Chapitre Deux DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE
PREMIER
L'ORALITE
INITIATIQUE
INTRODUCTION
Depuis l'oeuvre magistrale de Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn
Thophaïl, la tradition théosophique de l'islam est sortie de son
statisme religieux et a introduit dans son univers initiatique un nouveau mode
d'initiation: L'ORALITE INITIATIQUE.
La persécution des maîtres soufis, leur
exécution par la doxa religieuse, ainsi que la condamnation de leurs
ouvrages ont fait que, les initiés au soufisme ont du vivre dans la
totale marginalisation.
Leur espace d'expression fut limité à la
Zaouia, lieu ésotérique où les disciples s'initient aux
valeurs et symboles de ce nouveau mode. C'est la naissance de la poésie
chantée « sama' » et sa transmission de
génération en génération qui permettra la
continuité de la chaîne spirituelle où chaque école
mystique développera son champ métaphorique et marquera les
frontières de son univers verbal.
Tout d'abord ce furent les soufis d'Andalousie qui
créèrent une tradition de communication avec les mystiques de
l'Afrique du Nord. Tous les symboles forgés par Ibn Thophaïl
trouvèrent leur terrain d'application dans l'oralité initiatique.
C'est ainsi que le concept de l'unité de
l'existence a développé une symbolique aussi bien
verbale (prose) que poétique.
Du maître au disciple, la chaîne spirituelle s'est
transmise par l'oralité prosaïque et
poétique. Chaque disciple se devait d'apprendre les vers de
son maître et de ceux qui ont précédé. Lorsque la
poésie était chantée dans la Zaouia, elle servait de
support à la mise en transe mais lorsqu'elle était reprise par
les profanes, elle avait une toute autre fonction: entretenir une
éthique dans la vie des membres de la communauté ( l'amour
platonique, l'amour d'autrui, la modestie, la sincérité, la
charité etc...).
C'est dans ce terroir que certains écrivains
africains d'expression française sont nés et ont
développé leur sensibilité
esthétique.
Nous dirons tout de suite que la transition
entre le discours sacré et le discoure littéraire s'est
opérée grâce à cette oralité et en
particulier à cette symbolique poétique chargée de toute
la sémantique ésotérique.
Comment s'est opérée sur le terrain cette
transition entre le discours sacré qui alimenta le
récit initiatique de Hayy Yaqdhân et l'oralité initiatique
qui va alimenter les récits initiatiques de certains écrivains
africains d'expression française?
Peut-on parler d'une évidente filiation entre l'oeuvre
d'Ibn thophaïl, et nos corpus de vérification: cours sur
la rive sauvage de Mohammed DIB et l'Aventure
Ambiguë de C. Hamidou Kane?
Tout d'abord sur le plan de l'histoire, Tlemcen, la ville
natale de Mohammed DIB connut tous les enseignements mystiques
développés en Andalousie musulmane à l'époque d'Ibn
Thophaïl. Ce fut le Cheikh Moulay Abdel Qader Djilani qui propagea ces
enseignements par l'intermédiaire de Sidi Boumédiène mort
à Tlemcen (1). En Afrique Noire, plus particulièrement au
Sénégal, l'ordre de la Tidjaniya (2) dominait et organisait
même le mode de vie et de pensée aussi bien dans la
diversité ethnique que les luttes politiques pour le pouvoir. Cette
présence mystique était d'une telle ampleur que la
littérature n'en put s'échapper:
On racontait les miracles des maîtres, on chantait
leur poésie on allait même ne jurer que par leur nom. Le
Général P.J. André nous rapporte que « le
tidjanisme qui supprime tous les échelons mystiques des autres
congrégations, rattache directement la Baraka de ses chefs au
prophète Mohammed, ordre de la paix et de la science par excellence, il
devint en Afrique noire un ordre guerrier, en raison du caractère de ses
chefs locaux. L'ordre s'est développé de la Mauritanie au
Kordofan. »(3).
Il faut comprendre que sur le plan de l'histoire, que
toute l'oralité africaine avait un contenu théosophique,
même s'agissant de l'organisation politique des tribus et des
ethnies.
Du discours sacré à l'oralité
initiatique, le même auteur cité supra nous explique qu'au
« saint visionnaire, à l'ascète, à
l'école des « qadrias » conduisant à l'extase
hystérique, à celle des « khalouatïas »
provoquant des éclats extatiques par des méthodes
différentes d'entraînement physiologique, succède la
philosophie qui revient aux principes substantiels du soufisme, et sans
pratiques bruyantes parvient aussi à l'anéantissement de
l'individualité et à l'absorption de l'âme dans l'essence
de Dieu »(4).
Sur le plan de la littérature, DIB, qui aura
tenté son récit initiatique à contenu théosophique
nous rend compte de cette extase dans l'écriture, par la bouche de son
narrateur-témoin :
« mais la vie n'est pas toujours notre vie,
elle est sommeil succinct dans les schistes, dissolution dans les eaux;
immobilité et écoulement; nuit. Il doit en être ainsi, de
toute nécessité. En sécurité pourtant, me voici en
sécurité. Aspergé de ce sang qui s'écoule de ma
poitrine, de mes lèvres, de mes yeux, sang dont j'ai le goût
à la bouche, l'odeur aux narines, je t'appelle parfois, Hellé, et
ne reçois jamais de réponses: » Cours sur la
rive sauvage.P. 158 (5).
En abordant l'étude du récit de DIB, nous
permettons à l'analyse littéraire de se libérer d'un
préjugé longtemps entretenu par certains auteurs qui ont cru que
l'écriture de DIB relève soit de l'utopie, de la science fiction
ou encore du surréalisme. Se cantonner dans ces orientations de lecture,
c'est priver la littérature maghrébine d'expression
française d'un de ses aspects les plus fondamentaux:
l'écriture initiatique à contenu
théosophique.
Concernant le roman de Kane, l'Aventure
ambiguë, il exprime aussi cette littérature mystique
qui ne réussit pas à dire son nom puisque la langue
française empêche cette oralité initiatique
d'apparaître au grand jour. Kane s'en remet à l'autobiographie,
mais charge son écriture de toutes les questions ontologiques de son
peuple confronté à l'occident qui menace son identité
séculaire.
Par conséquent, il s'agit dans cette étude de
comprendre comment cette oralité africaine a pu conditionner tous les
écrits littéraires africains. Concernant notre genre, le
récit initiatique, c'est à partir de la parole du
maître que toutes les possibilités de
l'écriture vont se concrétiser mais sur le terrain du conflit
entre le « même » et
« l'autre », entre la vision du monde d'un peuple
enraciné dans sa culture ancestrale et celle de
« l'autre » qui se voyait donner la mission de
civilisateur (l'homme occidental).
Inévitablement, l'oralité
africaine qui initialement avait pour seule fonction de
transmettre un patrimoine culturel se devait maintenant d'initier
l'homme africain à se réconcilier avec sa
divinité. La mission est d'autant plus difficile car l'homme
africain a trouvé un autre modèle:
l'Occident. Sur le terrain du choix conflictuel, les
littératures africaines témoignent de cette lutte du
modèle et notre genre initiatique ne put en échapper.
A ce sujet, Mohammadou Kane nous dit que » la
prééminence du thème de l'échec s'explique par la
convergence du manichéisme et du pessimisme, elle permet de se demander
si le progrès est possible et à quelles conditions, s'il est
concevable sans la tradition. Elle légitime la considération
attentive des tensions et conflits dans l'univers romanesque qui semblent
inhérents à la situation de confrontation entre la tradition et
le progrès et qui constituent, au regard de la création
littéraire, autant de techniques de dramatisation. »
(6)
Cette confrontation des deux cultures, l'une dominante par son
fait historique et non parce qu'elle est le substitut civilisationnel, l'autre,
dominée aussi par le fait colonial et non pas parce qu'elle ne
répond plus aux besoins du progrès, crée le dynamisme
même de l'écriture et marque la spécificité du roman
africain où les personnages sont en réalité les
types-actants de ce conflit et non les modèles de personnage
représentatifs de l'africanité stéréotypés
par l'homme blanc.
Le modèle le plus significatif de cette oralité
initiatique à contenu théosophique est pour l'Afrique noire,
Tierno BOKAR (7) et pour l'Afrique du nord, CHEIKH AHMED EL ALLAOUI (8). Ces
deux maîtres mystiques musulmans ont synthétisé tous les
enseignements de la tradition théosophique de l'islam et ont
créé deux écoles qui se rejoignent sur le fond mais
diffèrent sur la forme.
Nous avons pris ces deux oeuvres pour l'étude de
cette oralité initiatique parce que ces deux maîtres de la parole
ont permis à la littérature africaine d'expression
française de puiser leurs référents aussi bien sur le plan
esthético-verbal que sur le plan symbolique.
Rappelons que le Sénégal et le nord de
l'Afrique ont été marqués par cette culture orale
mystique depuis plusieurs siècles. Une étude de l'administration
coloniale française nous rapporte que:
«Les confréries religieuses musulmanes en
Afrique noire de même qu'en Afrique du nord, filiales des grands ordres
religieux du monde islamique issus du soufisme, se sont adaptées
à la mentalité et au particularisme des africains. Il semble
même, qu'à l'instar des conquérants toucouleurs d'autrefois
certains affiliés songent, de même que le tentent les darqaoua,
à réaliser un jour l'union des diverses congrégations.
Cette union spirituelle et temporelle, notamment celle des qadria et des
Tidjaniya pourrait remplacer sur un autre plan l'ancien empire musulman dont
rêvaient les peuhls et les toucouleurs.
Le cheikh Si Ahmed El Tidjani d'Algérie a en
1953-54 fait une tournée en Afrique Noire pour essayer de renouer les
liens disparus entre les deux rives du Sahara » (9).
Nous ne voulons pas ici faire toute l'histoire du soufisme en
Afrique car ce n'est pas ici l'objet de notre étude mais nous renvoyons
par les deux notes citées supra, aux études qui ont
été faites à ce sujet.
Notre intention est de montrer que la filiation dont nous
avions parlé entre le discours théosophique d'Ibn Thophaïl
et l'oralité initiatique ne peut être que confirmée. Quant
à l'africanité de Dib, c'est en 1964, date d'apparition de
Cours sur la rive sauvage qu'il déclare lui-même
« être Africain quand il fallait
l'être » il est « rendu à ses
propres problèmes personnels »; il va donc tenter
« l'Aventure littéraire » comme le fera
Hamidou Kane en tentant pour sa part « l'Aventure
ambiguë ». Ces deux auteurs vont laisser surgir leur
oralité en contrat de quête spirituelle.
Il convient maintenant d'étudier cette oralité
initiatique afin de découvrir les espaces symboliques et
référentiels d'où surgiront les écritures de ces
deux auteurs africains d'expression française.
1-EMERGENCE DE L'ORALITE
INITIATIQUE.
Tout d'abord qu'entendons-nous par oralité
initiatique?
C'est la parole du Maître qui remonte des profondeurs de
son âme, c'est encore la parole des Maîtres du soufisme qui font
part de leurs intuitions extatiques et les confient à leurs disciples,
jaloux des secrets de la sagesse illuminative.
C'est ensuite la parole qui exorcise et qui
dénoue cette angoisse existentielle en réconciliant l'homme avec
sa divinité.
C'est encore la parole principielle chargée de la
Mémoire de l'Etre et que l'homme doit toujours répéter au
risque de l'anéantissement absolu. Cette parole, Hamidou Kane lui donne
la fonction de mortificatrice et, par la bouche de son personnage, le
maître des Diallobé, la fait répéter sans cesse au
jeune initié Samba Diallo:
« Sois précis en répétant
la parole de ton Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre son Verbe
jusqu'à toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a
véritablement prononcées. Et toi, misérable moisissure de
la terre, quand tu as l'honneur de les répéter après lui,
tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu'on te
coupe mille fois la langue... « L'Aventure Ambiguë
P.14
L'oralité initiatique est enfin la parole
que les maîtres de l'Afrique ont enseignée durant des
siècles afin de préserver le patrimoine de
l'Humanité.
Dans la tradition théosophique de l'Islam, le
Maître est l'intermédiaire entre la parole principielle et celle
contingente. L'oralité initiatique doit avant tout émerger de la
bouche du maître de la parole. Dans sa littérature mystique, le
Cheikh Ahmed El Allaoui nous explique la fonction du maître dans
l'univers mystique de cette oralité:
« Si celui qui appelle vient à offrir son
aide, en faisant allusion
à la Vérité qu'il a
réalisée, à la station suprême.
garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses
paroles.
Interroge-le sur l'Union et vois s'il la
reflète.
S'il dit qu'elle est lointaine, il en est lui-même
éloigné.
Mais s'il affirme proche, tiens-le pour le plus digne
d'être suivi;
pour toi, il aplanira le chemin vers la
vérité
par laquelle tu pourras rechercher la face de Dieu
.
Dés la première rencontre, sur-le-champ, il
s'emparera de toi
et sur le sentier du Seigneur il placera ton pied,
fixe dans l'oeil de ton âme les lettres du
Nom,
par la grâce du maître, sur les horizons tu
verras resplendir
ces lettres qui ne sont ailleurs que dans ton
coeur,
et le Nom devenu tien, toute distraction
s'évanouira.
Alors, agrandis ces lettres autant que tu pourras,
sur toutes choses, grandes ou humbles, trace-les.
en fixant en ton oeil le Nom, tu t'élèveras
par sa lumière
jusqu'au point ou les mondes en néant
s'évaporent.
Cela à l'ordre du seul Cheikh, non au tien
toutefois.
Il est l'index de Dieu .
Aussi fais-lui confiance pour t'enlever aux liens qui
t'emprisonnent
t'emmenant vers la liberté des libertés, vers
le premier,
vers celui qui précède tous les
commencements,
En l'essence duquel, comme rien, tu vois l'univers tout
entier.
Moins que rien dans l'infinité du Seigneur.
tu t'évanouis dés que l 'infini
apparaît,
parce que « tu » n'as jamais
été, pas même un seul instant.
tu ne vois pas qui tu es, car tu es, mais non
« toi ».
Tu subsistes, mais non comme toi même; il n'est
puissance que de Dieu .
Après ton extinction, à
l'éternité tu dois naître,
à l'éternité de
l'éternité.
Au sommet de toute altitude; et voici que nos cavaliers
s'arrêtent face à face avec la Vérité ».
(10)
La fonction de la parole du Maître de la parole est,
avons-nous dit, de réconcilier l'homme avec sa divinité
tout en lui redonnant la parole puisqu'il se doit lui même être
créateur de sa propre parole. Il est à considérer que
l'univers référentiel de l'Afrique est avant tout celui
du maître de la parole car les enseignements ne sortent ni du
livre ni de l'école tels qu'on les conçoit dans le monde
occidental. Amadou Ampâté Bâ nous dit que «
lorsqu'un vieillard meurt en Afrique, c'est une bibliothèque qui
brûle . »
Pourquoi donner une si grande importance au Maître en
Afrique? C'est parce que la notion de personne en Afrique est paradoxalement
différente de celle donnée en occident:
La parole est extrêmement liée à la
catégorie de personne qui la donne. Amadou Ampâté Bâ
nous explique encore que la « parole, (Kuma) permet
d'extérioriser le génie des grands esprits. C'est par elle que la
haute pensée prend un beau corps. Quelle que soit la qualité ou
la rudesse d'un esprit, si « Kuma » n'intervenait, il
passerait inaperçu. C'est grâce à
« Kuma » que la pensée prend corps et devient
langage. »
La tradition peule (11), de son côté, enseigne
qu'il existe 9 catégories de personnes, en relation avec les 9
ouvertures symboliques du corps, les 9 os du crâne et les 9
nombres-mères fondamentaux
Ces 9 catégories se subdivisent en trois parties, de
trois fractions chacune.
«La partie le plus élevée correspond aux
sages, aux êtres supérieurs, élevés par la
qualité de leur être et de leur intelligence. Ce sont ceux que
« Gueno » (Dieu) a envoyés et qui se
dévouent pour le bien des hommes ». (12)
Nous voyons par ces explications données par
Ampâté Bâ, que la notion de personne en Afrique Noire est
identique à la vision mystique que lui donne le Cheikh al-Alaoui
« garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses
paroles », « il est l'index de Dieu»,
« aussi fais-lui confiance pour t'enlever aux liens qui
t'emprisonnent ».
Ces mêmes paroles sont devenues source de
réflexion sur l'univers des hommes. Le narrateur du récit
initiatique conçoit donc ces paroles comme le méta-texte
d'où émergera le phénotexte. Seule une lecture
qui arrive à décoder ce méta-texte pourra effectivement
comprendre les référents du texte initiatique. Nous allons voir
donc comment s'opère la narration à partir de cette poésie
citée de Cheikh al-Allaoui.
2-LA NARRATION DANS LA NARRATION..
Lorsque nous avions étudié le récit de
Hayy Ibn Yaqdhân, nous avions traité la question de la narration
en soulignant la notion d'instance narrative. Nous avions dit que le
récit de Hayy mettait en place les trois instances narratives: le
« je » du discours de la théosophie musulmane, le
« je » de l'auteur qui écrit son
autopsychégraphie et le
« je » du narrateur qui se soumet aux contraintes de la
langue avec laquelle il traduit les états de contemplation du narrateur
initié.
Concernant l'écriture de l'oralité
initiatique, le « je » du discours de la
théosophie devient authentique par la symbolique poétique,
puisqu'il connaît les sentences de mort qui ont été
exécutées à l'encontre de ses prédécesseurs.
Sa parole doit être donc métaphorique voire
allégorique. L'univers de la parole doit aussi
être soutenu par un ésotérisme
déroutant.
Dans cette oralité initiatique, le narrateur du
récit initiatique va lui aussi masquer les
vérités du Maître de la parole pour ne faire
apparaître que l'aspect esthétique. La
poésie de Cheikh al-Allaoui est l'exemple de ce jeu des
« je » des instances narratives. Par conséquent, un
contrat de confiance doit s'installer entre le maître et son disciple. Il
doit informer son contractant, du moins du code de lecture et de la
connaissance du registre des mots et symboles utilisés.
3-LE CONTRAT DE LA PAROLE.
Nous avions vu dans le récit de Hayy Ibn
Yaqdhân que le contrat fiduciaire mettait en situation de contrat un
demandeur d'initiation et un initiateur, « tu m'as
demandé, frère généreux et sincère (...) de
te révéler ce que je pourrais des secrets de la philosophie
illuminative communiqués par le Maître, le prince des philosophes,
Abou Ali Ibn Sina (Avicenne). Sache le bien: celui qui veut la
vérité pure doit chercher ces secrets et travailler à en
obtenir la connaissance. » H.I.Y.P.2
Cette formule d'envoi du récit initiatique d'Ibn
Thophail supposait un demandeur que nous avions conceptualisé comme
étant le premier opérateur du récit.
Concernant l'oralité initiatique exprimée
poétiquement dans les vers chantés de cheikh al-Allaoui, c'est le
Maître qui convoque l'initiation « si celui qui appelle
vient à offrir son aide, en faisant allusion à la
vérité qu'il a réalisée, à la station
suprême, garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses
paroles ».
Le chant ou le champ de l'oralité initiatique sont
l'expression de ce « kuma » africain qui devient
un contrat implicite entre le maître de l'oralité et le demandeur
de l'initiation. Il devient l'interprète de cette oralité dans la
langue de « l'autre » et doit traduire cette union
entre l'initié et Dieu sans réveiller les
soupçons de la doxa religieuse qui ne trouve aucun répit à
harceler les mystiques musulmans.
Le lieu du dire de la Parole qui initie provient
indiscutablement de cet espace contractuel entre le Maître de la parole
et le disciple, demandeur d'initiation. L'univers de l'oralité en
Afrique est semblable à celui de l'instance narrative
développée par les mystiques de l'Andalousie musulmane. La seule
différence réside dans l'écriture du discours
théosophique. Nous avions déjà pris le soin d'expliquer ce
transfert des valeurs initiatiques, opéré par la mise en place
d'un discours ésotérique, transposé de la prose vers la
poésie. L'initié doit décoder toute la
sémantique poétique de ses maîtres et en garder
jalousement les secrets:
« par la grâce du maître, sur les
horizons tu verras resplendir ces lettres (comprendre ces mots) qui ne sont
ailleurs que dans ton coeur, et le Nom devenu tien, toute distraction
s'évanouira. » (poésie citée supra).
Le contrat fiduciaire change ainsi son statut et son registre
de lecture, il se transpose au registre de la parole: « fixe dans
l'oeil de ton âme (ici, il s'agit de l'écoute) les
lettres du nom (ici les sons de la Parole) ». Tandis que dans la
tradition initiatique orale développée par le discours
théosophique de H.I.Y , il se confie plutôt à
l'écriture: « accepte ce que tu vois et laisse
là, ce que tu as entendu dire. »
« Quand le soleil se lève, il te permet de te passer de
Saturne. » H.I.Y.P.14 « cette sagesse peut
servir d'exemple pour ceux qui savent comprendre et d'avertissement pour
tout homme qui a un coeur, ou prête l'oreille et
voit » (Coran L.36 cité par Ibn
thophaïl.P.18..
Rappelons, pour le besoin de notre cause, une note de
l'histoire de la littérature en Afrique coloniale: Nous savons que les
écrivains africains d'expression française étaient
interdits d'écriture sinon pour glorifier les nations colonisatrices, en
développant le discours de l'assimilation ou de l'intégration.
Durant toute la période de colonisation, les Maîtres africains ont
préservé leur culture grâce à cette oralité
qui a pu sauver la culture africaine. L'exemple des griots est
très significatif.
La force et la fonction de cette oralité africaine sont
plus pertinentes dans la littérature orale. Lorsque Amadou
Ampâté Bâ viendra à témoigner de ses
mémoires, il nous dira que « dès l'enfance, nous
étions entraînés à observer, à regarder,
à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait
dans notre mémoire comme dans une cire vierge. Tout y était: le
décor, les personnages, les paroles, jusqu'à leurs costumes dans
les moindres détails. Quand je décris le costume du premier
commandant de cercle que j'ai vu de près dans mon enfance, par exemple,
je n'ai pas besoin de me « souvenir », je le vois sur une
sorte d'écran intérieur, et je n'ai plus qu'à
décrire ce que je vois. Pour décrire une scène, je n'ai
qu'à la revivre. Et si un récit m'a été
apporté par quelqu'un, ce n'est pas seulement le récit que ma
mémoire a enregistré, mais toute la scène: l'attitude du
narrateur, son costume, ses gestes, ses mimiques, les bruits ambiants, par
exemple les sons de guitare dont jouait le griot Diêli Maadi tandis que
Wangrin me racontait sa vie, et que j'entends encore... » et
plus loin il généralise cette grande faculté de
mémorisation à tous les africains, « c'est pourquoi
il est très difficile à un africain de ma
génération de « résumer ». On raconte
en totalité ou on ne raconte pas. On ne se lasse jamais d'entendre et de
réentendre la même histoire, La répétition pour nous
n'est pas un défaut. » (Amkoullel, l'enfant peul;
mémoires, actes sud, 1991. P.13)
Par ce témoignage d'autorité de la grande
mémoire africaine, nous ne devons plus douter de la force de cette
oralité.
Transposant cette faculté caractérielle
africaine sur le plan de l'oralité initiatique, Amadou ampate Bâ
nous rapporte les enseignements de son vénéré
maître, le Sage de Bandiagara, Tierno Bokar:
« La parole est un fruit dont l'écorce
s'appelle « bavardage », la chair
« éloquence » et le noyau « bon
sens ».Dés l'instant où un être est doué
du verbe, quel que soit son degré d'évolution il compte dans la
classe des grands privilégiés, car le verbe est le don le plus
merveilleux que Dieu ait fait à sa créature.
Le verbe est un attribut divin, aussi éternel que
Dieu lui-même. C'est par la puissance du verbe que tout a
été créé émanant à l'homme; le verbe,
Dieu lui a délégué une part de sa puissance
créatrice. C'est par la puissance du verbe que l'homme, lui aussi,
créé. Il crée non seulement pour assurer les relations
indispensables à son existence matérielle, mais aussi pour
assurer le viatique qui ouvre pour lui les portes de la béatitude. Une
chose devient ce que le verbe lui dit d'être. Dieu dit:
« soit » et la créature répond « je
suis ».(13)
Nous voyons ici que la notion de parole est distincte de celle
que les occidentaux lui donnent. Le mot est « un attribut
divin », la tradition théosophique de l'islam lui donne
la fonction de créateur « une chose devient ce que le
verbe lui dit d'être ». Au plan de la littérature
orale, il garde la même fonction puisque le verbe transmis dans l'espace
de l'initiation doit permettre à l'initié de se reproduire dans
le langage et d'accéder à la station de contemplation
destinée. Les mots vivent l'histoire de la
création, ils ne racontent pas mais transforment le
sens en essence. Celui qui parle, reproduit la création, et celui qui
écoute y participe.
Dans la littérature initiatique africaine, la force du
verbe met l'écriture en situation conflictuelle
puisqu'elle doit rendre compte d'un état d'âme et
respecter les normes de la diégèse; ce qui lui donne un
style tout différent. Pour l'auteur de l'Aventure ambiguë,
Mohammadou Kane nous dit « qu'il tient bien peu compte du milieu
naturel, comme chez bon nombre de romanciers africains, il restreint son
attention au milieu humain. La réussite d'un passage comme celui de
« la nuit du Coran » reste inséparable de
l'attention au milieu culturel (p.91) ». L'auteur y unit la
majesté du verbe à la profondeur de la nuit et au scintillement
des étoiles.(...) On comprend l'impatience de Pierre Henri Simon (in le
Monde, 26 juillet 1961) qui devant ce manque de sensibilité,
l'éclat du style et la densité des propos, reproche à
l'auteur de « faire parler ses personnages comme à un
congrès de philosophes ». (14)
L'oralité africaine, par conséquent, est plus
chargée de communiquer une culture, une vision du monde et des
vérités que d'identifier la communauté linguistique par le
simple langage. Hampaté Bâ conforte nos propos concernant cette
parole créatrice en nous disant que « dans ce pays
où, pendant des millénaires, seuls les sages eurent le droit de
parler, dans ce pays où la tradition orale a eu la rigueur des
écrits les plus sacrés, la parole est devenue sacrée. Dans
la mesure où l'Afrique noire a été dépourvue d'un
système d'écriture pratique, elle a entretenu le culte de la
parole, du « verbe fécondant ».(15).
Pour notre part et, concernant l'étude de cette
oralité initiatique qui va permettre, durant des siècles,
à l'écriture initiatique de se conserver puis de se
métamorphoser en écriture symbolique, nous avions dit que
c'était seulement l'espace des zaouiat qui a entretenu les
discours théosophiques en le confiant jalousement à la
poésie mystique et en le transmettant d'un maître de la parole
à son successeur.
Afin d'être plus explicite dans nos arguments, il est
nécessaire de passer en revue la chaîne spirituelle depuis Ibn
thophaïl, notre grille de lecture, jusqu'aux maîtres de la Parole
contemporains à nos écrivains africains d'expression
française. Nous renvoyons nos commentaires à la
note,« la chaîne spirituelle », en fin
de chapitre.
Martin Lings nous explique que « cet arbre de la
généalogie spirituelle des Alawiyyah a été
tiré principalement de Irshâd al-Raghibin par Hassan Ibn-Abd
al-Aziz, disciple du Cheikh et complétée à partir d'un
manuscrit appartenant à un autre disciple, et de l'ouvrage
Al-Anwâr al-Qudsiyya, pp. 15 à 42. Muhammad Zâfir
al-Madani. »(16).
Pour comprendre le mode de transmission de la chaîne
spirituelle, il serait intéressant de lire comment un maître de la
parole mystique recevait le « Idn »,
l'autorisation de créer une école mystique; en voici un exemple,
celui du Maître de la Parole initiatique qui alimenta le discours
théosophique en Afrique du Nord, le Cheikh Ahmed El-Alaoui de
Mostaganem.Il dit:
« Quand j'eus recueilli le fruit du dhikr
(17)-- et sont fruit n'est rien de moins que la connaissance de Dieu par la
voie de la contemplation-- je vis clairement la minceur de tout ce que j'ai
appris sur la doctrine de l'Unicité Divine et je compris le sens des
paroles de mon Maître à ce sujet (18). Il me dit alors d'assister
une fois encore aux enseignements que j'avais suivis antérieurement, et,
lorsque je le fis, je me trouvais doué d'une compréhension
totalement différente de ce qu'elle était avant. Je comprenais
maintenant les choses par anticipation, avant que le Cheikh qui nous enseignait
eût fini de les exposer.(...) Pour en revenir à ce que je disais,
lorsque après de longs jours, je fus libéré de
l'obligation de me consacrer exclusivement au Nom Divin, mon Maître me
dit: « Maintenant, il te faut parler et guider les hommes vers
cette voie; puisque maintenant tu sais avec certitude où tu te trouves.
« Je dis: »Crois-tu qu'ils me comprendront? » et
il répondit: « Tu seras comme un lion: tout ce sur quoi tu
mettras la main, tu en seras le maître. « il en fut comme il
l'avait affirmé: chaque fois que je parlais à quelqu'un
dans l'intention de le conduire vers la voie, il était
guidé par mes paroles et suivait le chemin que je lui
indiquais; ainsi grâce à Dieu cette confrérie
s'accrût. »
Ailleurs il dit: « Notre maître Sidi
Muhammad Al-Bûzîdî, nous pressait toujours de visiter la
tombe du Cheikh shùaîb abù medien (19) à Tlemcen. Il
parlait de lui avec grande vénération, affirmait que les
prières faites sur sa tombe étaient exaucées.
(20)
Depuis la naissance du soufisme ou théosophie
musulmane, les modes de transmission de la chaîne furent ainsi: Un Cheikh
fait la formation de son disciple et lui recommande de s'en remettre à
un autre de rang plus élevé comme ce fut le cas d'al-Alaoui de
Mostaganem et de Tierno Bokar du Sénégal ( le sage de
Bandiagara).
Quant au contenu de cette oralité initiatique, il est
étonnant de constater que partout dans les sphères de
l'initiation, les mêmes signes et symboles sont utilisés aussi
bien dans les zaouiat que les verbes poétiques chantés dans les
mises en transe.
4-LE VERBE INITIATIQUE .
Nous définissons le verbe initiatique comme
étant l'acte de parole par lequel le disciple accomplit son
initiation. Il est tenu pour vrai et non contradictoire. Ne peut faire l'objet
de spéculation ou de remise en cause. C'est le
« Wird » par excellence (21). La
parole devient souffle. Nous retrouvons là l'ouverture du récit
de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque Ibn Thophail dit: « tu m'as
demandé, frère généreux et sincère de
t'insuffler « abûthû » ce que je pourrais des
secrets de la sagesse illuminative. « H.I.Y.P.I
Nous comprenons par là que le verbe initiatique est
injonctif dans le sens ou il rétablit l'ordre dans le désordre de
la pensée profane. Pour ce faire, le maître de la parole doit en
respecter les degrés d'initiation,
« maquamat » et respecter les stations dans le
parcours initiatique: la mortification, la descente en enfer et enfin la
résurrection.
5-LA MORTIFICATION DANS/PAR LA
PAROLE.
Tout d'abord, il convient de construire le schéma de la
parole en parodiant le schéma de la communication:
a) l'émetteur: Le
Maître de la parole ou l'incarnation de Dieu sur terre. C'est la
théophanie du Verbe, le « Wird » par
essence, le « soit » de la création.
b) Le Récepteur: Le
« murid », le demandeur d'initiation, celui qui
doit tuer sa propre parole et revivre par la seule parole du Maître.
c) Le Canal: les images
métaphoriques de la langue arabe.
d) Le Code: Les signes et symboles,
les mythes et rites de la culture du terroir.
e) Le bruit: La raison des autres ou
le I/3 exclus: la raison et la connaissance des profanes sont des
empêchements « awarid » à
l'acquisition des sciences ésotériques.
Par conséquent, La mortification dans/ par la parole
doit être le procédé par lequel les mots conventionnels
doivent disparaître douloureusement au profit du Verbe
initiatique. Pour Tierno Bokar, La puissance du Verbe créateur, comme
d'ailleurs, de toute parole professée, était liée aux
vibrations.
Il dit: « Dans l'univers, et à tous
les niveaux, tout est vibrations. Seules les différences de vitesse de
ces vibrations nous empêchent de percevoir les réalités que
nous appelons invisibles. » Tierno Bokar donnait, pour
illustrer cette puissance du verbe, l'exemple de l'hélice d'un avion
qui, à partir d'une vitesse de rotation, devient invisible mais explique
que dès que la parole créatrice est écrite, son
mystère peut être approché à travers la science
traditionnelle des lettres et des nombres.
Nous comprenons par là que chaque parole a sa propre
vibration en fonction de la puissance de son contenu. Ainsi par ces forces
vibratoires, la doctrine soufie ou théosophie a pu développer son
propre discours dans la poétique mystique qui sert de relais initiatique
entre l'écriture et l'oralité puis revenir à
l'écriture lorsque les conditions de la littérature
libre se voient réunies.
Cette dialectique entre l'écriture et l'oralité
demeure en perpétuel mouvement de submersion et d'émergence tant
que les pouvoirs politico - religieux n'assurent pas cette liberté de
culte dans le respect des croyances. Mais grâce à la poésie
mystique (oralité initiatique), la Doctrine théosophique a pu se
perpétuer sans altérations majeures. Elle a fonctionné
comme un véritable relais initiatique.
6-LES RELAIS INITIATIQUES
Par cette oralité
poétique, la littérature initiatique à pu
s'enrichir de métaphores et de
symboles. Voici à titre d'exemple une
poésie générique de toute la
sémantique initiatique développée
aussi bien dans l'oeuvre de Mohammed Dib que dans celle de Hamidou Kane.
6.1. Le Vin,
« Khamra »
Douceur de la boisson des gens: La saveur dont je
parle
ne saurait désigner ni le vin ni le miel.
Mais un breuvage antique surpassant tout ce que j'en puis
dire;
car toujours les mots manquent à celui qui
décrit la beauté.
la coupe est comme le Nectar, elle peut aussi être
bue,
quelle soit elle-même suffisante, je
l'affirme.
Coupe merveilleuse par elle seule étanchant toute
soif,
et faisant d'elle même ,à la ronde le tour
des amoureux.
Parmi ses qualités, se trouve sur son bord une
inscription magique.
Qui regarde ce sceau, toute force le quitte.
O Merveille, je n'ai point divulgué son
secret.
Un autre que moi, l'ayant bue n'eût plus
jeûné ni prié.
L'imam apercevant l'éclat de sa
beauté
S'inclinerait vers elle plutôt que vers la
Mecque.
Venant, en leur leçon, à sentir son
parfum
les docteurs sur-le-champ, cesseraient
d'enseigner.
Le pèlerin courant de safâ à
Marwah
s'arrêterait s'il voyait sa splendeur et ne
reviendrait pas
faire le tour de l'antique demeure ni baiser la Pierre
noire.
Bien plus, bord de cette coupe ordonne à chacun
qu'il la baise
là ou il voit, en son propre reflet
le but de sa recherche, comment donc se
contiendrait-il
celui qui s'était cru vil et d'honneur se trouve
comblé?
Du triomphe et d'allégresse, il lui faut briser les
limites
ce vin très vieux, le plus rare qu'il soit,
N'incite pas au mal et tu n'as pas à vaincre
d'être troublé par lui.
