphère de celui qui est
directement victime, il n'y pas beaucoup de possibilités d'instaurer une
quelconque justice. On dit souvent « si l'Etat n'existait pas je me
serais rendu justice à moi-même ! » La justice
comme le propre des nobles est promotrice d'une instance qui doit l'emporter
toujours sur la vengeance dans l'appareil judiciaire.
D'autre part, il n'y a pas de justice absolu, ni de
transcendance de la justice. (En d'autres termes, il n'y a pas de droit
naturel) Car cela suppose qu'elle a été mise en chacun comme une
goûte d'essence qui ensuite s'est répandu en lui. On peut se
demander comment cela peut être un plus à la conception de la
justice. En effet, concevoir une quelconque droit naturel, c'est sanctifier la
haine dont parle Nietzsche.
`Nous autres bons - nous sommes justes'- ce qu'ils demandent,
ils ne l'appellent pas représailles, mais bien `triomphe de la
justice' ; ce qu'ils haïssent, ce n'est pas leur ennemi, non !
ils haïssent l' `injustice', `l' `impiété' ; il croient
et espèrent, non pas en la vengeance, en l'ivresse de la douce
vengeance(- `plus douce que le miel', disait déjà Homère),
mais bien `en la victoire de Dieu, du Dieu de justice sur les impies' ; ce
qu'il leur reste à aimer sur terre, ce ne sont pas leurs frères
dans la haine, mais, à ce qu'ils disent, ` leurs frères en
amour', tous les bons et les justes de la terre. 102(*)
Une pareille justice annule l'exigence du combat qu'impose la
vie et l'aspect de l'homme créateur des valeurs. La justice est
tributaire d'un contexte, d'une situation bien précise. Il n'y a pas de
formalisation de la loi qui ne tienne compte d'un contexte. Même
lorsqu'il s'agit des lois au bénéfice de la religion
(liberté de culte, etc.), c'est toujours par rapport à une
société ayant en son sein plusieurs orientations religieuses.
Dans la même optique, il y a un jeu qui remonte à
l'origine pour savoir entre la subjectivité du droit et son
objectivité ce qui est premier. Cet exercice est biaisé
dès que l'on place l'origine dans un droit naturel. Cette conception est
tronquée parce qu'elle cache le fait que des hommes sont à
l'origine de la société. De toute évidence,
« l'esprit historique leur fait défaut »103(*), dira Nietzsche. On fait
appel à un sens de la justice qui est présent en tout homme du
fait de son humanité. Cela veut dire que cette société
première a jailli d'une « génération
spontanée » ; à moins que l'on soit dans la
logique du mythe de la création. Dieu a créé et a
posé cette société toute faite, finie, les hommes ayant
déjà tout le nécessaire spirituel et humain. Pour en
arriver là où nous sommes une perversion serait venue, on ne sait
d'où pour pervertir les hommes et les rendre méchant. Le retour
à la norme est facile : il suffit de demander au délinquant
de contempler la justice pure qu'il y a en lui. Nietzsche nous dira à
chacun de se rendre compte des résultats d'une telle pratique. Mais ce
qui est vrai : tout est tributaire de l'éducation reçue
d'une société à une autre.
Lorsque l'on évoque la question d'un enfant qui
grandirait dans la forêt et on pose la question de savoir quel peut
être son sens de la justice, de la morale ? L'argument est que c'est
dans la société que l'homme éveille ce qu'il y a
déjà en lui. C'est le même argument que donne Nietzsche. La
société humaine n'a pas été inventée un jour
de la même manière qu'on construit un immeuble moderne dans lequel
tout est prévu d'avance. Elle est essentiellement fruit de
l'évolution. De l'homme-animal (animalité dans l'homme), il y a
eu évolution vers l'homme responsable et conscient (l'humain)
intégration équilibrée et de l'animalité et de
l'humanité (fruit du dressage social). Et ce résultat est obtenu
après une longue marche à tâtons. L'homme a dû se
chercher en prenant quelquefois des voies détournées qui n'ont
pas avancé la vie. D'autres fois, il a fait des pas de géants. La
justice est dynamique, elle ne tend pas vers une justice
plénière, mais vers plus d'adaptation à la protection de
la vie sociale.
Un dernier argument pro droit naturel : l'homme
n'épuisera jamais la justice, il ne sera jamais totalement juste.
Nietzsche sourira certainement de ce pléonasme vicieux. C'est encore
ignorer le sens et l'importance de la justice chez ses créateurs.
Qu'est-ce que l'homme cherche : la justice totale ou réguler la vie
en société ? L'homme, créateur des lois en
société ne s'est pas fait illusion selon laquelle, les hommes ont
la justice en eux. Mais c'est parce que l'homme est injuste par essence qu'il
lui fallait instaurer des lois pour un bon commerce en
société.
On reproche à Nietzsche de réduire la
réalité en partant du contexte. On lui reproche de ne pas
transcender le contexte. Il répondrait certainement : la justice
est contextuelle, transcendez le contexte et vous avez l'illusion de la
justice, « la justice pure. » On peut lui reprocher aussi
d'ignorer l'individu au profit de la société. C'est une illusion
parce que chez Nietzsche la société est un instrument du dressage
de l'individu qui après son éducation, doit se passer.
