Le declin du mythe imperial: proces du colonialisme et de l'apartheid dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de fer (1992) de John Maxwell Coetzee( Télécharger le fichier original )par Amadou Hame NIANG Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - Maitrise 2007 |
1.2: Le style de CoetzeeDans L'Age de fer (1992), John Maxwell Coetzee exprime à travers son héroïne, malade d'un cancer, l'horreur du système d'apartheid qui est à son déclin. L'auteur, on le sait, vit le dilemme de l'étudiant ayant « rompu » avec son pays en proie à l'apartheid et l'exil à Londres, une sorte de fuite qui crée en lui un sentiment de culpabilité. Son récit Scènes de la vie d'un jeune garçon (1999) et plus tard, le roman Vers l'âge d'homme (2003) illustrent la quête identitaire du jeune garçon devenu homme, plein d'interrogations pour deux sociétés à savoir L'Afrique du Sud et Londres, où il demeure étranger : « Il préférerait tourner la page sur son côté Sud-africain, tout comme il a tourné la page sur L'Afrique du Sud. 100(*)» Dans ce récit, le corps malade subit des dommages analogues aux effets du système raciste menacé de ruine. La narratrice, au soir de sa vie, écrit une longue lettre à sa fille réfugiée aux Etats-Unis, dans laquelle elle relate l'absurdité des exactions commises sur la population noire. Tout comme Conrad, c'est dans un style ironique que Coetzee exprime les signes d'un régime aux abois. Le déclin de l'apartheid apparaît en filigrane dans la douleur, les doutes et les appréhensions de l'héroïne. Dès l'ouverture du récit, la narration suggère la fin de la vie d'Elizabeth Curren, confondue avec les derniers actes d'horreurs de l'apartheid. Une « vieille femme »(A.f.8) à qui on annonce une mauvaise « nouvelle »(A.f.8) sent tout s'écrouler autour d'elle ; c'est le « sauve qui peut »(A.f.8), même de la part de son médecin traitant. Chez cette humaniste, il y a un regard critique, lucide mais tragique sur le système qui a atteint les sommets de la honte. Les métaphores du déclin se lisent dans les micro-récits. Ainsi sa maison délabrée suggère la fin du mythe de l'invincibilité de l'apartheid :
« Cette maison est lasse d'attendre le jour, lasse de garder une contenance. Les lames du parquet ont perdu leur souplesse. Les isolants des câbles électriques sont racornis, friables, la plomberie est entartrée. Les gouttières s'affaissent partout où des vis ont rouillé ou sont sorties du bois pourri. Les tuiles du toit sont chargées de mousse. Une maison bâtie solidement mais sans amour, désormais froide, inerte, prête à mourir. » (A.f.19-20). La personnification de la maison renseigne sur l'état schizophrénique du protagoniste du roman de Coetzee. En effet, la dissociation de la conscience de l'héroïne est la conséquence des interrogations sur son cancer et au-delà, la folie sur la discrimination raciale. Aussi dans la narration, la relation de connivence entre l'écriture et la maladie permet d'illustrer les brèches qui entament l'ère de sa révolte contre le système qui s'est imposé à elle. Elizabeth Curren, professeur d'université à la retraite et héritière d'une culture humaniste, oppose son passé et les temps présents, afin de ressortir dans la fiction les signes inquiétants de l'apartheid à son chant de cygne. Ainsi, elle se remémore de son enfance, revers du monde d'aujourd'hui : « De mon temps, nous considérions l'instruction comme un privilège. »(A.f.44) ; ceci, pour suggérer le chaos dans la société, le laisser-aller dans le système scolaire. Les enfants noirs en rupture de banc sont livrés à la folie du racisme. L'héroïne entrevoit dans le mépris de l'avenir des écoliers des Townships, les fissures dans le tissu de l'équilibre social. Car, si elle a vécu une vie aisée, c'est parce qu'on l'a laissée grandir : « Quand je me remémore de ma propre enfance, il ne me revient que de longs après-midi ensoleillés, l'odeur de la poussière sous les eucalyptus de l'avenue, le bruissement tranquille de l'eau dans les fossés, le long de la route, le roucoulement des colombes. Une enfance endormie, prélude à une vie destinée à être sans ennuis et à un passage aisé vers le Nirvana. » (A.f.104). Tout le récit est fondé sur l'alternance entre passé et présent afin de comprendre la déchéance du peuple Sud-africain. Dans son introspection, elle estime que le délaissement des valeurs de la courtoisie est la cause de la perte des repaires. Aussi se recroqueville-t-elle dans un monde connu d'elle seule : « Dans une vieille automobile