Chapitre II : Les usages humains de
l'écosystème
A peu d'exceptions près, les peuples du Gabon vivent
sous le couvert des arbres, cernés par la forêt. L'ouverture sur
les savanes n'exerce que des effets marginaux, sensible surtout dans certaines
régions du pays (Haut- Ogooué). En ces rares espaces de contact,
l'identité des groupes se conforme à leur environnement
végétal. Il y a ainsi les habitants de la savane claire et ceux
de la forêt obscure et l'on perd son identité et son âme en
franchissant la limite. Le couple clair/obscur, fréquent dans les
traditions de la région résume l'opposition écologique
majeure sur les marges de la forêt. L'obscur ne désigne pas
seulement le manque de luminosité, mais renvoie à des
psychèmes sédimentés dans la mémoire collective sur
les marges incertaines du conscient et de l'inconscient. La forêt, c'est
de la représentation pour ces peuples et leur adaptation est fonction
d'elle. Dans ses recherches sur les rites et croyances des peuples du Gabon,
Raponda Walker, cité par Pourtier, n'oublie pas de mentionner l'impact
de la forêt dont la profondeur facilite le séjour des esprits en
même temps que l'impression de leurs demeures. La forêt exerce des
effets multiformes sur la perception, les mouvements du corps, les
représentations, et, au-delà, les comportements psychologiques et
sociaux. Tout ceci s'explique et se comprend à partir des usages que ces
peuples là font de cette forêt.
Parler d'usage ici, c'est évoquer le rapport direct que
ces peuples entretiennent avec leur forêt. Prenons le cas des objets qui
se situent à la jonction entre le milieu qui en fournit la
matière et la société qui en prescrit l'usage. La
médiation qu'ils établissent est d'autant plus directe que la
société est peu distanciée de la nature,
façonnée en étroite symbiose avec le milieu. La lecture de
leur réalité instrumentale et de leur finalité introduit
dans le système de relation qui unit les groupes sociaux à leur
environnement. Il est nécessaire d'analyser d'un peu plus près
les systèmes de représentation que les individus et les groupes,
membres d'une société déterminée, se font de leur
environnement, puisque c'est à partir de ces représentations
qu'ils agissent sur cet environnement à partir des activités
spécifiques. Elles peuvent être de l'ordre alimentaire, rituel,
thérapeutique, économique. Nous n'avons pas la prétention
d'expliquer ici ce que nous ferrons plus bas, mais plus tôt vous
présenter brièvement la question que nous allons traiter dans les
lignes qui suivront celles-ci. Et le premier souci de l'homme a toujours
été celui de s'alimenter afin d'entretenir l'équilibre
morphologique.
2 - 1 l'usage alimentaire
La particularité des cultures alimentaires gabonaises
est qu'elles intègrent un grand nombre de familles botaniques et
zoologiques. Nous savons d'abord que les plantes alimentaires qui sont
essentiellement les phanérogames mais avec, au Gabon, une importance
inhabituelle des cryptogames. Ces derniers sont assez communs dans
l'alimentation gabonaise, contrairement à ce qu'on constate dans les
cultures occidentales. Ils sont représentés par les champignons
et beaucoup de fougères comestibles. Les phanérogames, comme
partout, représentent la plus grande partie des plantes alimentaires. On
y trouve l'aliment de base. Mais contrairement à la majorité des
habitudes alimentaires connues dans le monde, les céréales ne
représentent pas les aliments de base. Ceux-ci sont diversifiés
à savoir : la tubercule de manioc (la plus commune), puis vient le
taro suivi de la patate douce et les innombrables variétés
d'ignames. Le manioc se consomme sous plusieurs variétés. Ces
variétés regorgent « mbong » (le manioc en
bâton), « apouma mbong » (les tubercules
préparés), « ameng mbong »
(variété de manioc que l'on fume après rouissage),
« ngue mbong » (tubercule préparé que l'on
consomme après rouissage). Même les feuilles de ce manioc sont
à consommation variables. Elles peuvent être associées aux
noix de palm (la plus consommée au nord du Gabon), à la patte
d'arachide ou à l'huile tout simplement. Comme féculents
très présents, on trouve aussi la banane plantain. L'autre
caractéristique des plantes alimentaires gabonaises est d'avoir plus
partie comestible et souvent des utilisations non alimentaires.