Ce que nous tirons de cette investigation ce sont donc
deux choses : d'abord, il y a les notions de distance, distinction et
de différence. Elles manquent gravement à notre
société moderne égalitariste. Pour éviter que les
conditions de créations soient voilées, il veut faire assumer au
vouloir créateur les conséquences de son oui en douleurs et en
souffrances104(*). Car
l'acceptation de la différence dans la société est la
condition de la croissance et de la vie sociale. Ensuite, la
généalogie qui doit nous permettre de concevoir la justice comme
une création de l'homme essentiellement au service de l'homme. Cela lui
évite de croire qu'il y a un canon qui existe déjà qu'il
ne faut pas dépasser. On a l'impression que l'essentiel de nos
réflexions a consisté à démontrer quelque chose qui
existe déjà. Ou plutôt changer la position des meubles dans
une maison sans jamais créer du neuf : détruire la
charpente, déplacer la maison, etc. Qu'en est-il de ce que nous pouvons
considérer comme la limite de la pensée de Nietzsche sur la
justice.
IV. 3.
Limite de la pensée nietzschéenne de la justice
Nous avons dit que Nietzsche insiste sur les concepts de
distance, de différence, de distinction. En effet, « L'accent mis
sur de tels concepts proprement `métaphysiques' ou mieux
`généalogiques' fait corps avec la prétention
nietzschéenne de se prononcer sur l'essence de la vie, sur la
réalité du monde, et non point sur un secteur
particulier. »105(*)C'est un premier aspect à considérer.
Le deuxième aspect est en rapport avec la
méthode généalogique. Dans Nietzsche et critique du
christianisme, Valadier souligne la difficulté d'introduire une
critique fondée à l'adresse de cet auteur. « Si
déjà l'accès à l'expérience fondamentale
à partir de laquelle Nietzsche s'exprime n'est pas aisée [...],
le développement de l'analyse généalogique rend plus
périlleuse encore une critique qui se situerait sur le terrain des
contenus, ou sur celui de la vérité. »106(*) Dans la suite il fait
allusion à la mise en garde de l'auteur de la
Généalogie de la morale lui-même qui dit que l'on ne
réfute pas une « optique ». La critique reste
souvent indifférente du contenu explicite.
La généalogie comme analyse des structures de la
volonté dans son rapport à sa propre histoire, voilà ce
qui permet de détecter la cohérence de la pensée
nietzschéenne et de juger de la valeur de ses analyses, nous dit
Valadier. Faute de quoi, la critique peut se retrouver du coté de ce que
Nietzsche lui-même met au compte de la volonté réactive. Si
donc on fait une lecture généalogique on ne peut pas se
prévaloir d'une lecture qui soit plus compréhensive107(*).
Lorsqu'on fait référence au projet de
Nietzsche, on se retrouve devant un homme à dresser. Cette
activité est préhistorique. Sa finalité est
post-historique, avec les moyens que nous connaissons bien : la violence.
Dans cette même perspective l'histoire est essentiellement un
détournement de ce grand projet. L'histoire retarde sinon rend
impossible l'avènement de « l'irresponsable », de
l'homme qui n'a à répondre devant aucun tribunal. Un homme non
pas qui soit hors la loi, mais plutôt un homme dont la réalisation
de la promesse ne peut être empêchée, pas même par la
destinée.
On se dit si l'homme historique est essentiellement
réactif, cela ne nous avance pas et le projet devient
irréalisable. Par conséquent, l'homme supérieur ne viendra
jamais. C'est là justement qu'il faut faire appel au troisième
aspect de cette partie. Comme éducateur, notre auteur vient
dénoncer les tares du droit actuel dans le seul souci de tourner la
volonté à désirer autre chose. Il s'agit avant tout d'une
transformation de volonté et non d'une substitution d'un ordre
quelconque par un autre.
Sommes-nous à même de comprendre que le droit
noble envisagé par Nietzsche est une sorte de proposition idéale,
non un modèle réalisable. Il s'agit d'inspirer à une
volonté décadente le désir de se métamorphoser
assez pour sortir des systèmes égalitaristes, niveleurs et
destructeurs, pour entrer peu à peu dans une perspective, respectueuse
de la distance, de la hiérarchie sans laquelle il n'est pas de
créativité, d'un respect capable de viser la justice et non le
châtiment.108(*)
En définitive, une justice aristocratique ne
s'identifie pas à un système juridique quelconque que l'on
pourrait présentifier. Mais elle implique une réadaptation
perpétuelle. Il s'agit d'introduire un peu de noblesse dans le droit
plutôt que de proposer un droit qui soit noble. Il y a en chaque homme la
vilenie et la noblesse. Voilà pourquoi il faut s'ennoblir sans cesse.
Pour ne pas tomber dans ce que Nietzsche reproche aux nombreux
critiques, nous allons nous contenter de ces trois aspects. Ils sont pour nous
assez éloquents pour décourager une proposition idéale
avec les objectifs que nous connaissons désormais. Nous allons
clôturer ce chapitre en donnant ce que la proposition de Nietzsche nous
inspire personnellement.