En lui, chaleur ni froid,
il ne fait point faillir les esprits par ses
brumes.
ce vin subtil, insaisissable, échappe à ce
que j'en puis dire
car toujours les mots manquent à celui qui
décrit la beauté. (23)
C'est, par conséquent, cette oralité
poétique qui a libéré la littérature
des mains de la doctrine puriste. L'écrivain,
reprenant l'univers de la métaphore et
l'allégorie rejoint les registres d'Ibn Thophail
et manifeste son incapacité à décrire par les mots
dénotés les images mentales qui rendent compte du parcours
initiatique de son personnage: « quant à la condition dont
nous avons parlé, elle est autre; mais elle est la même en ce sens
que rien ne s'y révèle qui diffère de ce qui
révélé, de celle-ci. Elle s'en distingue seulement par une
plus grande clarté, et parce que l'intuition s'y produit avec une
qualité que nous appelons force par pure métaphore, faute
de trouver, soit dans la langue générale, soit dans la
terminologie technique, des mots propres à rendre la qualité avec
laquelle se produit cette sorte d'intuition »H.I.Y.P.4
C'est dans cette descente en enfer (l'enfer des mots)que le
verbe du néophyte doit périr pour ne laisser que
l'image métaphorique créée par la
parole du maître de la parole. C'est l'unique relais
initiatique contracté dans cette relation fiduciaire dont nous avions
parlé dans notre première partie.
Quant à cet univers métaphorique, nous
énumérons à titre d'exemple les sèmes
récurrents dans cette oralité poétique initiatique
à partir de la poésie mystique du Maître soufi de la
confrérie allaouite citée supra.
6.2.Le Goût sublime.
« Mais dans un breuvage antique
surpassant tout ce que j'en puis dire » : il s'agit ici
du regard de l'âme polie et tournée vers son essence. Cette
âme qui après la descente en enfer se mire et se reconnaît
dans la face de Dieu qu'elle contemple. Nous retrouvons ici la correspondance
avec un passage de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque le narrateur dit:
« parvenu à l'absorption pure, au
complet anéantissement de la conscience de soi, à l'Union
véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême,
possède une essence de matière, qui n'est pas l'essence de
l'unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle
même, ni quelque chose de différent de l'une ou de l'autre, mais
qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli:
cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose
différent de l'un ou de l'autre. Il vit que l'essence de cette
sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur,
une beauté trop grande pour que la langue puisse les exprimer, trop
subtile, pour revêtir la forme de lettres ou de sons. Il vit que cette
essence atteint au plus haut degré de félicité, de la
joie, du contentement et de l'allégresse, par l'intuition de l'Essence
du Véritable, du Glorieux. « H.I.Y.P.93
Nous voyons par cette étude comparative qu'une seule
métaphore pourra remplacer tout un discours théosophique. Par
conséquent nous serons crédibles de poser cette fonction:
La métaphore dans le récit initiatique à
contenu théosophique remplace tout un discours théosophique
doctrinal.
Nous situons, à ce niveau d'expression, les
débuts de la métamorphose du récit
initiatique. Cela nous permettra plus loin de comprendre le
récit impossible engagé par Mohammed Dib, « cours
sur la rive sauvage ».L'expression métaphorique
irradie sur la diégèse et lui donne cet aspect que l'on avait
qualifié d'utopie ou de surréalisme.
6.3.L'inscription magique.
« Coupe merveilleuse, par elle seule
étanchant toute soif,
et faisant d'elle même, à la
ronde, le tour des amoureux »
« parmi ses qualités, se trouve sur
son bord une inscription magique . » :
L'allusion est faite ici aux initiés qui se trouvent
dans leur union extatique autour de la même flamme qui les
anime: l'amour de Dieu dans son sens platonicien et
panthéique. Quant à l'inscription magique dont parle
le poète mystique, ce sont les lettres qui commencent certains versets
du Coran: « alif » « alif-lam »,
« alif » « lam »
« -mim »,
« Kaf-ha-ain-çad » etc... Ce sont certaines
voyelles et consonnes de l'alphabet arabe qu'aucun exégète n'a pu
déchiffrer et qui demeurent le plus grand mystère des textes
coraniques. Les soufis prétendent en connaître les significations
par intuition extatique. Certains soufis prétendent aussi que c'est
l'anagramme du nom véritable de Dieu, d'autre spéculent enfin
que ce sont les clés des cieux et des secrets du monde sublunaire dont
parlait le maître Ibn Sina (Avicenne). et qu'Ibn Thophail a repris dans
son récit, Hayy, (page 93).
De part cette hypothèse et connaissant la valeur des
mots et des lettres, la tradition théosophique de l'islam a
développé un des niveaux de son discours ésotérique
en réutilisant la magie de ces mots. Ce qui a permis plus tard à
la littérature mystique d'investir les signes et symboles (nous
renvoyons à ce sujet au commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur
le Hayy Ibn Yaqdhân) (24).
Transposant ces valeurs initiatiques sur le plan de
la littérature africaine d'expression française et en particulier
son genre initiatique on parlera plutôt de transcription d'un état
d'âme, de matérialisation d'une pensée mythique et/ou
mystique dans un univers romanesque livré aux contraintes de la langue
française.
A partir des inscriptions magiques de ces valeurs religieuses
se sont développés d'autres transcriptions magiques dans
l'univers de l'esthétique littéraire où le secret mystique
et l'intrigue romanesque se laissent combiner dans une texture très
complexe.
6.4.Le secret mystique.
« qui regarde ce sceau, toute force le
quitte
Ô Merveille! je n'ai point divulgué son
secret:
Un autre que moi, l'ayant bue, n'eût plus
jeûné ni prié »:
Ces vers que la littérature mystique a investi dans la
poésie d'initiation rendent compte de tout un discours
théosophique entrepris à l'époque d'Ibn Thophail lorsqu'il
nous affirme dans son épître: « voilà
l'histoire de Hayy Ibn Yaqdhân, Açal et Salàman. Ce
récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun
écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui
ont cours. Il relève de la science cachée (...) en le
publiant, nous nous sommes écartés de la conduite suivie par nos
vertueux prédécesseurs, qui étaient jaloux d'un
tel secret et s'en montraient avares.
H.I.Y.P.113.
La métamorphose du récit initiatique dans
l'oeuvre de Dib, Cours sur la rive sauvage, réactualise la notion
de secret initiatique par le procédé de la quête
de l'absence dont nous avions parlé en citant Todorov dans
notre étude de la problématique du Contrat Fiduciaire.
Nous annonçons déjà que le secret dans
les récents récits initiatiques fonctionne comme un
système où les structures narratives subissent des
transformations en fonction de l'évolution de la quête du
récit. Cet aspect est la substance même du récit, car le
concept d'énigme se voit manipulé sous forme de
mutation narrative: La structure matricielle du
récit étant la recherche de cette absence et sa protection
continue.
L'intuition de ce secret qui demeure la quête
perpétuelle de l'initié dans la voie des soufis va
développer toute une littérature où tout est permis.
« L'Amoureux » rejette toutes les thèses
théosophiques allant même à l'hérésie
gnostique et stoïque. le poète mystique
récite ces vers extatiques:
« L'imam apercevant l'éclat de sa
beauté
s'inclinerait vers elle plutôt que vers la
Mecque »
Il rejoint l'état de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque le
narrateur nous dit que « lorsqu'il vit que le tourbillon du
châtiment les enveloppait, que les ténèbres de la
séparation les couvraient, que tous, à peu d'exception
prés, ne saisissaient de leur religion que ce qui regarde ce monde (...)
il comprit, avec une certitude absolue, que les entretenir de la
vérité pure était chose vaine, qu'arriver à leur
imposer dans leur conduite un niveau plus élevé était
chose irréalisable ». H.I.Y.P.III
Nous comprenons que depuis l'écriture du récit
initiatique de Hayy, neuf siècles plus tard, jusqu'à la
réécriture du genre, le contenu théosophique n'a pas
changé mais ce qui a changé ce sont seulement les mots
qui rendent compte de ces expériences mystiques: ce qui était dit
et énoncé clairement revient sur la scène
littéraire mais métaphoriquement.
Nous verrons plus tard avec l'analyse du récit de
Dib, « cours sur la rive sauvage », que le narrateur
s'ingénie à occulter ces secrets dans une trame narrative encore
plus complexe. Le lecteur se voit dérouté mais subjugué
par les structures oniriques puisqu'il a lui aussi besoin de fuir la
réalité et de se désengager des contraintes de ses
croyances souvent récupérées par la doxa dominante.
C'est l'horizon d'attente du lecteur potentiel, La
contre littérature sauve le lectorat des schémas du
roman traditionnel où le héros ne suggère plus rien mais
ne fait que rendre compte de l'homme à l'homme sans poser la question
ontologique: Qui suis-je? Où vais-je? Et quelle sera ma
destinée? c'est à partir de ce questionnement que le
récit initiatique à contenu théosophique tente de proposer
des réponses en se faisant accoucheur de rêve, ce n'est plus le
discours puriste que propose la raison religieuse.
De se fait, et sans nous éloigner de notre étude
de cette oralité initiatique qui a maintenu le relais entre le
récit initiatique authentique et les récits éclatés
de Mohammed Dib, nous retenons que cet espace a développé
des paroles génériques de provenance mythique et a
destination mystique et il nous importe, pour le besoin de notre
cause, d'en énumérer les matrices; ce qui nous permettra
d'établir notre grille de lecture des récits que nous
étudierons à titre de corpus de vérification.
7. LES PAROLES GENERATIVES.
Nous définissons la parole générative
comme un élan de l'âme de l'initié vers des stations de
contemplation de la vérité divine. Chaque mot est un
terme générique de tout un univers sémantique. Il rend
compte d'un degré d'initiation comme l'affirment les Soufis:
« likouli maqâm maquâl » c'est
à dire à chaque station, son verbe. Ces paroles dans leur
énonciation initiale n'ont point subi d'altération. On
les retrouve clairement énoncées depuis la naissance de la
théosophie musulmane jusqu'à l'ésotérisme verbal
qui alimente le discours des confréries mystiques jusqu'à nos
jours.
La mystique avicennienne nous explique que:
« l'ascension mystique va se présenter
avant tout comme une dialectique ascendante. Les principales étapes nous
en sont décrites, sous mode mythique dans la « risâla
de Hayy Ibn Yaqdhân par exemple, et sous mode psychologique dans
l'avant-dernier chapitre des
« Ichârât »(25).
On peut dire qu'elles sont le fruit d'une double
purification: morale, intellectuelle, la première étant, comme
chez Plotin, la condition de la seconde, mais sans fin en soi. L'ascèse
n'a pas chez Ibn Sîna de valeur autonome; elle est nécessaire
à la réussite intellectuelle en laquelle se consomme l'union, qui
est vision (non transformante). Il faut que l'âme ait dominé, puis
éliminé tout attrait sensible, ne gardant avec son corps que la
stricte attache « indispensable » pour qu'elle puisse vivre
de sa vraie nature de substance intelligible. « Alors, elle n'est
pas loin de ressembler à l'âme universelle, encore que celle-ci
lui soit, sous un aspect, supérieure ». L'homme qui
s'écarte des biens de ce monde est l'ascète, le renoncé
(zâhid).(26)
Sur le plan de littérature mystique, l'expression de ce
renoncement consiste tout d'abord à renoncer aux mots des
« autres », à détruire leur
schéma conventionnel, à dérouter le
profane et intéresser le néophyte. Le renoncement du
monde des « autres »; Mohammed DIB, l'engage dés le
début de son roman, « cours sur la rive
sauvage » par l'unité prédicative:
« nous partîmes »(p.7). Nous
étudierons l'écart des deux discours, théosophique et
littéraire, lorsque nous aborderons l'étude proprement dite du
récit impossible de Dib.
Nous retrouvons cette idée du renoncement chez un Saint
musulman du vingtième siècle, Cheikh al-Alaoui lorsqu'il dit dans
sa poésie:
A nul autre que Dieu n'accorde ton amour.
Hors de lui, toutes choses ne sont que pures
mirages.
Si tu peux recevoir quelques conseils, voici le
notre.
toujours en leur bien-aimé sont absorbés les
Gens du Souvenir. »
En effet, dans l'oralité initiatique, l'idée du
renoncement a pris une place considérable puisqu'elle a
développé un champ lexical très dense dans l'univers des
Zaouiat. Certains Soufis ont donné à cet état des
exercices de renoncement; ils partent en exil à la recherche d'un
état second, prennent l'allure de mendiant ou de fou, se mortifient dans
l'abstinence et le jeûne ou encore se taisent à jamais dans un
mutisme pareil à celui de Hayy Ibn Yaqdhân dans son île
déserte. (nous renvoyons aux différents récits de
renoncement rapportés par Farid-ud-Din Attar, le mémorial
des saints.O.P.Cité.
Nous concevons donc que c'est de la parole
générique d'où émergeront des champs lexicaux ainsi
que des structures narratives complexes, le narrateur détruit le
réel, brise la logique du sens et enracine une tension sémantique
de type « Dragons remuant le fond de l'avenue »
DIB, cours sur la rive sauvage, p.7.
8. LA TENSION SEMANTIQUE.
C'est le procédé de sens par lequel le
maître de la parole met en tension les sèmes pertinents d'une
unité de sens; le choc du langage, l'exorcisme du verbe par le
verbe. L'effort de l'entendement que provoque cette tension doit
déclencher la crise existentielle, l'angoisse de
l'être qui ne croit devoir s'identifier qu'au langage conventionnel;
celui où il se sent le plus sécurisé.
La parole se veut être
générative de l'angoisse existentielle. Très
typique du soufisme est cette parole de Hasan al-Baçri(27):
« Celui qui connaît Dieu L'aime et celui qui connaît
le monde s'en détourne. » Ces paroles reflètent
non seulement l'extrême simplicité de certaines formules
coraniques, mais aussi la simplicité de certaines paroles
Mohammédiennes dont la sobre objectivité met chaque chose
à sa vraie place: « sois en ce monde comme un
étranger ou un passant » et « qu'ai-je de
commun avec ce monde? Je suis à l'égard de ce monde comme un
cavalier qui se met à l'abri sous un arbre, puis reprend son chemin et
laisse l'arbre derrière lui ».(28)
Sur ces propos cités par Martin Lings, nous voyons
aussi l'effet de cette tension sémantique à la source de la
théosophie. Quant à sa fonction dans l'univers de la
poésie mystique, elle prend naissance dans l'amour le plus sublime, elle
permet la théophanie du langage puisque sont mélangés des
sentiments de l'Eros avec ceux du sacré théologique comme le
montre cette poésie de Al-Allaoui:
« Entendant son appel, je me suis
rapproché de la demeure de
Laïla
O puisse cette voix si douce ne se taire jamais!
Elle m'accorda sa faveur et m'attirant vers elle,
M'introduisit en son domaine
elle me fit asseoir près d'elle, plus près
encore s'approcha
et retira ses vêtements qui la voilaient à mes
regards,
Me plongeant dans l'éblouissement,
m'émerveillant par sa beauté.
je fus ravi, ébloui.(29)
Lorsque le néophyte entend ces paroles, il est
mentalement soumis à cette tension sémantique et dans l'effort de
l'initiation, se crée le champ notionnel et esthétique de sa
propre quête. C'est l'effet produit par toute lecture du genre
initiatique. On ne décode pas la parole, on la subit telle la boisson
d'un exil miraculeux tout en attendant l'effet que peut produire l'alchimie du
verbe.
Naget KHEDDA, étudiant l'oeuvre de Mohammed DIB, nous
signale cet aspect de l'alchimie du verbe et nous rapporte dans son analyse
d'une des oeuvres de Dib, qui se souvient de la mer , que si
l'Islam apparaît aussi dans son aspect culturel plutôt que
proprement religieux, un mysticisme où l'on repère aussi bien des
traces de l'Ismaélisme que de la kabbale, gagne la plus des
comportements des acteurs et notamment les tribulations du narrateur à
travers la ville apparaissent comme une recherche alchimique de la
vérité. (30)
Pour notre part cette tension sémantique
entraîne le lecteur dans un labyrinthe. D'après le dictionnaire
des symboles de J. Chevalier, il a une fonction magique et serait, à la
fois voie qui mène au centre « où se livre le
combat des deux natures » celle qui tend vers
l'ésotérisme, et l'autre qui tire vers l'exotérique,
chemin que l'adepte doit parcourir pour revenir à la lumière.
Plus le voyage est difficile, plus les obstacles sont nombreux et ardus, plus
l'adepte se transforme, et au cours de cette initiation itinérante il
acquiert un nouveau soi (31).
Si Naget KHADDA investissait le sens de l'oeuvre dans un
rapport étroit avec la mystique ismaélite ou kabbalistique, nous
voyons, pour notre part, que le récit initiatique et les tensions
sémantiques qui provoquent la quête ne peuvent trouver leur
explication dans les seules pratiques mystiques des sectes mais aussi
dans la mystique même du langage car nous
concevons en accord avec la pensée de Nietzsche que
« ce qui a de mystique chez l'homme ce n'est pas sa
pensée mais son langage ». De là, il nous
sera plus facile de comprendre que la tension sémantique est une des
fonctions ésotériques du langage. Lorsque le narrateur
initié dit: « entendant son appel, je me suis
rapproché de la demeure de Laïla », c'est un simple
langage dans la subversion théologique.
Par conséquent, la parole générative a
pour effet de sens de provoquer cette tension sémantique qui fera
éclater le récit où s'enchâsseront des
micro-univers. Chacun tend à rendre compte des différentes
stations de contemplation du narrateur initié; leur interaction
discursive manifeste sur le plan de la langue cette fonction de l'alchimie du
verbe dont nous avions parlé supra.
L'oralité initiatique dans sa fonction de relais a donc
pris en charge toutes les valeurs du récit initiatique mais en les
soumettant au langage. Les paroles génératives seront les lieux
du dire, comme fut le mythe pour le récit de Hayy Ibn Yaqdhân.
Ajoutons que ces paroles fonctionnent elles aussi comme un mythe
générateur pour reprendre cette citation de Franz Boas:
« On dirait que les univers mythologiques sont destinés
à être pulvérisés à peine formés, pour
que de nouveaux univers naissent de leur débris ».
Entre mythe et langage, nous dirons à la suite de
Claude-Lévi-Strauss que le mythe fait partie intégrante du
langage; c'est par la parole qu'on le connaît,
que l'étude des mythes nous amène à des
constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe, il semble que
la succession des événements n'y soit subordonnée à
aucune règle de logique ou de continuité. Tout sujet peut avoir
un quelconque prédicat; toute relation concevable est possible.(32)
La lecture de certains récits initiatiques et en
particuliers de nos corpus de vérification, Mohammed DIB, Cours sur
la Rive Sauvage et Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë nous laisse
croire que leur discours est effectivement cet éclatement du mythe.
Toutefois, précisons que dans la théosophie musulmane, il ne
s'agit pas du simple mythe de la création ou des forces initiales que
l'on retrouve en ethnologie religieuse, mais du mythe de l'Homme-Dieu, de la
pensée unitive, où l'homme est aussi acteur dans la
création: D'où le concept de « wahdat
`el wûjûd », (Unité de l'existence)
développé dans tous les récits initiatiques à
contenu théosophique.
9. L'UNITE DE L'EXISTENCE, LIEU DU DIRE FICTIONNEL.
Tous les récits initiatiques à contenu
théosophique tendent sans exception vers cette unité
existentielle. H.I.Y. en a été le modèle le plus
explicatif. Fidèle à son maître Ibn Sina, il a
transposé tout le contenu doctrinal sur le plan de la
littérature. Son héros, au terme de sa quête est
arrivé « à l'évanouissement de
la conscience de soi, à l'absorption dans l'intuition pure de
l'être Véritable; et il y réussit. Tout disparut de sa
mémoire et de sa pensée, les cieux, la terre, et ce qui est
entre eux , toutes les formes spirituelles, toutes les facultés
corporelles, toutes les facultés séparées de toute
matière, à savoir les essences qui ont la notion de l'être
véritable; et sa propre essence disparut avec toutes ces
essences. » « Tout cela s'évanouit, se dissipa
comme des atomes disséminés . Il ne resta que
l'Unité, le Véritable; l'Etre permanent. »
H.I.Y.P.86
Nous verrons avec l'analyse de nos corpus de
vérification que le mythe éclaté de l'Unité de
l'existence a engendré sur le plan de la littérature une
implosion des valeurs unitives. Le méta-texte est l'unité de
l'existence; le phénotexte est le dire fictionnel où tout sujet
peut avoir un quelconque prédicat et où toute relation concevable
(dans la narration est possible comme l'avait souligné CL. Strauss.)
Cependant, pour le besoin méthodologique de notre
cause, il est important d'étudier cette pensée unitive sur le
plan doctrinal puisqu'elle est inévitablement le lieu du dire fictionnel
de nos romanciers.
Louis Gardet, reprenant les explications d'Ibn Sina (33) nous
explique à son tour qu'au sommet de son ascension, nous disent les
« Ishârât », l'initié ou gnostique
(ârif) atteint un état stable où l'intime de
l'âme (sirr), devient un miroir poli orienté
vers la vérité première . Stade terminal qui comporte
psychologiquement deux degrés. Au premier temps, le gnostique regarde
tantôt son âme (le miroir) où il reconnaît les traces
de la vérité, tantôt Dieu lui même l'objet
reflété), et va ainsi de l'un vers l'autre. Au deuxième
temps, il perd de vue le miroir (son âme, son
« soi »), pour ne plus voir (reflété) que la
Majesté Divine: « Et si même il jette un coup
d'oeil sur son âme, c'est en tant qu'elle est en train de regarder (de
s'offrir à Dieu comme un miroir), et non en tant qu'elle est embellie,
et là se réalise l'union,
« wûssûl ».(34).
Ce va et vient entre le « soi » et le
« miroir » est la dynamique propre du récit de DIB.
le regard intérieur est symbolisé par la quête interminable
de sa femme radia-héllé, et le regard extérieur est
symbolisé par l'apocalypse où la ville-nova consomme la ville des
humains.
Sur le plan de l'oralité initiatique que nous concevons
comme le relais du récit initiatique, voici une des poésie
chantée dans les milieux ésotériques, terroir où
nos romanciers se sont initiés au verbe:
« Brille ma lumière, une est Mon
Essence,
en toute chose, l'on Me voit. Et qui fut jamais vu
si ce n'est Moi? Le voile de la création, j'en ai
fait
un écran pour la vérité, et dans la
création résident
des secrets qui soudain jaillissent comme des
sources.
Celui qui sous mon voile ignore mon essence,
demande où je suis. En vérité,
« je suis sans « où »
car, en mon être nul hiatus que d'un
« où » à un autre
pose seulement le « raïn » le
point du « zaïn »
et regarde: la tache est ornement et, grâce au
point,
le « raïn » devient parfait.
Alors viens à la l'union,
à l'union avec l'éternel. Auprès de
lui est-il aucune chose
qui lui soit opposable?
Non certes, il était seul; il l'est et le
sera.
je suis donc, Absolu en essence, Infini,
mon seul « où » est
« en moi-même je suis »
ignora ce que de me connaître
« ici » ou « là »
nulle cime ne limite l'Au-dessus de tout au-dessus
il n'est de plus profond abîme que le dessous de
tout au-dessous
je suis le secret de l'Essence, l'inscrutable
trésor
Ma largeur est sans fin et sans fin Ma longueur
je fus évident au sein de
l'intérieur
avant qu'il ne fût extérieurement
manifesté, je m'interrogeais
sur moi-même et la réponse fut affirmation
pure,
car dans la vérité de Dieu, autre
que
Dieu pourrait-il apparaître
ayant terrifié il se pencha, ayant
submergé il parla.
Je suis essentiellement Un et Solitaire et sur Moi ne peut
empiéter
le moindre objet, laissais-je quelque faille,
Quelque espace vacant où puisse un autre se loger?
Car je suis l'intérieur de l'essence
elle-même
l'extérieur de la qualité, concentration
diffuse
il n'est de « là » vers lequel
je ne sois tourné
existe-t-il autre que moi, vide de mon attribut?
Mon Essence est l'essence de l'être,
maintenant
et toujours, Mon infinité n'est pas limitée
par le moindre
Grains de moutarde. La création
trouverait-elle où s'introduire dans l'infini de la
vérité?
Quand tout est plein, où serait autre
qu'elle?
Union et séparation sont dans le principe
même chose
et la création est la vérité
même
pour qui l'interprète comme vraiment elle
est
alors, interprète à la lumière de :
il est le proche
pour participer toi-même à cette
proximité.
mais ne prends pas cela pour localisation. Ce sera
impossible
car en aucune place il ne vient résider
exalte d'Essence de Dieu, autre qu'elle
ne peut l'atteindre. Rien ne saurait la porter
elle ne porte aucune chose; en sa manifestation
cachée,
elle apparaît comme voile sur voile
pour recouvrir sa propre Gloire.(35)
Cette poésie unitive de Cheikh
Al-Alaoui de Mostaganem (Algérie) que Martin Lings a intitulée
« l'omniprésente vérité » est
le modèle archétypal de cette pensée unitive qui a
alimenté de nombreuses Zaouiat depuis l'époque almohade de
l'Espagne musulmane jusqu'à nos jours. Elle forgea ses propres concepts
dans l'univers de l'oralité initiatique et son chant
pénétrait les demeures les plus modestes aussi bien en Afrique du
Nord qu'en Afrique Noire; le soufisme s'étant propagé avec
l'avènement du Tidjanisme. (cf.Note 15 de ce chapitre).
Partant de cette parole générative, de ce lieu
du dire fictionnel qui a pris source, comme nous l'avion montré, dans la
doctrine du grand maître Avicenne puis récupérée par
le récit de Hayy Ibn Yaqdhân, la littérature mystique
d'expression française et en particulier le genre initiatique à
contenu théosophique va travailler la langue et, des débris
éclaté du mythe, produire d'autres images verbales. Nous pouvons
dés maintenant faire l'inventaire des mythèmes, sources de
structures narratives potentielles.
Nous adoptons la méthodologie de
Claude-Lévi-Strauss qui nous explique que « pour
reconnaître et isoler les mythèmes sachant qu'elles ne sont
assimilables ni aux phonèmes, ni aux morphèmes, ni aux
sémantèmes, mais se situant à un niveau plus
élevé: sinon le mythe serait indistinct de n'importe quelle forme
du discours. Il faudrait donc les chercher au niveau de la
phase. »(36)
IO. LE MYTHE DU « MOI »
SUBLIME.
En étudiant la poésie citée supra, nous
constatons que le narrateur s'identifie avec l'objet de sa connaissance
gnostique, « brille ma lumière, une est Mon
Essence » le poète voulait dire, brille la lumière
de Dieu, Une et Son Essence. Ce mythème substitue la parole de l'homme
à celle de Dieu. Nous dégageons ici une structure
anthropomorphique d'une divinité, elle engendrera les sèmes
constituants du mythème: la vision, le topos , le secret et
l 'union :
La vision
|
le topos
|
le secret
|
l'Union
|
en toute chose l'on me voit.
|
En vérité je suis sans
« ou »
|
dans la création résident des secrets
|
Une est mon essence.
|
Et qui ne fut jamais vu.
Le voile de la création.
j'en ai fait un écran celui qui sous mon voile.
Et regarde: la tâche est ornement.
|
je suis donc absolu en essence, infini mon seul ou est
« en moi-même je suis » ignorance que de me
connaître « ici » ou
« là »
nulle cime ne limite l'au-dessus de tout au-dessus car je suis
l'intérieur de l'essence elle-même je fut évident au sein
de l'intérieur avant qu'il ne fut extérieurement
manifesté.
|
je suis le secret de l'essence, l'inscru-table
trésor
en sa manifestation cachée
elle apparaît comme voile sur voile pour recouvrir sa
propre gloire.
|
alors vient à l'Union a l'Union avec
l'éternel.
Il était seul, il l'est et le sera.
Je suis essentiellement un et solitaire
Union et séparation sont dans le principe même
chose.
|
Ainsi fonctionnent des structures narratives dont les
mythèmes sont des paroles génératives. Tout récit
initiatique ne peut fonctionner en dehors de ces mythèmes que nous
avions retrouvés dans nos corpus de vérification; la vision, le
topos, le secret et l'Union engendreront par éclatement du mythe
(structures matricielles),des structures narratives de surface.
Quant à la description, elle fonctionne dans le
récit( initiatique comme une sorte de
« verbiage » littéraire pour combler le
vide que laisse l'émergence du mythe dans l'écriture.
J.P.Goldenstein nous conforte dans nos propos lorsqu'il nous dit qu'on
a souvent repproché à de nombreux romanciers leur
goût pour la précision maniaque dans la description qui enlise
véritablement la narration sous une accumulation de détails.
Cette attitude débouche sur un effet littéraire et non sur la
peinture exacte d'un décor extra-littéraire que le roman se
chargerait d'exprimer. (37)
Or, ce qui donne au récit sa structure en labyrinthe,
c'est son ambiguïté de vouloir décrire un mythe qui en
réalité ne peut se dire dans le seul univers de la parole. C'est
pourquoi nous parlerons désormais dans notre chapitre suivant de la
métamorphose du récit initiatique par comparaison au récit
authentique de H.I.Y. dont l'écriture est totalement
dénuée de description.
Par conséquent, la pensée
unitive ou lieu du dire fictionnel est
aussi bien le destinateur que le destinataire de l'écriture initiatique.
Chaque récit se résume en cette phrase:
« c'est moi qui parle à moi-même ici et non
ailleurs, je me cherche et en fin des parcours c'est moi que je trouve
confronté à moi-même ». Pour confronter
notre hypothèse voici un passage du récit initiatique de Hamidou
Kane qui montre clairement cette pensée unitive:
« je suis deux voix simultanées. L'une
s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte: je
déborde où es-tu? qui es-tu?. -Tu entres où n'est pas
ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé.. te
voilà arrivé. Goût retrouvé du lait maternel, mon
frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je te reconnais.
Annonciateur de fin d'exil, je te salue. (...) au coeur de l'instant voici que
l'homme est immortel, car l'instant est infini ». l'Aventure
ambiguë.((Page 190)
Le mythe du moi sublime dans l'oralité
initiatique a libéré l'initiative littéraire comme le
romantisme a libérer la pensée classique.
Si le romantisme est à la littérature
ce qu'est la révolution à la politique, le mythe du
« moi sublime » est à la religion ce qu'est le
panthéisme à l'église catholique. Ces
considérations épistémologiques de la pensée
littéraire doivent être prises en considération dans toute
lecture d'un oeuvre initiatique à contenu
théosophique.
La tradition orale est l'expression de cette révolution
déjà engagée par l'écriture du récit de Hayy
Ibn Yaqdhân: « Nous- nous sommes écartés, en
le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos vertueux ancêtres qui
étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares (...) Ce qui
nous a décidé à la divulguer et à déchirer
le voile, ce sont centaines opinions malsaines apparues de notre temps, mises
à jour par des philosophes de ce siècle et ouvertement
exposées par eux »H.I.Y.P113.
La ligne de conduite dont parlait Ibn thophaïl dans ce
passage interdisait toute publication ou divulgation des sciences
ésotériques qui demeuraient le discours du 1/3 exclus. La
littérature prit pour son compte l'écart du discours afin
d'éviter à certains auteurs mystiques les sentences graves
prononcées contre eux (nous l'avions déjà souligné
dans notre première partie).
Par conséquent le sacré devient mythe
et le secret devient quête dans l'écriture. C'est
aussi grâce à cette oralité initiatique que les mythes ont
pu être régénérés; successivement au mythe du
« moi sublime » émergera le mythe de la
divinité-femme.
11. LE MYTHE DE LA DIVINITE-FEMME.
L'expression la plus significative de cette théophanie
du langage est son expression poétique. Nous l'avions souligné,
la poésie s'érige en relais afin de transmettre les valeurs
théosophiques de l'Islam-soufi.
Avant de citer cette poésie du grand Maître
mystique de Mostaganem, Cheikh Al-allaoui; nous annonçons que le
récit de DIB, cours de la rive sauvage est structuré, sur
le plan de la quête, comme l'est cette poésie, nous serons
même étonné devant cette similitude.
LAïLA
Entendant son appel, je me suis approché
de la demeure de Laïla.
O puisse cette voix si douce ne se taire jamais;
Elle m'accorda sa faveur et m'attirant vers elle,
m'introduisit en son domaine,
avec des paroles pleines d'intimité,
elle me fit asseoir prés d'elle, plus prés
encore s'approcha
et retirât le vêtement qui la voilait à
mon regard.
Me plongeant dans l'éblouissement,
m'émerveillant dans sa beauté,
je fus ravi, ébloui,
au plus secret d'elle même,
abîmé,
jusqu'à penser qu'elle était moi,
pour rançon, elle prit ma vie,
elle me changea, me transfigura, de son propre sceau me
manqua,
me pressa contre elle, m'accorda un privilège
unique,
me nomma de son Nom.
M'ayant tué et réduit en lambeaux,
elle trempa ces restes dans son sang.
Puis me ressuscita:
Mon astre en son firmament brille.
Où est ma vie? où est mon corps?
où est la volonté de mon âme?
leur vérité pour moi rayonne,
Secrets qui jusqu'alors m'avaient été
caché,
mes yeux n'ont jamais vu qu'elle:
ils ne peuvent que d'elle témoigner.
en elle sont comprises toutes les significations.
Gloire à Dieu qui l'a créée:
Pour moi qui aimerait décrire la
beauté,
de son éclat voilà quelques reflets.
Reçois-le de ma science.
Ne le tiens pas par chose vaine.
Mon coeur n'a pu mentir en révélant
le secret de ma rencontre avec elle.
Même si la proximité s'efface,
en sa substance je subsiste
toujours. »(38)
Laïla, cette femme-divinité que l'on retrouve dans
le récit initiatique de DIB sous le nom de
Radia-Hellé est l'expression allégorique de
l'arrivée du gnostique (arif) dans l'univers de la contemplation sublime
de la vérité unitive ou se confondent sujet et objet de
quête amoureuse. Nous pouvons prématurément recouper les
mythèmes constitutifs entre l'oralité (poésie mystique
chantée) et l'écriture (l'oeuvre de DIB).
11.1. L'Appel.
« entendant son appel, je me suis
approché
de la demeure de Laïla
O puisse cette voix si douce ne se taire
jamais »
Ce mythème de l'appel de l'au-delà, par
éclatement de sens engendre les tensions sémantiques que nous
retrouvons dans cette structures narrative du récit de Mohammed DIB:
« (...) cette voix. Ma peau se hérisse.
Est-ce « elle » qui a parlé? je lève les
jeux. ses contours n'ont pas changé; elle conserve son attitude
absente.
Je l'implore:
- Pourquoi, lorsque nous voyons quelque chose,
faut-il
toujours que...
- Ne confondrez vous pas? celui qui voit
« quelque chose »
doit vouloir de moi; et de ces lumières, de ce
ciel, de
ce décor, et de ces autres...
C'est « elle » qui me répond,
j'en suis sûr. Mais sa voix
provient d'au-delà des choses et, pour cette
raison elle
inquiète.
je me bouche l'oreille pour ne pas entendre la
suite:
ce que j'ai déjà entendu me paraît
suffisamment abominable.
Elle s'est tue (...) elle reprend:
- rien de plus compréhensible, je vous le dis comme
un ami.