Nous avons enfin les animaux. Lorsque l'on observe
l'utilisation de la faune à l'échelle de la sous- région,
nous constatons que tous se mangent. Mais les animaux font l'objet de beaucoup
d'interdits que les plantes. Ils sont utilisés en pharmacopée et
dans les rituels. Chaque groupe, chaque clan, chaque famille ou chaque individu
a ses interdits alimentaires spécifiques qui protègent une
espèce particulière. De la façon dont on constate que tout
se mange, on peut aussi remarquer que chaque espèce animale est
protégée quelque part. Les poissons ostéichtyens et les
mammifères sont les sources protéiques qui prédominent
dans les cultures alimentaires gabonaise, comme dans la plupart des cultures du
monde, avec tout de même des caractéristiques propres à la
sous- région. La conséquence de cette diversité dans les
produits alimentaires est que la pression de l'action de l'homme est
étalée sur plusieurs espèces. Ce qui la rend moins
aiguë et permet de considérer un équilibre numérique.
Il faut aussi rappeler que la production des ces aliments provient des
activités cycliques telles que la pêche, la chasse, la cueillette,
l'agriculture. En dehors de l'alimentation, beaucoup parmi ces plantes
comestibles servent de matériaux, d'ustensiles et de médicaments
dans les rituels.
2 - 2 L'usage rituel
Les variétés animales interviennent de beaucoup
dans la composition des « fétiches » ainsi que
dans les rites liés à un événement social
spécifique. Divers « fétiches »
apparaissent sous la forme de sous- produits (peaux, plumes, dents, griffes,
cornes et poils) associés ou non à des plantes, racines ou
écorces d'arbres et statuette. Ainsi, musingi en Pové par exemple
désigne un type de « fétiches »
exploité dans les technologies agricoles, de chasse ou de
piégeage dans le but de réussir une récolte ou une partie
de chasse. Selon les usages, ce « fétiche »
aurait la faculté de rentabiliser la production agricole en
prélevant les produits viviers dans les champs des voisins pour les
reproduire dans le champ de celui qui le détient et l'exploite. Il
aurait aussi la faculté d'attirer le gibier vers le chasseur.
Si les plantes de la forêt gabonaises constituent un
élément indispensable à la vie du sylvatique, elles sont
aussi les accessoires indispensables des rites. Depuis les costumes rituels,
pour les danses et autres cérémonies, jusqu'aux boites à
byeri destinées à contenir les crânes et tibias des grands
ancêtres, en passant par des breuvages d'initiation, certains fards
rituels, les instruments de musique, statuettes rituelles, sans parler
évidemment, des temples, tout n'est que bois, fibres, écorces,
racines, feuilles, poudres végétales et sucs divers. Il faut
remarquer que les peuples du Gabon ne peuvent pas concevoir leur monde ou leur
existence sans intégrer la nature. Elle est incorporée en eux.
Donc parler de rites ou de rituels, c'est inévitablement parlé de
symbolisme. Ces rituels peuvent être religieux ou sociaux. Et ce sont les
éléments de cette nature ou de la forêt qui symboliseront
la manifestation collective et consciente ou inconsciente. Dans les
cérémonies de mariage ou funèbres, il est facile de
constater la présence, même de nos jours, des branches de palmiers
afin d'indiquer le lieu de la cérémonie. Aussi, chez les fang
à l'arrivée d'un invité, la bienvenue est souvent
symbolisée par la présentation de la cola à
l'invité ou par l'égorgement d'un coq. Le tronc du bananier
coupé sert dans les rituels de bénédiction et autres
cérémonies. Nous pouvons effectivement multiplier des exemples
qui démontrent la nécessité de la forêt ou de la
nature dans les représentations des peuples du Gabon. La vie de ces
peuples n'est que rites et rituels, en d'autres termes que symbolisme et
représentations. Des rites qui concourent soit à la construction
de l'homme spirituel soit à sa guérison somatique.