IV. 4.
Approche personnelle
La justice aristocratique est un idéal. Mais c'est
précisément parce que l'auteur a voulu que nous puissions en
tirer profit qu'il nous l'a présentée ainsi. Cette approche peut
nous apporter beaucoup surtout dans la manière de concevoir la justice.
(Notamment la justice comme condition d'un développement endogène
de l'Afrique). Le droit moderne est confronté à plusieurs
questions telles : la dépénalisation de l'avortement, la
question de l'euthanasie, la prison de sûreté (le projet de loi
français sur la prison après la prison : enfermer à
vie ceux dont on juge incapables de revenir à la normale. C'est le cas
des pédophiles, des auteurs d'agressions sexuelles, etc.) Il y a aussi
la question liée à la liberté sexuelle : on parle de
plus en plus, chez la femme, du droit d'être maîtresse de son
corps. (C'est une manière d'éviter toute ingérence pour ce
qui est surtout des avortements, disposer de son corps, on dirait comme
propriété privée.)
Si le droit est dynamique pourquoi ne pas en tirer les
conséquences qui s'imposent ? Si le droit doit évoluer avec
la conscience humaine, jusqu'à quand il faut rester figé dans des
lois contextuelles, parfois dépassées ? Pourquoi
établir des lois que l'on pose comme éternelles, alors que
l'homme est lui-même dynamique ? S'il est légitime de se
poser quand et comment savoir que telle action est le fruit de
l'évolution de la conscience, cela ne nous empêche pas de lire les
signes de temps, d'être attentif à ce qui se passe dans la
société.
On peut être rassuré qu'il ne s'agit pas
là d'un relativisme juridique. Que devient alors une justice qui a ses
bases dans les caprices des individus ? Autant la justice ne doit pas se
régler sur les intérêts égoïstes de quelques
personnes, autant elle ne peut se baser sur un fondement qui ne tienne pas
compte des hommes concrets. Nous sommes conscients de la
nécessité de mettre le fer au feu pour informer un métal
brut. D'ailleurs, voilà pourquoi nous partageons avec Nietzsche
l'impératif d'une violence créatrice qui socialise l'homme. Car
la morale est avant tout opposée à un laisser-aller.109(*)
L'Afrique est considérée comme un continent
à la dérive. La vie sociale, économique et politique est
chaotique. Quelle peut être la place de la justice dans le
développement de ce continent ?
IV. 4.
1. La justice comme condition d'un développement endogène de
l'Afrique
Faut-il revenir sur un sujet sur lequel nous avons abondamment
parlé, l'homme est caractérisé par l'inconstance,
l'injustice, la brutalité. Au-delà de tout cela, il est
appelé à vivre en société. De ce fait la justice
doit être conçue comme nécessaire à une vie en
commun. Il y a des exigences dans la vie humaine du fait d'être ensemble.
Les circonstances sont nombreuses et ses exigences sont multiples. Ces
exigences peuvent être conflictuelles voire contradictoires suivant une
culture à une autre. Il y a une difficulté de constance à
laisser l'homme agir comme bon lui semble.
Aucun engagement au service de la société ne
sera louable sans l'établissement préalable des garde-fous pour
la réglementation des différends possibles entre les humains.
Conscient de cette réalité deux réactions sont possibles
en temps normal. La première : un engagement au service de la
communauté. La deuxième, travailler de toutes ses forces pour que
justice soit faite. L'engagement en faveur de la communauté passe par
plusieurs exigences à la fois banales et complexes. Les notions de
savoir-vivre, de respect de l'autre, et tant d'autres trouvent ici leur terrain
d'application. L'homme doit s'y référer une fois en face d'un
autre, en public. Cette promotion du savoir-vivre, est un engagement social de
base. Savoir que l'autre, celui qui est devant moi mérite une
considération comme homme, il doit être respecté, il en va
de notre vivre ensemble, autant que moi, il a besoin de considération et
de dignité. Tout ceci passe dans la manière d'adresser la parole
aux autres et surtout dans la manière de faire usage des biens
appartenant à la société : les routes, les stades,
les écoles, les bureaux, les latrines, les chaussés, les salles
des classes, les auditoires, etc.
Il y a une nécessité à l'éducation
civique : informer les citoyens de leurs droits et devoir. Mais surtout
leur apprendre à devenir eux-mêmes promoteurs et défenseurs
de la justice. La justice c'est aussi organiser la vie sociale de
manière à ce qu'elle profite à tous. La promotion des
valeurs morales et la lutte contre l'immoralité. En effet, comment
demander le meilleur à un affamé, comment lui exiger l'honneur
quand la pauvreté déjà le détruit ? Est-il
possible d'arrêter la corruption pour ceux qui prostituent leur
dignité pour du pain ? La justice n'est pas seulement le pouvoir de
coercition, c'est un complexe, un mécanisme qui permet à l'homme
d'être plus homme. Elle ne peut promouvoir que ce qui contribue à
l'humanité jamais ce qui la diminue.
La conscience « d'être-avec » doit
nous conduire aussi à agir en faveur de la communauté, en
collège, être sociable. C'est un enseignement à recevoir
pour la vie, rien n'est déterminé à l'avance.
