UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR
FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT DE LETTRES MODERNES
Mémoire de maîtrise
(Littérature Comparée)
Le déclin du mythe impérial : procès
du colonialisme et de l'apartheid dans Au Coeur des
ténèbres (1902) de Joseph Conrad et dans L'Age de
fer (1992) de John Maxwell Coetzee.
Présenté Par :
Sous la direction
de :
M.Amadou Hamé Niang M.Amadou
Falilou Ndiaye
Professeur titulaire
Année académique
2006-2007
SOMMAIRE
INTRODUCTION.................................................................. 2
PREMIERE PARTIE : L'héritage des
Lumières dans le mouvement
impérialiste.............................................................................6
Chapitre I :La rhétorique de
l'ailleurs et de
l'altérité...........................9
1.1 : Tableau du paysage
physique.................................................
1.2 : A la rencontre de
l'Autre.....................................................15
Chapitre II : L'expansion
impérialiste..................................................23
2.1 : Les
conquêtes..................................................................25
2.2 : Le
colonialisme................................................................29
Chapitre III : La représentation
dichotomique de l'univers colonial........35
3.1 : Ville /
Taudis..................................................................
3.2 : Européens /
Indigènes........................................................40
DEUXIEME PARTIE : Le déclin du
mythe impérial........................50
Chapitre I : Les manifestations du
déclin dans les deux récits..............52
1.1 : Le procédé de
Conrad......................................................
1.2 : Le style de
Coetzee...........................................................60
Chapitre II : La démythification
du système colonial........................67
2.1 : Procès du colonialisme dans
Au Coeur des ténèbres.........................
2.2 : Procès de l'apartheid dans
L'Age de fer...................................73
Chapitre III : Les conséquences
du déclin de l'Empire colonial............80
3.1 : Chez les
Européens..............................................................
3.2 : Chez les
Africains............................................................86
CONCLUSION.................................................................................90
BIBLIOGRAPHIE............................................................................93
INTRODUCTION
De l'héritage des Lumières à la
littérature exotique, l'imaginaire Occidental a forgé le mythe
colonial. Il a défendu et s'est évertué à justifier
la prétendue supériorité de la Civilisation
Européenne et l'expansion impérialiste vers
les contrées « vides » de l'ailleurs. A partir
du substrat philosophique des écrits de Rousseau, Voltaire et d'autres
auteurs, relatif à l'altérité, les récits de Pierre
Loti et de Rudyard Kipling exaltent la domination culturelle et scientifique de
l'Europe dans les terrae incognitae.
Cependant, malgré l'apologie de la grandeur
impériale, s'insinuent en filigrane dans l'imagerie coloniale du roman
de l'ère victorienne et dans les récits exotiques
français, des doutes entamant la stabilité de l'Empire. Ainsi,
apparaissent dans les fictions et les récits de voyages, des
« héros coloniaux plus troubles ; inquiétudes
coloniales de l'entre-deux-guerres où surgissent des figures de malaise
impérial.1(*) ». On songe à des romans tels A
Passage to India (1924) de E. M. Forster, Voyage au bout de la
nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline ou Burna Days (1934)
de Georges Orwell entre autres. Il s'agissait dans ces textes d'une
représentation de l'émissaire de la Civilisation dans un milieu
hostile, propice à la convoitise et à la déchéance
morale. La rhétorique de ces deux aspects annonce la
démythification de la « mission » dont sont
chargés ces héros, et préfigure le déclin de
l'empire.
Au Coeur des ténèbres2(*) (1902) de Joseph Conrad
(1857-1924) anticipe le déclin, en exprimant le doute et le scepticisme,
relatifs au projet impérial et ses accents ont continué avec John
Maxwell Coetzee (né en 1940) dans L'Age de fer3(*) (1992). Dans ces deux
romans s'énoncent différents modes de représentation du
colonialisme et de l'apartheid. Les deux écrivains exploitent les
sentiments mitigés de leur héros, dévoilant ainsi leur
position, et partant de là, celle d'une vision générale de
leur époque :
« L'image qu'un auteur se compose d'un pays
étranger
d'après son expérience personnelle, ses
relations humaines
et ses lectures, est toujours d'autant plus
intéressante que
cet auteur est représentatif de la littérature
de son pays,
qu'il a exercé une influence réelle sur celle-ci
ainsi que
sur l'opinion publique de son pays.4(*) ».
Nos deux récits s'inscrivent dans cette logique,
d'où la motivation qui a guidé notre choix. En effet, Conrad et
Coetzee, près d'un siècle d'écart, ont anticipé le
déclin du mythe impérial, et ont ouvert la voie à un
réquisitoire sans précédent du colonialisme et de
l'apartheid.
Quels ont été les traits
caractéristiques du discours littéraire du déclin
impérial dans les textes du corpus ? Quels sont les modes de
représentation et d'énonciation du procès du colonialisme
dans Au Coeur des ténèbres, d'une part et d'autre part,
du procès de l'apartheid dans L'Age de fer ?
Comment s'articule dans la fiction, le bilan littéraire des
conséquences de l'image de l'Afrique dans l'imaginaire Occidental de
Pierre Loti à André Gide ?
Nous nous intéresserons à la
manière dont les textes s'ouvrent sur « leurs
différences par rapport aux assertions du centre
impérial.5(*) ». Il est probable que Joseph Conrad, de
même que John Maxwell Coetzee, aient été influencés
par leur histoire personnelle pour déconstruire les codes de l'ordre
colonial et au-delà, ceux de la culture Occidentale. Albert Memmi avait
déjà montré dans Portrait du colonisé
suivi du Portrait du colonisateur (1957) combien les visages de l'un
et de l'autre pourraient fournir les conditions d'articulation de la
mythification au déclin.
Le mythe impérial était destiné
à présenter sous une forme concrète, les concepts de
vacuité, de tabula rasa, de terrae incognitae... du
monde non-occidental. On pourrait revoir à ce niveau la théorie
de Todorov dans Nous et les autres (1989). La notion de déclin
reçoit dans cette présente étude une extension
sémantique, à l'image de l'analyse de Léon-Fanoudh Siefer,
revue sous un autre angle par Martine Astier Loufti.
Nous allons voir en quoi l'affirmation de Roland
Barthes : « L'écriture est une fonction :
elle est le rapport entre la création et la société, (...)
elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée aux grandes
crises de l'histoire.6(*) » éclaire Au Coeur des
ténèbres et L'Age de fer.
La première partie de cette étude sera une
réflexion sur l'héritage des Lumières dans le mouvement
impérialiste_ dont découlent la rhétorique de
l'ailleurs et de l'altérité, puis de l'expansion
impérialiste et enfin de la représentation dichotomique de
l'univers colonial. La deuxième partie sera consacrée au
déclin du mythe impérial, à travers ses manifestations, la
démythification du système colonial et ses conséquences,
tant chez les européens que chez les africains.
PREMIERE PARTIE
L'héritage des Lumières dans le mouvement
impérialiste
Dans la littérature du XVIIIe siècle, les
écrivains ont accordé une place de choix à l'exotisme
africain dans leurs écrits. Ce regard implique une construction de
l'Autre étranger d'abord et d'un Ailleurs fantastique. Montesquieu et
Prévost, Rousseau et Voltaire, Diderot et Condorcet, Madame de
Staël et Bernardin de Saint-Pierre allient descriptions tragiques aux
aspects pittoresques. L'exotisme pittoresque, abondamment descriptif, est
semble-t-il plus soucieux de faire rêver. C'est ainsi qu'après un
regard exotique, ce fut très vite une vision engagée au service
du projet colonial qui s'imposa.
L'existence de l'homme noir et des terres dites
« vacantes » obsèdent l'esprit de domination des
Occidentaux. Les philosophes des Lumières s'attèleront à
« prouver l'infériorité naturelle des fils de Cham,
de justifier leur exploitation en se réclamant sinon de la
théologie, au moins de l'économie politique, d'une certaine
psychologie, voire d'une biologie aberrante.7(*) ». Le discours impérialiste que
suggèrent ces textes, n'a pas rencontré l'approbation dans tous
les milieux intellectuels. Ainsi Montesquieu ironise :
« Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux
de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique,
pour s'en servir à défricher tant de terres. (...) Ils est
impossible que nous supposions que ces gens soient des hommes ; parce que,
si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne
sommes pas nous mêmes chrétiens8(*). ».
Seulement, la conscience collective de l'époque
aspirait à la découverte et à la domination des races
prétendues inférieures. Aussi la relation avec l'Autre prit-elle
un tournant décisif avec les philanthropes qui useront et abuseront de
concepts et d'analyses douteux pour justifier l'impérialisme. Rousseau
affirme dans Emile que « L'organisation du cerveau
est moins parfaite aux deux extrêmes (la zone torride et la zone
polaire). Les Nègres ni les Lapons n'ont pas
le sens des Européens.9(*) ». Les théories les plus absurdes
sont véhiculées pour justifier l'infériorité
« naturelle » de la race noire et pour percer le
mystère de l' « Afrique sauvage ». La remarque
de Hegel sur le rapport du continent noir et de l'Europe est le substrat
philosophique sur lequel l'Occident s'est basé pour dominer le monde non
européen : « Ce que nous entendons proprement
par Afrique, c'est ce qui est sans histoire et fermé, ce qui est encore
entièrement empêtré dans l'esprit naturel et qui devait ici
être simplement indiqué au seuil de l'histoire
mondiale.10(*) ». L'homme noir n'échappe pas aux
critères déshumanisants des théoriciens de
l'impérialisme. Ils sont tous d'avis qu'il n'y a pas de comparaison
possible avec la race « élue ». La différence
de pigmentation favorise l'exotisme ; et physiquement le Noir ne
répond pas aux critères de la beauté
« blanche ». A ces considérations
esthétiques, Voltaire ajoute que « Si leur intelligence
(aux Noirs) n'est pas d'une autre espèce que notre
entendement, elle est fort inférieure.11(*) ». La
littérature, dans la logique d'une altérité radicale,
s'active à la contextualisation des Africains dans le cadre d'une
nature à la fois luxuriante et hostile. Cette hostilité
est, semble-t-il, précurseur des conquêtes militaires pour
posséder l'Afrique. Dans cette veine de domination du monde
extra-européen, Marguerite Yourcenar fait dire à
Hadrien :
« J'entrevoyais la possibilité
d'helléniser les barbares, d'atticiser Rome, d'imposer doucement au
monde la seule culture qui se soit un jour séparée du
monstrueux, de l'informe, de l'immobile, qui ait inventé
une définition de la méthode, une théorie de la
politique et de la beauté12(*). »
La culture occidentale est revisitée dans tout ce qui
fait sa spécificité et sa
« supériorité ». Aux explorateurs et
missionnaires, est déléguée la
« mission » d'imposer cette culture dans les terres
inconnues de l'ailleurs ; et « l'essor de la
littérature de voyage a contribué à constituer et
renouveler l'imaginaire utopique.(...) Le récit de voyage introduit la
mise en scène de l'altérité et de la perfection13(*). ». Les
philosophes s'attèlent à la description, au classement des
« peuples sauvages » et à la comparaison des
civilisations pour justifier l'invasion impérialiste.
Chapitre I : La rhétorique de l'ailleurs et
de l'altérité
1.1: Tableau du paysage
physique
L'impérialisme s'est, dans un premier temps,
manifesté par une sorte de ruée vers les territoires dits
vacants. La géographie intellectuelle des textes littéraires
délimite l'Europe comme le centre du monde civilisé, et la
périphérie, le « monde sauvage ».
L'Amérique, l'Inde ou l'Afrique hantent l'esprit de possession et de
domination des Européens. Marlow, le héros de Conrad dans Au
Coeur des ténèbres, exprime ces rêves de gloire du
monde Occidental :
« Quand j'étais petit, j'avais une passion
pour les cartes.
Je passais des heures à regarder l'Amérique du
Sud, ou
l'Afrique, ou l'Australie, et je me perdais dans toute la
gloire de l'exploration. En ce temps là, il restait
beaucoup
d'espaces blancs sur la terre, et quand j'en voyais un
d'aspect prometteur sur la carte( mais ils le sont tous ),
je
mettais le doigt dessus et je disais, quand je serai grand
J'irai là. » (C.t.91)
Il ressort de ce discours la volonté
hégémonique de possession et de domination de l'Occident.
L'ailleurs représenté par son immensité entre en
contradiction avec le vide et la
« solitude »(C.t.110) qui le caractérisent.
Le rêve de Marlow enfant est consubstantiel au projet impérial. De
Defoe à Kipling, ce vide suggère un besoin de possession, et
partant, justifie l'entreprise impériale. Robinson Crusoé,
échoué sur une île sauvage, vide, prend possession de
l'espace, se proclame gouverneur et entreprend la pacification et la
civilisation de sa terrae incognitae. Le discours romanesque retrace
cette velléité de domination du monde non-européen. Dans
Kim (1901) , Kipling décrit une possession coloniale
britannique : l'Inde, où pour les dominants, le système
colonial est un fait naturel. La trame narrative de l'oeuvre, au-delà du
récit d'aventure d'un jeune garçon irlandais en Inde au
début du XXe siècle, tente d'inculquer dans l'imaginaire anglais
la vacuité. La colonie est décrite comme
désordonnée, sauvage et dangereuse, par conséquent, la
contrôler et la civiliser sont un impératif utile et salutaire.
Dans l'écriture, il y a une
répétition obsédante qui suggère l'inconnu, la
frayeur et l'étrangeté. La description de la faune comme de la
flore plonge le récit dans un ailleurs lointain et
fantastique : « De grosses mouches bourdonnaient
férocement ; elles ne piquaient pas, elles
poignardaient. » (C.t.108).
Le réseau sémantique, en restituant
l'étrangeté, construit l'Empire dans l'imaginaire des
missionnaires, soldats et autres commerçants. Cette appréhension
de la nature, dans son essence primitive, dénie toute forme de
progrès. Le discours littéraire relègue les
différents éléments de la nature dans une
extranéité lointaine. Le paysage africain, au regard de Marlow,
n'a rien de comparable à celui de l'Europe : « Une
mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée. »
(C.t.88). Cet aspect mystérieux invite à la conquête ;
toutefois, il semble prévenir tout de suite après, des dangers
qui menacent ceux qui s'aventurent dans ces contrées lointaines. En
effet, devant l'immensité de ce long fleuve, à l'apparence d'un
« immense serpent » (C.t.91), des multiples
écueils allant des « bancs de sable, des marécages,
des forêts » à cette « absolue
sauvagerie » (C.t.88), « navigue une espèce
de bateau à peu près aussi ferme qu'un
accordéon » (C.t.88). Le récit oppose la puissance
de la nature à la fragilité des envahisseurs. Ainsi, après
la curiosité pour le pittoresque, l'épouvante que cause la
« sauvagerie » supplante le rêve d'évasion des
conquérants. Tout, dans la nature, prend l'aspect d'un monstre inconnu.
Le danger guette, de toutes parts dans la jungle. Du brouillard à la
vase primitive, du bruit d'outre tombe des rapides en passant par le soleil
cuisant des tropiques, le péril semble omniprésent. Le
récit de Au Coeur des ténèbres fait une part
importante à cette peur irraisonnée, ce qu'exprime le
champ lexical de la mort.
La mort traverse toute l'histoire de Marlow.
Après la mort de son prédécesseur Fresleven, celle de son
timonier, et même de Kurtz dont il a pris la défense, le
héros narrateur s'est senti lui aussi tout près de la mort :
« Ils faillirent bien m'enterrer » (C.t.190). Dans
une vaine tentative pour sauver les « sauvages », il donna
l'alerte en tirant la corde « du
sifflet »( C.t.186) de son vapeur mais il ne parvint pas
à éviter le massacre. L'hostilité que lui manifeste ses
compagnons de voyage dans « l'enfer africain »,
alliée à la hantise de « la mort tapie dans l'air,
dans l'eau, dans la brousse »(C.t.88) accentuent la terreur de
Marlow. Il ressort de ces clichés une Afrique mystérieuse,
« sauvage » mais semble-t-il, indocile. Indocilité
qui ressurgit à la fin du XXe siècle en Afrique du Sud.
En effet, la représentation du cadre mystérieux,
sauvage et hostile du Congo réapparaît en Afrique du Sud, dans les
Townships du Cap.
Le récit de L'Age de fer se situe en
1986, dans les dernières années de l'apartheid. L'analyse de
Coetzee de ce système raciste présente sur le plan
littéraire quelques traits de ressemblance avec Au Coeur des
ténèbres.
Le milieu physique est conquis par les Boers depuis le grand
Trek14(*) vers
les « terres vierges » des provinces du Natal, Orange et
Transvaal. A l'image de Marlow, envoûté par les espaces blancs sur
la carte, ici aussi, apparaît le thème de la vacuité des
terres de l'Afrique Australe. Ce vide est consubstantiel à l'entreprise
impériale. Il reste évident que l'une et l'autre oeuvre sont
éloignées dans le temps et dans l'espace, mais le silence
inquiétant de la jungle congolaise et les chaumières
désertées des villages indigènes prêtent les
mêmes caractéristiques à la ville, dans le récit
d'Elizabeth Curren. Le corps malade de l'héroïne symbolise l'espace
dans lequel seul le cancer constitue une présence signifiante :
« Il n'y a pas de vérité si ce n'est
la souffrance soudaine
qui me traverse quand, dans un moment d'inadvertance
m'envahit la vision de cette maison-ci, vide, le soleil
déversant par les fenêtres sur un lit vide, où de False Bay
sous un ciel bleu, immaculée, déserte, quand le monde où
j'ai passé ma vie se manifeste à moi et que je n'y suis
pas.»(A.f.33).
Ce vide, dans le corps ravagé par le mal
« sec, exsangue, lent et froid »(A.f.73), porte
les mêmes cicatrices que la « forêt primitive »
a laissée dans le coeur des Européens. Dans cette même
lancée, Mamadou Gaye affirme que « la ville
civilisée comme Londres ou rendue barbare par l'autocratie comme St
Pétersbourg, a les mêmes attributs que la jungle
africaine.15(*) ». Ailleurs, c'est la présence du
Blanc avec tout ce que cela suggère comme portage, travaux forcés
et impôts qui est la cause de la désertion des villages. Ici c'est
l'insurrection qui entraîne la désolation :
« Je songe à ces fermes abandonnées devant
lesquelles je suis passée en voiture, dans le Karoo et sur la Côte
Ouest, dont les propriétaires ont décampé vers les villes,
il y a des années, laissant des façades barrées de
planches, les portails verrouillés.»(A.f.32). La solitude de
la campagne atteint une dimension dantesque dans le township où
l'horreur est à son paroxysme. La vision apocalyptique de l'espace des
Noirs est rendue visible par le registre lexical des
ruines : « Des lambeaux de plastique, de ferrailles, du
verre, des os d'animaux jonchaient les deux côtés du
chemin. »(Af.106). Plus loin, sous un déluge de pluie un
« spectacle de dévastation, des baraques
brûlées dont les débris rougeoyaient, des baraques en
flammes d'où montait une fumée noire. »(A.f.107).
Ce paysage exsangue explique la solitude ambiante : « A
part une vieille femme à la bouche affaissée, debout devant
l'embrasure d'une porte, il n'y avait personne en
vue. »(A.f.107). Ces images fortes de l'inconnu inspirent la
frayeur. Les visions du continent, où fauves, bêtes sauvages et
« peuples primitifs » se confondent, ressurgissent à
la fin du XXe siècle dans le récit épistolaire d'Elizabeth
Curren. A l'image de Marlow, épouvanté par les
ténèbres au coeur de la jungle africaine, l'héroïne
est terrifiée par le cauchemar qu'elle vit dans le ghetto. A la peur qui
la submerge, la fuite se présente comme la seule issue :
« Comment faire pour quitter cet endroit
épouvantable ? Où était la mare que j'avais
traversée ? Où était le chemin qui menait à la
voiture ? Il y avait des mares partout, des étangs, des lacs, des
plans d'eau. Il y avait des chemins partout mais où
conduisaient-ils ? » (A.f.109).
En effet, l'immensité du continent, sa démesure
et les multiples écueils qui entravent toute volonté de
rationalisation semblent être « l'obstacle contre lequel
bute la volonté de puissance et de domination de l'Europe.16(*) ». La peur
d'Elizabeth Curren dans ce milieu hostile est rehaussée par
l'idée que cet « ailleurs » éloigné et
proche, était longtemps ignoré. La barrière raciale est
encore plus visible dans la délimitation de l'espace. La
méconnaissance a favorisé la peur, les affrontements et la mort.
La mort est omniprésente dans l'histoire d'
Elizabeth Curren. Au fil de la narration, l'idée de la mort entrevue par
le diagnostic sans appel du docteur, se concrétise avec la mort des
enfants noirs de Guguletu. Le terme devient récurrent et sature le
récit d'une présence obsédante. Tout, autour d'elle,
revêt des caractéristiques sépulcrales. Le corps
cancéreux, métaphore de l'Afrique du Sud immergée dans
l'apartheid, devient l'espace où s'exprime la mort sous toutes ses
formes. L'Afrique a symbolisé dans la littérature exotique et
coloniale une « terre de mort ». Léon-Fanoudh Siefer
a étudié la question dans le Roman d'un Spahi de Pierre
Loti : « L'Afrique noire devient un pays de mort :
son héros Jean Peyral n'y meurt-il pas tragiquement, sa mort
entraîne celle de sa maîtresse Fatou-Gaye et de leur
enfant ?17(*).». Toutefois la « mort »
dans le roman de Loti, telle que l'a analysée Léon-Fanoudh
Siefer, entre dans le cadre de la dénonciation de cette volonté
de mythification de l'espace africain par les Européens. Il fallait
à l'Europe un ensemble de mythes sur l'Afrique et les Africains, pour
justifier la « mission civilisatrice ». Quant à
Coetzee, il présente à travers son personnage, la mort comme
faisant partie de l'idéologie de l'entreprise
ségrégationniste. Ceci étant, chaque page du roman s'en
trouve imprégnée. Dès l'entame du récit, la
narratrice avise : « La première tâche qui
m'incombe, dès aujourd'hui : résister au désir de
partager ma mort.(...) Accueillir la mort comme mienne, à moi
seule. » (A.f.10). Elizabeth Curren semble circonscrire l'espace
de la mort; sa fille exilée aux Etats-Unis et la masse indigène
opprimée sont absoutes. Le mal qui la domine et dont elle seule semble
jauger la souffrance, ne saurait trouver fin que dans l'au-delà, dont
l'espace, imagine-t-elle, serait comme « un hall
d'hôtel au plafond élevé, où l'Art de la fugue
est diffusé par la sono. Où l'on peut s'asseoir dans un profond
fauteuil de cuir et ne pas éprouver de la douleur. »
(A.f.31). Si l'Afrique du Sud s'est muée en terre exsangue, où
prolifère la barbarie, seule la mort pourrait apaiser l'âme. Aussi
Albert Memmi voit-il dans cet affliction, une situation laissant une faible
marge de manoeuvre aux Noirs : « Quand un peuple n'a
d'autres ressources que de choisir son genre de mort, quand il n'a reçu
de ses oppresseurs qu'un seul cadeau, le désespoir, qu'est-ce qui lui
reste à perdre?18(*) ». Ainsi l'héroïne, convaincue
de la situation délétère de son milieu, confond
l'idée de mort avec tout ce qui l'entoure ; et la trame narrative
sertit le récit de métaphores suggérant la mort. Faisant
allusion aux Afrikaners, Elizabeth Curren dira : « Une
horde de sauterelles, une plaie de noires sauterelles qui infeste le pays,
mastiquent sans relâche, dévorent les
vies. »(A.f.35). Nous retrouvons ici, comme chez Loti,
l'obsession de la mort. Même l'abattage des poulets, gagne-pain du mari
de Florence, est entrevu sous un aspect macabre : « Je
suis restée devant la clôture en fil de fer fascinée,
tandis que les trois hommes donnaient la mort à ces oiseaux incapables
de voler. »(A.f.48). Le sort des enfants noirs, incapable de
nouer eux-mêmes leurs propres lacets, mais qui se font tuer au front,
devient une « image infâme » (A.f.73), car
une vieille femme ravagée par le cancer, au soir de sa vie, persiste
elle à hanter le monde des vivants. Elle implore donc sa mort mais comme
celle-ci tarde à se manifester, l'idée d'euthanasie qui serait
une plaie dans l'édifice de l'apartheid, effleure son
esprit : « La mort par le feu, la seule mort
décente qui me reste. Avancer au coeur du brasier, flamber comme de
l'étoupe. »(A.f.73-74). On se souvient qu'Elizabeth
Curren entrevoyait le Ciel comme un hall d'hôtel où toutes les
souffrances seront abrégées, car une vie paisible Ici-bas semble
impossible. Et c'est ce qui détermine son envie de mourir. En effet,
dans ses cogitations, elle pense que : « le fond du
cratère d'un volcan » (A.f.125), peut ne pas constituer
l'Enfer ; mais s'interroge-t-elle : « Pourquoi
l'Enfer ne serait-il pas en bas de l'Afrique, pourquoi les créatures de
l'Enfer ne marcheraient-elles pas parmi les
vivants ? »(A.f.125). Toutefois, l'idée de mort
comme obstacle à l'épanouissement en Afrique du Sud, trouve son
contrepoids en l'écriture, prolongement de la
vie : « La mort peut bien être la
dernière grande ennemie de l'écriture, mais l'écriture est
aussi l'ennemie de la mort. »(A.f.132).
