THESE DE MAGISTERE
Auteur : Docteur ABOURA Abdelmadjid
Maître de conférences
Habilité à diriger des
recherches
Université de Tlemcen
(Algérie)
ASPECTS ET FONCTIONS
DU
RECIT INITIATIQUE
DANS
LA TRADITION
THEOSOPHIQUE
DE
L'ISLAM
Introduction
L'étude du récit initiatique, dans la tradition
théosophique de l'Islam, engage le procès de l'écriture,
sur le terrain de l'histoire de la foi. Le discours sacré dont l'homme
s'est accaparé à des fins ontologiques ou politiques, se voit
subir toutes les épreuves du temps, pour retomber en fin de parcours
sous le jugement de la littérature.
Notre travail prend en charge un syntagme de
l'histoire de cette foi où l'écriture du sacré perd ses
valeurs authentiques au profit d'autres valeurs littéraires:
la création littéraire et l'esthétique du
verbe.
Nous engageons ce procès en prenant soin
d'établir les frontières sur le plan de la diachronie, en
limitant dans le temps et l'espace les différents textes que le discours
littéraire a pris en charge pour sauver le
sacré.
Dans la pensée musulmane et, à mi-chemin, entre
le texte religieux et le texte littéraire, le récit initiatique
d'Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân (12°
siècle après J.C) émerge dans l'Espagne musulmane sous le
royaume des Almohades. Il se propose comme un affranchissement
de la pensée religieuse classique issue d'un
« prophétisme autoritaire », et de la pensée
philosophique qui, au lieu d'éclaircir les voies de la foi
monothéiste, rend plus ambiguë la croyance en un Dieu unique.
Ibn thophaïl propose une alternative aux deux fois
(religieuse et philosophique): La foi ontologique,
celle où le seul prophétisme toléré est la raison
illuminative: L'homme peut accéder aux vérités
supérieures par sa simple raison spéculative. Le
commentaire de Moïse de Narbonne (I) nous éclaire sur
le contenu de cette oeuvre magistrale. L'histoire de la pensée
universelle ne cesse de le redécouvrir à la lumière des
nouvelles lectures. Nous citons son introduction, à titre de
résumé de l'oeuvre pour le lecteur averti des
sciences ésotériques à fondement théosophique.
« L'objectif ultime, la raison d'être du
héros d'Ibn thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân, est de montrer
comment on peut réaliser la conjonction de l'intellect hylique avec
l'intellect agent, l'intelligence préposée au gouvernement de ce
monde selon la cosmogonie néoplatonicienne médiévale. Pour
rendre compte de sa naissance, l'auteur expose deux hypothèses: l'une
étant la génération spontanée, la croissance de
l'enfant va de paire avec le développement de ses facultés
mentales. Il commence donc par connaître les choses sensibles et
découvre, peu à peu, que derrière la multiplicité
ici-bas, se profile un principe d'unité qui coordonne tout. Voyant que
toute chose dépend d'une autre pour sa venue à l'être.
Hayy comprend enfin que l'univers, dans son ensemble, doit
former un tout qui a peut-être été créé, ou
bien qui a existé de tous les temps. Reflétant les
hésitations des penseurs de son temps, Ibn thophaïl se garde bien
de faire trancher cette question épineuse de l'éternité ou
de l'adventicité de l'univers par Hayy. De manière assez
significative, il insiste sur le fait que l'univers, dans un cas comme dans
l'autre requiert un agent pour le maintenir dans l'être. Cet agent est
nécessairement une forme, que Hayy ne peut tenter d'appréhender
qu'au moyen de son intellect.
Désireux de pousser le plus loin possible cette
appréhension de la forme de l'univers ou de l'intellect premier, Hayy
comprend enfin qu'il doit tenter de ressembler au seul être qui soit
véritablement un, à savoir Dieu. Grâce à des
exercices assidus, il parvient à s'abstraire de toute
matière, à accéder à un état d'extase. Dans
ces pages qui comptent parmi les plus belles du mysticisme philosophique, Ibn
thophaïl fait découvrir à Hayy, non point l'être
suprême, mais son reflet dans l'Univers.
C'est une sorte de soleil, source surabondante d'une
aveuglante lumière qui surgit soudain à la vue du solitaire, et
qui diffuse ses rayons à travers les niveaux d'être pour aboutir
à « un reflet dans une eau tremblotante ». Ibn
thophaïl insiste bien sur le caractère ineffable de cette
vision et sur le complet anéantissement de soi pour y parvenir. Il est
d'ailleurs intéressant de noter que c'est en commentant cette vision
extatique de Hayy que Moïse de Narbonne établit une sorte de
tableau de correspondances entre les séfirot des Kabbalistiques, les
intellects séparés des philosophes et les sphères. C'est
probablement le passage de toute l'oeuvre de ce philosophe juif où il
pousse aussi loin une volonté d'harmonisation entre l'enseignement de la
kabbale et celui de la tradition théosophique de l'Islam.
En guise de conclusion, Ibn thophaïl montrera que ce
que vit Hayy dans sa vision ne différait pas, quant au fond, de ce
que pouvait voir le fidèle de la religion
révélée; le premier voit la vérité dans sa
splendeur presque originelle tandis que le second en perçoit la figure
symbolique.
Or une vérité ne saurait contredire une
autre. En vue de vérifier ce postulat, Ibn thophaïl fait en sorte
que Hayy sorte de son isolement. Il organise une rencontre avec Açal
(Abçal), homme religieux désirant fuir la solitude des hommes.
Grâce à cette rencontre Hayy sera instruit des
vérités enseignées par les religions
révélées; confrontant ses vues avec celles de son nouveau
compagnon, il constatera que les résultats de sa propre sagesse ou
philosophie, ainsi que les enseignements de la religion positive ne font qu'un,
si ce n'est que cette dernière a ressenti la nécessité de
graduer la vérité selon la capacité d'assimilation de ses
auditeurs. Les deux hommes comprennent que les anthropomorphismes du Coran (et
de la Bible pour Narboni) ne servent qu'à rendre certaines choses
sublimes un peu plus accessibles aux vulgaires.
Intervient alors un épisode dans la vie des deux
hommes qui nous fournit d'importantes indications sur les conceptions
politiques d'Ibn thophaïl. En effet, voulant que les autres tirent profit
de leurs découvertes, les deux compagnons embarquent dans un
navire qui les conduit vers l'île voisine habitée par des hommes
de non-aloi. On leur fit initialement bon accueil, mais les visages de leurs
interlocuteurs devenaient plus sombres au fur et à mesure qu'on leur
exposait les idées nouvelles. Découragés, les deux hommes
s'en retournèrent vivre dans leur île déserte, convaincus
que toute société était irrémédiablement
corrompue. Il ne faudrait pas y voir une condamnation définitive de
toute vie en société par Ibn thophaïl; son enseignement est
plus nuancé: la religion est un phénomène social qui
englobe les réalités d'un groupe humain donné à une
époque donnée.
L'âme raisonnable d'un homme atteindra par
elle-même les mêmes réalités supérieures
auxquelles la religion révélée est censée faire
accéder ses tenants. Il reste que c'est la spiritualité qui
l'emporte sur l'exiguïté de la religion positive, laquelle n'en
demeure pas moins, la norme dans tout groupe humain. Le seul échec
de Hayy, si tant est que l'on puisse parler d'un échec, est
d'avoir sous-estimé une telle
réalité »(2).
Cette oeuvre, avions-nous dit, est à mi-chemin entre le
texte sacré et le texte littéraire. Nous l'avons prise
comme grille de lecture ou oeuvre représentative
d'un genre littéraire: Le récit initiatique à
contenu théosophique. Le mysticisme religieux n'a
cessé d'alimenter le mysticisme littéraire depuis le moyen
âge aussi bien dans la tradition chrétienne, musulmane que juive.
Les trois religions monothéistes, en apparence
isolées
l'une de l'autre, ont toujours été
influencées l'une par l'autre, et se sont même
réconciliées dans un terrain privilégié:
la littérature.
Grâce à celle-ci, les conflits de paroisses se
sont reconvertis en angoisse existentielle où, le seul
souci était de rendre l'espoir à l'homme en l'amenant à se
questionner sur lui-même, à rechercher sa voie
sans écoulement de sang, ni haine fratricide.
1-Le choix du corpus.
C'est tout d'abord l'originalité d'Ibn thophaïl
qui a su converger toutes les traditions théosophiques de son
époque, dans une oeuvre que l'on peut considérer comme
un document historique incontestable. Il a lui
même pris soin de déclarer, vers la fin de son introduction, qu'il
emprunte le fond de ses doctrines à El-Ghazali, à Ibn Sina, et
à tant d'autres philosophes.
Son originalité est surtout son engagement
sur le terrain du discours théosophique en empruntant les voies de la
littérature. Il fut le premier romancier à avoir
l'idée d'affronter l'orthodoxie musulmane en empruntant l'univers de la
fiction, tout en permettant à la tradition orale (contes et
légendes) de se perpétuer dans son oeuvre.
Léon Gauthier nous dit : « son
originalité consiste moins dans l'invention de traits narratifs
inédits, ou de conceptions philosophiques novatrices que dans la
merveilleuse adaptation à un exposé philosophique sans grande
nouveauté dans le fond, mais vivant et personnel dans la forme, de
traits narratifs empruntés, souvent d'ailleurs transformés. Le
tour de force d'Ibn thophaïl, obligé de plier à l'exposition
méthodique des spéculations les plus abstruses de son temps,
scientifiques, métaphysiques, mystiques, exégétiques,
en fable naïve et sans consistance, d'avoir su trouver
dans cette difficulté même le moyen de surpasser infiniment son
pauvre modèle, et d'en avoir tiré un récit ferme, naturel,
cohérent, auquel, d'un bout à l'autre, une autre idée
directrice sert de principe organisateur à savoir, la conception,
commune à tous les falasifa (philosophes). Des rapports et de l'accord
entre la religion et la philosophie, conception exposée chez lui d'une
manière moins didactique et moins approfondie que chez son successeur
immédiat Ibn Rochd (Averroès), mais déjà beaucoup
plus nette que dans les écrits actuellement connus de ses
prédécesseurs. »(3)
Le mérite d'Ibn thophaïl est d'avoir su
conjuguer, dans une même oeuvre, théosophie et
littérature.
Afin de comprendre l'engagement d'Ibn thophaïl dans la
littérature mystique, il est important de connaître la doctrine
soufie qui marque son époque et bien plus loin tous les écrits
mystiques abordant le thème de l'initiation dans le soufisme.
2-La Doctrine.
Les islamologues (toute tendance confondue) n'ont pas pu
définir la doctrine soufie. Certains sont allés chercher le sens
en Perse, d'autres pensent à une influence de monachisme
chrétien, ou croient à un apport des yogis de l'Inde ou de la
pensée néoplatonicienne.
Certains pensent aussi qu'il est une
réaction contre le rationalisme fatal du Coran qui refuse
d'admettre la tendance mystique de l'âme humaine(4).
Nous retenons, pour notre part, la définition de Gouilly (5) qui nous
semble la plus appropriée à notre conception:
« le soufisme n'est pas une théologie,
mais un état d'âme, une tendance de la foi, un élan
spirituel, une intuition mystique...une soif et une saveur du divin qui aboutit
chez la plupart à une transcendance assez éloignée du
théisme de l'Islam ».
Cet amour du divin poussé
par un élan de la foi et de la sagesse, nous le nommons
théosophie.
Le but du soufisme est l'anéantissement de l'individu
en Dieu, soit dans l'épreuve de la connaissance ( théosophie),
soit par des exercices mystiques de mortification et de purification morale,
s'approchant le plus possible de la perfection, le soufi admire (contemple)
Dieu en toute chose. La conséquence ultime de cet amour stoïque est
d'amener le soufi à considérer les dogmes particuliers à
chaque croyance comme superflus, à ne reconnaître ou se
reconnaître dans aucun rite religieux. à n'attacher que peu
d'importance à la forme sous laquelle les pensées se dirigent
vers Dieu, pourvu que sa Grandeur et sa Bonté puissent être
contemplées.
Il aboutit à représenter la Pensée libre
au sein de l'Islam. La conclusion en est que, malgré leurs tendances
philosophiques et mystiques, la croyance des soufis au
« touhid » ou unité absolue de Dieu
absorbant tout, n'est pas dans le fond
anti-islamique.
Hayy Ibn Yaqdhân est, à notre connaissance, le
seul récit littéraire qui se déclare être
ouvertement un guide dans la voie de la mystique musulmane, la quête de
soi qu'il entreprend est parallèle à la quête du
récit mais toutes les deux convergent dans la même voie:
l'unité de l'existence.
Nous avertissons le lecteur que notre travail pourra
prendre quelquefois l'allure d'une étude philosophique mais le champ
sémantique et même thématique étant celui de la
théosophie, l'approche référentielle est
inévitable, surtout dans notre première partie.
3- Le modèle.
Hayy Ibn Yaqdhân sera pris comme le modèle du
genre initiatique dans la tradition théosophique de l'islam et, c'est
par rapport à ce modèle que nous étudierons dans notre
deuxième partie d'autres oeuvres littéraires, en
l'occurrence, l'Aventure Ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane et cours sur la rive sauvage de Mohammed
Dib.
Ces deux auteurs auront tenté, à leur tour, une
écriture où, le lieu du dire fictionnel est celui de la
théosophie sinon celui de la quête
ontologique.
Tout d'abord, Hayy Ibn Yaqdhân se propose comme un
récit ouvert à différentes esthétiques de la
réception qui, à leur tour alimenteront de nouveau une
écriture jamais close. Chaque lecteur participera à
régénérer un texte qui remonte des sources de l'Ecriture
Absolue.
C'est d'abord la tradition théologique juive qui
s'inspira de l'oeuvre d'Ibn thophaïl et, en particulier, le fameux
commentaire de Moise de Narbonne (cité supra).
Le message que nous laisse ce grand théologien est que
« la pensée doit se penser en dehors de tout
égocentrisme religieux ou culturel. » C'est la
spiritualité qui doit l'emporter sur l'exiguïté des
religions. Tout homme qui libère cette pensée doit appartenir
à la pensée universelle. Il nous apparaît important de
citer Moise lorsqu'il nous dit:
« Tout prophète ne fait pas
nécessairement savoir qui il est et n'en remontre pas au peuple en
excipant de ses dons de prophète, ni n'enseigne les
vérités comme il les a appréhendées par une voie
créée ou par un autre biais propre aux prophètes, ainsi
que l'explique le métaphysicien Rabbi Moshé au sujet de Shem,
de Eber et d'Abraham notre patriarche qu'il repose en paix:
car je l'ai élu pour qu'il ordonne à ses fils et à sa
maison après lui... (Gen.18; 19). Et il arrive tant aux médecins
des âmes qu'à ceux des corps que tout sage expert en science
médicale ne la pratique pas nécessairement. Tu pourras en saisir
le motif en scrutant une allusion dans ce traité, car je ne puis
l'expliciter en ce lieu. Sache que l'homme doit, suivant son époque et
sa génération, apprécier ses actes et ses propos; il en
résulte que, de même que certains se vantent de cette perfection
que d'autres n'ont pas acquise, ainsi il existe des hommes qui l'ont acquise
mais qui l'attribuent à d'autres, parce que leur perfection les
contraint de ne révéler les choses parfaites qu'aux hommes
parfaits. Et, Ibn thophaïl, l'auteur de cette
épître, est de la catégorie des hommes parfaits, parvenu
à une vision sans tache, et son intention profonde sera explicite pour
tout homme intelligent. »
Nous nous proposons donc, d'étudier dans
notre première partie l'oeuvre d'Ibn thophaïl; elle
sera divisée en trois chapitres: I. L'oeuvre
en genèse, II. Le contrat fiduciaire, III.
L'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân.
Nous ferons apparaître dans notre premier chapitre le
fameux commentaire de Moise de Narbonne ainsi que les différentes
traductions de l'épître. Nous verrons ainsi comment cette oeuvre a
su conserver la tradition théosophique en même temps qu'elle a
ouvert les portes à une nouvelle tradition littéraire:
le régime du solitaire et la quête
ontologique.
Quant à L'influence qu'elle a pu exercer sur
Daniel De Foe, elle est édifiante comme l'avait pu
constater Léon Gauthier (7) .
La genèse du personnage de Hayy (le personnage en
genèse) sera étudiée à travers les
différents cycles de l'humanité, cette approche cyclique nous
éclairera plus tard dans notre deuxième partie sur
l'évolution de deux autres personnages néophytes en quête
de leur essence mais dans un univers aussi bien mystique que mythique.
En effet, Samba Diallo (8), et Iven
Zohar (9), tout deux issus de l'oralité initiatique ( chapitre
que nous étudierons au début de notre deuxième partie)
expriment le personnage prototype alors que Hayy Ibn
Yaqdhân symbolise le personnage archétype
du récit initiatique dans la tradition théosophique de
l'islam.
L'écart actantiel se transposant de la
théosophie pure vers la littérature (de l'être) est la
conséquence des événements historiques survenus à
tous ceux qui ont osé défié l'orthodoxie musulmane .
(certains ont été décapités, cas d'Al-Hallaj et de
Shahrawardi, ou contraints à l'exil, cas de Moise de Narbonne).
Ce qui fut explicite chez Ibn thophaïl devient
métaphorique ou allégorique chez Hamidou Kane et Mohammed Dib .
L'univers de la foi religieuse ayant changé de référents
s'inscrit dans le registre de la fiction littéraire.
Nous traiterons de cet aspect dans le chapitre qui
étudiera l'oralité initiatique et soulignerons
méthodologiquement la filiation des récits à contenu
théosophique. Nous verrons aussi la fonction de la Zaouia, lieu
d'enseignement des sciences ésotériques de l'islam et son
rôle prépondérant à conserver la tradition .
Nous verrons enfin la métamorphose du discours
sacré en discours poétique ainsi que l'émergence
de la métaphore, lieu du dire du récit dibien.
La cohabitation des deux registres, celui de la
théosophie et celui de la fiction, dans l'oeuvre de Dib manifeste le
conflit entre la foi et la raison, l'esprit et la matière, le
réel et l'imaginaire, cette tentative de vouloir substituer aux textes
sacrés des textes littéraires n'est pas sans
ambiguïté d'où la notion de récit
impossible et récit
métamorphosé que nous nous proposons
d'étudier dans notre deuxième partie; nous tenterons de confirmer
l'hypothèse posée par Todorov à propos du récit
initiatique lorsqu'il affirme que l'échec du récit est du
à l'impossibilité de » mener le combat à la
fois sur terre mais en quête d'un
au-delà » puisqu'une telle conception du signe contredit
nos habitudes « le combat doit se dérouler ou bien dans le
monde matériel ou bien dans celui des idées; il est terrestre ou
céleste, mais non les deux à la fois.(...) ceci et le contraire
ne peuvent pas être vrai en même temps, dit la logique du
discours quotidien. « (10).
Le récit initiatique affirme exactement le contraire.
Tout événement a un sens littéral et un sens
allégorique, entité à la foi matérielle et
spirituelle. L'intersection impossible des contraires est pourtant sans cesse
affirmée comme nous le verrons dans les parcours initiatiques
d'Iven Zohar et de Samba Diallo.
NOTES
(1) Hayoun Mr: Le commentaire de Moise de Narbonne
(1300-1362) sur le Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl ( mort en
1185) INIST CNRS. 1988. Vol. 55.. Page 23/98.
(2) Ibid. P. 32.
(3) Léon Gauthier: Hayy Ibn Yaqdhân. Roman
philosophique d'Ibn thophaïl. traduction française, 2°
édition. Beyrouth, imprimerie catholique. 1936.P.IX.
(4) Nicholson.R.A: « the mystics of
islam » Londres, 1952.
(5) Gouilly: « L'islam en A.C.F »
Paris, larosse, 1952.
(6) Hayoun Mr: le commentaire de Moise de
Narbonne.O.P.Cité.P.35.
(7) Léon Gauthier: Hayy Ibn Yaqdhân. O. P.
Cité. Voire aussi du même auteur, Ibn thophaïl, sa vie, ses
oeuvres. Paris, 1909.
(8) Hamidou Kane: l'Aventure ambiguë; Juillard,
1961.
(9) Mohammed Dib: cours sur la rive sauvage (roman).
Edition du seuil, 1964.
(10) Tzvetan Todorov: poétique de la prose,
nouvelles recherches sur le récit. Edition du seuil. 1990.P.67.
Chapitre Un PREMIERE
PARTIE
HAYY IBN YAQDHAN
GRILLE DE LECTURE
|
CHAPITRE UN
L'OEUVRE EN
GENESE
$
L'OEUVRE EN GENESE
1- LE CONSTAT
Il ne s'agit pas de la genèse du récit dans
cette étude mais d'un constat d'une oeuvre en genèse. Hayy ibn
Yaqdhân est un récit ouvert à différentes
réceptions qui alimentent de nouveau une écriture jamais close.
Chaque lecteur participe à régénérer un texte qui
remonte des sources de l'écriture absolue.
En effet, c'est là l'itinéraire d'une
oeuvre à travers huit siècles, une sorte
d'archéologie du savoir où se superposent
commentaires, traductions et interprétations, tous issus de statuts
différents.
Le travail réalisé par Léon Gauthier (1)
est d'une exhausitivité inégalable, quant à son
érudition en la matière. Il est le premier à avoir remis
à jour les manuscrits d'Ibn Thophaïl et permis à la
recherche de s'y intéresser d'une manière scientifique et
objective.
L'étude de la genèse du récit d'Ibn
thophaïl a fait l'objet de remarquables travaux (2); elle nous a permis
de comprendre la première intention de l'auteur de
vouloir perpétuer la pensée d'Ibn Sina qu'on appelait
« le Raîs », c'est à dire le
« gouverneur de la pensée mystique ». Léon
Gauthier nous dit : « Pour construire son roman, Ibn
thophaïl a fait certains emprunts à ses
prédécesseurs, c'est un point que, d'abord ne saurait faire aucun
doute. Sans parler des doctrines, dont il déclare avoir emprunté,
sinon le mode d'expression, du moins, les éléments essentiels,
à Ibn Sina (Avicenne), à El Ghazali et aux motafalsifa, ses
contemporains, il dit lui même que, pour les personnages, il doit quelque
chose à Ibn Sina »(3).
Cependant, concernant l'originalité de l'oeuvre d'Ibn
thophaïl, son auteur affirme aussi lui même que « ce
récit par la grâce du langage, n'existe ni dans les
livres, ni dans les discours car il relève d'une science
préservée » H.I.Y.Page 113 (4).