L'engagement pour la société peut être
complexe, parce que très exigeant. Chaque rôle à jouer dans
la société nécessite la culture de l'excellence. Il faut
donc combattre la médiocrité, le leadership fonctionnaire,
machiavélique et sans vision, bon à se remplir les poches. L'on
doit viser en tout un modèle de l'excellence : suivre les voies
d'accès à l'excellence dans le leadership, surtout quand il
s'agit de hautes fonctions de l'Etat. Le choix de meilleurs dans l'exercice de
hautes responsabilités de la société, le souci de la
permanence et la promotion des institutions qui facilitent
l'excellence110(*).
La deuxième noble attitude devant la conscience de la
présence de l'autre est que justice soit faite. La justice, elle, au
moins, comme norme acceptée par tous, donne la possibilité de
vivre en sécurité. La vraie justice passe par le respect des
règles du jeu établi entre deux ou plusieurs personnes, dans le
souci de rendre la vie agréable pour tous. Personne ne peut, par sa
volonté propre, rompre l'ordre établi. La justice doit être
renforcée par une force de coercition qui agit en conséquence
pour éviter qu'elle ne devienne simplement nominale.
A cela s'ajoute la nécessité de la connaissance
de certains faits qui ruinent la justice. Il s'agit notamment de la non
assimilation du sens et de l'importance des lois et ses corollaires,
l'insuffisance de stock moral approprié, l'absence de sanction
rigoureuse à la violation des textes et de la parole donnée.
Encore faut-il éviter la conclusion des accords injustes et
léonins et enfin la possibilité d'interprétation de bonne
foi ; donner au texte son vrai sens et non le sens qui couvre les
intérêts individuels.111(*)
En conséquence, dans la suite de ce qui vient
d'être dit, il faut promouvoir les conditions nécessaires à
l'émergence de la culture civique et politique du respect des textes et
de la parole donnée dans le chef des acteurs politiques. Il faut
accroître notre compétence intellectuelle vis-à-vis des
textes de la loi (nul n'est sensé ignorer la loi), le devoir de
renforcement de notre compétence morale, l'exigence d'édifier
l'Etat de droit, et enfin la nécessité d'assomption de la culture
de l'alternance politique.
Le manque de justice véritable en Afrique ou le manque
de respect de droit de l'homme, de manière véritable, est une de
causes de son sous-développement. La justice une fois promue et
protégée, balise le chemin du bien être commun,
« partagé » dans la mesure où l'on tire
suffisamment profit de la justice et que cette dernière joue
véritablement son rôle. La justice doit être au service de
l'homme et non l'homme au service de la justice.
IV. 4.
2. La justice au service de l'homme
La justice doit être mise au service de l'homme. Il ne
faut pas faire le ridicule d'élever la justice au rend d'une
divinité à invoquer et perdre de vue l'essentiel : la
protection et la promotion de la vie sociale. La vie en commun doit être
protégée (Protéger les garde-fous qui nous permettent
d'être ensemble). Cela suppose une libération continuelle de
l'appareil judiciaire. Personne n'est au-delà du contrat (de la justice,
du compromis). Même si habituellement on considère l'institution
judiciaire comme un troisième pouvoir, nous savons que aussi que les
magistrats sont nommés. Pourtant cela ne change en rien la
finalité de leur travail : veiller à ce que les
différentes parties engagées dans le contrat respectent les
clauses. Nous savons combien les sociétés africaines sont loin de
cet idéal. On assiste à une perversion qui consiste en la
sauvegarde du petit intérêt personnel au mépris du
compromis qui engage un grand nombre. Dans ce sens, la justice s'est avilie en
se mettant au service des poches remplies et des prédateurs. On craint
d'immobiliser le contrat qui nous fonde au centre de la société.
Chacun le déplace autant qu'il le veut, pourvu que cela lui soit
bénéfique. Traduire en justice une autorité est une
audace. On refuse de créer un contentieux judiciaire en traduisant en
justice une autorité de n'importe quel genre.
La libération du service judiciaire suppose aussi
exorciser la justice de la vengeance. (Protéger l'auteur du dommage
d'une vengeance possible pour qu'il réponde de ses actes devant le
tribunal reconnu et habilité à cet effet) Souvent lorsque l'on
fait allusion à la justice, inconsciemment on pense au châtiment,
c'est la contrainte qui vient à l'esprit. Quoiqu'il arrive la vie doit
être protégée, sinon la justice aura raté sa
mission. C'est là l'objectif de la justice : protéger la vie
peu importe ce qui arrive. Avec cette perspective, chacun est bien placé
pour juger de la nécessité de la peine de mort.
En outre, mettre la justice au service de l'homme va de pair
avec la prise en compte du fait que la « justice est
dynamique. » Il est question d'éviter ce que l'on appelle le
« statu quo embelli. » On est en présence d'une
réflexion audacieuse et novatrice. Il faut prendre conscience de la
place de l'homme dans la mise en place de la justice. Il est vrai il y a une
peur que puissent se défaire les bases même du contrat, de la
justice. Mais en se référant au grand projet de la justice au
service de la vie, il faut se servir de cet aspect pour démasquer
là où la justice a déraillé, parce que trop
violente, ou uniquement au service des intérêts individuels ;
ou encore voir telle loi qui n'est pas au profit de la société
parce que source d'un laisser-aller compromettant pour la
société.