1.2: A la rencontre de L'Autre
Du Congo belge, « possession » du
roi Léopold II, à l'Afrique du Sud,
« colonie » hollandaise, le regard des Européens sur
l'Afrique est marqué par cette ligne imaginaire qui définit deux
univers opposés. Autant la représentation physique de l'ailleurs
nourrie d'étrangeté, ramène l'Afrique dans la
« nuit des premiers âges »(C.t.136), autant
le contact avec l'Autre n'échappe pas aux préjugés
égocentriques.
Des thèses évolutionnistes de Darwin, aux
théories de Lévy-Bruhl sur La mentalité
primitive, la pensée des anthropologues du XIXe siècle
dénie à l'indigène son essence humaine. Il en ressort une
hiérarchisation des races, qui montre la nette différence, selon
ces doctrinaires, entre « l'Occident métropolitain et le
reste du monde19(*) ». Aucun rapprochement entre le
Blanc « civilisé » n'est envisageable avec la
race noire, étrange par sa physionomie et ses moeurs. Depuis les
premiers récits de voyage, de René Caillié à Pierre
Loti, on constate une image dépréciative de l'Autre. Le Noir est
à la limite de la caricature. Le discours narratif montre avec des
images fascinantes des sociétés archaïques où la
barbarie, la sauvagerie, les ténèbres sont à leur
paroxysme.
Considérés au départ comme de
simples récits de voyage à la découverte de l'Autre, ces
récits ont ouvert la voie aux expéditions coloniales et
« donnent des renseignements sur les voies de communications
fluviales, les potentialités économiques et les structures
sociopolitiques de l'Afrique. 20(*)». Ils ont imprimé
dans l'imaginaire des missionnaires, soldats et commerçants, la
justification de leur mission « civilisatrice », et
l'apport du progrès, bref de la lumière aux
« peuplades » africaines. L'Occident s'érige en
« sauveur » des Noirs et justifie par là son
discours sur l'altérité. Les justifications religieuses et
humanistes ont d'abord été mises au devant de la scène. Il
s'agissait d'imposer le Christianisme pour exorciser les ténèbres
du paganisme des peuples dits sauvages. La religion, vecteur de la civilisation
Occidentale, a eu comme credo, la désintégration des coutumes
africaines. La littérature africaine du XXe siècle a largement
abordé ce thème. Dans Le monde s'effondre, Chinua Achebe
montre la déstructuration des vestiges, us et coutumes.
Dans cette démonstration de la
« supériorité » de l'Occident, la
littérature exotique appréhende l'Autre comme un être
très éloigné de la culture. Et de ce fait, le
« Blanc qui arrive en Afrique, où ailleurs dans
un autre monde que le sien, se croit investi d'une mission
civilisatrice.21(*) ». La dévalorisation de l'Autre
commence d'abord par une mise en dérision de ses moeurs
« archaïques ». les missionnaires, pour construire
leurs églises, font fi de tous les interdits indigènes. La
profanation de la « Forêt Maudite » dans Le monde
s'effondre illustre la volonté de ridiculiser le Noir dans ses
croyances « irrationnelles ». Les indigènes, qui
s'attendaient à voir les pires calamités s'abattre sur
l'envahisseur, ont déchanté en constatant l'impuissance de leurs
divinités. Ce renoncement des dieux à punir les imposteurs, a
imprimé dans la mentalité des Noirs la suprématie
naturelle du Blanc. Kurtz, dans son rapport de l'Association Internationale
pour la Suppression des Coutumes Sauvages, écrit à ce
propos : « ... nous autres Blancs, du point de
développement auquel nous sommes arrivés, « doivent
nécessairement leur apparaître (aux sauvages) comme une classe
d'êtres surnaturels_ à notre approche, ils
perçoivent une puissance comme une
déité. » »
(C.t.158).
La volonté de domination impérialiste
s'est donc toujours accommodée du prétexte religieux pour
opprimer des races prétendues inférieures. Dans ses rapports avec
l'indigène, la marginalisation au quotidien, marquée par le
mépris de l'Européen, trouve sa forme achevée dans la
nouvelle de l'anglo-polonais. En effet, le récit de Marlow, les
relègue en arrière-plan, le narrateur procède par
descriptions métonymiques : « Je distinguais,
enfoncés dans la confusion obscure des poitrines nues, des bras, des
jambes, des regards furieux_ la brousse fourmillait de membres humains en
mouvement. »(C.t.150). Cette
déshumanisation semble être un examen de conscience pour justifier
la domination de l'Autre. En effet, ce n'est qu'en « refusant la
qualité d'homme aux indigènes22(*) » que les
européens se libèrent du sentiment de culpabilité dont
Memmi développe dans la section « Le mépris de
soi » du Portrait du
colonisé : « Le panégyrique de
soi-même et des siens, l'affirmation répétée,
même convaincue, de l'excellence de ses moeurs, de ses institutions, de
sa supériorité culturelle et technique, n'efface pas la
condamnation fondamentale que tout colonialiste porte au fond de
lui-même.23(*) ». La dénomination
de l'Autre dans la littérature de voyage et particulièrement
dans Au Coeur des ténèbres est empreinte d'une
animalisation qui éloigne toute parenté avec la « race
élue ».
Marlow, en parlant du timonier, fait un peu l'éloge de
son utilité, mais lui prête un caractère presque
simiesque :
« C'était un spécimen
amélioré (...), le regarder était aussi édifiant
que de voir un chien, en une caricature de pantalons et chapeau à
plumes, qui marche sur ses pattes de derrière (...), et avec
ça il avait les dents limées et trois cicatrices ornementales sur
chaque joue. »(C.t.137).
Le regard de Loti, à la rencontre des chinois, confirme
la volonté de déshumaniser
l'Autre : « Une nuée de bonhommes jaunes qui
poussaient des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans
des paniers.24(*) ».
Par ailleurs, la comparaison des Noirs avec les
bêtes sauvages, entre sans doute dans le cadre du rêve
impérialiste de l'Occident. Les écrivains font l'apologie de la
civilisation européenne, de sa prétendue
supériorité d'une part ; et d'autre part, le rejet dans les
ténèbres de la sauvagerie, des moeurs de l'Autre.
Dans Au Coeur des ténèbres, le
tam-tam et la danse épouvantent les Blancs. Le son inquiète par
son sens indescriptible : « La nuit parfois le
roulement des tam-tams (...). S'il signifiait guerre, paix ou prière,
nous n'aurions su dire. » (C.t.135). Si
l'écriture met en valeur les coutumes des indigènes, c'est dans
l'intention de montrer son infériorité face à la culture
occidentale. Aussi semble-t-il contre nature qu'un Blanc intègre la vie
des « primitifs ». La sanction est ainsi à la
hauteur de la forfaiture. Car le Blanc, au delà de la marginalisation
par les siens, n'a d'issue que la folie ou la mort. Kurtz en est arrivé
à cet extrême ; et la réaction de Marlow,
défenseur des Lumières, illustre le mépris de l'Occidental
devant ce fait contre nature :
« J'essayais de briser le charme, le charme
lourd,
silencieux de la brousse_ qui semblait l'attirer contre son
impitoyable poitrine en éveillant les instincts
oubliés de la brute, le souvenir des passions
monstrueuses à satisfaire. Cela seul, j'en étais
sûr,
l'avait attiré jusqu'au fond de la forêt,
jusqu'à la
brousse, vers l'éclat des feux, la pulsation des
tam-tams
le bourdonnement d'étranges incantations. Cela seul
avait séduit son âme maudite hors des limites
des
aspirations permises. »(C.t.183-184).
L'hostilité du paysage africain et des
« sauvages » qui y habitent constitue une limite à
la mission civilisatrice. Kurtz, l'émissaire des Lumières, s'est
ensauvagé en Afrique. Ce fait symbolique semble expliquer la peur des
Européens de s'ouvrir aux peuples indigènes. Pour ce faire, ils
ont établi avec « eux », les rapports de la
bête et du dompteur. Dans tout le récit de l'anglo-polonais, seul
le Blanc a le don du langage. En sus de l'absence de noms propres pour les
Noirs, ils sont « muets ». Ils occupent des rôles
subalternes (rameurs, boys, esclaves...) et ils sont relégués
à l'arrière-plan de la fiction narrative. Aucun statut social ne
leur confère la légitimité d'expression.
Cet aspect des rapports entre Noirs et Blancs se
poursuit dans L'Age de fer. Parodiant Mamadou Kandji, on peut dire
que « Coetzee fait sauter le centre de gravité de Conrad.
Ce n'est plus le Congo belge mais l'Afrique du Sud. Ce n'est plus le
début mais la fin du XXe siècle, celui de
l'apartheid.25(*) »
Dans ce récit épistolaire, c'est la
situation politico-sociale de l'Afrique du Sud qui est peinte par
l'héroïne à sa fille exilée aux Etats-Unis. La
fiction narrative insère la trame de l'histoire dans les années
80. Elizabeth Curren, malade d'un cancer, explore son mal, mais au-delà,
elle décrypte la société Sud-africaine engluée dans
la folie de l'apartheid. Son cancer est en fait une description scrupuleusement
réaliste de l'univers où elle a toujours vécu, mais dont
elle semble découvrir brutalement la déchéance, à
la veille de sa mort. A l'image de Marlow, Elizabeth Curren va à la
rencontre de l'Autre, très proche mais aussi très
éloigné. Dans ce récit aussi, entre Européens et
Africains, la méconnaissance est grande.
Sortie de son « cocon de
somnolence »(A.f.11), Elizabeth Curren, blanche, découvre
une humanité souffrante. Si dans Au Coeur des
ténèbres, les personnages sont essentiellement Noirs et
Blancs, dans L'Age de fer, la structure du récit, au regard de
la narratrice, est un peu plus compartimentée. Elle découvre
d'abord les « sans-abris »(A.f.11), à
l'image de Vercueil : « Les vautours du Cap dont le
nombre ne décroît jamais. Qui vont nus et ne sentent pas le froid.
Qui dorment dehors et ne sont pas malades. Qui ont faim et ne
dépérissent pas. » (A.f.9).
Présentés le plus souvent en arrière-plan des
récits, du fait de leur statut : clochards, alcooliques...,
Vercueil occupe une dimension importante dans L'Age de fer, car il
serait ange ou démon. Ensuite, s'ajoutent les « bandes de
rôdeurs » (A.f.11) ; ce sont les enfants noirs
révoltés, à l'image des écoliers de
Guguletu : « Les garçons aux lèvres
maussades, rapaces comme des requins, sur qui l'ombre de la prison commence
déjà à s'abattre. Des enfants qui méprisent
l'enfance, le temps de l'émerveillement, la saison où l'âme
croît. »(A.f.11). La narratrice constate l'abîme
entre le monde Blanc et Noir. L'étrangeté est ici la
précocité des enfants noirs. C'est en fouillant dans les
souvenirs de son enfance, qu'elle se rend compte de la différence avec
les « nouveaux gardiens du
peuple »(A.f.52). Ces garçons, travestis
en hommes, bravent la mort pour dénoncer le système qui les
étouffe. Enfin, viennent leurs « cousins
blancs » (A.f.11). Elizabeth, qui les connaît pour
appartenir à leur monde, découvre aussi leur isolement. Aucun
contact avec les Noirs, sinon le langage de la violence. Ils vivent
repliés sur eux- mêmes, « l'âme
également rabougrie »(A.f.11).
A l'image du récit de Conrad, où on note
une absence de noms propres pour les Noirs, chez Coetzee les Africains ont tous
des noms d'emprunt. Ailleurs, l'appellation métonymique concourre
à une volonté de déshumanisation, ici la fréquence
des noms d'emprunt semble être plus soucieuse de
généraliser la cause des Noirs : « Je
l'avais connu naguère sous le nom de Digby maintenant c'est
Bhéki. »(A.f.42). Cet anonymat élimine tout
caractère spécifique, aucun trait singulier ne différencie
ceux-ci de ceux-là ; ils subissent tous l'oppression du
système ségrégationniste. Que l'on s'appelle
« Vercueil, Verkuil ou Verskuil » (A.f.43), peu
importe, on demeure un paria. Le vrai nom perd son sens avec Coetzee, car tous
les non-Blancs en Afrique du Sud sont étrangers dans leur propre
pays.
Comme Marlow remontant le fleuve
en « arrière vers les premiers commencements du
monde »(C.t.132), Elizabeth Curren descend dans les bas-fonds
d'un Township voisin, et l'horreur de l'insurrection s'étale sous ses
yeux. Devant cette altérité, elle réalise
l'absurdité de la volonté de domination de la race
Blanche : « Est-ce que c'est vrai ce qui
m'arrive ?(...) Qu'est-ce que je fais
ici ? »(A.f.109). Elle pense à
s'enfuir, fermer les yeux et se réveiller dans son monde à
elle :
« J'eus une vision de la petite auto verte qui
m'attendait tranquillement au bord de la route. Je n'avais pas d'espoir plus
cher que de monter dans ma voiture, de claquer la porte derrière moi,
d'exclure ce monde écrasant de rage et de violence. »
(A.f.109).
La représentation de l'épouvante que cause
l'inconnu dans Au Coeur des ténèbres,
réapparaît dans le roman de Coetzee. L'appréhension du sort
de cette humanité dans cet univers dantesque est
représentée sous la forme d'un cauchemar. Mamadou Gaye dit
à ce propos que « la frontière entre les deux
mondes est presque toujours le rêve ou l'hallucination,
l'irréalité aussi. Le héros quitte le monde de la
lumière, de la civilisation, du rationnel pour s'enfoncer dans celui de
l'obscurité, de la sauvagerie, de l'irrationnel.26(*) ». Au contact de
l'Autre, il y a la phobie liée à l'hostilité. Et deux
attitudes sont notées chez l'étranger : la sympathie pour
une race opprimée et, ou la répulsion que cause la sauvagerie.
Elizabeth Curren, comme on le sait, a vécu les deux
extrémités. Aux atrocités du Township, elle oppose le
cadre protecteur et « civilisé » de
l'intérieur de sa petite auto verte ou de sa grande maison vide, du
paisible quartier du Cap. Depuis Loti, l'opposition entre
« civilisation » et « sauvagerie »,
sert à sublimer la culture Occidentale : « ...Ce
fut une émotion, de retrouver là, à deux pas de l'immonde
grouillement chinois, le calme d'une église française.27(*) ».
La fuite a tenté Elizabeth Curren mais le « sentiment de
culpabilité28(*) », rehaussé
par la prise de conscience de la race noire, l'a
retenue : « Maintenant, j'ai les yeux ouverts, et je ne
pourrai plus jamais les refermer. »(A.f.117). Ainsi, le
dominé dans la société Sud-africaine inspire crainte et
compassion pour Elizabeth Curren.
A la différence de Au Coeur des
ténèbres, où les indigènes sont montrés
dans leur immobilité et privés de parole, dans L'Age de
fer, ils sont actifs et, fait singulier, ils retrouvent le
« droit de parole ». Si par rapport au système
ségrégationniste, ils répondent à la terreur par le
sacrifice de soi, avec Elizabeth Curren, blanche-humaniste, le discours
idéologique connote les mêmes caractères de la violence. Le
conflit des cultures est mis en avant. Ils évaluent devant cet
humaniste, l'abîme culturel et l'écart des privilèges entre
Blancs et Noirs. Leur langage est teinté d'ironie. Envers
l'héroïne, ils ne manifestent aucune pulsion de violence. Est-ce,
à cause de sa vieillesse, de sa maladie ? Ou encore
l'épargnent-ils parce que c'est l'unique occasion de parler à une
blanche, de la confondre dans l'oeuvre de ses pairs ? Devant les
manifestations de peur d'Elizabeth Curren, M.Thabane réplique avec
mépris et ironie : « Il n'y a pas à avoir
peur, de toute façon, continua-t-il, doucereux ; vos hommes sont
là pour vous
protéger. »(A.f.115). Quand on sait que
les hommes en question, ce sont des militaires surarmés dans
« trois camions de transport de
troupes »(A.f.115), on imagine la honte
d'Elizabeth Curren, pacifiste, d'être associée à ce
carnage. Comme apparaît insolite, « Les Noirs qui
votent 29(*)», dans L'Age de fer, la fin de la
mutité des Noirs est un fait nouveau aussi. Coetzee a pris soin de
donner la parole aux trois importantes couches de la
société : les femmes (Florence), les hommes (M.Thabane) et
les enfants (Bhéki, John). Il ressort, en filigrane, un heurt entre les
cultures. Le style ironique semble plus approprié pour mettre en valeur
ce conflit. Une joute oratoire entre M.Thabane et Elizabeth Curren illustre ce
discours imagé :
« - Je vous demande pardon, je ne suis pas sûr de
savoir
retrouver mon chemin, dis-je.
- Continuez jusqu'à la route goudronnée, tournez
à
droite, suivez les signaux, répondit-il
sèchement.
- Oui, mais quels signaux ?
- Les signaux qui indiquent la civilisation. Et il tourna
les talons. » (A.f.122)
Ainsi, « les noirs qui
parlent », pour paraphraser Simenon, sont chez Coetzee, une
affirmation de soi, une revendication de l'identité noire.
Chapitre II : L'expansion impérialiste
La volonté de dominer l'Autre, en s'appropriant
sa terre, étant conçu dans la littérature occidentale, les
conquérants justifient leur entreprise par l'opinion intellectuelle,
favorable à leur action.
En effet, les romanciers de l'impérialisme se
sont placés à l'intérieur d'un système qu'ils n'ont
pas cherché à juger, mais ils ont plutôt contribué
à l'exposer et à le défendre. Kim (1901) de
Kipling s'insère dans cette voie d'exaltation de l'empire britannique.
Le romancier anglais traduit dans son oeuvre les idées de l'Indian
Office : « L'Inde nous appartient, elle a besoin de
nous, notre domination est nécessaire pour le bien-être des
Indiens.30(*) »
Ces affirmations étant identiques dans tous les empires
coloniaux européens, Martine Astier Loufti pense que
« Rien ne donna plus d'élan à
l'impérialisme et ne fit
plus pour convaincre les réticents, que l'assurance
tant
répétée que l'expansion coloniale
était une oeuvre huma-
nitaire, par laquelle un peuple éclairé
apportait aux autres
les bienfaits de la civilisation.(...) «
Civiliser », tel est le
mot par lequel s'exprima un ensemble confus de rêves
grandioses mais aussi de justifications simplistes, d'illu-
sions naïves et d'insondables ignorances.31(*) »
Ainsi, s'élabore à tous les nivaux,
l'idéologie qui accompagne le mouvement impérialiste. Les
conquêtes des terres de l'ailleurs et l'installation par la suite du
colonialisme, sont, selon Edward Said : « Une bataille
complexe et captivante, car elle ne se livre pas seulement avec des
soldats et des canons mais aussi avec des idées et des formes, des
images et de l'imaginaire.32(*) ». L'Afrique, dans Au
Coeur des ténèbres et dans L'Age de fer, est la
représentation littéraire de cet espace de tension. Les
expéditions militaires et l'administration coloniale mettent en oeuvre
la théorie et la mentalité d'une métropole dominatrice. Le
psychanalyste français Jacques Lacan affirme que « C'est
le monde des mots qui crée le monde des choses33(*). ».
Le discours impérialiste est supplanté par les conquêtes et
le colonialisme.
2.1 : Les conquêtes
Dans les récits de Au Coeur des
ténèbres et de L'Age de fer, les conquêtes
militaires des espaces « blancs » de la carte sont
représentées de manières différentes.
Marlow, le héros conradien, au cours de son
périple dans les « ténèbres »
africaines, fait suggérer les conquêtes à travers
l'histoire des hommes et des vaisseaux sous l'ère victorienne. De
Sir Francis Drake à Sir John Franklin,
« les grands chevaliers errants de la
mer. »(C.t.85) ; les vaisseaux, tels le Golden
Hind, l'Erebus ou le Terror, ont sillonné les
mers « vers d'autres
conquêtes » (C.t.85). Ces
expéditions, à l'image de la colonisation belge au Congo, se sont
faits dans la violence absolue. C'est l'irréalité de l'entreprise
impérialiste qui fascine et épouvante le héros narrateur.
Son récit sur l'oppression absurde du colonialisme fait un retour sur
tout le projet impérialiste : « Chasseurs d'or ou
quêteurs de gloire, ils étaient tous partis par ce fleuve, portant
l'épée, et souvent la torche, messagers de la puissance dans la
nation, porteurs d'une étincelle du feu
sacré. »(C.t.86).
Dans L'Age de fer, la domination de
l'Afrique du Sud par les colons Boers, étant effective depuis plusieurs
siècles, l'héroïne analyse l'horreur des exactions du
régime de l'apartheid de l'époque contemporaine.
Toutefois, les deux récits s'accordent sur la
violence de la conquête de l'espace. Les Occidentaux, convaincus de la
justesse de leur « mission », n'avaient pas
lésiné sur les moyens de répression. Ces hommes, dit
Marlow :
« C'étaient des conquérants, et pour
ça, il ne faut que la force brute, pas de quoi se vanter, quand on l'a,
puisque cette force n'est qu'un accident, résultant de la faiblesse
des autres. (...) C'était tout
simplement la rapine à main armée, le meurtre avec circonstances
aggravantes à grande échelle, et les hommes s'y livrant à
l'aveuglette. » (C.t.89).