Mon chagrin et mon angoisse se muent brusquement en
une
exaltation qui croît et me devient torture
après ces mots.
C'est précisément la déclaration que
je redoutais. Je l'espérais
aussi, je l'avoue, Dés le premier instant, j'avais
tout saisi.
Je pensai toutefois à une fausse impression ne
méritant aucun
crédit. L'espace ou je me suis engagé est
celui de l'épreuve...
« il pourrait devenir aussi celui de la
récompense, de la libération, de l'amour. Il
pourrait... » cours sur la rive sauvage page
61 .
L'écho de cette voix qui provient de la nuit des temps
ne cesse de se faire entendre. Moïse l'a entendu des profondeurs du Mont
de Sinaï, Jésus Christ en fut l'incarnation propre; Mohammed en a
fait le message de la paix. Aussi la littérature en fût l'espace
privilégié puisqu'il lui appartient, à elle aussi, de
prendre le relais des textes sacrés. La conscience du narrateur
initié est au prise avec cet appel tandis que le scripteur se doit d'en
interpréter le sens profond. Chaque scripteur traduira cette voix selon
la voie spirituelle d'où émergera son lieu du dire. La tradition
théosophique de l'Islam marquera le lieu de l'énonciation par les
frontières de la pensée unitive dont nous avions parlé:
« Toi et moi ne sommes qu'une seule image se
regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux ».
« -Tu es venue envers moi, Hellé:
- J'étais en toi, Iven Zohar.
- Ou avais-je pu te rencontrer, ou avais-je pu te
voir?
- Partout: partout ou tu étais. »
cours de la rive sauvage p.154
Il est naïf de croire que le narrateur de
Mohammed DIB ne sait pas d'où provient son dire, ni le but de sa
narration.
La conscience narrative obéit à l'instance
narrative de la théosophie. L'auteur aura tenté son aventure
mystique par/dans la langue de « l'autre ». Aura-t-il
réussi? le narrateur le dévoile « l'espace ou je me
suis engagé est celui de l'épreuve... » il
pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la libération,
de l'amour. Il pourrait... »(p.61.)
Cet aspect de l'interlocution met en évidence
l'Idéologie de l'auteur, le mythème de l'appel interpelle cette
interlocution et permet le fonctionnement de la polyphonie discursive:
plusieurs voix s'enchâssent et rendent ambiguë la voix du narrateur.
Les trois instances narratives: le « JE » de la
théosophie, le »Je » de la parole du maître de
la parole, le « JE » de l'auteur et enfin le
« Je » du narrateur initié constituent
la Parole du récit. La dynamique du récit
initiatique n'est pas comme l'entend la lecture traditionnelle, une suite
d'événements intra-textuels mais plutôt « une
bousculade » de voix narratives où chacune tente
d'émerger comme dans un congrès sans ordre du jour restrictif.
Lorsque le narrateur de Dib dit « c'est elle qui
me répond. J'en suis sûr. Mais sa voix provient d'au-delà
des choses et, et pour cette raison elle
inquiète. »(p.61), il reprend cette parole initiatique du
Maître:
« au plus secret d'elle même,
abîmé
jusqu'à penser, qu'elle était moi
pour rançon, elle prit ma vie.
elle me changea, me transfigura,
de son propre sceau me marqua»
Nous comprenons dés lors qu'il s'agit de l'appel de
cette vérité unitive. L'écriture mystique est
légitimée dans sa filiation. Les images mentales qui actionnent
la main du scripteur sont les mêmes que celles qui ont motivé Ibn
thophaïl à écrire son roman. Serait-il encore
légitime pour notre part de dire que les récits de DIB seraient
une autre manière d'écrire cette oralité initiatique qui
prend source dans la poésie chantée (samâa). Serait-il
encore plus légitime de dire que le récit de DIB est une
poésie en prose. Si nous nous basons sur l'esquisse de cette
étude comparative entre la poésie de Cheikh Al-Allaoui, le saint
musulman du vingtième siècle, nous serons confortés de
dire que le récit initiatique de Mohammed DIB est une
réécriture de cette oralité initiatique puisqu'il prend,
comme lieu du dire, le mythe générateur de
l'écriture: le Moi sublimé par la pensée
unitive.
Rappelons que nous définissons le mythème comme
étant l'unité de sens d'un mythe fondateur de la pensée
théosophique. De l'appel ou s'enchâssent les voix
narratives que nous venons d'étudier supra, correspond sur le plan du
discours théosophique médiéval à ce que Louis
Gardet nomme « l'âme motrice »; il nous
explique dans son essai « la pensée religieuse
d'Avicenne » :
« le mode de connaissance du destinateur de
l'appel doit être envisagé comme corporel, soumis à
mutation et variation, et non dépouillé de matière. Bien
plus, il est dans le même ordre de rapport à la sphère
céleste que notre âme animale par rapport à nous. Il lui
appartient cependant en propre d'intelliger un certain mode d'intellection
mêlé de matière. Et ses fantasmes, ou ce qui en lui,
ressemble à des fantasmes, sont exactes et vrais; et ses imaginations,
ou ce qui est semblable à des imaginations, sont
vrais. »(39).
Par conséquent, le mythème de
l'appel (de la vérité ontologique) et la mystique de l'appel (de
l'âme universelle) se conjuguent dans le récit initiatique dans un
seul unité prédicative: « je suis la
Nature » C.S.R.S. P.62 . Le narrateur
initié explique cet état de conscience de cette unité dans
le mythique et le mystique:
« je m'aperçois que je ne perds pas
conscience. Je continue à recevoir, sensations et images, je jouis de
toutes mes facultés » (CSRS page 61).
N'est-ce pas ici un avertissement de l'auteur par la bouche de
son narrateur que son écriture se fait dans la totale lucidité
spirituelle? Nous comprenons ceux qui ont lu l'oeuvre de DIB, la classant parmi
l'utopie, le surréalisme ou encore le délire onrique.
Nous dirons encore que L'imagination est une valeur trop sûre
pour qu'on la traite de délirante.
L'appel à l'errance, l'appel à l'exil et enfin
l'appel à la résurrection donnent au narrateur initié les
clés d'ouverture de leur récit. Mohammed DIB ouvre son
récit par l'unité prédicative, « nous
partîmes » Hamidou Kane ouvre le sien dans la
mortification par la parole du Maître de la parole, « -
Sois précis en répétant la parole de ton Seigneur...
Il t'as fait la grâce de descendre son verbe jusqu'à toi. Ces
paroles, le Maître du monde les a véritablement prononcées.
Et toi misérable moisissure de la terre, quand tu as l'honneur de les
répéter après lui, tu te négliges au point de les
profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la
langue... » (L'Aventure ambiguë page 14).
Ce deuxième corpus de vérification,
L'Aventure ambiguë de Hamidou Kane répond lui aussi
à cet appel de l'au-delà, d'un ton différent de celui de
DIB mais convergent dans sa recherche de la pensée unitive.
La réception esthétique de l'oeuvre du
sénégalais peul d'obédience Tidjaniya présente tout
d'abord sur le plan de la forme des aspects figuratifs et scripturaux qui
mettent le lecteur dans une situation d'intrigue magique. Fasciné en
premier lieu par l'image représentée sur la couverture du roman:
masque africain au yeux ronds, le lecteur est subjugué par l'expression
profonde de ce visage féminin qui exprime aussi bien la mort que
la sensualité érotique. Nous retrouvons ici le mythe de la
femme-divinité chanté par les poètes mystiques.
Déjà à ce niveau plastique de l'oeuvre se conjuguent les
paradoxes extrêmes mais qui forment cette unité esthétique
ambivalente. L'intention de l'éditeur serait double: s'adressant
à un public français, il tente de chatouiller son goût de
l'exotisme, ce qui situera l'oeuvre dans une littérature exotique, et
s'adressant à un public africain, c'est l'auteur qui tentera de stimuler
sa mémoire collective enracinée dans la tradition
théosophique ( ou cosmogonique) par le choix de deux thèmes
omniprésents dans leur univers ancestral: Eros et Thanatos (mort et
plaisir, jouissance dans l'initiation).
Cette représentation transfigurale de la
réception esthétique du roman annonce déjà le lieu
du dire de l'écriture: l'oralité initiatique dont nous avions
parlé supra. Les peuls ont toujours été
préoccupés par cette idée fondamentale qui constitue leur
croyance: L'angoisse existentielle. ; J.Chevrier le
souligne aussi dans sa critique parue dans « le monde » et
que l'éditeur a citée sur la couverture du roman:
« c'est le problème de l'Existence qui est posé, on
voit là comment cheikh Hamidou Kane, échappant à la
donnée temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être
noir, débouche sur une réflexion qui nous concerne tous:
l'angoisse d'être homme. »
L'Aventure ambiguë échappe totalement
à la donnée temporelle pour ne laisser apparaître que le
débat théosophique issu des enseignements du maître de
Bandiagara: Tierno Bokar, le saint mystique Tidjani. Même si les
orientations de lecture que nous propose V.Monteil dans la préface du
roman, et qui éclairent le lecture selon les préjugés
africanistes en situant le noeud de l'affaire dans la problème scolaire:
« si je leur dis d'aller à l'école, ils iront en
masse, mais apprenant ils oublieront. » s'écrie le chef
des Diallobé; « l'école ou je pousse nos enfants
tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi à
juste prix. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux.
Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous
reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir
en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent
en eux toute la place que nous aurons laissée libre »
déclare aussi la Grande Royale, personnage féminin
allégorique symbolisant l'Afrique profonde. (l'Aventure ambiguë.
page 57).
Le préfacier situe le débat à ce niveau
où s'affrontent la modernité et la tradition. Mais c'est une
plume indigne qui souffre de ne pouvoir écrire dans son autonomie
culturelle sans la tutelle blanche. Pour notre part, nous situons cette oeuvre
dans le projet initial de son auteur «Dieu n'est pas un
parent »,Kane voulait titrer ainsi son roman .
Son projet était de développer un contre
discours à partir des lieux du dire de la théosophie musulmane
confrontée à la pensée philosophique occidentale:
« Pour qu'enfin , chaque heure qui passe
apporte un supplément d'ignition au creuset ou fusionne le monde. Nous
n'avons pas eu le même passé, vous et nous, mais nous aurons le
même avenir, rigoureusement. L'ère des destinées
singulières est révolu. Dans ce sens, la fin du monde est bien
arrivée, pour chacun de nous, car nul ne peut plus vivre de la seule
préservation de soi. Mais, de nos longs mûrissements multiples, il
va naître un fils au monde. Le premier fils de la terre. L'unique
aussi. (L'Aventure ambiguë. P.92).
Si DIB matérialise sa pensée unitive dans ses
oeuvres par le procédé des tensions sémantiques à
la recherche d'un compromis dans la langue de l'autre, Kane lance un appel
à une nouvelle religion, celle de l'unité de la pensée.
L'échec de son appel s'accomplit par la mort suicidaire de son
héros, par la main de l'esprit de son Maître, le fou.
Tout deux auront tenté leur aventure spirituelle dans
la langue de « l'autre » dans le but de faire
fonctionner cette nouvelle foi ontologique qui dépasse les conflits de
paroisse. Leur réalisme intérieur, leur source doctrinale, leur
autopsychégraphie se proposent de guider le lecteur dans la/les voies de
l'initiation à la mystique du langage sans prétention aucune de
se substituer aux grands maîtres de la mystique soufie musulmane, bien
que leur lieu du dire prenne source dans la tradition théosophique
reléguée par l'oralité initiatique du vingtième
siècle.
L'anonymat de la littérature orale est remplacée
par les possibilités offertes par l'écriture. L'autobiographie
permet à l'auteur d'intervenir directement, de prendre le lecteur
à témoin, de rétablir les anciens rapports
privilégiés entre le conteur et son public; le maître de la
parole et ses disciples en milieu traditionnel, elle procède d'un besoin
de se donner en exemple et de conférer à l'expérience
personnelle une perspective collective. Les possibilités de
réécriture du récit initiatique en perpétuelle
transformation sont dues au caractère dynamique de la tradition qui
comme l'explique l'Encyclopédie universalis « ne se borne
pas à la conservation ni à la transmission des acquis
antérieurs, elle intègre au cours de l'histoire des existants
nouveaux en les adaptant aux existants anciens. Sa nature n'est pas seulement
pédagogique, ni purement idéologique; elle apparaît aussi
comme dialectique et ontologique. Elle fait être de nouveau ce qui
été; elle n'est pas limitée au faire savoir d'une culture
car elle s'identifie à la vie même d'une
communauté ».
C'est le type même de la tradition théosophique
de l'islam. Prenant source dans la doctrine de l'unité de l'Existence et
l'éternité du monde, sublimant le « moi »,
elle a fait être de nouveau ce qui a été tout en s'adaptant
à la vie même d'une communauté. Ibn thophaïl aura
tenté le récit authentique, son personnage-néophyte, Hayy
Ibn Yaqdhân traversant toutes les épreuves de la connaissance
subsiste à travers huit siècles pour resurgir dans la
littérature africaine à travers les oeuvres de DIB et de KANE.
Il s'appellera Iven Zohar en quête de
femme-divine et Samba Diallo en quête d'une divinité
asexuée sinon totalement anonyme. L'objet de la quête absolue
s'étant éclaté puisque le mythe s'y étant
interféré.
Nous étudierons dans notre prochain chapitre le
parcours de ces deux personnages à travers les espaces de la
théosophie et du mythe où l'écriture se réalisera
par sa double structure comme le souligne C.L.Strauss « cette
double structure du mythe, à la fois historique et a-historique,
explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la
parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue
(dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un
troisième niveau, le même caractère d'objet absolu.
(40)
A la fois historique , puisque le discours de la
tradition théosophique prend la fonction de Mythe fondateur,
et a-historique, puisque la parole génératrice des
structures narratives prend la fonction de récit étiologique.
Quant à la langue dans laquelle il est formulé, elle exprime
cette appartenance au domaine d'un temps irréversible. L'extinction du
langage dans le mythe et la théosophie donne le caractère absolu
de l'objet. Par conséquent, le mythème de l'appel est une des
unités constitutives du récit initiatique; nous avons
étudié son aspect au niveau de l'oralité initiatique par
la bouche d'un des maître de la parole et par étude comparative,
nous avons retrouvé sa fonction dans nos deux corpus de
vérification. Mais le lieu de rencontre entre l'interpellé et
l'interpellant demeure, nous l'avouons, la grande complexité de l'espace
littéraire du récit initiatique: aucune référence
à l'histoire, aucun réfèrent extra-textuel si ce ne sont
les indications métaphoriques contenus aussi bien dans l'oralité
que dans l'écriture: En revenant aux sèmes constitutifs du
mythème relevé plus haut « brille Ma lumière
une est Mon essence » et duquel nous avons relevé les
quatre paroles génératives des structures narratives
récurrentes: la vision, le topos, le secret et l'Union; nous tenterons
de conceptualiser nos matériaux, outils d'analyse du récit
initiatique. Nous dirons à la suite de C.L. Strauss que l'approche ne
peut être qu'empirique puisqu'elle ne relève pas des sciences
exactes mais de la méthodique spéculation littéraire.
Strauss s'étant posé la question
méthodologique: »comment procédera-t-on pour
reconnaître et isoler ces grosses unités constitutives ou
mythèmes?
Nous savons qu'elles ne sont ni assimilables aux
phonèmes, ni aux morphèmes, aux sémantèmes, mais se
distinguent à un niveau plus élevé: sinon le mythe serait
indistinct de n'importe quelle forme du discours. Il faudra donc les chercher
au niveau de la phrase. Au stade préliminaire de la recherche, on
procédera par approximation, par essais et par erreur, en se guidant sur
les principes qui servent de base à l'analyse structurale sous toutes
ses formes: économie d'explication unité de solution;
possibilité de restituer l'ensemble à partir d'un fragment, et de
prévoir les développements ultérieurs depuis les
données actuelles (41). Concernant notre méthode
spéculative, nous procéderons par recoupements comparatifs des
unités constitutives de la poésie gnostique de Cheikh Al Allaoui
cité supra et les récits initiatiques, corpus de nos
vérification.
12. PROXIMITE vs ELOIGNEMENT .
« Entendant son appel, je me suis
approché
de la demeure de Laïla (..)
elle me fit asseoir prés d'elle, plus prés
encore s'approcha.
et retira le vêtement qui la voilait à mon
regard »
Le sujet métaphorique investi dans ces vers mystiques
rend compte d'un des débats les plus controversés dans la
tradition théosophique de l'Islam. peut on se rapprocher de la
Vérité principielle (Laïla, par allégorie
poétique)? Peut on accéder à sa nudité
théologique (et retire les vêtements qui la voilaient à mon
regard).
Chaque maître de la parole initiatique développe
son propre discours amoureux et décrit ses états de
contemplations à la recherche du sens le plus rapproché de sa
propre station de contemplation. Un autre maître de la parole rapporte la
tradition mystique orale avait déclamé ces vers en disant:
« lorsque, nous avions bu les coupes de sa
Majesté,
mon amant s'est manifesté dans mon lit
sens propre et sens figuré ».
Toute cette littérature érotique, venant de la
bouche de ceux qui ont pour seul souci accéder à l'Union parfaite
avec Dieu, a provoqué de graves polémiques au sein même de
certaines confréries soufis qui accusent certains initiés de
divulguer les secrets mystiques dans la poésie la plus outrageante pour
la foi musulmane.
De là, le discours théosophique va
encore devenir plus hermétique à l'interprétation au
moment où il sera pris en charge par la
littérature.
Ainsi nous voyons Mohammed DIB évoquant cette
même vérité dire par la bouche de son narrateur:
« Soudain, une voix retentit sur la voûte.
Tu peux marcher à présent. La voix de Radia. J'étais en
proie à une illusion sans défaut. Je regardais partout à
l'entoure: il n'y avait personne »(...) « c'est
l'inéluctable suite du choix que j'ai fait à mon insu tout
à l'heure, de poursuivre le voyage, reconnu. J'aurais du m'y
attendre. » (...) Ma liberté m'était de seconde en
seconde plus intolérable à porter. »
(C.S.R.S.P.46)
Ici, nous voyons comment cette crainte et cette angoisse du
narrateur à poursuivre son voyage initiatique à la recherche de
cette vérité incarnée dans le personnage de Radia ( en
arabe, ce nom de femme exprime le
consentement, »Irrad'a » de Dieu à ne plus
jamais éprouver son sujet que dans l'amour).
Dans cette tourmente toujours renouvelée, le narrateur
de DIB met le personnage néophyte, Iven Zohar, dans un espace
étranger où les mouvements de rapprochement et
d'éloignement du but à atteindre: aller de Radia vers
Hellé: « Elle set perdue: « ai-je
pensé. (...) »je me suis perdu: « Ce
n'était pas encore cela; « Hellé est perdue »
(...) j'ai entrevu la vérité: elle existe ailleurs. Un ailleurs
dont les murs, les portes que voici, sont autant de frontières, autant
de remparts infranchissables. (...) combien de temps m'aura-t-il fallu pour
aller de Radia à toi: (C.S.R.S.P.157/159).
La quête du récit engagée dans un
labyrinthe en perpétuel recommencement force la narration impossible
à affirmer le « Je » du narrateur
initié dans la première instance narrative: le
« Je » du discours théosophique
tourmenté maintenant par son propre discours subversif. Se rapprocher de
Radia ( la divinité musulman) met le narrateur dans un conflit du temps,
« -qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps:
(p.159), le temps est par nature irréversible; le cours du temps le
ramène inéluctablement vers Héllé (la
divinité grecque hellénistique) ce va et vient entre la
théosophie musulmane et la divinité grecque est la
thématique doctrinale que l'auteur voulait engager dans son
récit. Mais l'ambiguïté du récit que le lecteur le
plus averti constate, ne sera justifiée que si la critique prend en
considération l'intention de l'auteur: réussir la grande oeuvre,
l'épopée de l'être-ontologique.
Nous voyons comment DIB aura tenté de concentrer toute
l'histoire de l'humanité depuis la nuit des temps dans une oeuvre lourde
de conséquence pour l'auteur lui-même puisqu'il l'affirme
lui-même par la bouche de son narrateur : « l'espace ou je
me suis engagé est celui de l'épreuve... « il pouvait
aussi devenir celui de la récompense, de la libération de
l'amour. il, pourrait... » (p.61).
Entre le récit de Hayy et celui de Dib, il n'y a que le
symbolique qui change puisque nous retrouvons cette dialectique du corps et de
l'esprit dans la narration d'Ibn thophaïl:
« lorsqu'il revint au monde sensible
après l'excursion qu'il avait faite, il prit en dégoût les
soins de la vie d'ici-bas, il éprouva un vif désir de l'autre
vie, et s'efforça de revenir a cette station par les mêmes moyens
qu'il avait employés précédemment. il y parvint, avec
moins de peine que la première fois, et y demeura plus longtemps;
après quoi il revint au monde sensible. Puis de nouveau, il
s'efforça d'arriver à sa station. Cela lui fut plus facile que la
première et la deuxième fois, et il demeura plus longtemps; si
bien qu'enfin il parvenait dés qu'il voulait et n'en sortait que
lorsqu'il voulait. » Hayy.P.99
Nous remarquerons qu'à la différence de
l'initiation grecque ou le héros initié remonte de l'enfer
ressuscité; l'initié soufi redescend en enfer autant de fois et
en remonte à sa guise puisqu'il en connaît les clés.
L'épreuve la plus tragique pour le néophyte étant celle de
la connaissance et non comme dans la mythologie grecque, l'affrontement avec
le monstre aux portes des divinités. Les seuls monstres
à affronter sont ceux des mots ( c'est par la parole que al-hallaj fut
décapité et à cause d'une parole incomprise:
« je suis l'Etre véritable »).
Nous comprenons aussi pourquoi le narrateur du récit
initiatique engage toutes les possibilités de sens de sa quête
dans un monde ou il est le seul maître: sauvé par la
métaphore et l'allégorie il ne craint plus rien à
l'exception du lecteur qui accepte ou refuse son contrat fiduciaire
d'initiation.
La parole met le récit dans un espace-temps
irréversible, sa lecture aggrave davantage le statut de l'initiation
puisque le lecteur interfère son propre texte avec celui qui est
proposé par le narrateur.
Il est encore naïf de croire que la création
littéraire est un processus unilatéral car il est la rencontre de
deux intuitions qui n'obéissent pas forcément aux mêmes
règles: l'intention d'écrire et celle de lire. Par
conséquent, l'appel de l'au-delà implique sur le plan de la
littérature l'appel à la lecture; la lecture de «
l'au-delà » du mot. Le mot est le voile le plus
hermétique qui empêche la vérité de dire son nom.
C'est ce que voulait dire Djalal-eddine Roumi par ces vers :
Le passé et l'avenir voilent Dieu à notre
vue;
consume-les tous les deux avec le feu. Combien
de temps seras-tu cloisonné par ces
segments,
comme un roseau?
Tant qu'un roseau est cloisonné, il ne
reçoit
pas de secrets, et n'est pas sonore en
réponse
à la lèvre et au souffle. (42
« à la lèvre et au
souffle ». Nous retrouvons ici un mythème
récurrent du souffle. La substance de la parole initiatique étant
le souffle. Nous avions déjà souligné cet aspect de l'acte
d'initiation dans/par la parole lorsque nous avions cité certains
enseignements de Tierno Bokar le sage de Bandiagara. Rappelons que ce saint
soufi explique le souffle comme étant des vitesses de vibrations:
« dans l'univers, nous enseignait-il, et à tous les
niveaux, tout est vibrations. Seules les différences de vitesse de ces
vibrations nous empêchent de percevoir les réalités que
nous appelons invisibles. »
Qu'en est-il de la matérialisation de ce souffle dans
le récit initiatique? Est-ce la vitesse de l'entendement ou l'effet de
sens créé par la contiguïté des mots?
13. LE SOUFFLE DE LA PAROLE INITIATIQUE.
Nous avions déjà défini plus haut le
verbe initiatique et nous avions dit que c'est l'acte de parole par lequel le
disciple accomplit son initiation; c'est le
« Wird » par excellence, la parole y devient
souffle. Mais lorsque le souffle devient parole, le processus est
inversé. C'est la parole réversible qui remonte le temps et
impose aux divinités les lois du temps, de l'instant. C'est le disciple
qui initie le maître c'est l'homme qui redéfinit Dieu par le
processus du langage réifié (chosifié).
La chosification du langage rend crédible l'immanence
au détriment de la transcendance. Nous définissons donc le
souffle de la parole comme étant la récurrence des sèmes
constitutifs de la plus petite unité de sens. On les appellera les
méta sèmes. Voici un exemple retenu dans le mythe de la
divinité-femme:
« m'ayant tué et réduit en
lambeaux,
elle trempa ces restes dans son sang
puis me ressuscita. »
La totale deconstruction de l'être suppose la
complète déconstruction de son langage pour ne laisser que le
souffle salutaire qui ressuscite le corps dans l'espace de la pure
vérité.
Nous retrouvons cet aspect apocalyptique réinvesti dans
l'écriture du récit de DIB:
« les destinées se nouent ici. C'est elle
certes, observant la même attitude, mais avec un rien dans son air de
légèrement différent. Sans que ses lèvres bougent,
elle murmure encore ou cela retentit en moi: nous sommes l'esprit des
choses... »Tandis qu'elle scrute la mer, cette
vérité me devient sensible. Tout aux pensée que ces
paroles suscitent en moi, je relève à peine que nous sommes
arrivés au milieu des gens, en tenue de plage aussi, occupés
à ramasser des bras, des jambes, des torses, partout épars sur la
plage. Je les considère avec surprise: ils sont en train de faire des
tas de ces pièces anatomiques. Leurs tâche n'a rien de triste ni
macabre. Les membres et les bustes dispersés, plus grands que naturels
présentent des lignes si parfaites qu'ils paraissent avoir appartenu
à des divinités. C'est sûrement ce qui exclut, de ce
spectacle toute impression de l'horreur. Je me sens moi-même
poussé par le désir d'offrir mon aide à ces personnes.
(M.DIB. cours sur la rive sauvage. P 85).
Ces méta sèmes qui constituent le souffle de la
parole ne sont pas repérables sur le plan du discours mais uniquement
sur le plan de la signification au préalable annoncée par
l'identification du lieu du dire. Iven Zohar en décrit l'état
d'appréhension sans pouvoir l'expliquer:
« les terribles et joyeuses vibrations me
traversent et, j'en ai la nette sensation, me purifient, il y a quelque chose
d'inexprimable dans la simplicité avec laquelle Radia m'est
rendue. » (p.66)
.
Le narrateur du récit initiatique (ou de
l'oralité initiatique) se doit de déconstruire les composants du
corps ou de la corporéité pour laisser apparaître la
divinité; dans le cas du récit de DIB, la vérité
illuminative (Radia) et dans le cas de la poésie mystique chantée
du saint musulman, Cheikh Al-Allaoui, la présence de l'absence c'est
à dire l'objet de la quête du
« arrif » ou gnostique.
Nous pouvons continuer dans cet ordre d'idée et relever
parallèlement dans l'oralité et l'écriture initiatique les
méta sèmes, substance des mots ou verbes initiatiques,
jusqu'à épuisement du texte mais nous nous contentons seulement
de vérifier dans ce chapitre les hypothèses posées plus
haut à savoir que l'oralité initiatique, relais entre
l'écriture du récit authentique et le récit
littéraire, a sauvegardé les valeurs de la théosophie
musulmane en les confiant à la métaphore et
l'allégorie.
Pour conclure ce chapitre dans lequel nous avons
vérifié la filiation du discours théosophique depuis le
récit de Hayy Ibn Yaqdhân jusqu'à nos jours, en particulier
dans l'oeuvre de DIB et celle de Hamidou Kane, nous dirons que le lieu du dire
fictionnel de nos corpus de vérification émerge d'un espace
purement théosophique en passant par sa mise en
littératures, relais de l'oralité initiatique ou champ
notionnel de l'initiation au soufisme.
Nous avions pris soin d'étudier anaphoriquement ces
aspects soulignés dans notre première partie et cataphoriquement
par les stations de contemplation du narrateur de DIB et de Kane.
Contrairement aux présupposés de lecture des
oeuvres de nos deux auteurs cités qui orientent le lecteur en situant la
problématique dans le surréalisme pour le premier (DIB) et dans
le rapport conflictuel de la tradition et la modernité pour le second
(Kane); nous situons légitimement ces deux corpus dans la tradition
théosophique de l'islam. Toute lecture en dehors de ces lieux du dire
fictionnel ne serait que fortuite spéculation bien que soumise à
la rigueur d'une méthodologie d'analyse.
NOTES
(I) Sidi Boumédiene dont les enseignements mystiques
ont marqué toute la communauté tlemcenienne est l'un des
maîtres de la théosophie le plus connu dans le monde musulman. Il
est enterré à El-Ubad, quartier se situant sur le versant
élevé du Sud de Tlemcen. Mohammed DIB était allé
plusieurs fois se recueillir sur sa tombe en étant jeune comme ce fut
l'obligation de toutes les familles tlemceniennes.
(2) Secte mystique très dominante se répandant
de l'extrême nord de l'Afrique au Kordofan. La majorité des
penseurs musulmans noirs de l'Afrique occidentale sont adeptes de la
Zaouïa des Tidjaniyas. H Amadou Hampaté Bâ et Hamidou Kane en
sont des fervents initiés par l'intermédiaire de Tierno Bokar, le
sage de bandiagara sous la domination culturelle et théosophique du
fondateur de l'empire peul du Macina: Cheikh Amadou. Cf.l'ouvrage de A.H.BA et
J.DAGET; l'empire peul du Macina (1818-1853). Les nouvelles Editions
Africaines. 1984. Abidjan.
(3) Général P.J André. contribution
à l'étude des confréries religieuses musulmanes. OP.
cité P. 226
(4) Ibid. P.226
(5) Nous citerons cet ouvrage par les initiales
C.S.R.S.
(6) Mohammadoud Kane, le roman africain.
OP.Cité.p.341
(7) A.A.BA. vie et enseignements de Tierno Bokar, le sage
de Bandiagara. ED. seuil.1980. Parlant des racines de ce chef spirituel,
A.A.BA nous dit que:
« sur le vieux substratum des religions du
terroir, l'empire poullo-musulman du macina s'était édifié
au début du XI siècle. Un homme de génie, chékou
Amadou, avait mis sur pied une construction poétique, sociale et
économique qui encadrait des populations habituées à
voisiner en conservant jalousement leur originalité. Paysans, pasteurs,
artisans et pécheurs étaient unis par des liens religieux dont
l'origine mythique se perdait dans la nuit des temps. (...) Mystique Tidjani,
Amadou Tafsiro Bâ avait initié Tierno Bokar aux secrets de la
pensée du fondateur de l'ordre: si AHMED Tidjani. La perle de la
perfection (Djawharatul-Kamal) oraison particulière
révélée au cheikh Ahmed Tidjani, et le désir des
utilités, commentaire des grands écrits du Maître; avaient
été appris et l'on ne cessait de les commenter dans la case
d'Amadou Tafsirou. Enfin, l'oeuvre religieuse maîtresse d'El Hadj Omar,
Er-Rima'a (les lances), était l'un des ouvrages les plus lus dans le
royaume de Bandiagara. (...)
Son vieux maître Amadou Tafsirou Bâ l'invita
à devenir maître à son tour et à enseigner à
sa place à ses condisciples. « A.A.Bâ. Vie et
enseignement de Tierno Bokar. pp. 15/36.
(8) Héritier et fondateur de la théosophie
musulmane du Maghreb, il fonda aussi la grande confrérie Alaouiya.
(9) P.J.André. contribution à l'étude
des confréries religieuses. OP. cité.p.127.
(10) Martin Lings. un saint musulman du vingtième
siècle; OP cité.p.250
(11) Amadou Hampaté Bâ. L'empire peul du
Macina.O.P.cité.
(12) C.N.R.S. La notion de personne en Afrique
Noire.A.A.Bâ.P 181O.P. cité.
(13) A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar
.O.P.cité.P.126
(14) Cité par Mohammed Kane. Le roman africain
.O.P.cité.P.152
(15) A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar
.O.P.cité.P.125
(16) Cette chaîne spirituelle dont Al-allaoui fait
partie a été rapportée par Martin Lings. Un saint musulman
du vingtième siècle, ouvrage précédemment
cité page 226.
(17) Le Dikr est pour le soufi un exercice mystique qui
consiste à se concentrer sur des noms divins afin de permettre à
son âme de se libérer de son enveloppe corporelle. Dans le cas du
récit de Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë, il correspond à
l'étape de mortification imposée au jeune Samba Diallo dans le
foyer Ardent de son Maître.
(18) Wihdat'el'Wûjûd ou unité de
l'Existence (dans la doctrine de la philosophie éternelle, cela
correspond à l'éternité du monde).
Cet état de contemplation de l'Existence dans la
théosophie musulmane est le dernier stade de l'initiation.
L'initié doit contempler en toute chose la présence de l'essence
Divine en dehors du temps et de l'espace. cf. Les traités des
« frères de la pureté », «Ikhuan
eçafa » Ives marquet (thèse de
doctorat).O.P.cité.chapitre II: le triade (l'intellect universel,
l'âme universelle, l'âme et la Matière
première).PP.49-82).
(19)SHU'AÏB ABU MADIYAN. Né à Cantillana,
prés de Séville (Espagne) vers 520/1126 sous le règne du
sultan almohade Ali, fils de Youçouf Ibn Tachfine, celui là
même qui acheva de construire la Grande Mosquée de Tlemcen en
avril 1136.
(20) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité.p.71
(21) Wird, littéralement contingence dans
l'illumination. C'est le verbe que reçoit le mystique en transe et qui
traduit le souffle ou l'esprit de Dieu réactualisé à
l'image du contenant.
(22) A.A.Bâ, vie et enseignement de Tierno
Bokar.O.P.Cité.P.129.
(23) Cette poésie mystique chantée dans les
Zaouiat allaouiat a été traduite de l'arabe par Martin Lings, un
saint musulman du vingtième siècle.O.P.Cité.P.257.
(24)Hayoun, le commentaire de Moïse de
Narbonne.O.P.Cité.P.63/69
(25) Louis Gardet, la pensée religieuse
d'Avicenne.O.P.Cité.P.175.
Soulignons que l'auteur de cet ouvrage nous définit
indirectement le statut de la conscience du narrateur du récit
initiatique. Il nous dit que « ce qui distingue en propre le
gnostique, c'est donc le tendre à la vérité
première pour elle même; et sans aucun motif, ni crainte de
châtiment, ni espoir de récompense. Qui recherche la
vérité première non comme un but absolu, mais comme un
moyen pour éviter les souffrances ou jouir des récompenses de
l'autre vie, ne pourra connaître les vrais délices du bonheur
inaccessible. » (P.176)
(26) Ibid.p.175
(27) Farid-Ud-Din Attar. Le mémorial des saints
.O.P.Cité.P.34.
(28) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité.p.55
(29) Ibid.P.258
(30) Naget Khadda. L'oeuvre romanesque de Mohammed DIB
.O.P.U.Alger 1983.P.300
(31) Ibidem.P.302
(32) Claude Lévi Strauss. Anthropologie
structurale. OP.Cité.P.259
(33) Arif- celui qui a la connaissance intellectuelle,
intuitive et savoureuse de Dieu, « le Gnostique ».