La justice a beaucoup contribué au progrès des
sociétés humaines et contribue de manière significative
aujourd'hui encore. Nous ne devons pas perdre de vue cet aspect de service
rendu à la société, parce qu'elle a été mise
en place par l'homme conscient de ses potentialités d'autodestruction.
L'homme doit rester vigilant pour ne pas s'autodétruire lui-même
en se dérobant de cette responsabilité de créateur.
L'homme veut-il rester la mesure de toute chose ? Que garder de cette méditation à
l'école de Nietzsche ?
CONCLUSION GENERALE
La justice noble a constitué l'essentiel de notre
réflexion. C'est une expérience originale, comme le veut l'auteur
de la Généalogie de la morale, dont la mission est de se
communiquer à d'autres expériences originales. Ce propos
peut heurter par son contenu. C'est tout à fait normal parce qu'il sort
des nos sentiers battus. Concevoir une justice d'origine purement humaine, au
service des hommes et dont la finalité est post-historique :
« l'homme souverain ». Nietzsche lui-même ne
voudrait-il pas peut-être choquer volontairement ? En effet, cet auteur
est farouchement opposé à ce qu'il
appelle : « les idées modernes » ;
dans ce paquet on trouve le grégarisme et le nivellement des
sociétés modernes On est en présence d'un auteur qui n'a
que faire de la sympathie. Cela suppose, pour celui qui veut l'écouter,
une fidélité à soi et à son histoire propre.
Avec Nietzsche c'est au coeur des paradoxes que nous nous
sommes introduits : par exemple, la faiblesse et la force trouve leur
force dans la même marmite : une volonté. Il existe deux
volontés, chacune correspond à une forme de vie propre. Une
volonté qui dit « oui » à la vie et une autre
volonté qui dit « non » jusqu'à se retourner
contre elle-même. Cette dernière est du domaine du ressentiment.
Là encore, une sorte de vie y est présente. Parce que le
ressentiment est la forme primitive de la volonté de la vie qu'est la
volonté de puissance. Mais, une telle personne ne s'avoue pas être
incapable de dire « oui » à la vie. Pourtant cette
incapacité est érigée en valeur. Il n'est pas question de
réfutation ici puisqu'il s'agit de la vie.
En lien avec la méthode que nous avons vu en usage dans
la société aristocratique, cela peut sembler trop violente, trop
de cruauté. N'oubliez pas que « toute morale et même
toute religion, en tant qu'instruments de la culture, constituent une formation
de domination aux mains d'un groupe de forces qui entendent assurer sa
domination sur d'autres forces et accroître ainsi, par une
inévitable cruauté, son sentiment de
puissance. »112(*)
Il ne faut pas faire de la cruauté une disposition
affective à laquelle on pourrait, par exemple, substituer la
pitié ou la charité. Il est ici question du sentiment de la
force. Souvenez-vous que l'oiseau de proie ne peut pas devenir agneau. Surtout
il ne faut pas croire que l'oiseau de proie en veut à l'agneau,
d'ailleurs il trouve sa chair très tendre. De surcroît pour ce
qui est de la culture dont la mission principale est de dresser et de
sélectionner, quelque charitable soit-elle, elle fait de la
cruauté son principe essentiel. Voyez même quand la cruauté
est divinisée, comme chez le chrétien, ce principe ne bouge pas
d'un seul iota. Car il s'agit d'imposer des normes pour dresser,
d'élever ou de sélectionner. Ce que nous croyons si facilement
être le propre de la nature humaine résulte aussi de la
cruauté de la société exercée sur l'homme.
Les cultures dont on parle sont diverses. Il ne faut pas se
laisser donc aveugler par la volonté du néant à tout
ramener à une culture idéale qui engloberait tout le monde ou que
toutes les cultures se valent. « L'articulation de la
différence, chez Nietzsche, ne se fait pas sur le mode plat, et
finalement indifférencié, d'une simple juxtaposition que
viendrait légitimer un prétendu `droit à la
différence' ni sur celui, négatif et conflictuel, de la
contradiction, mais sur le mode d'une hiérarchie. »113(*)
La cruauté dont il a été question dans ce
travail n'est pas une violence physique débridée et
incontrôlée. Puisque même dans l'ascèse la
volupté qu'on y ressent, avons-nous dit, est de même essence que
la cruauté. La cruauté est cet impératif incontournable
pour une culture qui veut former des hommes capables de répondre
d'eux-mêmes comme avenir. Dans une société qui
désire dresser, donner sens à la promesse et aux engagements des
uns envers les autres, ne procédera autrement que par l'usage de cette
violence sans laquelle il est impossible qu'advienne l'homme supérieur.
Il faudrait que l'on soit un aspirant à la bassesse, quelqu'un qui se
contente de la médiocrité ambiante pour instituer le
laisser-aller comme la voie indiquée vers le progrès. Là
est plutôt la voie pour faire de l'homme un « mendiant
permanent » car il ne sera jamais responsable.
C'est dans un rapport d'échange que l'homme apprend
à se découvrir en face de l'exigence de vivre avec les autres.