comme celle-ci, on a encore la possibilité de rouler en roue libre. Avec une voiture moderne, si vous coupez le contact, le volant se bloque. Je suis sûr que vous le savez. Mais quelquefois les gens se trompent ou ils oublient, et ils ne peuvent plus diriger la voiture. » (A.f.21). La narratrice reconstitue l'histoire du passé enfoui au fond d'elle pour estimer l'abîme entre les générations. A travers la musique ancienne, affleurent la culture et l'éducation qui sont le principe de la distinction intellectuelle : « Je me suis mise au piano cet après-midi et j'ai joué quelques uns des morceaux d'autrefois : préludes du Clavecin bien tempéré, préludes de Chopin, valses de Brahms sur des partitions de Novello et Augener (...) Je parle d'une époque antérieure à la tienne (...) Jours de charme et de peine, et aussi de mystère ! Jour d'innocence ! » (A.f.29-30). Le mouvement de balancier entre l'ici et l'ailleurs affecte aussi les objets matériels. Ainsi, la maison, qualifiée de musée par Vercueil et même sa voiture sont une mise en abyme de la vie d'Elizabeth Curren. Elles sont en effet dépositaires de symboles qui échappent à la contrainte d'un ordre politique inique. Les concepts d'innocence et d'alternative à toute épreuve dans le monde auquel s'identifie l'héroïne font allusion à la structure du régime d'apartheid, figé dans une rigidité qui entraîne sa chute : « Cette voiture est vieille, elle appartient à un monde qui n'existe pour ainsi dire plus, mais elle fonctionne. Ce qui reste de ce monde, ce qui fonctionne encore, j'essaie de m'y accrocher. Que je l'aime ou que je le déteste, peu importe. La vérité, c'est que je lui appartiens, alors que je n'appartiens pas, Dieu merci, à ce qu'il est devenu. C'est un monde dans lequel on ne peut pas compter sur les voitures pour démarrer au moment précis où on le désir. Dans mon monde, on essaie le starter. Si cela ne marche pas, on essaie la manivelle. Si cela ne marche pas, on demande à quelqu'un de pousser. Et si la voiture s'obstine à ne pas démarrer, on prend sa bicyclette, on y va à pied, ou on reste à la maison. Voilà comment ça se passe dans le monde auquel j'appartiens. J'y suis à l'aise, c'est un monde que je comprends. Je ne vois pas pourquoi j'en changerais. » (A.f.81). Toutefois, ce conservatisme est soumis à l'autocritique car l'héroïne se voit souvent comme une relique, « un dodo : le dernier des dodos, une femelle âgée, ne pouvant plus pondre. »(A.f.35). L'image qu'elle se donne à travers cet oiseau columbiforme qui vécut à l'Ile Maurice et qui fut exterminé au XVIIIe siècle, renvoie à l'imminence de la fin de l'apartheid. D'ailleurs, dans la plupart des romans de Coetzee, le personnage principal est en déphasage avec la réalité du milieu. Ainsi, le médecin dit de Michael K : « Je vois en toi une âme humaine qui échappe à toute classification, une âme qui a eu la grâce de n'être effleurée ni par les doctrines ni par l'histoire, une âme qui remue les ailes dans ce sarcophage rigide, qui frémit derrière ce masque de clown. Tu es précieux Michaels, à ta façon : tu es le dernier de ton espèce, un reste d'une époque antérieure, comme le coelacanthe ou le dernier homme à parler le yaqui.101(*) » Ce passage résume l'histoire de Michael K, humble jardinier qui décide de fuir la ville dévastée, de s'échapper d'un monde rempli de barbelés pour se réfugier dans une ferme isolée où il vit de melons et de potirons. Seulement Michael K comme Elizabeth Curren sont envahis de doutes quant à leur statut de déclassé. Car la vie qu'ils mènent les emplit d'un sentiment de culpabilité. L'héroïne de L'Age de fer vit dans l'angoisse de l'injustice commise envers le peuple noir. Sa couleur de peau constitue le symbole de la domination européenne : « Un crime a été commis il y a longtemps. Il y a combien de temps ? Je ne sais pas.