Il fallait comprendre, par le fait qu'Ibn thophaïl ait
mis son épître sous le patronat d'Ibn Sina, que l'auteur
perpétue par ce geste, une tradition séculaire d'éthique :
Dans la tradition des Saints-connaissants, « arifûn
», chaque maître mystique doit être redevable
de tous ses prédécesseurs, si l'on croit à cette formule
d'allégeance « nahnû tabi'un wa la badi'un
» c'est à dire nous « sommes dans la lignée sans
rénover dans la voie ».
Le mystique de son temps,
« sâhibu waqtihi » peut toutefois
rénover la méthode, la forme du discours sans
pour autant modifier le contenu de la sagesse des anciens. C'est ce qu'Ibn
thophaïl voulait dire par l'expression « par la grâce
du langage ».
C'est de cette rénovation dans l'écriture de la
foi qu'il s'agira dans notre étude puisqu'il s'agit d'étudier
les aspects et fonctions du récit initiatique dans la
tradition théosophique de l'Islam.
Léon Gauthier avait, pour sa part, sous-titré sa
traduction, notée et commentée, par le sous-titre:
« roman philosophique ». Pour notre part nous avons
trouvé nécessaire de soumettre à l'étude la
question de savoir si cette oeuvre appartient au discours philosophique ou
littéraire.
Ce roman fut publié, selon Léon Gauthier (4) en
1169. Depuis sa première traduction hébraïque
commentée en 1349 par Moise de Narbonne (5), le débat sur la
question n'a pu trancher ni en faveur des partisans de la philosophie ni en
faveur de ceux de la théologie. Nous situons l'oeuvre, pour notre part,
dans son véritable contexte : La théosophie
musulmane, car elle développe le discours des soufis en
empruntant, pour le besoin de la cause, tantôt les concepts aux
philosophes, tantôt aux théologiens en les agençant dans
une texture que l'on appelle ésotérisme.
Aussi bien dans la tradition musulmane que
Judéo-chrétienne, cette oeuvre magistrale nous interpelle tous,
à comprendre sa fonction dans la phénoménologie de
l'esprit humain.
Sur le plan de l'histoire, cette oeuvre est l'expression d'une
époque (12° siècle) où l'occident « se
trouve prêt à recevoir des mains des penseurs musulmans espagnols,
une initiation aux trésors de la culture musulmane. Liberté de
recherche et de penseurs dont ibn thophaïl a peut être donné
l'expression la plus complète dans son roman philosophique, hayy ibn
Yaqdhân » dira Georges Labika (6).
Sur le plan de l'écriture, serait-il légitime de
dire que ce roman est le premier dans son genre à tenter une
expérience mystique par le biais de la littérature? Si l'on croit
l'auteur, nous serions tentés d'adhérer à cette
thèse car tous les composants du roman y sont présents (motifs,
diégèse, personnages, structures narratives, transformations
narratives et effet romanesque).
Toutefois, notre corpus nous dictait davantage la
démarche à suivre, et c'est ainsi que notre projet se voyait
converger vers le récit initiatique, plutôt que vers le roman.
Comprendre le récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'Islam, c'est comprendre aussi la fonction de
l'écriture dans les sociétés à fondement
théocratique. C'est pour cette raison que cette étude, que nous
considérons comme une grille de lecture, nous
permettra de comprendre les récits initiatiques qui expriment la
même vision de l'être, dans un rapport où
l'événement dans l'histoire des peuples obéit à
l'événement de la pensée mystique. Nous
développerons cet aspect lorsque nous aborderons l'étude de la
confrérie Tidjaniya au Sénégal, à travers
l'écriture de l'oralité
initiatique.
Quant à l'événement qui a engendré
l'écriture de Hayy Ibn Yaqdhân, il est l'aboutissement de
plusieurs événements qui ont marqué la vie d'Ibn
thophaïl. De son vrai nom Abou Bekr Mohammed Ben Abd-El-Malik Ben Mohammed
Ben thophaïl El-Qaîci El Andalussi (l'espagnol) El-Qortobi El
Ichbili (l'habitant de Cordoue et de Séville).
Le premier événement fut tout d'abord sa
naissance à Wadi ach, (cadix) dans une Espagne musulmane où deux
centres intellectuels rayonnaient sur le bassin méditerranéen :
Cordoue et Séville. Le sultan almohade Abou Ya'quoub Youçouf, un
puissant potentat qui partageait avec son collègue d'Orient, le khalife
abbasside de Bagdad, le titre glorieux d'émir El mouminine (chef des
croyants), avait vu naître cet enfant qui a su être l'incarnation
d'une des plus grandes civilisations de l'histoire des empires musulmans. Ibn
thophaïl était devenu médecin, diplomate et homme de lettres
sous l'oeil admirateur du monarque. Léon gauthier nous rapporte
qu'« Il était son premier médecin et son vizir; son
principal titre de gloire, est d'avoir joué un rôle
décisif dans les destinées de la philosophie musulmane, et aussi
de la philosophie européenne, en engageant Ibn Rochd (Averroès)
à composer ses fameux commentaires d'Aristote. L'histoire nous a
heureusement conservé, recueilli de la bouche même d'Ibn Rochd, le
résumé de la conversation dans laquelle Ibn Thophaïl le
décida à entreprendre les fameux commentaires, qui
provoquèrent, puis défrayèrent toute la seconde
période de notre philosophe médiévale, et
préparèrent les esprits, dès le XII° siècle,
aux hardiesses philosophiques de la renaissance. Elle nous a conservé
aussi, dans les mêmes conditions, le récit d'une entrevue dans
laquelle ibn thophaïl présenta au souverain ibn Rochd encore
inconnu et appela sur lui la faveur royale » (7).
Quant au deuxième événement, ce fut sa
rencontre avec Ibn Bajja (Avempace) qu'il prit pour maître dans la voie
mystique soufie. Il sera l'élément catalyseur avec
l'écriture de son unique roman, Yayy Ibn
Yaqdhân. En effet, Avempace perpétuait les
enseignements de tous les maîtres mystiques qui lui avaient
précédé et avait transmis à son disciple le
discours ésotérique qui va alimenter le récit initiatique
d'Ibn thophaïl.
Depuis sa rencontre avec Avempace, Ibn thophaïl va vivre
une multitude d'événements intérieurs qui vont marquer
aussi bien sa personnalité que sa foi. Tout d'abord, il va être
témoin d'un des plus grand débat : Le monde est-il
temporel ou éternel?
A ce sujet, Léon Gauthier nous rapporte dans son livre
sur la vie et oeuvres d'Ibn thophaïl (8) que cette question de
l'éternité du monde avait intéressé le monarque
Abou Youçouf; il avait saisi l'occasion de la poser à
Averroès lorsqu'il lui fut présenté en présence
d'Ibn thophaïl.
Il nous semble intéressant de citer
intégralement ce passage car il nous permettra de comprendre les
motifs qui ont poussé notre auteur à écrire son
roman. Léon Gauthier rapporte que « Abou bekr (c'est à
dire ibn thophaïl), nous dit le célèbre historien des
Almohades abd el wahid el-marrâkochi , ne cessa d'attirer à lui
les savants de tous les pays et d'appeler sur eux l'attention, les faveurs, les
éloges du souverain. C'est lui qui lui recommanda aboû'l-walid
Mohammed ben ahmed ben Mohammed ben Rochd qui, dès ce moment, fut connu
et apprécié. Son disciple, le jurisconsulte, le docteur, Abou
bekr boudoud ben yahia el-qortobi, m'a dit avoir entendu maintes fois le
philosophe abou'l-walid faire le récit suivant : « lorsque je
fus introduit devant le chef des croyants Abou ya'qoub, je le trouvais avec
Abou bekr ben thophaïl et il n'y avait personne d'autre avec eux. Abou
bekr se mit à faire mon éloge, parla de ma famille et de mes
ancêtres, et ajouta, par bienveillance, des éloges que
j'étais loin de mériter. Après m'avoir demandé mon
nom, le nom de mon père et de mon lignage, le chef des croyants engagea
la conversation en m'adressant cette question : que pensent-ils du ciel? Le
croient-ils éternel ou produit ? »Saisi de confusion et de
crainte, je tentais de m'excuser, et je niais m'être occupé de
philosophie, car je ne savais ce dont Ibn thophaïl était convenu
avec lui. Le chef des croyants s'aperçut de ma frayeur et de ma
confusion. Il se tourna vers Ibn thophaïl et se mit à parler sur la
question qu'il m'avait posée. Il rappela ce qu'avait dit Aristote,
Platon et tous les falâcifa; il cita en outre les arguments
allégués contre eux par les musulmans. Je constatai chez lui une
érudition que je n'aurais pas même soupçonnée chez
quelqu'un de ceux qui s'occupent exclusivement de cette matière. Il fit
si bien pour me mettre à l'aise, que je finis par parler et qu'il apprit
ce que j'avais à en dire. Après m'être retiré, il me
fit remettre un cadeau en argent, un magnifique vêtement d'honneur et une
monture ».
Puis, vint immédiatement le récit de la fameuse
conversation qui fut de si grande conséquence pour l'histoire de la
philosophie : « ce même disciple, continue
el-marrâkochi, m'a aussi rapporté les paroles suivantes : Abou
bekr ben thophaïl me fit appeler un jour et me dit : « j'ai
entendu aujourd'hui le chef des croyants se plaindre de l'obscurité du
style d'Aristote ou de celui de ses traducteurs, et de la difficulté de
comprendre ses doctrines. Si ces livres disait-il, pouvaient rencontrer
quelqu'un qui les commente et qui en expose le sens après l'avoir bien
compris, on saurait alors par où les saisir : (Ibn thophaïl
ajouta): si tu as assez de force pour un tel travail, entreprends-le. Je
compte que tu en viendras à bout; car je connais ta haute intelligence,
ta lucidité d'esprit, ta grande ardeur au travail. Ce qui
m'empêche de m'en charger, c'est le grand âge où tu me vois
arriver et aussi les occupations que ma fonction et mes soins m'imposent, sans
parler de préoccupations très graves. Voilà, ajouta
abou'l-walid, ce qui m'a déterminé à écrire mes
commentaires des livres du philosophe Aristote » (9).
Le récit de ces deux entrevues nous aidera à
comprendre la mise en place de l'Instance narrative première (9) et
(10).Les événements que nous venons de citer ont, sur le plan de
l'histoire, contribué à la production d'une oeuvre qui ne cesse
de susciter un intérêt particulier, tant dans le domaine de la
littérature que de la philosophie.
D'autres événements intérieurs dans la
vie de l'auteur vont aussi surgir dans son écriture; ce sont toutes les
questions qui se posaient sur l'âme, les révélations, Dieu
et ses attributs, la raison humaine et ses possibilités à
comprendre tous les phénomènes de l'univers.
Les événements intérieurs et
extérieurs vont donc constituer la première instance narrative du
récit d'Ibn thophaïl. Tout le procédé
narratif va nécessairement interpeller le narrataire potentiel puisqu'il
s'agit de ses histoires et de ses événements.
Cette instance provoquera la rencontre de la quête de
l'histoire avec celle de l'homme.
Par conséquent, nous étudierons les
différentes réceptions tout en essayant d'évacuer
progressivement les champs de la philosophie que les différentes
lectures ont essayé de donner à cette oeuvre. Disons tout de
suite que la lecture de ce récit engage un contrat entre une instance
narrative et des narrataires. Il établit le procès de
la mémoire historique en quête de l'homme Archétype sur le
terrain de la langue.
Lorsque les langues se disputent l'histoire de l'homme, il est
difficile pour le chercheur de trancher sur la question de savoir
quelle est la langue qui est la plus fidèle à la
pensée « a-linguitique » de
l'homme.
Pour éviter de tomber dans le piège de la
traduction, nous avons trouvé nécessaire de dépasser le
débat en optant pour la langue
française, car nous travaillons sur
l'aspect phénoménologique de l'esprit en dehors de sa
matérialisation linguistique.
Cependant, pour le besoin de la cause, jetons un regard sur
les différentes traductions, qui à notre sens permettent la
genèse du récit vers un point de convergence ontologique.
Tout d'abord ce fut Moise de Narbonne qui tenta le premier de
rapprocher le judaïsme de la pensée théosophique de
l'Islam. Hayoun (11) reconnaît que « les rapports de
Narboni avec la pensée musulmane médiévale sont
comparativement plus étoffés que ceux entretenus avec la
pensée juive » (12). Il s'intéressa à l'oeuvre
d'Ibn thophaïl parce qu'elle résume ses idées
théologiques et philosophiques et aussi, son commentaire sur le Hayy Ibn
Yaqdhân se propose comme une suite aux travaux qu'il avait
commencés, sur la pensée d'Averroés. Il le dit dans
l'introduction de son commentaire: « Moise ben josué ben
méir ben mar david narboni dit : ayant achevé le commentaire de
l'épître d'Averroès sur la possibilité de la
conjonction avec le séparé, nous allons nous efforcer de donner
quelques explications à propos de l'épître de la
conjonction de cet auteur qui est un sage accompli (...) et Ibn
Thophaïl, l'auteur de cette épître, est de la
catégorie des hommes parfaits, parvenus à une vision sans
tâche, et son intention profonde sera explicite pour tout homme
intelligent». (13).
Maîmonide avait déjà compris l'intention
de rénover le discours par le biais de la littérature que tentait
Ibn Thophaïl dans son récit. Il dit que « tout homme
intelligent comprendra qu'il s'agit ici d'une métaphore et saisira
l'ensemble sans se porter préjudice. Rien de ce que l'on relate dans
cette épître ne fait preuve de complaisance vis-à-vis des
opinions anciennes; tout ici est intégralement affranchi de l'habitude
et débarrassé de la coutume, car la coutume constitue un obstacle
important sur la voie de la vérité »
(14).
En lisant ce commentaire, nous voyons comment Narboni a
mobilisé tous les concepts Kabbalistiques afin de répondre
à la question ontologique de notre auteur. Les concepts de
« séfirot » et
« d'intellect » font bon ménage dans une
réception qui parfois prend l'allure d'une révélation de
dernière instance.
Soulignons, à propos de cette coutume, que Narboni l'a
considérée comme une entrave à la vérité,
puisque la réception arabo-musulmane de l'oeuvre d'Ibn thophaïl a
suscité une grave polémique dans la pensée
théologique de l'islam : L'idée d'accéder
à une connaissance parfaite de Dieu sans passer par les religions
révélées fut considérée comme une
hérésie.
Avant lui Averroès avait subi les mêmes
offensives lorsqu'il avait soutenu l'idée de l'éternité du
monde.
Sur cette question, Léon Gauthier rapporte que :
« formée vers l'an 1300, cette légende d'un
Averroès impie, grand maître d'incrédulité,
d'athéisme, de matérialisme, d'immoralité, s'est transmise
à travers les siècles » (15).
Il fallait attendre la thèse de Doctorat de Renan,
Averroès et l'Averroïsme, soutenue en 1866. (16), pour rendre
justice à ce penseur, précurseur de la pensée moderne.
Ayant fait le commentaire de sa thèse Léon Gauthier rapporte dans
son livre supra cité : «Ibn Roch n'est donc pas pour
Renan, comme il l'était pour les scolastiques, le coryphée de
l'impiété, de l'athéisme, le blasphémateur
audacieux, acharné contre toutes les religions. Mais il demeure,
à ses yeux, un libre penseur déclaré, un rationaliste
accompli, un pur philosophe, qui suit imperturbablement le droit chemin de la
raison, et ne daigne s'occuper des théologiens, enchaînés,
presque aussi étroitement que la foule ignorante, dans les liens de la
superstition (...) en un mot, l'attitude d'ibn Rochd à l'égard de
la religion n'est plus, comme aux yeux des scolastiques, l'offensive, mais la
défensive » (17).
A propos de la genèse du récit de notre auteur,
Ibn thophaïl, nous avons dit que tous les événements
intérieurs et extérieurs qu'il a vécus allaient constituer
la première instance narrative de son roman; ajoutons aussi que
ce sentiment de la défensive dont nous avions
parlé en évoquant Averroès constitue un des motifs de son
écriture; ce qui donnera à son discours son style retenu qui
parfois, prendra le caractère du contre discours.
Dans toute cette tempête orchestrée contre Ibn
thophaïl, son oeuvre a subsisté et nous est parvenue dans toute son
intégralité puisqu'elle est retenue dans les programmes
d'enseignement de la lecture dans les classes primaires en Algérie (18).
Le pédagogue algérien a vu dans ces textes une initiation
à la réflexion sur le monde de l'enfant qui s'interroge sur le
monde qu'il appréhende progressivement depuis ses éléments
les plus simples jusqu'à ceux les plus complexes.
Par conséquent, de la réception
écolière à celle de la théosophie, l'oeuvre ne
cesse de parcourir des univers différents dont les plus importants
furent les différentes traductions que nous allons passer en revue sans
pour autant prétendre les analyser, car ce n'est pas ici l'objet de
notre étude.
Il est cependant important de souligner que les traductions
peuvent être aussi concluantes que déroutantes.
S'agissant d'une oeuvre écrite en arabe dans un style très fort
et chargé de toute l'histoire de cette langue, l 'auteur qui se charge
de la traduire ne peut pas ne pas interférer par une vision qui est
autre que celle qui a alimenté initialement son écriture.
Il est en parfaite situation d'une nouvelle écriture de l'oeuvre
originale car il redistribue des syntagmes lexico-sémantiques autres que
ceux choisis par la première création. Le mot cible qu'il utilise
est lui- même un micro-univers mental et culturel, il est par
conséquent chargé de toute la vision du monde de la langue
cible.
A titre d'exemple, Ibn thophaïl, dans sa formule d'envoi
: « tu m'as demandé, frère généreux,
sincère, affectionné, de te révéler ce que je
pourrais des secrets de la philosophie illuminative »
H.I.Y.P.1 avait été traduit en situant son intention
dans un contexte purement philosophique.
En effet l'expression « al
hikmet'el-mouchriquiya » utilisée par l'auteur ne peut
pas être traduite par « philosophie
illuminative » mais par « sagesse
illuminative ». Bien que cette traduction ne soit pas tout à
fait fidèle car le mot « hikmet » ne veut
pas dire sagesse tel qu'on l'entend dans les langues indo-européennes
mais plutôt « l'intuition de ce qui est
vrai et véritable sans interférence anthropomorphique dans une
sorte de théophanie du langage ».
Pour sa part Léon Gauthier a essayé de soulever
le problème de cette traduction (19) sans réellement situer
l'intention de l'auteur de vouloir communiquer une intuition de la
vérité en dehors du discours des hommes non initiés
à la voie des mystiques. Quant au terme arabe
« mouchriquiya », il a été traduit
par « illuminative alors que
« al'ichraq » est une doctrine mystique qui
a pris naissance avec les frères de la pureté » (20)
(21).
Par conséquent, il ne s'agit pas de concepts que notre
auteur a utilisés, seulement dans une contrainte sémantique, mais
de deux concepts qui résument quelques trois siècles de
débats théosophiques, c'est à dire depuis la publication
des traités des « frères de la
pureté » en 909 (22).
Nous voyons comment et combien le problème de la
traduction est sérieux, car entre « philosophie
orientale », « philosophie
spiritualiste », « philosophie
idéaliste » et « sagesse
illuminative » qui est à notre sens la traduction la plus
« proche », les orientations d'analyse sont
différentes voire même opposées.
Nous ne pouvons faire ici toute la traduction, mais nous nous
contentons de souligner son importance afin de restituer le discours dans son
projet initial : le récit initiatique.
Avant de revenir sur les différentes traductions,
rappelons que l'auteur de Hayy Ibn Yaqdhân avait tenté, dans son
récit, de donner à une expérience mystique, des
perspectives collectives. Certains parleront d'autobiographie, pour notre part,
nous utiliserons le concept d'autopsychégraphie en
donnant au mot psyché son sens premier :
L'âme.
2-LES TRADUCTIONS
2-I - La première
traduction hébraïque
Elle a été faite par un auteur anonyme au
début du 13° siècle. Nous n'avons trouvé aucune
indication sur ce traducteur, si ce n'est par l'intermédiaire du
commentaire de Moïse de Narbonne fait sur cette même traduction. Les
indices sur les conditions des penseurs juifs ouverts à la
réflexion sur l'averroïsme nous sont donnés dans le
commentaire de Moïse lorsqu'il dit dans son introduction :
« Nous avions déjà promis ce
commentaire de Hayy à la fin de notre explication de
l'épître sur la possibilité de la conjonction avec
l'intellect agent d'Averroès mais nous en fûmes
empêchés par des vicissitudes ( 2 4 ) et par d'autres sujets
de la spéculation »(25).
Nous pouvons deviner le sort de ceux qui osaient se rallier
à la pensée musulmane même lorsqu'il s'agissait de pures
spéculations philosophiques : L'inquisition est un
phénomène religieux qui n'épargne aucune religion soumise
à la doxa de sa paroisse.
2-2 - La première traduction
latine
Elle est de Pococke Edward (1671 et 1700), elle comporte les
textes en arabe du récit de notre auteur sous le titre :
« Philosophus auto-didactitus,, sive epistola ABI jafar ebn
thophaïl de haï ebn yaqdan, qwa ostenditur quomodo ex inferioum
contemplative ad superirum notition ratio human asendere possit ex arabia in
lingum latina versa ab edwardo pocockio ».
Cette traduction a été considérée
comme très illisible puisqu'il fallait recourir à l'arabe pour
comprendre le contenu. Selon Léon Gauthier, il la qualifie d'exacte,
mais d'une fidélité « poussée jusqu'à
la servilité ». Nous pouvons là aussi deviner que
Pococke voulait restituer le sens exact de l'oeuvre en s'efforçant de se
substituer à l'intuition extatique de notre auteur.