C'est là qu'il apprend pour la première fois à se mesurer
à une autre personne. Ce rapport qui est le propre de la
réalité primitive est source de la conscience. Mais aussi d'une
intériorisation saine. Cela donne de la consistance à la promesse
dans la société primitive. Cela n'est pas très loin de ce
qui se fait dans l'enfance. C'est donc le sentiment du devoir qui est la source
de la conscience par le biais de la foi en l'autorité ; c'est la
voix de quelques hommes et non la voix de Dieu dans l'homme. Ce n'est donc par
cette intériorisation provoquée par le rapport politique que l'on
accède à la responsabilité, jusqu'à ce que cela
devienne régulateur de toutes les autres actions en soi. Nous savons
aussi que le non respect de ce rapport a été source des
déviations qui ont provoqué des malheurs inéluctables pour
l'homme : la mauvaise conscience, la culpabilité, etc.
On voit que Nietzsche critique le droit moderne pour sa haine
de la différence et adoption des méthodes qui sont celles de la
bassesse. Et par ce fait même qui sont cause de décadence, une
société bâtie sur « l'individualisme
frileux » où chacun poursuit son petit bonheur. Quel est
finalement le droit auquel Nietzsche nous invite ? Sans vouloir substituer
un autre droit au droit moderne, Nietzsche a pourtant une nouvelle pour ses
lecteurs. Désormais, ils peuvent entendre autre chose que le chant de
deuil de la vilenie et de la bassesse. Il n'est pas très profitable dans
les conditions de la société moderne de substituer un droit par
un autre (Un droit propre à l'esclave par un droit noble, parce qu'il
sera vite dénaturé) Ce qu'il faut faire c'est d'éduquer la
volonté à se transformer constamment. Dénoncer ce qui ne
va pas est une incitation à envisager autre chose, souhaiter ardemment
la nouveauté, le renouveau.
La volonté voudra-t-elle se transformer un jour et de
manière complète. Nous avons dit qu'il y a de la force dans la
volonté faible, voilà pourquoi elle réussit à
renverser les valeurs établies. Et si les nobles se laissent ramener au
rang des esclaves en se culpabilisant d'être différents, c'est
parce qu'il y a en eux aussi une dose de vilenie. Ceci pour dire que le droit
que Nietzsche nous propose est un idéal. Ce n'est donc pas un
modèle réalisable dans l'histoire. Si le sens d'une chose, ainsi
que nous l'avons vu change constamment, il ne se mettrait donc pas la corde au
coup en proposant un modèle juridique tout en sachant qu'il va
être abandonné au profit d'un autre. Voilà pourquoi en face
des tares du droit moderne, il oppose les valeurs de la noblesse pour qu'elles
soient source de purification continuelle. C'est à l'homme qu'appartient
le devoir de sélectionner ce qui est le propre de la vie s'il veut
rester la mesure de toute chose.
BIBLIOGRAPHIE
Livres
1. NIETZSCHE, F., La Généalogie de la
Morale, NIETZSCHE, oeuvres complètes, trad. par HENRI
ALBERT, Mercvre de France, Paris, 1958.
2.____________, PBM, Union Gén. d'éd.,
Paris, 1970.
3.____________, Aurore, in oeuvres philosophiques
complètes, (IV) trad. par HERVIER, J., Gallimard, Paris, 1980.
4.____________, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. par
DE CANDILLAC M., Gallimard, Paris, 1968.
5. VALADIER, P., Nietzsche, athée de rigueur,
DDB, Paris, 1975.
6. ____________, Nietzsche l'intempestif, Beauchesne,
Paris, 2000.
7 ____________, Nietzsche et la critique du
christianisme, éd. du Cerf, Paris, 1974.
8. ANDLER, C., Nietzsche, Gallimard, Paris, 1958.
9. DELEUZE, G., Nietzsche et la philosophie, PUF,
Paris, 1962.
10. ____________, Nietzsche et la philosophie,
Quadrige/PUF, Paris, 1999.
11. SPENLE, J.E, La pensée allemande, Armand
Colin, Paris, 1955.
12. SCHELER, M., L'homme du ressentiment, Gallimard,
Paris, 1958.
13. DIPROSE, R., Corporeal generosity, on giving
with, Nietzsche, M-Ponty and Levinas, State university of New York
Press, New York, 2002.
14. NKETO, C., Anthropologie philosophie, note des
cours (inédit), 2007-2008.
15. THIBON, G., Nietzsche ou le déclin de
l'esprit, Fayart, Lyon, 1948.
16. LEVOYER, P., Nietzsche, Quintette, Paris,
1998.
17. CHARON, J.E, L'homme et l'univers, Albin Michel,
Paris, 1974.
18. BELAVAL, Y. (sous la dir.), Encyclopédie de la
pléiade, histoire de philosophie, III, du IX è siècle
à nos jours.
19. MERLEAU-PONTY, M. (sous la dir.), Les philosophes
célèbres, Lucien MAZENOD, Paris, 1956.
Articles
1. WOTLING, P., «
Nietzsche », in Le vocabulaire des philosophes, III
Philosophie moderne.