(...) Il y a si longtemps que j'y ai été mêlée dès ma naissance. Il fait partie de mon héritage. Il fait partie de moi, j'y suis partie prenante. (...) Certes, je n'avais pas demandé que ce crime fût commis, mais il avait été commis en mon nom. » (A.f.187). La narration retrace, au fil du texte, cette culpabilité qui ouvre les brèches dans l'idéologie de l'empire d'apartheid. Elizabeth Curren s'interroge sur son existence, mais au-delà, c'est la raison inavouée de la folie du système ségrégationniste qu'elle explore : « Une poupée ? Une vie de poupée ? Serait-ce ce que j'ai vécu ? »(A.f.125). L'aspect creux de la poupée, métaphore de la structure du régime raciste, ébranle les convictions de la narratrice. Elle prend conscience de l'absurdité de la discrimination raciale, et la culpabilité la submerge, aux souvenirs des privilèges dont elle a bénéficié tout au long de sa vie. De là, naît le malaise relatif à l'usurpation du bonheur des Noirs : « Pour autant que je puisse me confesser, je me confesse à toi. Tu me demandes qu'elle est mon erreur ? Si je pouvais l'enfermer dans un bocal, comme une araignée, et te l'envoyer pour que tu l'examines, je le ferais. Mais c'est une brume, elle est partout et nul part. je ne peux pas la toucher, ni l'attraper, ni lui donner un nom. » (A.f.155). Dans l'Afrique du Sud qu'inspecte Elizabeth Curren, la rapacité des colons semble être l'unique motivation de l'apartheid : « Ils vous ouvrent les doigts après coup pour être sûr que vous n'essayez pas d'emporter quelque chose avec vous. Un caillou. Une plume. Une graine de moutarde sous un de vos ongles. » (A.f.32). Toutes les exactions commises sur la population noire ne contribuent qu'à affaiblir le régime. Car les Africains se sont rendus à l'évidence que la marginalisation dont ils sont victimes, n'a pour but que l'expropriation : « Le Blanc est venu la Bible dans une main et le fusil dans l'autre. Il a donné au Noir la Bible et il lui a pris sa terre.102(*) ». Les exemples d'abus de pouvoir sont récurrents dans le récit de Coetzee : « Ce qui les absorbe, c'est le pouvoir, la stupeur du pouvoir. »(A.f.36). Ainsi, l'auteur, avec une certaine ironie, insiste sur l'incompréhension entre les races. Mettant en parallèle, l'apartheid et les Africains, l'héroïne donne l'image d'un chat malade qu'elle avait recueilli et soigné, sans pour autant réussir à gagner sa sympathie : « Autour de ce garçon, j'ai senti aujourd'hui la même muraille de résistance. Ses yeux étaient ouverts mais il ne voyait pas, et ce que je disais il ne l'entendait pas. » (A.f.90). Il faut reconnaître que privé de liberté dans leur propre pays, les Noirs n'avaient pas d'autres alternatives que la reconquête de leurs droits. La surdité des uns et des autres installe un climat de tension latente, prélude au déclin de l'apartheid. La narratrice, à l'image du cancer qui va l'emporter, se réjouit de la suspension prochaine de sa douleur. Aussi accueille-t-elle en toute sérénité les signes annonciateurs de la fin de l'apartheid : « La première idée qui m'est venue : où est-ce que je vais trouver un pare-brise de Hillman ? Et puis qu'elle chance que tout arrive à sa fin simultanément ! » (A.f.118). Cette interrogation fait suite à la découverte de l'horreur dans le Township où sa vieille voiture est brisée par les insurgés. Même sa maison, à ses yeux, avait perdu de son mystère enchanteur, après que les policiers l'eurent investie dans la traque des écoliers noirs. Elizabeth Curren se félicite aussi d'avoir résisté à la tentation de quitter l'Afrique du Sud malgré l'invitation de sa fille : « Et puis quel bonheur y a t-il à s'éclipser à une époque où le navire rongé aux vers commence si visiblement à couler, en compagnie de joueurs de tennis, d'escrocs de la haute finance, de généraux aux poches pleines de diamants qui filent s'édifier des retraites dans les recoins encore abrités du monde ? »(A.f.145). L'imminence du chant de cygne du régime tristement célèbre de l'apartheid est aussi précipitée par la résistance farouche des Africains, car : « La reconnaissance de l'identité noire passe nécessairement par la réappropriation pratique de son essence d'homme : et naturellement par la destruction du système qui l'a nié en tant qu'homme. 103(*)». Ce que semblaient ignorer les Européens d'Afrique du Sud, c'est que plus s'accentuait l'horreur plus le système s'affaiblissait. Le parallèle avec l'héroïne est saisissant, dans la mesure où le cancer, de jour en jour, diminue ses forces : « La fin arrive au galop. Je n'avais pas prévu qu'en descendant la pente on prend de la vitesse. Je pensais qu'on pouvait faire tout le chemin au pas de promenade. Erreur, lourde erreur. » (A.f.159).
* 100 John Maxwell Coetzee, Vers l'âge d'homme, op.cit.; p.89. * 101 John Maxwell Coetzee, Michaël K, sa vie, son temps, Paris, Seuil, 1985, p.182. * 102 Winnie Mandela, Une part de mon âme, Paris, Seuil, 1986, p.146. * 103 Stanislas Adotevi in « Négritude et Négrologues », p.252, Union Générale d'Editions, 8 rue Garancière, Paris 6e, cité par John-Bosco Adotevi, L'apartheid et la société internationale, op.cit ; p.186. |
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