2-3 - La première traduction
hollandaise
Elle fut réalisée à partir de la
traduction de Pococke en 1672 sous ce titre : » Het Leeven Van
Hai Ebn Yakdhan, in het arabissch beschreeven door abu jaafar ebn
thophaïl, en uit de latynsche overzettinge van Eduard Pocock, A.M, in het
nederduitsch vertaald. » (La seconde édition ajoute
Door S.D.B). Concernant ces dernières initiales
données à la fin de la deuxième traduction, elles
demeurent une énigme car lues de droite à gauche, elles
désignent benedict de Spinoza. A ce sujet Léon
Gauthier nous apporte quelques explications :
Le mot de cette énigme a été
donné semble-t-il, par W. Meijer, de la Haye, au cours d'un article paru
en 1920 dans la revue hollandaise de philosophie, « tijdschrift
voor wijsbegeerte ». L'auteur de cet article avait
constaté, dit-il, « qu'un exemplaire des opéra
posthuma de Despinosa, appartenant à la bibliotheca Rosenthaliana
d'Amsterdam, était relié avec une traduction d'un auteur arabe du
XII° siècle intitulée het leven Hayy ben yoqdhan ,il
s'agit de Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn thophaïl) (...) Spinosa, dès
sa jeunesse, s'était de plus en plus écarté du
système de Descarte pour fonder sur la philosophie
judéo-musulmane son propre système philosophico-religieux. (...)
c'est cette conformité de la pensée de Spinosa avec celle des
philosophes arabes « qui le conduisit à recommander
particulièrement le roman d'ibn thophaïl à ses amis, ce qui
ensuite a donné lieu à la traduction de johan bouwmeester et
à l'addition des lettres B.D.S» (26).
Rappelons, pour le besoin de notre cause, que Spinosa
s'était assigné comme objectif fondamental, la transmission d'un
message libérateur à l'égard de toutes les servitudes, un
message qui se veut porteur de joie pour donner la connaissance de la nature,
c'est à dire de Dieu. Pour arriver à cette station de
contemplation de la nature divine des choses, il faut accéder à
celle des causalités qui donnent à chaque être, dont
l'homme, sa spécificité. De cette substance essentielle des
choses, l'homme ne peut percevoir que deux attributs : L'étendue, c'est
à dire le corps éternel dans une sorte d'idée
platonicienne et la pensée qui ne peut appréhender que les
moments du corps dans ses manifestations accidentelles ou temporelles.
Pour Spinosa, il existe trois modes de connaissance :
1) la croyance
2) le raisonnement
3) l'intuition
rationnelle
Concernant notre corpus d'analyse, Hayy ibn
Yaqdhân, il manifeste, sur le plan de l'écriture,
cette instance narrative dont nous avons parlé, et qui se retrouve dans
tous les récits initiatiques dans la voie des Soufis: LA
THEOSOPHIE
2-4 - Hayy ibn Yaqdhân et les Quakers
(27)
C'est en 1674 que parut la traduction de George Keith à
partir de celle de Pococke. Elle fut intitulée sous l'explication
suivante : « an account of the oriental philosophy sheiwing the
wisdom of some renanned men of the east and particulary the profound
wisdom of hay ben Yaqdhân, both in natural and devine things which men
perfection writ originally in arabic by abi jaafâr ebn thophaïl, a
philosopher by profession and mohametan by religion is demostrated by what
steps and degrees, human reason, improved by dilligent observation and
experience, may arrive at the knowledge qf natural things and from thence to
dicovery of supernaturals, more especially of god the concenments of the
word.».
Les quakers avaient trouvé dans l'oeuvre d'Ibn
thophaïl un topos commun avec leur vision mystique
chrétienne qui conçoit la vérité en dehors de toute
hiérarchie ecclésiastique, et que seule la lumière de
l'esprit peut guider l'homme à rentrer en union avec Dieu.
Robert Barcaly avait, dans son ouvrage, « the
apology », trouvé un exemple à suivre dans
l'expérience mystique. Il y avait trouvé des arguments
convaincants pour soutenir la thèse de « la lumière
de l'esprit » qu'il avait développée dans son
ouvrage. Il avait obtenu que l'exemple de Hayy Ibn Yaqdhân était
une idée qu'il avait développée dans la doctrine des
quakers : L'homme sincère et pur de son esprit ,dont le coeur est ouvert
à la réflexion profonde, parvient aux lumières divines
sans avoir recours à la tradition religieuse héritée. Il
peut se dispenser de la pensée sociale qui ne voit que
l'intérêt du groupe dominant. Seule la lumière
intérieure présente dans chaque âme peut appréhender
ses vérités.
Cependant, les quakers, pour des raisons que l'on ignore, se
sont réunis en 1779 et ont décrété une loi
intérieure qui interdit la lecture du roman de Hayy ibn Yaqdhân.
Ils ont supprimé ainsi « le rapport » de
Barcaly dans les éditions suivantes de son ouvrage « the
apology » dans lequel il incitait à la lecture de
l'oeuvre d'Ibn thophaïl (29).
En 1686 apparut une autre traduction en anglais. Elle fut
faite à partir de celle de Pococke par George Achwell sous le titre et
l'explication suivante :
« the history of haï ebn yokdhan, the
indian prince or the self taught philosopher, written originally in arabic by
abi jaafar ebn Tophail, a philosopher by profession and mohametan by religion
is demostrated by what steps and degrees, human reason improved by diligent
observation and experience, may arrive at the knowledge of natural things and
from thence to discovery of supernaturals, more especialy of gold the
concenments of the world ».
A la suite de cette traduction, Achwell, Keith et Barcaly se
sont mis d'accord sur le contenu doctrinal de Hayy qui ne contredit pas les
révélations ni ne s'éloigne des religions d'Abraham, sauf
qu'il expose une expérience mystique dans laquelle il montre la
possibilité d'accéder à la connaissance divine par
l'expérimentation et l'intuition dans le régime du
solitaire.
2-5 - La traduction allemande.
Faite sur la version latine de Pococke et sur la version
anglaise de Simon Ockley par J.George. Elle fut intitulée :
«der von sich sebt gelehrte weltweise. Fransfort,
1726 ».
2-6 - La deuxième traduction
allemande : par J.G. Eichlorn intitulée:
« der naturmensch, oder geschichte des hai ebn
joktan, berlin, 1783 ».
2-7 - La traduction française de
Léon Gauthier faite en 1900 (première
édition) puis en 1936 (deuxième édition).
Cette deuxième édition plus exhaustive et
érudite nous renseigne sur la réception de l'oeuvre d'Ibn
thophaïl par l'occident et sa compréhension à partir des
connaissances compilées dans les différentes universités
européennes. Léon Gauthier apporte deux rectifications capitales,
la dernière nous semble très importante: Il s'agit de la
confusion longtemps entretenue dans le discours interprétatif entre la
notion de « fitra » et celle de
« raison » sur les rapports de la religion et de
la philosophie.
Hayy était en parfaite situation de solitaire,
l'instance narrative qui a mis en présence ce personnage matriciel
conçoit son projet en le polarisant sur ce seul personnage; les deux
autres personnages, Açal et Salaman dont nous étudierons les
fonctions dans notre étude, n'interviennent que pour la cause de la
diégèse et n'éclairent en rien la quête de Hayy.
Voici intégralement la rectification que nous rapporte
Léon Gauthier et qui nous semble très importante afin
d'identifier davantage la première instance narrative qui soutient en
structure profonde le récit de Hayy : « trouver en
Açal le docteur indispensable qui achève d'éclairer Hayy,
et qui lui fait voir comment cette religion qu'il professe naturellement
coïncide avec la religion révélée (30), c'est fausser
radicalement la doctrine d'Ibn thophaïl et des falassifa sur les rapports
de la religion et de la philosophie : c'est en prendre le contre-pied. Le
parfait philosophe, personnifié par Hayy ben Yaqdhân, n'a besoin
de personne pour s'élever à la science parfaite de Dieu et du
monde divin, comme de tout le reste. C'est
seulement après que notre solitaire soit parvenu de lui même
à cette connaissance intégrale, d'abord discursive, puis fondue
en une indivisible unité par l'illumination de l'intuition extatique,
c'est alors seulement qu'Açal survient, pour lui faire connaître
non pas la moindre vérité nouvelle, mais uniquement des symboles
imaginatifs de certaines hautes vérités philosophiques, symboles
appropriés à la faiblesse de l'esprit du vulgaire, et dont
l'ensemble constitue proprement, avec certaines dispositions légales et
certains détails rituels, qui ne sont point des vérités
mais des ordres, la religion prophétique. Ce n'est pas Açal qui
vient éclairer Hayy, c'est Hayy qui donne à Açal la clef
philosophique, l'interprétation démonstrative adéquate de
ces symboles religieux obscurs, dont les théologiens
ne savent proposer que des interprétations dialectiques, divergentes et
plus ou moins erronées.
Hayy, en effet, expose le premier à Açal sa
science, sa philosophie, sa mystique; et Açal s'avoue à lui
même « que toutes les traditions de sa loi religieuse
relatives à Dieu, à ses anges, à ses livres, à ses
envoyés, au jour dernier, à son paradis et au feu de son enfer,
ne sont que des symboles de ce qu'avait aperçu à nu Hayy ben
Yaqdhân. Les yeux de son coeur s'ouvrent, le feu de sa pensée
s'allume : il voit s'établir la concordance de la raison et de la
tradition; les voies de l'interprétation allégorique s'ouvrent
à lui; il ne reste plus dans la voie divine rien de difficile qu'il ne
comprenne, rien de fermé qui ne s'ouvre, rien d'obscur qui ne
s'éclaircisse : il devient un de ceux qui savent comprendre »
« plein » d'admiration et de respect pour Hayy ben
Yaqdhân... il s'attache à le servir, à l'imiter, à
suivre ses indications.. etc. ». singulier maître que ce
docteur illuminé d'évidence rationnelle par son prétendu
disciple » (31)
Nous avons souligné ce passage qui figure dans
l'introduction de la traduction française de Léon Gauthier afin
de situer la réception de l'oeuvre et de montrer que, pratiquement
toutes les traductions se réfèrent au rapport de la religion et
de la philosophie sous-tendu ,soit par une autobiographie, soit par un
autodidactisme.
Nous retenons pour notre part les orientations de lecture
données par Léon Gauthier lorsqu'il a fait allusion à la
mystique car c'est à notre sens l'intention initiale de notre auteur.
Nous étudierons cette question lorsque nous aborderons le chapitre
suivant, le contrat fiduciaire.
2-8- La traduction espagnole
Elle est faite à partir des textes arabes par D.
Francisco Pons Boigues, publiée en 1900 sous le titre :
« el filosofo autodidactico de aben tofail»
Sans doute d'autres traductions ont vu le jour depuis la
dernière citée. Mais, nous pouvons déjà conclure
que l'oeuvre d'Ibn thophaïl se prête toujours à
l'interprétation à la lumière des nouvelles techniques
d'analyse littéraire. C'est l'oeuvre
« ouverte » par excellence. Quant à la
polémique comparative, le débat n'est pas encore tranché
sur son influence et son inter-textualité. Les récits n'ont pas
cessé de dire que Daniel de Foe s'est inspiré sur Hayy Ibn
Yaqdhân pour écrire son « Robinson
Crusoé » (32).
3-Hayy Ibn Yaqdhân et Robinson Crusoé
Daniel de Foe a-t-il été
influencé par Hayy Ibn Yaqdhân ?
Cette question est toujours à l'ordre du jour dans le
discours littéraire comparatif. Farouk Saad (33) rapporte dans son
introduction au récit d'Ibn thophaïl (texte arabe) que c'est
Léon Gauthier qui fut le premier à tenter de répondre
à cette question, il conclut, souligne cet auteur que:
« l'auteur anglais qui avait publié son roman
en 1719 avait été inspiré par la lecture de Hayy ibn
Yaqdhân. Danièl de Foe aurait lu la traduction anglaise de George
kheith. De poer avait conclu que Crusoé incarne le personnage
« factis » alors que Hayy incarne celui de
« spiritis ». Ernest beker dans son livre the
history of english novel (1942), considérait l'histoire de Hayy comme la
source de Robinson Crusoé alors qu' Antonio pastor remarquait aussi
l'analogie dans les événements des deux histoires : construction
de l'habitat, apprivoisement des animaux ainsi l'évolution des deux
héros dans leur univers primitifs; leur transformation de l'état
primitif vers l'état de la connaissance, création d'outils,
d'armes de défense et de chasse, découverte du feu etc... ces
opinions sont toutes partagées par William kirby et leiffeeg olofson,
cependant, augustin serrano de harro et liktenstader ne sont pas arrivés
à une conclusion définitive » (34).
Nous voyons comment, en effet, l'histoire de ces
deux romanciers pose un grave problème en littérature
comparée.
Pour notre part, dans tout ce débat, nous rejoignons la
thèse de Malek Bennabi (35) qui dit que:
« Hayy et Robinson sont tous les deux mis en
régime du solitaire. Tous les deux se sentent assaillis d'un vide
cosmique et ontologique. Chacun va essayer de remplir ce vide et ainsi
déterminer son type de personnage. Il y a dans les deux cas deux
manières de combler cette vacuité : Observer les objets, trouver
leur fonction et leur donner un nom ou lever les yeux vers le ciel et
spéculer sur l'invisible afin de comprendre le visible. L'un peuplera sa
solitude de choses et donc son regard dominateur veut posséder ; l'autre
peuplera sa solitude d'idées, son regard interrogateur et en quête
de vérité. Ainsi naissent deux types de récits : un
récit de réification et un récit de quête
ontologique ». (36)
C'est donc à partir d'une table rase d'idées que
commence l'aventure du héros d'Ibn thophaïl, tandis que Robinson
Crusoé arrive d'un naufrage et emporte avec lui toutes les idées
du siècle. Ce qui lui manque, ce sont les objets. Voici l'emploi du
temps d'une journée de Robinson Crusoé sur l'île où
il échoue:
« je commençais, écrit-il dans
son journal de bord à régler mon temps de travail et de sortie,
mon temps de repos et de récréation, et suivant cette
règle que je continuais d'observer, le matin, s'il ne pleuvait pas, je
sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures , je travaillais ensuite
jusqu'à onze heures, puis je mangeais ce que je pouvoir avoir, de midi
à deux heures, je me couchais pour dormir à cause de la chaleur
accablante et dans la soirée, je me remettais à l'ouvrage. Tout
mon temps de ce jour là et du suivant fut employé à me
faire une table; car je n'étais alors qu'un triste ouvrier mais
bientôt après, le temps et la nécessité firent de
moi un parfait artisan ».
Nous voyons là comment Robinson Crusoé surmonte
l'angoisse de sa solitude par le travail, pendant ce temps, tout cet univers
d'idée s'est centré autour d'une
« chose » : la table qu'il voulait faire.
Pour Hayy Ibn Yaqdhân, l'aventure de sa solitude a toute
autre tournure. Sa véritable quête commence avec la mort de la
gazelle, mère adoptive de l'enfant solitaire : « quand il
la vit dans cet état, le jeune garçon fut saisi d'une
émotion violente, et de douleur, peu s'en fallut que son âme
s'exhalât (...) il lui examinait les oreilles et les yeux sans y
apercevoir aucun dommage apparent; il lui examina tous ses membres sans en
trouver aucun qu'il ne fut endommagé. Il désirait ardemment
découvrir la place du mal pour l'en délivrer afin qu'elle revint
à l'état où elle se trouvait auparavant, mais rien de tel
ne s'offrait à lui, et il était impuissant à lui porter
secours » H.I.Y. P31.
C'est à partir de cette impuissance face à la
mort que l'initiation de Hayy débuta et se poursuivit dans le monde des
idées et des perceptions intuitives. Ce qui lui permettra
d'accéder à une vision intérieure de son être puis
à l'idée de l'unité éternelle du monde. Hayy partit
d'une idée afin de surmonter l'angoisse du vide cosmique tandis que
Robinson se transposa vers l'univers des choses à partir d'une table.
Faut-il parler d'une influence quelconque si on adopte cette vision du type de
personnage ?
Nous laissons le soin aux chercheurs qui ont
étudié cette question de plus près et nous renvoyons aux
différents ouvrages cités en notre note N° 32.
Concernant notre corpus, le régime du solitaire est
sous-tendu par une quête de soi provoquée par une absence
d'idées. Le récit de notre auteur va fonctionner à combler
ce vide en quête de l'absence. C'est cette quête qui permettra
l'initiation, partagée entre le narrateur et son narrataire, de se
réaliser ,et ainsi rejoindre l'idée fondatrice du soufisme :
« wahdât-el-wûjûd »,
littéralement, unité de l'existence
(37).
4-Hayy Ibn Yaqdhân dans
l'inter-textualité.
Il n'est pas de doute que cette oeuvre magistrale ne cesse de
provoquer des influences aussi bien dans l'univers de la littérature que
du cinéma. A ce sujet, Farouk Saad (38) constate dans l'histoire du
Rudyard Kipling, « jungle Book » et
« the second book of the jungle » des échos
de l'univers de Hayy, ce qui suppose pour lui que kipling avait pris
connaissance de l'oeuvre de notre auteur par le biais des traductions
anglaises.
L'histoire de Hayy dont les événements se
déroulent dans une des îles de l'Inde a inspiré
l'écrivain anglais à créer le personnage de
« mowgli » qui nous rappelle l'enfance de Hayy lorsqu'il a
été recueilli par la gazelle.
Certes, kipling ne fait pas aboutir son personnage aux
degrés de la connaissance auxquels est arrivé Hayy, mais il
développe l'idée de la nature animale chez l'homme puisque
Mowgli, dont le nom signifie « grenouille » dans
une des langues indiennes, a été lui aussi recueilli par une
louve qui avait intuitivement reconnu chez cet humain les
caractéristiques de sa propre animalité. « Le livre de
la jungle » est en fait le livre de la vie naturelle où le
monde animal et celui des humains se confondait dans une sorte d'intuition
primitive. L'oeuvre de kipling incite à la réflexion sur la
nature humaine incorruptible; elle rejoint la conception de J.J. Rousseau qui
voyait que l'homme est bon par nature mais que c'est la société
qui l'a corrompu.
Sur le plan cinématographique, ce fut tout d'abord walt
disney qui reprit le scénario de mowgli en bandes dessinées sous
le nom du « livre de la jungle ». Il
réalisa son chef-d'oeuvre en 1966 dans les studios de Hollywood; le
rôle de mowgli fut interprété par Sabu et son histoire
interpelle aussi bien les enfants que les adultes.
Ensuite ce fut le personnage de tarzan qui fut construit
à l'image de Hayy par Edgar Rice Bourroughs. Ce type de personnage est
rentré dans un univers mythique. Il a fait l'objet de dizaines de
récits et plus précisément de quarante- trois
long-métrages et cinquante -sept productions
télévisées ainsi que deux mille bandes dessinées
sans compter tous les travaux qui ont été faits sur ce
personnage.
Soulignons qu'une étude remarquable a été
faite sur le personnage de Tarzan par F. Lacassan en 1971 dans une
édition française sur plus de cinq cents pages.(39)
Le mythe de l'enfant abandonné dans une nature sauvage
et recueilli par une femelle à la recherche de son petit, a fait l'objet
d'une littérature prospère, en effet, depuis le Hayy Ibn
Yaqdhân d'Ibn thophaïl (12° siècle), il a
été repris par d'autres écrivains en plus de ceux que nous
venons de citer :
- dix récits qui racontent les aventures de
« Bomba » écrits par R.Rochowood et publiés
entre 1922 et 1938 sous le titre de « Bomba the jungle
boy ».
- l'histoire de « Tom, son of the tigre »
publiée à New York en 1931 par Otis Albert Kline.
- l'histoire du personnage de kaspa qui fut
éduqué par des lions, « the lions way »,
Londres 1931 par Hatkinson and CO. Et qui fut réalisée sur le
plan cinématographique dans le personnage de Buster Krappe qui retrace
un des cycles de Hayy Ibn Yaqdhân.
- quatre histoires racontées par WILLIAM. l. chester
et publiées à New York entre 1930 et 1938 dont le héros
fut Kioga et dont le père fut mort dans une île, et qui fut
récupéré par des animaux qui le prirent en charge.
- neuf histoires écrites par Maurice B.Gardner,
publiées à Boston en 1936 dont le héros fut Bantan,
l'enfant qui fut victime d'un naufrage puis projeté par les vagues sur
une île du pacifique.
- en 1936, apparut en Belgique l'histoire du
« Hiro, enfant de la jungle » écrite par Jean Ray
.Elle raconte les aventures de ce héros qui fut aussi victime d'un
naufrage et qui échoua sur les rives des îles de la Malaisie, il
fut éduqué par une tribu de singes
« Guglo ».
- enfin, l'écrivain Roy Moyer écrivit
l'histoire de l'enfant dauphin, « the boy
dolphin » en 1967 à New York.
Ainsi l'univers de ce personnage mythique se transpose de la
terre vers la mer.
Soulignons aussi que dans les productions des bandes
dessinées ont apparu successivement les personnages de
« Targa », « Tim »,
« Tao », « Yorga »,
« Togar », « Akim » et
« Tamar ».
Dans toute cette inter-textualité, nous
voyons seulement se développer le mythe de l'homme sauvage sans
qu'aucune allusion ne soit faite à propos de la quête spirituelle
entamée par notre héros, Hayy Ibn Yaqdhân.
5-Hayy Ibn Yaqdhân et l'histoire du
criticon
Au début de notre siècle, M. Emilio garcia
Gomez, professeur à la faculté des lettres de Grenade, pensait
trouver un nouveau document qui compromettrait l'originalité de
H.I.Y. Fortuitement, il avait mis la main sur un conte écrit en
espagnol, dans les archives de la bibliothèque de Madrid, en 1929.
Ce conte était intitulé :
« historia de dhul-qurnaîn (Alexandre le Grand) et
...Cuento del Idolo, del rey y de su hija ».
Ce récit raconte qu'Alexandre le grand, au cours d'une
de ses expéditions, arrive à l'île d'Arin, où il
rencontre une idole gigantesque portant une description qu'il ne peut pas
déchiffrer. Il fait appel à un vieux savant qui a science des
anciennes inscriptions. Il se mit à déchiffrer le contenu.
C'est ainsi qu'Alexandre le grand prit connaissance de l'histoire de cette
idole. Il apprit qu'elle était l'oeuvre d'un ancien roi despote dont
l'histoire ressemble étrangement à celle de Hayy.
La fille de ce roi avait fatalement conçu un enfant
d'une union secrète, craignant que cela ne se sache, elle abandonna son
petit à la destinée en prenant soin de le mettre dans un berceau
et le remit sous la protection de son créateur en le jetant dans la
mer. Poussé par les vagues, il échoua sur une île
déserte. Il fût ensuite recueilli par une gazelle qui était
à la recherche de son petit. Elle prit soin de lui, l'allaita et
l'éduqua à survivre en développant les instincts de ses
congénères.
Vint alors sur cette île un personnage qui apprit
à cet enfant le langage des hommes, leur science, leurs lois, leur
histoire et celle de leur prophète; ainsi que les enseignements des
religions révélées. Le récit nous fait
découvrir que ce personnage était son propre père, l'amant
de sa mère. Il était le Vizir du roi, mais pour des raisons
politiques, il fut disgracié par le roi et contraint de s'exiler.