2. DELFOUR, J.J, « Nietzsche, la promesse, la
mémoire, l'oubli et le temps. Réflexion sur un passage formidable
de la généalogie de la morale », in
www.philopsis.fr
(2006)
3. NGOMA BINDA, « Leadership et pouvoir politique en
Afrique » in Promotion d'un leadership de qualité en
Afrique à l'aune du modèle jésuite, Actes des IX
èmes J. Ph., du 05 avril au 08 avril 2006, pp. 121-131.
Table de matière
INTRODUCTION GENERALE
1
Problématique
1
Présentation de l'auteur
4
CHAP. I. CLARIFICATION CONCEPTUELLE
7
I. 1. La généalogie comme
méthode
7
I. 2. Dans la sphère des classes
8
I. 2. 1. Maître/ esclave
8
I. 2. 2. Vengeance et Ressentiment
9
I. 2. 3. Renversement des valeurs
10
I. 3. La conception nietzschéenne de la
justice
11
CHAP. II. LES ORIGINES D'UNE CIVILISATION ET
LA PROBLEMATIQUE DE LA JUSTICE ARISTOCRATIQUE
15
II. 1. ELEVER A LA RESPONSABILITE
15
II. 1. 1. Promesse, oubli et mémoire
15
II. 1. 2. L'individu souverain
18
II. 1. 3. La conscience et la
mnémotechnique
20
II. 2. VERS L'IRRESPONSABILITE
21
II. 2. 1. La conscience de la faute
21
II. 2. 2. Droit d'obligation
22
II. 3. LE SENTIMENT DU DEVOIR
24
II. 3. 1. L'échange
24
II. 3. 2. Les relations sociales
25
II. 4. ORIGINE DE LA JUSTICE
26
II. 4. 1. Genèse
26
II. 4. 2. La grâce comme autodestruction de
la justice
28
CHAP. III. L'ORIGINE ET LE BUT DU CHATIMENT
30
III. 1. L'utilité et la finalité
30
III. 2 L'usage et la fluidité
31
III. 3. Le sentiment de la faute
32
III. 4. Berceau de la mauvaise conscience
33
III. 4. 1. Que s'est-il passé ?
33
III. 4. 2. Conditions de la naissance de la
mauvaise conscience
34
III. 5. LA JUSTICE DIVINE
37
III. 5. 1. La naissance de Dieux
37
III. 5. 2. Dette envers la divinité
37
III. 5. 3. Dette et devoir
38
III. 5. 4. comment libérer
l'homme ?
39
CH. IV. LES ASPECTS CRITIQUES
41
IV. 1. La subjectivité de la
connaissance.
41
IV. 2. Apport de Nietzsche à la conception
moderne de la justice
44
IV. 3. Limite de la pensée
nietzschéenne de la justice
47
IV. 4. Approche personnelle
48
IV. 4. 1. La justice comme condition d'un
développement endogène de l'Afrique
49
IV. 4. 2. La justice au service de l'homme
51
CONCLUSION GENERALE
53
BIBLIOGRAPHIE
56
Livres
56
Articles
56
Table de matière
57
* 1 Dans la
Généalogie de la morale, c'est dans la deuxième
dissertation que l'on trouve l'essentiel de la réflexion de Nietzsche
sur la justice.
* 2F. NIETZSCHE,
Généalogie de la Morale, §I, p. 18.
* 3 C. ANDLER,
Nietzsche, p. 12.
* 4 P. VALADIER, Nietzsche,
athée de rigueur, p. 11-12.
* 5C. NKETO,
Anthropologie philosophie, note des cours (inédit),
2007-2008.
* 6 F. NIETZSCHE, PBM, §
269, p. 225.
* 7 P. VALADIER, Op.
cit., p. 13.
* 8 Ibid.
* 9 F. NIETZSCHE, PBM, §
226, p. 164.
* 10 F. NIETZSCHE,
Plaisanterie, ruse et vengeance, §54, cité par P.
VALADIER, Op. cit., p. 14.
* 11 Idem, G.M, §2, p.
10.
* 12 F. NIETZSCHE,
Aurore, §47, p. 48.
* 13 P.
WOTLING, « Nietzsche », in Le
vocabulaire des philosophes, III Philosophie moderne, p. 647.
* 14 Ibid., p. 648.
* 15 G. DELEUZE, Nietzsche
et la philosophie, PUF, Paris, 1962, p.1.
* 16 G.M., p. 18.
* 17 G. DELEUZE, Op.
cit. p. 03.
* 18 P. WOTLING, Op.
cit., p. 681.
* 19 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 51.
* 20 Ibid., p. 53
* 21 Il vaut mieux peut
être préciser que chez Nietzsche la prudence est négative.
Elle est le contraire de l'audace créatrice des maîtres. La
prudence cloisonne l'esclave dans la recherche permanente de
sécurité. Or vous savez qu'il n'y a pas de sécurité
qui ne soit insécurité. C'est le propre de la mauvaise
conscience. C'est donc un principe négateur de la vie. Alors que le
maître agit comme un enfant irresponsable et insouciant.
* 22 Ibid., pp.66-67.
* 23M., SCHELER, L'homme du
ressentiment, p. 9.
* 24 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 50.
* 25 Ibid., I, §7, p.