Dans L'Age de fer, Elizabeth Curren songe en
termes similaires à l'action militaire dans son pays : «
Une terre conquise par la force, utilisée, pillée,
dévastée, abandonnée dans la stérilité de
ses ultimes années. »(A.f.32). Dans
l'une et l'autre oeuvre, la conquête a servi de prétexte à
un pillage des ressources de l'Afrique. Conrad, tout comme Coetzee, s'insurge
contre l'absurdité d'une telle entreprise, que rien ne puisse
justifier : « La conquête de la terre, qui
signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que
nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on
la regarde de trop près. »(C.t.89). La
domination de l'Afrique et des Africains apparaît dans les récits
de façon accablante. Car l'exploitation des richesses des colonies
s'accompagne d'exactions sur les Noirs, qui ont néanmoins opposé
une vive résistance aux envahisseurs. L'inégalité dans
l'armement et les préjugés pour une race prétendue
supérieure vont venir à bout de la résistance
indigène.
Mais une hostilité plus vive à la
domination européenne naîtra de « l'apathie »
inexplicable des Noirs et de la forme subtile de résistance de la
nature. En effet, dit Maurice Meker : « L'Afrique
réserve toujours de cruelles surprises à ceux qui tentent de la
pénétrer.34(*) ».
L'héroïne de L'Age de fer fera
l'expérience du sacrifice de soi, en côtoyant les enfants noirs
révoltés des Townships du Cap :
« Paroles, paroles ! Les paroles avaient
écrasé la génération de ses grands-parents et celle
de ses parents. Mensonges, promesses, cajoleries, menaces : ils avaient
marché accablés par le poids de tant de paroles (...).
Mort aux paroles ! » (A.f.164).
Dans l'Afrique du Sud que décrit la narratrice, la
résistance aux colons Afrikaners est frontale ; car à
l'interrogation : « Qu'est-ce que l'Afrique du
Sud ? Fanon répond : Une chaudière où
2.350.000 Blancs matraquent et parquent 13.000.000 de Noirs.35(*) ».
Dans Au Coeur des ténèbres, la
conquête du Congo belge est aussi motivée par le seul
appétit de ses immenses réserves d'ivoire. Le colonel Kurtz,
apôtre des Lumières, s'est englué dans la folie de la
convoitise. Car loin « d'arracher ces millions d'ignorants
à leurs moeurs abominables » (C.t.98),
ironie de l'histoire, Kurtz s'est ensauvagé en Afrique. La Compagnie
Commerciale belge établie le long du fleuve Congo pillait les
matières premières pour enrichir la métropole. C'est
d'ailleurs la remarque qu'en fait Blachère :
« Les colonnes militaires détruisent les
derniers
vestiges des empires africains (...). Chaque
« victoire »
s'accompagne du pillage des trésors accumulés
dans les capitales qui sont en même temps des
sanctuaires religieux ; ainsi, à chaque
naufrage
des civilisations noires, l'Europe reçoit en guise
d'épaves, les bronzes, les masques, les statuettes
des cultes détruits.36(*) »
La présence militaire est omniprésente
dans les deux récits : « ça et là
un camp militaire perdu dans le désert comme une aiguille dans une
botte de foin. »(C.t.88). L'immensité du
continent africain rend dérisoire la « mission
civilisatrice ». La résistance à la conquête,
dans la nouvelle de Conrad, est plus symbolique que militaire. L'Anglo-polonais
insiste sur l'absurdité d'une telle entreprise. Ainsi, la vue d'un
navire de guerre, ancré au large et canonnant la brousse, apparaît
comme une image surréaliste : « Dans
l'immensité vide de la terre, du ciel et de l'eau, il était
là, incompréhensible, à tirer sur un
continent. »(C.t.101).
La résistance à la
pénétration coloniale, qui semble être passive, est des
plus téméraires, pense Marlow, car Kurtz,
un « émissaire des
Lumières »(C.t.98), « bascule dans l'autre
monde ou le côté sauvage (« the wild
side »), pour avoir vu trop d'horreur, et n'avoir pu s'y
habituer37(*). ». Ainsi, l'Afrique, conquise par la
force, est dominée mais indocile.
Dans l'Afrique du Sud que narre Elizabeth Curren,
les enfants noirs méprisent les mots. Face aux exactions des policiers
blancs, « seuls les coups sont réels, les coups et les
balles. »(A.f.165). Pour Conrad, tout comme pour Jacques Berque,
l'Afrique a résisté à sa manière :
« Ce « coeur des
ténèbres » ne répond pas seulement par le
silence non plus que par l'inertie. Elle se défend, d'abord par ses
distances, la difficulté de ses parcours, l'étrangeté de
ses moeurs. A l'astuce des autres, elle oppose comme un paravent
d'inintelligibilité.38(*) ».
C'est d'ailleurs ce qui fait dire à Marlow, que la
remontée du fleuve, « c'était comme un
pèlerinage lassant parmi des débuts de
cauchemar. »(C.t.101). Ces remarques sur la difficulté
d'affronter la nature africaine laissent apparaître en filigrane
l'hostilité face à l'invasion coloniale. Ce que Céline,
dans Voyage au bout de la nuit,
nomme : « la guerre en douce39(*) ». Car pour son
héros, Bardamu, c'est la nature qui se défend à armes
égales, et qui souvent en sort vainqueur : « La
vie ne devient guère tolérable qu'à la tombée de la
nuit, mais encore l'obscurité est-elle accaparée presque
immédiatement par des moustiques en essaims. Pas un, deux ou cent, mais
par billions.40(*) ».
Toutefois, la riposte à la conquête de
l'Afrique, n'a pas pu faire échouer la domination européenne. Le
colonialisme s'est installé avec plus d'exactions encore, que lors des
conquêtes militaires. L'administration coloniale, en sus des pillages,
devient une machine exploiteuse d'hommes et déshumanisante.
2.2 : Le colonialisme
La domination de l'Afrique, s'est faite selon le
scénario suivant : exploration des terres (missionnaires,
aventuriers), puis conquêtes et enfin création d'une
administration coloniale. Le colonialisme, comme le définit Said,
« est presque toujours une conséquence de
l'impérialisme, il est l'installation d'une population sur un tel
territoire.41(*) ».
Les Européens, en administrant leurs
colonies, se sont livrés à tous les abus pour justifier leur
présence dans des territoires si éloignés de leur patrie.
Le milieu, de par son hostilité, et les indigènes, de par la
phobie qu'inspire leur différence, entraîne un
déséquilibre psychologique chez les exilés. Comme on le
verra dans la deuxième partie de ce travail, ces expatriés,
à l'image de Kurtz, finissent par perdre le contact avec la
réalité et s'enlisent dans la déchéance. Ils sont
mus par l'idéologie absolue, la rapacité bestiale, et tous ont en
commun dans la littérature coloniale, la médiocrité de
leur statut social. Michel Théron remarque que « l'horreur
absolue est souvent où est conduit l'idéaliste absolu. Un esprit
impressionnable est ainsi sur le fil du rasoir.42(*) »
La médiocrité et la rapacité
des colons gardent la même représentation dans Au Coeur des
ténèbres et dans L'Age de fer.
Marlow, dès son arrivée à l'embouchure du
grand fleuve, est initié sur les réalités du milieu par le
Suédois, capitaine du vapeur : « Un joli ramassis,
ces types du gouvernement, (...) c'est étonnant ce que des gens peuvent
faire pour quelques francs par mois. »(C.t.102). Elizabeth
Curren ne s'éloigne pas de cette remarque, car elle ne cache pas son
amertume, en voyant à la télévision les dirigeants de
l'apartheid parader sans souci : « Je n'ai qu'à voir les
visages pesants et vides qui me sont familiers depuis l'enfance pour
éprouver une sensation d'accablement et de nausée. Les petites
brutes du dernier rang de pupitres, les garçons osseux, épais,
aujourd'hui grands et promus à la tête du pays. »
(A.f.35). Pour l'héroïne, l'histoire de l'apartheid est celle d'une
entreprise raciste, inacceptable dans sa démesure. Les exactions et la
rapacité des Blancs concourent à une volonté de s'affirmer
pour légitimer l'expropriation.
Dans son Discours sur le colonialisme, Césaire
s'interroge sur les fondements de l'idéologie impérialiste, et il
convient que la colonisation n'est « ni
évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté
de reculer les frontières de l'ignorance, de la maladie, de la tyrannie,
ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit.43(*) ».
Le seul souci des colons, constate Marlow, est le
mercantilisme sauvage. A son arrivée au « siège du
gouvernement »(C.t.101), c'est le désordre ambiant qui
attire son attention : « Un wagonnet de modèle
réduit qui gisait là sur le dos, les roues en l'air (...). Je
rencontrai d'autres débris de machines, une pile de rails
rouillés. »(C.t.103). Dans la même logique, il
dira : « Tout le reste dans ce poste était
confusion ; les têtes, les choses, les
bâtiments. » (C.t.107). Pour le Directeur et les
pèlerins, la colonie du Congo n'a d'attirant que l'exploitation de ses
matières premières. Les colonisateurs belges ne sont même
pas en mesure, constate Marlow, de se construire un habitat digne d'une
entreprise dite « civilisatrice ». S'il y a un personnage
dans le récit qui endosse la fonction de briquetier, force est de
constater qu' « il n'y avait pas trace de briques où
que ce fût dans le poste. »(C.t.117), se désole
Marlow. L'état de délabrement du poste central, comme le
décrit le héros narrateur, renseigne sur les motivations
profondes des Blancs qui y habitent :
« Il était situé sur un bras mort
entouré de brousse et de forêt, avec une jolie bordure de vase
puante d'un côté, tandis que sur les trois autres il était
clos d'une palissade croulante de roseaux. Une brèche
négligée tenait lieu de porte, et le premier coup d'oeil sur
l'endroit suffisait pour voir quel sinistre mollasson gouvernait cette
affaire. » (C.t.111).
A la lumière de cette description, l'on comprend
aisément que l'expropriation est la raison inavouable de l'oeuvre
coloniale. Et Memmi affirme que « le colonialiste n'a jamais
décidé de transformer la colonie à l'image de la
métropole, et le colonisé à son image.44(*) ».
L'oppression de la race noire et la rapacité
des colons sont ce qu'il y a de réel dans le colonialisme. Marlow, de
son voyage en Afrique, raconte : « J'ai vu le
démon de la violence, celui de la convoitise, celui du
désir ; mais, par le vaste ciel ! C'étaient des
démons forts et gaillards à l'oeil de flamme qui dominaient
et qui menaient des hommes. »(C.t.104). La structure de
l'administration coloniale est répressive et tout converge à
mater toute forme de liberté du colonisé. Dans son étude
de Ville cruelle, Charly-Gabriel Mbock définit bien le monde
colonial :
« Le terme « administration »
recouvre les structures de gestion mises en place par les colons : la
police, la justice, les contributions directes, le circuit de commercialisation
des cultures d'exportation, le patronat, l'école coloniale, l'Eglise.
L'administration constitue un réseau inextricable où le
colonisé se trouve prisonnier.45(*) ».
Dans Au Coeur des ténèbres,
l'exploitation du Congo belge prend une dimension irréelle. Les
pionniers du progrès sont obnubilés par l'ivoire. La convoitise
de cette matière première les obsède au point que Marlow
entrevoit la réalité comme un tableau
surréaliste : « Le mot ivoire résonnait
dans l'air, se murmurait, se soupirait. On aurait dit qu'ils lui adressaient
des prières. Une souillure de rapacité imbécile soufflait
à travers le tout, comme un relent de quelque
cadavre. » (C.t.115).
Dans son Voyage au Congo, Gide rapporte en termes
horrifiques les excès auxquels se livrent les colons. Le pays est
saigné à blanc par les Compagnies Forestières. Toutefois,
convenons que Gide ne remet pas en cause l'entreprise coloniale. Son
réquisitoire, versé dans un esprit polémique, s'attaque
plus aux travaux forcés qu'à l'idéologie coloniale.
Céline, aussi, s'offusquait contre ce qu'il
nommait : « le commerce conquérant46(*) ». C'est le fait de
troquer des produits manufacturés contre des matières
premières. Seulement, l'échange était
disproportionné. Sous les yeux de Bardamu, un Blanc achète toute
une récolte de caoutchouc pour un morceau de
tissu : « Plus une noix de coco, plus une
cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à
leurs rapines.47(*) ». Ce pillage, érigé en
doctrine, excluait l'indigène, réduit au rôle de spectateur
impuissant. Son isolement répondait au besoin de le contrôler pour
mieux l'exploiter.
Dans L'Age de fer, le régime
d'apartheid s'est muré derrière une profusion de lois et de
mitrailleuses pour préserver son statut d'usurpateur. Ce qu'il y a de
singulier dans l'apartheid, et qui dépasse même le colonialisme,
c'est le statut des Blancs Sud-africains qui se disent chez eux, sans plus
aucun lien avec la métropole. Le « voleur »
intronisé justifie sa présence par la violence de son pouvoir.
« La légitimité, dit Elizabeth Curren, ils
ne cherchent plus à la revendiquer. La raison, ils l'ont rejetée
d'un haussement d'épaules. » (A.f.35-36).
Coetzee, dans la trame narrative de L'Age de
fer, met l'accent sur le conflit de cultures. Si entre Européens et
Africains, le fossé est déjà large, les Blancs
libéraux-humanistes n'en sont pas moins épargnés par le
« règne de la famille
sauterelle. »(A.f.35).
Les romanciers Sud-Africains, de André Brink,
Alex La Guma, Peter Abrahams, à Tom Sharp, ont tous mis au devant de la
scène l'écart économique et les barrières raciales
entre Blancs et Noirs. Le pillage des ressources minières avec les
indigènes, utilisés comme des « bêtes de
portage48(*) », nous rappelle les impressions de
Marlow, à la vue du dynamitage des falaises par les
Noirs : « Je crus être entré dans le
sombre cercle de quelque Enfer. »(C.t.105). Chez ces
écrivains, les faits se rapportent à l'histoire vécue par
chaque Sud-Africain non-Blanc ; Coetzee prend ses distances avec cette
dénonciation à « sens unique », et dans son
procès de l'apartheid, qui sera l'objet de notre étude dans la
deuxième partie de ce travail, il s'insurge contre la violence des
Blancs et aussi des Noirs.
La rapacité des Afrikaners se lit en
filigrane dans le récit de L'Age de fer. Le niveau de vie entre
les quartiers résidentiels du Cap et les Townships suggère cette
discrimination. L'administration ségrégationniste, constate
Elizabeth Curren, joue à la Guerre d'usure avec les citoyens.
J.Alvarez-Péreyre note que
« cette idéologie qui prétend assurer
le « développement parallèle » des diverses
communautés dans le respect de leurs caractéristiques raciales et
culturelles (sic) mais dont l'objectif à peine
déguisé est de préserver la « nation
afrikaner », la pureté de la « race » et
la domination des Blancs dans cette partie du monde.49(*) ».
Ce conflit de cultures et d'idéologie est
amené à son paroxysme par les policiers, médecins et
ambulanciers dans L'Age de fer. Elizabeth Curren vit la honte de
l'oppression des Noirs et le mépris des valeurs morales qui
régissent la société. Aussi se réfère-t-elle
tout le temps à son passé déjà enseveli. Aux
vexations des policiers, elle répond : « De mon
temps, (...), les policiers parlaient aux dames avec respect.(...). De mon
temps, désormais révolu, quand je vivais, mais c'est
fini. »(A.f.60). Les Noirs subissent la violence sauvage du
régime d'apartheid, tandis que pour les Blancs
libéraux-humanistes, c'est un harcèlement frisant la
risée. L'héroïne, expliquant à l'ambulancier, que
l'enfant, John, qui vient d'être renversé par un car de police, a
perdu beaucoup de sang, se voit rabrouer sans
ménagement : « Ce n'est pas grave, dit
l'ambulancier d'un ton cassant. »(A.f.74).
Dans ce même registre de vexation, l'inspecteur de
police qui vient chez elle, enquêter après l'assassinat de John,
lui tint un langage irrespectueux, après qu'elle ait demandé
où se trouvaient ses livres disparus lors de la
perquisition : « Nous n'allons pas manger vos livres,
madame Curren. Vous récupérerez tout quand ce sera
terminé. »(A.F.196). Et le médecin, le docteur
Syfret brille par ses propos grossiers, alors qu'elle ne demandait que sa
réaction aux effets secondaires des médicaments qu'elle
absorbe : « Je ne me doutais pas que vous me
considériez encore comme votre médecin traitant, (...) Je ne
donne pas de consultation par téléphone. »
(A.f.207).
Donc, Elizabeth Curren, au même titre que les
Noirs, vit la persécution du régime. En effet, dit John-Bosco
Adotevi : « Le Blanc qui voudrait faire un effort de
compréhension vis-à-vis du Noir et aller à sa rencontre,
fait figure de contrevenant violant les lois de l'Etat et s'exposant à
ses sanctions.50(*) ». Les intellectuels noirs, aussi,
vivent sous la menace perpétuelle du système raciste. Claude
Wauthier dira que
« le militantisme des meilleurs parmi les premiers
les a conduits en prison ou en exil, tels Peter Abrahams, Ezekiel Mphahlele,
Alex La Guma, Bloke Modisane, Denis Brutus : l'engagement
littéraire des plus éminents par les seconds leur a
coûté soit le retrait de leur passeport, ainsi pour Alan Paton et
Athol Fugard, soit pour Nadine Gordimer, l'interdiction de deux
romans.51(*) ».
Ce conflit de culture entraîne la bipartition
de la société coloniale. La séparation des races se
reflète sur l'habitat. L'incompréhension et la peur mutuelle
favorisent cette dichotomie manichéenne.
Chapitre III : La représentation
dichotomique de l'univers colonial
Les conquêtes et le colonialisme étant
effectives, l'Afrique est dominée. La domination, malgré tout,
est empreinte d'une peur latente de l'indigène. Aussi le Blanc s'est-il
recroquevillé derrière un isolement protecteur. La
méconnaissance de l'Autre qu'on domine entraîne une haine
mutuelle. Les Européens, dans l'univers colonial, habitent en hauteur
sur une colline, le plus souvent surplombant les taudis indigènes.
3.1 : Ville / Taudis
La configuration de l'habitat dans les colonies
renseigne sur les relations entre Européens et indigènes. Les
premiers habitent dans les villes avec le confort matériel qui rappelle
la lointaine métropole, et surtout pour adoucir la vie des
exilés. Les autochtones, quant à eux, vivent dans les quartiers
flottants, accrochés le plus souvent aux versants d'une colline,
scrutant avec envie les « seigneurs d'en haut ».
Dans Au Coeur des ténèbres,
on retrouve naturellement les deux mondes antagonistes, mais Conrad ne s'est
pas appesanti sur l'habitat avec ses différences. En effet, la
poignée d'Européens, vivant dans le poste central, est ,
semble-t-il, plus attirée par l'ivoire que la mise en valeur de
l'environnement. Une deuxième lecture peut néanmoins justifier ce
délabrement du poste, car la colonisation belge est à ses
débuts. La construction du chemin de fer et la méconnaissance des
voies de navigation fluviale suggèrent ce début.
L'interprétation littéraire qu'on peut
faire de l'absence d'une image nette de l'habitat, provient de
l'écriture même de Au Coeur des
ténèbres : « L'Afrique,
dit Gérard Siary, est d'abord, un espace anonyme, un actant
naturel, une figure de rhétorique.52(*) ».
A la différence des récits coloniaux, où
l'espace est clairement défini, le lieu décrit par Marlow est
tout de symboles. Le narrateur est subjugué par
l'irréalité du monde qui s'offre à son regard :
« Le bruit continu des rapides en amont planait sur cette
scène de dévastation
habitée. »(C.t.102). Le site
désolé et dévasté du poste central donne l'air de
ruines, où fourmille une humanité souffrante. Tout au long du
périple de Marlow, les différentes étapes que sont le
siège du gouvernement, le poste de la compagnie, le
poste central et le poste de l'intérieur,
revêtent un caractère métaphysique. Les
« ténèbres » ont pris possession de toute
cette contrée, de sorte que l'écriture même semble vaciller
dans le « noir ». Le héros conradien n'a pas de
prise sur le réel. Le récit du voyage au coeur de l'Afrique
revêt un caractère onirique. Le milieu, où évoluent
Européens et indigènes, présente les
caractéristiques d'une tension latente. L'épouvante que cause la
nature hostile et le regard de « l'homme sauvage », rendent
la vie difficile aux « Ouvriers de la grande Cause du
progrès. »(C.t.104) et compromettent la réussite
de la mission civilisatrice.
A l'opposé de Kipling, qui parle en
« dominateur à un public assuré de la grandeur de
l'empire53(*) », Conrad prévient des menaces
qui pèsent sur les Blancs dans ces contrées
éloignées qui résistent à tout effort de
rationalisation. L'omission de cette réalité de tension et de
conflit, est ce qu' Edward Said reproche au romancier
anglais : « Loin de montrer deux
mondes en lutte, Kipling a pris soin de ne présenter qu'un seul
et même monde, d'où il a éliminé tout risque
d'apparition d'un conflit54(*). ».
Cette séparation de l'habitat dans l'univers
colonial est beaucoup plus manifeste dans L'Age de fer, où
l'apartheid est un racisme institutionnalisé. En effet, la ville du
Cap, où se déroule la fiction narrative du récit,
présente l'image même de la discrimination.
La fracture sociale étant plus importante,
l'écriture montre la tension ambiante par le caractère
schizophrène de la narratrice. Comme la plume qui rédige la
longue lettre adressée à sa fille exilée aux Etats-Unis,
Elizabeth Curren vacille entre les deux mondes qui structurent la
société Sud-Africaine. La dualité Européens et
indigènes se reflète sur l'espace où « la
séparation géographique connote, on le voit la dichotomie bien /
mal, (...). Or, si pour le colonisateur, l'indigène est le mal absolu,
l'indigène à son tour pense au colonisateur en des termes plus
sombres encore55(*). ».
En effet, l'image de « la ville (qui)
se répartit en deux univers, antithétiques par leur site,
leur démographie, leur mode de vie56(*) », est ce qui répugne à
l'héroïne de L'Age de fer. Son cancer est la
métaphore de la honte que suscite le système raciste de son pays.
Les interrogations d'Elizabeth Curren éclairent la
genèse de l'oeuvre de Coetzee. L'auteur confesse avec une impitoyable
lucidité le mal que constitue l'apartheid ; et comme le cancer,
l'Afrique du Sud demeure une blessure qui ne finit pas de faire mal.
L'héroïne appréhende cette
souffrance dans l'isolement où se trouvent les différentes
composantes de la société. Ayant perdu de vue Vercueil, elle
espère le retrouver à « la campagne,
peut-être » (A.f.19) ou dans les « camps de
squatters » (A.f.19) mais « pas à Mill
Street, pas dans les faubourgs résidentiels. »(A.f.19).