Le père et le fils qui s'ignoraient leur parenté
furent recueillis par un bateau qui les emmena dans le monde des hommes
où ils découvrirent leur absurdité et leur
incrédulité.
En comparant les deux récits, nous demeurons assez
sceptiques à croire qu'Ibn thophaïl soit réellement
influencé par ce récit . Tout d'abord H.I.Y.
découvre la science des hommes alors que le solitaire du conte de
l'idole en eut la connaissance par l'intermédiaire de son père,
ensuite aucune information n'a été donnée sur la date de
parution de cet ouvrage (voir Léon Gauthier page IX, Hayy Ibn
Yaqdhân OP.Cité), et donc il est difficile de parler d'une
quelconque influence en l'absence d'informations précises.
Quant à l'histoire du « criticon »
de Baltaza Gracian Léon (40), il semble qu'elle est une imitation
manifeste du Hayy, à en croire toujours Léon Gauthier lorsqu'il
rapporte que:
« vers le XVII° siècle parut, en
langue castillane, un roman allégorique du célèbre
jésuite aragonais Balthazar Gracian, intitulé EL Criticon qui, un
demi-siècle plus tard, fut traduit en français. Toute la
première partie de ce roman est une imitation manifeste du Hayy ibn
Yaqdhân. Le sage critile, tombé d'un navire en vue de l'île
de sainte-hélène, alors déserte, réussit à y
aborder. Un jeune homme, qui se trouve sur le rivage, l'aide à y prendre
pied. Mais il ne répond à aucune des questions de Critile : il
ne connaît aucun langage; il parait cependant bien doué. Critile
lui apprend à parler et lui donne le nom
« d'andrenio » qui veut dire humain , parce qu'il
n'avait presque d'homme que l'humanité. Andrenio lui raconte alors qui
ne se connaît point de parents. Aussi loin que remontent ses souvenirs,
il se voit allaité par une bête sauvage, dans une caverne de cette
île inhabitée. Il raconte à Critile ses
émerveillements en présence des splendeurs du ciel
étoilé et des merveilles de la nature; lorsqu'un tremblement de
terre ayant entrouvert la caverne, il avait pu enfin contempler le spectacle
de l'univers. L'harmonie universelle l'avait élevé à la
notion de Dieu. Les deux amis viennent en Europe sur un navire, et alors
commence pour eux une série d'aventures lourdement allégoriques.
Dans la plupart des traits qui précèdent, et dans d'autres encore
que nous passons sous silence, on reconnaît une imitation
indéniable du Hayy Ben Yaqdhân. Inutile d'ajouter que,
malgré un fond de péripatétisme qui lui est commun avec
Ibn thophaïl, l'objet essentiel de Gracian, ses préoccupations
doctrinales, sont tout autres. Il ne fait oeuvre ni de savant, ni de
métaphysicien, ni de mystique, mais seulement de moraliste. La
pensée dominante de son livre paraît être l'opposition de
l'état de nature et de l'état social : c'était
l'anachronisme, on le croirait écrit sous l'influence des idées
de J.J. Rousseau. »
Parler d'influence en littérature
comparée n'est pas une tâche facile surtout lorsque les deux
écrivains étudiés ne vivent ni la même
époque, ni sont de la même race, ni de la même religion ni
de la même civilisation. La première partie du Criticon
est publiée avant 1650, et le Hayy au XII° siècle, alors que
la première traduction de Pococke est faite en 1671.
Cependant, nous pouvons dire à la suite de Bakhtine que
le discours de l'un rencontre le discours de l'autre dans tous les chemins qui
le mènent vers son objet, il ne peut pas ne pas rentrer avec lui en
interaction vive et intense.
Pour notre part, et concernant notre corpus, Ibn thophaïl
tranche sur la question en affirmant que « ce récit
comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun écrit et qu'on
ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui ont cours, il
relève de la science cachée que seuls sont capables de recevoir
ceux qui ont la connaissance de Dieu » H.I.Y.P.113
(42).
Le lecteur désiré par notre auteur est donc bien
spécifié par l'instance narrative « seuls sont
capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu »
Toute oeuvre dira René Wellek est destinée à trois
catégories de réception; la première comporte un lectorat
désirable par l'instance, la deuxième, un lectorat
indifférent et la troisième un lectorat indésirable.
Hayy Ibn Yaqdhân vise la première et
tente de réaliser avec cette réception un véritable
contrat d'initiation.
Pourtant, nous avons vu se développer tout au long des
différentes réceptions un discours contraire à l'effet
désiré par l'instance narrative. Les uns ont
récupéré le récit à des fins argumentatives
(cas de Narboni et des Quakers), les autres ont développé le
« régime du solitaire » et ainsi
permis à l'inter-textualité d'intégrer dans son univers
des phénotypes du personnage mythique Hayy Ibn Yaqdhân,
(cas du récit de Baltazar, El Criticon; du roman de Daniel de
Foe, Robinson Crusoé et de tous les personnages que nous avons
cités: Mowgli, Tarzan, Targa, Akim, Tamar, ect..
Certes, une oeuvre écrite et publiée,
n'appartient plus à son auteur, mais à la réception et
à son horizon d'attente. Le cas de Hayy est assez particulier parce que
sa réception dépendait fatalement de sa traduction dans les
différentes langues.
C'est donc, à ce niveau, que nous situons la
perte de sens et donc de l'écart actantiel.
6-Problématique de la traduction
.
« Traduire c'est éclairer un
érudit en l'emmenant à une compréhension jugée
accrue de l'oeuvre originale, par le biais de l'étrangeté et de
la distance vers la culture cible » dira S.Basnett Mc Guire, mais
« traduire c'est surtout reconstituer au plus près l'effet
d'une certaine cause » dira aussi Paul Valéry. (43)
C'est en effet l'éclairage de cette cause et l'effet
produit sur le lecteur que nous essayerons d'étudier tout au long de
notre travail. Ibn thophaïl avait, dans son introduction, averti le
lecteur de la difficulté de traduire en premier lieu les sensations et
les perceptions mystiques par le langage. Il dit que:
« le langage ne saurait le décrire, ni
le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient
à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait un langage,
c'est que, par suite de la joie et du contentement de la volupté qu'il
inspire, celui qui y est arrivé, qui y est parvenu à l'un de ces
états, ne peut se taire à son sujet et en cacher les secrets; il
est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance et d'une
allégresse qui le porte à communiquer le secret de cette
station en gros et d'une façon indistincte »
H.I.Y.P.2.
El-Bisthâmi, en voulant exprimer cet état
extatique a dit « louange à moi ! Combien ma gloire est
grande! » . (44) El hallaj , dans son ivresse extatique a dit:
« je suis l'être véritable » .(45)
Aussi, la tradition orale initiatique rapporte les paroles de
el-djûnaîd (46) qui dans sa totale ivresse a dit «
celui qui est sous ces vêtements n'est autre que Dieu ».
Tout le récit de Hayy n'est autre que l'expression
littéraire des propos
« hérétiques » de ses
prédécesseurs dans la voie du soufisme. Du moins c'est ce que
l'on a compris de ce passage cité supra. Nous parlerons dans ce cas
d'autopsychégraphie, car le récit initiatique est une
matérialisation linguistique de l'état de l'âme dans sa
station de contemplation. Ibn thophaïl a dit dans un texte ce que ses
maîtres ont dit dans une phrase. Son texte à lui est
l'expression de son âme (psyché).
Toutes les traductions ont ignoré cet aspect
fondamental du récit initiatique dans la tradition théosophique
de l'islam. Les traducteurs ont surtout vu le rapport entre la religion et la
philosophie.
Aborder une étude autopsychégraphique par le
biais d'une traduction d'un texte qui a été initialement
écrit en arabe métaphorique, et qui lui-même traduit des
états extatiques pratiquement intraduisibles par les mots, comme le
souligne notre auteur, est une aventure non moins délicate en
littérature.
En premier lieu, c'est le terme de
« conjonction » utilisé par notre auteur
qui a fait l'objet de spéculations philosophiques et qui pour notre part
constitue l'effet initial demandé par l'instance narrative.
C'est tout d'abord Léon Gauthier qui a essayé de
donner une explication plus ou moins rapprochée de ce terme en
rapportant que le mot « el-ittiçal »
désigne chez les falâcifa, la
« conjonction » avec « l'intellect
actif » ou « intellect du monde
sublunaire. » Chez les soufis, l'union avec Dieu. L'union
mystique, dans cette vie et dans l'autre, se fait seulement avec l'intellect
actif.
Léon Gauthier, par la question qui se pose
à tous les spécialistes des sciences ésotériques,
ne se compromet pas dans ce discours provoqué par les soufis et renvoie
à la lecture du « guide des égarés de
Maïmonide « . (47).
Il importe pour nous, de faire une correction à ce
sujet qui nous semble capital pour l'étude de notre oeuvre: Le terme de
conjonction utilisé par Ibn thophaïl, plus
précisément désigné par le terme en arabe
« wûçûl » (48) a
été déjà expliqué par notre auteur qui s'en
est remis à son maître Ibn Sina pour aborder cette question
très délicate. Il dit :
« lorsque la volonté et l'exercice
mystique l'on conduit jusqu'à un certain degré, il entrevoit,
comme en de fugitives lueurs d'aurore, des apparitions rapides et suaves de
l'être véritable, semblables à des éclairs qui
verrait luire à peine et disparaître. Puis, ces illuminations
soudaines se multiplient s'il persévère dans cet exercice, il
devient expert à les provoquer, si bien qu'enfin elles lui arrivent sans
exercice. Chaque fois qu'il aperçoit un objet, il se détourne de
lui vers l'auguste sainteté pour considérer quelque chose d'elle
: il lui vient alors une nouvelle illumination soudaine, et peut s'en faut
qu'il ne voit l'être véritable en toute chose.
Enfin cet exercice le conduit à un point où
son état momentané se trouve en quiétude parfaite; ce qui
était furtif devient habitude, ce qui était une faible lueur
devient une flamme éclatante, il arrive à une connaissance
stable, semblable à une société continuelle(...) son
être intérieur devient un miroir poli orienté du
coté de l'être véritable. Alors les jouissances d'en haut
se répandent abondamment sur lui, il se réjouit en son âme
des traces de l'être véritable qu'il y saisit; en cette
situation, il regarde d'une part vers l'être véritable, de l'autre
vers lui même, et il flotte encore de l'un à l'autre.
Enfin, il perd conscience de lui même . il ne
considère plus que l'auguste sainteté, ou s'il se
considère lui même, c'est seulement en tant qu'il le
considère, et c'est alors qu'à lieu l'union
intuitive H.I.Y.P.5
Remarquons que l'explication donnée par l'auteur est
plus significative, elle se sépare fondamentalement de la vision
philosophique qui veut lui donner un sens kabbalistique. Nous pouvons la
résumer en cette phrase célèbre rapportée par le
maître de la confrérie soufie de Tlemcen Sidi Benaouda Ben Mamcha
(mort à Tlemcen le 23/1/I983 à l'âge de IO4 ans )
« celui qui y est arrivé, voit en toute chose Dieu, mais
il Le voit éternel, quadim, dans l'éternité
même de cette chose ».
Par conséquent tout le récit de Hayy Ibn
Yaqdhân est le propre champ sémantique de la notion de
« conjonction »,
« d'union », »d'arrivée »
du « mourid », le futur initié, à
l'étape finale de sa quête. Le roman d'Ibn thophaïl se
propose comme un guide et un témoignage de ce parcours initiatique
partagé entre le narrateur et son narrataire.
Travailler sur le texte en arabe ou sur la traduction en
français importe peu, car nous aurons travaillé dans les deux cas
sur deux traductions : l'une traduit un état d'âme très
complexe dans une langue purement métaphorique, l'autre traduit un
univers sémantique conséquent à la première.
Par conséquent, ce qui est à notre sens plus en
conformité avec l'intention de l'auteur, c'est d'étudier cette
dialectique entre l'effet et la cause, et sur le plan narratif, entre
l'instance première et l'instance de la réception qui
obéissent toutes les deux aux règles du contrat
narratif instauré par l'auteur- narrateur. La cause qui
engendre le récit est partagée entre l'instance narrative que
nous avons expliquée plus haut et la demande virtuelle d'un
« mûrid » c'est à dire d'un demandeur
d'initiation aux secrets de la sagesse illuminative. L'effet
désiré par le narrateur-initiateur est double : L'acquisition du
goût et la conversion de son narrataire au soufisme. Entre ces deux
effets se développe une tension didactique où les mots, les
phrases, le récit perdent leur sens au profit de la
signification dans une sorte d'entropie sémantique.
Il ne s'agit pas de se disputer l'exactitude d'un mot dans la
langue cible mais d'adhérer au jeu du narrateur à la
lumière des connaissances sur la mystique soufie par
référence aux concepts forgés dans leur propre
discours.
Expliquons que la demande virtuelle dont nous avons
parlé provient de tout être qui aspire à cette quête
ontologique. Hayy Ibn Yaqdhân signifie littéralement
« le vivant fils du vigilant » et par métaphore,
la condition humaine engendrée par la condition divine
ou plus exactement « le Prototype, fils de
l'Archétype ».
Le titre de l'oeuvre reste néanmoins très
significatif et judicieusement choisi par l'auteur. Pourtant ce personnage a
fait son chemin dans les différentes traditions théosophiques
avant de parvenir dans le récit d'Ibn thophaïl.
7-La Genèse du personnage.
Hayy Ibn Yaqdhân est mis sous le patronage d'Ibn Sina,
l'auteur le reconnaît lui-même (p.2), mais il affirme aussi que son
récit ne figure dans aucun livre ni dans aucun des discours oraux.
Par conséquent la genèse de son récit s'est faite
intérieurement dans une quête de soi sous-tendue par une instance
extra-textuelle: La tradition théosophique. Par contre,
s'agissant des personnages, Hayy, Açal et Salaman, il y a eu
certainement des emprunts mais qui ont une toute autre fonction,
différente de celle donnée par Ibn Sina à ses
personnages.
Effectivement, le premier récit d'Ibn Sina porte aussi
le nom de « Hayy Ibn Yaqdhân » mais sa portée
didactique est toute autre que celle de notre auteur. Son histoire raconte
allégoriquement le conflit manichéen entre la raison et la
passion dans le théâtre des cinq sens par lesquels l'homme
perçoit le monde. Son Hayy intervient dans son récit comme un
guide spirituel dans le chemin des hommes. Il incarne la raison de la
foi, forgée dans les principes de la vertu. Sa pédagogie
enseigne à l'homme les lois de la logique et de la philosophie et
l'avertit des sentiers du désir et de la passion. Il le guide à
la manière d' Homère vers les vérités
supérieures et les sphères lumineuses de la nature incorruptible
de l'esprit.
Le deuxième récit d' Ibn Sina porte le nom de
« Salaman » et de
« Açal ». Il reprend une thématique
abordée dans son premier récit : le conflit manichéen
entre la raison et la passion. Les deux protagonistes sont les deux personnages
cités, ils sont tous victimes de la passion incarnée dans les
désirs de la femme :
« Salaman » et
« Açal » étaient des frères,
l'un était marié à une femme très jolie, et
l'autre, plus petit, était convoité amoureusement par cette
femme. Elle s'acharna à assouvir ses désirs mais trouva en
Açal une chasteté déconcertante. C'est alors qu'elle
décida de réaliser son amour par astuce et perfidie.
Elle lui présenta une amie et fit en sorte que leur
union amicale débouche sur un mariage . La nuit de leur noce, avec sa
complicité , elle se substitua à la mariée dans le lit
conjugaL. Açal ne s'aperçut de rien car il faisait très
sombre cette nuit là, mais voilà qu'un éclair
inopiné illumina la chambre et fit découvrir le manège.
Açal, tout confus et désemparé quitta la chambre et
décida de s'éloigner de la cité. Il prit un
détachement militaire et entreprit des campagnes contre les ennemis du
royaume de son frère. Il crut se faire oublier ainsi, mais à son
retour il vit que l'acharnement de cette femme était sans fin et
s'engouffra dans une solitude sévère.
La femme de Salaman, perdit tout espoir de la voir venir vers
elle et décida de le tuer. Elle mit du poison dans un de ses repas et
accomplit ainsi son forfait. Salaman, bouleversé par la mort de son
frère, se délaissa du royaume et rentra dans l'ascétisme
le plus sévère. Il fut éclairé dans ses
prières et découvrit la vérité. Il revint à
la cité et se vengea sur sa femme de la même manière
qu'elle le fit pour son frère.
Ainsi s'achève l'histoire de Salaman et de Açal
d'Ibn Sina. L'explication que nous avons retenue est celle du docteur Mohammed
Ghanimi (49). Il interprète les symboles développés dans
ce récit de la manière suivante :
Les personnages d'Ibn Sina représentent
allégoriquement les forces manichéennes présentes en
chaque être humain : Salaman symbolise l'Ego et Açal,
la raison pure. La femme représente la passion. Son
amie symbolise la tentation par la substitution. L'éclair dans
la nuit profonde exprime l'illumination divine. Les campagnes militaires,
l'exercice mystique dans l'épreuve et la souffrance sur la voie de la
connaissance de Dieu. Le repas empoisonné est l'expression de la
colère de l'homme et sa précipitation à acquérir,
le plus vite, les biens de ce monde.
Concernant les personnages de notre auteur, ils ont, certes,
une fonction allégorique dans le récit, mais diffèrent
méthodologiquement dans leur fonction aussi bien dans le projet narratif
que dans la tradition théosophique de l'islam.
Ils sont l'expression sémantique et actancielle de la
psyché de l'auteur qui tente dans son récit de donner
à son expérience individuelle des perspectives collectives.
D'où, cette fonction initiatique que nous essayerons de
développer tout au long de notre étude.
Hayy Ibn Yaqdhân fonctionne comme le personnage polaire,
« qûtb », il est aussi bien le centre
convergent que divergent de la dynamique narrative. Il engage le récit
infini dans une quête infinie. Dans la tradition théosophique, il
est l'expression de cette formule rapportée par la tradition orale :
« ce que tu demandes est toujours devant toi", «inna `ladi
t'tloubouhou amâmek», cette formule indique que l'initiation
n'est jamais terminée; le personnage ne termine jamais sa genèse,
il ne s'accomplit jamais définitivement. A chaque fois qu'il atteint une
station, il en voit une autre plus belle et plus noble. A la différence
des personnages d'Ibn Sina, il n'exprime pas un rapport manichéen
où des forces contraires sont mises en présence, il tend vers une
unité indivisible, c'est le personnage à sens unique qui
réalise une sorte d'osmose actancielle dans le sens inverse. Il est en
état de concentration continuelle et absorbe tout dans son
itinéraire. Tous les actants fournis par le narrateur finissent par
perdre leur fonction au profit de sa survie dans le récit, de sa
genèse intra-textuelle, il redevient continuellement le personnage en
genèse dans l'écriture.
8-Le personnage en genèse
Ibn thophaïl fait naître son personnage dans un
univers mythique. Il rapporte dans son récit deux versions relatives
à cette naissance: la première développe la thèse
de la naissance spontanée à partir de l'argile en fermentation
dans une île en Inde nommée « Waq
Waq ». Cette région, rapporte l'auteur, est située
sous l'équateur et sous l'influence du quatrième climat (50).
Quant à sa deuxième naissance,
« on » rapporte qu'en face de cette île il y
avait un roi hautain et jaloux . Ce roi avait une soeur
qu'il empêchait de se marier. Or, elle avait un voisin du nom de
Yaqdhân, qui l'épousa secrètement. De cette union est
né un garçon. Craignant le scandale dans sa famille et surtout la
colère de son frère, elle le livra aux flots en prenant soin de
le mettre dans un coffre. Il fut emporté par le courant jusqu'aux
rivages d'une île voisine. Il fut miraculeusement poussé par les
vagues vers un fourré et, le reflux permit au coffre de demeurer dans un
coin isolé à l'abri du flux et des intempéries.
Ses cris parvinrent aux oreilles d'une gazelle qui avait perdu
son faon, elle suivit la voix croyant que c'était son petit et
découvrit la créature. Prise d'affection pour lui, elle l'allaita
et prit soin de lui jusqu'au moment où il parvint à sortir du
coffre et la suivre dans les entrailles de l'île pour recevoir
l'éducation animale parmi les congénères de sa mère
adoptive.
A partir de là, l'auteur développe les attributs
de son personnage dans un espace-temps de sept cycles:
8-I - Le cycle de
l'animalité
Ce cycle est introduit dans/ par la dynamique narrative par
les cris de l'enfant qui s'apparentent avec les cris du petit de la gazelle.
Ces attributs sonores catalysent la première transformation
narrative:
« il reproduisait de même, avec une
grande exactitude, tous les chants d'oiseaux ou cris d'autres animaux qu'il
entendait. Mais les cris qu'il reproduisait surtout, c'étaient ceux de
la gazelle qui demande du secours, ou qui veut rentrer en relation, ou qui
désire quelque chose, ou qui cherche à éviter un danger;
car les animaux, pour ces occasions différentes, ont des cris
différents » H.I.Y.P.29.
Le narrateur place son héros dans le règne
animal pour l'initier aux valeurs de la nature sans ambition de domination sur
elle.
Nous avons appelé ce cycle, l'âme animale par
référence au discours soutenu par les
« frères de la pureté » (51) qui
alimentait durant des siècles l'univers du discours
ésotérique dans la tradition théosophique de l'islam. Hayy
est en état de survie corporelle, il apprend par les facultés de
son âme animale à se préserver des facteurs
extérieurs, comme l'étudie Yves Marquet dans sa thèse:
« la conservation du corps, et il est important
de souligner que tous les plaisirs éprouvés par les âmes
animales (de même que les douleurs), les plaisirs des sens comme celui de
la vengeance, sont corporels, en ce sens qui sont éprouvés par
l'âme mais par l'intermédiaire du corps. Ils restent corporels non
seulement lorsque les sens sont au contact direct des choses, mais même
lorsque ensuite, ces choses étant hors de portée des sens,
l'âme se les rappelle, c'est à dire quand elle voit leur dessin
imprimé dans l'essence, comme le sceau dans la cire »
(52).
Son initiation dans le règne animal le place dans une
station noble où il parvient à réaliser les fonctions
angéliques tel que le souligne encore Ives Marquet en disant qu'
« il s'agit pour les animaux d'une fonction, d'un devoir
pénible à accomplir que Dieu leur a imposé : être
soumis à l'homme pour l'aider dans sa remontée.