(34) Louis Gardet. La pensée religieuse
d'Avicenne.O.P.Cité.P.147
(35) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité.p.252
(36) Claude Lévi Strauss. Anthropologie
structurale.O.P.cité.P.233
(37) J.P.Goldenstein. Pour lire le
roman.O.P.Cité.P.20
(38) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité. P.268
(39) Louis Gardet. La pensée religieuse
d'Avicenne.O.P.Cité.P.55
(40)Claude Lévi- Strauss. Anthropologie
structurale.O.P.cité.P.231
(41) Ibidem.P.233
(42) Aldous Huxley. La philosophie
éternelle.O.P.Cité.P.226
2ème partie
chapitre II
LE RECIT IMPOSSIBLE
INTRODUCTION
L'étude de nos deux corpus de
vérification, cours sur la rive sauvage de
Mohammed DIB et l'Aventure Ambiguë de
Hamidou Kane permettra de vérifier nos hypothèses sur cette
polyphonie discursive sous-tendue par un hypers-discours à contenu
théosophique profondément enraciné dans la culture
mystique d'essence théocratique et soufie. Ses auteurs ont tenté
par leur attitude narrative de s'intégrer dans la tradition du roman
expérimental à portée initiatique tout en
développant un contre-discours littéraire, celui de la
négation de l'autre dans une sorte de stratégie discursive du 1/3
exclus. Le procédé de narration fera réussir ou
échouer le projet d'écriture engagé aussi bien dans son
intention éthique qu'esthétique.
Nous verrons cohabiter les registres de la fiction
littéraire et ceux des vérités ontologiques où se
confrontent les aspects de la Foi et ceux de la littérature. L'Ecriture
ayant toujours tenté de substituer aux textes sacrés ses propres
textes d'où le conflit entre la Foi et la raison; l'esprit et la
matière, le réel et l'imaginaire.
C'est à travers ce cheminement de la pensée
religieuse sans cesse rénovée par les possibilités de
l'écriture que nos deux auteurs tentent leur propre aventure
littéraire.
Concernant Hamidou Kane, c'est le témoignage
autobiographique sous-tendu par une expérience profondément
mystique qui traite en surface le rapport entre la tradition de la
modernité, le « même » et
« l'autre »: l'Aventure Ambiguë est
l'histoire de l'élite africaine confrontée aux problèmes
d'identité que pose l'Africain à lui-même face à
l'occident. Samba Diallo, le personnage-opérateur du récit,
successivement élève de l'école coranique, disciple d'un
maître mystique de la confrérie Tidjaniya et aussi
élève de l'école française sera l'enjeu d'un
pathétique affrontement entre les deux cultures, Africaine et
Occidentale.
Du « Foyer Ardent »,
« Zaouia soufi, il recevra l'éducation la plus
sévère du Maître des Diallobé. Le cheikh voit en lui
son futur successeur et même le garant des traditions de son peuple.
Membre de l'élite traditionnelle, il doit faire partie de l'élite
nouvelle. Le Maître des Diallobé qui s'y connaît en
individualité forte et prometteuse proclame « qu'il est la
graine dont le pays des Diallobé faisait ses Maîtres...et Les
Maîtres des Diallobé étaient les Maîtres que le tiers
du continent se choisissent pour guide sue la voie de Dieu en même temps
que dans les affaires humaines » .L'A.A.P.22
Ce jeune initié dans la voie de Dieu en quête
d'autres vérités mystiques mais profondément
imprégné par l'aspect le plus eschatologique de l'islam trouble
la conscience des gens du village en ne cessant de leur rappeler la
fatalité de la mort au point de semer l'angoisse:
« Gens de Dieu: songer à votre mort
prochaine, éveillez-vous: Azraël, l'Ange de la mort,
déjà fend la terre sur vous, il va surgir à vos pieds,
gens de Dieu: La mort n'est pas cette sournoise qu'on croit, qui vient quand on
ne l'attend pas, qui se dissimule si bien que lorsqu'elle est venue plus
personne n'est là » l'A.A.P.23
Alertée par ses imprécations, la Grande Royale
qui symbolise la Nouvelle Afrique des temps futurs, fou furieuse s'oppose
radicalement à la manière dont est éduqué le petit
prince des Diallobé, elle dit que « le temps est venu
d'apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire
à un monde de vivants ou les valeurs de morts seront bafouées et
faillies ». L'A.A.P.38.
Cependant au village, le vieux maître mesure chaque fois
son désarroi et son impuissance devant un monde qui ne comprend plus.
Inquiétant et prophétique, un étonnant personnage, celui
du fou qui symbolise le dilemme de l'écriture (la folie d'écrire
dans la langue de l'autre) témoigne de l'impossibilité d'union de
ces deux cultures. Samba Diallo, après un séjour en Europe,
achève ses études de philosophie à Paris, mais le doute
l'habite, revenu au pays, il est possédé par l'ivresse extatique
de sa propre expérience mystique et échoue à concilier les
tendances contraires qui le déchirent et, à
l'ambiguïté, il préfère, sous une forme suicidaire,
mourir des mains du fou.
Cette mort symbolique du héros de l'Aventure
Ambiguë survient en étage terminal du parcourt
initiatique de Samba Diallo, elle exprime sémiotiquement la mort de la
parole du maître de la parole puisqu'elle est incapable de trouver son
statut dans le langage exotérique. Nous retrouvons ici une
caractéristique ancestrale du peul « Bi
Dimo » c'est à dire noble. A.A.Bâ nous rapporte
dans ses mémoires qu'une femme peule avait
délibérément choisi pour lui la mort plutôt que
l'anonymat qui n'est qu' une autre façon de mourir: »je
préfère le voir mort et enterré sous son vrai nom
plutôt que rester en vie sans identité »(I).
Un peul écrit son oralité au risque de son
péril. S'il se met à écrire ce n'est que pour
accéder à des vérités supérieures car
« il n 'abandonne son troupeau de vaches que pour une
tâche plus noble » telles sont les paroles de pâte
poullo devant le fondateur de l'empire toucouleur, el hadj omar, grand
maître de la confrérie tidjaniya; « ...car, à
un peul qui a abandonné ses troupeaux, on ne peut rien demander qui
vaille davantage. Si je te suis, c'est uniquement pour que tu me guides vers la
connaissance de Dieu, Un.(2).
Le programme narratif du récit initiatique de Kane est
essentiellement cette conjonction de deux systèmes de signes; l'un
théosophique et l'autre scriptural (écriture de l'oralité
peule fondamentalement théocratique). Samba Diallo est un personnage
historique qui poursuit une genèse confrontée à la
tradition soufie de la confrérie Tidjaniya et son évolution dans
un univers où l'occident s'érige comme une barrière:
« Le bonheur n'est pas fonction de masse de
réponses, mais de leur répartition. Il faut
équilibrer...Mais l'occident est possédé et le monde
s'occidentalise. Loin qu'ils se débordent au délire de
l'occidentalisation le temps qu'il faut pour trier et choisir, assimiler ou
rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les latitudes; trembler de
convoitises, puis se métamorphose en l'espace d'une
génération, sous l'action de ce nouveau mal des ardents que
l'occident répand »L'Aventure
Ambigue.P81.
Ainsi s'exprima douloureusement le père de Samba Diallo
quand il reçut la lettre de la Grande Royale l'informant de la
décision des chefs des Diallobé d'envoyer son fils à
l'école française appelée La nouvelle école.
en recevant cette lettre, le chevalier sentit comme un coup dans son
coeur « Ainsi la victoire des étrangers était
totale » A.A.P.80
Sur le plan de la théosophie, ce dilemme symbolise le
conflit sanglant qui opposa « les douze grains »
aux « onze grains ».Ce sont les deux sous sectes
de la Tidjaniya du Sénégal qui divisèrent l'empire peul
du Macina par les seuls grains de leur chapelet :
Les « onze grains » manifestent
la transcendance de la Parole divine sans aucun anthropomorphisme intervenant.
Elle permet selon l'essence Tidjaniya le retour de l'être vers son
essence initiale. Sa parfaite solitude dans le verbe se réalise dans une
forme d'amour informel.
Les « douze grains » supposent la
parole divine inachevée qui nécessite l'implication de l'homme
(délégué de Dieu) . Elle permet selon le
« fayd », émanation de la connaissance
gnostique du maître (pôle des pôles), de redynamiser le temps
en le mettant en accord avec l'action et la connaissance du
présent: « l'école ou je pousse nos
enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin,
à juste titre. Peut-être notre souvenir lui même mourra-t-il
en eux. Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous
reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir
en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent
en eux toute la place que nous aurons laissée. »
A.A.P.57.
Cette forme de raisonnement est unique dans la
littérature africaine. Nous avons trouvé qu'il n'était
possible que dans le contexte d'une réflexion théosophique issue
de la confrérie des tidjaniya et dont notre auteur est un fervent
disciple. Le voyage en occident de samba Diallo est un parcours initiatique
dans le temps mystique des « douze grains ».
L'échec du récit n'est pas provoqué par
l'occident mais par le narrateur de vouloir concilier entre les deux cultures.
Le dilemme entre l'authenticité et l'efficacité débouchera
sur cette volonté «de mourir en nos enfants et que les
étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que
nous aurons laissée libre » avec l'unique raison
« d'apprendre à vaincre même lorsqu'on n'a pas
raison ».
Les orientations de lecture de la préface de V.Monteil
du récit de Kane semblent ne situer le noeud du problème que dans
le rapport entre la tradition et la modernité. En effet une lecture
orientée vers cette dualité peut aboutir à une analyse
concluante du roman. Mais pour notre part cela voudrait dire que c'est toujours
une plume indigente qui souffre de son indigence à pouvoir écrire
dans son autonomie culturelle et spirituelle et qui ne peut prétendre
à l'écriture que sous la tutelle de l'homme blanc. Le
récit de Kane est une invitation à la cohabitation des deux
cultures au risque de la mort de l'oralité soumise à l'empire
despotique de l'écriture.
Cependant, Hamidou Kane avait initialement voulu intituler son
roman «Dieu n'est pas un parent ». Il aura tenté
un contre discours théologique en s'adressant à la foi
chrétienne (en réponse aux missionnaires blancs) qui octroie la
paternité à Dieu par le procédé de la
trinité; et aussi à la foi musulmane qui s'approprie la
divinité en développant un discours eschatologique
égocentrique. A ces discours, il oppose celui qui prend pour partie
édifiante, la pensée panthéiste et la théosophie
musulmane. Nous sommes renvoyés ici à la problématique
augustinienne et par- delà platonicienne qui fonde l'individuation de
l'homme dans la pensée divine en tant qu'Idée. Point de
convergence de la théosophie musulmane, de la thèse augustinienne
et de la cosmogonie peule L'Aventure ambiguë fait fonctionner la foi
ontologique de l'être en dépassant les conflits de paroisses.
Nous avons retrouvé cet aspect de la cosmogonie
africaine qui soutient qu'« avant la création, l'homme
était présent dans le « mawazo » (pluriel de
wazo idée, pensée) de Dieu et n'était ni homme ni femme ni
jeune ni vieux, ni blanc ni noir, il était pure forme dirions nous de
l'intelligence divine. C'est pourquoi le « mawazo » devient
une sorte de lien spirituel unissant l'humanité au delà du
tribalisme, en une seule famille, en une unique
« jammaa » (colloque international du C.N.R.S) (3).
Cette conception de l'individuation a investi certaines
littératures africaines et en particulier son genre initiatique.
L'Aventure ambiguë qui se veut être un récit initiatique
à contenu théosophique engage l'initiation de Samba Diallo dans
le cheminement de cette cosmogonie: « il est grand temps
que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est commensurable à
rien, et surtout pas à l'histoire, dont les péripéties ne
peuvent rien à ses attributs. Je sais que l'occident ou j'ai eu le tort
de te pousser, a le dessus, une foi différente, dont je reconnais
l'utilité, mais que nous ne partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il
n'existe pas la moindre consanguinité, ni je ne sais quelle relation
historique...Dieu n'est pas un parent. IL est tout entier en dehors du flot
de chair, de sang et d'histoire qui nous relie. Nous sommes
libres. » l'A.A.P.175.
Ce passage nous conforte dans notre analyse puisque nous
avions annoncé que le projet d'écriture de cette oralité
initiatique soutient le contre discours théosophique à
démarche initiatique. Rappelons que cette autobiographie de Kane
procède d'un besoin de se donner en exemple et de conférer
à l'expérience personnelle une perspective collective (
d'où la fonction du contrat fiduciaire).
C'est l'oeuvre d'Ibn Thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân qui
ouvrit la voie à ce genre se proposant ouvertement comme
guide dans la philosophie illuminative, « falasafat'el
`ichraq. », toute notre première
partie en a cerné les aspects et fonctions. Nous retrouverons tout au
long de l'itinéraire initiatique de Samba Diallo les
« Maqamat » ou stations de contemplations que son
prédécesseur Hayy avait parcourues. Nous verrons que le
récit initiatique a intégré au courant de son histoire des
existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens. Sa nature
nous apparaîtra comme dialectique et ontologique. elle fait être de
nouveau ce qui a été tout en s'identifiant à la vie
même de la communauté peule.
C'est donc spécifiquement l'écriture de la foi
qui est engagé dans ce roman. Ce sont par conséquent deux
systèmes qui se conjuguent et conjuguent le récit de Kane:
religion et roman, deux façons d'écriture, de se lire et de se
commenter, deux « voix » d'auteur dans des textes
en fiction et en vérité. Cela engagera une intention
éthique et esthétique à la fois. Le narrateur comptera sur
les effets de sens et la magie des mots pour se faire un chemin dans l'univers
de la littérature. Le seul danger est que la littérature
n'implique pas forcément la vérité, d'où la notion
de récit impossible que nous aurons à évoquer et qui
concerne ce genre.
L'émergence du récit initiatique dans la
littérature africaine, et spécifiquement, celui à contenu
théosophique, s'est opéré grâce au fondateur de
l'empire peul du Macina: Lorsque en 1862, apparut El Hadj Omar, Grand
maître de l'Ordre Tidjaniya (4). Il conquit l'empire du Macina, cet
empire avait commencé déjà à se
désagréger spirituellement sous le règne de Amadou (ou
« Amadou III »), petit fils du fondateur Chékou
Amadou » (5)
Le récit de Kane débute par glorifier les
fonctions initiatiques du maître du Foyer Ardent qui ne ménage
aucun effort à initier les enfants Diallobé qui lui seront
confiés. Cet aspect autobiographique nous renvoie inévitablement
à l'histoire de la Zaouia de Bandiagara ou le grand Maître Tierno
Bokar enseignait les principes du soufisme à obédience Tidjaniya:
A.A.Bâ nous rapporte que c'est « en 1937 que la vie de
Tierno Bokar entra dans sa phase finale. Le maître s'engagea alors dans
ce que l'on pourrait appeler la voie de la mystique active, qui fut
également pour lui la voie de la souffrance. A soixante-deux ans, Tierno
Bokar était rompu à tous les exercices de l'esprit. Il avait
arpenté les sentiers mystiques qui lui avaient été
révélés, ne s'égarant jamais dans leurs
dédales. Il avait en lui la solide assurance de sa foi orthodoxe, fil
d'Ariane infaillible. Les variations les plus audacieuses sur le thème
de Dieu et de son Unicité lui étaient familières. Il
gardait la tête froide là où d'autres auraient
rencontré le vertige. (6)
Sur les traces de Tierno Bokar et dans l'audace de
l'écriture, l'écrivain Hamidou Kane exprime dans son roman cette
exposition fatale de la pensée mystique confrontée à la
raison discursive de l'occident:
« L'occident est en train de bouleverser ces
idées simples, dont nous sommes partis. Il a commencé, timidement
par reléguer Dieu « entre des guillemets ». Puis
deux siècles après, ayant acquis plus d'assurance, il
décréta «Dieu est mort. « De ce jour là
date l'ère du travail frénétique. Nietzsche est
contemporain de la révolution industrielle.Dieu n'était plus
là pour mesurer et justifier. N'est-ce pas cela l'industrie? L'industrie
était aveugle quoique, finalement il fut encore possible de domicilier
tout le bien qu'elle produisait...Mais déjà cette phase est
dépassée. Après la mort de Dieu voici que s'annonce la
mort de l'homme. L'A.A.P.113
Ce thème de la mort est omniprésent dans le
récit de Kane qui s'achève même par la mort suicidaire de
Samba Diallo, victime de sa propre crise mystique
« peut-être, après tout contraindre Dieu...lui donner le
choix entre son retour dans votre coeur, ou votre mort, au nom de sa
gloire » (p.187) pensa le fou avant d'exécuter sa
sentence qui prit l'aspect d'un sacrifice initiatique.
La mort de l'initié est symboliquement comparable
à la mort de la raison des « autres ». Dans le cas
du récit initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân, cette mort est
exprimée sous sa forme métaphorique par le retour de Hayy dans
son île déserte: « lorsqu'il eut compris les
diverses conditions des gens, et que la plupart d'entre eux sont au rang des
animaux dépourvus de raison, il reconnut que toute sagesse, toute
direction toute assistance, résident dans la parole des Envoyés,
dans les enseignements apportés par la loi religieuse, que rien d'autre
n'est possible, qu'on y peut rien ajouter; qu'il y a des hommes pour chaque
fonction, que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a
été crée. « telle a été la
conduite de Dieu à l'égard de ceux qui ne sont plus. Tu ne
saurais dans la conduite de Dieu trouver aucun changement »
H.I.Y.P.112
Concernant notre deuxième corpus de
vérification, cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib, c'est le
type même du récit initiatique métamorphosé puisque
soumis entièrement aux contraintes de la langue de
« l'autre ». C'est le récit
éclaté, et qui procède à l'éclatement des
métaphores développées dans les
« samaa » ou chants amoureux mystiques produits
par l'oralité initiatique(nous avions déjà souligné
cet aspect au début de cette deuxième partie).
Cours sur la rive sauvage est l'histoire d'un personnage
néophyte, Iven Zohar qui provient d'un espace mythique, ne cesse
d'évoluer dans un espace mystique soumis à toutes les
épreuves d'un « au-delà »
fantastique. Il surgit dans la diégèse avec sa fiancée
Radia qui disparaît dans les labyrinthes d'une cité magique (la
cité Nova). En quête perpétuelle de sa fiancée,
c'est une véritable quête de soi que le narrateur entreprend.
Toutes les vérités qui s'offrent à lui ne sont en fait que
des illusions. La femme se métamorphose en cité
(cité-Radia) et son propre être se confond avec une unité
anthropomorphique divine: Héllé. Se substituant l'une pour
l'autre, il croit trouver Radia mais c'est héllé qui surgit au
terme de chaque épreuve douloureuse. Le récit est un
véritable tourbillon où chaque mot doit être
décrypté à la lumière des sciences
ésotériques de l'Islam pour lui redonner sa juste fonction dans
la quête de Dieu qui ne dira jamais son nom puisqu'il s'agit là
d'une poésie mystique en prose du même registre que les
poésies des grands maîtres soufis (cf. notre premier chapitre de
cette partie).
Béida chichi (7) avait vu juste lorsqu'elle nous a
rapporté que « cours sur la rive sauvage » se
présente comme ces créations poétiques hantées par
les rêves, les mythes, les symboles et les images, comme
proposition à déchiffrement qui s'écrivent en dehors de
toute considération contraignante et relativisante et se donnent comme
totales. » (8)
Nous dirons aussi à sa suite que tout comme
Aragon, Dib veut cesser de vivre « par
procuration » et propose son
« moi » comme une forme vide qui s'ouvre aux
révélations de signes jusque là inconnus mais sans
toutefois ignorer le risque qu'il entreprend « l'espace
où je me suis engagé est celui de l'épreuve...
« il pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la
libération, de l'amour. Il pourrait... »
C.S.R.S.P.61.
Dib est conscient de son aventure car en engageant son
écriture il engage son « moi » et
là, est une autre forme d'autobiographie que nous avions nommée
« l'autopschégraphie » ou écriture de sa
propre âme.
Entre le récit d'Ibn Thophaïl et celui de
DIB, la quête est la même: l'ascension vers l'unité de
l'Existence est la même, seul le registre des mots a
changé:
« Toutes les essences divines et les âmes
souveraines sont libres de tout corps; elles en sont aussi exemptes que
possible, sans lien avec eux, sans dépendance par rapport à eux.
Que les corps disparaissent, qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas, cela est
différent. Elles n'ont de lien et de dépendance que par rapport
à l'essence de L'Un » H.I.Y.P.98.
___________________________________________________________
« Nous sommes immortels.Ces mots sitôt
émis, un dôme de lumière, bleu vif, adamantin, rompu de
cours éclairs, recouvre la mer et la plage. Il en ruisselle une
fraîcheur perçante. Il est de par le monde des lieux qui
conserveront toujours notre image et les images de ceux que nous aimons,
poursuis-je (...)- Les destinées se nouent ici. Nous sommes l'esprit
des choses... »Cours de la rive sauvage.P.84
Cette dépendance de l'esprit des
choses est le géno-texte commun des deux récits. Ibn
Thophaïl s'en remet à la théosophie pure, DIB s'en remet
à la littérarité du texte dans une intention commune
à force ontologique.
Nous ne sommes pas les premiers à savoir que c'est un
récit initiatique qui obéit forcément au modèle
grec: mort/ténèbres/descente en enfer/résurrection et
lumière, François Desplanques avait lui aussi
appréhendé cette structure du récit de Dib mais en la
réduisant à sa plus simple expression structuraliste. L'allusion
au contenu théosophique n'a été fait que par Mostefa-Kara
Fewzi (Sari) (10).
Voici le schéma global du récit tel qui a
été analysé par François Desplanques et que nous
reconnaissons comme convergent à notre analyse mis à part son
contenu théosophique que nous soutenons dans notre travail:
Structure de Cours sur la rive
sauvage
N° des S
|
Indication sur le contenu
|
Structure gle
|
S/ensemble
|
1-
|
Le trolley (première descente vers le centre)
|
T
E
|
I° mariage
P
|
2-
|
Le mariage étrange
|
N
|
R
|
3-
|
La dislocation de la ville
|
E
|
O
|
4-
|
Don des anneaux: Radia disparaît ville nova
|
B
R
|
L
O
|
5-
|
Ière exploration de la ville: Les vorasques
|
E
S
|
G
U
E
|
6-
|
Réflexions sur la ville nova
|
|
I° entrée ville nova
|
7-
|
Les statues
|
D
E
|
F Q
E U
|
8-
|
Radia-étoile, deux fois retrouvée et perdue
|
S
C
E
|
M E
M T
E E
|
9-
|
Les femmes endormies
|
N
|
/
|
10-
|
L'inconnue de la plage
|
T
E
|
S D
T U
A
|
11-
|
Le vieux sage: les deux descentes aux enfers
|
|
T T
U U
E
|
12-
|
La ville du soleil. Nouvelle apparition. de l'inconnue
|
L
U
M
|
|
13-
|
La ville du feu: les takas
|
I
E
|
QUETE DU « JE
|
14-
|
Nouvelles réflexions sur la ville; les 3
« moi »
|
R
E
|
|
15-
|
Le navire
|
M
|
2° mariage
|
16-
|
HELLE semble vaincue
|
O
|
|
17-
|
HELLE repart triomphante
|
N
|
EPILOGUE
|
= Séquences stratégiquesAbordant l'analyse du
récit sous sa forme purement structuraliste, nous aboutirons
nécessairement à ces conclusions et nous aurons
singulièrement déconstruit le texte en séquences
narratives. Or nous l'avions souligné, l'Instance narrative
première est la théosophie musulmane. Elle en est le
Destinateur, le destinataire étant la quête de
l'âme dans son Unicité; d'où l'unicité close
du récit dans sa pluralité polyphonique. Nous retenons
tout au long de notre analyse les trois structures globales: la
Mort, la descente aux enfers et la résurrection de l'initié dans
la lumière de la connaissance (concernant la littérature, la
résurrection dans l'écriture est par
l'écriture.)« Le discours méta-textuel
fait du narrateur le sujet d'une initiative et propose une définition du
mythe qui suppose une quête de la perfection de l'origine; et proposant
un nouveau commencement, il est tout à la fois mémoire et
création et définit le passé idéalisé qui
à un avenir « il nomme implicitement le projet de l'auteur et
transformer une mythologie en objet littéraire: « Toutes les
mythologies du passé, écrit Aragon, à partir du moment ou
l'on n'y croit plus, se transforment en roman » ( II)Là
où Beida Chikhi parlera du mythème nous parlerons d'Instance
narrative première: la théosophie. Nous concevons que les
symboles dans le mythe s'apparentent à ceux du soufisme. Nous n'avons
pas trouvé jusque là deux méthodologies distinctes. Une
« mythification » n'est pas forcément une
mystification mais tout deux s'identifient dans l'univers de la
littérature. Toutefois, nous dirons, sachant où nous mettons les
pieds, que l'investigation mystique focalise son lieu du Dire dans le mythe de
la création, fil d'Ariane qui remonte vers les Vérités
premières, voire à l'idée platonicienne de
l'être.Mohammed Dib réinvestit les quatre éléments
(feu-lumière, eau-vie, terre-mort et cieux-immortalité) dans son
récit en leur donnant leur fonction principielle, glorifier
l'unicité de la seule vérité qui les conjugue:
le privilège d'un bonheur: « J'eus
instantanément la perception de l'homme de vent en quoi j'avais
été transformé, et de l'être de feu qu'il
était aussi, et je sus de même qu'aucun obstacle ne serait plus
assez fort pour m'arrêter ou me détourner de ma recherche,
désormais.- Nul sortilège, triomphais-je, ni pouvoir:Ce qui
subsistait de moi était inévitablement promis au bonheur. La
circonstance se préparait depuis longtemps en quelque lieu, comment
dire? Privilégié:... » médita Iven
Zohar après avoir réussi les épreuves des quatre
éléments que lui imposa la divine Radia dans cette course folle
dans l'univers des signes. (10) C.S.R.S.P.138) Certes, il
s'agit là d'une cosmogonie poétique puisque nous l'avions dit, le
récit initiatique de Dib est une poésie en prose (Dib
étant poète avant d'être écrivain). D'ailleurs il ne
peut s'empêcher de laisser surgir cette vocation puisque dans l'attente
de la délivrance sublime, du but ultime de
« là-bas » (p.140): « je
murmurais en réponse à la captivante, l'insondable nostalgie de
ces vocalises:Berce mon corps, dissous mon ombreDans une
clairière diurne,Toi qui as rompu mille rêvespour
t'éveiller sous ma poitrineDans une clairière diurne,Un
territoire de hasard,un tremblement léger de feuillesou un feu
dispersé au vent,Et l'autre flamme qui rassembleUne architecture de
brumeLoin sur les vagues de la merM'accueillera peut-être un
jour. » (P.141)Si nous traduisons ces vers en arabe nous serons
étonnés de constater que c'est absolument le même registre
des signes utilisé, par les mystiques soufis voulant évoquer
l'univers de leur contemplation. Nous en avions déjà
souligné les fonctions dans l'espace de l'oralité initiatique
(cf.CH.I. de cette 2°partie). Voici quelques vers de Cheikh Ahmed
El-Allaoui à titre de rappel:« Au plus secret d'elle
même,abimé,jusqu'à penser qu'elle était moi,pour
rançon, elle prit ma vie.Elle me changea, me transfigura,De son propre
sceau me marqua,Me pressa contre elle, elle m'accorda un privilège
uniqueM'ayant tué et réduit en lambeaux,elle trempa ces restes
dans son sang,me nomma de son nom » (12)Nous constatons que
ce sont là deux registres identiques exprimant une quête commune:
la recherche de l'amant sublime dans l'extinction sublime du
« moi ».Il n'y a aucun doute que Mohammed Dib
puisait ses métaphores dans l'univers de la poésie mystique tout
en écrivant dans la langue de « l'autre ».Quant
à Hamidou Kane, l'echec de son récit est provoqué par la
métamorphose inachevée de son personnage Samba Diallo.
D'où l'échec de son itinéraire initiatique dans l'univers
hybride de la philosophie et de la théosophie. ECHEC D'UN
ITINERAIRE. (Cas de Samba Diallo)
1. LA MORTIFICATION.Mourir dans la
parole et ressusciter par la parole, tel est l'incipit du roman de Kane. Tout
un arsenal de la souffrance est déployé dans la rhétorique
de l'ouverture du récit de l'Aventure Ambiguë :
« comme s'il eût marché sur les dalles
incandescentes de la géhenne », « il avait saisi
Samba Diallo au gras de sa cuisse, l'avait pincé.... » ,
« le petit enfant avait haleté sous la douleur »,
« ses ongles s'étaient rejoints à travers le cartilage
du lobe qu'ils avaient traversés »« l'oreille,
déjà blanche de cicatrices à peine
guéries »« Ses yeux étaient implorants, sa
voix mourante, son petit corps était moite de fièvre, son coeur
battait follement ».L'A.A P.14/17Cette ouverture du
récit rejoint les épreuves de l'initiation imposées aux
jeunes néophytes dans quasi tous les rites d'initiation africains. Ces
pratiques païennes et animistes ont gardé leur valeur de
mortification même avec l'avènement de l'Islam( nous n'avons pas
trouvé ces pratiques dans le christianisme noir) ce qui montre que
l'animisme africain a pu garder certaines de ses pratiques en Islam.Cependant,
les pratiques de mortification ont toujours été gardées
dans certaines sectes chrétiennes; seules les méthodes et rites
diffèrent. Il nous est rapporté dans la préface du livre,
« le sens de la souffrance » de Max Scheller,
que « la souffrance est toujours liée au sacrifice , le
sacrifice de la partie pour le tout, de ce qui a une valeur inférieure
au profit de ce qui a une valeur supérieure, qu'elle est
inséparable de la mort et de l'amour: de la mort, puisque si la partie
meurt, c'est pour que le tout soit sauvé, de l`amour puisqu'une valeur
supérieure ne peut nous commander l'immolation d'une valeur
inférieure parce que nous l'aimons davantage. Ainsi la souffrance nous
oblige à subordonner notre vie sensible à une activité
spirituelle de plus en plus haute. Et c'est pour cela qu'elle est
purificatrice. Elle est donc l'amie de l'âme. Le souffrir du
chrétien « épuise jusqu'au fond de la souffrance en
adoucissant l'âme dans une égale piété de
soi-même et d'autrui » (13)Le thème de la
mortification évolue progressivement dans le récit puisqu'il
fonctionne comme un actant opérateur de la diégèse et nous
voyons se construire les transformations narratives dans une sorte de
littérature potentielle:« Le maître lâcha
l'oreille sanglante »(P.15) « Le maître qui tenait
maintenant une bûche ardente tirée du foyer tout proche
... »(P.15) « La bûche ardente lui roussit la peau.
Sous la brûlure, il bondit.. » (P.16). Ainsi le
thème de la mort et de la souffrance se poursuit dans le deuxième
chapitre « Gens de Dieu, songez à votre mort
prochaine...La mort n'est pas cette sournoise... »(P.23).Ce
n'est qu'avec l'émergence de la Grande royale que le thème de la
mort s
2. ubit une transformation isotopique afin de passer à
un niveau supérieur celui de la vie (mort VS vie) elle dit:
« Néanmoins, je suis inquiète, maître. Cet enfant
parle de la mort en terme qui ne sont pas de son âge . Je venais vous
demander, humblement, pour l'amour de ce disciple que vous chérissez, de
vous souvenir de son âge, dans votre oeuvre
d'édification » (P.35).Cette séquence discursive
agira sur la transformation de l'état initial (l'incipit), cette
unité de sens mythique (la souffrance vs mort) va engendrer des
séquences narratives qui feront éclater ce mythe et permettre au
récit de progresser dans l'univers de la mort symbolique; ce qui va
donner des discours de type:« Longtemps, l'enfant, près de
son amie morte, songea à l'éternel mystère de la mort et,
pour son compte rebâtit le paradis de mille manière »
(P.53), « après la mort de Dieu voici que s'annonce la mort de
l'homme »(P.113; « Il me semble qu'au pays des
Diallobé l'homme est plus proche de la mort, par exemple il vit plus
dans sa familiarité. Son existence en acquiert comme un regain
d'authenticité. Là-bas il existait entre elle et moi une
intimité, faite tout à la fois de ma terreur et de mon attente.