En effet, la ville du Cap est caractérisée par son isolement, son
insularité. La barrière raciale, que reflète l'habitat,
exprime la fermeture sur soi et le rejet de l'Autre. Les murs qui ceignent les
maisons des Européens entraînent, dit Elizabeth
Curren : « Un épaississement de la membrane
entre le monde et l'être intérieur. »(A.f.145). La
ville du Cap, de par son cadre autarcique, explique la narratrice,
dépersonnalise les Européens. Si c'est au contact de la
lumière, que « les poissons des profondeurs primitives ont
eu en certains endroits de leur peau des zones sensibles aux attouchements de
la lumière, et qu'au fil du temps, ces zones sont devenues des
yeux. »(A.f.145), l'héroïne remarque que ces yeux se
sont aveuglés de nouveau, car les ténèbres ont pris
possession de la ville. A l'image de Kurtz, pris dans le « coeur des
ténèbres » du Congo, les Afrikaners se sont confondus
dans un système qui a privé en eux toute étincelle de
raison. Comme le mythe des poissons des profondeurs abyssales, auquel elle
faisait allusion, Elizabeth Curren constate
impuissamment : « Aujourd'hui, en Afrique du Sud, je
vois les yeux s'embrumer de nouveau, les écailles les
recouvrir. »(A.f.145).
C'est dans sa descente dans le Township, qu'elle fera
connaissance avec l'horreur. Le changement de décor est si brusque,
qu'elle a l'impression de ne plus se trouver dans son pays :
« De l'autre côté de la mare
commençaient les baraques, dont le groupe situé le plus bas
était entouré d'eau, inondé. Quelques unes étaient
bâties en dur, avec du bois et du fer ; d'autres se
réduisaient à des feuilles de plastique tendues sur une armature
de branchages. » (A.f.106).
Le plan de l'infrastructure de la ville montre ostensiblement
l'arbitraire entre les races. Alors que le Cap regorge de tout, le Township
contraste par la pauvreté extrême. C'est à dessein que
Jean-Marc Moura écrit :
« La ville du tiers monde revêt en effet un
caractère hybride. Prise entre la pauvreté accablante de la
plupart des quartiers et les parties occidentalisées où se
concentrent puissance et richesse, sa représentation dessine un espace
d'opulence et de pouvoir et un espace de soumission qui sont chacun victimes de
maux spécifiques.57(*) ».
Dans le récit de Coetzee, la ville et le Township
entretiennent des rapports de méconnaissance et d'opposition. Les
relations sont cependant nécessaires, car la main d'oeuvre, à
l'image de Florence, la domestique noire d'Elizabeth Curren, provient des
Townships. Ce déséquilibre socio-économique provient de la
volonté d'exploiter les Noirs. La dépendance totale entretient
l'idéologie humiliante. Les Africains sont obligés pour survivre,
de squatter les luxueuses demeures des européens. Fanon, à ce
sujet, note que
« La ville du colon est une ville en dur, toute de
pierre et de fer. C'est une ville illuminée, asphaltée, où
les poubelles regorgent de restes inconnus, jamais vus, même pas
rêvés.(...) La ville du colonisé est une ville
affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon,
de lumière.58(*) ».
Ce passage démontre l'état
désastreux des conditions de vie des Noirs. On notera que le style de
Coetzee, un peu comme celui de Conrad, appréhende le système sous
son aspect irréel. La puissance suggestive des mots fait ellipse de la
description brutale, sans fard de la ville, en proie à la folie de
l'apartheid. Elizabeth Curren multiplie rêves et allusions pour mettre
à nu le mal qui ne la quitte plus. Même son sommeil est
troublé de cauchemars qui la tiennent éveillés toutes les
nuits :
« Des centaines de milliers d'hommes, sans visage,
sans voix, secs comme des ossements, pris au piège sur un champ de
massacre, répétant nuit après nuit leurs marches et
contremarches sur cette plaine calcinée, dans la puanteur de soufre et
de sang : c'est l'enfer dans lequel je sombre dès que je ferme les
yeux. »(A.f.157).
Cette approche allusive est différente des
descriptions « crues » des autres écrivains
Sud-Africains. Dans son roman autobiographique, Je ne suis pas un homme
libre, Peter Abrahams confond l'histoire de sa vie avec le destin de tous
les Noirs d'Afrique du Sud. Dans l'univers discriminatoire de Johannesburg, il
se rend compte dès son jeune âge que tout est
« RESERVES AUX EUROPEENS59(*) ». De là, il constate avec
amertume : « Du fait de ces trois mots, j'étais
né dans la crasse et la misère des taudis, j'y avais passé
mon enfance et presque toute ma jeunesse 60(*). ».
La dichotomie, dans la ville coloniale, est la source
de rapports conflictuels entre Européens et indigènes. Les
premiers vivent, en effet, de la substance humaine dont ils vident les seconds.
3.2 : Européens / Indigènes
Dans Au Coeur des ténèbres et
dans L'Age de fer, Européens et indigènes vivent
séparés, à cause de la méconnaissance, de la peur
mutuelle, de la haine et du rapport de violence existant depuis les
conquêtes militaires.
La volonté de dominer l'Autre est le prétexte
qui justifie l'exploitation inhumaine des indigènes.
Les deux récits, dans un contexte de production
différent, et près d'un siècle d'écart, mettent en
scène les rapports heurtés entre Blancs et Noirs dans la
société coloniale.
Du Congo belge en Afrique du Sud, qui elle n'est pas une
colonie classique, car les Blancs qui y imposent leur suprématie, se
disent chez eux, la représentation sociale cultive les mêmes
contrastes. De leur différence, affleure en filigrane dans le texte, le
conflit de cultures.
Dans Au Coeur des ténèbres, la
dichotomie raciale est plus expressive, dans la mesure où on
dénie aux indigènes le caractère humain. Malgré
tout, le rapport entre « civilisateurs » et
« sauvages » laissait sous-entendre une parenté
éloignée. La nouvelle de l'Anglo-polonais déifie les
Blancs et leur confère un statut d'omnipotence. Dès
l'introduction, Jean-Jacques Mayoux prévient que « La
position quasi surnaturelle où se trouvent les Blancs les invite
à user de leur ascendant comme d'un pouvoir bénéfique sans
limites.61(*) ». A cet égard, le récit
de Marlow insiste sur ce rapport de force inégal où le
« primitif » n'existe que sous le bon vouloir du
« maître ». Néanmoins, Mayoux avertit
que « Le Noir est d'un bout à l'autre la
dominante.62(*) ». En effet, la déshumanisation et
la mutité dans lesquelles ils sont confinés constituent pour les
Blancs, un paravent contre la peur, l'angoisse et le mystère que suscite
« l'homme sauvage ». Car en dépit de
l'oppression stupide, ils manifestent souvent des velléités de
rébellion. On se souvient que pour « un malentendu sur une
histoire de poules »(C.t.92), le fils d'un chef indigène,
excédé de voir Fresleven donner « au vieux
nègre une raclée sans
merci,(...) esquissât un vague coup de lance contre
le Blanc, et naturellement il n'eut pas de mal à l'enfoncer entre les
omoplates. »(C.t.93).
L'histoire de Marlow insiste sur le traitement
inhumain fait aux Noirs. Ces derniers sont décrits comme des
« criminels »(C.t.103),
d' « ennemis »(C.t.105) et les sévices
qu'ils subissent semblent plaider pour l'apaisement de la conscience
Occidentale. En effet, ironise Memmi : « Les
Européens ont conquis le monde parce que leur nature les y
prédisposait, les non-Européens furent colonisés parce que
leur nature les y condamnait.63(*) ». La conviction de la justesse de la
mission civilisatrice excuse tous les abus. Marlow, dès son
arrivée au Poste de la Compagnie, voit des Noirs
enchaînés : « Ils portaient des haillons
noirs enroulés autour des hanches, dont les bouts brinquebalaient
derrière, courts, comme des queues. »(C.t.103). La
dernière remarque du narrateur : les queues, est hautement
significative. Ces hommes, sans aucun doute, sont perçus comme des
animaux. Fabienne Soldini dit que « la bestialité est
connotée également par des descriptions physiques et aussi par
des comportements qui trahissent la bête.64(*) ».
Dans la même veine, Marlow voit arriver « derrière
cette matière première, un des rachetés produits par les
nouvelles forces à l'oeuvre, (qui) marchait, morose, tenant un
fusil par le milieu. »(C.t.104). Ce tableau rappelle un berger
avec son troupeau. Et de ce fait , dit Fanon : « Le
langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage
zoologique.65(*) ». Il fallait aux Européens,
pour expier leurs fautes, un lot de reproches à la race noire ; et
pour cela : « Le colonialisme dans ses contacts avec
les Noirs, avait patiemment établi les termes du malentendu66(*). ».
Les Européens, dans leur volonté de
brouiller les relations inter-raciales, ne se sont pas souciés de parler
la langue de l'indigène. Aux Noirs, à qui on refuse la
qualité d'homme, il serait contradictoire de reconnaître une
langue. Leur langage entre dans le registre des cris animaliers. Avec
l'arrivée d'une caravane de porteurs, Marlow appréhende les voix
des indigènes en ces termes : « Un babil
excité de sons inconnus éclata de l'autre côté des
planches. »(C.t.108). Les Blancs n'ont pas essayé de
comprendre la langue des Noirs et ces derniers, dans l'effort
déployé pour s'exprimer comme les
« maîtres », se voient mépriser. Marlow, qui
exécrait le comportement du boy du Directeur : « Un jeune
nègre trop bien nourri de la côte. »(C.t.114),
accrut son dédain, quand ce dernier annonça la mort de
Kurtz : « Missié Kurtz, lui
mort. »(C.t.189). L'aventurier anglais, dans son
expérience du Congo, s'est empli de contradictions. Très
outré par le sort affreux des Noirs, Marlow, ne souffre pas pourtant
qu'un nègre manque de respect à un Blanc. Et les mots
employés pour caractériser le boy du Directeur, en disent long
sur son courroux : « Son insolente tête
noire » (C.t.189).
La communication entre Européens et indigènes
prend un double objectif de mépris, d'un côté comme de
l'autre.
Quand un Blanc s'adresse au Noir en « petit
nègre », c'est une façon de lui rappeler son
infériorité. Dans l'épisode africain du Voyage au bout
de la nuit, Céline met l'accent sur la communication entre
colonisateurs et colonisés. A la lumière de son analyse, il
ressort que le Blanc tente d'apposer sa domination sur l'essence même du
nègre, y compris sur la langue : « Toi y en a
pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille
encore hein ?... Toi y en parler quoi ? Kous kous ?
Mabillia ? Toi y en a couillon ! Bushman ! Plein
couillon67(*). ». Ce langage abscons, même aux
nègres, pense Césaire, connote le rejet de l'Autre. Pour le
confiner dans sa « sauvagerie », le Blanc ajoute au cadre
hermétique de l'habitat, le verrouillage linguistique. Et
l'indigène qui parle « petit nègre », dit
Fanon, c'est qu'on lui exprime l'idée : « Toi,
reste où tu es.68(*) ». Le théoricien martiniquais
s'offusque aussi contre le paternalisme des occidentaux. Dans son étude
des romans, Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia et
Nini de Abdoulaye Sadji, il analyse les rapports entre
Européens et indigènes ; et son constat est
qu' « un Blanc s'adressant à un nègre se
comporte exactement comme un adulte avec un gamin, et l'on s'en va minaudant,
susurrant, gentillonnant, calinotant.69(*) ».
Le dialogue étant impossible entre les deux
races, le langage de la violence s'érige comme l'unique moyen de
communication. Les punitions corporelles semblent faire partie de la
« mission civilisatrice ». Marlow, dans sa
pérégrination africaine, fait mention de cette pratique dans la
colonie belge.
Dès l'entame de son voyage, le vieux Docteur
l'avait en effet prévenu que « sous les tropiques, il faut
avant tout garder son calme. »(C.t.97). Cependant, les
circonstances de la mort de son prédécesseur renseignent sur les
rapports difficiles avec les indigènes. Car Fresleven était
décrit comme « l'être le plus doux, le plus
tranquille qui ait jamais marché sur deux
jambes. »(C.t.93). Seulement dans la colonie,
l'incompréhension est si grande que tout prête à
l'irritation. Et ce sont les indigènes qui subissent les
brutalités des Blancs. La colère du Comptable en chef de la
Compagnie renseigne sur la politique de haine et de mauvais vouloir des
Européens : « Quand il faut porter des
inscriptions correctes, on en vient à détester ces sauvages, les
détester à mort. »(C.t.109). Cette mort traverse
tout le récit de Conrad. Et ce sont les indigènes, vivant dans
l'inquiétude et l'angoisse, qui sont les principales victimes. Les
relations entre les deux cultures, dans le récit de l'Anglo-polonais,
instaurent une véritable obsession comparatiste, où la
hiérarchie des civilisations relègue celle de l'Autre dans le
primitivisme. Le « sauvage » inspire crainte et peur ;
et dans l'histoire de Marlow, ils ne sont plus que « des
silhouettes, très souvent sans nom ni visage.70(*) ». Aucun
échange, sinon celui de la force, n'est envisagé avec ces
« ombres noirs71(*) » (à l'image des femmes
turques, que Loti voyait, englouties derrière
les « tcharchafs » : voiles dissimulateurs pour
la rue). Les Blancs se réfugient derrière leur orgueil
d' « hommes supérieurs ». Kipling
approuve cette attitude, car pour lui : « Nul sahib de
bon sens n'eût écouté les conseils d'un
Bengali.72(*) ».
Marlow, dans sa longue marche à travers le continent
africain, a été fréquemment témoin des exactions
faites aux Noirs, et qui ne trouvent qu'approbations chez les
Européens : « Bien fait pour lui. Faute-
châtiment- vlan ! Sans pitié, sans
pitié. »(C.t.119). Le Blanc avec sa cravache
représente dans la littérature coloniale la force brute. Et le
« corps d'un Noir d'âge mûr, le front troué
d'une balle » (C.t.110), sur lequel bute Marlow, semble faire
partie du décor colonial. Car il apprendra plus tard, que lorsque Kurtz
n'avait plus de marchandises à troquer contre de l'ivoire, il utilisait
son « stock de cartouches » (C.t.167).
Le conflit de cultures et les
« constantes querelles de préséance des
Blancs » (C.t.114), n'ont pour but que d'asseoir la domination
occidentale et justifier l'exploitation de l'indigène. Le compagnon de
route de Marlow affirme sans ambages qu'il est au Congo « pour
faire des sous » (C.t.111). Les indigènes qu'ils
rejettent sont pourtant nécessaires dans leur entreprise
d'enrichissement, à l'image du timonier, des porteurs de Marlow lors de
la grande marche.
La fiction narrative de Au Coeur des
ténèbres met l'accent sur le registre de la
différence. Ces passages démontrent la supériorité
naturelle des européens, en faisant ressortir les contrastes dans la
représentation de l'espace et des hommes. En effet, la description de
l'arrivée du convoi de « l'Expédition pour
l'Exploration de l'Eldorado »(C.t.127). est assez
évocatrice des rapports qui prévalent. Car il a fait son
entrée dans le Poste de la compagnie avec des ânes portant chacun
un « Blanc vêtu de neuf, avec des souliers
jaunes. »(C.t.127), avec à leurs talons,
« une bande querelleuse de nègres boudeurs aux pieds
endoloris. »(C.t.127). Le tableau est assez saisissant, et
semble obséder Marlow. Toutefois, c'est sur le mode ironique qu'il
juxtapose les images entre Européens et indigènes.
Déjà, dès son arrivée dans la colonie, il entrevoit
les Noirs comme dans « un tableau de peste ou de
massacre. »(C.t.106), tandis que le premier Blanc qu'il voit,
était dans « une élégance si inattendue de
vêture, qu'au premier moment (il) le pri(t) pour une
sorte de vision. »(C.t.106-107).
La même représentation du choc des cultures
réapparaît chez Coetzee. En effet, dans L'Age de fer, la
situation sociale est beaucoup plus alarmante. L'intrigue du roman est
bâtie sur fond d'histoire : la révolte des écoliers
noirs contre l'application de l'afrikaans, comme langue nationale.
Coetzee, par plusieurs subtilités narratives,
donne vie au texte. Par la voix d'Elizabeth Curren, blanche-libérale, il
pose un regard critique sur les rapports entre Blancs et Noirs.
L'héroïne provoque un renversement de perspectives, le cancer, dont
elle souffre, devient presque accessoire. C'est la relation conflictuelle entre
Européens et Africains qui est mise au devant de la scène. Comme
dans Au Coeur des ténèbres, entre les deux races, un
gouffre de malentendus se creuse, donnant naissance à la folie
meurtrière dans la ville du Cap et ses Townships. Dans l'une et l'autre
oeuvre, les relations inter-communautaires sont difficiles ; mais dans
L'Age de fer, elles sont plus dramatiques, car en Afrique du Sud, le
Blanc, « un privilégié non légitime73(*) », qui en sus
de l'expropriation de la terre d'autrui, s'acharne à supprimer
moralement et physiquement le Noir. Le ressentiment des opprimés est
à la hauteur de l'injustice. Il y a dans la trame même de la
fiction un renversement qui s'opère, car le pouvoir des Afrikaners se
retourne contre le peuple Sud-africain. Les Noirs,
« sans-abris »(A.f.11) sont
persécutés par les Blancs vivant dans des « jardins
ceints de murs, gardés par des bouledogues. »(A.f.11).
Cette absence de communication peut être interprétée par
l'instinct de survie de la minorité blanche. Mais cela ne justifie pas
la volonté de réduire en esclavage la population noire. Si les
Européens exigent des Africains de se faire appeler
« baas74(*) », cela entre dans le cadre de la
dégradation psychologique.
Les Blancs tentent de rattacher
l'infériorité des Noirs à des aspects théologiques.
Ils ont toujours pensé que « c'est Dieu qui aurait voulu
la séparation des races. Il aurait créé la race blanche
supérieure et la race noire servile. Dès lors, vouloir faire du
Noir l'égal du Blanc, c'est aller contre la volonté
divine.75(*) ». La conviction que leur pouvoir
relève de Dieu, éteint en eux toute étincelle de
tolérance. Tous les récits sur l'apartheid concordent sur la
haine viscérale des Blancs à l'encontre du peuple noir. Dans
La Case de Kalou, Miezan met en scène quatre personnages de
différents pays : Jonhny, un Blanc Sud-Africain, Erik, un
Suédois, Nabama, un guinéen et Chen, un chinois. A la suite d'un
accident de chasse, ils sont obligés de vivre ensemble dans la jungle de
l'Afrique du Sud. Il y a l'omniprésence d'un racisme latent dans ce
récit au coeur du système d'apartheid. L'amour semble impossible
entre les personnages ; « cet amour que nous ne pouvons
qu'éprouver à l'égard de ceux à qui nous nous
donnons à dévorer ou à rejeter. »(A.f.14)
dit Elizabeth Curren. Les quatre hommes perdus dans la jungle se rendent compte
que la cruauté des fauves est dérisoire face au racisme bestial
des hommes. C'est la manière dont le récit de Miezan fait le
parallèle entre les fauves de la jungle et les
« prédateurs » des rues de Johannesburg, que ressort
la puissance métaphorique de l'oeuvre. Car ayant échappé
aux animaux sauvages, ces hommes ne trouvent aucune issue dans la ville. Pour
les afrikaners, la couleur de leur peau est le symbole de leur force. Au
Suédois qui défendait le guinéen, Jonhy dira :
« Tu as tort de prendre sympathie et partie
pour un nègre (...). Cela prouve que tu ne
les connais pas. Mais tu changeras bien vite,
j'en suis sûr ! Crois-moi, ils ont tous les
vices
et les « jaunes » ne valent pas mieux. Ils
appartiennent,
tous ces gens-là, à une race
inférieure ; d'ailleurs,
c'est bien ainsi ; puisque c'est la nature qui l'a
voulu.76(*) »
Dans L'Age de fer, l'héroïne vit
dans sa chair ce conflit de cultures. Le cancer qui la consume est la
métaphore de la folie qui s'est emparée de son pays. La
narration, par diverses modalités, met en scène un protocole
énonciatif par lequel la haine raciale semble se révéler
à Elizabeth Curren comme un cauchemar : « Assise
ici, au milieu de tant de beauté, ou même assise chez moi, parmi
mes biens personnels, il semble à peine possible de croire qu'une zone
de tueries et de dégradation s'étend tout autour de
moi. »(A.f.135). Méker dira des colons que
« sur le plan humain, (ils sont) en Afrique, certes,
mais très loin des Africains, comme isolés du pays, vivant au
milieu d'une société européenne recroquevillée dans
son cocon protecteur.77(*) ». Sous un autre aspect, on peut
interpréter ce repli sur soi par la volonté de poursuivre le
mythe de l'homme blanc. Car le constat est que, les nombreuses lois de
l'apartheid visent toutes à prohiber le mélange des races. Et
pour ce faire, « durant trois siècles, leur colonialisme
méticuleux a gardé les Noirs « à leur
place ».78(*) ». Ainsi Européens et Africains se
côtoient en Afrique du Sud dans l'ignorance totale. Ici, au XXe
siècle, le Noir garde encore son aspect exotique. Il apparaît
comme un personnage onirique, et s'il manifeste quelques traits de ressemblance
avec le Blanc, cela entre dans le cadre de l'extraordinaire. Chaque point
commun, étonne par sa singularité. Elizabeth Curren est
fascinée par le sang des enfants noirs renversés par un car de
police, à hauteur de son domicile. Mais c'est leur mort qui fera plus
d'effet à l'héroïne :
« Jusque-là, je n'avais jamais vu de noir
frappé par la mort (...). Il en meurt tout le temps, je sais bien, mais
c'est toujours ailleurs. Les gens que j'ai vu mourir étaient des blancs,
et ils mouraient dans leur lit, ils y devenaient plutôt secs et
légers, ils prenaient la consistance du papier, l'épaisseur de
l'air.(...). Ces gens-là, eux, ne brûleront pas :
Bhéki et les autres morts. Ce serait comme de chercher à
brûler des masses de fonte ou de plomb. »(A.f.141-142).
La révélation brutale du sort des Africains,
fait prendre conscience à Elizabeth Curren
qu' « entre Noirs et Blancs s'est établi un
fossé définitif.79(*) ». Elle nous introduit dans un univers
schizophrène, car son corps ravagé par le cancer entretient un
rapport conflictuel avec le souvenir du temps de l'insouciance, de la
plénitude de l'enfance. D'ailleurs le mal qui la ronge, semble
être le discours ségrégationniste qui s'est insinué
au fil des années dans les profondeurs de son être :
« Les blancs d'Afrique du Sud sont menacés
par des millions de noirs, et si nous voulons maintenir la pureté de
notre race, selon le commandement de Dieu lui-même, nous devons purger
nos coeurs et nos esprits des pensées impures !(...) Il est naturel
de détester les nègres, d'avoir du dégoût pour eux.
C'est dans notre nature.80(*) ».
Aujourd'hui, l'insouciance s'est muée en une
peur viscérale de l'Autre. Dans Au Coeur des ténèbres
et dans L'Age de fer, se manifeste en filigrane, la crainte que
suscite la présence de l'indigène toujours ignoré. Le sens
profond du regard que semble exprimer l'Africain, crée le doute chez les
Européens. Le héros-narrateur de Conrad manifeste cette peur avec
l'apparition de la femme sauvage :
« Son visage avait un air tragique et farouche de
tristesse égarée et de douleur muette mêlées
à l'appréhension de quelques résolution débattue,
à demie formée. Elle était debout à nous regarder
sans un geste, pareille à la brousse même, avec un air de
méditer sur un insondable dessein. » (C.t.176).