C'est cette abnégation dans l'accomplissement de ce
devoir qui est exprimée de la façon suivante : dans leur
« cercle » (hiérarchique d'ici bas),
l'échelon des animaux est le même que celui des hommes qui, dans
le monde des sphères célestes, se prosternent devant Dieu, et,
est équivalent à celui des rois et des chefs dans le monde de
l'homme. « Les âmes qui sont en eux font des actes analogues
à ceux des êtres spirituels du monde des sphères, habitants
des cieux » (53)
Ce cycle s'achève lorsque Hayy eut l'âge de sept
ans (H.I.Y.p.30 ). Vers la fin de ce cycle, il réalise aussi sa
supériorité sur les animaux. Il comprit que « sa
main avait sur leur membres antérieurs une grande
supériorité, puisque, grâce à elle, en couvrant ses
parties honteuses et en se faisant des bâtons pour se défendre, il
lui était possible de se passer de queue et d'armes naturelles
».H.I.Y. p.30.
Son prochain cycle débute avec la mort de la gazelle
qui l'avait adopté. Son âme animale est initiée et sa
« main » introduit une autre transformation
narrative: Le cycle de la corporéité.
8-2- le cycle de la
corporéité.
Le cycle de la corporéité est en fait le
prolongement de celui de l'animalité. De la corporéité des
sons qui ont introduit notre héros dans le règne animal, il
évolue dans la corporéité des formes et des attributs. Le
rapport entre la modalité statique et celle dynamique est
catalysé par un sentiment fort que le narrateur a pris soin de
distribuer tout au long du récit en disant:
« quand il la vit dans cet état, le
jeune garçon fut saisi d'une émotion violente; et, de douleur,
peu s'en fallu que son âme s'exhalât. Il l'appelait avec le cri
auquel, lorsqu'elle le lui entendait pousser, elle avait coutume de
répondre, ou bien en criant de toutes ses forces, mais sans constater en
elle ni mouvement ni changement. Il lui examinait les oreilles et les yeux sans
y trouver aucun dommage apparent; il examinait de même tous ses membres
sans en trouver aucun qui fût endommagé. Il désirait
ardemment découvrir la place du mal pour l'en délivrer, afin
qu'elle revint à l'état où elle se trouvait auparavant
mais rien de tel ne s'offrait à lui, et il était impuissant
à lui porter secours »H.I.Y.p.37
La dynamique narrative qui permet au récit de se
réaliser continuellement de cycle en cycle, de transformation en
transformation, et donc d'une quête initiale à des quêtes
secondaires, est alimentée par deux champs lexico-sémantiques:
celui de la douleur et celui de l'absence. Ce sentiment face à la mort,
cet état d'impuissance face à l'inertie fonctionne par / pour la
quête de cette absence. Nous développerons cette étude
lorsque nous étudierons dans notre troisième chapitre l'aspect de
l'entropie sémantique et actancielle par comparaison avec
l'étude menée par Tzvetan Todorov, la quête de Grall
(54).
La quête de l'absence introduit dans l'univers mental
de notre héros le discernement et la différenciation. Ce qui lui
permettra aussi de s'affranchir du cycle de l'animalité. Il ne la voit
plus comme constitutive de son identité. La corporéité
dans le processus génétique du roman constitue la
« chair » du récit. Sa consistance sur le
plan fictionnel forme ce que nous avons appelé la psyché
du narrataire.
L'auteur s'écrit et écrit ainsi ce que
lui dicte l'instance narrative L'histoire et le discours absolu dont l'enjeu
capital sera l'homme et sa destinée. L'astuce de notre auteur est de
remettre entre les mains de la littérature ce qui était entre les
mains des philosophes. Il évite ainsi le procès de la religion
mais tombe sous une autre inquisition, celle de la critique
littéraire. Le narrateur est conscient de cette aventure et
prend soin d'avertir son narrataire. Et l'auteur est convaincu de son
état mais ne prend aucun soin pour exclure le 1/3 déjà
exclu.
Concernant H.I.Y et son éducation cyclique, la
corporéité se manifeste sur le plan lexical par la
récurrence des mots qui expriment cette notion du vide plein :
« il se bouchait les oreilles », « il fermait
les yeux », « à l'intérieur du
corps », les cadavres des bêtes, « le
crâne », « la poitrine », « le
ventre », H.I.Y.p.32.
Cette longue prospection anatomique qu'entreprend Hayy
construit la corporéité extra-textuelle sur le plan de la
référence ontologique, et la corporéité du
personnage fictif sur le plan de la création romanesque. C'est la
corruption de ses deux corps qui va réaliser la conjonction avec le
cycle suivant : « le corps entier lui parait vil et sans valeur
auprès de cette chose qui, selon ses convictions, y demeurait un temps
et le quittait ensuite. Il concentra donc uniquement ses réflexions sur
cette chose »H.I.Y.p.37. Ainsi s'achève le cycle de la
corporéité et commence le cycle de l'âme.
8-3- Le cycle de l'âme.
Introduit par la découverte du feu et sa fonction dans
la sphère de la corporéité, ce cycle dont la relation est
conjonctive va permettre tant au personnage qu'au récit de passer
à la deuxième instance narrative, celle du narrateur
initié.
La voix de l'instance narrative se constitue dans un espace
mythique; « un jour », et introduit la
transformation de l'instance suivante : « »un jour, il
arriva que le feu prit dans les broussailles de férule par voie de
frottement. Quand il l'aperçut, ce fut pour lui un spectacle effrayant,
un phénomène de nature inconnue, il s'arrêta longtemps
devant lui, saisi d'étonnement, mais il ne se lassa pas de s'en
approcher. Il constata la lumière éclatante du feu, son action
irrésistible, par laquelle il se communiquait à tout objet auquel
il se rattachait, et le convertissait à sa propre
nature »H.I.Y.p.38.
La voix narrative du narrateur initié est
identifiée par la structure « et le convertissait à
sa propre nature ». N'est-ce pas l'intention de l'auteur de
convertir son lecteur au soufisme? Afin de ne pas tomber dans la pure
spéculation littéraire, nous croyons à la formule de
Grémas « tout ce qui est noté est
notable ». Par la même formule, nous dirons que le
narrateur initié, par effet de sens, ne laisse rien au hasard et
n'annonce rien au dépourvu.
Ce cycle a une double fonction : initier le personnage et par
la même le narrataire. De la même manière que l'initiation a
besoin de mots, l'âme à besoin du corps pour se réaliser.
Cette appréhension, nous l'avons retrouvée dans le discours
platonicien d'Ibn Sina, l'un des maîtres à penser de la mystique
musulmane. Il dit à ce sujet que:
« l'âme prise en elle même est
dégagée de la matière. Mais la perfection de son essence
(...) est encore à réaliser; c'est pourquoi, il ne s'agit point
d'une descente de l'âme dans le corps à la suite d'une faute
antérieure, comme dans le mythe platonicien; elle a besoin du corps,
pour s'y enrichir d'abord, le dépasser ensuite. Le corps est son
instrument, elle en est la forme » (55). Pour notre part
nous dirons à la suite de cette approche que le récit initiatique
a besoin des mots parce qu'il est la forme de la psyché du
narrateur-auteur initié.
Avec le cycle du feu, Hayy avait atteint l'âge de vingt
et un an, son troisième septénaire lui permit d'aboutir à
la conclusion suivante : « il examine tous les corps, soit
inanimés soit vivants, et vit que l'essence des uns et des autres est
composée de l'attribut corporéité et de quelque chose qui
s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose qui
s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose soit
unique ou multiple; et ainsi les corps dans leur forme lui apparurent dans leur
diversité.
Ce fut pour lui la première apparition du monde
spirituel, puisque ces formes ne peuvent être saisies par les sens, mais
seulement un certain mode de spéculation intellectuelle. Il lui apparut
en particulier que « l'esprit animal », logé dans le
coeur, (...) doit nécessairement avoir aussi un attribut
surajouté à la corporéité, qui le mettre en
état d'accomplir ces actes admirables.(...) cet attribut est sa forme,
la différence spécifique par laquelle il se distingue de tous les
autres corps, et c'est lui que les philosophes désignent sous le nom
d'âme » H.I.Y.p.50.
Notons ici la correspondance de la vision de notre auteur avec
celle d'Ibn Sina soulignée supra. Ce qui confirme notre thèse sur
l'instance du discours théosophique qui dicte ses volontés au
narrateur initié. (Bien que notre auteur classe son maître Ibn
Sina parmi les philosophes et non parmi les véritables soufis).
L'initiation dans le cycle de l'âme est donc
l'initiation dans la corporéité du récit puisqu'il est
l'enveloppe linguistique de la psyché et son arrivée dans la
sphère de l'âme universelle.
Soulignons que nous avons préféré nommer
ces stations, des cycles, parce que nous considérons que le personnage
initié, une fois accomplis les sept cycles, peut revenir à l'une
des stations pour initier ceux qui désirent traverser les étapes
de chaque itinéraire connu par le narrateur initié. C'est
pourquoi ce même narrateur s'applique à ne rien laisser au hasard
sachant que son narrataire doit s'identifier à chaque station de
contemplation.
Le cycle de l'âme s'achève lorsqu'il comprit que
« ce qu'il possède dans son essence est plus grand que
tout cela, plus parfait, plus achevé, plus beau, plus éclatant,
plus durable, sans proportion avec le reste. Il ne chercha que cet attribut
dans toutes ses formes les plus parfaites; et il vit que toutes lui
appartiennent, découlent de lui, et qu'il en est plus digne que tous
les êtres qui en sont doués en dehors de lui. Il rechercha d'autre
part toutes les formes de défectivité, et vit qu'il en est exempt
et affranchi » H.I.Y. p67.
Au bout de sa quête, il arriva à l'idée de
Dieu car il comprit que la corruption ne peut l'atteindre; la notion de
défaut est pour lui celle de pur non-être (p.67). La voix
du narrateur initié apparaît alors que le personnage avait
accompli son cinquième septennal, c'est à dire à
l'âge de trente-cinq ans:
« et comment le non-être aurait-il quelque
lien ou quelque mélange avec celui qui est être pur, l'être
dont, par essence, l'existence est nécessaire, qui donne à tout
être existant l'existence que cet être possède; hors duquel
il n'y a pas d'existence, qui est existence, la perfection, la
plénitude, la beauté, la splendeur, la puissance, la science, qui
est lui? « Tout est périssable excepté sa
face » (56) H.I.Y. p.68.
Cette voix supérieure au récit, nous
l'entendons par la complexité de son discours purement
ésotérique, elle réapparaît, nous le verrons,
à chaque fois que le narrateur est absorbé par des explications
d'ordre métaphysique et s'éloigne du projet dicté par les
intentions initiatiques de l'auteur.
Arrivé au terme de son troisième cycle, Hayy
connut l'existence de cet être stable et eut la certitude que son
existence n'a pas de cause, mais en est la cause directe. Il comprit aussi
qu'il ne peut percevoir son essence par l'intermédiaire de ses
facultés sensitives, ni l'ouïe, ni la vue, ni l'odorat, ni le
goût, ni le toucher, ne peuvent le renseigner sur sa véritable
nature car ils ne peuvent percevoir que les sons, les couleurs, les odeurs, les
saveurs, les températures, la dureté et la mollesse, le rugueux
et le lisse; de même la faculté imaginative n'atteint que ce qui a
longueur, largeur et profondeur. « Tous ces objets de perception sont
des propriétés du corps, et les sens ne peuvent rien percevoir
d'autres, parce qu'ils sont des facultés répandues dans le corps,
et divisibles suivant leur division : « aussi ne
perçoivent-ils que des corps, susceptibles de division
»p.68).
De cette incapacité de percevoir l'essence de
l'être par les sens divisibles, sa quête le mena vers la recherche
de l'un et indivisible par d'autres facultés non sensitives et non
imaginatives, elles seront d'ordre intuitif.
Il observa les astres et les sphères célestes et
vit en eux des propriétés stables et intelligibles mais les
considéra eux aussi comme des corps corruptibles. Il arriva à la
conclusion suivante :
« par la partie la plus noble de lui
même, qui lui donnait la connaissance de l'être nécessaire,
il avait quelques ressemblances avec cet être, en tant que cette partie
noble était exempte des attributs corporels Comme l'être
nécessaire en est exempt. Il y avait donc aussi l'obligation pour lui de
travailler à acquérir lui-même ses qualités à
tout point de vue où cela était possible, de prendre son
caractère, d'imiter ses actes, de s'appliquer avec zèle à
l'accomplissement de sa volonté, de s'abandonner à lui,
d'acquiescer à tous ses décrets de tout coeur,
extérieurement et intérieurement, au point de s'en réjouir
, fussent-ils pour ses corps une cause de douleur, de dommage et
même de destruction totale » H.I.Y.p.77.
C'est dans l'instance de cette nouvelle attitude narrative que
débuta la quête de l'essence et par la
même la quête du récit.
8- 4- le cycle de la quête de l'essence
.
La première initiation de Hayy dans le cycle de la
corporéité puis de l'âme s'achève dans les limites
de ce que le discours philosophique et religieux puissent atteindre. Au
delà tout est pure spéculation et métaphore sous-tendus
par la simple intuition littéraire.
Nous expliquons cette intuition littéraire par le mode
spéculatif de l'écriture. Car dans la tradition mystique,
rappelons que la quête de l'essence ne se fait que par les exercices
mystiques dont l'abstinence, la danse mystique, la marginalisation et
l'écartement le plus sévère de l'univers des sens. Or il
s'agit ici d'un simple récit qui ne peut rendre compte de cette
quête puisqu'elle relève du domaine de la contemplation extatique
en dehors du champ de la langue.
La quête de l'essence n'est pas une pratique mystique
propre aux soufis; elle fut depuis des millénaires, la pratique des
hommes de culte quelle que soit leur croyance. Les exercices spirituels nous
sont définis par Aldous huxley:
« tous les rites, les sacrements, les
cérémonies, les liturgies tout cela fait partie du culte public,
ce sont des procédés au moyen desquels les membres individuels
d'une assemblée de fidèles se voient rappeler la véritable
nature des choses et leurs rapports convenables, les uns envers les autres,
envers l'univers et envers Dieu. Ce qu'est le rituel au culte public, les
exercices spirituels le sont à la dévotion privée. Ils
sont des procédés que doit utiliser l'individu solitaire
lorsqu'il pénètre dans son cabinet, ferme la porte, et fait des
prières à son père, en secret » (57)
Quant à Bayazid de Bistum, il définit ces
procédés à la lumière de ses expériences
personnelles en disant : « pendant douze ans, j'ai
été le forgeron de mon âme. Je l'ai mise dans la fournaise
de l'austérité et brûlée au feu du combat, je l'ai
posée sur l'enclume du reproche, et je l'ai frappée avec le
marteau du blâme, jusqu'à ce que j'ai fait de mon âme un
miroir »(58).
La symbolique du miroir est reprise par Ibn thophaïl.
Elle représente l'univers spécifique de l'initié en
l'absence de référents linguistique dénotés. Hayy
Ibn Yaqdhân dans sa quête de l'essence se rend compte qu'il ne peut
appréhender les vérités que par les reflets de sens
qu'elles donnent. Le narrateur explicite métaphoriquement la
théorie des miroirs dans ce passage où il dit:
« il vit aussi que la sphère suivante,
la sphère des étoiles fixes, possède une essence exempte
de matière également, et qu'il n'est pas l'essence de l'unique,
du véritable, ni l'essence séparée qui appartient à
la sphère suprême, ni la seconde sphère elle même, ni
quelque chose différent des trois, mais qui est comme l'image du soleil
reflétée dans un miroir qui reçoit par réflexion
l'image reflétée par un autre miroir tourné vers le
soleil. Et il vit que cette essence possède aussi une splendeur, une
beauté et une félicité semblables à celle de la
sphère suprême. Il vit de même que la sphère
suivante, la sphère de saturne, a une essence séparée de
la matière, qui n'est aucune des essences qu'il avait perçues ni
quelque chose d'autre, mais qui est comme l'image reflétée du
soleil, reflétée dans un miroir qui réfléchit
l'image reflétée par un second miroir qui réfléchit
l'image reflétée par un troisième miroir tourné
vers le soleil. Il vit que cette essence possède aussi une splendeur et
une félicité semblables à celle des
précédentes.
Il vit que chaque sphère possède une essence
séparée, exempte de matière, qui n'est aucune des essences
précédentes, ni cependant quelque chose d'autre, mais qui est
comme l'image du soleil réfléchie de miroir en miroir suivant les
degrés échelonnés de la hiérarchie des
sphères, et que chacune de ces essences possède en fait de
beauté, de splendeur, de félicité et d'allégresse
ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais
présenté au coeur d'un mortel »(59)
H.I.Y.p.93.
La récurrence des termes
« miroir », « splendeur »,
« beauté »,
« félicité » transpose le lecteur dans
un univers sémantique esthétique mais ne rend pas compte de la
nature de l'objet quêté : l'essence. Cette stratégie
de cette distribution lexicale ne permet que la répartition des
sèmes constitutifs de notre personnage en genèse.
Toutefois, le narrateur, conscient de son impuissance à
décrire l'objet, s'en remet à l'instance première dans un
jeu de tension discursive: un rapport de force s'installe entre la
théosophie et la littérature; tantôt la
diégèse s'engouffre dans un débat métaphysique,
tantôt le narrateur redresse le récit au profit de la
littérature en remettant en place un « il »,
« là-bas » et « autrefois »:
« il persévéra dans ses efforts pour arriver
à l'évanouissement de son soi » ( p.86 ),
« or, il était arrivé à
posséder la connaissance : il possédait l'essence »
(p.89), « il vit là d'autres essences apparaître puis
s'évanouir, se former puis se dissoudre »(p.95) et ainsi de
suite.
Mais lorsque c'est le discours théosophique qui prend
le dessus, c'est la présence d'un « je »,
« ici » et
« maintenant » qui alimente le récit :
« par le mot coeur, je n'entends point l'organe corporel,
ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme de cet
esprit »(p.87) « toutefois, nous ne te quitterons pas sans
te donner, sur les merveilles qu'il perçut en cette station, quelques
indications sous forme allégorique et non en frappant à la porte
de la vérité «( p.85 )..
Cette tension discursive nous permet de dire que le
récit initiatique d'Ibn thophaïl se réalise dans une
interaction discours- récit ou plus exactement le discours
théosophique dans le récit de fiction.
Quant à la fonction conative du
« tu » que le narrateur emploie souvent, elle
permet la jonction des deux formes dans un
« je-il », « ici
-là-bas »,
« autrefois-maintenant ». Cette technique
narrative donne au récit un caractère d'authentification du dire;
elle permet à l'auteur d'investir sa psyché et de
réaliser son projet d'écriture, tout en permettant à
l'instance narrative de dicter ses intentions.
Si notre auteur avait engagé son récit
uniquement dans l'une ou l'autre forme, l'échec serait évident
car d'une part, il aurait signé son arrêt de mort par le simple
discours théosophique; c'est ce qu'il advint à El-Halladj qui fut
décapité puis brûlé pour avoir engagé un tel
discours. Et d'autre part, s'il avait engagé le simple récit de
fiction sans l'authentifier par le discours de ses prédécesseurs,
il échouerait à son projet initial et ainsi son récit
n'aura pas survécu et suscité tant de débats et de
commentaires, puis arrivé jusqu'à nous.
C'est donc la littérature qui sauve la connaissance,
d'où sa fonction heuristique. De sa quête, il ne lui reste que les
mots qui donnent la substance au récit dans une sorte de défi
puisqu'il a dit, rappelons-le: « la langue ne saurait le
décrire ni le discours en rendre compte « p.2.
L'auteur engage un contrat de lecture sans donner des
garanties d'une réceptivité évidente en disant que son
récit » s'en distingue seulement par une plus grande
clarté, et parce que l'intuition s'y produit avec une qualité que
nous appelons force par pure métaphore, faute de trouver, soit
dans la langue générale, soit dans la terminologie technique, des
mots propres à rendre la qualité avec laquelle se produit cette
sorte d'intuition »H.I.Y.p 4.
Cette investigation, appelée force par pure
métaphore, soulignée par l'auteur, nous transpose dans l'espace
derridien où « la forme fascine quand on a plus la force
de comprendre la force en son dedans »(60) . La
quête de l'essence est en fait celle de l'essence des mots et non celle
de Dieu. Le récit initiatique ne peut fonctionner que dans cet univers.
Toute réalité en dehors de cela n'est que faible
spéculation littéraire.
Ainsi l'univers de la langue est introduit par le narrateur
dans une symbolique hyper-mystique avant de faire initier son personnage
à la langue des profanes : » cette essence
possède « soixante dix mille visages, dont chacun a soixante
dix milles bouches, munies chacune de soixante dix milles langues avec
lesquelles chaque bouche loue l'essence de l'un, du
véritable»H.I.Y.p.94.
C'est alors qu'intervient le cycle du langage, car, jusque
là, Hayy Ibn Yaqdhân ne savait ni lire ni écrire, ni
même parler la langue des hommes si ce n'est les sons qu'il
prononçait en imitant les animaux et qui lui permettait de communiquer
avec eux.
8-5 - Le cycle du langage.
Ce cycle introduit la dynamique de l'échec de Hayy
à pouvoir initier les hommes à la connaissance intuitive. La
transformation narrative qui engage ce conflit entre la langue
exotérique et l'intuition ésotérique intervient avec la
venue d'Açal dans l'île de Hayy.
Il lui enseigna le langage en « lui montrant les
objets mêmes en prononçant leurs noms; il les lui
répétait en l'invitant à les prononcer. Celui-ci les
prononçait à son tour en les montrant. Il arriva de la sorte
à lui enseigner tous les noms, et petit à petit il parvint, en
temps très court, à le mettre en état de
parler » H.I.Y.p.105.
Toute la dynamique du récit est engagée à
ce niveau et provoque aussi sa perte car il réalise la disjonction de
Hayy avec ses semblables et donc du discours ésotérique avec le
discours exotérique.
Dans la tradition soufie, il nous est arrivé de visiter
l'un des plus grands maîtres de la mystique musulmane, Sidi Benaouda
(cité supra) et nous lui avons posé cette question : Quelle est
la fonction du langage dans l'initiation du
« mûrid », c'est à dire celui qui demande
son initiation par un maître ?
Il nous répondit que: « la langue est un
des voiles les plus sombres de l'essence de la connaissance, mais elle nous
permet au moins de nous référer au sens par simple
allégorie », puis d'ajouter que: « la
vérité est muette et aveugle ».
Ces propos recueillis au sein même de la
confrérie soufie d'obédience Chadouliya (62) nous permettent de
comprendre la vision mystique qui a permis à notre auteur de reprendre
ces « waridat » (63) et ainsi de les exprimer sous
la forme métaphorique dans son récit.