Tandis qu'ici, la mort m'est redevenue une étrangère »
(P.62)Cette récurrence du thème de la mort issu de la
mortification (incipit du récit) donnera au récit sa substance
initiatique puisque le néophyte, Samba Diallo, s'aventure sans la
spéculation intuitive de l'au-delà de la même
manière que Hayy Ibn Yaqdhân s'aventure sur ce
« quelque chose » qui a quitté le corps de
sa mère adoptive ( la gazelle) la laissant inerte et sans vie. La seule
différence est que l'univers de Hayy est celui de la théosophie
pure tandis que celui de Samba Diallo, celui de la philosophie discursive
à portée initiatique.La souffrance est messagère de la
mort mais redonne la vie, l'autre vie, Samba Diallo goûtera
l'expérience de la mortification puisqu'elle va prendre d'autres
dimensions encore plus graves et plus conséquentes pour les
Diallobé: « l'école où je pousse nos
enfants tuera en ceux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin
à juste titre. Peut être notre souvenir lui-même mourra t-il
en eux (..) nous acceptons de mourir en nos enfants.. »(P.57)Par
cette vérité avouée douloureusement par la Grande Royale,
le narrateur est convaincu que la tradition théosophique peule ne
répond plus aux exigences des temps modernes. La mort est
salvatrice pour permettre la résurrection dans les nouvelles valeurs
forgées par l'Occident. Mais « il arrive que
nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par
notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de
notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser,
et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne
s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors
nous nous cachons, remplis de honte. » (P.125) Samba Diallo a
conscience de l'Aventure Ambiguë et de l'impossibilité
d'accéder à la connaissance parfaite de Dieu en empruntant la
voie des philosophes: « j'ai choisi l'itinéraire le plus
susceptible de me perdre »(P.125) Nous retrouvons ici la cause
primordiale qui a poussé Ibn Thophaïl à écrire son
roman Hayy Ibn Yaqdhân puisqu'il s'agissait de montrer
l'impossibilité d'accéder à la connaissance stoïque
de Dieu par les voies de la philosophie: » Quant aux livres
d'Abou Narç El-Farabi qui sont arrivés jusqu'à nous, le
plus grand nombre est relatif à la logique. Ceux qui sont parvenus sur
la philosophie sont pleins d'incertitudes.(...)Il conduit ainsi tous les hommes
à désespérer de la miséricorde divine; il met les
bons et les méchants sur le même niveau, puisque, d'après
lui ce qui les attend tous c'est le
néant »H.I.Y.P.12Nous retrouvons dans le
récit que cette idée du néant est rejetée (ou
imposée): « ils disent que l'être est
écartelé de néant, est archipel dont les îles ne se
tiennent pas par en dessous, noyées qu'elles sont de néant. Ils
disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas elle y flotte, c'est
le néant. Ils disent que la vérité, c'est le néant
et l'être avatar multiple. « L'A.A.P.139.C'est
ainsi que Samba Diallo passe de l'épreuve de la souffrance du corps
à celle de la souffrance de l'esprit puisqu'il doit passer par le chemin
de la philosophie (d'où le récit autobiographique de
l'auteur).2. LA TYRANNIE DU « JE »
AUTOBIOGRAPHIQUE.Ecriture autobiographique, cheikh kane le
reconnaît lui même. Dans la famille on l'appelle
« Samba » qui est le nom de rang du
deuxième fils. Samba Diallo le personnage principal du roman s'interpose
entre le récit imaginaire et l'autobiographie. Son expérience
mystique ou plutôt celle de l'auteur laisse sous-entendre un point de vue
moderniste de l'écriture de la foi par la confrontation des
idées: « l'autobiographie permet au romancier de donner
libre cours à sa nostalgie du passé, d'éclairer,
d'expliquer les particularités du monde qu'il décrit, ou tout
simplement de faire prévaloir un point de vue
moderniste. » dira Mohamadou Kane (14).Le cas de notre auteur
est de donner à une expérience personnelle des perspectives
collectives, de se donner en exemple, de tracer un itinéraire
initiatique où le narra taire est invité à en faire le
parcours.Si le maître des Diallobé est dépassé par
les événements qui succèdent et qu'il ne veut pas faire un
choix dont il a la certitude qu'il le dépasse, Cheikh Hamidou Kane prend
la responsabilité de trancher sur la question et soumet son
oralité au dilemme de la confrontation entre les deux cultures,
occidentale et africaine. Il le dit dans son interview recueillie
par B.Kotchy: « Le Maître des Diallobé quant
à lui est un homme de Dieu. Sa caractéristique principale, c'est
d'être un mystique, Tout entier pénètre de Dieu et du Dieu
de l'Islam, du Dieu Unique. Ce Maître des Diallobé, on lui demande
maintenant de sortir de son rôle de pédagogue chargé de
former les enfants pour dire si la société doit accepter de
s'ouvrir ou pas. Très honnêtement, lui aussi, refuse de dire oui
et refuse de dire non. Il dit que son rôle est d'éduquer. Eduquer
sur le plan religieux, mais éduquer la totalité des
élèves, des enfants confiés à sa garde. Il ne veut
pas choisir, il ne veut pas faire un choix dont il a l'impression qu'il le
dépasse un peu. » (15)Kane prend en charge ce dilemme au
risque de l'échec du roman africain comme le souligne Mohamadou
Kane: « La prééminence du thème de
l'échec s'explique par la convergence du manichéisme et du
pessimisme. Elle permet de se demander si le progrès est possible et
à quelle condition, s'il est concevable sans la tradition. Elle
légitime la considération attentive des tensions et conflits dans
l'univers romanesque qui semblent inhérents à la situation de
confrontation entre la tradition et le progrès et qui constituent au
regard de la création littéraire, autant de techniques de
dramatisation » (16).La tyrannie du « je »
autobiographique procède de ce défi. Le narrateur-auteur
s'aventure fatalement d'où le titre du roman: « L'Aventure
Ambiguë ». Les personnages sont ceux de la
réalité historique, le « je » est celui de
l'autobiographie et, « l'histoire de la vie de Samba Diallo est
une histoire sérieuse » (l'.A.A.P.62).Il serait
erroné de dire que la narration à la première personne
suppose uniquement le « je » autobiographique car, c'est
plus complexe que cela. L'autobiographie dans le récit initiatique est
la convergence de trois instances du « je »: 1) l'instance
de la théosophie. 2) l'instance de l'histoire. 3) l'instance de
l'auteur.2.1. Le « je » de la
Théosophie.Cette instance n'apparaît qu'au chapitre
huit du roman avec l'incantation du maître du foyer ardent soumis au
dilemme du choix entre les nouveaux temps et la tradition africaine:
« Mon Dieu, vous avez voulu que vos créatures vivent sur
la coquille solide de l'apparence. La vérité les noierait. Mais
Seigneur de vérité, vous savez que l'apparence prolifère
et durcit. Seigneur, préservez-nous de l'exil derrière
l'apparence » L'A.A.P.95Cette notion d'apparence trouve
son explication dans la tradition théosophique de l'Islam, on la nomme
« dhahir » par rapport à ce qui est
caché ou « bathin ». L'Afrique ancestrale
garde jalousement ses secrets ou la (les) divinité (s) est vécue
dans/par les mythes et récits étiologiques; soumettre ces valeurs
à l'écriture par la langue de « l'autre »
c'est profaner les tombes des anciens qui ont longtemps travaillé
à transmettre leurs enseignements par initiation, et dans le respect des
valeurs authentiques africaines. C'est l'écriture de cette instance qui
provoquera une grave crise dans l'individuation de l'africain:
« Les hommes du Diallobé sentaient le drame et pensaient
à leur maître avec compassion et reconnaissance tout à la
fois » p.95.La nouvelle apparence de l'Etre est maintenant celle
de la technologie, de la science enseignée par l'Occident,
« apprendre à lier le bois au bois »,
« apprendre à vaincre même lorsqu'on a pas
raison » « apprendre à mourir en nos
enfants » comme le dira la Grande Royale.La tradition
théosophique est donc le destinateur du récit, c'est l'instance
profonde (le génotexte, dira Kristeva.j). La théorie
sémanalytique nous définit le génotexte comme étant
« un niveau abstrait du fonctionnement linguistique qui, loin de
refléter les structures de la phrase, et en précédent et
excédant ces structures, fait leur
anathèse. »« Il s'agit donc d'un fonctionnement
signifiant qui, tout en se faisant dans la langue, n'est pas réductible
à la parole manifestée dans la communication (dite normale),
à ses universaux et aux lois de leur combinaison. Le génotype
opère avec des catégories analytico-linguistique (pour lesquels
nous devrions trouver à chaque fois dans le discours théorique
des concepts anlytico-linguistiques) et dont la limite n'est pas de
générer pour le phénotexte une phrase
(sujet-prédicat), mais un signifiant pris à différents
stades du processus du fonctionnement signifiant. Cette séquence peut
être dans le phénotexte un mot, une suite de mots, une phrase
minimale, un paragraphe, un « non sens » etc. »
(17)A notre niveau d'analyse de ce génotexte ( le discours
théosophique) le processus d'engendrement du phénotexte
s'opère par la mise en texte du dialogue dans le récit ( dans le
roman de Kane le dialogue occupe une place prépondérante), cette
forme discursive que certains critiques qualifient de
« congrès de philosophes » constitue la signifiance
de l'oeuvre.2.2. Problématique du style
direct.Le style direct est l'engagement ouvert de la parole, il
prend à témoin directement le lecteur. Il est le
procédé didactique récurrent dans le récit
initiatique aussi bien de Dib que de Kane. Il introduit l'instance de la
théosophie car il permet dans sa forme dialogiste de confronter les
idées. Il a une intention plutôt éthique
qu'esthétique. Le dialogue entre le Maître et le disciple montre
la valeur de la soumission de l'acte de s'initier dans l'humilité. Quant
à la thématique de l'écriture de la foi. elle est
clairement annoncée à la page 19: « les trois
hommes s'étaient longuement entretenus des sujets les plus divers, mais
leurs propos revenaient régulièrement sur un sujet unique: celui
de la foi et la plus grande gloire de Dieu . » (P19).C'est
grâce à la mise en dialogue du récit que nous savons qu'il
s'agit de la confrontation non plus d'idées mais d'écoles:
-(...) l'école apprend aux hommes seulement à lier le bois au
bois... pour faire des édifices de bois... » or le mot
école, « prononcé dans la langue du pays, signifiait
bois. » « les trois hommes sourirent d'un air entendu et
légèrement méprisant à ce jeu de mots classique
à propos de l'école étrangère. »
(P.19)« Apprendre à lier le bois au
bois » sera apprendre à lier une école à une
autre, l'école du « foyer ardent » à
celle de l'étranger. Le style direct engage donc aussi le procès
négociant; que faut-il concéder? Et que faut-il
conserver?« - J'ai mis mon fils à votre école
et j'ai prié Dieu de nous sauver tous, vous et nous.- Il nous sauvera,
s'il existe.- J'ai mis mon fils à l'école parce que
l'extérieur que vous avez arrêté nous envahissait lentement
et nous détruisait.Apprenez-lui à arrêter
l'extérieur.- Nous l'avons arrêté.- l'extérieur est
agressif. Si l'homme ne le vainc pas, il détruit l'homme et fait de lui
une tragédie (...) l'Occident érige la science contre ce chaos
envahissant, il l'érige comme une barricade. (A.A.P.91)Dans la
nouvelle vision du monde les peuls mystiques, l'occident est une des faces de
Dieu, il est le « Dahir » par opposition au
« Bathin » (intérieur), les mystiques
l'ayant compris, ils s'en remettent à son école afin de
« se préserver de Dieu par Dieu » Se
préserver de son apparence par sa connaissance. Dans la tradition
théosophique de l'Islam, à toute descente ontologique (lier le
bois au bois) lui répond une attraction du désir d'amour
nécessaire. Ibn Sina, l'un des fondateurs de la théosophie
musulmane nous explique: «A la descente ontologique du flux
émanateur qui est la lumière, répond donc une attraction
de désir et d'amour nécessaire. Le Bien est diffusif de soi, et
Dieu ne peut pas ne pas épancher son flux émanateur. Et chaque
être ne peut pas ne pas désirer sa perfection dont le principe
suprême est en Dieu. » (17)L'aspect doctrinal à
contenu théosophique dans le récit d'Ibn Thophaïl ne devient
opérant dans le récit de Kane que par le procédé du
discours au style direct. Il ne s'agit donc plus du didactisme autoritariste
(roman à thèse) mais d'une littérature proposée.Par
conséquent, le dialogue devient l'expression scripturale de l'instance
narrative générative ( la théosophie). Loin de
définir l'esprit d'une époque ( Gistesgeschichte), le
récit initiatique à contenu théosophique redéfinit
la notion de foi monothéiste et la soumet naïvement à
l'espace de la parole « il n'y a pas antagoniste entre l'ordre de
ma foi et l'ordre du travail. La mort de Dieu n'est pas une condition
nécessaire à la survie de l'homme »
L'A.A.P.117C'est aussi avec l'anéantissement de l'être
( homme-religion) et par l'émergence de l'écriture ( l'occident
-scriptum) que s'engage le renouveau de l'être ( sans condition
d'idéologie dominante): « c'est au coeur même de
cette présence que naquit la pensée, comme sur l'eau un train
d'ondes autour d'un point de chute. » Dira l'instance narrative
(P.117).Aucun personnage n'incarne totalement l'instance narrative de la
théosophie. On ne peut appréhender cette instance que par
inférence, c'est à dire par déduction sémantique
issue de la signification engendrée par les différents dialogues
entre les différents personnages-actants dans le récit; de
là nous exposons les différents thèmes abordés par
cette instance de la théosophie:2.3. Le
travail.Après le thème prépondérant de
la mort (thème omniprésent), c'est celui du travail qui
émerge dans le récit. Tout le rapport tradition/modernité
est axé sur ce thème qui fera l'objet d'une discussion
passionné entre le chevalier et son fils Samba Diallo.
« Si l'occident ne prie pas c'est parce qu'il
travaille » à ces propos de Samba Diallo, le chevalier
rétorque en redéfinissant le travail en fonction de la
théosophie:« - Veux-tu maintenant que nous
élargissons et examinons ces idées en fonction de Dieu?- Oui,
prenons le cas où le travail vise à conserver la vie.Raisonnons
sur lui, puisqu'il est le cas de rigueur. Mêmedans ce cas, le travail
diminue la place de Dieu dans l'attentionde l'homme. Cette idée me
blesse par quelque côté. Ellem'apparaît contradictoire. La
conservation de la vie - doncle travail qui le rend possible - doit être
pie parexcellence » (L'A.A.P.110)Samba Diallo qui
maintenant fait son initiation à la pensée occidentale en lisant
d'abord Pascal et Descartes se réjouit de savoir que les paroles de son
père et celles des philosophes de l'occident se rejoignent dans les
fondements de la pensée monothéiste: « ainsi, se
dit-il, les maîtres sont d'accord. Descartes, ainsi que le maître
des Diallobé, ainsi que son père, ont tous éprouvé
la dureté irréductible de cette idée. La joie de
Samba Diallo s'accrut de cette convergence; le travail n'est pas une source
nécessaire de conflit entre eux... » (P.116).L'initiation
dans la pensée positiviste occidentale est le parcours de
l'initié en quête d'une foi ontologique réifiée ( ce
que nous avions expliqué lorsque nous avions évoqué la
quête des douze grains) « la perspective mystique
étant toujours et partout essentiellement la même, en dépit
des modifications particulières dues au milieu dans lequel elle
s'épanouit et à la forme religieuse sur laquelle elle s'appuie,
on voit des systèmes éloignés et sans parenté entre
eux, présenter une similitude extraordinairement étroite et
coïncider même en bien des modalités d'expression... Nombres
d'auteurs écrivant sur le soufisme n'ont pas tenu compte de ce principe,
d'où la confusion qui a longtemps régné. »A
la lumière de cette opportune remarque de Nicholson (18) nous serons
à notre tour réconforté de dire que les parcours
initiatiques sont différents dans leur forme mais convergents dans leur
contenu théosophique. Nous voyons donc ce transfert du contenu doctrinal
vers l'univers de la littérature où le voyage initiatique se
réalise en occident.Conjointement au thème du travail, c'est
celui de l'Apocalypse qui à son tour renforce le ton classique de
l'auteur.3. L'APOCALYPSE.«Dieu en qui je
crois, si nous ne devons pas réussir, vienne l'Apocalypse: prive-nous de
cette liberté dont nous n'aurons pas su servir. Que ta main, alors,
s'abatte, lourde, sur la grande inconscience. Que l'arbitraire de Ta
volonté détraque le cours stable de nos lois »
A.A.P.93C'est sur cette incantation que se termine tout un chapitre
(VII) sur la vision apocalypse du narrateur.Ce chapitre évoquant
l'apocalypse suit celui ou le narrateur raconte les derniers instants de Samba
Diallo dans le foyer ardent ou il reçut les vérités des
paroles mystiques de son maître. Il doit maintenant quitter tous ceux qui
ont contribué à son éducation religieuse pour aller
à L. Ville de sa deuxième étape, son deuxième
parcours: l'école étrangère où il doit
apprendre « à lier le bois au bois »,
« à vaincre même lorsqu'on n'a pas
raison ». C'est le départ douloureux puisqu'il doit
abandonner des valeurs qui l'ont vu naître pour des valeurs qui ne
connaît pas encore, « longtemps, dans la nuit, sa voix fut
celle des fantômes aphones de ces ancêtres qu'il avait
suscités. Avec eux, il pleura leur mort; mais aussi longuement, ils
chantèrent sa naissance. A.A.P.85Le thème de
l'apocalypse n'est pas venu fortuitement puisque le narrateur sait ou il va.
Toutes les séquences narratives depuis l'incipit jusqu'à
l'explicit sont engendrées par le rapport Mort/Vie sauf que dans le
récit initiatique, l'apocalypse ne survient que pour les
« autres » car pour le narrateur initié
cela suppose la vraie vie dans un univers ou tout s'effondre. La
première initiation étant l'extinction du
« Moi » sublime par la mortification: tout actant ou acteur
doit périr au profit de l'ultime vérité: Dieu. Par
conséquent, le thème de l'apocalypse engage cataphoriquement la
mort de Samba Diallo: Il a dû mourir dans la parole du maître au
foyer Ardent; mourir dans l'école étrangère et mourir
ensuite par la main du fou qui accomplit la sentence rituelle de la mise
à mort. « puis, après tout. Contraindre Dieu...lui
donner le choix, entre son retour dans votre coeur, ou votre mort, au nom de sa
gloire. » (P.187).La récurrence des sèmes
apocalyptiques est évidente tout au long du récit:
« comment le sauver (Dieu)? Lorsque la main est faible, l'esprit
court de grands risques, car c'est elle qui le défend... »
(P.20), même au prix de son sacrifice? » (P.21),
« gens de Dieu, songez à votre mort prochaine. »
(P23), gens de Dieu, vous êtes avertis, reprit Samba Diallo. On meurt
lucidement, car la mort est violente qui triomphe, négation qui
s'impose. Que la mort dés maintenant soit familière à vos
esprits » (P.24) « Après la mort de Dieu, voici que
s'annonce la mort de l'homme » (P.113) etc..La récurrence
des sèmes apocalyptiques entraîne sémantiquement les
séquences narratives vers l'issue fatale du récit.Sur le plan de
la théosophie et en reprenant l'approche sémanalytique de
Kristeva, les mots ainsi que les séquences narratives du récit ne
sont que l'expression phéno-textuelle d'un géno-texte, un
« engendrement de la formule ». La structure profonde
du récit dans la théosophie, la narration substructurelle trouve
son lieu du dire dans les fondements même de la théosophie. Sur
les traces d'Avicenne, Louis Gardet nous explique que: « Pour
Plotin, L'Un, Pensée pure et indifférenciée,
« ne connaîtra ni les autres ni lui même ».
Pour Aristote au contraire, Dieu se contemple lui-même, dans la
perfection suprême de sa propre essence. Il est le pensée qui se
pense en un acte immanent où est abolie toute dualité de sujet et
d'objet. Mais en cet acte se consomme l'activité parfaite de Dieu. Il
n'a besoin de rien connaître hors de lui, bien plus, il ne le peut, car
toute activité et toute connaissance ad-extra serait incompatible avec
son immutabilité. » (19.Par conséquent, le
récit va vers une unité extra-textuelle. L'affrontement des
idées, le conflit du « même » et de
« l'autre », le parcours dans la pensée occidentale,
le dilemme entre la tradition et la modernité ne sont que des structures
de surface. Le récit doit parvenir a sa propre destruction et de ce
chaos doit émerger « la pensée qui se pense en un
acte immanent ou est abolie toute dualité de sujet et
« d'objet » (plotin).Nous verrons tout au long du
récit cette entropie actancielle opérer en opposant
successivement les actants qui doivent à leur tour périr
dés que le narrateur avance vers l'étage terminal de l'apocalypse
du récit:Chapitre premier:Séquence de
mortification dans la parole du Maître+perte des valeurs traditionnelles
du foyer ardent, lieu séculaire d'initiation au profit de la nouvelle
école « Monsieur le Directeur d'école,
disait le maître, quelle bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des
hommes pour qu'ils désertent nos foyers ardents au profit de vos
écoles. » (19)Chapitre IISéquences
de mortification dans l'univers eschatologique de la mort-
démystification de la mort par le surgissement de la Grande
Royale: « je crois que le temps est venu d'apprendre
à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire à un
monde de vivants où les valeurs de mort seront bafouées et
faillies. » (P.38)Chapitre IIISéquences de
prise de conscience du narrateur qu'à la lourdeur du corps ( de la foi)
doit se substituer le poids de la décision fatale d'envoyer les enfants
des Diallobé à la nouvelle école
(française): « Les hommes du Diallobé
voulaient apprendre à « mieux lier le bois au bois »
ils s'inquiètent de la fragilité de leur demeure, du rachitisme
de leur corps, les Diallobé voulaient plus de poids. »
Ainsi le poids de la tradition séculaire doit laisser la place au
bonheur de la vacuité. L'exemple de la courge est signifiant pour le
maître des Diallobé: « la courge est une nature
drôle, dit enfin le maître. Jeune, elle n'a de vocation que celle
de faire au poids. De désir que celui de se coller amoureusement
à la terre. Elle trouve sa parfaite réalisation dans le poids.
Puis, un jour, tout change. La courge veut s'envoler. Elle se résorbe et
s'évide tant qu'elle peut. Son bonheur est en fonction de sa
vacuité. De la sonorité de sa réponse lorsqu'un souffle
l'émeut. La courge a raison dans les deux cas. »
(14)L'opposition lourdeur/poids vs vacuité/bonheur accentue
l'entropie actancielle aggravée par les propos de cette femme
mystérieuse. La Grande Royale provoque la réponse qui
délivre le récit de ce dilemme: « Si
je ne dis pas aux Diallobé d'aller à l'école nouvelle, ils
n'iront pas. Leurs demeures tomberont en ruine. Leurs enfants mourront ou
seront réduits en esclavage. La misère s'installera chez eux et
leurs coeurs seront pleins de ressentiments... - La misère est, ici-bas,
le principal ennemi de Dieu » . (P.44)Nous voyons que le
programme narrative apocalyptique poursuit son entropie en posant les
dualités puis en les résorbant au profit du récit
initiatique jusqu'à son épuisement sémantique (la mort du
récit = la mort de Samba Diallo).Chapitre IVAnnulation
des oppositions souffrance/bonheur, lourdeur/ vacuité et
émergence des séquences transformatives, corporéité
vs spiritualité. Chez la Grande Royale: « Samba
Diallo se laissait gâter avec apparemment la même profonde
égalité d'âme que lorsqu'il subissait les mauvais
traitements du foyer » (P49)Il est étonnant de constater
que l'émergence de la spiritualité chez le jeune Samba Diallo se
réalise dans la même univers de Hayy Ibn Yaqdhân lorsqu'il
se trouva en face du cadavre de sa mère adoptive ( la gazelle) et se mit
à méditer sur ce quelque chose qui quitta le corps, le laissant
inerte et sans vie jusqu'à découvrir par intuition
spéculative les secrets de l'âme et par extrapolation l'Etre
éternel.(cf notre première partie sur le H.I.Y d'Ibn
Thophaïl).Pour le cas de Samba Diallo, c'est la mort de la vieille Relia,
la douce nourrice protectrice qui le rendit malheureux. Il revint souvent
méditer sur sa tombe en se souvenant de son corps et de son image; mais
il comprit vite que la corporéité n'est que le contenant du
secret de la vie et de l'âme: « cet engloutissement
physique de la vieille Relia par le néant, lorsque le garçonnet
en prit conscience, eut pour effet de la rapprocher davantage de sa silencieuse
amie. Ce qu'il perdait d'elle, de présence matérielle, il lui
sembla qu'il le regagnait d'une autre façon, plus pleine (...)
longtemps, l'enfant, prés de son amie morte, songea à
l'éternel mystère de la mort et, pour en compte, rebâtit le
paradis de mille manières » (A.A.P.53)Le cas de Hayy Ibn
Yaqdhân est identique concernant cette séquence transformative du
récit, prenant comme support d'ascension mystique le corps de sa
mère adoptive alors qu'elle mourut, il se remit à
l'évidence que ce qu'il recherche est d'ailleurs :« alors,
le corps entier lui parut vil et sans valeur auprès de cette chose qui,
selon sa conviction y demeurait un temps et le quittait ensuite. Il concentra
donc uniquement ses réflexions sur cette chose, se demandant ce qu'elle
était et ce que c'était. Qu'est-ce qui l'avait attachée
à ce corps, où elle s'en était allée, par quelle
issue elle était passée quand elle était sortie du corps,
quelle cause l'avait chassée, au cas où son départ avait
eu lieu par contrainte, ou bien quelle cause avait rendu le corps si odieux
pour qu'elle s'en séparât, au cas où son départ
avait été volontaire.(H.I.Y.P.37).Cette analogie des
séquences transformatives n'est pas fortuite car dans la tradition
théosophique de l'Islam, l'amour de l'être physique est un
obstacle ( awarid) dans le parcours initiatique. Le néophyte
doit reconsidérer sa vision des êtres (les plus chers) et ainsi
dépasser l'entendement commun de l'amour. Il doit se passionner pour le
contenu et non pour le contenant (pour la substance et non pour la forme).
L'exposé abordant ce thème dans le récit de Hayy Ibn
Yadqhan est le méta-texte de toutes les séquences transformatives
de la corporéité vs spiritualité:« (...) de
la transformation des uns dans les autres, que de tout ce qui est à la
surface de la terre rien ne conserve sa forme, mais que la
génération et la corruption s'y succèdent
indéfiniment; que la plupart de ces corps sont mélangés,
composés de choses contraires, et c'est pourquoi ils tendent vers la
corruption, qu'il ne s'en trouve aucun de pur, et que ceux qui se rapprochent
de la pureté, de l'absence de mélange et d'adultération,
sont très peu sujets à la corruption, comme l'or et l'hyacinthe.
Or, les corps célestes sont simples, purs; par suite, ils ne sauraient
être sujets à la corruption, et les formes ne s'y succèdent
point » (H.I.Y.P.74). C'est dans cet esprit de
discernement et d'élévation que se poursuit la quête de
tout initié au soufisme mais lorsque le support de l'expression de ces
états d'âme est la littérature par l'écriture,
les champs lexicaux subissent un écart sémantique puisqu'ils
glissent vers l'univers métaphorique et/ou allégorique ( le
cas de cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib est plus
édifiant).Continuellement dans cette démarche
apocalyptique, le narrateur de l'Aventure Ambiguë procède par
transformation d'un niveau à un autre tout en aggravant le ton des
dialogues entre les différents personnages actants du récit ainsi
qu'en annulant les paradoxes après les avoir confrontés à
la vision occidentale de l'être ( dans la foi).Le chapitre qui va suivre
est lui aussi cataphorique, il annonce l'histoire troublante de Samba Diallo
qu'il prépare à la fin tragique et pathétique dans la
même stratégie narrative de la mise en opposition des actants
duels.Chapitre VL'ordre nouveau apporté par les
blancs et la mise en scène de deux protagonistes du drame africain: le
fils de Delacroix (par allégorie, le christianisme) et Samba Diallo (par
allégorie, l'Islam noir) et la rencontre de deux religions
monothéistes dans un espace privilégie (l'école des
blancs):« ceux qui n'avaient point d'histoire rencontraient ceux
qui portaient le monde sur leurs épaules. Ce fut un matin de
gésine. Le monde connu s'enrichissait d'une naissance qui se fit dans la
boue et dans le sang. (L'A.A.P.59)Voici un énoncé à
valeur d'antithèse: « l'histoire de la vie de Samba Diallo
est une histoire sérieuse. Si elle avait été histoire
gaie, on vous eut raconté quel fut l'ahurissement des deux enfants
(....) Mais il ne sera rien dit de tout cela, parce que ces souvenirs en
ressusciteraient d'autres, tout aussi joyeux, et égaieraient ce
récit dont la vérité profonde est toute de
tristesse. » (P.62)La récurrence du thème de
l'apocalypse maintient le narrateur en éveil stratégique
d'écriture puisqu'il l'avoue lui-même; il ne peut donner une
tournure gaie du récit même s'il le pouvait. Il doit
procéder par entropie actancielle fidèle à son programme
narratif d'où, nous voyons émerger une de ses structures
profondes (mort vs vie) dans ce petit dialogue entre les deux
représentants de ces deux cultures:« - Regarde, Jean,
comme cette fleur est belle. Elle sent bonIl se tut un instant puis ajouta, de
façon inattendue.- mais elle va mourir...Son regard avait brillé,
les ailes de son nez avaient légèrement frémi quand il
avait dit que la fleur était belle.il avait eu l'air triste l'instant
après.- elle va mourir parce que tu l'as coupée, risqua Jean.-
Oui, sinon, voilà ce qu'elle serait devenue.il ramassa et montra une
espèce de gousse sèche et épineuse. »
(P.69)La vision des choses est différente chez Samba Diallo; elle
est prémonitoire chez le narrateur « cette belle fleur
doit mourir dans tous les cas » la mort de Samba Diallo est
évidente mais il doit avant tout donner un sens à son sacrifice
lorsque tout périt à ses yeux pour ne laisser la place qu'au sens
qu'il veut donner à sa quête ontologique.Il est toujours question
de cette vacuité qu'il doit remplir par la connaissance qu'il a
héritée de ses maîtres. L'Occident travaille les
contenants, l'Africain a science des contenus, Hamidou Kane en fait le parcours
initiatique. Par la bouche de son narrateur, il tue la forme, admire la
substance, démystifie le néant et enfin rejoint l'idée
matricielle de l'Unité de l'Existence enseignée par ses
prédécesseurs dans la voie des mystiques. Il se le rappelle dans
cet énoncé autobiographique par la bouche de son personnage
Samba: « Mon Dieu, Tu ne Te souviens donc pas? Je suis bien cette
âme que tu faisais pleurer en l'emplissant. Je t'en supplie, ne fais pas
que je devienne l'ustensile que je sens qui s'évide déjà
(...) Souviens-toi comme tu nourrissais mon existence de la Tienne. Ainsi le
temps est nourri de la durée. Je te sentais la mer profonde d'où
s'épandait ma pensée et en même temps qu'elle, tout. Par
toi, j'étais le même flot que tout. »
(P.139)Chapitre VIILa raison d'un exil et la parole
ressuscitée. Les séquences narratives de ce chapitre
ne sont plus transformatives dans la dynamique de l'entropie actancielle mais
catalysantes. Le narrateur par la bouche du chevalier justifie l'exil de Samba
Diallo et par la même de son peuple dans l'univers de ceux qui ont su
maîtriser l'extérieur et parfait l'outil. Cependant les signes
précurseurs de l'apocalypse du récit sont toujours
distribués sémiotiquement. La métaphore du fleuve est
là pour catalyser le programme narratif de l'apocalypse engendré
par l'instance de la théosophie:« du fond des âges,
il sentait sourdre en lui et s'exhaler par sa voix un long amour aujourd'hui
menacé. Progressivement se dissolvait, dans le bourdonnement de cette
voix, quelque être qui tout à l'heure encore était Samba
Diallo. Insensiblement, se levant des profondeurs qu'il ne soupçonnait
pas, des fantômes l'envahissaient tout entier et se substituaient
à lui. Il lui semblait que sa voix était devenue innombrable et
sourde comme celle du fleuve certains soirs » (P.84)Dans la
tradition théosophique, la symbolique du fleuve qui emporte tout dans
son passage lorsqu'il est en crue exprime la force destructrice du destin
imprévisible; elle est la constante de l'univers où flottent les
apparences d'un extérieur trop fragile. Nous retrouvons ici un des
précieux enseignements de Tierno Bokar, le Maître de la parole de
Bandiagarra:« La féerie des nuages multicolores qui
saluent le soleil à son lever et à son coucher s'évanouit
quelques instants après l'aurore ou le crépuscule. De même
le charme de la vierge ne tarde pas à se faner. Au cours de ses ans, la
jouvencelle devient une laideronne aux traits ravinés. Et qu'en est-il
des mets délicieux? A peine la bouchée de nourriture a-t-elle
dépassé la luette qu'elle se noie dans les liquides organiques du
corps.O Toi, adepte, encore au seuil de cette Zaouia ou nous souhaitons voir
briller pour nous tous et pour tout ce qui vit la flamme sacrée du bon
conseil, sache que la beauté purement physique est aussi
éphémère que les feux du crépuscule ou le
rougeoiement de l'aurore. Détourne tes efforts de la recherche exclusive
de cette beauté et dirige-les vers l'acquisition de la véritable
et immuable beauté: la beauté intérieure, celle qui
fleurit dans les prairies spirituelles. Cherche en Vérité et
cherche encore: cherche dans les ténèbres de la vie matricielle
et, quand tu l'auras méritée de Dieu, l'étoile brillante
dont il est question dans le livre saint te guidera dans le jardin des
beautés réelles et éternelles. (20Chapitre
VIIRécurrence du thème de
l'Apocalypse:« Paul Lacroix, debout derrière la
vitre fermée, attendait qu'attendait-il? Toute la petite ville attendait
aussi, de la même attente concernée, le regard de l'homme erra sur
le ciel ou de longues barres de rayons rouges joignaient le soleil agonisant
à un Zénith qu'envahissait une ombre insidieuse. « Ils
ont raison, pensa-t-il, je crois bien que c'est le moment. Le monde va finir,
l'instant est fragile. (A.A.P.86)La récurrence du thème de
l'apocalypse n'est pas fortuite, le narrateur consciemment sème
l'angoisse existentielle même chez ses personnages les plus
cartésiens. En fait il est toujours fidèle à son programme
narratif puisqu'il doit sémantiquement entraîner son récit
vers sa propre apocalypse et en méta-texte c'est la vision apocalyptique
de ses maîtres ( Tierno Bokar) qui engendre le discours.
Chapitre VIIILe dilemme d'un choix et la vision de
« l'autre » par le « même »
(vision toujours apocalyptique)« Mon Dieu, vous avez
voulu que vos créatures vivent sur la coquille solide de l'apparence. La
vérité les noierait. Mais, Seigneur de vérité, vous
savez que l'apparence prolifère et durcit. Seigneur,
préservez-nous de l'exil derrière l'apparence »
(A.A.P.95)Cette prière du Maître des Diallobé surgit
du dilemme de son choix décisif pour envoyer les enfants des
Diallobé à l'école des étrangers. Le fou, enfant
des Diallobé connaît déjà « l'autre
monde » où l'enveloppe de la coquille étouffe la
grande vérité du corps, le fou qui avait déjà connu
l'exil au pays des blancs en ayant même participé à une de
leur guerre décrivant la cité des blancs en employant un lexique
issu de sa propre vision du monde( la notion de personne y est totalement
différente):« il n'y avait aucun pied. Sur la carapace
dure, rien que le claquement d'un millier de coques dures. L'homme n'avait-il
plus de pieds de chair? (...) depuis, que j'avais débarqué, je
n'avais pas vu un seul pied.(...) Cette vallée de pierre était
parcourue, dans son axe par un fantastique fleuve de mécanique
engagée (...) Là, devant moi, parmi une agglomération
habitée, sur de grandes longueurs, il m'était donné de
contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d'hommes.
Imagines-tu cela, maître, au coeur même de la cité de
l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux
contacts alternés de ses deux pieds. »
(P.104)Parallèlement au thème de l'apocalypse nous voyons
que le narrateur engage par anticipation le thème de l'exil. C'est le
récit impossible doublement puisque ce qui attend Samba Diallo c'est
l'accomplissement de l'apocalypse ou l'exil dans une métamorphose
inachevée entre sa culture dans la parole du Maître et celle
où l'enveloppe est dominante.Au sujet de cette notion de
personne en Afrique Noire, Roger Bastide nous explique que « pour
l'Africain, on ne peut dire que le principe d'unité soit le corps,
puisqu'il y a plusieurs âmes corporelles; et même s'il existait une
unicité corporelle, le corps ne pourrait communiquer à
l'âme son unité. Car il y a plusieurs âmes spirituelles;
force vitale, ombre, double... et nous devons reconnaître
l'indépendance de ces divers principes. On sait que la pensée
africaine est une pensée par correspondance mystique et non pas, comme
la nôtre par « emboîtement »
logique ». (21)Réconforté par cette approche du
CNRS il nous paraît légitime nous concernant ( sur le plan de la
littérature) de ne concevoir l'étude d'une oeuvre africaine
à contenu théosophique que par le retour aux principes fondateurs
de la pensée africaine.Le récit de Kane voulant engager la
métamorphose du « même » dans
l'univers de « l'autre » déclenche
l'apocalypse du récit qu'il ne peut plus dominer.
« Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos
enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux
toute la place que nous aurons laissée libre » dira la
Grande Royale qui, comme nous l'avions dit symbolise la nouvelle
Afrique.L'Africain a perdu la guerre contre les blancs; la
défaite est totale; il s'agit maintenant de gagner la guerre des mots
sur le champ de bataille qu'est la littérature. Tous les
écrivains africains l'ont compris et notre genre initiatique est celui
de la confrontation des idées ontologiques. Mais là aussi
l'Aventure Ambiguë est le drame de l'échec
évident (puisqu'il faut aussi écrire dans la langue de
« l'autre »).Nous ne négligeons
pas qu'il y a aussi un élan associationniste et assimilationniste dans
le récit de Kane fidèle à la nouvelle éducation
africaine prônée durant la période coloniale par les
mouvements d'assimilation: « une culture Franco-Africaine
s'ébauche qui, puisant son inspiration dans la pure tradition
française, plonge dans la source profonde de la vie
indigène...Notre éducation africaine doit avoir un regard
tourné vers la France pour recevoir la lumière, un regard
tourné vers l'Afrique pour y puiser des énergies d'actions... Il
faut développer une culture africaine qui révélera
à l'indigène son pays et son âme, pour la faire
accéder par degré à cet idéal de la culture
Franco-Africaine qui sera le ciment d'une association féconde et
définitive. »(Education Africaine N° 87. 1934).Mais
le thème de l'échec est aussi présent que celui de
l'association. Lucien Goldman abordant la caractéristique du roman nous
dit que « le roman se caractérise comme l'histoire d'une
rencontre de valeurs authentiques sur un monde dégradé,
dégradation qui, en ce qui concerne le héros, se manifeste
principalement par la médiation, la réduction des valeurs
authentiques au niveau implicite et leur disparition en tant que
réalités manifestées »
(22).Chapitre IX (cf. notre étude sur le thème
étudié supra: Le Travail.)Nous voyons que dans ce
chapitre ce n'est plus l'homme indigène que glorifie son maître
blanc mais c'est l'homme africain qui plaint l'homme blanc de ne pouvoir
percevoir les vérités profondes de la vie et se propose de ne pas
l'abandonner dans la construction commune de la cité
idéale: « la cité future, grâce
à mon fils, ouvrira ses baies sur l'abîme, d'où viendront
de grandes bouffées d'ombre sur nos corps desséchés, sur
nos fronts altérés. Je souhaite cette ouverture de toute mon
âme. Dans la cité naissance, telle doit être notre oeuvre,
à nous. » (P.93).« Nous ne pouvons abandonner nos
frères qui ne croient pas. Le monde leur appartient autant que nous. Le
travail est une loi autant qu'à nous. Ils sont nos frères. Leur
ignorance de Dieu, souvent, elle leur sera advenu comme un accident de travail,
sur les chantiers ou s'édifie notre demeure commune. Pouvons-nous les
abandonner? » (P.117)Par les enseignements de la
théosophie et à la lumière de la parole de Tierno Bokar,
ces énoncés narratifs que nous avons rapportés ne sont pas
fortuits, ils expriment la profondeur de la pensée ontologique ( ainsi
que sa portée universaliste). Voici un extrait du dialogue entre le
Maître et le disciple concernant la relation avec les gens d'une autre
foi:« Tierno, lui demandai-je un jour, est-il bon de converser avec
les gens d'une autre foi pour échanger des idées et mieux
connaître leur Dieu?Pourquoi pas? Je te dirai: il fait causer avec les
étrangers si tu peux rester poli et courtois (...) croire que sa race et
sa religion, est seule détentrice de la vérité est une
erreur. Cela ne saurait être. En effet, la foi est comparable (d'une
nature) à celle de l'air, comme l'air, elle est indispensable à
la vie humaine et l'on ne saurait trouver un seul homme qui ne croie
véritablement et sincèrement à rien. La nature humaine est
telle qu'elle ne peut pas ne pas croire en quelque chose: Dieu ou diable, force
ou fortune, chance ou malchance. »(23)Le narrateur de l'Aventure
Ambiguë aura tout tenté avant l'Apocalypse du récit. Cette
technique de dramatisation du texte tient le rôle d'énigme dans le
récit classique (sujet vs objet, adjuvant vs opposant) la volonté
de communier avec « l'autre » engage le
procédé d'équilibre (mais vite rompu) par le programme
apocalyptique de la narration.La première partie du récit
s'achève dans la mise en texte de cette entropie actancielle où
le thème de l'apocalypse est omniprésent. La deuxième
partie du récit amorce la descente en enfer de l'initié, il doit
maintenant s'initier au projet civilisationnel de l'occident. Le narrateur a
voulu qu'il aille terminer ses études de philosophie en France non pas
dans le cadre de l'assimilation ni celui de l'association mais plutôt
pour aggraver le processus apocalyptique de son récit. Il sait que Samba
Diallo est déjà mort symboliquement, les épreuves de
mortification subies au Foyer Ardent lui ont ôté toute idée
d'intégration ou d'assimilation. La Parole du Maître est
douloureusement incrustée dans le plus intime de son moi:
« Le maître, lui, a un corps fragile qui déjà est
très peu présent. Mais de plus, il a la parole qui n'est faite de
rien, mais qui dure... qui dure. Il a le feu qui embrase les disciples et
éclaire le foyer. La disparition de ce corps peut-elle rien à
tout cela? L'amour mort laisse un souvenir, et l'ardeur morte? Et
l'inquiétude? le Maître, qui était plus riche que la
vieille Rella, mourrait moins complètement qu'elle; Samba Diallo le
savait »(A.A.P.75)Le narrateur a pris soin d'anticiper cette
vérité pour permettre l'aboutissement de son programme narratif
(la mort du récit). Mais avant de livrer son récit totalement
à l'échec, il prend soin d'installer la métamorphose
inachevée qui accomplit le destin fatal. .4. LA METAMORPHOSE
INACHEVEE.« il arrive que nous soyons
capturés au bout de note itinéraire, vaincus par notre aventure
même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre
cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que
nous voila devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne
s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y
laisse » (A.A.P.125)Sur ces propos de l'auteur par la bouche de
son personnage, le lecteur peut lui aussi anticiper l'explicite du récit
surtout lorsque le narrateur fait dire à Samba Diallo cette phrase
fatale » j'ai choisi l'itinéraire le plus susceptible de
me perdre. » (P.125)Samba Diallo savait qu'en quittant le foyer
Ardent, il irait à sa perte mais l'instance de la théosophie est
plus forte que la logique du récit, le méta-texte tyrannise le
texte (phénotexte) car aborder l'initiation dans la tradition
théosophique de l'Islam c'est rompre avec le quotidien des hommes pour
ne percevoir que la pensée qui se pense en dehors de toute
dualité.Si nous faisons une approche comparative entre ce chapitre et
l'ouverture du roman d'Ibn Thophaïl, nous constatons que les deux se
désengagent rhétoriquement de la pensée des philosophes en
s'affranchissant ainsi de la philosophie (bien que Diallo fasse ses
études en philosophie).Cas de Hayy Ibn
Yaqdhân:« Ne crois pas que la philosophie qui
nous est parvenue dans les écrits d'Aristote, d'Abou Naçr
El-Farabi et dans le livre de la Guérison d'Avicenne, satisfasse au
désir qui est le tien; ni qu'aucun des Andalous ait écrit de
suffisant sur cette matière »
H.I.Y.P.10.Cas de Samba
Diallo:« -Il m'a semblé que cette histoire
avait subi un accident qui l'a gauchie et, finalement, sortie de son projet.
Est-ce que vous me comprenez? Au fond, le projet de Socrate ne me paraît
pas différent de Saint Augustin, bien qu'il y ait eu le Christ entre
eux. Ce projet est le même jusqu'à Pascal. C'est encore le projet
de toute la pensée occidentale » (l'A.A.P.125)Le projet
dont parle le narrateur par la bouche de son personnage est celui de la
pensée unitive où s'effondre toute dualité du sujet et de
l'objet. Samba Diallo l'ayant compris, sa descente en enfer se fait dans la
pensée philosophique de « l'autre », le
contre discours d'Ibn Thophaïl est repris dans le récit de Kane
puisqu'il doit lui aussi réfuter la thèse des philosophes en
aggravant le processus de la métamorphose.Dans la tradition
théosophique de l'Islam, la philosophie n'est nullement le lieu du dire
du discours ésotérique mais le lieu éventuel de
vérification des thèses unitives des Soufis de tous les
temps: « Les pensées.. Hum! Pascal. C'est
certainement l'homme d'Occident le plus rassurant, mais méfie-toi de
lui. Il avait douté. Lui aussi a connu l'exil. Il est vrai qu'il est
revenu ensuite, en courant; il sanglotait de s'être égaré,
et en appelait au «Dieu d'Abraham, d'Issac et de Jacob » contre
celui des « philosophes et des savants. Son itinéraire de
retour commença comme un miracle et s'acheva comme une grâce. Les
hommes d'Occident connaissent de moins en moins le miracle et la
grâce. »(P.108)Chapitre II:La mort de la parole
et la tyrannie de l'instant: La parole initiatique doit se
pérenniser au profit de la parole du maître des Diallobé.
La durée l'emporte sur l'instant. C'est dans cet univers
théosophique que le maître des Diallobé remet le
« Turban » de la succession à Demba en
l'absence de Samba Diallo. Dans le rituel de la passation des pouvoirs que lui
avaient conférés ses maîtres, il fit cette réflexion
qui n'est pas sans grande importance dans la métamorphose du
récit initiatique soumis maintenant à la durée et
non à l'instant:« - Je ne suis rien, dit le
maître haletant. Je vous supplie de sentir avec moi, comme moi, que je ne
suis rien. Seulement un écho minuscule qui prétendit, le temps de
sa durée, se gonfler de la parole. Prétention ridicule. Ma
voix est un mince filet, qu'est ce qui n'est pas ma voix? La parole dont
prétendit se gonfler ma voix est l'universel débordement. Ma voix
ne peut pas faire entendre son bruit misérable, que
déjà la durée par deux fois ne l'ait bouchée
et emprisonnée. L'être est là, avant qu'elle
s'élève, qui est intact, après qu'elle s'est tue .
Sentez-vous comme je suis l'écho vain? » (L'A.A.131).La
durée tend vers l'Apocalypse, l'instant construit l'histoire de la
pensée unitive confrontée à l'apparence
(dhahir).Le narrateur est conscient de la trajectoire fatale de la
parole (où la durée l'emporte sur l'instant).En abordant l'aspect
du temps et de la durée nous ne pouvons pas ne pas empiéter dans
un domaine qui vient de se frayer une place dans l'analyse du roman
africain: L'ethnopsychiatrie et l'organisation spatio-temporelle de
la personne en Afrique Noire.Cette approche nous aidera à
cerner l'aspect spatio-temporel du récit initiatique s'agissant de
l'oeuvre de Kane. écoutons tout d'abord l'intervention du groupe du CNRS
(J.Broustra, P.Martino, et M.Simon) :« Dans l'univers mythique,
« les espaces sont toujours de véritables temples et les temps
sont des fêtes » disait M.Mauss, la révélation
entre le temps et le domaine sacré est, nous le savons bien,
évidente. Les rites, qui réactualisent les mythes, abolissent le
temps profane, introduisant au temps primordial restauré,
véritablement revécu et non simplement commémoré.
Il s'agit là d'un temps qualificatif, justement sous-tendu par ces rites
qui font revivre l'univers mythique. Pour reprendre encore M.mauss:
« les qualités du temps ne sont pas autre chose que des
degrés ou des modalités du sacré », (...) le
temps vécu se traduit en une série de temps juxtaposés
(...) A intérieur de ces temps juxtaposés, l'individu peut se
trouver dans chacun d'eux successivement ou simultanément dans plusieurs
à la fois. (...) Ainsi la notion du temps et la notion d'être ne
se distinguent pas l'une de l'autre. Le mythe est véritablement une
manifestation de l'être, il est une parole. » (24)Le
récit de Kane raconte toute une histoire, celle de l'élite
africaine confrontée au temps laïque mais son aspect
autobiographique à contenu théosophique rend l'univers
spatio-temporel du roman encore plus complexe: se conjuguent la durée
mythique de la théosophie, la durée autobiographique et la
durée de la diégèse; c'est ce qui donne cet aspect de
temps juxtaposés où nous sommes encore loin de la
linéarité temporelle (suite d'événements
cohérents régis par le principe de la causalité). Le
narrateur rend compte de ses états de conscience
(autopsychégraphie) et non d'un univers extra-linguisuique. C'est une
des caractéristiques propres à tous les récits
initiatiques (nous avions déjà étudié cette
question dans notre première partie cf. ch. l'oeuvre en
genèse).Disons tout de suite à la lumière de ce que nous
venons de citer plus haut que le narrateur est à l'intérieur
d'une durée où il est successivement ou simultanément dans
plusieurs temps à la fois, temps mythique et temps laïque, temps
des ancêtres et temps de la modernité, temps de la parole et temps
de l'écriture; la mise en opposition de cette ambivalence engage
le temps apocalyptique de roman. Nous concevons le temps apocalyptique
comme étant l'instant ultime où s'arrête la durée.
Avec la mort de la parole du maître s'engage la mort de l'instant des
ancêtres et l'émergence de l'instant de
« l'autre » mais le péril est là, la
parole du maître morte est plus profonde et agissante que lorsqu'elle
était dominante sur les gens des Diallobé. La descente en enfer
de Samba Diallo dans « l'autre parole » ne fera
qu'aggraver la conscience séculaire et au lieu de la véritable
illumination (résurrection) c'est une remontée encore plus
angoissante puisque l'interférence de la pensée occidentale
brouille la lucidité unitive de Samba Diallo: « ils disent
que l'être est écartelé de néant, est un archipel
dont les îles ne tiennent pas par en dessous noyées qu'elle sont
de néant. Ils disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas
elle y flotte c'est le néant. Ils disent que la vérité,
c'est le néant, et l'être avatar
multiple. »(A.A.P.139). Le doute s'installe, non pas dans la foi
de Samba Diallo, mais dans sa connaissance de Dieu. La théosophie
musulmane se voyait en échec avec la réussite de l'apparence:
« c'est avec la mort de Dieu que l'occident immortalise
l'homme, et toi, tu bénis leurs errements. Tu lui attaches le
succès comme l'endroit à l'envers. Sous le flot de leur mensonge
qui s'étend, la richesse cristallise ses gemmes. Ta vérité
ne pèse plus très lourd, mon
Dieu.. »(A.A.P.139)Chapitre III:Emergence de la
conscience africaine face au colonialisme français + alourdissement de
la durée dans les temps laïques.C'est le seul
chapitre du récit où surgit le personnage historique. S'il
s'agissait d'une littérature de combat comme se fut le cas de plusieurs
écrivains contemporains à Kane. Pierre Louis est le combattant
farouche pour la libération du peuple noir mais le narrateur de
l'Aventure Ambiguë le met dans un Univers où « on y
rencontre des objets de chair, ainsi que des objets de fer »
(p.140) « on y rencontre aussi des événements.
« Les consécutions encombrent le temps, comme les objets
encombrent la rue. Le temps est obstrué par leur enchevêtrement
mécanique. On ne perçoit pas le fond du temps et son courant
lent ».(p.140)Si le narrateur a consciemment fait surgir ce
personnage dans cet univers c'est parce que le combat qu'il mène n'est
pas celui de la liberté de l'homme mais de celle de la conscience
universelle. C'est pourquoi J.Chevrier avait vu juste en soulignant cette
analyse: « au-delà de cette confrontation c'est finalement
le problème de l'Existence qui est posé. On voit par là
comment cheikh Hamidou Kane, échappant à la donnée
temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être noir,
débouche sur une réflexion qui nous concerne tous: l'Angoisse
d'être homme.» (A.A. couverture finale).Concernant l'attitude
romanesque dans la littérature africaine d'expression française,
l'analyse du roman africain ne peut saisir la place centrale du thème
des traditions. Tout semble se déterminer en relation à lui, sur
le plan de la forme commune, celui de la signification, il s'agit toujours
d'évaluer le chemin parcouru d'un processus d'évolution, de
dessiner ou de préciser le visage du roman, mais toujours à
partir d'une situation de départ, d'une tradition. De même qu'on
ne peut analyser le dessein narratif sans référence au discours
traditionnel, de même on ne peut saisir l'angoisse, la détresse de
l'individu déshérité dans le contexte urbain si on ne
garde à l'esprit les formes traditionnelles de la vie en milieu rural.On
peut distinguer trois attitudes des romanciers au regard du problème des
traditions:a-Tradition. On réhabilité la
tradition en développant le sentiment de la spécificité
culturelle africaine (contre le colonialisme).b- Tradition et
progrès: l'intention n'est pas de s'appesantir sur
le divorce entre la tradition et le progrès, mais de montrer leur
interaction, la représentation des personnages de ces deux
réalités, leur mutation, le bouleversement du paysage culturel et
les efforts des uns et des autres soit pour s'identifier à un
passé révolu, soit pour postuler un monde dont on ignore tout
(personnage énigmatique ou/et problématique).C-
Traditions et perspectives: Tout se résume en un conflit
culturel qui remet tout en cause, les romanciers n'ont pas d'ambition d'ouvrir
des voies nouvelles. Ils décrivent les rapports de l'individu au groupe
social, ils les critiquent, ils en proposent le réaménageront.
Presque tous se prononcent dans la conciliation de la tradition et du
modernisme.L'interaction entre la parole du
« même » et celle de
« l'autre » est pertinente dans le récit de
kane; le style direct employé dans la dramatisation des séquences
narratives est là, certes, pour justifier cet aspect mais nous l'avions
dit, la mise en dualité où l'interaction des actants duels n'est
qu'un procédé de l'entropie actancielle. Toute l'opposition doit
périr au profit d'une unité mystique: celle de l'unité de
l'Existence. Le narrateur doit forcément donner l'apparence d'un conflit
entre le « même » et
« l'autre » mais ce n'est que le prétexte
de support du phénotexte puisque tout est régi par l'Instance de
la théosophie.Le romancier tente de réhabiliter la
tradition en développant le sentiment de la spécificité
culturelle africaine mais puisque le « je « de la tradition
théosophique est tyrannique, le récit va vers son
échec.Dans cette catégorisation du roman africain
proposée par Mohammadou Kane (25), notre genre initiatique, de par sa
singularité et le ton classique de son récit, n'obéit
à aucun des types soulignés plus haut; bien que la trame
narrative et l'émergence de certains personnages (Pierre Louis) pourrait
le classer dans le deuxième type (tradition et progrès). Mais
comme nous l'avions souligné ce genre initiatique échappe
à toute donnée temporelle et politique de son temps. Son lieu du
dire est la parole initiatique, et l'espace de sa dynamique est le mythe de la
pensée unitive. C'est pour cette raison qu'en fin de parcours aucune
perspective n'est donnée à cette littérature puisque le
héros accomplit son suicide rituel qui symboliquement entraîne la
mort du récit et l'extinction de ce genre.Nous retrouvons
comparativement cette phrase d'Ibn thophaïl s'agissant de
l'écriture de la théosophie; « la langue ne saurait
le décrire, ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre
et appartient à un autre monde ».
(H.I.Y.P.2)Chapitre IV:Samba Diallo est toujours
confronté aux idées progressistes; Lucienne, personnage
représentatif de cette jeunesse progressiste qui milite dans le parti
communiste n'arrive plus à comprendre l'élan idéologique
de son hôte, étudiant avec elle en philosophie. Leurs combats sont
totalement différents. L'une combat pour la liberté des hommes,
l'autre pour Dieu:« - Lucienne, mon combat déborde le tien
dans tous les sens »(p.125)« - Par là, mon combat
est loin derrière le tien, dans la pénombre de nos
origines. »(P.153)« - Ne nous cachons rien, cependant. De
ton propre aveu, lorsque tu auras libéré le dernier
prolétaire de sa misère, que tu l'auras réinvesti de
dignité, tu considéreras que ton oeuvre est achevée. Tu
dis même que tes outils, devenus inutiles, dépériront, en
sorte que rien ne sépare le corps nu de l'homme de la liberté.
Moi, je ne combats pas pour la liberté, mais pour
Dieu. »(P.154)Le narrateur de l'Aventure Ambiguë aura tout
tenté pour que l'occident ait raison, pour que son récit rejoigne
la catégorie des romans africains confrontés aux problèmes
de la modernité mais l'Instance de la théologie tyrannise le
projet et la parole du maître resurgit :»- Lucienne, ce
décor, c'est du faux: Derrière, il y a mille fois plus beau,
mille fois plus vrai: Mais je ne trouve plus le chemin de ce monde .
» (p.157)Dans la tradition théosophique nous
retrouvons cet état de contemplation où l'initié dans la
voie de Dieu revient toujours à cette euphorie extatique. Hayy Ibn
Yaqdhân avant lui ne cessait de l'évoquer: « Parvenu
à l'absorption pure, au complet anéantissement de la conscience
de soi, l'Union véritable, il vit intuitivement que la sphère
suprême, au-delà de laquelle il n'y a point de corps,
possède une essence exempte de matière, qui n'est pas l'essence
de l'Unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle
même, ni quelque chose de différent de l'une et de l'autre, mais
qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli:
cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose de
différent de l'un et de l'autre. Il vit que l'essence de cette
sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur,
une beauté trop grandes, pour que la langue puisse les exprimer, trop
subtiles pour revêtir la forme de lettres ou de
sons. »(H.I.Y.P.92)Ce passage du récit initiatique
authentique constitue le méta-texte du récit de kane. Le
narrateur sait comme le savait celui de Hayy que le récit est impossible
mais il aura tenté l'écriture au péril de la parole.C'est
surtout le souvenir de ces contemplations extatiques que Samba Diallo
éprouvait alors qu'il était dans l'univers mystique du foyer
ardent qui provoque le désarroi. Comme son prédécesseur
Hayy, il doit retourner dans son île déserte, celle où la
raison même religieuse de l'homme n'a plus le droit de
s'interférer entre l'homme et son «
Amant » . Ainsi, ces séquences narratives
progressent vers l'Apocalypse. Samba Diallo, dans sa descente en enfer, (au
pays de la parole de « l'autre ») prépare
son suicide et avec lui celui du récit:
« Je crois que je préfère Dieu à ma
mère » (p.156).Nous comprenons qu'ici le mot mère
symbolise la France. Cette rhétorique camusienne fonctionne dans ce
chapitre comme le verdict final de la narration; d'ailleurs plus que quelques
pages nous séparent du drame existentiel voulu aussi bien par la
narration impossible que par l'Instance de la Théosophie: le
récit initiatique pur doit périr au profit de l'Ecriture comme
l'ont été les textes sacrés au profit des
littératures.Chapitre V: Le récit
avorté.Voulant être le plus objectif avec sa
narration à la troisième personne, le narrateur introduit son
personnage néophyte dans l'univers vécu de l'immigration. Ce
thème n'est abordé qu'accidentellement dans le parcours de Samba
Diallo. C'est sa rencontre fortuite avec Pierre Louis dans le chapitre
précédent qui engage ce chapitre. Le narrateur s'ingénie,
dans une description soignée du cadre des présentations avec les
membres de la famille de Pierre Louis, à investir le style descriptif
narratif. L'allure du récit allait vers le roman psychologique puisqu'il
tente de mettre en évidence les structures mentales des personnages
immigrés en quête de leur identité africaine.Cependant,
réengager le récit dans le contexte de l'immigration signifierait
que Samba Diallo, personnage néophyte est un actant de dramatisation du
processus d'assimilation ou d'intégration. Il a fallu l'intervention de
la première instance, la théosophie, pour avorter ce programme
narratif et permettre ainsi au premier contrat
« fiduciaire » de poursuivre son
itinéraire:« Il me semble qu'en venant ici, j'ai perdu un
mode de connaissance privilégié. Jadis, le monde m'était
comme la demeure de mon père: toute chose me portant au plus essentiel
d'elle-même, comme si rien ne pouvait être que par moi. Le monde
n'était pas silencieux et neutre. Il vivait. Il était agressif.
Il diluait autour de lui. Aucun savant jamais n'a eu de rien la connaissance
que j'avais alors de l'être» (...) ici, maintenant, le monde est
silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon
crevé, comme un instrument de musique mort, j'ai l'impression que plus
rien ne me touche. »(A.A.P.163)Ce double engagement du narrateur
à vouloir tenter le récit de fiction tout en respectant le
contrat d'initiation ratifié par la première instance de la
théosophie provoquera dans les chapitres suivants la
précipitation de la mise en échec de ce même récit:
La réduction notable de la mise en texte (en moyenne trois pages pour
chaque chapitre contre une moyenne de dix pages pour la première
partie), la déclaration de haine
« nuancée » de Samba Diallo envers ceux qui
l'ont conquis par la force troublante de l'écriture,
« c'est peut-être avec leur alphabet. Avec lui, ils
portèrent le premier coup rude au pays des Diallobé. Longtemps,
je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui
constituent la structure et, la musique de leur langue »(p.172),
le retour de la parole du maître des Diallobé provoqué par
la vision fantasmagorique du maître: « il le vit avec une
intensité presque hallucinante: là, en face de lui, dans la
lumière jaune et parmi la foule entassée, le visage du
maître des Diallobé avait surgi. Samba Diallo ferma les yeux, mais
le visage ne bougeait pas. »(p.174) et la demande de
résurrection (sortir de l'enfer de la parole des
« autres »), « j'implore en grâce ta
clameur dans l'ombre, l'éclat de ta voix, afin de me ressusciter
à la tendresse secrète... » (p.174) font que le
récit va inéluctablement vers son apocalypse. Le narrateur
initié n'a plus rien à espérer dans cette descente en
enfer ni rien à ajouter en transformations narratives. Le retour de
Samba Diallo au pays des Diallobé est imminent: » il est
grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est
commensurable à rien, et surtout pas à l'histoire dont les
péripéties ne peuvent rien à ses attributs. Je sais que
l'occident, où j'ai eu le tort de te pousser, a là-dessus une foi
différente, dont je reconnais l'utilité, mais que nous ne
partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il n'existe pas la moindre
consanguinité, ni je ne sais quelle relation historique. (...)Dieu n'est
pas notre parent. Il est tout entier en dehors du flot de chair, de sang et
d'histoire qui nous relie. Nous sommes libres: (p.175)Ces propos du
chevalier sont l'émergence déclarée du géno-texte,
la victoire du soufisme théologique sur la parole de
« l'autre », la résurrection dans
l'unité de l'Existence, le retour à la parole initiatique
première, celle de Hayy Ibn Yaqdhân où toute dualité
périt au profit de la seule unité existentielle:
l'éternité du monde en dehors de l'histoire des hommes. Le
narrateur a tenté de vaincre même « lorsqu'on a pas
raison » mais en provoquant la mort de l'être hybride
(Samba Diallo) et par la même celle du récit.5. LA
MORT DU RECIT.C'est la mort du maître des Diallobé,
la mort de la parole même ressuscitée, la mort de la foi
eschatologique de Samba Diallo et la mort du rituel religieux qui sont les
conséquences dramatiques de la mise en conflit des deux paroles, du
même et de l'autre; de la modernité et de la
tradition, de l'écriture et de la parole des ancêtres. Le
récit s'arrête, il ne dit plus rien qui vaille pour la narration,
il ne raconte plus rien. Tous les personnages ont disparu comme par
enchantement. Le fou qui incarne maintenant la véritable
ambiguïté exécute sa sentence. Il tue Samba Diallo parce
qu'il ne veut plus aller faire sa prière ni reconnaître qu'il est
le successeur spirituel du maître des Diallobé.C'est la
mort de l'Occident aux yeux des mystiques peuls et qui résume dans cette
simple description: « Maître, ils n'ont plus de
corps, ils n'ont plus de chair, ils ont été mangés par les
objets. Pour se mouvoir, ils chaussent leurs corps de grands objets rapides.
Pour se nourrir, ils mettent entre leurs mains et leur bouche des objets en
fer..., C'est bien vrai, dit Samba Diallo, pensivement »
(P.183)Le récit meurt et dans son apocalypse, il laisse le terrain
totalement à la théosophie. L'instant disparaît
au profit de la Durée. L'Ecriture elle même
périt devant la tyrannie de la parole initiale; celle que Hayy Ibn
Yaqdhân défendait tout au long de sa thèse unitive:Tout le
dernier chapitre du récit manifeste cette mort du récit par la
seule émergence de la seule voix ( le méta-texte). C'est la voix
de la pensée unitive, de la théosophie musulmane qui se
dédouble pour revenir définitivement à son unité
indivisible:« - Je suis deux voix simultanées. L'un
s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte: Je
déborde... Où es tu? Qui est tu?- tu entres où n'est pas
ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé... te
voilà arrivé.- Salut! Goût retrouvé du lait
maternel, mon frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je
te reconnais. Annonciateur de fin d'exil, je te salue.- je te ramène ta
royauté. Voici l'instant, sur lequel tu régnais...- L'instant est
le lit de fleuve de ma pensée. Les pulsations de l'instant ont le rythme
des pulsations de la pensée; le souffle de la pensée se coule
dans la sarbacane de l'instant. Dans la mer du temps, l'instant porte l'image
du profil de l'homme, comme le reflet du Kaïlcédrat sur la surface
brillante de la langue. Dans la forteresse de l'instant, l'homme, en
vérité, est roi, car sa pensée est toute puissante, quand
elle est. Où elle a passé, le pur azur cristallise en formes, Vie
de l'instant, vie sans âge de l'instant qui dure, dans l'envolée
de ton élan indéfiniment l'homme se crée. Au coeur de
l'instant, voici que l'homme est immortel, car l'instant est infini, quand il
est. La pureté de l'instant est faite de l'absence du temps. Vie de
l'instant, Vie sans âge de l'instant qui règne, dans
l'arène lumineuse de ta durée, infiniment l'homme se
déploie. La mer: Voici la mer: salut à toi, sagesse
retrouvée, ma victoire: La limpidité de ton flot est attente de
mon regard. Je te regarde, et tu durcis dans l'être. Je n'ai pas de
limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te
regarde et tu reluis, sans limites, je te veux, pour
l'éternité. » (L'Aventure Ambiguë)... Fin
du récit.Tout l'investissement des images et des métaphores
déployées dans ce chapitre qui clôture l'écriture de
l'initiation dans la tradition théosophique de l'Islam est un retour au
texte initial de Hayy Ibn Yaqdhân. L'instant dont parle le narrateur
initié est celui de l'écriture de cette oralité
initiatique mais la durée appartient à la théosophie. Cela
correspond à la station de contemplation de cette unité
existentielle chez Hayy où l'être devient immortel dans la
durée de l'éternité du monde puisque, selon les soufis, le
temps c'est Dieu lui-même.(cf. l'éternité du monde chez
Avicenne).(26)La mort du récit est la conséquence de
l'entrechoque de deux systèmes: Celui du monde matériel et celui
du monde spirituel. Pour la littérature traditionnelle, le combat doit
se dérouler ou bien dans le monde matériel ou bien dans celui des
idées; il est terrestre ou céleste, mais non les deux à la
fois. Si ce sont deux idées qui se battent, le sang de Samba Diallo ne
peut être versé, son seul esprit est concerné. Maintenant
le contraire, c'est enfreindre une des lois fondamentales de notre logique, qui
est la loi du tiers exclu. Ceci et le contraire ne peuvent pas être vrais
en même temps, dit la logique du discours quotidien. Tout
événement a un sens littéral et un sens
allégorique.Cette conception de la signification est fondamentale pour
le récit initiatique à contenu théosophique
(métamorphosé) et c'est à cause d'elle que nous avons du
mal à comprendre où va la quête de Dieu dans la même
quête du récit, entité à la foi matérielle et
spirituelle.L'intersection impossible des deux contraires est pourtant
sans cesse affirmée: « souviens-toi, comme tu
nourrissais mon existence de la tienne. Ainsi, le temps est nourri de la
durée. Je te sentais la mer profonde d'où s'épandait ma
pensée et en même temps qu'elle, tout par toi, j'étais le
même flot que tout. » (P.139) soupirait Samba Diallo
devant le dilemme du choix entre l'ici-bas et l'au-delà. Le dynamisme du
récit ne repose que sur la fusion des deux en un. C'est pour cela que
nous avions annoncé dés le début que la véritable
quête de Dieu entrave la quête du récit car il est
logiquement impossible d'accomplir les deux en même temps. Le monologue
du dernier chapitre est signifiant: Le récit périt ne
laissant parler que l'instance de la théosophie.Concernant la structure
du récit, il est plus régi par une causalité philosophique
que par une causalité événementielle car son organisation
se situe au niveau des idées et non à celui des
événements.Le récit est d'autant plus
impossible parce que les significations sont plus arbitraires et plus
dangereuses que le langage ordinaire ( récit événementiel
régi par la loi de la causalité). Les
opérateurs de la narration et ceux de la théosophie se servent du
même scripteur pour accomplir leur dessein.La substitution
d'une logique par une autre ne se produit pas sans problèmes. Dans ce
mouvement, la quête du récit et celle de Dieu
révèlent une dichotomie fondamentale, à partir de laquelle
s'élaborent différents mécanismes. Il devient alors
possible d'expliciter certaines catégories générales du
récit.6. LES CATEGORIES GENERALES DU
RECIT.Prenons le cas des épreuves de mortification suivies
de celles subies dans la descente en enfer par Samba Diallo ( voyage dans la
parole de «l'autre», l'Occident)), épreuves des plus
fréquentes dans les récits initiatiques. L'épreuve est
déjà présente dans l'incipit; elle consiste en la
réunion des deux événements, sous la forme logique d'une
phrase conditionnelle: « Si X fait telle ou telle chose, alors il lui
arrivera ceci et cela. » En principe, l'événement de
l'antécédent offre une certaine difficulté, alors que
celui du conséquent est favorable au néophyte, avec leur
variation: épreuves positives; au foyer Ardent, Samba Diallo
réussit à toutes les épreuves de mortification pour
s'initier à la parole de maître; et négative ou tentations
(Samba Diallo réussit à ne pas succomber aux charmes d'un
occident qui « vainc toujours même lorsqu'il n'a pas
raison »; épreuves réussies (celles dans la parole
du Maître au foyer Ardent) et épreuves manquées (celles de
faire soumettre la durée de la théosophie à l'instant de
l'occident) . Nous l'aurions appelée « l'épreuve
des douze grains ».Nous aurons donc deux séries
d'épreuves symétriques:
épreuve-réussite-récompense ou
épreuve-échec-punition.Mais c'est une autre catégorie qui
permet de mieux situer les différentes épreuves. Si l'on compare
les épreuves que subit Samba Diallo au foyer Ardent ( l'incipit), d'une
part, avec celle qui subit dans la parole de l'autre (la descente en enfer dans
la parole de l'occident) de l'autre, on s'aperçoit d'une
différence essentielle. Avant l'épreuve du foyer Ardent, Samba
Diallo n'était pas digne de continuer la Quête de Dieu:
« -sois précis en répétant la Parole de ton
Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre son Verbe jusqu'à
toi. Ces Paroles, le Maître du monde les a véritablement
prononcées. Et toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as
l'honneur de les répéter après lui, tu te négliges
au point de les profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la
langue... »(p.14). Après elle, s'il réussit, il
l'est. Il en est de même en ce qui concerne les épreuves dans la
parole de « l'autre » (l'Occident); dès le
premier chapitre du récit, Samba Diallo est désigné comme
étant l'élu des Diallobé, celui qui est digne de
succéder à tous les maîtres du soufisme:
« votre fils, je le crois, est de la graine dont le pays des
Diallobé faisait ses maîtres... Et les maîtres des
Diallobé étaient aussi les maîtres que le tiers du
continent se choisissait pour guides sur la voie de Dieu en même temps
que dans les affaires humaines (p.22). Il est impensable que Samba Diallo
échoue aux épreuves; la forme conditionnelle de départ
n'est plus respectée. Samba Diallo n'est pas élu parce qu'il
réussit les épreuves mais réussit les épreuves
parce qu'il est élu.De là nous comprendrons mieux
l'impossibilité du récit: l'instance de la théosophie veut
qu'il réussisse aux épreuves parce qu'il est élu tandis
que celle de la narration (le récit logique) provoque l'échec du
récit parce qu'elle ne peut plus assumer son programme de départ,
« la langue ne saurait le décrire ni le discours en rendre
compte » disait Ibn Thophaïl dans l'ouverture de son
récit Hayy Ibn Yaqdhân.La quête du récit est donc
construite sur la tension entre ces deux logiques: la narrative et la
théosophie, ou, si l'on veut, la profane et la sacrée. On peut
les observer toutes les deux: les épreuves, les obstacles (telle
l'opposition de la Grande Royale à maintenir le jeune initié au
foyer ardent afin qu'il accomplisse son initiation au soufisme, et sa
volonté ferme à la remettre à l'école des blancs):
« je viens vous dire ceci: moi, Grande Royale, je n'aime pas
l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est
qu'il faut y envoyer nos enfants cependant... La parole se suspend, mais la
vie, elle, ne se suspend pas. »(p.56) révèle de la
logique narrative, en revanche, l'apparition du Maître -c'est à
dire de l'instance de la théosophie- se rattache à la logique
initiatique. Par conséquent le surgissement du temps sacré dans
les temps laïques est fondamentalement la cause ultime de la mort du
récit.7. TEMPS LAÏQUES ET TEMPS
SACRE.L'articulation de ces deux logiques se fait à partir
de deux conceptions contraires du temps. La logique narrative implique,
idéalement, une temporalité qu'on pourrait qualifier comme
étant celle du « présent
perpétuel ». Le temps est constitué ici par
l'enchaînement d'innombrables instances du discours (de la
théosophie); or celles-ci définissent l'idée même du
présent; il y a parallélisme parfait entre les séries
d'événements dont on parle et la série des instances du
discours: » ainsi, le temps est nourri de la durée. Je te
sentais la mer profonde d'où s'épandait ma pensée et en
même temps qu'elle, tout. Par Toi, j'étais le même flot que
tout » (p.139); « l'instant, comme un radeau, vous
transporte sur la face lumineuse de son disque rond, et vous niez tout
l'abîme qui vous entoure »(p.92) .En fait le discours
n'est jamais en retard, jamais en avance sur ce qu'il évoque à
tout instant, les personnages vivent dans le présent, et dans le
présent seulement.En revanche, la logique théosophique repose,
elle, sur une conception du temps qui est celle de l'éternel
retour » : la parole initiatique revient toujours
pour chasser la parole profane, le discours chasse le récit; le
méta-texte chasse le phénotexte et s'accomplit
l'autopsychégraphie (d'où le vide gnostique dont nous avions
parlé dans notre première partie). Dans les deux cas
(logique narrative et logique de la théosophie) le temps est en quelque
sorte suspendu, mais de manière inverse: la première fois par
l'hypertrophie du présent, la seconde par sa disparition. Mais dans tous
les cas, la seconde logique ainsi que la temporalité du type
«éternel retour » sortent ici (dans le récit
initiatique à contenu théosophique) vainqueurs du conflit entre
les deux.La logique narrative était sans cesse en retrait devant une
autre logique, rituelle et sacrée; le récit est le grand vaincu
de ce conflit parce qu'il se rattache à l'histoire des hommes
plutôt qu'à l'histoire de Dieu (et c'est légitime), les
valeurs traditionnelles sont contestées et mêmes bafouées,
le maître du foyer ardent demeure incapable de retenir les enfants des
Diallobé dans l'univers traditionnel. Le Chevalier admire la parole de
« l ' autre » (l'Occident), au
détriment de la parole du maître, il ne se ressaisit que vers la
fin du récit, mais en vain.Cependant la logique théosophique
refuse précisément la logique narrative: la
contiguïté événementielle, les aventures amoureuses
(Samba Diallo a raté l'occasion d'avoir des relations amoureuses avec
Lucienne, étudiante avec lui en philosophie): « Lucienne a
souvent parlé de vous à la maison. Elle a été
très impressionnée par la passion et le talent avec lesquels vous
menez vos études de philosophie. » l'instance de la
théosophie revient à la charge et empêche le récit
de prendre cette voie sentimentale: « votre fille est trop bonne,
monsieur. Elle aura trouvé cette façon élogieuse pour moi
de vous dire quel mal considérable me donnent ces
études. » (p.124) Mais le récit ne manque pas de
se venger, d'ailleurs, les passages les plus beaux sont ceux où le
narrateur excelle dans la description de la
beauté:« devant lui, souriante, se tenait une jeune fille.