La difficulté de décoder ce message visuel
accentue le sentiment de profonde anxiété que ressentent les
« pionniers du progrès ». Elizabeth Curren aussi,
malgré la tragédie de l'apartheid qui semble invincible, sent le
regard inquisiteur de sa domestique noire :
« Florence juge. Derrière les lunettes, ses
yeux impassibles
estiment et mesurent. Une impassibilité qu'elle a
déjà trans-
mise à ses filles. Le tribunal est l'apanage de
Florence ; c'est moi que l'on passe au crible. Si la vie que je vis est
une vie examinée, c'est parce que cela fait dix ans que le tribunal de
Florence me soumet à son examen. » (A.f.161).
La prise de conscience des Occidentaux d'être
observés par l'indigène, longtemps considéré comme
une ombre, crée un sentiment nouveau d'inquiétude, dans leur
relation avec l'altérité. En effet, si le Blanc a percé le
mystère de la nature africaine, il en est autrement avec l'homme noir.
Ce dernier s'élève au delà de la domination, par son
mutisme assourdissant. Les Européens le croyaient incapable de
comprendre leurs agissements, mais la littérature africaine coloniale
s'est exercée à prouver le contraire. Dans ces oeuvres, les
écrivains africains rompent avec la représentation de
l'indigène, comme élément du décor ; mais ce
sont des hommes, conscients de leur statut de dominés et de l'imposture
de l'idéologie impériale. De Batouala à
Magamou, le mystère que recelait le regard de l'indigène
se dissipe et laisse apparaître une fine analyse de l'entreprise
coloniale. De ce fait, ce qu'imaginaient et redoutaient les
européens : l'éventualité d'une prise de conscience
s'avère vérifiée avec ces auteurs là. Dans
Orphée noir, Sartre dira : « Voici des
hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme
moi le saisissement d'être vu. Car le blanc a joui de trois mille ans du
privilège de voir sans qu'on le voie.81(*) ».
La révélation que l'indigène n'est
pas le prétendu primitif, amorce le déclin du mythe
impérial. Des doutes et inquiétudes à propos de la
déviation de la mission impérialiste de son
« vrai » but hantent l'esprit des Occidentaux. L'Afrique se
révèle être un bourbier dans lequel vient s'abîmer la
prétendue civilisation universelle.
DEUXIEME PARTIE
Le déclin du mythe impérial
A l'aube du XXe siècle, des doutes,
inquiétudes et critiques commencent à naître en Europe
quant au bien fondé du projet colonial. L'Afrique est au centre de
toutes les convoitises certes, mais également de toutes les
cruautés envers les populations indigènes. En Angleterre d'abord,
naît la première société anti-coloniale, puis le
débat s'amplifie au Parlement de Londres, en France et en Belgique. Le
Congo-belge, propriété de Léopold II, théâtre
de massacres, est au centre de ces débats.
C'est dans ce sillage que l'écrivain
anglo-polonais, Joseph Conrad écrit Au Coeur des
ténèbres (1902) et, prés d'un siècle plus
tard, le Sud-Africain John Maxwell Coetzee, dans L'Age de fer (1992),
illustre le chant de cygne du système d'apartheid, en bute à la
sourde résistance des populations noires.
Dans les deux textes, la littérature subvertit le
discours politique ; et c'est à travers la parodie, l'ironie, le
scepticisme et le nihilisme que Conrad et Coetzee restituent dans la fiction le
déclin de l'empire Occidental.
Chapitre I : Les manifestations du déclin
dans les deux récits
1.1: Le procédé de Conrad
Dans Au Coeur de ténèbres,
l'Anglo-polonais bouleverse la structure du roman exotique et l'investit de la
réalité africaine, recrée par un imaginaire. Il interroge
avec ironie, « la crise de la mentalité impériale
que feint d'ignorer, dans son flegme légendaire, la bonne
société victorienne.82(*) ». La nature hostile et les personnages
sont saisis dans leur complexité, leur caractère grotesque et
indicible. S'écartant des canons de l'exotisme qui ont forgé le
mythe de l'Afrique, Conrad opère une distanciation ironique. Dès
l'ouverture, la description de la côte africaine, souvent prétexte
d'images stéréotypées d'un continent mystérieux,
prend ici un aspect de mise en garde : « La
voilà devant vous_ souriante, renfrognée, aguichante,
majestueuse, mesquine, insipide, ou sauvage et toujours muette avec l'air de
murmurer, venez donc voir. »(C.t.99). Cette personnification de
la côte porte une tonalité ambivalente, l'Afrique est vue mais
elle est aussi voyante. Ce n'est plus l'invite à l'exploration que
suggèrent la beauté et l'aspect « sauvage »
de l'Afrique, mais le symbolisme d'une riposte à l'empire. Depuis Pierre
Loti, cette menace est présente dans la trame descriptive des espaces
sauvages :
« Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et
après chaque lame passée, on regardait derrière soi
arriver l'autre ; l'autre encore plus grande, qui se dressait toute verte
par transparence ; qui se
dépêchait d'approcher, avec des contournements
furieux, des volutes prêtes à se refermer, un air de
dire : « Attends que je t'attrape, et je
t'engouffre.83(*)»
L'aspect de ce discours est présent de page en page
dans la nouvelle de Conrad. Tout au long du parcours de Marlow, la narration
réitère ce conflit à l'échelle de la
subjectivité, dont se livrent les hommes contre les forces
supérieures de la nature :
« Nous avons mouillé à d'autres
endroits aux noms burlesques où la joyeuse danse de la mort et du trafic
se poursuit dans un air torpide et terreux comme celui d'une catacombe
surchauffée ; tout le long d'une côte informe bordée
de flots dangereux, comme si la nature elle-même avait voulu
écarter les intrus. »(C.t.101).
Dans cette optique, les forces conjuguées de la
nature rendent dérisoire la mission impériale. L'action des
hommes est empreinte d'une irréalité qui montre l'abîme
dans lequel s'est fourvoyée l'idéologie dominatrice
européenne. La trame narrative s'ouvre ainsi à ce chant de cygne
de l'empire et restitue dans la fiction les métaphores de la
décadence impériale. Dans son périple au coeur de la
jungle congolaise, Marlow ne cesse de prévenir l'impossibilité de
la mission Occidentale. Son vapeur est à l'image de toute l'entreprise
impériale en Afrique. Et le héros-narrateur confond les deux
missions périlleuses : « ...je me surpris
à écouter sur la pointe des pieds le prochain battement du
bateau, car pour dire l'honnête vérité je m'attendais
à voir le misérable outil rendre l'âme à tout
moment. C'était comme d'observer les dernières lueurs d'une
vie. »( C.t.140). Ce style métaphorique « a
permis de suggérer la vanité des entreprises
européennes sur le continent noir.84(*)» mais l'adversité
de la jungle inhospitalière réduit la volonté de
rationalisation dans ces contrées réfractaires à la
pénétration blanche. Car, ce n'est pas seulement une vengeance
physique contre la présence européenne, mais surtout «
c'est une guerre d'usure ! dira Simenon.
C'est à celui qui se lassera le premier, ou qui verra
fondre plus tôt ses effectifs ! 85(*)». Et l'Afrique semble
dominer de bout en bout. En effet, le héros conradien, de Marlow
à Kurtz ou de Willems à Almayer, est victime de la
dégradation morale due aux forces obscures de la brousse qui
entraînent chez l'aventurier « la peur sans voix ;
la peur du silence ; la peur qui survient sans que personne soit
là ; sans qu'il y ait ni bataille, ni cris, ni visages furieux ou
mains armées nulle part.86(*) ». C'est donc sur mode conflictuel que la
nature et les personnages sont représentés dans ces fictions. Ce
milieu étrange auquel l'Europe prétend apporter le
« progrès » échappe à tous, mais rien
de ce qui lui est étranger n'échappe aux « coups de
pattes » sournois de la brousse. Dans l'attente d'outils pour
réparer son vapeur, Marlow raconte qu'« Un soir un abris
de paille plein de calico, d'indiennes, de perles, de je ne sais quoi encore,
s'enflamma si brusquement qu'on aurait dit que la terre s'était
entrouverte pour permettre à un feu vengeur de consumer toute cette
camelote. »(C.t.115-116). Kurtz aussi, dans son sanctuaire
macabre, sombre dans la déchéance en trahissant la civilisation
dont il est l'émissaire. En voulant régner sur les forces des
ténèbres, l'inverse se produit car « la
brousse sauvage l'avait trouvé de bonne heure et avait tiré de
lui une terrible vengeance après sa fantastique
invasion. »(C.t.171). Cette riposte de l'Afrique est le
prélude du « malaise impérial 87(*)». Les aléas
climatiques du continent noir entravent l'action des aventuriers. On songe
à des romans tels A passage to India(1924) de E.M. Forster,
Burna Days(1934) de G. Orwell, ou l'épisode africain du
Voyage au bout de la nuit, de Céline. Comme Bardamu, on se
rappelle les effets désastreux que le cadre spatio-temporel de
Saint-Louis avait fait sur Jean-Peyral. Loti dira que
« Ce pays lui faisait tout à coup l'effet
d'un vaste tombeau. Il s'éveillait, le spahi, comme d'un pesant sommeil
de cinq années._ Une immense révolte se faisait en lui,
révolte contre tout et contre tous !... Pourquoi l'avait-on pris
à son village, à sa mère, pour l'ensevelir au plus beau
temps de sa vie sur cette terre de mort ?...De quel droit avait-on fait de
lui cet être à part qu'on appelle spahi, traîneur de sabre
à moitié africain, malheureux déclassé,
oublié de tous, et finalement renié de sa
fiancée !88(*) ».
Le héros de Céline est plus
catégorique sur les risques de corruption morale qui pèsent dans
ces contrées éloignées. En effet, pour Bardamu,
« On aura beau dire, ça sera toujours un pays pour les
moustiques et les panthères. Chacun sa place.89(*) ».
Seulement avec Conrad, Sujet de Sa Majesté et
polonais naturalisé, le déclin de l'empire apparaît plus
sous le registre parodique que sous l'aspect d'un discours politique, à
l'image de Césaire. L'éloignement, l'isolement, le climat
tropical, le contact avec des populations aux moeurs frustes entraînent
dans son oeuvre l'apparition de « héros troubles ».
Même Kipling, avec qui on sait que l'impérialisme est un
Grand Jeu (« Great Game 90(*)»), la domination anglaise
en Inde est remise en cause par le Babu, agent de Son Altesse Royale, qui
pourtant ivre un jour,
« devient foncièrement traître, et
parla en termes d'une indécence flagrante, d'un Gouvernement qui lui
avait imposé l'éducation d'un Blanc et avait
négligé de lui fournir le salaire d'un Blanc. Il bredouilla des
histoires d'oppression et de passe-droit jusqu'à ce que les larmes lui
coulassent le long des joues au récit des misères de son
pays.91(*) ».
Dans le discours conradien, les héros, Marlow
ou Willems, sont hantés par la « dé
civilisation » qui guette dans ces pays reculés. Le
héros-narrateur de Au Coeur des ténèbres soutient
que cette déviation est due à la grande solitude dans ces
contrées, loin des civilisés prompts à applaudire ou
à condamner le moindre écart. Mais surtout, cette solitude
entraîne un excès de liberté qui compromet les principes
sacro-saints de la culture occidentale. Kurtz, isolé dans son Poste de
l'intérieur, a trahi l'idéologie des Lumières. Car
privé de la terreur du scandale et du jugement des siens, il a
embrassé les coutumes « sauvages ». D'où
l'interrogation sur la solidité de la prétendue civilisation
« supérieure », quand ses émissaires peinent
à s'y conformer dans des situations extrêmes. Marlow,
énumérant les éléments de la civilisation
européenne, dira que « Ces petites choses font toute une
énorme différence. En leur absence, il faut retomber sur sa force
intérieure, sur sa propre capacité de
fidélité. » (C.t.157). C'est ce qui a
manqué à Kurtz, et l'a fait sombrer dans la folie. Depuis Un
paria des îles (1896), l'Anglo-polonais relativise sur la
fragilité de la civilisation dite « Universelle ».
En effet, Willems, condamné à rester captif de la forêt
équatoriale et par l'amour dévorant d'une femme indigène,
Aïssa, trahit en pactisant avec les
Arabes : « Willems mesurait tristement la profondeur de
sa dégradation. Lui_ un Blanc, admiré des Blancs, était
entre les mains de ces misérables sauvages dont il était sur le
point de devenir l'instrument. 92(*)».
Mamadou Gaye dira que « L'un des effets les
plus désastreux de l'atmosphère physique et humaine, c'est la
rupture des canaux de la communication au moment où l'individu en a le
plus besoin. 93(*)». Toutefois, Marlow, dans sa quête de
l'extrême, a triomphé dans une certaine mesure sur les
ténèbres. Ce qui s'explique peut-être par l'écart
constant qu'il a maintenu entre sa « mission » et la
tentation du « milieu sauvage ». Prétexte pour
Conrad de perpétuer la morale de la civilisation européenne et
les « vertus » de l'idéologie des Lumières.
Ainsi, l'auteur condamne à travers Kurtz, l'ambition
démesurée de l'impérialisme européen en Afrique.
Car ce personnage, dont les effets d'annonces saturent le récit d'une
présence obsédante, est pris au piège de l'Afrique. Sa
rapacité et le déni d'humanité aux Noirs qu'il a
érigé en doctrine, contrastent avec les louanges qui ont
précédé sa rencontre avec Marlow. En effet, il
était présenté successivement sous les traits
d'un « homme très remarquable »
(C.t.108), puis d'un « génie universel »
(C.t.123). Si Conrad proteste contre l'échec de Kurtz, notons aussi que
sa pensée embrasse l'échec de toute l'entreprise impériale
en Afrique, car : « Toute l'Europe avait
contribué à la création de
Kurtz. »(C.t.158). Donc ce fantôme, ruiné par la
maladie, apparaît symboliquement comme le déclin de
l'impérialisme : « Kurtz_ ça veut dire
court en allemand, hein ? Eh bien le nom était aussi vrai que tout
le reste de sa vie_ et de sa mort. Il semblait long d'au moins sept pieds.
Sa couverture était tombée, et son corps en
émergeait pitoyable et horrifiant comme d'un linceul. »
(C.t.173).
La représentation de ce personnage au coeur du
récit conradien amorce les doutes et inquiétudes sur l'aventure
européenne en Afrique. Si le Blanc d'exception, pétri des valeurs
de la civilisation, s'acculture au profit des coutumes
« sauvages », l'Anglo-polonais estime qu'il ne vaut pas
mieux que l'indigène sous sa domination. La violence manifestée
à l'égard de ces populations insoumises reflète
l'incapacité de l'Europe à reconnaître la déroute de
son idéologie : « Ces hommes-ci ne pouvaient par
aucune débauche d'imagination être qualifiés d'ennemis. On
les disait criminels, et la loi outragée, comme ces explosions d'obus,
leur était tombée dessus, mystère insondable venu de la
mer. » (C.t.103). L'Occident, dans son effort d'imposer sa
culture sur le reste du globe et aux hommes non-Blancs, s'est heurté
à ses propres contradictions. Ainsi Montaigne, considéré
comme le « père du doute
européen 94(*)», attire l'attention sur
l'européocentrisme. Dans ses Essais, il
dit : « Nous sommes chrétiens au même
titre que nous sommes Périgourdins ou allemand... Je trouve qu'il n'y a
rien de barbare en cette notion, sinon que chacun appelle barbare ce qui n'est
pas de son usage.95(*) ». C'est dans cette veine que des auteurs
tels René Maran (Batouala), Albert Londres (Terre
d'ébène), Michel Leiris (L'Afrique fantôme),
André Gide (Voyage au Congo) et Frantz Fanon entre autres
remettent en cause la structure de l'Empire et donnent ainsi un coup de boutoir
dans l'édifice colonial. Conrad, précédant
l'anti-colonialisme virulent de ces écrivains, refusera les
thèses visant à déshumaniser les
Noirs : « C'était des hommes avec qui on pouvait
travailler, et je leur suis reconnaissant. Et après tout
ils ne se mangeaient pas l'un l'autre sous mon nez. »
(C.t.134). Il reconnaîtra en eux une forme subtile
d'ingéniosité. Son timonier « avait fait quelque
chose, il avait gouverné.»(C.t.159-160). Ce
qui signifie que les indigènes ne sont pas les
« primitifs », à qui on avait affublé ce
qualificatif pour justifier leur domination. On sait que même Lucien
Lévy-Bruhl, au soir de sa vie, confesse ses erreurs de
jugement :
« J'avais déjà mis beaucoup d'eau dans
mon vin depuis vingt-cinq ans... J'abandonne une hypothèse mal
fondée... Je ne parle plus d'un caractère prélogique de la
mentalité primitive...Du point de vue strictement logique, aucune
différence essentielle entre la mentalité primitive et la
nôtre... J'affirmerai, une fois de plus, que la structure logique de
l'esprit est la même chez tous les hommes et que par conséquent
les « primitifs », tout comme nous, rejettent la
contradiction quand ils l'aperçoivent...96(*) ».
En fait, c'est au contact des cultures que les
rapports sont faussés. Les Européens sont venus en Afrique avec
des idées préconçues sur les Africains,
héritées du darwinisme et autres théories anthropologiques
douteuses sur les peuples extra-Européens. Voilà pourquoi les
héros de l'aventure coloniale sombrent dans la désillusion. Le
discours de la littérature exotique qui a accompagné cette
mission inaboutie change aussi, élargissant les brèches dans
l'idéologie dominatrice occidentale :
« De fil en aiguille, et à mesure que je
m'accoutumais à ce milieu nouveau, je cessai de regarder les africains
sous l'angle de l'exotisme, finissant par être plus attentif à ce
qui les rapprochait des hommes des autres pays qu'aux traits culturels plus ou
moins pittoresques qui les en différenciaient. 97(*)».
La révélation que les indigènes n'avaient
rien des prétendus « sauvages » inquiète
Marlow. Son registre ironique dépouille l'impérialisme de toute
justification, et met l'Occident devant l'horreur des atrocités du
colonialisme :
« Nous avons coutume de regarder la forme
enchaînée d'un monstre vaincu, mais là_ là on
regardait la créature monstrueuse et libre. Ce n'était pas de ce
monde, et les hommes étaient_ Non, ils n'étaient pas inhumains.
Voilà : voyez-vous, c'était le pire de tout_ ce
soupçon qu'ils n'étaient pas inhumains. »(C.t.136).
Ce passage démontre l'aveu des doutes qui ont envahi
Marlow. Contrairement aux autres Blancs, dans ses contacts avec les Noirs, il
cherchera toujours à prouver l'humanité chez les
indigènes :
« Pourquoi au nom de tous les tenaillements des
diables de la faim ils ne se jetaient pas sur nous_ ils étaient à
trente contre cinq _ et ne se payaient pas une bonne ventrée pour une
fois, cela me stupéfie maintenant que j'y pense.(...) Je voyais qu'une
force contraignante, un de ces secrets humains qui déroutent les
probabilités, était entrée en
jeu. »(C.t.144).
Le sarcasme de l'Anglo-polonais, pudique car soucieux de
préserver la morale de la société victorienne, a
inspiré la génération d'écrivain, s'insurgeant
contre les actes moins justifiables de l'Empire déclinant. Le
héros de Céline, malade au coeur de l'Afrique mais sauvé
par des indigènes, s'interroge aussi sur l'inhumanité
supposée de cette race : « Ils auraient bien pu
me balancer au jus les porteurs pendant que nous franchissions un marigot.
Pourquoi ils ne l'ont point fait ? (...) Ou bien encore ils auraient pu me
bouffer puisque c'était dans leurs usages ?98(*) ». Gide, plus
polémiste, conclue les doutes de Bardamu en faisant le
panégyrique de la race noire :
« Tant de dévouement, d'humble noblesse,
d'enfantin désir de bien faire, tant de possibilité d'amour, qui
ne rencontre le plus souvent que rebuffades... Adoum assurément n'est
pas très différent de ses frères ; aucun trait ne lui
est bien particulier. A travers lui, je sens toute une humanité
souffrante, une pauvre race opprimée, dont nous avons du mal su
comprendre la beauté, la valeur... que je voudrais pouvoir ne plus
quitter. (...) Les Blancs qui trouvent le moyen de faire de ces
êtres-là des coquins sont de pires coquins eux-mêmes, ou
bien de tristes maladroits.99(*)»
L'intérêt du récit de Conrad se
trouve dans l'anticipation du déclin d'un Empire que tout un mouvement,
une théorie, une littérature et des actions injustifiables
avaient fini d'imposer sur le monde non-européen. L'Afrique, en effet,
s'est révélée être le piège pour les
Européens.
1.2: Le style de Coetzee
Dans L'Age de fer (1992), John Maxwell Coetzee
exprime à travers son héroïne, malade d'un cancer, l'horreur
du système d'apartheid qui est à son déclin. L'auteur, on
le sait, vit le dilemme de l'étudiant ayant
« rompu » avec son pays en proie à l'apartheid et
l'exil à Londres, une sorte de fuite qui crée en lui un sentiment
de culpabilité. Son récit Scènes de la vie d'un jeune
garçon (1999) et plus tard, le roman Vers l'âge
d'homme (2003) illustrent la quête identitaire du jeune
garçon devenu homme, plein d'interrogations pour deux
sociétés à savoir L'Afrique du Sud et Londres, où
il demeure étranger : « Il
préférerait tourner la page sur son côté
Sud-africain, tout comme il a tourné la page sur L'Afrique du
Sud. 100(*)»
Dans ce récit, le corps malade subit des
dommages analogues aux effets du système raciste menacé de ruine.
La narratrice, au soir de sa vie, écrit une longue lettre à sa
fille réfugiée aux Etats-Unis, dans laquelle elle relate
l'absurdité des exactions commises sur la population noire. Tout comme
Conrad, c'est dans un style ironique que Coetzee exprime les signes d'un
régime aux abois. Le déclin de l'apartheid apparaît en
filigrane dans la douleur, les doutes et les appréhensions de
l'héroïne.
Dès l'ouverture du récit, la narration
suggère la fin de la vie d'Elizabeth Curren, confondue avec les derniers
actes d'horreurs de l'apartheid. Une « vieille
femme »(A.f.8) à qui on
annonce une mauvaise « nouvelle »(A.f.8) sent tout
s'écrouler autour d'elle ; c'est le « sauve qui
peut »(A.f.8), même de la part de son médecin
traitant. Chez cette humaniste, il y a un regard critique, lucide mais tragique
sur le système qui a atteint les sommets de la honte. Les
métaphores du déclin se lisent dans les micro-récits.
Ainsi sa maison délabrée suggère la fin du mythe de
l'invincibilité de l'apartheid :
« Cette maison est lasse d'attendre le jour,
lasse de garder une contenance. Les lames du parquet ont perdu leur souplesse.
Les isolants des câbles électriques sont racornis,
friables, la plomberie est entartrée. Les gouttières s'affaissent
partout où des vis ont rouillé ou sont sorties du bois pourri.
Les tuiles du toit sont chargées de mousse. Une maison bâtie
solidement mais sans amour, désormais froide, inerte, prête
à mourir. » (A.f.19-20).
La personnification de la maison renseigne sur l'état
schizophrénique du protagoniste du roman de Coetzee. En effet, la
dissociation de la conscience de l'héroïne est la
conséquence des interrogations sur son cancer et au-delà, la
folie sur la discrimination raciale. Aussi dans la narration, la relation de
connivence entre l'écriture et la maladie permet d'illustrer les
brèches qui entament l'ère de sa révolte contre le
système qui s'est imposé à elle.