Concernant les voiles qui occultent la vérité,
le narrateur de Hayy en fait part dans le récit, premièrement par
l'intrusion de l'homme dans l'univers muet de Hayy ibn Yaqdhân. Le
narrateur rapporte que Hayy qui avait déjà atteint le bonheur et
l'extase sublime dans sa parfaite solitude: « il ne quittait sa
caverne qu'une fois par semaine pour prendre la nourriture qui se
présentait à lui » p.102. Il aperçut Açal
lors d'une de ses sorties nécessaires, il entendit sa voix implorer son
seigneur dans ses prières car le narrateur nous dit qu'Açal
était venu dans cette île pour fuir les hommes et rechercher la
vérité puisque les hommes de son époque l'en
empêchaient par leur répugnance à la spéculation
intuitive sur les questions de Dieu.
Hayy se détourna de ses visions extatiques à
cause de l'intrigue que lui donnait la présence de cette créature
qu'il n'avait jamais vue auparavant sur l'île mais qui l'attirait
curieusement de par sa ressemblance avec lui. Açal qui fut pris d'effroi
à la vue de ce sauvage, prit la fuite mais fut vite rattrapé par
l'homme-animal. Il comprit qu'il ne lui voulait aucun mal et essaya de lui
parler.
«Açal avait appris la plupart des
langues, et il y était expert. Il adressa donc la parole à Hayy
ibn Yaqdhân, et lui demanda des renseignements sur lui, dans toutes les
langues qu'il connaissait, s'efforçant de se faire comprendre de lui,
mais en vain; Hayy dans tout cela admirait ce qu'il entendait, sans en saisir
le sens, et sans y voir autre chose que l'affabilité et le bon accueil.
En sorte que chacun d'eux considérait l'autre avec
étonnement.(...) mais l'intuition extatique ne lui revenait pas
promptement, il jugea bon de demeurer avec lui dans le monde de la sensation
jusqu'à ce que, ayant approfondi son cas, il ne restât plus en son
âme aucune curiosité à son endroit, ce qui lui permettrait
alors de revenir à sa station sans que rien vînt l'en distraire.
De son côté Açal, voyant qu'il ne parlait point, fut
rassuré touchant les dangers qu'il pouvait faire courir à sa
dévotion; il espérait lui enseigner le langage, la science, la
religion, mériter là une des plus grande récompense et
s'approcher de Dieu davantage
Par la langue chacun eut connaissance de la science que
possédait l'autre, et ce fut aussi pour Açal un renforcement de
sa foi envers Dieu et ses prophètes. Les yeux de son coeur s'ouvrirent,
le feu de sa pensée s'alluma; il voyait s'établir la concordance
de la raison et de la tradition; les voies de l'interprétation
allégorique s'offraient à lui; il ne restait plus dans la voie
divine rien de difficile qu'il ne comprit, rien de fermé qu'il ne
s'ouvrit, rien d'obscur qui ne s'éclaircit : il devenait un de ceux qui
savaient comprendre. Dès lors, il considéra Hayy ibn
Yaqdhân avec administration et respect; il s'attacha à la servir,
à l'imiter, à suivre ses indications pour les oeuvres,
instituées par la loi révélée, qu'il aurait
l'occasion d'accomplir, et qui avait apprises dans sa religion »
H.I.Y.p.107.
La science qu'avait reçue Açal de Hayy
était salvatrice pour son âme, mais celle reçue par Hayy de
la tradition religieuse des hommes ne l'était point puisque, lorsqu'il
accompagna son nouvel ami dans l'île voisine pour leur enseigner les
voies de la spéculation intuitive:
« il comprit, avec une certitude absolue, que
les entretenir de la vérité pure était chose vaine,
qu'arriver à leur imposer dans leur conduite un niveau plus
relevé était chose irréalisable (...) qu'il y a des hommes
pour chaque fonction, que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a
été créé » H.I.Y.P.112.
La disjonction avec le langage exotérique installe le
récit de Hayy dans un univers privilégié où le
narrataire est contraint lui aussi de sortir de cet espace linguistique
traditionnel pour rejoindre la seule signifiance de l'oeuvre en dehors des
contraintes lexicales car, nous l'avons dit, le récit initiatique
s'engage dans la quête de l'essence des mots et non celle de Dieu.
La synthèse de ces cinq cycles constitue le personnage
archétype qui a science de tout mais dont l'univers reste clos. Il
arrive dans une station inaccessible aux non initiés car il devient
l'être non pénétrable mais qui pénètre toute
chose dans une sorte de conjonction avec l'être nécessaire c'est
à dire Dieu.
Toutefois la nature de cette conjonction est
indéfinissable, alors comment aurait-elle lieu dans la
littérature puisque ce n'est qu'un roman allégorique ?
8-6- Le cycle de la conjonction.
S'agissant d'un récit de fiction, la conjonction ou
l'union avec Dieu ne peu7t se réaliser et avoir un sens dans la
littérature que si nous la concevons dans son aspect
esthétique.
Sur le plan thématique et par référence
à la tradition théosophique, le narrateur de Hayy authentifie son
dire par le discours extra-textuel en rapportant l'explication d'Ibn Sina
(p.5). Nous avons abordé cette notion lorsque nous avons
étudié le problème de la traduction (supra). Rappelons
pour le besoin de notre cause, que cette notion très complexe est
très réprimée par la doxa religieuse. Elle fut la cause de
l'exécution de plusieurs mystiques condamnés pour avoir
osé théophaniser leur moi .El Hallaj fut décapité
puis brûlé pour avoir prononcé ces paroles :
« je suis l'être véritable et ce que vous adorez est
sous mon talon »
La tradition rapporte qu'il avait dit ces propos dans un
état de parfaite conjonction, elle explique par la bouche de Sidi
Benaouda (64) que El hallaj était arrivé à une union telle
avec Dieu qu'il s'est substitué à lui par amour et parla par sa
langue aux hommes afin de valider la wilaya, c'est à dire la
sainteté de son sujet.
L'orthodoxie musulmane condamne radicalement cet état
d'adoration et le considère comme la plus grande et la plus dangereuse
hérésie. La raison est qu'elle ne peut concevoir l'idée
que l'homme puisse s'attribuer les fonctions divines ni que Dieu puisse
s'exprimer par la bouche d'un mortel. C'est pour cette raison qu'Ibn
thophaïl s'est réfugié dans le discours littéraire et
ainsi exprimer autrement sa conjonction à lui.
D'autres mystiques préfèrent l'exprimer dans la
poésie, comme celle de Sidi Ahmed El Alaoui où il dit à
propos de sa conjonction :
« Dans la lune de l'obscurité,
brille la lumière du soleil.
je suis de ses branche et Il est ma racine
nos intelligences, de l'amour enivré,
nous feraient croire fous,
pourtant fous nous ne sommes;
tu nous vois parmi les hommes,
mais nous ne sommes pas ce que tu vois,
car, par-delà les cimes les plus hautes,
resplendissent nos esprits.
Une intelligence nous est propre,
joyau sans défaut,
d'une beauté incomparable,
qui ne perçoit que Dieu.
Ne serait-ce qu'une lueur,
c'est le lien qui relie.
O gens, vous êtes les bienvenus,
les élus de votre seigneur,
les oeuvres de son art,
créés parfaits pour lui,
il vous favorisa en dévoilant pour vous la
lumière de sa face.
Quelle gratitude peut rendre grâce
de l'infini? Ayez pourtant toute la gratitude
dont vous êtes capables ». (65).
Ou encore dans la philosophie éternelle
« philosophia perennis » d'Aldous Huxley, cette
conjonction est expliquée par les termes: « tu es
cela » « contemple l'Un, seul en toute
chose » Dieu au-dedans et Dieu au-dehors »:
« Il y a un chemin pour atteindre
la réalité dans et à travers l'âme, et il y a un
chemin pour atteindre la réalité dans et à travers le
monde. Que le but final puisse être atteint en suivant l'un ou l'autre
chemin, à l'exclusion de l'autre, c`est la chose douteuse, le
troisième chemin, le meilleur et le plus difficile, est celui qui
mène au fondement divin simultanément chez celui qui
perçoit et chez celui qui est perçu » (66).
Aussi dans la mystique comparée nous avons
retrouvé cette notion de la conjonction chez les bouddhistes, elle
exprime de la même manière l'idée de la fusion entre Dieu
et l'homme :
« l'esprit n'est autre que le bouddha,
et le bouddha n'est autre que l'être
sentant.
Quant l'esprit prend la forme d'un être
sentant,
il n'a subi nulle diminution;
quand il est devenu un bouddha,
il n'a rien ajouté à lui
même
( Huang Po) (67)
Quant à notre auteur, ce qui a
été exprimé sous forme poétique ou sous forme de
citation de sagesse, il l'a exprimé sous forme d'un roman
allégorique soutenu par un récit initiatique et
autopsychégraphique. Les personnages et les événements
sont les structures conjonctives des états de contemplation du
narrateur-initié :
« au sommet de son ascension, l'initié ou
gnostique (`arif) atteint un état stable ou « l'intime de
l'âme » (sirr) devient « un miroir poli
orienté vers la vérité première. Au premier temps,
le « arrif » regarde tantôt son âme (le miroir)
où il reconnaît les traces de la vérité,
tantôt Dieu lui même (l'objet reflété), et va ainsi
de l'un à l'autre. Au deuxième temps, il perd de vue le miroir
(son âme, son soi) pour ne plus voir (reflété) que la
majesté divine » Et même s'il jette un coup d'oeil sur son
âme, c'est en tant qu'elle est en train de regarder (de s'offrir
à Dieu comme un miroir), et non en tant qu'elle est embellie.
là, se réalise l'union,
« wûssûl » dira Ibn Sina à propos de la
transcription de cet état aussi bien sur le plan de l'exercice mystique
que celui de l'écriture.(68)
A la suite de cette explication plus ou moins
ésotérique d'Ibn Sina, nous dirons, pour notre part, concernant
la conjonction de la psyché avec l'écriture qu'au sommet de la
création littéraire, dans cet espace-temps mythique, le
narrateur-auteur atteint un espace sémantique ou plutôt
esthétique où l'intime de son écriture devient un
spéculum orienté vers la poéticité du langage. Au
premier temps le narrateur regarde tantôt les mots où il
reconnaît les traces de sa psyché, tantôt l'instance
suprême narrative que nous avons expliquée plus haut et qui
représente toute la tradition théosophique de l'islam,
tantôt les deux à la fois et donc le récit prend l'allure
d'un congrès de philosophes.
Au deuxième temps, il perd de vue les mots pour ne
plus considérer que le discours théosophique. Nous avons
étudié cette question lorsque nous avons fait la dichotomie
entre le récit et le discours par l'emploi des espaces/temps:
« il-là-bas-autrefois » et
« je-ici-maintenant ». Et même si le narrateur-auteur
jette un coup d'oeil sur son récit en genèse c'est en tant qu'il
est en train de regarder la station à laquelle est arrivé sa
créativité en quête de sa
littérarité initiatique. Là, sa
réalise la conjonction avec l'essence des mots en quête de la
signifiance de l'oeuvre. L'accomplissement de cette jonction sera pour l'auteur
la vrai délivrance de cette angoisse existentielle dont parlait le
préfacier du roman initiatique de Cheikh Hamidou Kane, l'auteur, de
« l'aventure ambiguë » qui raconte aussi
l'itinéraire de Samba Diallo dans la même espace-temps
mystique.(69).
Le récit initiatique est par conséquent, une
sorte de délivrance dans / par l'écriture où le narrateur
prend à témoin son narrataire dans ce rituel
« d'exorcisme littéraire ». Nous concevons
que l'écriture initiatique est une sorte de thérapie par la
verbalisation des psychoses théologiques. Ce que les
maîtres mystiques appellent dans leurs jargons
« awhal'tawhid » c'est à dire
littéralement les non-états théologiques ou alors par
interprétation de la critique mystique, le souffle de Satan dans la
connaissance de Dieu.
L'accomplissement de la jonction avec l'écriture dans
le genre initiatique est pour Léon Gauthier (70) la véritable
initiation. Cet auteur d'une remarquable étude sur Proust,
à la recherche du temps perdu, avait lu dans cette oeuvre un
itinéraire initiatique dans lequel « un héros
traverse nombre d'épreuves, de souffrances, parfois frôlant la
mort, pénètre dans un monde autre que celui de la vie
quotidienne, un monde des combats, des exploits, de la mort et revient de son
aventure, complètement transformé, en un mot,
initié. »
Il rapporte plus loin que le roman de Proust est en effet
fondamentalement une aventure spirituelle. « Le narrateur
fréquente le « monde » qui contient tous les cercles
de « l'enfer de Dante». C'est à dire tous les vices de la
nature humaine. Il connaît l'isolement du futur initié,
symbolisé par ses séjours en maison de santé (cf.le
temps retrouvé). Pour lui le fait de se croire sans talent
littéraire équivaut à la mort symbolique avant
l'initiation. Puis à la fin du temps retrouvé, il découvre
la lumière de l'initié, la matière et la manière de
l'oeuvre à écrire. Il passe de l'angoisse à la certitude,
à la joie : il va créer un univers poétique et non, comme
on le dit souvent dans les études biographiques, une oeuvre à
clefs. En résumé, l'initié, c'est celui qui remonte d'un
« monde » et accède à la lumière
salvatrice de l'art romanesque. »
Nous ne pouvons mieux dire que ce que nous venons de citer
sauf que, pour le cas du récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'islam, ce genre constitue aussi un refuge certain en
plus de la délivrance de l'angoisse existentielle qui est
exprimée par le terme « haïra » dans
la tradition soufie.
Ce vide gnostique pourrait s'exprimer sur le plan de
l'écriture par une page blanche...
8-7- Le cycle de l'échec.
Ce cycle est en réalité la nature
même du récit initiatique.
En premier lieu, la situation d'échec est vécue
par tous les écrivains quelle que soit leur intention littéraire;
l'écrivain Mohammed Dib qui a lui aussi tenté une écriture
initiatique a dit : « chaque mot que j'écris sur une
feuille blanche est une balle que je tire contre moi-même »
(71).
En second lieu, l'oeuvre écrite demeure dans une
parfaite solitude et entraîne dans cette solitude son auteur lui
même. Concernant cet aspect, Maurice Blanchot dira que
« l'oeuvre est solitaire , cela signifie qu'elle ne
reste pas incommunicable, mais qui la lit entre dans cette affirmation de la
solitude de l'oeuvre.. Comme celui qui l'écrit appartient au risque de
cette solitude », puis dira plus loin « qu'écrire,
c'est entrer dans l'affirmation de la solitude ou menace la fascination, c'est
se livrer au risque de l'absence du temps où règne le
recommencement éternel. C'est passer du « je » au
« il », de sorte que ce qui m'arrive n'arrive à
personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète
dans un éparpillement infini»(73)
L'échec de l'auteur est conséquent à
l'échec de son personnage Hayy, car il ne pouvait communiquer la sagesse
illuminative aux hommes qui se trouvaient dans l'île voisine. C'est aussi
l'échec du discours ésotérique à l'emporter sur
celui exotérique puisque les propos tenus par Hayy avaient
provoqué une grande répugnance chez les profanes. C'est de la
bouche de son narrateur-auteur que l'auteur dit :
« Hayy ibn Yaqdhân entreprit dont de les
instruire et de leur révéler les secrets de la sagesse. Mais
à peine s'était-il élevé quelque peu au dessus du
sens exotérique pour aborder certaines vérités contraires
à leurs préjugés, ils commencèrent à se
retirer de lui : leurs âmes répugnaient aux doctrines qu'il
apportait, et ils s'irritaient en leurs coeurs contre lui »
H.I.Y.p.109.
Dans la tradition soufie, l'échec ne traduit pas le
sens de la perte mais plutôt du gain dans la connaissance.
Déjà, à l'époque du Khalifa de Abou
Bekr-essédik, la tradition orale nous a rapporté cette fameuse
phrase du premier compagnon du prophète Mohammed : « la
non-perception est en réalité une perception et la quête de
l'essence divine est une forme d'association »,
« el'adjz `ânel'idrâqu, idrâqu, wal'khaoudh fi
dhati'llah, ichrâqu.»
Le cycle de l'échec a donc une fonction constitutive du
personnage en genèse puisque l'univers sémantique de la mort
renforce celui de la vraie vie à laquelle aspire l'initié.
Cependant, l'échec dans l'écriture, nous le
situons dans le procès de la narration : les interférences
récurrentes de l'instance narrative par le discours trop soutenu et les
longues explications dans la logique, l'anatomique et le métaphysique,
donnent au récit un aspect plus philosophique que littéraire;
c'est pourquoi nous comprenons les différentes interprétations
qui situaient l'oeuvre dans un contexte religieux ou philosophique.
Mais rappelons que ce roman a été écrit
au XII° siècle, quatre siècles avant que naisse Cervantes
qui est considéré par la critique littéraire comme le
précurseur du roman avec son « Don
quichotte » (1605).
Porter un jugement de valeur sur l'oeuvre d'Ibn thophaïl,
alors que le roman comme nous le concevons aujourd'hui n'était pas
encore né, est maladroit. C'est pourquoi nous nous sommes abstenus
d'analyser le roman par le procédé de la critique
déconstructrice. Toutefois, l'échec dont nous avons parlé
et que nous avons classé dans un espace cyclique, est provoqué
par le langage, Dans le cas du récit initiatique, il ne rend pas compte
de la lumière de l'âme mais de l'esthétique verbale
sous-tendue par une intention éthique et didactique.
Nous ne pouvons pas être plus clairs que l'auteur
lui-même puisqu'il évalue son travail et s'excuse auprès de
son narrataire en disant :
« Voilà, ( que Dieu t'assiste d'une
inspiration venue de lui) l'histoire de Hayy ibn Yaqdhân, Açal et
salaman. Ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans
aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux
qui ont cours, il relève de la science cachée que seuls sont
capables de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu, et que seuls
ignorent ceux qui méconnaissent Dieu. Nous nous sommes
écartés, en le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos
vertueux ancêtres, qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en
montraient avares. Ce qui nous a décidé de la divulguer et
à en déchirer le voile, ce sont certaines opinions malsaines
apparues de notre temps, mise à jour par des philosophes de ce
siècle et ouvertement exposées par eux, si bien qu'elles se sont
propagées dans les divers pays, et que le mal causé par elles est
devenu général(...) Cependant, ces secrets que nous confions
à ces quelques feuilles, nous avons eu soin de les couvrir d'un voile
léger, qui se laissera promptement percer par qui en est digne, mais qui
demeurera d'une impénétrable opacité pour quiconque n'est
pas digne d'aller au-delà.
Pour moi, je prie mes frères qui liront ce
traité de recevoir mes excuses pour ma liberté dans l'exposition
et mon manque de rigueur dans la démonstration. Je ne suis tombé
dans ces défauts que parce que je m'élevais à des hauteurs
où le regard ne saurait atteindre, et voulais en donner par le langage,
des notions approximatives, afin d'inspirer un ardent désir d'entrer
dans la voie. » H.I.Y.P.114.
Ainsi s'ouvrit l'oeuvre en genèse par la signature de
l'auteur au moment où il dit «nous avons eu soin de les laisser
couverts par un voile léger, qui se laissera promptement percé
par qui en est digne ».
CONCLUSION:
Sur cette note d'excuse signée par l'auteur
lui-même, et sur ses propres orientations de lecture, nous pouvons
conclure cette étude introductive de l'oeuvre d'Ibn thophaïl que
nous considérons comme le récit initiatique précurseur de
son genre.
Ce récit, écrit sous forme d'épître
est adressé à un demandeur potentiel d'initiation à la
voie des soufis. Il s'affranchit par la bouche de son auteur de tous les
discours philosophiques de son époque et s'éloigne de
l'idée qui affirme que la religion et la raison sont les seuls
critères de l'illumination qui permet à l'homme d'accéder
aux vérités supérieures. Cette oeuvre introduit le concept
d'intuition à la lumière des expériences mystiques et
tente une nouvelle forme de conjonction avec la création
littéraire par le procédé des sens et signifiances : Ce
n'est pas ici l'initiation de l'homme à atteindre l'invisible et le
sublime d'un univers théologique mais son initiation à
acquérir un certain goût, «dhawq »,
par les effets de sens que lui procure la lecture de ce récit comme le
souligne l'auteur narrateur «cet état dont nous avons
parlé, et dont ta demande nous a inspiré à éprouver
le goût »H.I.Y.P4 (74).
Le goût de l'écriture de la foi dira la critique
littéraire traditionnelle, le goût de l'écriture de
l'âme (psyché) dirons-nous, animé par une intention
éthique et esthétique à la fois, et ayant comme projet de
faire acquérir ce plaisir à ceux qui le demandent virtuellement
et à celui qui en est le destinataire du récit par la formule
d'envoi « tu m'as demandé, frère
généreux et sincère (...) de te révéler ce
que je pourrais de la sagesse illuminative ». P.1. Cette
rhétorique de l'ouverture du roman d'Ibn thophaïl va mettre en
place un contrat d'écriture et de lecture où le narrateur et son
narrataire deviennent les opérateurs du contrat
fiduciaire.
N O TE S
1) Hayy Ben Yaqdhân, roman philosophique d'Ibn
thophaïl
Texte en arabe avec les variantes des manuscrits et de
plusieurs éditions.
Traduction française, 2° édition, revue
augmentée et complètement remaniée par Léon
Gauthier, Docteur des lettres, professeur honoraire d'histoire de la
philosophie musulmane à la faculté des lettres d'Alger.
Beyrouth. Imprimerie Catholique, 1936.381 pages.
2) Ibn thophaïl, sa vie, ses oeuvres par
Léon Gauthier. Paris Ernest Leroux, éditeur, 1909. 125
pages.
3) Ibid. P.67.
4) La traduction «science
préservée » qu'a faite Léon Gauthier de
l'expression arabe « el'ilmel'manqunoun »; texte
arabe OP.Cité, p.105, ne rend pas compte du sens exact employé
par l'auteur.
Il s'agit de la science intuitive communiquée par les
maîtres mystiques et qui est jalousement gardée par les
initiés dans les différentes zaouiat (confréries
soufies).
L'accès à cette connaissance n'est possible pour
les non initiés que s'ils traversent les épreuves de la
soumission à un Maître soufi appelé Cheikh ou
Moqqadem. C'est à lui d'évaluer si le futur initié
est apte ou non à recevoir ces enseignements
ésotériques.