45.
* 26 Ibid.
* 27 G. DELEUZE, Op.
cit., p. 13.
* 28 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 51.
* 29 G. DELEUZE, Op.
cit., p. 138
* 30 Ibid., p. 139.
* 31 F. NIETZSCHE, Op.
cit., I, §17, p. 81.
* 32 G. DELEUZE, Op.
cit., p. 139.
* 33 F. NIETZSCHE, Op.
cit., I, p.78.
* 34 R. DIPROSE, Corporeal
generosity, on giving with, Nietzsche, M-Ponty and Levinas, p. 8.
* 35 F. NIETZSCHE, Op.
cit., II, p116.
* 36 R. DIPROSE, p. 32.
* 37 « Dresser
l'homme signifie le former de telle manière qu'il puisse agir ses forces
réactives. L'activité de la culture s'exerce en principe sur les
forces réactives, leur donne des habitudes et leur impose des
modèles, pour les rendre aptes à être agies. » G.
DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, p. 153
* 38 G.M, §1, pp.
85-88.
* 39 Promettre c'est
disposer de son temps, aujourd'hui comme demain. Cela veut dire aussi que
disposer de ce temps n'est pas un obstacle à la détermination de
l'action avenir. Dans ce sens le futur est autant disponible que le
présent. Pour que présent et avenir soit également
disponible, il faut que le temps soit conçu comme
« homogène. »
* 40 J.J DELFOUR,
« Nietzsche, la promesse, la mémoire, l'oubli et le
temps. Réflexion sur un passage formidable de la
généalogie de la morale », in
www.philopsis.fr
(2006)
* 41 Une force d'inertie
* 42 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. II §1, pp. 85-86.
* 43 Ibid., p. 86.
* 44 J.J DELFOUR Op.
cit., pp. 8-9.
* 45 G. DELEUZE, Op.
cit, p. 131.
* 46 G. DELEUZE, Op.
cit, p. 132.
* 47 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 88.
* 48 G. DELEUZE, Op.
cit., p. 157.
* 49 Ibid.
* 50 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 92.
* 51 Ibid., p. 93
* 52 Ibid.
* 53 G. DELEUZE, Op.
cit., p. 154.
* 54 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 96.
* 55 Ibid., p. 100.
* 56 Ibid., p. 101.
* 57 Ibid.
* 58 Ibid., p. 104.
* 59 Ibid., p. 106.
* 60 Ibid., p. 108.
* 61 Ibid., p. 110.
* 62 Ibid., p. 111.
* 63 Ibid., p. 113.
* 64 Ibid., p. 45.
* 65 Ibid., p. 116.
* 66 Idem, Aurore, §
206, pp. 160-162.
* 67 Ibid., p. 118. (Chez
Nietzsche l'équité scientifique s'origine dans le
ressentiment)
* 68 Ibid., p. 119.
* 69 Ibid., p. 121.
* 70 P. VALADIER, Op.
cit., p. 169.
* 71 Ibid., p. 115.
* 72 F. NIETZSCHE, Op.
cit., p. 123.
* 73 Ibid., p. 124.
* 74 Ibid., p. 125.
* 75 Ibid., p. 130.
* 76 Ibid., p. 131.
* 77 Ibid., p. 132.
* 78 Ibid., p. 133.
* 79 Ibid., p. 134.
* 80 Ibid., p. 135.
* 81 Ibid., p. 136.
* 82 Ibid., p. 138.
* 83 Ibid., p. 139.
* 84 Ibid., p. 140.
* 85 Ibid., pp. 140-141.
* 86 Ibid., p. 137.
* 87 P. VALADIER, Op. cit.,
pp. 222-223.
* 88 F. NIETZSCHE, Op. cit
, p. 143.
* 89 Ibid., p. 148.
* 90 Ibid., p. 149.
* 91 Ibid., p. 153.
* 92 Ibid., p. 154.
* 93 Ibid.
* 94 Ibid., p. 156-157.
* 95 Ibid., p. 159.
* 96 F. NIETZSCHE, Op.
cit., III, § 12, p. 205.
* 97 Ibid., I, §1, p.
81.
* 98 J.E CHARON, L'homme et
l'univers, p. 21.
* 99T. NKERAMIHIGO,
Initiation à l'acte philosophique, p. 48.
* 100 J.E CHARON, Op.
cit., p. 22.
* 101 Ibid., p p.
206-207.
* 102 F. NIETZSCHE, Op.
cit., I, §14, p. 71.
* 103 Ibid., I, §2, p.
29.
* 104 P. VALADIER, Op.
cit., p. 171.
* 105 Idem, Nietzsche
l'intempestif, p. 53.
* 106 Idem., Op.
cit., p. 589.
* 107 Ibid., p. 590.
* 108 Idem., Op.
cit., p. 69.
* 109F. NIETZSCHE,
PBM, §188.
* 110 NGOMA BINDA,
« Leadership et pouvoir politique en Afrique » in
Promotion d'un leadership de qualité en Afrique à l'aune du
modèle jésuite, pp. 121-131.
* 111 Ibid.
* 112 P. LEVOYER,
Nietzsche, p. 53.
* 113 Ibid., p. 55.
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