Elizabeth Curren, professeur d'université
à la retraite et héritière d'une culture humaniste, oppose
son passé et les temps présents, afin de ressortir dans la
fiction les signes inquiétants de l'apartheid à son chant de
cygne. Ainsi, elle se remémore de son enfance, revers du monde
d'aujourd'hui : « De mon temps, nous
considérions l'instruction comme un
privilège. »(A.f.44) ; ceci, pour suggérer le
chaos dans la société, le laisser-aller dans le système
scolaire. Les enfants noirs en rupture de banc sont livrés à la
folie du racisme. L'héroïne entrevoit dans le mépris de
l'avenir des écoliers des Townships, les fissures dans le tissu de
l'équilibre social. Car, si elle a vécu une vie aisée,
c'est parce qu'on l'a laissée grandir :
« Quand je me remémore de ma propre enfance,
il ne me revient que de longs après-midi ensoleillés, l'odeur de
la poussière sous les eucalyptus de l'avenue, le bruissement
tranquille de l'eau dans les fossés, le long
de la route, le roucoulement des colombes. Une enfance endormie, prélude
à une vie destinée à être sans ennuis et à un
passage aisé vers le Nirvana. » (A.f.104).
Tout le récit est fondé sur l'alternance entre
passé et présent afin de comprendre la déchéance du
peuple Sud-africain. Dans son introspection, elle estime que le
délaissement des valeurs de la courtoisie est la cause de la perte des
repaires. Aussi se recroqueville-t-elle dans un monde connu d'elle
seule :
« Dans une vieille automobile comme celle-ci, on a
encore la possibilité de rouler en roue libre. Avec une voiture moderne,
si vous coupez le contact, le volant se bloque. Je suis sûr que vous
le savez. Mais quelquefois les gens se trompent ou ils oublient, et ils ne
peuvent plus diriger la voiture. » (A.f.21).
La narratrice reconstitue l'histoire du passé enfoui au
fond d'elle pour estimer l'abîme entre les générations. A
travers la musique ancienne, affleurent la culture et l'éducation qui
sont le principe de la distinction intellectuelle :
« Je me suis mise au piano cet après-midi et
j'ai joué quelques uns des morceaux d'autrefois : préludes
du Clavecin bien tempéré, préludes de Chopin, valses de
Brahms sur des partitions de Novello et Augener (...) Je parle d'une
époque antérieure à la tienne (...) Jours de charme et de
peine, et aussi de mystère ! Jour d'innocence ! »
(A.f.29-30).
Le mouvement de balancier entre l'ici et l'ailleurs affecte
aussi les objets matériels. Ainsi, la maison, qualifiée de
musée par Vercueil et même sa voiture sont une mise en abyme de la
vie d'Elizabeth Curren. Elles sont en effet dépositaires de symboles qui
échappent à la contrainte d'un ordre politique inique. Les
concepts d'innocence et d'alternative
à toute épreuve dans le monde auquel s'identifie
l'héroïne font allusion à la structure du régime
d'apartheid, figé dans une rigidité qui entraîne sa
chute :
« Cette voiture est vieille, elle appartient
à un monde qui n'existe pour ainsi dire plus, mais elle fonctionne. Ce
qui reste de ce monde, ce qui fonctionne encore, j'essaie de m'y accrocher. Que
je l'aime ou que je le déteste, peu importe. La vérité,
c'est que je lui appartiens, alors que je n'appartiens pas, Dieu merci,
à ce qu'il est devenu. C'est un monde dans lequel on ne peut pas compter
sur les voitures pour démarrer au moment précis où on le
désir. Dans mon monde, on essaie le starter. Si cela ne marche pas, on
essaie la manivelle. Si cela ne marche pas, on demande à quelqu'un de
pousser. Et si la voiture s'obstine à ne pas démarrer, on prend
sa bicyclette, on y va à pied, ou on reste à la maison.
Voilà comment ça se passe dans le monde auquel j'appartiens. J'y
suis à l'aise, c'est un monde que je comprends. Je ne vois pas pourquoi
j'en changerais. » (A.f.81).
Toutefois, ce conservatisme est soumis à
l'autocritique car l'héroïne se voit souvent comme une relique,
« un dodo : le dernier des dodos, une femelle
âgée, ne pouvant plus pondre. »(A.f.35). L'image
qu'elle se donne à travers cet oiseau columbiforme qui vécut
à l'Ile Maurice et qui fut exterminé au XVIIIe siècle,
renvoie à l'imminence de la fin de l'apartheid. D'ailleurs, dans la
plupart des romans de Coetzee, le personnage principal est en déphasage
avec la réalité du milieu. Ainsi, le médecin dit de
Michael K :
« Je vois en toi une âme humaine qui
échappe à toute classification, une âme qui a eu la
grâce de n'être effleurée ni par les doctrines ni par
l'histoire, une âme qui remue les ailes dans ce sarcophage rigide, qui
frémit derrière ce masque de clown. Tu es précieux
Michaels, à ta façon : tu es le dernier de ton
espèce, un reste d'une époque antérieure, comme le
coelacanthe ou le dernier homme à parler le yaqui.101(*) »
Ce passage résume l'histoire de Michael K, humble
jardinier qui décide de fuir la ville dévastée, de
s'échapper d'un monde rempli de barbelés pour se réfugier
dans une ferme isolée où il vit de melons et de potirons.
Seulement Michael K comme Elizabeth Curren sont envahis de doutes quant
à leur statut de déclassé. Car la vie qu'ils mènent
les emplit d'un sentiment de culpabilité. L'héroïne de
L'Age de fer vit dans l'angoisse de l'injustice commise envers le
peuple noir. Sa couleur de peau constitue le symbole de la domination
européenne :
« Un crime a été commis il y a
longtemps. Il y a combien de temps ? Je ne sais pas.(...) Il y a si
longtemps que j'y ai été mêlée dès ma
naissance. Il fait partie de mon héritage. Il fait partie de moi, j'y
suis partie prenante. (...) Certes, je n'avais pas demandé que ce crime
fût commis, mais il avait été commis en mon
nom. » (A.f.187).
La narration retrace, au fil du texte, cette
culpabilité qui ouvre les brèches dans l'idéologie de
l'empire d'apartheid. Elizabeth Curren s'interroge sur son existence, mais
au-delà, c'est la raison inavouée de la folie du système
ségrégationniste qu'elle explore : « Une
poupée ? Une vie de poupée ? Serait-ce ce que j'ai
vécu ? »(A.f.125). L'aspect creux
de la poupée, métaphore de la structure du régime raciste,
ébranle les convictions de la narratrice. Elle prend conscience de
l'absurdité de la discrimination raciale, et la culpabilité la
submerge, aux souvenirs des privilèges dont elle a
bénéficié tout au long de sa vie. De là, naît
le malaise relatif à l'usurpation du bonheur des Noirs :
« Pour autant que je puisse me confesser, je me
confesse à toi. Tu me demandes qu'elle est mon erreur ? Si je
pouvais l'enfermer dans un bocal, comme une araignée, et te l'envoyer
pour que tu l'examines, je le ferais. Mais c'est une brume, elle est partout et
nul part. je ne peux pas la toucher, ni l'attraper, ni lui donner un
nom. » (A.f.155).
Dans l'Afrique du Sud qu'inspecte Elizabeth Curren, la
rapacité des colons semble être l'unique motivation de
l'apartheid : « Ils vous ouvrent les doigts après
coup pour être sûr que vous n'essayez pas d'emporter quelque chose
avec vous. Un caillou. Une plume. Une graine de moutarde sous un de
vos ongles. » (A.f.32). Toutes les exactions commises sur la
population noire ne contribuent qu'à affaiblir le régime. Car les
Africains se sont rendus à l'évidence que la marginalisation dont
ils sont victimes, n'a pour but que
l'expropriation : « Le Blanc est venu la Bible dans une
main et le fusil dans l'autre. Il a donné au Noir la Bible et il lui a
pris sa terre.102(*) ». Les exemples d'abus de pouvoir sont
récurrents dans le récit de
Coetzee : « Ce qui les absorbe, c'est le pouvoir, la
stupeur du pouvoir. »(A.f.36). Ainsi, l'auteur, avec une
certaine ironie, insiste sur l'incompréhension entre les races. Mettant
en parallèle, l'apartheid et les Africains, l'héroïne donne
l'image d'un chat malade qu'elle avait recueilli et soigné, sans pour
autant réussir à gagner sa
sympathie : « Autour de ce garçon, j'ai senti
aujourd'hui la même muraille de résistance. Ses yeux
étaient ouverts mais il ne voyait pas, et ce que je disais il ne
l'entendait pas. » (A.f.90). Il faut reconnaître que
privé de liberté dans leur propre pays, les Noirs n'avaient pas
d'autres alternatives que la reconquête de leurs droits. La
surdité des uns et des autres installe un climat de tension latente,
prélude au déclin de l'apartheid.
La narratrice, à l'image du cancer qui va
l'emporter, se réjouit de la suspension prochaine de sa douleur. Aussi
accueille-t-elle en toute sérénité les signes
annonciateurs de la fin de l'apartheid : « La
première idée qui m'est venue : où est-ce que je vais
trouver un pare-brise de Hillman ? Et puis qu'elle chance que tout arrive
à sa fin simultanément ! » (A.f.118). Cette
interrogation fait suite à la découverte de l'horreur dans le
Township où sa vieille voiture est brisée par les
insurgés. Même sa maison, à ses yeux, avait perdu de son
mystère enchanteur, après que les policiers l'eurent investie
dans la traque des écoliers noirs. Elizabeth Curren se félicite
aussi d'avoir résisté à la tentation de quitter l'Afrique
du Sud malgré l'invitation de sa fille :
« Et puis quel bonheur y a t-il à
s'éclipser à une époque où le navire rongé
aux vers commence si visiblement à couler, en compagnie de joueurs de
tennis, d'escrocs de la haute finance, de généraux aux poches
pleines de diamants qui filent s'édifier des retraites dans les recoins
encore abrités du monde ? »(A.f.145).
L'imminence du chant de cygne du régime tristement
célèbre de l'apartheid est aussi précipitée par la
résistance farouche des Africains, car : « La
reconnaissance de l'identité noire passe nécessairement par
la réappropriation pratique de son essence d'homme : et
naturellement par la destruction du système qui l'a nié en tant
qu'homme. 103(*)». Ce que semblaient ignorer
les Européens d'Afrique du Sud, c'est que plus s'accentuait l'horreur
plus le système s'affaiblissait. Le parallèle avec
l'héroïne est saisissant, dans la mesure où le cancer, de
jour en jour, diminue ses forces : « La fin arrive au
galop. Je n'avais pas prévu qu'en descendant la pente
on prend de la vitesse. Je pensais qu'on pouvait faire tout le chemin au pas de
promenade. Erreur, lourde erreur. » (A.f.159).
Chapitre II : La démythification du
système colonial.
2.1 : Procès du colonialisme
dans Au Coeur des ténèbres.
Le personnage de Marlow, héros de
l'écrivain Joseph Conrad, découvre au coeur de l'Afrique
l'horreur de la colonisation européenne. Il est d'abord
intéressant de noter la dimension initiatique que le voyage au Congo
belge a constituée pour le héros-narrateur. La profusion des
verbes relatifs à la quête d'un itinéraire est l'expression
de la sinuosité dans le « coeur des
ténèbres » : « Il fallait que je
devine (...) que je distingue (...) je guettais (...) j'apprenais
(...) ...» (C.t.133). Marlow, pétri dans les valeurs
morales de la société victorienne, déplore le
travestissement de l'idée de progrès au nom de laquelle
l'Occident justifie sa « mission » dans les contrées
de l'ailleurs. On retrouve ainsi de page en page les traces de la
démesure des pèlerins. En effet, dans sa discussion avec le
directeur, Marlow constate l'abîme de la dégradation mentale. Car,
même l'hippopotame qui sème le désordre dans le Poste
aurait plus de valeur que n'importe quel individu dans la colonie. Pour les
pèlerins, « cet animal a une vie
magique. »(C.t.124). Mais le Directeur, dans un registre
nuançant menace et prévention, dit à Marlow
qu' « On ne peut dire cela que des bêtes brutes dans
ce pays. (Car) nul homme_ vous saisissez_ nul homme ici n'a une vie
magique. » (C.t.124). Toutefois, c'est au coeur de la jungle,
loin de la « civilisation » que le héros fera
connaissance avec Kurtz, incarnant la folie mégalomane du
colonialisme.
Le titre de la nouvelle de l'Anglo-polonais est assez
évocateur du discours de l'imaginaire occidental en Afrique. Les
ténèbres dans lesquelles s'est fourvoyé Kurtz sont le
substrat philosophique de l'idéologie colonialiste. Ian Watt104(*) montre que dans le
récit de Conrad les ténèbres sont aussi bien dans la
structure profonde que dans la structure de surface. En effet, l'anglais
Marlow s'initie à cette interprétation double des
ténèbres de l'Afrique. C'est pourquoi la narration abandonne
progressivement l'exotisme de ce milieu obscur pour ne livrer que l'opposition
à l'Europe des Lumières. En dépit de sa loyauté
manifeste pour l'idée de progrès Occidental, il éprouve un
malaise relatif à la découverte de l'horreur :
« Je ne trahis pas M. Kurtz_ il était
écrit que je ne le trahirais jamais_ que je resterais loyal au cauchemar
de mon choix. J'étais anxieux de m'occuper seul de cette ombre.
Jusqu'à ce jour je ne sais pourquoi j'étais si jaloux de ne
partager avec personne la noirceur particulière de cette
épreuve. » (C.t.181).
L'énonciation au premier degré des
ténèbres, à travers la jungle et le « monde
sauvage », est à l'opposé des lumières dans
l'imaginaire Judéo-chrétien. Néanmoins, Marlow voit dans
les têtes coupées des indigènes la
dégénérescence de la civilisation dite
« universelle » : « Ces boules
rondes n'étaient pas ornementales mais symboliques ; elles
étaient expressives et déconcertantes, frappantes et troublantes_
de quoi nourrir la pensée et aussi les vautours s'il y en avait eu
à regarder du haut du ciel. »(C.t.170). Kurtz,
emblème de cette civilisation, s'abandonne à toutes les
cruautés pour assouvir sa convoitise de l'ivoire, de
« l'os mort 105(*)». Pour Marlow, c'est le manque de
rationalité du colonialisme. Dans la même logique critique, il
interroge la prétendue supériorité de l'Occident. Car,
malgré la logistique militaire déployée, à l'image
du navire de guerre français canonnant la brousse ou encore des
carabines des pèlerins, c'est l'Afrique qui impose ses
réalités aux Européens. Le chant lexical de la peur est
mis en exergue pour mieux asseoir la phobie qui déstabilise les
conquérants : « hurlements » ;
« raidis » ;
« terrifiant » ; « bouche
bée » ; « regards
effarés » ; « voix
apeurée » ; « Les figures avaient des
tics de tension, les mains tremblaient légèrement, les yeux
oubliaient de cligner. »(C.t.142).
Cependant, l'adversité de la nature hostile ne
semble pas démotiver la volonté de domination des Blancs.
Soulignons toutefois que Conrad, loin de faire l'apologie de la
pugnacité coloniale, verse plutôt dans l'ironie. En effet, par la
voix de Marlow, il retourne la perspective du récit, obligeant le
lecteur à s'imaginer à la place des Noirs :
« Parbleu, si un tas de Noirs mystérieux,
munis de toutes sortes d'armes terribles, se mettaient tout d'un coup à
suivre la route de Deal à Gravesend, attrapant les culs-terreux à
droite et à gauche pour leur faire porter de lourds fardeaux, j'imagine
que toutes les chaumières du voisinage auraient vite fait de se
vider. »(C.t.110).
Il ressort de ce discours les atrocités du
colonialisme tels le portage et le règne de la terreur. Dans son
Voyage au Congo, dédié « A la
Mémoire de Joseph Conrad », André Gide
dénonce le travail forcé dont sont victimes les
africains : « Certains de nos porteurs étaient
recrus de fatigue ; un pauvre vieux en particulier nous montrait les
ganglions de son aine, gros comme des oeufs de poule.106(*) ». Seulement,
l'Anglo-polonais, lui, écrit dans l'ordre de l'implicite. L'Afrique est
comme un miroir qu'il renvoie à l'Occident pour dire que rien ne
justifiait son invasion : « Nous aurions pu nous
prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit
à maîtriser à force de profonde angoisse et de
labeur immodéré. »(C.t.135).
L'autodérision sert à contourner la censure de la morale
victorienne, d'où la fréquence des termes
comme : « Imaginez »
(C.t.88), « Si » (C.t.110). Ainsi, par la voix de
Marlow, Conrad fait le procès du colonialisme. Et le mérite de
l'Anglo-polonais a été de s'insurger contre le projet colonial
dans sa substance même. Le discours hégémonique qu'il feint
d'exalter est aussitôt déconstruit pour faire ressortir la
relativité des assertions. La description du Comptable en chef de la
Compagnie illustre ce style ironique : « Oui, je
respectais ses cols, ses vastes manchettes, ses cheveux brossés. A coup
sûr son aspect était celui d'un mannequin de coiffeur. Mais au
milieu de la grande démoralisation du pays il maintenait les
apparences. » (C.t.107). La comparaison avec le mannequin
détruit le mythe de ce colon, soucieux de sauvegarder les marques de sa
culture au coeur de cette contrée en proie à la folie. L'ironie
conradienne, présente de page en page, bat en brèche les
fondements de l'empire colonial. En effet, le héros-narrateur,
dès son arrivée au Poste de la Compagnie, se voit pris dans un
engrenage : « Après tout, moi aussi je
participais de la grande cause qui inspirait ces actions élevés
et justes. »(C.t.104). Cette réflexion fait suite
à la vision apocalyptique des Noirs prostrés dans la douleur. On
se souvient qu'avant même son départ pour l'Afrique, il
était sujet à une peur panique : « Il me
vint bizarrement le sentiment que j'étais un
imposteur. »(C.t.98). A travers cette impression, il ressort
tout un réquisitoire contre le projet colonial. En effet le voyage de
Marlow et ses rêves de gloire sont consubstantiels à
l'impérialisme dans la fiction narrative de Au Coeur des
ténèbres.
Le voyage d'aventures devient prétexte à
un procès sans précédent du colonialisme. On sait que dans
Batouala (1921), « la critique du système
colonial à laquelle se livre René Maran s'attaque moins au
principe qu'à ses applications, et la position qu'il
défend est celle d'un humaniste vigilant soucieux de préserver
les valeurs fondamentales de la civilisation occidentale.107(*) ». Pourtant,
même dans ces applications auxquelles fait allusion Chevrier, le
récit de Conrad impressionne par la force suggestive des images. La
rapacité de Kurtz, entre autres, est élevée à une
dimension métaphysique :
« De comparable au changement qui altéra ses
traits, je n'avais jamais rien vu, et j'espère ne rien revoir. Oh, je
n'étais pas ému. J'étais fasciné. C'était
comme si un voile se fût déchiré. Je vis sur cette figure
d'ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de
terreur abjecte_ de désespoir intense et sans
rémission.»(C.t.189).
Dans ce passage, on lit en filigrane le processus de la
destruction de l'Europe impérialiste à travers Kurtz. Sur son lit
de mort, Marlow compare ses traits altérés avec la convoitise de
l'ivoire qui a dominée toute sa vie. L'émissaire de la
« Civilisation » devient la proie de ses instincts.
Césaire dira qu' « Il faudrait d'abord étudier
comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur,
à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à
le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la
violence, à la haine raciale, au relativisme moral...108(*) ». Kurtz en est
arrivé à cet extrême. Le récit de Marlow fait le
parallèle avec l'entreprise coloniale versée dans
l'égocentrisme et la cupidité. Par la voix du russe, allié
de Kurtz, Conrad opère une parodie. L'homme comparé à un
« arlequin » (C.t.162) peint Kurtz à
l'image de la rapacité personnifiée. Pour un petit stock d'ivoire
donné au russe par un chef indigène, Kurtz faillit le
tuer :
« Il déclara qu'il me tuerait à moins
que je ne lui donne l'ivoire et après disparaisse du pays ; car il
le pouvait, et il en avait envie, et il n'y avait rien au monde pour
l'empêcher de tuer qui bon lui semblait. Et c'était vrai, en plus.
Je lui ai donné l'ivoire. »(C.t.168).
Dans Heart of Darkness, le procès du
colonialisme revient aussi sur la faim des Noirs. La critique qu'en fait Marlow
découle d'une volonté de destruction du mythe de
l'anthropophagie. En effet, si les indigènes se mangent entre eux, c'est
parce qu' « Ils devaient avoir très faim :
qu'ils devaient avoir de plus en plus faim depuis au moins un
mois. »(C.t.143). Engagé pour de longues semaines,
l'équipage noir de Marlow ne pouvait compter que sur la viande
d'hippopotame pourrie pour survivre. Car le « bout de papier
écrit en accord avec quelque loi burlesque fabriquée au bas du
fleuve »(C.t.143), parodie de contrat, ne prenait pas en compte
la nourriture des « sauvages ». L'absurdité du
colonialisme s'exacerbe dans la volonté d'affamer les colonisés.
Gide dénonçait cette attitude incompréhensible des
Européens :
« Si vous commencez à vous inquiéter
de ce que mangent vos boys, me disait B. au début de notre voyage, vous
êtes fichus. C'est comme vos porteurs...Soyez tranquille ; ces
gens-là ne se laisseront jamais mourir de faim. (...) Tel autre colon
nous donnait « ce bon conseil » de jeter toujours les
restes de nos repas. (...) Les trois quarts des maladies dont souffrent les
indigènes (épidémies mises à part) sont des
maladies de carence.109(*) ».
En fait, la condition de vie des Noirs à bord du
navire apparaît doublement ironique, aux yeux de Marlow. Car s'ils sont
gagnés par la famine, le paradoxe est qu'ils perçoivent
régulièrement leurs « trois
longueurs de fil de cuivre. »(C.t.144). Mais
l'inexistence de villages ou l'hostilité des populations ou même
les humeurs du Directeur font que les indigènes ne peuvent pas
échanger leur monnaie. Et Marlow, de verser dans la
dérision : « Ainsi à moins qu'ils
n'avalent ce même fil, ou qu'ils n'en fassent des boucles pour attraper
les poissons, je ne vois pas quel profit ils pouvaient avoir de leur absurde
salaire. »(C.t.144).
2.2 : Procès de l'apartheid dans L'Age de
fer.
L'héroïne de Coetzee, en divulguant le
secret de sa maladie, nous interpelle. L'intimité s'élargit
au-delà du médecin et embrasse l'univers de l'apartheid. Le
processus de la représentation métaphorique du corps malade
permet de sonder en profondeur le mal qui ronge l'Afrique du Sud.
Dès l'ouverture du récit, la
caractérisation de sa demeure : « Une maison de
chat »(A.f.16), renseigne sur le pacifisme d'Elizabeth Curren.