Samba Diallo ne bougea pas, malgré l'invite, comme fasciné par
l'apparition. Elle était grande et bien prise dans un jersey
serré, dont la couleur noire rehaussait le teint chaud de soleil
couchant du cou, du visage et des bras. Une masse pesante de cheveux noirs
auréolait la tête et descendait en un pan lourd jusqu'aux
épaules, où elle se confondait, à ne plus s'en distinguer,
avec le noir brillant du jersey. Le cou était gracile sans être
mince et sa sveltesse soulignait le poids d'une gorge ferme. Sur le soleil
rouge éclatait le jet des yeux immenses, le reflet tout retenu et
offert du sourire timide ». (P.158.) Alors qu'avec Samba Diallo,
il ne peut y avoir à proprement parler de récit. Il est un
aiguillage, le choix d'une voie plutôt que d'une autre, le chemin que
suit Samba Diallo a beau se diviser en deux. Il suivra toujours celui que
l'instance de la théosophie lui a tracé. Le roman est fait pour
raconter des histoires terrestres; or L'Aventure ambiguë tend vers une
entité céleste, d'ailleurs le narrateur fait parler Samba Diallo
même après sa mort (avec sa divinité
retrouvée).L'auteur de l'Aventure ambiguë avait raison de vouloir
intituler initialement son roman «Dieu n'est pas un
parent » car il savait qu'il ne réussirait pas à
écrire le Roman mais plutôt l'essai, le contre discours
théologique mais ce n'est pas Dieu qui est ambigu et polyvalent dans ce
monde, c'est le récit. Il a voulu se servir du récit terrestre
à des buts célestes, et la contradiction est
restée à intérieur du texte. En
définitive, l'Aventure ambiguë est non seulement quête d'un
code et d'un sens, mais aussi d'un récit. Le narrateur aura tenté
sa chance mais l'instance de la théosophie conservera son statut
autoritaire dans la diégèse
NOTESAmadou Hampaté Bâ:
Amkoulel. L'enfant peul. Acte sud 1991. P.37 Ibidem. P.23CNRS
(édition du) n° 544. La notion de personne en Afrique
Noire. Paris 1971Amadou Hampaté Bâ. Vie et enseignement
de Tierno Bokar. OP.Cité P.241.Ibidem. P.15Ibid. P.54Beida Chikhi.
Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de
Mohammed DIB.L'approche analytique concernant « cours sur la rive
sauvage » faite par Beida CHIKHI nous réconforte dans nos
hypothèses. Mohammed Dib avait construit son récit sur la base
des métaphores poétiques empruntées aux différents
« Samaâ » ou poésies mystiques
chantées dans les zaouiat pour la mise en transe des initiés
avons-nous dit. Pour sa part Beida CHIKHI avait souligné que:
« cette oeuvre, nous l'avons appelée
« récit poétique » parce qu'elle se
présente comme un phénomène de cumul de techniques
romanesques, proposant une relation événements des personnages,
un espace et un temps, et des procédés de narration empruntant au
poème. Ce qui pourrait apparaître comme le lieu « d'un
conflit constant entre la fonction référentielle avec ses
tâches d'évocation et de représentation, et la fonction
poétique qui attire l'attention sur la forme du message (le récit
poétique P.U.F). Hommage à Mohammed Dib .O.P.U. Alger
(1985. P.75Beida Chikhi. Problématique de l'écriture dans
l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP. Cité P.155Mostefa Kara
Fewzia (Sari). Fantastique, mythes et symboles dans cours sur la rive
sauvage de Mohammed Dib. Montpellier, 1971. Beida Chichi.
Problématique.... Ibid. P.185. Martin Lings. Un Saint musulman
du 20ème siècle OP.Cité. P.259 Max Scheller. Le
sens de la souffrance. Ed. Monteil, philosophie de l'esprit. P.511
Mohamadou Kane. La littérature africaine, tradition et
modernité, OP. Cité. P.65. Interview recueillie par B. Kotchi
dans études littéraires, littérature
négro-africaine n° 3.Dec. 1974. P.483.Mohammed Kane. Le roman
africain... OP. Cité. P.341 Julia Kristeva. Recherche pour une
sémanalyse. Ed. Seuil. 1969. P.221 A Literary story of the
Arabs P.384. Cité par Martin Lings, un saint musulman du
20ème siècle OP.Cité P.148. Louis Gardet, la
pensée musulmane religieuse d'Avicenne OP. Cité P.73 Amadou
H.Bâ. vie et enseignement de Tierno Bokar.O.P.Cité.
P.166Roger Bastide. La notion de personne en Afrique Noire.CNRS. OP.
Cité p.40 Lucien Goldman. Pour une sociologie du roman. Paris
Gallimard 1964. P.35 Amadou.H. Bâ. vie et enseignement de Tierno
Bokar.O.P.Cité P.149. C.N.R.S. La notion de personne en Afrique
Noire P.507 Amadou Hampaté Bâ. Roman africain et
tradition OP. Cité. P.30 Louis Gardet. la pensée
religieuse d'Avicenne. OP. Cité P.38DEUXIEME
PARTIEChapitre IIILe Récit Métamorphosé
INTRODUCTION COUR SUR LA RIVE
SAUVAGE « Est un roman qu'on avait
qualifié de récit de science fiction (1), de récit
utopique(2), de récit poétique(3) même de récit au
parcours initiatique (descente en enfer et résurrection)(4).Mis à
part ces axes d'analyse cités, nous n'avons pas rencontré
jusqu'à présent une étude qui intègre le
récit de DIB dans un contexte théosophique. Dans notre premier
chapitre de cette deuxième partie, nous avions expliqué les
raisons de ce choix: Récit initiatique à contenu
théosophique. Nous soulignons à titre de rappel trois raisons
essentielles du choix de ce corpus:A- La raison
historique.Mohammed DIB est foncièrement Tlemcenien. Il
nous paraît légitime d'affirmer, vu notre appartenance à
cette communauté, que tout Tlemcenien de l'époque
pré-coloniale ou coloniale ne pouvait pas ne pas recevoir une
éducation rituelle soufie. Quasi chaque
« derb » ou
« haouma » (quartier) avait sa Zaouia;
l'éducation soufie conditionnait les comportements les plus
élémentaires; les poésies chantées ou
« sammaâ » des saints mystiques
étaient psalmodiées par nos mères et grands-mères
à tout moment et à chaque festivité. Mohammed DIB, enfant
ou adulte ne pouvait pas ne pas être imprégné
« jusque dans ces rêves » de cette culture
fondamentalement théosophique. En aucun cas il n'a fait allusion au
lieu du dire de son écriture: la théosophie musulmane; si ce
n'est l'espace et la structure de certains de ses récits qui l'ont
trahi . Cours sur la rive sauvage est l'expression de cette
autopsychégraphie; c'est le méta-texte par excellence mais
dans l'ambiguïté, il en est aussi l'émergence et
l'étage terminal, le caché et l'apparent, la forme et la
substance, le signifiant et le signifié. Le mérite revient au
narrateur qui a su manipuler la langue de
« l'autre » pour occulter le
« même ».B- La métaphore: Lieu
du dire fictionnel.Radia est l'objet de la quête
d'Iven Zohar. Forme idéale ou divinité, elle demeure le sens
allégorique de la quête de Dieu. Tous les Saints mystiques
implorent son nom, Leïla, Selma ou Hadra
(présence de Dieu), chacun lui donne sa féminité
troublante. Anthropomorphisme ou théophanie, ses Amants subliment sa
description dans leurs poésies mystiques au risque de
l'hérésie. Mohammed Dib à son tour fait évoluer ce
personnage mythique dans un univers mystique. Radia signifie
littéralement « la consentante », celle qui
approuve et sait se faire aimer; c'est aussi un des noms de la divinité
coranique. L'itinéraire d'Iven Zohar de Radia vers Hellé est
celui des épreuves et de l'errance.Hellé est la récompense
des épreuves réussies imposées par Radia. L'univers
théosophique conduit le néophyte vers l'univers
hellénistique. Le choix de ces personnages n'est pas fortuit, le
narrateur est conscient de son projet car lui seul sait où il va alors
que le lecteur naïf croit à la thèse du labyrinthe. Seul
l'univers métaphorique le subjugue, le mot est invitation au spectacle
magique mais le récit n'initie personne à l'exception du
narrateur.C- L'allégorie: le destinataire de la
quête.Le trolley, le mariage, la dislocation de la ville, le
don des anneaux, les vorasques, la ville nova, les statues, les femmes
endormies, l'inconnue de la plage, le vieux sage, la ville du soleil, la ville
de feu, les takas, le navire, Radia et Hellé; tout est
allégorique dans le roman de Dib. L'univers où nous mène
le narrateur n'a aucun référent au hors-texte. Seule une approche
théosophique peut nous permettre de décrypter le sens du
récit. Annonçons que ce sont les fameux
« maquamat » de Hayy Ibn Yaqdhân ou stations
de contemplation lorsque son âme atteint les différents
étages de la vérité.1. LA STRUCTURE DU
RECIT.Cours sur la rive sauvage se présente comme
un récit initiatique itinérant. Le
narrateur engage son personnage Iven Zohar dans un parcours jalonné
d'épreuves. Il part d'un point A qui ne nomme pas (provenance inconnue)
vers un point B au delà de tous les lieux: « je vais
déboucher sur le paysage qui veille derrière tous les autres; il
chemine à travers toi, Hellé » (p.158). Cet
itinéraire qui apparemment se réalise dans un univers
spatio-temporel s'avère être un univers purement Stoïque.
« combien de temps m'aura-t-il fallu pour aller de Radia à
toi! » (p.159). Combien de temps a-t-il fallu au narrateur
initié d'aller de la connaissance mystique musulmane à la
connaissance hellénistique? Toute la structure du récit est
construite sur ce principe. La dynamique est double: celle du récit
formel et celle du récit substantiel, en d'autres termes (dans les
concepts de Kristéva) la dynamique d'un méta-texte et celle d'un
phénotexte.La provenance d'où émerge la dynamique du
récit double ne peut être que mythique « nous
partîmes », le narrateur ne donne aucune indication du
lieu ou de l'événement qui permettra d'ouvrir le récit. Le
passé simple est ici un temps achevé à la
différence du passé composé qui est un temps
inachevé. Cela suppose que le sujet-prédicat de la
rhétorique de l'ouverture du roman est en fait la fermeture d'un
récit préalable ou contigu. Le parcours initiatique avait bien
commencé avant l'écriture mais où? là se pose toute
la problématique de la création littéraire et en
particulier celle de notre genre.Partir (fin d'une aventure épique) pour
déboucher sur un « monde de flammes » ne
peut être que l'éclatement d'une métaphore
« gnostique » qui, de ses débris surgira le
récit. En effet, Radia, femme allégorique et objet sublime de
l'amour de Dieu consent à accompagner le néophyte dans son propre
univers (l'essence de Dieu ) mais sans garantie de ce qui pourrait lui advenir
au terme de ses épreuves. Seul son amour pour lui pourra le sauver ou
simplement le récompenser de son attachement à elle (la
vérité).Au niveau des catégories du récit, elles
sont du type épreuve-réussite-récompense ou
épreuve-échec-pénitence. Le personnage néophyte est
mis en épreuve dans la connaissance théosophique. S'il
réussit, il atteindra la connaissance hellénistique
(Hellé). S'il échoue, il persistera dans on angoisse
existentielle (Radia). Mais dans cette dialectique réussite-échec
c'est le récit qui se construit puis se détruit au gré des
épreuves soumises par Radia. Pourquoi le récit
métamorphosé? Parce que le lecteur de Hayy Ibn Yaqdhân
(notre gille de lecture) est conscient du projet du narrateur. Il est
annoncé clairement (la connaissance stoïque de Dieu). Tandis que
celui de cours sur la rive sauvage est totalement dérouté,
la quête de Dieu se métamorphose en une quête de sens.
Là où le narrateur de Hayy a échoué, celui de cours
sur la rive sauvage tente de réussir: permettre au mot de dire
ce que la foi ne peut exprimer et, sauver ainsi la littérature
mystique.Pour ce faire Mohammed Dib, auteur du roman, a recours
à des types de phrases bien spécifiques à son
écriture: une contiguïté sémantique
ambivalente et paradoxale: « Dragons remuant le fond
de l'avenue, des eaux et des nuées envahies de mouettes attaquaient,
sans l'atteindre, l'or du ciel tendu au-dessus de nous et au-delà
d'arbres, de jardins profonds, mais dévoraient les hauteurs, les villas,
les rares passants qui s'éloignaient ou se rapprochaient sur des lignes
infinies. Nous- nous réfugiâmes dans une forêt où les
chemins s'entrecroiseraient sans trouver d'issue, puis nous revînmes vers
la perspective balayée par la charge des vagues, nous
débouchâmes sur un monde de flammes. »(P.7).Ces
deux phrases formant le premier paragraphe de la rhétorique de
l'ouverture du roman suffisent (incipit) à dévoiler la
stratégie du narrataire (les dragons, l'eau, les mouettes, l'or, le
ciel, le jardin, les arbres, les villas, les passants, les lignes infinies, la
forêt, l'issue, les vagues (la mer), le monde de flammes sont tous des
actants opposants ou adjuvants de la quête itinérante.
Déjà la typologie verbale est annoncée afin de marquer le
caractère itinérant du récit (nous partîmes,
s'éloignaient, se rapprochaient, nous nous réfugiâmes, puis
nous revînmes, nous débouchâmes etc.)Par conséquent,
la stratégie narrative se résume en deux catégories
principales:1- Provenance - destination inconnue- épreuve-
réussite récompense- quête positive (initiation faite).2-
Provenance connue- destination inconnue- épreuve- échec-
pénitence- quête négative (initiation
ratée).Lorsque le néophyte réussit la quête
(épreuves imposées) c'est qu'il est élu (il ne peut pas ne
pas réussir); mais lorsqu'il échoue aux épreuves, c'est
parce qu'il n'est pas prédestiné à telle ou telle station
de contemplation. Exemple: il ne put affronter le dragon puisqu'il n'est pas
prédestiné à être un héros (son initiation se
fait dans l'univers de la connaissance et non celui de la bravoure).Connaissant
maintenant la structure du récit où chaque micro-récit
obéit forcément à la stratégie narrative
annoncée, nous allons étudier successivement les
différentes stations de contemplations à l'issue de chaque
épreuve ( ce qu'on nomme, dans l'initiation grecque, la descente en
enfer).2. LA DESCENTE EN ENFER.2.1. L'épreuve de la
substitution.Dans la tradition théosophique de l'Islam, il
s'agit pour le néophyte de ne pas perdre de vue (clairvoyance) son
premier amour (Dieu) bien que dans ses théophanies il se substitue et
prend forme subversive:« Cette femme perdue n'était pas
Radia. La substitution avait dû être si prompte que personne sur le
moment ne s'en était avisé, et pas plus moi que les
témoins. Je restai un instant recroquevillé et aveuglé.
J'ignorais de quel côté chercher.Avec précaution, je
réfléchis:« Qui la délivrera? Qui affrontera le
mystère? Qui conjurera le malheur? Moi? » (p.11)Le projet
de la théosophie, instance suprême de la narration se confirme par
la bouche d'Iven Zohar, « C'était aussi la manifestation
de l'apparence »(p.12) (...)parviendrais-je, soutenu par mon
amour, à détruire le miroir qui me sépare
d'elle? » « Serais-je détruit
moi-même? »(P12).Rappelons que dans la tradition
théosophique de l'Islam, l'apparence est subversive dans la connaissance
stoïque de Dieu, il faut casser le miroir de l'apparence et donc
détruire son ego pour parvenir à contempler une des
vérités immuables de l'essence divine. Nous renvoyons à la
théorie des miroirs étudiée dans notre première
partie.Cependant, le narrateur de Cours sur la rive sauvage, semble
déjà initié dans l'univers de Hayy Ibn Yaqdhân;
lorsqu'il a évoqué la manifestation de l'apparence ainsi que la
théorie des miroirs, il les conçoit aussi comme lieu du dire
fictionnel, les séquences narratives qu'il construit ne sont que
l'expression phéno-textuelle de ce lieu privilégié de la
théosophie.A chaque fois que Radia fera sa substitution, Iven Zohar doit
réussir à cette épreuve, « je saurai la
retrouver, nous remarcherons côte à côte »
Ainsi le narrateur rejoint avec succès le parcours de tous les
« arifin » ,saints connaissants, dans leur
itinéraire:« brille ma lumière, Une est mon
essence, en toute chose l'on ne me voit. Et qui fut jamais vu si ce n'est moi?
Le voile de la création, j'en ai fait un écran pour la
vérité, et dans la création résident des secrets
qui soudain jaillissent comme des sources. Celui qui sous mon voile ignore mon
Essence.Demande où je suis. En vérité « je
suis » sans
« où ».(5)L'épreuve de la substitution
est réussie non pas par le néophyte mais par le narrateur
déjà initié. Il connaît l'aboutissement de
l'épreuve et fait gagner du temps à son personnage. Le parcours
initiatique est connu d'avance, le récit est achevé, il s'agit
pour le narrateur de tenter la métamorphose puisque c'est dans la langue
de « l'autre » qu'il faut occulter le
« même ». Le sujet de la création
littéraire est conscient de son projet; c'est son objet (le
récit) qu'il faut rénover.Concernant le récit initiatique
authentique de Hayy Ibn Yaqdhân, nous retrouvons cet aspect d'apparition
et de disparition, de production et de destruction du monde sensible dans
l'univers de la connaissance stoïque:« il vit, au même
rang, des essences semblables à la sienne, ayant appartenu à des
corps qui avaient existé puis disparu, et des essences appartenant
à des corps qui existaient dans le monde en même temps que lui; il
vit que la multiplicité de ces essences dépasse toute limite s'il
est permis de leur appliquer le vocable de pluralité, ou que toutes ne
font qu'un s'il est permis de leur appliquer le vocable d'unité. Et il
vit que sa propre essence et ces essences qui sont au même rang que lui
ont, en fait de beauté, de splendeur, de félicité
infinies, « ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a
entendu, qui ne s'est jamais présenté au coeur d'un
mortel » que peuvent décrire que ceux qui savent
décrire, que seuls peuvent comprendre ceux qui sont arrivés
à parvenir à l'Union extatique. Il vit un grand nombre d'essences
séparées de la matière, comparables à des miroirs
rouillés, couverts de saleté, qui, avec cela, tournent le dos aux
miroirs polis où se reflète l'image du soleil, et
détournent d'eux leurs faces. Il vit en ces essences une hideur et une
défectivité dont il ne s'était fait jamais une
idée. Il les vit plongées dans des douleurs sans fin, des
gémissements incessants, enveloppées dans un tourbillon de
tourment, brûlées par le feu du voile de la séparation,
partagées entre la répulsion et l'attraction comme par des
mouvements alternatifs de scie.Outre ces essences en proie aux tourments, il
vit là d'autres essences apparaître puis s'évanouir, se
former puis se dissoudre. Il s'y arrêta longuement, les
considérant avec soin, et il vit une immense terreur, de vastes choses,
une multitude agitée, une sagesse ordonnatrice efficace,
parachèvement et insufflation, production et
destruction ». (Hayy Ibn Yaqdhân p.95).La description de
cette union extatique dont parle le narrateur de Hayy, celui de cours sur la
rive sauvage la réinvestit dans son récit mais en
métamorphosant le champ sémantique du récit originel. Les
essences séparées dont parle le narrateur de Hayy deviennent des
unités de sens assimilables à notre lexique quotidien (le dragon,
les eaux, l'or du ciel, les jardins, les flammes, etc.)C'est pour cette raison
que certains critiques ont qualifié cette oeuvre d'utopie, de
surréaliste ou de récit poétique car ils se sont
arrêtés au mot ou à la contiguïté
sémantique. L'approche du méta-texte a été
évacuée. Or c'est précisément la pluralité
les lectures (littérature comparée) qui nous a permis de relire
certaines oeuvres pour découvrir cette filiation.Il serait aisé
d'étiqueter les romans de DIB, les classant dans telle ou telle
catégorie mais sachant que le genre littéraire n'obéit pas
forcément à tel ou tel courant littéraire et reprenant les
orientations de la théorie de la littérature, écoutons
Blake et Christopher Smart nous dire « des hommes
pénétrés par une conception irrationnelle ou
antirationnelle du monde peuvent transformer la diction poétique ou
retourner vers une phase très primitive d'elle »(6).
Concernant le problème du sens que posent ces genres (ici le
récit initiatique) « peut-on nous permettre de lire un mot
dont le sens nous échappe et ainsi de procéder au
« reconstructionisme » historique de sa possibilité
et de sa convenance »(7).C'est ce que nous tentons de faire, un
reconstructionisme historique d'une oeuvre dont le sens nous échappe
(sens conventionnel). Certes, certains diront que ce n'est que de la
spéculation littéraire mais outre ces appréhensions
épistémologiques, aucune oeuvre ne pourrait être
abordée dans sa pluralité. Faire un reconstructionnisme
historique c'est pour nous restituer l'oeuvre dans l'univers de la
pensée illuminative.2. 2. L'épreuve de
lumière.Il s'agit pour le néophyte d'affronter la
force de la divinité non pas par la raison mais par son seul amour. Dans
l'ascension mystique, cette force se manifeste par l'épreuve de la
lumière. Si l'initié arrive à dépasser le monde de
la lumière c'est qu'il est prédestiné à une
connaissance plus grande et plus subtile:« Elle ébaucha
bientôt un signe de la main à l'un de ses suivants qui
s'approchât aussitôt. Il lui présenta une boîte faite
d'un métal vert dont il souleva lui-même le couvercle. Radia en
retira quelque chose qui vrilla l'air: une aiguille de lumière, eut-on
dit. S'avançant alors vers moi, sans valence mais avec décision,
elle me l'enfonça dans la poitrine. (...) Elle me donna cinq coups
consécutifs. Cinq étoiles de sang s'ouvrirent en cercle sur ma
poitrine (...) je ne comprenais pas le sens de cette aventure »
C.S.R.S. P.18.Iven Zohar, toujours élu par l'Instance de la
théosophie doit réussir à ces épreuves et ainsi le
narrateur lui fait dire cette phrase qui lui permettra de survivre à
l'apocalypse qu'il va provoquer. Lorsqu'il prononcera le nom
« d'Hellé »: « elle m'a
frappé de son arme. Je connais son signe à présent. Je le
reconnaîtrai toujours » (p.18).A partir de cette
séquence rituelle, le récit sera l'enjeu d'une dualité
omniprésente où s'affronteront les paradoxes jusqu'à
l'extinction de toute dualité. La quête unitive aura ainsi
accompli son dessein. L'évocation de la divinité grecque
(Hellé) dans l'univers de la théosophie musulmane (Radia) va
provoquer l'Apocalypse du récit:« Je ne savais quelle
détermination adopter mais me voyais dans la nécessité
d'en prendre une. Je prononçais à haute voix le mot:
« Hellé ».Ces syllabes n'avaient pas plus tôt
effleuré mes lèvres que les murs des salles s'effondrèrent
avec un long grincement. De toutes les gorges, un cri jaillit, remplit l'espace
et ne se répéta plus. L'assistance se trouva dispersée, ou
engloutie par les crevasses qui s'étaient ouvertes autour de
nous. »(p.21)Ce qu'Ibn Thophaïl concevait dans la
théosophie pure, Mohammed DIB le conçoit par/dans la
littérature. L'allégorie et la métaphore se substituent
aux textes sacrés. L'initiation doit se faire ou s'achever dans/par le
mot. La littérature se propose de sauver la religion lorsque
celle-ci n'arrive plus à se justifier dans la cité des
hommes.Les deux cités doivent s'affronter, l'une doit
périr au profit de l'autre, la cité invisible (Hellé)
engloutira celle que les hommes croyaient être leur cité
idéale: « c'en était fait de la ville, de ses
habitants. Et pour ceux qui resteraient allait commencer une vicissitude pire:
l'invasion dont nous venions d'être les victimes n'admettait pas la
mort » (p.24)Nous sommes là renvoyés
à l'idée de l'éternité du monde et donc à la
conception avicenienne de l'Existence et par-delà
augustinienne. Voici à titre de rappel ces deux conceptions
qui se rejoignent aussi bien dans la mystique chrétienne que celle
musulmane:« Pour Ibn Sîna, les êtres spirituels et
les corps simples (corps célestes) ne peuvent, par nature; être
soumis à l'altération; ils ne peuvent cesser d'être; et
Dieu ne pouvant pas ne pas être créateur en acte de toute
éternité, ils ne peuvent pas ne pas avoir été. Ils
sont les effets contingents et éternels de la cause nécessaire.
Par contre, les êtres composés soumis à la
génération et à la corruption portent en eux-mêmes
le principe de leur non-durée éternelle. Ils commencent et
finissent. Mais ils ne sont pas moins pris par le déterminisme
universel. (...) Leur commencement et leur fin dépendent des grandes
lois qui régissent, l'action convergente de l'intellect agent sublunaire
« donateur des formes » et des sphères
célestes chargées d'amener au degré de préparation
voulue la matière sublunaire. Dès là qu'ils sont, ils ne
pourraient pas dans l'ordre de l'existence, ne pas être.(...) leur
possibilité métaphysique est en somme du même ordre et du
même degré que celle des êtres créés
éternels. Qu'ils aient un commencement ou une fin temporels; est, par
rapport à cette possibilité, un accident. Ou si l'on veut chacun
de ces êtres sujets à l'altération (et parce que tels)
n'est pas vraiment un tout, le tout c'est le monde sublunaire, avec son
intellect agent unique et sa matière première, et qui, est
éternel. » (8)C'est ce que voulait dire Iven Zohar
« l'invasion dont nous venions d'être victimes n'admettait
pas la mort ». Il s'agit maintenant pour le narrateur de Cours
sur la Rive Sauvage de déployer son arsenal sémantique de
l'immortalité, de l'éternité et d'un au-delà
idéal sans sortir pour autant de l'univers des hommes
(anthropomorphiser la divinité dans la cité éternelle):
« la ville-nova se matérialisant autour de nous
était un havre, un lieu de répit. Je me surpris moi-même
murmurant une prière pour qu'il en fît ainsi. Et pour toujours, si
ce n'était pas trop demander. »(P.36)L'épreuve de
lumière doit par conséquent aboutir à l'idée de
l'éternité du monde; la cité-radia doit se laisser
engloutir par la cité-hélle, la dynamique de l'intégration
ou de la fusion est laissée à la stratégie narrative. Les
personnages ne seront plus désormais que des entités spirituelles
accomplissant le projet de l'instance de la théosophie. Ce seront des
apparitions divines ou plutôt des manifestations de la
vérité recherchée par la théosophie.2.3.
L'épiphanie romanesqueA la différence de Hayy Ibn
Yaqdhân et de l'Aventure Ambiguë, cours sur la rive
sauvage est l'unique récit initiatique à contenu
théosophique qui exprime cette épiphanie des
personnages-divinités. Radia exprime cette manifestation de la
connaissance stoïque mais le personnage le plus troublant est celui de
Hellé: « nom mystérieux transmis d'un autre
espace » pensait le narrateur mais l'instance de la
théosophie nous en dévoile les secrets:« j'ai
surpris un secret. Je n'ai pas découvert la clé qui m'en
ouvrirait le sens, et c'est le secret qui m'a pris au
piège. »(P.78) puis d'expliciter son projet en nommant
clairement son objet:« une illumination me vient. Si je
prononçais le nom mystérieux:
« Hellé » qui m'a été transmis d'un
autre espace et que j'ai gardé au fond de ma mémoire? Je me
reproche de n'y avoir pas pensé plus tôt. Je murmure alors, tel un
mot de passe:- Hellé.».« Et une femme flamboyante de se
détacher de l'ensemble des autres, de s'élancer vers moi. Elle
sourit du centre d'un foyer incandescent; son corps détruit en un clin
d'oeil ses factices répliques, les chambres et leurs meubles, les
couloirs. Ces radiations sans frein propagent puissance, mais passions aussi.
