CONCLUSION
Au terme de cette étude, il importe de rappeler
une fois de plus que le choix des récits de Au Coeur des
ténèbres et de L'Age de fer répondait
à un intérêt vif d'analyser le colonialisme et
l'apartheid.
En fait, la finalité était de montrer que
ces deux évènements marquants de l'histoire mondiale, ont
contribué, sinon favorisé la bipolarisation du monde, tant au
plan géographique qu'humain. Mais une approche plus littéraire
nous a permis de voir que sous son apparente stabilité,
l'impérialisme cachait mal des doutes et inquiétudes qui amorcent
son inexorable déclin.
Près d'un siècle d'écart, Conrad et
Coetzee ont su s'écarter du discours politique pour exprimer leur
position dans une approche littéraire, subjective voire
métaphysique. Ils mettent en scène un héros
confronté à un milieu hostile, où sa lucidité
l'élève au-dessus de l'absurdité de la colonisation. Le
héros-narrateur de l'Anglo-polonais use du terme de l'absurde,
tandis que l'héroïne du Sud-africain a recours à la
connotation du mot honte. Leur malaise fait d'eux des solitaires, en
déphasage avec la « mission civilisatrice ».
La structure narrative des deux récits
obéit aux notions de « centre » (l'Europe) et de
« périphérie » (le monde non-occidental). La
séparation raciale se manifeste à travers l'isolement spatial des
Blancs d'un côté, et de l'autre, les Noirs, esclaves de leur
paraître.
Au vue de ce schéma, on voit naître les
linéaments du conflit des cultures. Les Africains sont dominés
mais insoumis. En effet, à l'astuce des Européens et à
leur supériorité logistique, l'Afrique se défend par son
inintelligibilité. Dans Au Coeur des ténèbres,
les indigènes usent de leur regard pour déstabiliser les
Blancs ; et dans L'Age de fer, la révolte des
écoliers noirs fait vaciller le régime d'apartheid, de plus en
plus aux abois. Ces facteurs réunis, les Européens des deux
récits voient le mythe impérial s'effondrer.
Le déclin se manifeste par une rapacité
sans pareille pour les matières premières (l'ivoire), la
dégénérescence mentale des émissaires de la
civilisation (Kurtz) au point d'embrasser les « coutumes
sauvages », la promotion de la
« médiocrité » aux plus hautes instances
étatiques (Afrikaners), la perte des valeurs de la courtoisie et de la
distinction intellectuelle, à l'image du médecin, policiers et
ambulanciers de L'Age de fer.
Les deux auteurs s'emparent de cette matière, pour
tenter de faire adhérer le lecteur au procès sans
précédent du colonialisme au Congo belge et de l'apartheid en
Afrique du Sud. Dans certains passages, leur ambiguïté semble
être une invite à plus d'acuité dans l'analyse. On se
souvient des observations de Marlow concernant le boy du Directeur.
L'aventurier anglais est atterré par le sort des indigènes mais
il ne supporte pas non plus l'insolence du nègre face à un Blanc.
Elizabeth Curren vivait le dilemme de son opposition à des
enfants-guerriers pour la nation et la pérennité de
l'apartheid. L'un et l'autre font voir l'imposture idéologique de
l'impérialisme. Coetzee apparaît comme celui qui domine le mieux
son sujet car c'est de ses racines qu'il s'agit ; et en s'attaquant aux
normes socioculturelles de son pays, il ne peut surseoir à son
autocritique ; d'où le sentiment de culpabilité qui anime
son héroïne. Conrad, c'est le regard de l'Européen envers
les « autres », et son analyse souffre de probité,
du fait de sa fidélité à la morale victorienne.
Au Coeur des ténèbres (1902) et
L'Age de fer (1992) ouvrent la voie à un bouleversement des
convictions profondes sur la présence européenne en Afrique. Ces
textes ont montré les signes imminents du déclin du mythe
impérial, repris par une génération d'écrivains,
d'André Gide à Georges Simenon, qui annonce l'horizon de la
décolonisation.
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