Mais le cancer devient psychosomatique car le discours littéraire fait
une projection de la douleur dans l'espace Sud-africain. L'apartheid est peinte
dans la violence du verbe des hommes au pouvoir : « Ons
buig nie voor dreigemente nie. (Nous ne nous inclinons pas devant les
menaces.) »(A.f.14). Ce langage semble faire plus mal que la
tumeur du cancer : « Les rythmes lents et brutaux de
l'afrikaans avec leurs finales assourdies (sont) comme un maillet qui
enfonce un poteau dans le sol.(...) La honte de vivre sous leur
domination : ouvrir un journal, allumer la télévision, comme
si l'on s'agenouillait pour se faire uriner dessus. »(A.f.14). A
chaque page du récit, la sensibilité de l'héroïne
s'élève devant l'excès dans le crime que constitue
l'apartheid : « Comme la vie dans ce pays ressemble
beaucoup à la vie à bord d'un navire qui coule, un de ces
paquebots d'autrefois avec un capitaine ivrogne et lugubre, un équipage
hargneux, des chaloupes percées... »(A.f.29). Dans ce
passage, la métaphore supplée la description brute pour
atténuer la gangrène qui va l'emporter. En dépit de la
douleur et la honte de vivre sous ce régime, Elizabeth Curren continue
à aimer sa terre, l'Afrique du
Sud : « Malgré les tristesses, les
désespoirs, les rages, je n'ai pas perdu mon amour pour
elle. »(A.f.18). Toutefois, rien ne lui sera
épargnée. La déchéance physique semble moins
douloureuse que celle qui affecte son moral. Car les drogues qu'elle absorbe la
libèrent par moment, tout le contraire de l'apartheid. Elizabeth Curren
justifie cela par le fait que le Gouvernement Sud-africain ne se lasse pas dans
la guerre d'usure afin de neutraliser toutes velléités de
résistance.
Dans les colonies « classiques »,
le Blanc garde toujours un espoir de rentrer un jour dans sa patrie. En faisant
le procès de l'apartheid, Coetzee semble opposer le système au
colonialisme « pur ». Les Afrikaners, ayant rompu avec la
métropole, exercent une violence sauvage sur les Noirs afin d'assurer
leur survie :
« Ce qui les absorbe, c'est le pouvoir, la stupeur
du pouvoir. Manger et parler, mastiquer des vies, éructer. Parler lent,
à la panse lourde. Assis en cercle, à débattre pesamment,
à assener des décrets pareils à des coups de
marteau : mort, mort, mort. Pas troublés par la puanteur.
Paupières lourdes, yeux de porcs, usant de la ruse de
générations paysannes. »(A.f.36).
Les Africains comme Elizabeth Curren, dans ce contexte, sont
dépossédés de tout. Les premiers, depuis
l'avènement des Boers, sont devenus étrangers sur les terres qui
leur appartenaient traditionnellement. Le roman d'André Brink, Un
turbulent silence, se situe à cette époque et décrit
les types de rapports qui prévalaient. Dans le système
d'apartheid aussi, ils perdront tout, « même l'or de leurs
dents. »(A.f.33) dit Elizabeth Curren, qui en stigmatisant le
régime, le compare avec les guerres sanglantes de
« Franco » ou celle des
« Boers » (A.f.37).
Comme tout système autoritaire, en Afrique du Sud
aussi les atrocités sont camouflées. La séparation
politique et physique de la minorité blanche ne saurait
pérenniser l'apartheid, sans les mesures coercitives dans la diffusion
de l'information :
« Les troubles dans les écoles, la radio n'en
dit rien, la télévision n'en dit rien, les journaux n'en disent
rien. Dans le monde qu'ils restituent, tous les enfants du pays sont assis
à leurs pupitres et découvrent avec bonheur le carré de
l'hypoténuse et les perroquets de la jungle amazonienne. Ce que je sais
des événements de Guguletu découle uniquement de ce que
Florence m'en dit et de ce que je peux apprendre en sortant sur le balcon pour
regarder vers le nord-est : à savoir que Guguletu ne brûle
pas aujourd'hui ou que s'il brûle, c'est à petit feu. »
(A.f.45).
La politique du silence exercée sur les médias
est aussi vraie chez les écrivains, en atteste la perquisition du
domicile d'Elizabeth Curren où beaucoup de ses livres ont disparu des
rayons. Mais ce qui révolte le plus l'héroïne, c'est
l'indifférence avérée des puissances
occidentales : « Je t'accuse de m'avoir
abandonnée. Je lance cette accusation vers toi, vers le nord-ouest, sur
les ailes des vents hurleurs. Je te lance ma
douleur. »(A.f.159). Le nord-ouest, ce
sont les Etats-Unis. L'accusation semble être dirigée vers sa
fille exilée ; mais en réalité, c'est la fausse
pudeur de l'Occident qu'elle condamne : « C'est pour
cela, d'ailleurs, que l'apartheid est souvent perçu comme un vaste
complot occidental contre l'Afrique et la race noire et qui a ses origines dans
le colonialisme.110(*) ».
La force de suggestion de L'Age de fer se joue
dans les détails. Si à travers les médias,
« le pays que l'on (...) présente est un pays de voisins
souriants »(A.f.61), Elizabeth Curren constatera plutôt
que c'est « un pays prodigue de sang. »(A.f.71).
Dans la scène des enfants noirs renversés par un car de police,
la connotation du sang met en valeur la cruauté du régime de
l'apartheid : « Le sang coulait en nappe dans les yeux
du garçon et rendait ses cheveux luisants ; il dégoulinait
sur le trottoir ; il y en avait partout. (...) Une terre qui boit
des rivières de sang et n'est jamais
abreuvée. »(A.f.70-71). Développé sur deux
pages, le thème du sang constitue la genèse du roman. Elizabeth
Curren découvre que la même couleur écarlate coule dans les
veines des Blancs comme des Noirs. Mais la différence se trouve au
niveau du volume répandu par terre. Attendant leur tour aux urgences de
l'hôpital Groote Schuur, elle s'aperçoit avec
consternation que le pouce tailladé de sa fille n'est rien
comparé au « torrent de sang noir »
(A.f.71) des blessés qui affluent. La symbolique du sang chez Coetzee
rejoint Conrad. On note une similitude entre le portrait de John
blessé : « Il transpirait ; il changea de
position et sa chaussure, gorgée de sang, fit un bruit humide et
mou. »(A.f.71) et du timonier de Marlow
agonisant : « La lame était passée hors
de vue, après avoir fait une déchirure effrayante ; mes
souliers étaient tout pleins ; il y avait une mare de sang
très immobile, luisant rouge sombre... » (C.t.152). En
somme, pour Coetzee, la couleur de peau ne peut justifier ni exactions encore
moins une quelconque forme de supériorité. Et c'est dans cet
esprit d'égalité que Peter Abrahams fait dire à son
héros Xuma :
« Etre un homme, d'abord, penser en homme d'abord
et, après seulement, être un Noir... Comment y arriver ? Le
résultat serait des gens sans couleur partout. Mais il n' y a que des
gens avec chacun sa couleur : des Blancs, des Noirs, des Bruns, ils ont
tous une couleur ! Alors, comment imaginer des gens sans couleur ?
(...) Ni Blanc, ni Noir, juste des gens !111(*) ».
Face à l'aspect chimérique d'une telle
idée, l'Afrique du Sud s'immerge dans la folie. D'où
l'interrogation d'Elizabeth Curren : « Quand la folie
montera sur le trône, qui dans le royaume échappera à la
contagion ? »(A.f.120). Son procès de l'apartheid
s'accentue sur la décadence généralisée des
mentalités. Dans la narration, on note un mécanisme de
superposition entre l'antipathie pour le racisme et la honte, seule voie pour
le détruire ou se détruire :
« Afin de ne pas être paralysée par la
honte, il a fallu que je passe ma vie à me remettre du pire, et puis de
pire encore, de pire en pire. Mais je ne peux plus : je ne peux plus me
remettre de m'en remettre. Si je m'en remets cette fois-ci, je n'aurai plus
jamais l'occasion de ne pas m'en remettre.»(A.f.143).
Ayant une aversion totale pour les armes, l'unique palliatif
à la folie cancéreuse de l'apartheid, serait cet état de
honte permanent. Car l'Afrique du Sud avait l'aspect d'une terre
déshéritée même de
Dieu : « Pourquoi ne pas appeler au secours, implorer
Dieu ? Parce que Dieu ne peut pas m'aider. Dieu me cherche mais il
n'arrive pas à me repérer. »(A.f.157). La
narratrice conçoit Dieu à l'image des sentiments qui animent les
Sud-africains. Dans le coeur des hommes, les ténèbres du racisme
ont occulté la voie du Salut. Le doute d'Elizabeth Curren est relatif
à l'incommodité entre la vertu religieuse et la pratique odieuse
de l'apartheid. On se souvient que Marlow aussi, face aux atrocités du
colonialisme, y soustrayait tout principe chrétien. Dans la
littérature Sud-africaine, les écrivains de couleur en
particulier, exploitent largement ce thème :
« Le Blanc croyait en Dieu, il nous avait
apporté la conception de son Dieu, ce Dieu qui
disait : « Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. ». Christ est venu pour que nous puissions avoir la
vie et l'avoir avec plus d'abondance, et l'Eglise enseignait que nous
étions tous frères en Christ : ces Blancs qui avaient
craché sur nous et sur d'autres, étaient des chrétiens
comme nous. L'équation était sûrement fausse, mais
où était l'erreur initiale ? Dans cette religion ? Dans
le coeur des Blancs ou dans le nôtre ? En Dieu ou dans l'être
humain ?112(*) ».
Le pessimisme d'Abrahams fait échos aux doutes
de Coetzee. Toutefois, ce dernier, dans le procès de l'apartheid, porte
un regard doublement critique sur la situation sociale et politique de
l'Afrique du Sud. En effet, l'héroïne de L'Age de
fer, en s'insurgeant contre l'apartheid, ne fait pas des
Africains d'innocentes victimes, mais aussi les protagonistes du
système. Elle dénonce l'attitude irréfléchie des
adultes noirs qui cultivent la violence chez les
enfants : « Mais ces tueries, ce sang qui coule au nom
de la camaraderie, je les abomine de tout mon coeur, de toute mon âme. Je
considère que c'est barbare. (...) Vous avez tort, vous, Florence, tous
les autres, de vous laisser séduire par elle et, pire encore, de
l'encourager chez des enfants. » (A.f.169-170). Mais son
interlocuteur, M.Thabane, refuse de se laisser convaincre. Pour mettre fin au
régime de la terreur, il pense que le sacrifice de soi n'est pas
à exclure : « Ma génération n'a
rien connu de comparable. C'est pour cela que nous devons leur faire
place ; place aux jeunes. Nous leur faisons place mais nous restons
derrière eux. »(A.f.170). Cependant, c'est à juste
titre qu'Elizabeth Curren s'interroge sur cette situation. Car ces enfants,
à qui on inculque l'idée qu' « Il n'y a plus
de mères ni de pères »(A.f.55), sont l'avenir de
l'Afrique du Sud. Par conséquent, les parents noirs seront aussi
coupables que les Afrikaners devant l'Histoire :
« Ces incendies, ces meurtres dont on entend parler,
cette indifférence scandaleuse, même ces coups donnés
à M.Vercueil_ de qui est-ce la faute au bout du compte ? Le
blâme doit certainement retomber sur les parents qui
disent : « Vas-y, fais ce que tu veux, tu es ton propre
maître maintenant, je renonce à mon autorité sur
toi. » » (A.f.55).
Elizabeth Curren se défend, par contre, de proposer la
résignation aux insurgés noirs : « Mais
je m'interroge maintenant : en quoi ai-je le droit d'avoir des opinions
sur la camaraderie, ou sur tout autre sujet ? »(A.f.186).
Sa préoccupation majeure, c'est le destin de l'Afrique du Sud
post-apartheid. On se souvient qu'à la télévision, elle
reconnaissait les « Ministers et Onderministers »
(A.f.14), ses anciens camarades de classe, naguère médiocres,
mais aujourd'hui grands et promus à la tête de l'Etat. C'est la
répétition d'un phénomène semblable, avec des
« enfants-guerriers pour la nation » (A.f.57),
qu'elle veut éviter pour l'Afrique du Sud. Donc le dilemme qu'elle vit,
c'est l'humaniste coincé entre le pacifisme et la légitimation de
la révolte noire. Elle reste sceptique pour le retour de la paix
même après la fin de l'apartheid. Car un jour, Florence lui a
dit : « J'ai vu une femme en feu, elle brûlait, et
quand elle criait au secours les enfants riaient et l'arrosaient encore
d'essence. »(A.f.56). A partir de cette révélation
de sa domestique, Elizabeth Curren expose les raisons de son opposition
à l'utilisation des enfants dans ce conflit :
« Et le jour où ils seront grands, (...)
croyez-vous que la cruauté va les quitter ? Quelle espèce de
parents deviendront-ils, eux à qui on appris que le temps des parents
était fini ? Peut-on recréer des parents une fois que la
notion de parents a été détruite en nous ? Ils
frappent un homme, à coups de pied, à coups de poing, parce qu'il
boit. Ils font flamber des gens et rient pendant qu'ils meurent
brûlés. Comment traiteront-ils leurs propres enfants ? De
quel amour seront-ils capables ? Leurs coeurs se changent en pierre sous
nos yeux. » (A.f.56).
La « surdité » qu'impose
l'apartheid illustre le degré supérieur d'incompréhension.
Ainsi, l'héroïne du récit qui fait figure d'un
« fossile du passé » (A.f.82), est
rejetée par les deux camps. Européens et Africains la
considèrent comme très éloignée de la
réalité. D'abord c'est l'officier blanc, commandant une
unité militaire postée à l'orée du Township, qui la
rabroue : « Permettez-moi de vous donner un
conseil : ne vous laissez pas bouleverser avant de savoir de quoi vous
parlez. »(A.f.121). Ensuite c'est M.Thabane, ancien instituteur
noir, maintenant reconverti en vendeur de chaussures et
« superviseur » de la révolte des écoliers,
qui lui exprime son ignorance : « Madame Curren,
permettez-moi de vous dire qu'à mon avis vous ne comprenez pas grand
chose à la camaraderie. »(A.f.170). Les uns et les autres
tentent tant bien que mal de légitimer leur mouvement. Les Noirs, au
regard de leur existence, n'ont d'autre choix que la
révolte :
« Quand un Africain atteint l'âge de seize
ans, il naît une deuxième fois, ou pire, il se voit initié
aux mystères diaboliques, confirmé dans les rites d'une
servitude, cruelle comme Caligula, intraitable comme Néron. Ses liens
sont les chaînes enchevêtrées d'innombrables
règlements ; ses clous s'enfoncent dans sa chair à coups de
tampon ; et les plumes qui griffonnent dans les bureaux des Commissaires
aux Affaires Indigènes sont comme les fers rouges qui laissent leurs
marques pour le restant de la vie.113(*) ».
Cette prise de conscience des Noirs installe la psychose chez
les Blancs. Leur régime devient la proie d'une implosion
inévitable, car : « L'esclave, à
l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur,
rejette en même temps l'état d'esclave
lui-même.114(*) ». Et le Blanc, en voulant détruire
le Noir, ne peut surseoir à son autodestruction. Dans la trame narrative
du récit, on remarque la perte de liberté des deux
adversaires : « Bheki n'était pas libre, et il
le savait. Vous n'êtes pas libre, en tout cas pas sur cette
terre. » (A.f.188).
Chapitre III : Les conséquences du
déclin de l'empire colonial
Dans la tradition littéraire et humaniste
qu'explorent Joseph Conrad et John Maxwell Coetzee, le déclin de
l'empire colonial est vécu sous la forme d'un avenir terrifiant dans la
conscience des Européens et des Africains. La relation de
supériorité finit par créer des liens subtils chez les uns
et les autres. Aussi les Occidentaux sont semble-t-il envoûtés par
l'Afrique, malgré l'hostilité du milieu. Du côté des
Africains, naît une impulsion vive de précipiter le déclin
de l'empire qu'ils ont découvert vulnérable.
3.1 : Chez les Européens
Au Coeur des ténèbres et
L'Age de fer dénoncent la crise de conscience qui agite le
monde devant l'horreur de la colonisation. Si en Europe, la critique
s'élève contre l'absurdité de la présence
Occidentale en Afrique, l'Anglo-polonais et le Sud-africain ont eu le
mérite d'illustrer le calvaire des Européens dans ces terres
d'exil. Toutefois, dans ce tumulte créé par la découverte
de la condition de vie des Noirs, la voix de Pierre Loti s'élève
pour prévenir l'opinion publique européenne :
« Oh ! Vous qui vivez de la vie
régulière de la famille, assis chaque jour au foyer, ne jugez
jamais les marins, les spahis, ceux que leur destinée a jetés,
avec des natures ardentes, dans des conditions d'existence anormales, sur la
grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieu de privations
inouïes, de convoitises, d'influences que vous ignorez. Ne jugez pas ces
exilés ou ces errants, dont les souffrances, les joies, les impressions
tourmentées vous sont inconnues. 115(*)».
Dans les deux récits, les personnages vivent une
situation d'étrangeté spatiale, entraînant une rupture des
canaux de la civilisation. Cependant, les héros ont su s'élever
au dessus de la corruption morale dans ces contrées. Marlow a
remporté une victoire sur les
« ténèbres », en restant fidèle
à la Civilisation, allant même jusqu'à défendre
Kurtz : « Je ne trahis pas M.Kurtz_ il était
écrit que je ne le trahirais jamais_ que je resterais loyal au cauchemar
de mon choix. »(C.t.181). Mais le Directeur et la bande de
pèlerins sont comme mus par l'urgence d'amasser encore plus
d'ivoire :
« M.Kurtz a fait plus de mal que de bien à la
compagnie. Il n'a pas vu que le temps n'était pas venu d'une action
brusquée.(...) Le district nous est fermé pour un temps.
Déplorable ! Dans l'ensemble, le trafic souffrira. Je ne nie pas
qu'il y ait une remarquable quantité d'ivoire_ surtout fossile. Il faut
le sauver, en tout cas_ mais voyez comme la position est
précaire. » (C.t.177).
Quant à Elizabeth Curren, si elle ne s'est pas
fourvoyée dans le déshonneur, c'est parce qu'elle a tenu à
conserver les valeurs de la courtoisie et de la distinction intellectuelle.
Tout le contraire des autres Afrikaners du récit, qui à l'image
des compagnons de Marlow, ont senti l'imminence de la chute de l'empire. Aussi
se sont-ils empressés de piller le pays avant de s'exiler :
« Le général G., le ministre M., dans
leur domaine du Paraguay, se font griller des steaks au barbecue sous un ciel
austral, boivent de la bière avec leurs compères, chantent les
chansons du vieux pays, (...) les Afrikaners du Paraguay rejoignent dans une
morne diaspora les Afrikaners du Patagonie : rougeauds, pansus, ils ont de
grosses femmes, des collections d'armes à feu aux murs de leur salon,
des coffres-forts à Rosario, et le dimanche après-midi ils vont
en visite ou reçoivent les fils et les filles de Barbie
d'Eichmann ; hommes de main, malfrats, bourreaux, assassins_ quelle
compagnie ! »(A.f146).
Dans ces passages, on ressent le dilemme que vivent Marlow et
Elizabeth Curren, victimes de leur origine européenne. La folie qu'ils
dénoncent crée en eux un sentiment de culpabilité. En
effet, les deux héros, imbus des principes de la culture Occidentale, ne
conçoivent pas qu'un Blanc cède à la démence,
même dans des situations extrêmes. L'héroïne de
L'Age de fer s'indigne de cette attitude, de sorte que la lettre
adressée à sa fille finisse par être un
labyrinthe :
« Mais, à chaque journée que j'y
ajoute, cette lettre semble de plus en plus abstraite, de plus en plus
détachée, le genre de lettre qu'on écrit des
étoiles, du vide le plus lointain, désincarnée,
cristalline, exsangue.(...) J'ai déjà parlé du sang, je le
sais. J'ai déjà parlé du sang, je le sais. J'ai
déjà parlé de tout, je me suis vidé de mes mots, je
suis saignée à blanc, et pourtant je continue. »
(A.f.156).
Avec Marlow, le voyage connote l'initiation. Il est vrai qu'il
a survécu au « monde sauvage », mais il n'est
pourtant pas sorti indemne du « coeur des
ténèbres ». La brousse qui a eu raison des nerfs de
Kurtz lui a laissé un traumatisme jusqu'après son retour en
Europe :
« Je me retrouvais dans la cité
sépulcrale, j'en voulais à ces gens que je voyais courir par les
rues pour se chiper quelques sous les uns aux autres, pour dévorer leur
infâme cuisine, pour avaler leur mauvaise bière, pour rêver
leurs rêves insignifiants et stupides. Ils empiétaient sur mes
pensées.(...) Je n'avais pas spécialement le désir de les
éclairer, mais j'avais quelque peine à me retenir de leur rire
à la figure, pleins comme ils étaient de stupide importance. Il
se peut que je ne me sois pas porté très bien en ce
temps-là. (...) Ce n'était pas mes forces qu'il fallait me
rendre, c'était mon imagination qu'il fallait apaiser. »
(C.t.192).
Les autres personnages des récits de Conrad et de
Coetzee ne s'extirperont pas du piège de l'Afrique. Pierre Loti,
André Gide et par la suite Georges Simenon vont montrer à travers
différentes subtilités narratives, l'Européen
empêtré dans les sortilèges malfaisants de l'Afrique.
Malgré l'hostilité du milieu, le Blanc n'appréhende pas
l'idée d'un retour à la patrie. Le héros du Roman d'un
spahi se révoltait souvent contre lui-même. Sa fierté
est remise en cause pour ses liens avec une fille noire. La honte de sa
déchéance le tourmente, mais chaque fois que lui venait
l'idée de rentrer, Loti semble avertir : « Il ne
savait pas, Jean, quelles déceptions attendent quelquefois les jeunes
hommes, marins, soldats, spahis,_ quand ils rentrent à ce village tant
rêvé, qu'ils ont quitté encore enfants, et que, de loin,
ils voyaient à travers des prismes enchantés.116(*) ». Jean-Peyral se
laissait alors dominer sans résistance par sa maîtresse
Fatou-Gaye. Mais les pratiques mystiques auxquelles se livrait la
fille noire, justifient-elles le renoncement de Jean-Peyral à rentrer au
bercail ? On se souvient que dans Au Coeur des
ténèbres, Marlow s'interrogeait pareillement à propos
du retour de Kurtz vers la sauvagerie :
« C'était une vision distincte : la
pirogue, quatre pagailleurs sauvages et le Blanc solitaire tournant brusquement
le dos au quartier général, à la relève, à
l'idée du pays natal_ peut-être ; se tournant vers les
profondeurs de la brousse, vers son poste vide et désert. Je ne savais
pas la raison. Peut-être était-ce tout simplement un type
sérieux qui était attaché à son travail, sans
plus. » (C.t.129-130).
Cependant, l'un et l'autre, en sus de l'effet
« magique » de la brousse, sont habités par le
désir boulimique de gloire. Ce qui justifie le prolongement de l'exil.
Seulement avec Simenon, la mise en scène de l'Européen de retour
dans sa patrie, montre, par exemple, ce qu'aurait pu être Kurtz en
Angleterre. L'écrivain belge décrit dans « L'Heure
du nègre » des colons, las de leur existence en Afrique,
mais qui étouffent dès leur retour à la métropole.
En effet, ils se sentent inadaptés dans les carcans de la
civilisation : « L'Afrique ? Quand on y est, on
sue, on geint, on se traîne, on finit par haïr tout le monde et
soi-même. On jure de ne pas y revenir, et voilà qu'une fois en
France on en a la nostalgie.117(*) ».