Pendant que le souffle inconnu passe sur moi, je l'entends dire:- Ne sois pas
alarmé et sache ce que tu as risqué. Tu as gagné. Il
faudra pourtant en perdre tout savoir et tout
souvenir. »(p.78).Nous voyons que le narrateur-initié est
aussi conscient de l'exigence de l'épiphanie: mourir dans /par son ego
pour ne laisser la place qu'au Bien-Aimé (l'objet de sa quête: ici
Dieu). Cette « blanche incarnation de la
puissance » (p.16) est en fait le substitut de Radia pour ne pas
dire son dédoublement ce qui signifie que c'est une vérité
à deux faces, l'une mythologique, l'autre théosophique. Beida
cheikhi avait vu juste lorsqu'elle nous dit que « le personnage
féminin fortement socialisé dans la situation initiale est
désagrégé au profit de sa mystification: lorsque
Hellé se substitue à Radia, c'est un peu le mythe qui se
substitue à la réalité. L'imaginaire va donc travailler
sur le doublet Radia/Héllé qui apparaît comme le support
des représentations mentales du héros-narrateur (...) la femme,
plus encore que le narrateur, est définie par sa finalité. Elle
est l'intercesseur qui permettra au héros de réaliser sa
quête. Radia-Hellé chargée d'un pouvoir magique
entraîne le héros dominé sur un chemin inconnu.(9). Ce
sera donc l'épreuve du chaos qui sera la plus déterminante pour
l'initiation du personnage. 2.4. L 'épreuve du
chaos.Cours sur la rive sauvage défie toute
spatialité et temporalité, toute matérialisation et toute
forme: suppression des repères spatio-temporels, les êtres et les
formes perdent leur statut privilégié. L'unité est
pluralité et la pluralité est unité. Les limites
sont poussées jusqu'à l'extrême du possible. Aucun contour
n'est stable, le moi et l'univers se confondent dans une unité
indivisible (et stoïque). Hellé se substitue à Radia; la
ville de feu ressemble à la ville du soleil et toutes les deux se
confondent dans la ville-nova. La civilisation connue de nos jours investit les
trois villes tout en se désagrégeant dans le
néant. Le Chaos règne partout sans laisser la place
à la vacuité. Tout est plein et vide en même temps. Tout
est errance et itinéraire conscient à la fois... Et pourtant
c'est un récit qui avance d'un point A vers un point B.Dans
la tradition théosophique de l'Islam, le Chaos est une station de
contemplation; le narrateur doit forcément faire traverser son
personnage dans cet univers chaotique pour permettre à l'entropie
actancielle de progresser vers cette unité existentielle où toute
dualité doit périr.Par ce procédé du chaos, la
signifiance dégagée est corollaire à la non-existence dans
l'existence supposée. Djalal-Eddine Roumi ayant atteint cette station
déclama ces vers mystiques:« Je suis mort minéral,
et suis devenu plante.Je suis mort plante, et me suis relevé animal.Je
suis mort animal, et suis devenu homme.Pourquoi craindrais-je? Quand ai-je
été amoindri en mourant?Pourtant, je mourrai encore une fois,
comme homme pour planerAvec les anges bienheureux; mais même après
l'état d'angeIl faudrait que je passe au-delà. Tout périt,
sauf Dieu.Quand j'aurai sacrifié mon âme-ange,Je deviendrai ce que
nul esprit, jamais, n'a conçuO, laissez-moi ne pas exister; Car la
non-existence proclame:« Nous retournerons en lui » (Roumi
D.E)(10)C'est cet univers en perpétuelle réincarnation que
le narrateur de Cours sur la rive sauvage métamorphose dans la
cité des hommes puisque la fonction onirique est dominante (je suis
accoucheur de rêve avait dit Mohammed DIB dans une interview). Mais il
s'agit, à la lecture de son récit, du rêve transcendant;
celui qui matérialise les images de la connaissance, celui qui
émerge d'un subconscient angoissé par l'existence (angoisse
existentielle). Freud avait expliqué que le rêve était
toujours une réponse à l'angoisse de la mort puisqu'il nous
transpose assez fréquemment dans l'univers de l'immortalité. Iven
Zohar et son narrateur expriment cet aspect récurrent dans le
récit:« Trois hommes en moi viennent d'être
séparés: l'homme d'eau, l'homme de pierre et l'homme de
vent. »J'avançais encore un peu, me promenais parmi les
frustes, quasi minérales figures enfonçant leurs racines dans la
plaine qui fuyait à perte de vue. Le sang de la source arrivait sur mes
talons et me suivait partout. Je m'immobilisais, essayai de
réfléchir. Et moi de pierre demeura là.Le bruit de la
source reprit et s'entendit plus loin. Un ruissellement transparent couvrait
à nouveau des dalles: il venait lécher les pieds de moi de
pierre; et moi d'eau partit avec l'eau.Je ne quittai pourtant pas cet espace
habitué. Moi de vent volait au-dessus de la cité endormie. Il
dessinait des cercles de plus en plus étendus sur son sommeil
dérouté par le soleil déclinant autour de la colonne
chanteuse...Et moi de vent gagna les profondeurs vives du ciel. (C.S.R.S
p.136).Nous voyons comment le narrateur utilise le même
registre de la réincarnation utilisé par Roumi dans sa
poésie mystique mais le chaos n'est pas aussi chaotique dans le
récit initiatique puisque les fonctions sémantiques retrouvent
leur équilibre dans la narrativité:. « Ce qui
subsistait de moi était inévitablement promis au
bonheur » (p.138), et leur l'unité dans la
pluralité (aquatique, minérale et céleste).Sur le
plan doctrinal de cet aspect théosophique (lieu du dire de la
création du genre initiatique, nous renvoyons au traité d'Ibn
Sina (Avicenne), l'un et le multiple. Déterminisme de l'existence.(11)
Avicenne n'a pas eu le privilège à lui seul d'établir des
gnoses de l'éternité du monde nous avons aussi retrouvé
cet aspect dans la philosophie éternelle d'Aldous
Huxley:« Toutes les créatures ont existé
éternellement dans l'essence divine comme en leur exemplaire. Dans la
mesure où ils se conforment à l'idée divine, tous les
êtres étaient, avant la création, une même chose, une
même chose avec l'essence de Dieu (Dieu, en le faisant entrer dans le
temps, ce qui était et est dans l'éternité).
Eternellement, toutes les créatures sont Dieu en Dieu. Dans la mesure
où elles sont en Dieu, elles sont la même vie, la même
essence, la même puissance, le même Un, et rien de
moins. » (12)Il s'agissait donc pour le narrateur
initié de Cours sur la rive sauvage de dramatiser cette
pensée unitive dans une écriture
palimpsestique:« - Toi et moi sommes qu'une seule image
se regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux.- Tu es venue vers moi,
Hellé!- J'étais en toi Iven Zohar.- Où avais-je pu te
rencontrer, où avais-je pu te voir?- Partout: Partout où tu
étais!- Quand cela a-t-il commencé?- Le jour de notre mariage.
Et...- Je me suis marié avec Radia!- Mais c'est moi qui ai ouvert les
cinq étoiles dans ta poitrine- C'est Radia qui m'a donné le
double anneau!- Mais la ville-nova, c'est moi.- Radia m'a guidé!- Mais
c'est moi que tu as rencontrée partout.- Là où arrivait
Radia, tu t'effaçais!- Je ne transformais, mais je demeurais autour de
toi, en toutes choses.- Pourquoi cette fascination?- Pour te permettre de
parcourir le labyrinthe au bout duquel tu te retrouveras; pour changer le
labyrinthe en route droite devant tes pas.- Où me retrouverai-je? Dans
quelle contrée?- Dans la ville de lumière.- Je n'y parviendrai
jamais!- Je t'y transporterai.- Mais je ne serai plus.- Hellé souleva sa
chevelure et la fit s'envoler en flammèches incandescentes autour de sa
tête. Tout semblait avoir été dit. » Cours sur
la rive sauvage (p.154).Le même registre des mots à
portée unitive est investi dans le dernier chapitre de l'Aventure
Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et que nous avions étudié
dans notre chapitre précédent; ce qui nous réconforte dans
notre thèse du contenu théosophique des récits
initiatiques dans la tradition soufie. Les deux chapitres des deux
récits initiatiques correspondent sur le plan de l'itinéraire
(ascension mystique) à la troisième étape:
l'arrivée, wûçul ou la résurrection (dans
l'initiation grecque).3.LA RESURRECTION.
(wûçûl).« - sois attentif, car
voici que tu renais à l'être. Il n'y a plus de lumière, il
n'y a plus de poids, l'ombre n'est plus. Sens comme il n'existe pas
d'antagonisme » l'Aventure Ambiguë.
(P.189).« il n'y a pas de réponse. Mais il y
a une autre vie. Au dedans de moi, elle s'étire, tendre pellicule,
recouvrant un printemps en train de reverdir. Je vais déboucher sur le
paysage qui veille sur tous les autres; il chemine à travers toi
Hellé. Je te dédie cette dernière pensée. Combien
de temps n'aura-t-il fallu pour aller de Radia à toi? - Qui sur la rive
sauvage, qui parle de cours du temps!Le rire fou de Hellé s'est
répercuté d'un bord à l'autre du monde. Cours sur
la rive sauvage (p.158)En comparant ces passages des deux récits
initiatiques, nous constatons que les deux sont régis par l'instance
narrative de la théosophie. Le contenu doctrinal se manifeste
explicitement alors que durant tout le récit il ne s'exprimait que par
les forces métaphoriques ou allégoriques à travers les
épreuves subies dans les descentes en enfer.Nous dégagerons donc
les différentes stations de contemplation atteintes par Hayy Ibn
Yaqdhân et évoquées par Ibn Sina dans le traité de
la sagesse illuminative.3.1. L'ascension mystique:Louis
Gardet (13) nous explique que l'ascension mystique va se présenter avant
tout comme une dialectique ascendante. Les principales étapes nous en
sont décrites, sous mode mythique dans la risâla
(épître) de Hayy Ibn Yaqdhân (14) et sous mode psychologique
dans l'avant-dernier chapitre des « ishârât(15). On peut
dire qu'elles sont le fruit d'une double purification: morale, intellectuelle,
la première étant, comme chez Plotin, la condition de la seconde
(16), mais sans fin en soi. L'ascèse n'a pas chez Ibn Sinâ de
valeur autonome; elle est nécessaire à la réussite
intellectuelle en laquelle se consomme l'Union, qui est vision (non
transformante). Il faut que l'âme ait dominé, puis
éliminé tout attrait sensible, ne gardant avec son corps que la
stricte « attache indispensable » pour qu'elle puisse vivre
de sa vraie nature de substance intelligible. « Alors, elle n'est
pas loin de ressembler à l'Ame universelle, encore que celle-ci lui
soit, sous un aspect, supérieur »(17). L'ascension
mystique dans/par la littérature correspond à l'initiation
authentique (ascension spirituelle vécue par l'auteur et transmise au
narrateur qui se chargera de la faire vivre à ses personnages). Le cas
de Cours sur la rive sauvage est d'une singularité troublante. Il
engage directement son néophyte dans la descente en enfer en le
prédestinant à l'élection (il est déjà
élu par l'instance narrative à réussir à toutes les
épreuves de la connaissance): Son initiation avait commencé avec
son mariage avec Radia:« - Quand cela a-t-il commencé?- Le
jour de notre mariage. Et...- Je me suis marié avec Radia!- Mais c'est
moi qui ai ouvert les cinq étoiles dans ta
poitrine.(p.154)Hellé avait choisi son amant Iven Zohar mais c'est
Radia qui se chargera de son initiation, selon la symbolique de
l'allégorie, la divinité hellénistique avait choisi Iven
Zohar mais c'est la connaissance théosophique musulmane qui se chargera
de l'accompagner sur le parcours des épreuves:« - C'est
Radia qui m'a donné le double anneau!- Mais la ville-nova, c'est moi.-
Radia m'a guidé- Mais c'est moi que tu as rencontrée
partout. »(p.154)La station de contemplation la plus
récurrente dans le récit est celle de l'unité
existentielle (Dieu et l'univers ne font qu'un, indivisible):- toi
et moi sommes qu'une image se regardant de part et d'autre du miroir de nos
yeux.(p.154)Le temps est aboli dans l'univers de l'unité
existentielle:« la curiosité me prit de jeter un
coup d'oeil à ma montre. L'unique chiffre que portait le cadran avait
disparu! »(P.27)L'espace aussi disparaît dans la
connaissance stoïque:Là où nous nous trouvions,
ce n'était nulle part, et il n'était guère possible de
deviner où nous émergerions »(p.35)Nous voyons que
le temps mystique dans le récit initiatique est la négation du
temps laïque, aussi l'espace du roman ne peut être que l'espace de
la connaissance unitive: Cours sur la rive sauvage, l'autre versant de
l'Existence où le mythe et la théosophie sont les seuls actants:
« -Qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du
temps! » dira Hellé triomphante sur les préjugés
existentiels des hommes (p.159).Iven Zohar doit pouvoir reconnaître
la vérité partout où la ville de lumière
s'acharnera sur lui (Radia ou Hellé), cité théosophique ou
cité hellénistique; le narrateur brouille sa logique humaine en
jalonnant son parcours par des symboliques anthropomorphiques
(humanité-divinité et cité se confondent et se substituent
l'un pour l'autre). Il s'agit donc pour le lecteur de supprimer les
écarts et d'établir les correspondances entre l'esthétique
du verbe et les stations de contemplation ou vision (non transformante chez Ibn
Sina). Rappelons aussi que ZOHAR est le nom du livre doctrinal de la
Kabbale juive. Dib avait introduit ce nom allégorique
sachant que la Kabbale juive rejoint l'univers initiatique soufi dans plusieurs
de ses aspects. (voire le commentaire de Moïse de Narbonne sur ce sujet
).4. LES CORRESPONDANCES.Théosophie
(visions)Esthétique du
verbeElection (la vérité ta
choisie)Séquences du mariage: « c'est
la première fois que je me marie. Ces anneaux-, je ne les perds
pas » (pp. 7.21)L'ascension nuptiale
(mortification)Agonie de l'EgoAgonie du
temps: « c'était le dernier que l'unique
heure inscrite au cadran aurait permis de prendre »
Transformation de l'univers: « nous
débouchâmes sur un monde de
flammes »Détachement de la réalité
humaine: « j'adressai alors un sourire d'adieu
à des ombres, à une
maison. »Poursuite de la
mortificationet détachement des êtres les plus
chersrupture du cordon ombilical: « mon
père et ma mère se tenaient là près et loin l'un de
l'autre. Pourtant ni l'un ni l'autre n'ouvrait la bouche(...) puis je compris.
Ils avaient déjà parlé. A quel moment? Je ne le savait
pas, je ne le savais plus. Il y avait longtemps, sans
doute. »Naissance du doute
stoïqueIl arrive dans l'itinéraire initiatique que la
doute s'installe ainsi que la peur de continuer dans un univers qui s'annonce
dangereux pour le néophyteLa vérité
brouillée par l'apparence« Parviendrais-je,
soutenu par mon amour, à détruire le miroir qui me sépare
d'elle?(...) Nous retrouverions-nous, passé ce moment?(...) Serais-je
détruit moi-même? »L'accomplissement de
la purification dans la certitude:Louis Gardet, faisant
référence à cette station nous dit que: l'intime, le sirr,
est devenu apte à recevoir les avertissements célestes, nous dit
Ibn Sina, selon le lexique soufi par lui adopté en ces descriptions.
D'un point de vue psychologique et phénoménologique, nous avons
donc passage d'une activité « active » à une
« passivité ».(18)La mort du doute + le
sceau de la lumière: « c'est elle et pas une
autre, je ne m'étais pas trompée, « elle me donna cinq
coups consécutifs. Cinq étoiles de sang s'ouvrirent en cercle sur
ma poitrine »(p.18)(La passivité d'Iven Zohar est concluante).
Il n'agit plus, mais ne fait que subir les visions qui s'imposent à lui
rituellement), « de nombreuses personnes m'entourèrent
et, d'un mouvement concerté, me soulevèrent... tel un
gisant. »(P.20) L'autre versant de la
connaissance: la limite:Louis Gardet nous dit que la
« limite » à laquelle l'ascèse a conduit
l'âme permet à cette dernière, sans rupture de niveau ni
changement de plan, ou, mieux encore: la met inévitablement à
même de recevoir les premières illuminations supérieures.
Ce sont tout d'abord des « vols rapides » comme des
éclairs, des « instants » (waqt) de saisie
illuminée, et selon un rythme alterné de lumière et
d'obscurcissement. L'initié en vient à voir en tout l'image, la
trace de Dieu ; mais ce n'est pas encore pour lui, la paix vraiment stable,
et il reste, sous les « rencontres » (wajd) de Dieu ,
comme accablé et défaillant »(19)Les limites
du premier étage initiatique seront franchies dans un univers
apocalyptique.Iven Zohar prononcera le nom qui lui sera
révélé d'un autre monde: l'autre versant de la rive
sauvage: Hellé: « je prononçais à haute voix le
mot: « Hellé ».Ces syllabes n'avaient pas plus
tôt effleuré mes lèvres que les murs des salles
s'effondrèrent avec un long grincement. De toutes les gorges, un cri
jaillit, remplit l'espace et ne se répéta plus. L'assistance se
trouva dispersée, ou engloutie par les crevasses qui s'étaient
ouvertes autour de nous(...) l'air qu'on respirait n'était pas vivant ni
de ce monde; il soufflait d'un monde invisible qu'on n'eût pas cru tapi
si près du nôtre. » C.S.R.S.P.21Ayant franchi les
limites de la connaissance (du moi sublime) le narrateur engagera le
récit dans un processus de destruction vs construction; lumière
vs obscurité; mort vs vie; monde visible vs monde invisible.
Cela correspond chez l'ascèse à l'instabilité
de l'âme qui ne trouve pas encore la paix: le rythme est alterné
de lumière et d'obscurcissement: « des devantures
échappées par miracle à sa férocité -pour un
bref laps de temps illuminées, brillaient encore... Mais combien
inutiles étaient ces lumières mortes dispensées à
flots à des ruines, à des débris de
vie! »(P.24)La limite n'est pas à la fin du
parcours initiatique mais la mise en épreuve pour un parcours encore
plus éprouvant. Cela permet à l'initié d'exploiter toutes
ses possibilités spirituelles afin d'atteindre une station de
contemplation encore plus sublime: » jusqu'au bout. Jusqu'au
bout. Jusqu'à l'épuisement de la dernière parcelle de feu
jaillissant en moi. »(P.29)Le narrateur trame son récit
dans l'arbitraire des signes et signification, il rejoint le projet d'Ibn
Thophaïl en poussant le mot à l'extrême de ses
significations. Mais comment se retrouver dans cet arbitraire des
significations puisque le langage ordinaire est dépossédé?
Le narrateur de l'instance de la théosophie et celui du récit
événementiel se servent de la même règle
générale « d'identification par le
prédicat ». Voulant caractériser le genre initiatique
(quête de soi = quête de Dieu = quête de l'âme),
Todorov nous explique : «il ne suffira pas que les
signifiants et les signifiés, les récits à
interpréter et les interprétations soient de même nature.
La quête du Graal(20) va plus loin; elle nous dit le signifiant est
signifié, l'intelligible est sensible. Une aventure est à la fois
une aventure réelle et le symbole d'une autre
aventure »Nous serons à notre tour
réconforté de dire que notre récit est polyphonique et
ambivalent au niveau des prédicats mais univoque au niveau du sujet (la
théosophie).En nous permettant de nous substituer à l'analyse de
Todorov du récit du Graal, nous dirons que l'intérêt du
lecteur ne vient pas de l'énigme ni de la contiguïté
événementielle mais de savoir qu'est-ce que Cours sur
la rive sauvage? Qui est Radia/Hellé? Ce
sont là deux types différents d'intérêt, et aussi
deux types de récit. L'un se déroulera sur une ligne horizontale:
on veut savoir ce que chaque événement provoque, ce qu'il fait.
L'autre représente une série de variations qui s'empilent sur
une verticale. Le premier est un récit dans le sens de l'Aventure
littéraire, le second, de substitutions: Hellé se substituant
à Radia, la ville se substituant à l'une ou l'autre
(cité-Radia ou cité Hellé). Ce n'est qu'en comprenant les
univers de la théosophie que le récit devient plus passionnant.
En définitive, Cours sur la rive sauvage est non seulement
quête d'un code et d'un sens ontologique, mais aussi d'un
récit.La « limite » avions-nous dit
fait passer le néophyte dans un état supérieur, s'il
persévère, vient pour lui une nouvelle
« station » ou le vol rapide de l'instant est changé
en un état de « quiétude »
« sakîna », l'éclat rapide de
l'éclair devient étoile (ou flamme) brillante, source de joie qui
ravit le gnostique en extase tant qu'elle dure; mais le plonge encore, en
s'éteignant, dans la tristesse. Et lorsqu'il en jouit, il est comme hors
de soi, comme invisible tout en étant présent:
« -qu'est-ce qui vous manque? Fait à ce moment la voix,
planant dans le ciel.- Tout.- Appréhendez-vous ce qui va se produire?-
Je m'interdis toute crainte. »(p.61)Au sommet de
l'ascension mystique.« Mais ce degré
même doit être dépassé. Il ne suffit plus de dire que
le gnostique s'élève à volonté à une telle
connaissance; elle devient son état conscient et constant,
« son bon plaisir est dépassé ». Il n'est
rien qui ne le sollicite à abandonner le monde des apparences pour se
tourner vers le monde de la vérité. C'est la consommation
où l'âme vit, autant qu'il lui est possible de la vie même
des intelligences et Ames célestes »(22)Au sommet
du mot surgit la poésie:Berce mon corps, dissous mon ombre.
Dans une clairière diurne, toi qui as rompu mille rêves pour
t'éveiller sous ma poitrine; Dans une clairière diurne, un
territoire de hasard, un tremblement léger de feuilles ou un feu
dispersé au vent, et d'autres flammes qui rassemblent à une
architecture de brume loin sur les vagues de la mer m'accueillera
peut-être un jour. » Cours sur la rive...(p.141)Nous
avons pu constater, après avoir établi ces correspondances, que
l'instance narrative de la théosophie manipule le texte à son
gré tout en laissant le soin au narrateur de puiser ses
métaphores de l'univers de la poésie mystique et de construire
ensuite son récit qui avions-nous dit à tout l'air d'une
poésie mystique en prose. Du récit initiatique authentique (Hayy
Ibn Yaqdhân) au récit initiatique métamorphosé, le
relais initiatique (la parole du maître) a fait tout le chemin pour
retomber dans les bras de la littérature qui accomplit sa fonction noble
de « sauveur » des textes sacrés sinon de
« l'Ecriture ».Concernant le concept
d'autopsychégraphie» que nous avons rendu fonctionnel dans notre
étude, il nous appartient maintenant de le redéfinir à la
lumière des correspondances que nous avons établies. Nous dirons
à la suite d'Ibn Sina (Avicenne) que la passivité de l'âme
à l'égard de l'illumination divine reste de soi identique
à sa passivité normale à l'égard de l'intellect
agent (ici, l'Ecriture).Disons seulement que le réceptacle des formes
qu'était l'âme humaine, en est devenue, par purification active
progressive (épurer le mot continuellement), le
« miroir », est un miroir qui peut atteindre un pouvoir si
total de réfléchir les lumières (l'entendement), qu'il en
oublie, mais non supprime, sa propre existence, (l'âme s'éternise
par l'écriture); c'est ce qui lui permet de ne plus seulement recevoir
les formes intelligibles abstraites, mais de refléter directement les
intelligibles subsistants, et de ne plus opposer d'obstacle aux irradiations de
la source suprême (l'Ecriture a devancé d'Essence). Car les
substances intelligibles, et l'Ame humaine qui vit de leur vie, ne cessent en
l'intime d'elles-mêmes, de contempler cette source dont elles
émanent, et, par l'amour nécessaire de nature qu'elles lui
portent, de s'avancer vers sa lumière.Ainsi dans la descente
en enfer des mondes possibles, la résurrection se réalise dans
/par l'Ecriture. Mohammed Dib aura tenté
l'expérience.Notes(1) Hommage à Mohammed DIB.
Kalim. Alger 1986. p.197(2) Ibid. p.49(3) Beida Chikhi. Problématique
de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP.U. Alger.
1986. p.155(4) Hommage à Mohammed DIB. Kalim. OP. Cité.
p.69(5) Martin Lings, un Saint musulman du 20ème siècle
OP.Cité. p.252(6) R. Wellek et A; Warren, théorie de la
littérature. Madrid. BR.H.I.1985. p.212(7) Ibid. p.212(8) Louis
Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.46(9)
Beida Chikhi, problématique de l'écriture dans l'oeuvre
romanesque de Mohammed Dib. OP.Cité. p.164(10) Aldous Huxley, la
philosophie éternelle.O.P.Cité. p.253(11) Louis Gardet, la
pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.48(12) Aldous
Huxley, la philosophie éternelle.O.P.Cité. p.75(13) Louis
Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité.
p.175(14) Ibid. p.175. Note (1) traité
mystique: «reprise du mythe dans la rissalat al-qadr. La
transposition des personnages de Salâman et d'Absâl (isharat,
p.199): « Sache que Salâman est une allégorie qui te
désigne toi-même, et Absâl une allégorie qui
représente ton degré d'initiation (irfân) »(15)
Ibid. p.175. Note (2)(16) Ibid. p.175. Note (3): «détachement
du monde sensible, se confond avec une « via negativa »,
sorte de théologie discursive, qui permet de passer de la
multiplicité pure du monde sensible au monde
intelligible. »(17) Traité d'Avicenne
« Icharât » p.199, Cité par Louis Gardet.
p.175(18) Ibid. p.178(19) Ibid. p.179(20) Todorov. Poétique de la
prose OP.Cité. p.75. La quête du Graal(21) Ibid. p.66(22)
Louis Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité.
p.181ConclusionAu terme de notre travail, nous
concluons que le récit initiatique a contenu théosophique
se présente comme un genre littéraire en totale
mutation, depuis son émergence avec l'épître
d'Ibn Thophaïl Hayy Ibn Yaqdhân jusqu'aux nouvelles
écritures. Tenter une expérience mystique par le biais de la
littérature est une tâche non sans grande difficulté; Ibn
Thophaïl lui-même avait avoué dans l'introduction de son
épître que « la langue ne saurait le décrire,
ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient
à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait au langage
c'est que, par suite de joie, du contentement, de la volupté qu'il
inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu à l'un de ses
degrés, ne peut se taire à son sujet et en cacher le secret: il
est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance et d'une
allégresse qui le portent à communiquer le secret de cet
état en gros et d'une façon
indistincte.»(P.2)Communiquer le secret de cet
état en gros et d'une façon indistincte, tel fut le cas de
Hamidou kane et Mohammed DIB. Le roman ne peut prendre en charge que la
fonction esthétique du verbe, il ne peut rendre compte des secrets de
l'âme (l'autopsychégraphie) et c'est pour cette cause que le
récit demeure ambigu, il ne peut pas être à la fois
terrestre et dans « l'au-delà » comme
l'avait souligné Todorov.Pour notre part nous avions
tenté d'établir les correspondances entre ces deux registres: la
foi et la fiction littéraire, mais nous ne prétendons pas avoir
cerné totalement cette question de la littérature mystique et
nous laissons le soin à d'autres chercheurs d'approfondir celle-ci
surtout que le phénomène des sectes mystiques s'amplifie
considérablement de nos jours.La vision apocalyptique des
nouvelles générations est-elle une réponse à
l'impuissance de la littérature de ne pouvoir ouvrir des horizons
d'espoir ou y-a-il saturation du temps laïque pour que nous revienne en
force le temps sacré?Nous ne pouvons mieux répondre
à ces questions et nous laissons le soin à la littérature
de terminer son oeuvre de conscience comme le fera le narrateur de l'Aventure
Ambiguë par la bouche de son personnage, le Chevalier:« En
vérité, ce n'est pas d'un regain d'accélération que
le monde a besoin: en ce midi de sa recherche, c'est un lit qu'il lui faut, un
lit sur lequel, s'allongeant, son âme décidera une trêve. Au
nom de son salut: Est-il de civilisation hors l'équilibre de l'homme et
sa disponibilité: l'homme civilisé, n'est-ce pas l'homme
disponible? Disponible pour aimer son semblable, pour aimer Dieu surtout. Mais,
lui objectera une voie en lui-même, l'homme est entouré de
problèmes qui empêchent cette quiétude. Il naît dans
une forêt de questions. La matière dont il participe par son corps
-que tu hais- le harcèle par une cacophonie de demandes auxquelles il
faut qu'il réponde: « je dois manger, fais-moi
manger? » ordonne l'estomac, « Nous reposerons-nous enfin?
Reposons-nous, veux-tu? » lui susurrent les membres. A l'estomac et
aux membres, l'homme répond les réponses qu'il faut, et cet homme
est heureux. « Je suis seule, j'ai peur d'être seule...
cherche-moi qui aimer », implore une voix. J'ai peur, j'ai peur. Quel
est mon pays d'origine? Qui m'a apporté ici? Où me
mène-t-on? » interroge cette voix, particulièrement
plaintive, qui se lamente jour et nuit. L'homme se lève et va chercher
l'homme. Puis, il s'isole et prie. Cet homme est en paix. Il faut que l'homme
réponde à toutes les questions. Toi, tu veux en ignorer
quelques-unes... Non, objecta le chevalier pour lui-même. Non! Je veux
seulement l'harmonie. Les voix les plus criardes tentent de couvrir les autres.
Cela est-il bon? La civilisation est une architecture de réponses. Sa
perfection, comme celle de toute demeure, se mesure au confort que l'homme y
éprouve, à l'appoint de liberté qu'elle lui procure. Mais
précisément les Diallobé ne sont pas libres, et tu
voudrais maintenant cela? Non. Ce n'est pas ce que je veux. Mais l'esclavage
de l'homme parmi une forêt de solutions vaut-il mieux
aussi? ».BibliographieOuvrages
étudiés:- Cheikh Hamidou kane: l'Aventure
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(Fuçuc al-Hikam), Paris, 1956.- Corbin, Henry: Histoire de la
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dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris, 1958- Gardet, Louis et anawati, M.:
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1929.- Massignon, Louis: Essai sur les origines du lexique technique de la
mystique musulmane, Paris, 1954- Al-Qushayri: Al-Risâla
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Chrétienne:- Augustin, Saint: Confessions, Paris,
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Béguin, Paris, Ed. Seuil, 1953.- Jean de la Crois (Saint): Oeuvres
complètes, Traduction de P.Grégoire de Saint-Joseph, Paris,
Ed. Seuil, 1949.3- Sur la mystique en Inde:-
Coomaraswamy Ananda K.,: Hindouisme et Bouddhisme, Traduction par
René Allar et Pierre Ponsoye, Paris, Gallimard, collection
« Idées ».Ouvrages
théoriques:- Baudrillard, Jean: L'échange
symbolique et la mort, Paris, Gaillimard, 1976.- Bourneuf, Roland et
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structurale du récit, communication 8, Ed. Seuil, 1981.- Brémond,
Claude: Logique du récit, Paris, Ed. du Seuil, 1973.- Bakhtine,
M.: Esthétique et théorie du roman, Ed. Gallimard, 1978,-
Butor,M: Essais sur le roman, idées, Gallimard, 1964.- Cohen,
J.: Structure du langage poétique, Flammarion, 1966.- Dubois, J.:
Surcodage et protocole de lecture, poétique n°16, Seuil,
1973- Eliade, M.: Aspects du Mythe, Gallimard, 1963.- Genette, Gerard:
Discours du récit, figure III, Seuil, 1972.- Greimas. A.J.:
Eléments pour une théorie de l'interprétation du
récit mythique, communication n°8.- Macherey, P.:pour une
théorie de la production littéraire, Maspéro, Paris
1974.- Mouralis Bernard: Les contre-littératures, PUF.
Collection Supérieure, 1965.- Masseron, Caroline et Petit Jean,
Brigitte: Pour une définition du personnage, L'ensemble de
Germinal, Pratiques, n°22/23, 1979..- Sollers, P.: L'écriture et
l'expérience des limites, Points, Seuil, 1968.- Todorov, Tzvetan: -
Personnages, Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage,
Seuil, 1972.- Théorie de la littérature, textes des
formalistes russes réunis, traduits, collection « tel
quel », Paris, Seuil, 1965- Les catégories du récit
littéraire, communication n°8.- Introduction à la
littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
TABLE DES MATIERES:
SOMMAIRE
..........................................................................................
INTRODUCTION..................................................................................
1Le choix d'un
corpus..........................................................................
7
2 La
doctrine..........................................................................................
9
3. Le
modèle..............................................................................10
NOTES...............................................................................................................14
PREMIERE PARTIE: HAYY IBN
YAQDHAN................15 ( GRILLE DE LECTURE
)CHAPITRE UN: L'OEUVRE EN
GENESE..................................16 1. Le
constat..............................................................................................17
2. Les
traductions......................................................................................27
3. Hayy et Robinson
Crusoé....................................................................33
4. Hayy dans
l'intertextualité..................................................................35
5. Hayy et l'histoire du
Criticon..............................................................38
6. Problématique de la
Traduction.........................................................41 7.
La genèse du
personnage.....................................................................45
8. Le Personnage en
genèse.....................................................................48
8.1. Le cycle de
l'animalité...................................................................48
8.2. Le cycle de la
corporéité...............................................................50
8.3. Le cycle de
l'âme............................................................................52
8.4. La quête de
l'essence.....................................................................55
8.5. Le cycle du
langage......................................................................59
8.6. Le cycle de la
conjonction............................................................62
8.7. Le cycle de
l'echec........................................................................67CONCLUSION................................................................................................70Notes
de
chapitre............................................................................................71CHAPITRE
DEUX: LE CONTRAT
FIDUCIAIRE......................82introduction...................................................................................................
...831. Une rhétorique de
l'ouverture....................................................................832.
Les relations
fiduciaires...............................................................................88
2.1. Le désengagement rhétorique...89 2.2. L'instance de l
'auteur narrateur.........................................................923.
L'engagement de la parole
initiatique........................................................93 3.1.
La mort
symbolique..............................................................................94
3.2. La descente en
enfer..............................................................................974.
L'engagement de l'écriture
autopsychégraphique....................................1005. Le mythe,
source de l'écriture.............................................1026.
L' île du Vivant fils du
Vigilant..................................................................1077.
Le mythe de la
création................................................................................1108.
L'état
conjoint................................................................................................1129.
L'état
disjoint.................................................................................................11510.
La fonction heuristique de
l'imagination.................................................120 10.1.
L'éloignement........................................................................................122notes
de
chapitre...............................................................................................125
CHAPITRE TROIS: ITINERAIRE INITIATIQUE DE
HAYY.129intoduction........................................................................................................1301.
Personnage vs
antipersonnage....................................................................1322.
La
caractérisation..........................................................................................1323.
La descente en
enfer.....................................................................................1364.
La présence de
l'absence.............................................................................1385.
La vacuité
pleine...........................................................................................1436.
La mort ou le crime
originel........................................................................1447.
Etats et
transformations...............................................................................146
7.1. Les énoncés
d'état..................................................................................146
7.2. Bas vs
Haut.............................................................................................149
7.3. La
chaleur...........................................................................150
7.4. Le
goût....................................................................................................152
7.5. Le goût du néant ou vide
gnostique...................................................153 7.6. La
lumière..............................................................................................155
7.7.La lumière
prophétique........................................................................156
7.8. Les
sphères...........................................................................................1598.L'espace
du récit
initiatique.........................................................................161
8.1. Le regard
intérieur..................................................................................162
8.2. Le regard
extérieur.................................................................................166
8.3. Du
synchrétisme....................................................................................1689.La
dichotomie être essentiel vs être
accidentel...........................................172 9.1.L'association vs
dissociation...................................................................174
9.2 l'endotopie vs exotopie177notes de
chapitre..............................................................................................187CONCLUSION
DE LA PREMIERE PARTIE.............................190DEUXIEME
PARTIE: LA VERIFICATION..................194CHAPITRE UN:
L'ORALITE INITIATIQUE.............................195introduction1961.
L'émergence de l'Oralité
Initiatique...........................................................2012. La
narration dans la
narration....................................................................2053.
Le contrat de la
Parole..................................................................................2054.
Le verbe
initiatique.......................................................................................2115.
La mortification dans/par la
parole...........................................................2126.Les
relais
initiatiques.....................................................................................213
6.1. Le
Vin......................................................................................................213
6.2. Le goût
sublime......................................................................................215
6.3. L'inscription
magique............................................................................216
6.4. Le secret
mystique..................................................................................2177.
Les paroles
génératives................................................................................2208.
La tension
sémantique..................................................................................2229.
L'unité de l'existence, lieu du dire
fictionnel.............................................22510. Le mythe du
« moi
»sublimé.....................................................................22911.
Le mythe de la divinité
femme.................................................................232
11.1.
L'appel.................................................................................................23412.
Proximité vs
éloignement...........................................................................24313.
Le souffle de la parole
initiatique..............................................................247Notes
de
chapitre..............................................................................................250CHAPITRE
DEUX: LE RECIT
IMPOSSIBLE..............................255Introduction.......................................................................................................2561.
La
mortification.............................................................................................2712.
La tyrannie du « je »
autobiographique......................................................275
2.1. Le « je » de la
théosophie......................................................................276
2.2. Problématique du style
direct...............................................................278
2.3. Le
travail.................................................................................................2803.
L'Apocalypse.................................................................................................2824.
La métamorphose
inachevée.......................................................................2965.
La mort du
récit............................................................................................3076.
Les catégories du
récit..................................................................................3107.
Temps laïques et temps
sacré......................................................................312notes
de
chapitre...............................................................................................316CHAPITRE
TROIS: LE RECIT METAMORPHOSE..................318
introduction.......................................................................................................3191.
La structure du
récit.....................................................................................3212.
La descente en
enfer.....................................................................................324
2.1. L'épreuve de la substitution
................................................................324 2.2.
L'épreuve de la
lumière........................................................................327
2.3. L'épiphanie
romanesque.......................................................................330
2.4. L'épreuve du
chaos................................................................................3313.
La
résurrection..............................................................................................335
3.1. L'ascension
mystique............................................................................3364.
Les
correspondances.....................................................................................339Notes
de
chapitre..............................................................................................345CONCLUSION...............................................................................347BIBLIOGRAPHIE..........................................................................350
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