2 - 3 L'usage thérapeutique
Les populations gabonaises utilisent les
propriétés médicinales de certaines substances animales
pour recourir à la santé ou retrouver l'équilibre
biologique. Plusieurs d'entre elles sont connues comme de véritables
médicaments. Par exemple, les Pové utilisent
régulièrement le porc- épic (atherurus africana), la
gazelle (céphalophe bleu), l'écureuil à pattes rouges pour
traiter les cas de sorcellerie. Ces espèces servent aussi au traitement
des maladies féminines notamment les douleurs aux trompes. Notons enfin
que le système thérapeutique pové, comme dans les autres
ethnocultures du Gabon, associe à la fois les éléments de
la faune, de la flore et l'homme : animaux, feuilles, poudres des racines
et écorces, lianes, parole, le geste, le temps, l'espace. Les graines de
manioc sont utilisées pour soigner les affections de la peau. Les
feuilles de manioc calment les contractions utérines qui suivent
l'accouchement. L'ensemble de ces éléments concourt à la
quête de la guérison qui ne vise pas uniquement à
soustraire les symptômes de la maladie mais aussi à
réintégrer le malade dans son environnement social.
Pour comprendre cet aspect de la vie de ces peuples, il
convient d'abord de comprendre leur représentation de la maladie. Notons
d'abord que le corps de l'individu humain a toujours été
considéré comme signifiant autre chose que l'organisme
physiologique animal auquel peut le réduire la science actuelle. Le
corps est solidaire de l'environnement physique mais aussi social. Le Gabonais
ne réalise sa personne que dans un cadre naturel ou environnemental
donné. Corrélativement, le malheur, la malchance, la maladie
concernent, à partir d'un certain degré de gravité, encore
plus que l'individu, tout l'ensemble de son groupe. Donc, maladie, peu importe
sa nature, peut provenir du déséquilibre de l'environnement
social. Le traitement de la maladie sera donc fait par un spécialiste
dans la pharmacopée, dans la divination, dans l'interprétation et
la manipulation, le thérapeute ou médecin traditionnel qui unit
dans sa thérapie toutes ces compétences. La cure traditionnelle,
par exemple, est formée d'un ensemble d'actions d'ordre
différents, symbolique et réel, où techniques
pharmacologiques, religieuses, divinatoires, verbales, graphiques
s'entremêlent de telle façon que l'on ne peut pas comprendre le
sens et le poids de l'une si l'on ne connaît pas celui de chacune des
autres et l'enchaînement existant entre elles. Notre objectif n'est pas
de détailler le champ médicale ou thérapeutique, mais
montrer l'importance capitale que requiert la faune et la flore dans
l'équilibre de l'humain. A tous les niveaux de la vie sociale, elles
participent du maintien de l'individu dans la société afin que
celui-ci vive du fruit de son travail symbolisant ici les activités
économiques.
2 - 4 L'usage économique
L'élaboration de l'espace procède de
l'exploitation de la nature, c'est-à-dire tout d'abord, de l'acquisition
des subsistances. C'est d'abord autour de la nourriture qu'appartiennent les
premières formes d'organisation spatiale et que se nouent les premiers
rapports sociaux. Pour en comprendre les processus, il convient de prendre en
compte la totalité des actes à finalités alimentaires,
qu'il s'agisse de prélèvements sur l'écosystème ou
d'agriculture. Celle-ci ne représente en effet qu'un volet d'un
système de production des vivres dans lequel la chasse, la cueillette et
la pêche sont nécessaires à l'équilibre
alimentaire.
L'économie villageoise actuelle, par suite d'un
relâchement de la symbiose avec la forêt, ne donne qu'une image
affaiblie de la part qui revenait autrefois à la production extra-
agricole. Toutefois, les permanences sont encore nombreuses et les souvenirs
assez proches pour qu'on puisse reconstituer un tableau significatif. L'usage
économique ou l'activité économique repose essentiellement
sur les principales activités que sont la chasse, la pêche, la
cueillette qui sont basées sur le prélèvement et
l'agriculture. La chasse a une importance qui tient au fait que le gibier
représente l'essentiel de l'apport protéidique dans un
régime alimentaire basé sur l'hydrate de carbone, pauvre en
protéines végétales. L'élevage n'est pas le fort de
ces peuples pour des raisons typiquement géographiques. L'essentiel de
leur élevage comprend les poules et cabris qui servent aux besoins
cérémoniels. C'est une activité essentiellement masculine,
avec des moyens rudimentaires.