Les terres éloignées de l'ailleurs
recèlent un mystère insondable qui échappe aux
Occidentaux. Marlow n'exprime pas seulement la puissance d'envoûtement de
la sauvagerie sur les Blancs, mais surtout l'assujettissement de ceux-ci par un
monde qu'ils croyaient assujettir :
« Parfois nous tombions sur un poste proche de la
berge, accroché aux basques de l'inconnu, et les Blancs, accourant
d'une masure croulante, avec de grands gestes de joie, de surprise, de
bienvenue, semblaient tout étranges, ayant l'air d'être tenus
là captifs par un enchantement. »(C.t.134).
L'ironie conradienne, dans ce passage, peut nous amener
à nous interroger sur l'avenir des Européens au terme de leur
« mission » en Afrique. On a évoqué le
déracinement avec Georges Simenon. Quant à André Gide, il
semble préconiser une plus grande compréhension à
l'endroit des indigènes et un révisionnisme de la vision
européenne de la nature africaine :
« Ici la forêt vous enveloppe et se fait plus
charmante encore ; l'eau la pénètre de toutes parts, et la
route sur pilotis est constamment coupée de petits ponts de
bois. Quelques fleurs enfin : des balsamines mauves et d'autres
fleurs qui rappellent les épilobes de Normandie.118(*) ».
Pour le Sud-africain, l'apartheid déclinant
doit emporter dans sa chute toutes les rancoeurs inter-raciales.
Dans l'épisode d'Elizabeth Curren, à la
recherche de John dans un hôpital, Coetzee présente son
héroïne dans un état schizophrène :
« J'avais sous les yeux trop de vieilles personnes
malades, et c'était trop soudain. Ils m'oppressaient, m'oppressaient et
m'intimidaient. Noirs et Blancs, hommes et femmes, ils traînaient les
pieds dans les couloirs, se jetaient des regards envieux, me
dévisageaient au passage, décelant infailliblement sur moi
l'odeur de la mort. » (A.f.79).
Le regard de la narratrice a une portée double dans cet
extrait. D'abord, on lit l'ironie à travers la
« promenade » d'une cancéreuse au milieu des
mourants. Ce qui peut être interprété comme un sarcasme
contre les acteurs de l'apartheid. Ensuite, elle y a mentionné un fait
qui mérite ample réflexion : c'est le cadre multiracial et
mixte de cette « maison des ombres et de la
souffrance. »(A.f.79). En fait, Coetzee tente de montrer que les
Sud-africains, toutes races confondues, doivent briser les barrières
raciales. C'est dans cette optique qu'André Brink fait dire à son
héros Joseph Malan, de retour au Cap après neuf années
d'exil à Londres :
« On ne pouvait pas, bon Dieu, me claquer la porte
au nez ; c'était mon pays. J'avais en moi la semence et le sang de
plusieurs générations : huguenots et Malais, Hottentots et
Xhosas, Irlandais et Boers ; Blancs, Métis, Noirs, tout.
Fabriqué en Afrique du Sud, interdit à l'exportation.119(*) ».
3.2 : Chez les Africains
Sur les populations autochtones, le déclin de
l'empire s'exprime par une prise de conscience de leur essence humaine et de la
vulnérabilité des occidentaux. Dans Heart of Darkness,
la présence des indigènes, moindre dans la trame narrative,
n'enlève rien à leur résistance à l'empire ;
en atteste la fin tragique de Fresleven, tué par un Noir et même
du destin de Kurtz. Pour le premier, sa mort confirme un trait important chez
les indigènes : la fierté. En effet, si le Danois a
rossé le chef noir au milieu de son peuple, dans le but de
« réaffirmer d'une façon d'une autre son respect de
lui-même. »(C.t.93), le coup de lance assassin du fils du
chef met en lumière le sentiment élevé de l'honneur des
Africains.
Cette anecdote, placée avant le début du
récit de voyage proprement dit, est significative à plus d'un
titre. A première vue, Marlow semble conforter les théoriciens de
l'impérialisme, dans l'idée du Blanc, comme
« être supérieur ». Car l'aventurier anglais
montre qu'après le coup fatal à
Fresleven : « La population s'était
évanouie. Une terreur folle l'avait dispersée, hommes, femmes,
enfants, dans la brousse, et ils n'étaient jamais
revenus. » (C.t.93). Mais au fil de la narration, l'ironie
s'approprie ce discours, pour déconstruire le mythe de l'Européen
surnaturel. Ce n'est qu'au milieu du récit, au coeur de la jungle
obscure que Conrad avouera son projet, avec l'introduction de Kurtz, vaincu par
l'indicible force des ténèbres. L'Anglo-polonais se
démarque ainsi du « Narrative of Empire » de
Kipling et montre la résistance de l'Afrique et des Africains contre
l'impérialisme.
C'est dans cette veine que Coetzee présente dans
Age of Iron la guerre idéologique à laquelle se
prêtent les enfants noirs devant Elizabeth Curren :
« Nous, on ne fait rien, on dit juste qu'on ne veut pas
aller à l'école. Et maintenant, voilà ils ont
déclenché la terreur contre nous. (...) _ A quoi sert
l'école ? Elle sert à nous adapter au
système d'apartheid. (...) _ Qu'est-ce qui est le plus
important : que l'apartheid soit détruit ou que j'aille à
l'école ? » (A.f.76-77).
C'est dans l'aspect puéril de ce discours, que la
fiction narrative du roman exalte la résolution des Africains à
précipiter la décadence de l'apartheid.
Dans l'histoire politique de l'Afrique du Sud, la
révolte des écoliers noirs qui d'ailleurs constitue le fond
historique de L'Age de fer, a eu pour conséquence
l'éveil d'un nationalisme fort dans les Townships.
On a remarqué chez Marlow que la résistance des
indigènes n'est prise en compte que dans sa
subjectivité : « Des bâtons, de petits
bâtons volaient drus : il me sifflaient devant le nez, ils tombaient
devant moi, ils frappaient derrière moi contre ma cabine de
pilotage. »(C.t.150). Dans la description de cette attaque, il y
a une volonté de ridiculiser la riposte armée. Pour Conrad, la
résistance à l'empire est plus farouche quand elle est
métaphysique : le regard des Africains ou le silence inquisiteur de
la jungle hostile. La dérision se lit à travers les
flèches qui ont toutes raté leur cible. Marlow dira même
qu' « Elles étaient peut-être
empoisonnées, mais elles n'avaient pas l'air bonnes à tuer un
chat. »(C.t.151). Coetzee, dans une certaine mesure, rejoint
Conrad. Mais la différence des contextes fait que l'héroïne
de L'Age de fer s'est emplie de contradictions quant à sa
perception de la lutte armée. Les Noirs Sud-africains ne sauraient donc
résister comme les indigènes du récit
conradien :
« La détermination, la soif de liberté
dans le coeur des jeunes enfants étaient telles qu'ils étaient
prêts à faire face aux mitrailleuses avec des pierres. C'est ce
qui arrive quand on est assoiffé de liberté, quand on veut briser
les chaînes de l'oppression. Tout le reste semble sans
importance.120(*) ».
Ce discours est la vérité de l'Afrique du Sud. Sa
virulence répugne fort Elizabeth Curren, outrée qu'il s'applique
à des enfants :
« Pauvre John, dont la destinée aurait fait
autrefois un boy jardinier, qui aurait mangé à la porte de
derrière son déjeuner de pain et de confiture et bu de l'eau dans
une boîte de conserve, et qui se bat aujourd'hui pour tous les
insultés et les humiliés, tous ceux qu'on foule aux pieds et
qu'on ridiculise, pour tous les boys d'Afrique du
Sud ! »(A.f.171-172).
La volonté de libération du joug colonial
atteste l'intensité de la résistance. Dans les deux
récits, s'exprime la prise de conscience de l'imposture
idéologique de l'empire. Par rapport à la déshumanisation
des Noirs, Marlow laisse entendre que ces derniers sont conscients de l'aspect
creux de la « mission civilisatrice ». Le regard de son timonier
agonisant a ébranlé en lui ses convictions les plus
profondes : « Et l'intime profondeur de ce regard qu'il
me donna quand il fut frappé reste jusqu'à ce jour dans ma
mémoire_ comme un droit de lointaine parenté affirmé en un
moment suprême. »(C.t.160). Conrad se démarque ici
des théories douteuses sur la mentalité primitive. Il
reconnaît aux indigènes l'essence humaine. André Gide, dans
sa relation de voyage, s'inspire beaucoup du concept conradien de
l'indigène. Mais c'est dix ans après le Voyage au Congo
que l'on découvrira les « vraies »
conséquences du déclin de l'empire sur les Africains, avec le
reportage de Simenon pour la revue Voilà. En fait,
« L'Heure du nègre » est
« l'antichambre » de la décolonisation. Si Conrad a
esquissé le « nègre assimilé », dans
le personnage de son timonier : « Il aurait dû
battre des mains et des pieds sur la rive, au lieu de quoi il besognait dur,
dans l'esclavage d'une étrange sorcellerie, riche en savoir et en
progrès. »(C.t.137), Simenon en fera l'archétype
du « Noir évolué », conscient de
l'égalité des hommes : « Les clercs le
savent ! Ce sont eux qui tapent à la machine les
procès-verbaux et les rapports de commissariats de police et des
tribunaux. Ils savent que les Blancs volent, que les sociétés
font faillite et que telle femme blanche a passé telle nuit avec un
nègre.121(*) ».
Coetzee, aussi, ne s'éloigne pas de ce processus
d'éveil de la conscience africaine, illustré par la
présence d'intellectuels (M.Thabane) parmi les résistants.
L'histoire de l'apartheid a montré que des penseurs, de grands
écrivains ont défendu l'idéologie des formations
politiques comme l'A.N.C. (African National Congress). Dans son roman
autobiographique, Tell freedom, Peter Abrahams relate sa
découverte de L'Ame du Peuple Noir de W. du
Bois : « Au fond de mon coeur je criais presque :
le monde n'appartiendra plus jamais aux seuls blancs ! Plus
jamais !122(*) ».
Dans nos deux récits, la littérature a
traité le colonialisme et l'apartheid avec une radicalisation qui a
soulevé l'indignation du monde libre, face à la souffrance de la
race prétendue « inférieure ». Celle-ci, par
ses armes, aura versé son sang jusqu'à recouvrer sa
dignité, mais en réalité : « Le
maître, le vrai maître, celui qui conduit le troupeau à peau
noire et à peau blanche, les bêtes et les plantes, c'est
l'Afrique !123(*) ».
CONCLUSION
Au terme de cette étude, il importe de rappeler
une fois de plus que le choix des récits de Au Coeur des
ténèbres et de L'Age de fer répondait
à un intérêt vif d'analyser le colonialisme et
l'apartheid.
En fait, la finalité était de montrer que
ces deux évènements marquants de l'histoire mondiale, ont
contribué, sinon favorisé la bipolarisation du monde, tant au
plan géographique qu'humain. Mais une approche plus littéraire
nous a permis de voir que sous son apparente stabilité,
l'impérialisme cachait mal des doutes et inquiétudes qui amorcent
son inexorable déclin.
Près d'un siècle d'écart, Conrad et
Coetzee ont su s'écarter du discours politique pour exprimer leur
position dans une approche littéraire, subjective voire
métaphysique. Ils mettent en scène un héros
confronté à un milieu hostile, où sa lucidité
l'élève au-dessus de l'absurdité de la colonisation. Le
héros-narrateur de l'Anglo-polonais use du terme de l'absurde,
tandis que l'héroïne du Sud-africain a recours à la
connotation du mot honte. Leur malaise fait d'eux des solitaires, en
déphasage avec la « mission civilisatrice ».
La structure narrative des deux récits
obéit aux notions de « centre » (l'Europe) et de
« périphérie » (le monde non-occidental). La
séparation raciale se manifeste à travers l'isolement spatial des
Blancs d'un côté, et de l'autre, les Noirs, esclaves de leur
paraître.
Au vue de ce schéma, on voit naître les
linéaments du conflit des cultures. Les Africains sont dominés
mais insoumis. En effet, à l'astuce des Européens et à
leur supériorité logistique, l'Afrique se défend par son
inintelligibilité. Dans Au Coeur des ténèbres,
les indigènes usent de leur regard pour déstabiliser les
Blancs ; et dans L'Age de fer, la révolte des
écoliers noirs fait vaciller le régime d'apartheid, de plus en
plus aux abois. Ces facteurs réunis, les Européens des deux
récits voient le mythe impérial s'effondrer.
Le déclin se manifeste par une rapacité
sans pareille pour les matières premières (l'ivoire), la
dégénérescence mentale des émissaires de la
civilisation (Kurtz) au point d'embrasser les « coutumes
sauvages », la promotion de la
« médiocrité » aux plus hautes instances
étatiques (Afrikaners), la perte des valeurs de la courtoisie et de la
distinction intellectuelle, à l'image du médecin, policiers et
ambulanciers de L'Age de fer.
Les deux auteurs s'emparent de cette matière, pour
tenter de faire adhérer le lecteur au procès sans
précédent du colonialisme au Congo belge et de l'apartheid en
Afrique du Sud. Dans certains passages, leur ambiguïté semble
être une invite à plus d'acuité dans l'analyse. On se
souvient des observations de Marlow concernant le boy du Directeur.
L'aventurier anglais est atterré par le sort des indigènes mais
il ne supporte pas non plus l'insolence du nègre face à un Blanc.
Elizabeth Curren vivait le dilemme de son opposition à des
enfants-guerriers pour la nation et la pérennité de
l'apartheid. L'un et l'autre font voir l'imposture idéologique de
l'impérialisme. Coetzee apparaît comme celui qui domine le mieux
son sujet car c'est de ses racines qu'il s'agit ; et en s'attaquant aux
normes socioculturelles de son pays, il ne peut surseoir à son
autocritique ; d'où le sentiment de culpabilité qui anime
son héroïne. Conrad, c'est le regard de l'Européen envers
les « autres », et son analyse souffre de probité,
du fait de sa fidélité à la morale victorienne.
Au Coeur des ténèbres (1902) et
L'Age de fer (1992) ouvrent la voie à un bouleversement des
convictions profondes sur la présence européenne en Afrique. Ces
textes ont montré les signes imminents du déclin du mythe
impérial, repris par une génération d'écrivains,
d'André Gide à Georges Simenon, qui annonce l'horizon de la
décolonisation.
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03 mai 2007.
* 1 Jean-Marc Moura,
« Francophonie et critique postcoloniale. », Revue de
Littérature Comparée, No 281, p.68.
* 2 Cette oeuvre sera
notée dans toute notre étude par l'acronyme :
C.t.
* 3 Celle-là aussi par
l'acronyme : A.f.
* 4 Jean-Pierre
Makouta-Mboukou, Systèmes, théories et méthodes
comparées en critique littéraire. Des nouvelles critiques
à l'éclectisme négro-africain. Volume II_ Paris,
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* 5 B. Ashcroft, G.
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J-.M. Moura, Littératures francophones et théorie
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* 6 Roland Barthes, Le
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* 7
Léon-François Hoffman, Le nègre romantique_Personnage
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* 8 Montesquieu, De
l'esprit des lois, 1748, XV, 5 cité par Léon-François
Hoffman, Op. ; Cit. p.70.
* 9 Emile, livre Ie,
1762. Cité par Mercer Cook, « J.-J Rousseau and the
Negro », The journal of Negro History, 1936, p294 -303; repris par
L.F.Hoffman,Op.;cit, p.71.
* 10 Cité par
Mahamadé Savadogo, Philosophie et histoire, Paris,
L'Harmattan, 2003, p.14.
* 11 Voltaire, Essais
sur les moeurs, 1756, chap.CXLI, cité par L.F.Hoffman, Op. ;
Cit. p.71.
* 12 Marguerite Yourcenar,
Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1974, p.88.
* 13 Jean-Jacques
Tatin-Gourier, Lire les Lumières, Paris, Dunod, 1996, p.61.
* 14 Trek : mot
néerlandais signifiant migration. C'est l'exode Boers (1834-1839)
mécontents des mesures prises par les Anglais.
* 15 Mamadou Gaye,
« Crime et Culpabilité dans quelques récits de Joseph
Conrad » Thèse pour le Nouveau Doctorat de Littérature
Anglaise, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1983, p216.
* 16 Falilou Ndiaye,
« Simenon entre Conrad et Camus » in TRACES No 16.
« Georges Simenon et L'Afrique_ Des reportages sur l'Afrique à
la recherche d'un nouvel humanisme. » Actes du Colloque qui s'est
tenu à Dakar les 1e, 2 et 3 décembre 2003, p192.
* 17 Léon-Fanoudh
Siefer, Le mythe du nègre et de l'Afrique noire dans la
littérature française( de 1800 à la 2e Guerre
Mondiale), Paris, Klincksieck, 1968, p60.
* 18 Albert Memmi,
Portrait du colonisé suivi du Portrait du
colonisateur, Paris, Editions Corréa, 1957, p27.
* 19 Falilou Ndiaye,
« Simenon entre Conrad et Camus », op. Cit. ;
p.192.
* 20 Ndèye Gnilane
Faye, « L'Ailleurs et l'Etranger dans le récit de
voyage : Au Coeur des ténèbres (1902) de Joseph
Conrad et « L'Heure du nègre » (1932) de
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* 21 Clément Mbom,
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* 22Jean-Paul Sartre,
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1957, préface du Portrait du colonisé, op.cit.; p.76.
* 23 Albert Memmi,
op.cit. ; p.76.
* 24 Pierre Loti,
Pêcheur d'Islande, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p.96.
* 25 Mamadou Kandji,
« De l'Iléite à l'altérité :
l'imaginaire insulaire de Defoe à Coetzee ».
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de l'A.I.L.C., Dakar_8-10 novembre 2001, p.6.
* 26 Mamadou Kandji,
op.cit. ; p.323.
* 27 Pierre Loti,
op.cit. ; p.117.
* 28 Mamadou Kandji,
op.cit. ; p.26.
* 29 Georges Simenon,
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* 30 Arundhati
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* 71 Pierre Loti, Les
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* 72 Kipling, Kim,
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* 73 Albert Memmi,
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* 74 baas : mot
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* 75 John-Bosco Adotevi,
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* 76 Jean-Ackah Miezan,
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* 77 Maurice Méker,
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* 78 André Brink,
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de langue française, Paris, PUF, 1948, p.IX.
* 82 Amadou Falilou Ndiaye,
« Le chant de cygne de l'empire : De Conrad à
Camus. » Littérature et culture partagée -
Littérature and shared culture. Actes du Colloque international de
l'A.I.L.C., Dakar, 8-10 novembre 2001, Presses Universitaires de Dakar, Dakar
(Sénégal), 2003, p.138.
* 83 Pierre Loti,
Pêcheur d'Islande, op.cit. ; p.72.
* 84 Fatou Konaté,
« Le chant de cygne de l'empire colonial à travers les
récits de Conrad et de Camus : Coeur des
ténèbres (1898) et L'Exil et le Royaume
(1957) » ; Mémoire de maîtrise, Littérature
française, UCAD, FLSH, 2002-2003, p.66.
* 85 Georges Simenon,
« L'Heure du nègre », op.cit. ; p.392.
* 86 Joseph Conrad, Un
paria des îles, Paris, Gallimard, 1982, p.303.
* 87 Jean-Marc Moura,
« Francophonie et critique postcoloniale. », op.cit. ;
p.68.
* 88 Pierre Loti, Le
roman d'un spahi, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p.153.
* 89 Céline,
Voyage au bout de la nuit, op.cit. ; p.171.
* 90 L'expression
désigne les activités d'espionnage et de renseignements
britanniques qui visent à s'opposer aux menées de la Russie en
Asie Occidentale.
* 91 Kipling, Kim,
op.cit. ; pp.361-362.
* 92 Joseph Conrad, Un
paria des îles, op.cit. ; p.160.
* 93 Mamadou Gaye,
« Crime et Culpabilité dans quelques récits de Joseph
Conrad. », op.cit. ; p.245.
* 94 Michel Théron,
Comprendre la Culture Générale, op.cit. ; p.35.
* 95 Cité par Michel
Théron, op.cit. ; p.35.
* 96 Lucien
Lévy-Bruhl, Carnets, pp.257-281, cité par Léon
Fanoudh-Siefer, op.cit. ; p.173.
* 97 Michel Leiris,
L'Afrique fantôme, 1934 ; cité par Cédric
Fabre, Ecrivains-voyageurs, Paris, adpf, Juin 2003, p.6.
* 98 Céline,
Voyage au bout de la nuit, op.cit.; p.177.
* 99 André Gide,
Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad carnets de route,
Paris, Gallimard, 1927 et 1928, pp.400-401.
* 100 John Maxwell Coetzee,
Vers l'âge d'homme, op.cit.; p.89.
* 101 John Maxwell Coetzee,
Michaël K, sa vie, son temps, Paris, Seuil, 1985, p.182.
* 102 Winnie Mandela,
Une part de mon âme, Paris, Seuil, 1986, p.146.
* 103 Stanislas Adotevi in
« Négritude et Négrologues », p.252,
Union Générale d'Editions, 8 rue Garancière, Paris
6e, cité par John-Bosco Adotevi, L'apartheid et la
société internationale, op.cit ; p.186.
* 104 Conrad in the
Nineteeth Century, Berkeley Los Angeles, University of California Press,
1979.
* 105 Gérard Siary,
« L'Afrique dans Heart of Darkness de Joseph Conrad. L'image de
l'Afrique entre reflet et symbole. », Op.cit. ; p.154.
* 106 André Gide,
Voyage au Congo, op.cit. ; p.136.
* 107 Jacques Chevrier,
Littérature africaine_ Histoire et grands thèmes, Paris,
Hatier, 1990, p.21.
* 108 Aimé
Césaire, Discours sur le colonialisme, op.cit. ; p.11.
* 109 André Gide,
Voyage au Congo, op.cit. ; p.213.
* 110 Aliou Sow,
« La question des relations raciales en Afrique du Sud : enjeux
et mécanismes de l'apartheid et son impact sur la condition du
non-Blanc. » Thèse de Doctorat du 3e cycle_
Spécialité : Littérature et Civilisation Africaines_
UCAD- Département de littérature et civilisation des pays de
langue anglaise- 2005-2006, p.10.
* 111 Peter Abrahams,
Rouge est le sang des Noirs, Paris, Casterman, 1960, p.213.
* 112 Peter Abrahams, Je
ne suis pas un homme libre, op.cit. ; p.232.
* 113 Alex La Guma, Les
Résistants du Cap, Paris, L'Harmattan, 1988, p.91.
* 114 Albert Camus,
L'Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p.29.
* 115 Pierre Loti, Le
roman d'un spahi, op.cit. ; p.46.
* 116 Pierre Loti, Roman
d'un spahi, op.cit. ; p.148.
* 117 Georges Simenon,
« L'Heure du nègre », op.cit. ; p.417.
* 118 André Gide,
Voyage au Congo, op.cit. ; p.107.
* 119 André Brink,
Au plus noir de la nuit, op.cit. ; p.354.
* 120 Winnie Mandela, Une
part de mon âme, op.cit. ; pp.135-136.
* 121 Georges Simenon,
« L'Heure du nègre », op.cit. ;
p.412.
* 122 Peter Abrahams,
Je ne suis pas un homme libre, op.cit. ; p.190.
* 123 Georges Simenon,
op.cit. ; p.395.
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