4 bis) 1119. n'est en fait qu'une date hypothétique
car le premier manuscrit est daté de 1180 (=1766) sans nom de
copiste.
Léon Gauthier, Ibn THOPHAÏL....op. cité
p.XXII.
5) Moïse de Narbonne . Moise Ben Josuè Ben Mar
David de Narbonne, dit Moshé Narboni ou encore de son nom
provençal Maestro Vidal Belshom, est né aux alentours de 1300
à Perpignan dans une famille issue de Narbonne. Hayoun.Mr, dans son
article p.23 / à p.98 nous dit qu'il fut initié à
l'étude du guide des égarés dès l'âge de 13
ans par son père.
« Médecin, exégète et
philosophe, Moise de Narbonne a constamment cherché à mettre en
harmonie la tradition biblico-talmudique et la philosophie
gréco-musulmane de son temps, c'est à dire pour lui les
écrits d'Averroès Adepte sincère du judaïsme,
prônant un mysticisme évident au début de sa
carrière pour s'en détourner - au moins en apparence - par la
suite, il peut à juste titre revendiquer le titre de philosophe
péripatéticien du moyen âge qui confrère aux
thèses maîmonidiennes une coloration honnêtement
averroïste. Ceci se perçoit clairement dans son commentaire du
guide des égarés. Mais bien avant, et depuis le commentaire de la
possibilité de la conjonction avec l'intellect agent d'Averroès
(1344), il réfute souvent Maîmonide en soulignant sa
dépendance à l'égard d'Avicenne qui devient ainsi la
source responsable des erreurs de l'auteur du guide. Son seul vrai maître
était Averroès, qui lui apparaissait être
l'interprète le plus fidèle de la pensée d'Aristote.»
Cité par Hayoun.Mr, le commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur
le Hayy Ibn Yaqzan d'Ibn Tufayl (mort en 1185).
INIST CNRS, archives d'histoire doctrinale et
littéraire du moyen âge. Photocopies, page 23.
6) Georges Labika, Ibn Tufayl, le philosophe sans
maître E.N.L, Alger, 1988. P.5.
7) Cet événement fut rapporté par El
Marrâkochi, kitâb el-mo'djib fî talkhîs
akhbâr el maghrîb, texte arabe édité par Dozy
sous le titre suivant : the history of the almohades by abdo-'l-wahid
al-marrékoshi, edited by R. Dozy, 2° éd.Leyde, 1881,
page I.4 et suivre. Cité par Léon Gauthier, Ibn thophaïl,
sa vie et ses oeuvres. Paris, ERNEST Leroux 1909. Page 10 note (I.)
8) Ibid.p.9. il s'agit dans cette note de l'entretien
qu'Averroès avait eu avec le monarque sur la question de
l'éternité du monde. Cette question avait suscité de
graves polémiques mais avait intéressé le second prince de
la dynastie almohade, Abû ya'qûb qui fut le seul monarque à
avoir encouragé ce genre de débat au 12° siècle.
L'idée de l'éternité du monde est reprise
par les soufis sous le terme de « wahdat `el
woujoud » c'est à dire unité de
l'existence.
9) Al-marrâkochi. Op. Cité, par Léon
Gauthier, H.I.Y page 4 note 3
10) Léon Gauthier, Ibn thophaïl sa vie ...
OP.Cité, p.10 et 11.
11) Hayoun.Mr, le commentaire de Moise ... op. Cité,
p.24.
12) Ibid.p.30
13) Ibid.p.35
14) Ibid.p.35.
15) Léon Gauthier, la théorie d'Ibn Rochd
sur les rapports de la religion et de la philosophie. Ernest Leroux,
éditeur. 1909. P.3
16) Renan, Averroès et l'averroïsme,
thèse de doctorat es-lettres Paris, 1852. Cité par Léon
Gauthier, la théorie d'ibn Rochd. Op cité page I note I.
17) Léon Gauthier, la théorie d'Ibn
Rochd. Op Cité p.5
18) I.P.N. Livre de lecture de 5° Ministère de
l'Education Nationale PP 35/65
19) Léon Gauthier, Ibn thophaïl, sa vie
... page 59, note I
20) Ikhwan essâfâ (les frères de la
pureté) : secte mystique musulmane du quatrième siècle de
l'hégire. Les sages initiés de cette secte ont
rédigé toute leur philosophie dans les épîtres qui
ont fait l'objet d'une remarquable thèse de doctorat d' Yves Marquet
publiée par la S.N.E.D. Alger, 1973.
Le but de la composition de ces épîtres,
disent-ils, est de guider les égarés, et surtout
« elles visent accessoirement à assurer le bonheur
de l'homme ici-bas (la perfection du corps favorise la perfection des
âmes), mais dans le but essentiel d'assurer le bonheur de son âme
dans l'au-delà, et tout d'abord de lui permettre d'y remonter
après la mort » cité par Ives Marquet, op. Cité
p. 17.
21) El Schahrawardi. Abû'l fatûh chihab Eddine
yahia ben habacha ben Irak el Schahrawardi el hilbi. (1151/1191). Ce grand
maître de la mystique musulmane fut condamné à mort puis
exécuté alors qu'il avait trente huit ans. La sentence fut
prononcée contre lui par le roi Salah Eddine et exécutée
par son fils Dahir, roi de la Syrie.
Le docteur Moussa el moussaoui nous rapporte dans son livre
« de el Schahrawardi à el aschirari » éd. Dar
almassira, Beyrouth, 1979, que ce philosophe néoplatonicien et soufi
natif de schahrawarda, Perse, s'exila à Damas où il fut
protégé par le roi Dahir qui connut la profondeur de sa
pensée mystique. Mais les docteurs orthodoxes de l'islam se
réunirent contre lui et prononcèrent un arrêt de mort
(dahir) où ils jugèrent que si cet homme reste dans le royaume,
il sèmera le doute dans le coeur des croyants , ils envoyèrent
une lettre au roi sallah-eddine en l'avertissant du danger et de la
gravité de la chose. C'est ainsi que le roi sallah-eddine envoya une
dépêche à son fils Dahir en lui disant : ce jeune al
Schahrawardi doit mourir et ne doit en aucun cas bénéficier de ta
protection ». Il fut exécuté en 1191.
Il fut l'auteur du traité de « la sagesse
illuminative » où il montre la possibilité de la
conjonction avec l'essence divine par la simple connaissance intuitive sans
passer par les religions. Il considère que les philosophes grecs et
à leur tête Platon et aristote, sont des illuminés au
degré de la révélation divine. Il soutient aussi que les
simples exercices mystiques ne peuvent à eux seuls rendre compte des
vérités supérieures si ce n'est par le renforcement de la
pensée philosophique. PP. 13/24.
22) Ives Marquet. Op. Cité p.8.
23) Nos sources sont celles de Léon Gauthier,
H.I.Y. Op. Cité et Farouk Saad, Ibn thophaïl, H.I.Y.
Dar el afak. Beyrouth 1970. PP.35/38
24) Vicissitudes, en hébreu ha'oreb, celui qui tend un
guet-apens. Nous supposons que Narbonne a dû être
empêché dans son commentaire parce qu'il s'agissait de rallier la
pensée philosophique juive à celle des
péripatéticiens musulmans.
25) Hayoun Mr, le commentaire de Moise de Narbonne.
Op. cité P.33
26) Léon Gauthier, Ibn thophaïl, roman
philosophique op. Cité P. XXX
27) Les quakers, secte religieuse fondée au XVII°
siècle et répandue principalement en Ecosse et aux Etats-Unis.
Les quakers disent recevoir directement leur inspiration de
l'esprit-saint, ils n'admettent aucun sacrement, ne prêtent pas serment
en justice, refusent de porter les armes et ne reconnaissent aucune
hiérarchie. Petit Larousse illustré, 1975.
28) Robert Barcaly, the apology. Cité par
Farouk Saad op. Cité p.33
29) Farouk Saad, Hayy Ibn Yaqdhân op.
Cité p.36
30) Léon Gauthier, H.I.Y. Op cité p.
XVII Note 5
Le commentaire de ces rectifications par Léon Gauthier
nous donne l'impression que H.I.Y. à réellement
existé dans l'histoire alors qu'il ne s'agit que de la pure fiction
littéraire. Ce qui nous a conduit à ne voir dans cette oeuvre que
les effets de sens et de signifiance, car vouloir interpréter oeuvre en
considérant que les attributs de H.I.Y. sont ceux du
véritable philosophe autodidacte considère à croire que ce
roman est un guide dans la voie des mystiques alors qu'il ne se propose que
comme une lecture suggestive.
31) Léon Gauthier H.I.Y Op. Cité P
XIX
32) De Boer, Ibn thophaïl et les sphères de la
connaissance musulmane. Cité par Farouk Saad op. Cité
p.42. Ernest Bler, the history of english novel, 1942. Cité par Farouk
Saad op. Cité p.42
Antonio Pastor, William kirby, augustin serrano de harro,
lihtenstdater ont tout essayé de montrer que le roman de Crusoé
s'était inspiré de l'oeuvre d'Ibn thophaïl sans pour autant
trancher définitivement sur la question. Cité par Farouk Saad
op. P.42
33) Ibid.p.42
34) Ibid.p.42
35) Malek Bennabi (1905-1973), penseur algérien
contemporain, auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont quelques uns sont
restés inédits. Il est considéré comme le
modèle du penseur original qui essaya de rallier l'idée
authentique à l'idée efficace. Il maîtrisa aussi bien le
savoir scientifique de notre temps, que la culture philosophique,
psychosociologique, historique, littéraire et religieuse.
36) Malek Bennabi, le problème des idées
dans le monde musulman, éd. El bayinnate. Alger , 1990. PP.8/10
37) Le concept de wahdât-el
wûjûd qui signifie littéralement unité de
l'existence c'est à dire qu'il n'y a pas Dieu d'une part, et la
création d'autre part, mais que Dieu est lui même la
création en perpétuelle évolution. Son essence est
immuable dans l'éternité du monde. Al-djunayd renforce ce concept
en se référant à certains versets du Coran. Sidi Benaouda,
un saint soufi de Tlemcen nous a cité les versets sur lesquels se base
Al-djunayd:
« ne donne point d'associé à
Dieu, il n'y a de divinité que la sienne, toute chose est
périssable sauf sa face » Coran, 88. 28
« il est le premier et le dernier,
l'extérieur et l'intérieur, et il a science de toute
chose » Coran 3. 57
« tu ne les a point tués mais c'est Dieu
qui les a tués et tu n'a point lancé lorsque tu as lancé
mais c'est Dieu qui a lancé. Et il les éprouvera ainsi que les
croyants par des épreuves justes. Dieu est entendant et connaissant.
» Coran. 17. 8
« A Dieu appartiennent l'orient et l'occident,
là où vous regardez, c'est là sa face. Dieu est en fait en
expansion et connaissant» Coran 2. 115
NOTE : Ce sont nos traductions à partir du Coran
en arabe. Le premier chiffre renvoie à la Sourate, le deuxième,
au verset.
38) Farouk Saad. Op. Cité p.44
39) Ibid.p.48
40) Cité par Léon Gauthier, Ibn thophaïl,
sa vie ... op. Cité p.51
41) Ibid p. 52 et 53
42) Cette recommandation d'Ibn thophaïl « que
seuls sont capables de recevoir « s'adresse en particulier aux
disciples des sectes mystiques de son époque.
43) Cités par Joëlle Redouane, la
traductologie. OP.U. Alger 1985. P. 19
44) Léon Gauthier. H.I.Y. op. Cité P.2
note 2
45) Ibid p.3 Note I
46) Al-djunayd. Surnommé Abû l-Qâcim. On le
connaissait aussi sous les sobriquets de Seîd ettaîfeh,
tâwous el'oulema, imâm aîmmeh, qavavariri, zeddjâdj,
khazzâz. Il mourut l'an 297 (909-910).
Farid-ud-din'attar nous rapporte dans son
« mémorial des saints » aux
éditions (sagesse) du seuil, 1976, qu'il avait une clairvoyance
illimitée dans le domaine des vérités spirituelles.
C'était un grand docteur, bienveillant dans ses actes,
élégant dans son langage, il était le guide d'un grand
nombre de docteurs et on l'avait surnommé « le paon des
Oulema » et le « sultan des
pauvres ». Les docteurs de Bagdad le reconnaissaient pour chef
et lui même était disciple de sari saqati; mais son degré
de sainteté et son rang dépassait de beaucoup ceux de son
maître. Attar p. 264
47) Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité p.3
note 7
48) « Wûçûl ».
Tel est le terme utilisé dans le texte en arabe. Léon Gauthier
H.I.Y. Texte arabe p.4 op. Cité
Certains soufis l'expriment par
« wiçal »,
« ittiçal », tandis que d'autres sont
allés même à dire « ichraqu »
qui veut dire association avec Dieu.
Notons que cet état d'union mystique avec Dieu n'a pas
pu être défini par la littérature mystique si ce n'est par
métaphore ésotérique.
49) Cité par Farouk Saad op. Cité p.23
50) Le quatrième climat : Ibn thophaïl fait
naître son personnage dans le quatrième climat puisqu'il
possède les éléments de la vie selon la cosmographie
ancienne qui divisaient la terre en zones parallèles à
l'équateur.
Léon Gauthier nous dit que « le nombre de
climats, comptés de l'équateur au pôle, varia suivant les
systèmes. Dans la division en sept climats, la plus
généralement usité, le quatrième, dont il est ici
question, comprenait, en particulier, l'Espagne, la Perse, la Grèce,
ect» H.I.Y.P 18 Note 4 .O.p. Cité.
51) Les frères de la pureté, on les appelle
aussi les frères de sincérité « Ikhûan
essâfâ » . Ils sont à notre sens les premiers
qui ont développé l'idée que l'homme est la
synthèse de l'univers et aussi la somme de ses composantes
minérales, végétales et animales.
Ives Marquet, la philosophie des Ihwân Al-safâ,
thèse présentée devant l'université de Paris IV, le
12 juin 1971, service de reproduction des thèses. Université de
Lille III-1973. Ed S.N.E.D. Alger. 1973 - chapitre III. Le monde
matériel. PP 85/100.
52) Ibid.p.179
53) Ibid.p.201
54) Tzvetan Todorov, poétique de la prose.
Edition du seuil. 1971 ch. 5. La quête du récit : le
graal. Pp. 59/80.
55) Louis Gardet, la pensée religieuse
d'Avicenne, Paris, Librairie philosophique J. Vrin. 1955. P.90
56) Coran 28. 88
57) Aldous Huxley, la philosophie éternelle,
librairie Plon, édition du Seuil, 1977. P. 325
58) Ibid. Cité. P.328
59) Coran
60) Derrida Jacques, l'écriture et la
différence, col.«Tel quel ». Ed. Le SEUIL. P. II
61) G.Picon, introduction à une esthétique
de la littérature. L'écrivain et son ombre .I. 1953 P.
159
62) Abû'l-hassan ash-shâdhili, le
vingt-quatrième ascendant des maîtres soufis de l'Afrique du Nord.
Il reçut son initiation directe de Muhammad ibn harâzim qui lui la
reçut de Shu'aib Abû Madyan l'andalous mort en enterré
à Tlemcen à EL ûbad (la cité des Saints).
Shâdhili est mort en 1258. Il est le fondateur de la
grande tarîqua shadhiliyya qui se répandit aussi bien en Afrique
du Nord qu'en Afrique noire occidentale.
63) « Warid ». Pl. Waridat. Ce
sont des états verbaux extatiques que l'initié prononce
inconsciemment et qui rendent compte du sens de son union avec Dieu. Le
Warid est rapporté au Maître par l'initié qui le
vérifie et le purifie, car, selon d'éducation mystique
rapportée par la tradition théosophique, le Warid peut
aussi bien émaner du souffle de Satan qui interfère dans la
connaissance de Dieu ou tout simplement de l'ego
, »nafs » qui se substitue à l'être
dans une sorte de paganisme principiel.
64) Sidi Benaouda ben Mamcha, mort en 1983 à Tlemcen,
fondateur de la tariqua Mamchaouiya qui est d'obédience shadhûlya
et qui comporte aussi bien les enseignements de la mystique sunnite que celle
théosophique. Nous avons connu personnellement ce maître avant sa
mort et nous avons gardé scrupuleusement tous ses enseignements oraux.
Il est le contemporain de Sidi Ahmed Al Alaoui qui a fait l'objet d'une
étude faite par Martin Lings et que nous citerons dans nos travaux.
65) Martin Lings, un Saint musulman du vingtième
siècle, le cheikh Ahmad al Alaoui. Edition traditionnelle. Paris V.
1978.P.247
66) Aldous Huxley. Op. Cité. P.75
67) Ibid. P. 75
68) Louis Gardet. Op. Cité p. 147
69) Cheikh Hamidou Kane, l'aventure ambiguë,
Juillard, 1961. Préface.
70) Léon Cellier, P.U. Grenoble, 1977, p. 118
à 137. Parcours initiatique. Cité par Bernard Gros,
profil d'une oeuvre, à la recherche du temps perdu, de
« swann » au « temps
retrouvé ». Hatier, Paris. 1981. Ch. 7. Un roman
initiatique? Qu'est-ce une oeuvre initiatique? P. 56 à 60.
71) Mohammed DIB, cours sur la rive sauvage, le seuil.
Paris. 1964.
72) Maurice Blanchot, l'espace littéraire,
Gallimard, 1955. P. 10.
73) Ibid. P. 27.
74) « Dawq ». Léon
Gauthier explique en traduisant ce terme par goût, prédication. Il
dit que « c'est le premier degré de l'intuition
mystique » Il cite El-Djordjâni qui explique que c'est
« une lumière mystique que Dieu jette dans le coeur de ses
familiers ». Selon Gauthier, cette action de goûter, de
déguster, de boire modérément, qui engendre une simple
gaieté mystique, devient, à un degré plus
élevé, le charb action de boire, qui engendre l'ivresse,
et enfin le riyy (ivresse complète, dernier degré de
l'ivresse). Léon Gauthier, H.I.Y. Op. Cité. P.4, note
I..
Pour notre part nous expliquons cet état de goût
auquel fait allusion notre auteur par une sorte d'érotisme de
l'âme où l'amant et l'aimé sont transportés
par » l'orgasme » issu de leur effort de
rapprochement.
Quand a lieu l'union extatique, l'être s'effondre pour
ne laisser que le non-être. Ce que la tradition théosophique nomme
al fana' c'est à dire l'anéantissement parfait dans
l'amour. Le retour de cet état est généralement
exprimé par une poésie comme celui qui, suite à cet
état a dit: :
« Quand nous avons bu les
coupes de ta présence,
l'amour est devenu corporel en
entraînant mes sens. »
Ces deux vers ont été rapportés par la
tradition orale et sont souvent chantés dans les zaouîat de
Tlemcen. (Conf. Note 64).
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE DEUX
LE CONTRAT FIDUCIAIRE
INTRODUCTION.
Le contrat fiduciaire est fondamentalement un contrat de
confiance entre un narrateur initié et un narrataire néophyte. Il
s'agit donc pour le premier d'établir les clauses de son contrat et
prendre soin de les annoncer dès l'ouverture de son roman et pour le
second d'en accepter les règles dans une sorte de soumission
rituelle.
Rappelons que dans tout rituel du contrat d'initiation dans la
voie des soufis, le demandeur d'initiation,
« mûrid », s'approche du maître,
Cheikh, et prononce ces paroles en présence de tous les disciples
:« Mon Maître, prenez ma main », et le
Maître de répondre : « Voici le wird (I) mais c'est
à toi de m'aider à te guider sur la voie de Dieu ».
Ainsi les disciples se sentent sécurisés dans
la voie et se préparent à affronter toutes les épreuves et
les difficultés qu'ils pourront rencontrer dans leur parcours
initiatique.
Concernant le récit initiatique de notre auteur, ce
rituel est unilatéral; le narrateur interpelle des narrataires
potentiels dans un espace-temps virtuel. Il provoque l'initiation par une
rhétorique de l'ouverture de son roman où il est contraint
d'établir le lieu de son énonciation et le protocole de sa
lecture.
I-UNE RHETORIQUE DE L'OUVERTURE
« C'est en son début que tout roman est
le plus étroitement confronté avec l'arbitraire de son origine et
de sa fiction. C'est là qu'il est contraint d'établir le lieu de
son énonciation et le protocole de sa lecture. A cet endroit, le texte
réaliste rencontre deux exigences difficilement conciliables. D'un
côté, il se doit de mettre la fiction en train, d'en instaurer
l'appareil (sujet, personnage, décor, instance narrative... ) de
l'autre , il vise à produire les garanties de l'authenticité de
son dire, en faisant référence à un hors-texte et en
masquant le caractère fictif de son geste initial » ( 3
)Concernant le récit de notre auteur, après son invocation
à Dieu, ( 4 ) il engage le contrat fiduciaire où il propose ses
performances discursives par cette formule d'envoi ou d'ouverture:
« tu m'as demandé, frère généreux,
sincère, affectionné sans fin de te révéler ce que
je pourrais des secrets de la sagesse illuminative »
H.I.Y.P.I .
Déjà, à ce niveau, sont mis en place les
deux sujets opérateurs du contrat fiduciaire où chacun doit
acquérir un savoir sur la valeur relative des objets de
l'échange. Dans ce cas, le savoir consiste pour le premier
opérateur, le narrateur, à mettre en valeur ses
compétences initiatiques, « ce que je pourrais
». Elles sont de l'ordre du pourvoir faire- savoir Elles
manifestent une opération cognitive. Le narrateur en tant que sujet-
opérateur doit utiliser toutes ses compétences discursives afin
de persuader son contractant à respecter ses engagements en le suivant
tout au long de son parcours initiatique. Mais cela ne l'empêche pas de
le manipuler sur le plan discursif: « que Dieu t'accorde la vie
éternelle et la félicité sans fin »
fonctionne comme une manipulation par le sujet-opérateur sur le
sujet-opérateur narrataire.
Disons que la manipulation dans le contrat fiduciaire
engagée dans le récit initiatique est une
opération de persuasion. Le destinateur, c'est à
dire le sujet opérateur narrateur exerce un faire persuasif sur le
destinataire: le sujet-opérateur narrataire, elle est de l'ordre du
faire-croire .
Sur le plan de l'immanence, elle est exprimée par le
terme « Abûthû », terme que
Léon GAUTHIER a traduit par
« révéler » au lieu
« d'insuffler ». Le terme source utilisé
par Ibn thophaïl ne traduit pas le terme cible utilisé par les
différentes traductions.