La pêche, quant à elle, est pratiquée par
les deux sexes. La pêche féminine, dans sa manifestation sociale
la plus riche, se déroule dans un cadre collectif. La technique la plus
courante consiste à barrer un fond de marigot à l'aide de la
terre ou des claies végétales, puis à en vider l'eau avec
des paniers ou des seaux jusqu'à ce que les poissons puissent être
capturés à la main. A côté de cette activité
conviviale, la pêche individuelle à laquelle s'adonnent hommes et
femmes, est partout pratiquée pour peu qu'on réside près
d'une rivière. Elle fait appel à un arsenal technique à la
fois simple et divers, différents types de nasses et pièges
à vannerie, filet, barrages, empoisonnement de cours d'eau à
l'aide de nombreuses plantes ichtyotoxiques. L'outillage est
confectionné avec le matériel végétal que fournit
l'environnement, rotins, lianes, frondes de fougères, fibres d'ananas ou
de coton sauvage.
La cueillette complète la gamme des activités
de prélèvement. Fruits, racines, feuilles, écorces,
sèves de dizaines voire centaines sont susceptibles d'être
utilisés sous réserve d'en connaître l'usage et les vertus.
Les plus recherchés sont destinés à la boisson, et
à la confection des sauces. Parmi eux citons le manguier sauvage dont
les amandes servent à préparer le très populaire chocolat
indigène. Ou encore le fruit de l'arbre à beurre, le fameux
« adzap » des Fang dont on extrait des amandes une
matière grasse culinaire. Mais l'arbre roi est sans conteste le palmier
à huile, inégalement disséminé dans la forêt
mais généralement présent près des lieux
habités. Ces produits de cueillette, les plus importants par la
généralisation de leur usage et le commerce auquel ils donnent
lieu, ne constituent qu'un petit échantillon de ce que fournit la
forêt.
Le milieu rural au Gabon, a encore peu évolué
et les méthodes de culture ont gardé leur caractère
traditionnel et familial. Les femmes y ont une part
prépondérante, les hommes s'occupent rien que du
défrichage du sol. Cette agriculture est liée au brûlis,
pratiquée aux dépens de la forêt et à l'emploi de la
jachère à longue révolution. Au cours de la saison
sèche, les hommes coupent les arbres, débroussaillent et allument
les feux. Sur le terrain, enrichi des cendres et préparé
hâtivement, les femmes plantent l'igname, le manioc et les
végétaux qui leurs sont associés. Au nord du Gabon, il est
facile de remarquer la présence de deux types de champs,
l' « esep » ou champ d'hivernage et
l' « oyon » ou champ de saison sèche. La
culture de l'arachide est prépondérante dans ces types de champs.
C'est à partir de cette culture et bien sur du manioc que les parents
préparent les rentrées scolaires de leurs enfants de nos jours.
En dehors de ces champs, chaque famille a son jardin derrière la case,
et celui-ci est consacré à la bananeraie, à la culture de
certains condiments... Le développement des plantations a beaucoup
modifié le comportement de la population rurale nord- gabonaise, en
fixant l'habitat et en changeant le régime foncier. Le sol
cultivé devient de plus en plus objet de droits précis et
officialisés.
En définitive, ces activités nous permettent de
montrer que la perception sociale d'un environnement n'est pas faite seulement
des représentations plus ou moins exactes des contraintes de
fonctionnement des systèmes techno- économiques, mais
également de jugement de valeur et de croyances fantasmatiques. Un
environnement a toujours des dimensions imaginaires. Il est le lieu d'existence
des morts, la demeure de puissance surnaturelles bienveillantes ou
malveillantes censées contrôler les conditions de reproduction de
la nature et de la société. Ne soyons pas de ce fait surpris de
constater ces reproductions sociales dans nos centres urbains
manifestées par des phénomènes tels que la
commercialisation du gibier. La partie ci-dessous nous présente la
manifestation progressive de ce fait culturel.
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