En effet, le texte arabe dit :
« An'abûthû ilayka ma amkanani
bathûhû » (5).La traduction la plus
appropriée sera « que j'insuffle en toi ce que je pourrais
insuffler ». Le choix de ce terme utilisé par l'auteur n'est
pas dû à une simple contrainte sémantique mais exprime
toute l'instance narrative première dont on a parlé dans notre
premier chapitre.
Le maître soufi est considéré dans la
voie mystique comme l'incarnation de Dieu sur terre. Or, aussi bien dans le
discours biblique que coranique, seul Dieu peut insuffler l'âme dans les
corps qu'il crée. Donc, le narrateur initié se donne le statut de
créateur, mais au lieu d'insuffler l'âme, il insuffle la science
de l'âme.
Nous avons retrouvé ce statut où Dieu se confond
avec son serviteur dans certains récits recueillis par
Farid-ud-Din'Attar dans son « mémorial des
saints ». Il rapporte à propos du récit du
« Mi'râdj » de Bayezid, le
témoignage de ce maître Soufi (6) sur sa propre condition
extatique. Bayezid dit :
« lorsque le seigneur très haut, dans sa
munificence et sa générosité, m'eut fait grand entre tous
et m'eut élevé au rang supérieur, il éclaira de ses
rayons tout mon être extérieur et intérieur, me
dévoila tous ses mystères et manifesta dans ma personne toute
sa grandeur.(...) Quant le Seigneur très haut,
anéantissant mon être périssable, m'eut fait participer
à sa durée impérissable, la perspicacité de mon
oeil infaillible se trouva accrue. Considérant Dieu avec l'oeil de Dieu,
c'est par Dieu que je vis Dieu ; et, me cantonnant dans la
vérité, je demeurai calme et paisible. Je bouchais l'orifice de
mon oreille, je rentrais ma langue dans ma bouche impuissante et je laissais
là la science d'acquis que j'avais apprise des créatures.
Grâce à l'assistance du Seigneur très haut,
j'éloignais de moi ma personne sensuelle, coutumière de
frivolité, et le Seigneur, par une nouvelle faveur, me fit don de la
science qui n'a pas eu de commencement. Par sa générosité
il a place dans sa bouche une langue capable de parler et il m'a donné
un oeil émanant de sa lumière.
Avec cet oeil j'ai pu discerner tous les êtres qui
ont été créés. A l'aide de cette langue qui a
poussé dans ma bouche par la munificence de Seigneur, lorsque j'ai
parlé avec lui dans toute la ferveur d'un entretien secret, il m'est
échu une part de sa science souveraine. (7)
Ce passage cité nous révèle clairement
le statut que s'octroient les maîtres soufis dont Bayazid en est le
prototype le plus significatif. Nous avons dit plus haut que le contrat
fiduciaire était manipulé par cette instance qui s'érige
dans un didactisme totalitaire et unitaire, la parole du maître
« se substitue » à la parole de Dieu :
« tout ce que je dis, je le dis avec son assistance ; tout ce que
je vois, c'est grâce à sa force que je le vois... quelque chose
que je dise, ce n'est pas de moi que je le dis, c'est lui qui a fait tourner ma
langue vers n'importe quelles paroles il veut » (8)
Le faire-persuasif sur le destinataire émerge par le
terme « Abûthû ». Il appartient au
destinataire d'en accepter la soumission. Le narrateur de H.I.Y.
s'adresse par cette formule d'envoi contractante à un correspondant
fictif, « tu m'as demandé,
frère ... »
Sur le plan de l'immanence, ce personnage contractant
fonctionne comme un opérateur par lequel le sujet ( le discours
théosophique ) est en quête de son objet ( le récit
initiatique ). Ainsi toutes les transformations narratives seront faites sur ce
rapport, S vs O. Quelques fois, le sujet atteint son objet,
l'énoncé d'état sera conjoint, le récit demeure
dans la fiction littéraire, l'auteur échappe ainsi à la
doxa religieuse et à l'inquisition ; et quelquefois le sujet n'atteint
pas son objet, SVO l'énoncé d'état sera disjoint.
L'oeuvre prend ainsi l'aspect d'un véritable discours philosophique
vulnérable. Différentes instances de réception
introduiront leur procès d'intention et par conséquent l'oeuvre
est sujette à toutes les spéculations extra-littéraires.
La complexité du récit initiatique réside
en fait dans le rapport entre l'arbitraire d'un
« je » théologique,
« Abûthû », et d'un
« IL », « Hayy Ibn Yaqdhân, sujet
opérateur des transformations narratives, sous l'oeil
témoin d'un « tu », le correspondant
fictif, demandeur de l'initiation, « sache-le bien :
Celui qui veut la vérité pure doit chercher ses secrets et
travailler à en obtenir la connaissance » H.I.Y.P.2
Les règles du contrat fiduciaire sont mises en place
dès l'ouverture du roman ; il appartient donc à chaque sujet-
opérateur du contrat d'en observer les clauses. Concernant la
manipulation, nous avons dit qu'elle relève du faire-persuasif
exercé sur le narrataire, ajoutons que cette fonction est aussi
partagée par tous les contractants mis en place.
En effet, le récit de Hayy Ibn Yaqdhân est
stratifié par trois instances narratives complexes ayant toutes les
fonctions manipulatrices du programme narratif:
La première instance est le « JE »
de l'histoire de la philosophie musulmane dont nous avons parlé dans
notre premier chapitre et dont les débats reviennent dans
l'introduction de l'oeuvre d'Ibn thophaïl ( de la page I à la
page 18 ).
Cette instance revient à la charge malgré la
détermination de l'auteur de vouloir s'en affranchir :
« nous n'avons pu, quant à nous, dégager la
vérité à laquelle nous sommes arrivés et qui est le
terme de notre science, qu'en étudiant avec soin ces paroles et celles
du maître abou'ali `ibn sinâ en les rapprochant les unes des
autres, et en les confrontant avec les opinions émises de notre temps
et embrassées avec ardeur par des gens faisant profession de
philosophie, jusqu'à ce que nous eussions découvert d'abord la
vérité par la voie de la spéculation intuitive, et
qu'ensuite nous en eussions perçu récemment le goût par
l'intuition extatique . Alors, il nous parut que nous étions en
état de dire quelque chose d'appréciable ; et nous
décidâmes que tu serais le premier à qui nous ferions
présent de ce que nous possédions, et à qui nous
l'exposerions a cause de la solide amitié et ton affection
sincère » H.I.Y.P.17.
Cette instance première est en fait très
ambiguë de part les interférences discursives qui s'y manifestent:
Accepter le contrat fiduciaire pour tout contractant, c'est d'abord
« travailler à en obtenir la connaissance »
et ensuite, rejoindre Hayy Ibn Yaqdhân dans son itinéraire
initiatique en adhérent à la méthode des
spéculatifs. L'auteur lui-même annonce clairement son projet
narratif en disant :
« ou bien tu désires connaître ce
que voient les hommes qui jouissent de l'intuition, du goût, et qui sont
arrives à la phase de la familiarité avec Dieu (9); mais c'est
une chose dont on ne peut donner l'idée adéquate dans un livre ;
et, dès qu'on l'entreprend, dès qu'on cherche à l'exprimer
par la parole ou dans les écrits, sa nature s'altère, et elle
verse dans l'autre genre, le genre spéculatif : car, lorsqu'elle a
revêtu la forme des lettres et des sons lorsqu'elle est rapprochée
du monde sensible, elle ne demeure en aucune manière semblable à
ce qu'elle était; et les façons de l'interpréter
différent grandement : certains s'égarent loin du droit chemin,
et d'autres semblent s'être égarés alors qu'il en n'est
rien. Cela vient de ce que c'est une chose qui n'est pas
délimitée dans une vaste étendue ambiante, une chose qui
enveloppe sans être enveloppée (10) - ou bien, et c'est là
le second but dont ta demande, avons-nous dit, ne pouvait viser que l'un ou
l'autre, tu désires connaître cette chose suivant la
méthode des spéculatifs; ( et c'est là que Dieu t'honore
de sa familiarité) une chose de nature à être
consignée dans des livres et exprimée par des mots. Mais elle est
plus rare que le « souffre rouge »(11), surtout en cette
contrée où nous vivons (12) ; car elle est si extraordinaire
qu'à peine un seul homme après un autre en recueille- t-il
quelques parcelles (13). Encore ceux qui ont recueilli quelque peu n'en ont-ils
parlé aux gens que par énigmes, vu que la religion orthodoxe, la
vraie loi (14), défend de s'y livrer et met en garde contre elle (15).
« H.I.Y.P. 10 ».
Dans cette rhétorique de l'ouverture du roman, le
positionnement de l'auteur est aussi ambigu que l'instance narrative qui
interfère dans le récit. Nous avons remarqué que cette
ambiguïté est conséquente au statut que s'octroie
l'auteur-narrateur.
En effet d'une part, l'auteur dit que cette chose ne peut
être consignée dans des livres ni être exprimée par
des mots, et d'autre part, il affirme que la connaissance par la méthode
spéculative est plus rare que le « souffre rouge » .
Ce que nous retenons de ce dilemme dans l'écriture de l'initiation,
c'est surtout sa fonction suggestive à rentrer dans la voie des Soufis.
Cette écriture pose les critères de la conversion par opposition
à ceux de l'aliénation. Nous allons donc étudier les
relations fiduciaires qui offrent au contractant le choix d'une conversion
clairement annoncée à la fin du récit : «
Il nous a donc paru bon de faire briller à leurs yeux quelques lueurs du
secret des secrets, afin de les attirer du côté de la
vérité et de les détourner de cette voie (16).
« H.I.Y.P.113 .
2-LES RELATIONS FIDUCIAIRES (17)
Le groupe d'Entrevernes (18) définit ces relations dans
le rapport être-paraître c'est à dire entre la manifestation
et l'immanence. Pour notre part, nous la définissons comme étant
le procédé par lequel l'auteur fait croire au lecteur que son
récit lui permettra d'accéder à la lumière des
vérités supérieures par le simple acte de lecture.
Nous la concevons aussi comme un des aspects de la
manipulation dont nous avons parlé plus haut. Pour mettre en confiance
son contractant, l'auteur tente de se démarquer du discours des
philosophes et se situer ensuite dans le discours des théosophes. Toute
son introduction engage le procès de ces derniers au profit de son
projet narratif.
2-1 Le désengagement
rhétorique.
Ibn thophaïl se désengage dans la
rhétorique de l'ouverture de son récit de ses
prédécesseurs philosophes en leur adressant cinq reproches :
A- celui de n'avoir pas dépassé le
plan, considéré comme inférieur, des mathématiques
( cas d'Al-fârâbi et d'Ibn Sina, à la suite
d'Aristote ) ou de la logique. Par ces procédés
d'élimination, l'auteur ferme les autres issues de la pensée en
ne laissant que celle de la littérature et de la fiction
littéraire. Le faire-persuasif ou le faire-croire émerge sur le
plan de l'immanence par l'introduction des structures de la négation
:
« Ne crois pas que la philosophie qui nous est
parvenue dans les livres d'Aristote, d'Abou Naçr El-Fârâbi,
et dans le livre de la guérison d'Ibn Sina, satisfasse au désir
qui est le tien; Ni qu'aucun des Andalous n'ait écrit de suffisant sur
cette matière. Car les hommes d'un esprit supérieur qui ont
vécu en Andalousie avant la diffusion de la logique et de la philosophie
dans ce pays, ont consacré leur vie aux sciences mathématiques,
et ils y ont atteint un haut degré de perfection; mais ils n'ont rien pu
faire de plus. Après eux vint une génération d'hommes qui
eurent, en outre, certaines connaissances en logique; ils s'occupèrent
de cette science, mais elle ne les conduisit point à la véritable
perfection. L'un d'entre eux a dit : (c'est pour moi une affliction que les
sciences humaines soient au nombre de deux, pas davantage). Une vraie,
impossible à acquérir, et une vaine, dont l'acquisition est sans
profit » (19) H.I.Y.P. 10
La rhétorique de persuasion mise dans ce passage
commence déjà à installer le lecteur dans sa
stratégie du 1/3 exclus:
« Ne crois pas que la philosophie... »,
« ni qu'aucun des Andalous... », " Mais ils n'ont
rien pu faire de plus ", « mais elle ne les conduisit point
à la véritable perfection » , « dont
l'acquisition est sans profit »P.10.
B- Celui de s'être arrêté en
chemin (cas d'Ibn Bâjjâ). Bien qu'Avempace (Ibn
Bâjja) fut le maître incontesté d'Ibn thophaïl, il est
lui aussi inclus dans son 1/3 exclus non pas à cause de son ignorance
dans la voie de la spéculation intuitive mais parce qu'il n'a pas
consigné dans des livres sa connaissance puisque « les
affaires de ce monde l'absorbèrent à tel point que la mort
l'enleva avant que n'ussent été mis au jour les trésors de
sa science et qu'eussent été relevés les secrets de sa
sagesse. La plupart des ouvrages qu'on trouve de lui manquent de fini et sont
tronqués à la fin (...) Quant à ses écrits finis,
ce sont des abrégés et des petits traités
rédigés à la hâte. Il en fait lui même l'aveu
: il déclare que la thèse dont il s'est proposé la
démonstration dans le petit traité de la conjonction, ce
traité n'en peut donner une idée claire qu'au prix de beaucoup de
peine et de fatigue; que l'ordonnance de l'exposition, en certains
endroits, n'est pas une méthode parfaite »H.I.Y.P.
11.
Nous comprenons par ce reproche adressé à son
propre maître que tout ceux qui n'ont pas écrit ne peuvent avoir
le statut de connaissant dans la voie de Dieu et que leur seul statut
réside dans la tradition orale, d'où la
rénovation par l'écriture de l'initiation.
C- Celui d'avoir réduit le bonheur humain
« à la vie de ce monde » en
ramenant toute tentative pour la transcender à « la
faculté imaginative » (cas encore d'AL-Fârâbi).
Ibn thophaïl considère que ce penseur avait complètement
dévié du droit chemin et qualifie ses écrits comme
« des erreurs irrémissibles », et ses
orientations spéculatives comme un « faux pas
irréparable ». Il dit à son sujet que ses livres
sont pleins d'incertitudes et affirme qu'il « conduit ainsi tous
les hommes à désespérer de la miséricorde divine ;
il met les bons et les méchants sur le même niveau, puisque,
d'après lui, ce que les attend tous, c'est le néant
» H.I.Y.P. 12.
Par cette sévère critique à l'encontre
d'une des plus grandes figures de la pensée philosophique de l'islam,
Ibn thophaïl, interpelle l'homme naturel, celui qui se refuse de se
soumettre à une quelconque tutelle religieuse ou philosophique, celui
qui ne croit qu'à la lumière de sa propre raison et ne s'en remet
qu'à ses intuitions naturelles. Celui qui demande à lire et s'en
remet à la simple littérature, celui qui dans sa solitude
découvre la solitude de l'oeuvre qui comme le souligne Maurice
Blanchot (20): « elle est oeuvre seulement quand elle devient
l'intimité ouverte de quelqu'un qui écrit et de quelqu'un qui
lit. L'espace violemment déployé par la contestation mutuelle du
pouvoir de dire et du pouvoir d'entendre » car dans cet espace
littéraire, « l''oeuvre apprivoise momentanément ce
dehors en lui restituant une intimité; elle impose silence, elle donne
une intimité de silence à ce dehors sans intimité et sans
repos qu'est la parole de l'expérience originelle »
(21).
Dans son espace littéraire, Ibn thophaïl est seul
à apprivoiser ce dehors tant contesté par les philosophes et les
théologiens pour le proposer ensuite à l'intimité de son
lecteur à qui lui appartient légitimement de faire sortir ce
« dehors » de sa représentation à son
entendement.
D- Celui de s'être contenté de
suggérer que des exposés exotériques pouvaient être
passibles d'une lecture qui en mettrait à jour le sens profond et dont
le soin serait laissé à l'interprète. ( cas encore d'Ibn
Sina). A ce sujet l'auteur dit que « si on se donne
la peine de lire le livre de la guérison (22) et de lire aussi
les livres d'Aristote, on s'apercevra que sur la plupart des questions,
ils sont d'accord, quoique le livre de la guérison contienne
certaines choses qui ne nous sont point parvenues sous le nom d'Aristote. Mais
si l'on prend toutes les énonciations des écrits
d'Aristote et du livre de la guérison dans leur sens
exotérique, sans en chercher le sens profond et
ésotérique, on n'arrivera point de la sorte à la
perfection, ainsi qu'en avertit le maître Abou'Ali dans le
livre de la guérison » H.I.Y.P. 13.
Bien que notre auteur se désengage du discours
d'Aristote et d'Ibn Sina, il ne peut s'empêcher de revenir aux
explications de son maître Ibn Sina, lorsqu'il voulait expliquer à
son contractant, c'est à dire son correspondant fictif, l'état
contemplatif et intuitif qu'il a nommé « le
goût » « Dawq » (P.5).
Notre hypothèse de la première instance
narrative que nous avons avancée ne peut qu'être que
confirmée mais lorsque nous avions parlé de
l'interférence discursive, nous faisions allusion à cet aspect
du récit initiatique qui parfois prend l'allure d'un traité de
philosophie.
E- Celui d'avoir, à la fois confondu
sens apparent et sens latent, et
considéré que seule une minorité privilégiée
pourrait avoir accès à l'expérience mystique (cas d'Al
Ghazali). Notre auteur évacue ce penseur du champ de
l'expérience mystique; il dit dans son introduction qu'il lie dans un
endroit et délie dans un autre. "il taxe
d'infidélité certaines opinions, puis les déclare
licites » (p.13) . Il y a dans ses livres beaucoup de
contradictions; qu'il ne procède, le plus souvent, que par
énigmes, vagues indications (p.15). Toutefois, Ibn thophaïl
reconnaît qu'Al-Ghazali est de ceux qui ont « joui de la
béatitude suprême et qui sont arrivés à ces
degrés sublimes de l'union ». (P.16). Mais ajoute que les
écrits qui témoignent de cette union extatique à laquelle
est arrivé Al-Ghazali « ne nous sont point
parvenus » (p.16).
Nous concluons de tous ces reproches adressés à
ses prédécesseurs, qu'Ibn thophaïl veut ainsi affirmer que
tout ceux qui n'ont pas écrit leur expérience mystique ne peuvent
prétendre avoir le statut de connaissant de Dieu:
l'écriture est le seul juge de la connaissance .
Dans cette première relation fiduciaire où
l'auteur se désengage des discours de ceux qui font profession de
philosophie et de ceux qui malgré leur statut de mystique n'ont pas
écrit leur expérience extatique, l'engagement dans
l'écriture de l'initiation se concrétise de plus en plus puisque
le langage doit maintenant produire les sens qu'il ne peut plus
exprimer. C'est là le défi littéraire d'Ibn
thophaïl; il tente de livrer à la fiction ce « qui
était jalousement gardé dans l'ésotérisme par ses
ancêtres qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient
avares » (p.113)
Après avoir étudié le
« je » de cette première instance narrative
qui, avons nous dit, a provoqué un dilemme dans le projet narratif de
notre auteur, nous allons voir comment se manifeste le
« je » de la deuxième instance qui
est celle de l'auteur-narrateur.
2-2 -L'instance de
l'auteur-narrateur.
Nous avons dit plus haut que l'auteur s'octroie le statut de
créateur puisque d'une part, il rejoint la station d'autorité de
ses prédécesseurs : sa parole est authentique et originale tel
que nous l'avions souligné en rapportant le récit de Bayezid plus
haut, « quelque chose que je dise, ce n'est pas de moi que je le
dis, c'est lui qui a fait tourner ma langue vers n'importe quelle parole il
veut »; d'autre part, il est en situation de créateur
littéraire puisqu'il doit créer les mots qui feront naître
son personnage Hayy comme le souligne E. Husserl; « la formation, la
création d'un personnage d'un roman se fait seulement à partir
des unités de sens, il est fait des phrases qu'il prononce ou
prononcées sur lui. Il a une structure indéterminée en
comparaison avec un personnage biologique qui possède un passé
cohérent » (23).
Par conséquent, après son désengagement
rhétorique qui implique aussi le contractant, l'auteur, engage sa propre
parole créatrice.
3- L'ENGAGEMENT DE LA PAROLE
INITIATIQUE.
L'engagement de la parole initiatique fait émerger la
deuxième instance narrative, celle du
« je » de l'initié. A ce niveau
s'engage l'autopsychégraphie puisque l'auteur lui même explique
que son récit est le reflet de sa propre expérience mystique :
« nous voulons te faire suivre les chemins que nous avons suivis
avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons déjà
traversée, afin que tu arrives où nous sommes nous-mêmes
arrivé, que tu constates toi-même ce que nous avons
constaté, et que tu puisses te dispenser d'asservir ta connaissance
à la notre (...) je te conduirai par le chemin le plus droit, le plus
exempt d'accidents et de dommages, quoique présentement il ne m'ait
été donné d'apercevoir qu'une faible lueur, à titre
de stimulation et d'encouragement à entrer dans la voie. Je vais te
raconter donc l'histoire de Hayy Ibn Yaqdhân, d'Açal et de
Salâman, qui ont reçu leur nom du maître Abou'Ali Ibn Sina.
Elle peut servir d'exemple pour ceux qui savent comprendre, d'avertissement
pour tout homme qui a un coeur, ou prête l'oreille et voit »
H.I.Y.P. 17.
Cette parole émerge donc d'un univers de lumière
et de connaissance; celui qui la détient remonte des profondeurs de sa
propre âme et s'engage à écrire ses états. Rappelons
que le schéma de toute initiation, en particulier l'initiation
religieuse dans les anciens mythes grecs, comporte trois degrés : la
mort, la descente aux enfers et la résurrection.
3-1 La mort symbolique.
Dans la tradition Soufie, la mort est le premier degré
de l'initiation; le futur initié doit impérativement en
goûter la saveur spirituelle. Pour y arriver, il doit se séparer
de son moi et de son ego; ses Sens doivent désormais être au
service de son Essence et non au service du monde matériel puisque c'est
là, sa propre perte. Les exercices de mortification sont présents
dans pratiquement toutes les voies mystiques aussi bien bouddhistes,
chrétiennes, juives que musulmanes. Aldous Huxley, qui a fait une
analyse comparative des différents degrés de mortification dans
les différentes religions nous dit que :
« la plénitude éternelle et
divine de la vie ne peut être gagnée que par ceux qui
délibérément ont perdu la vie partielle et
séparée du désir et de l'intérêt personnel,
de la pensée, des sentiments, des souhaits et des actes
égocentriques. La mortification, ou mort délibérée
à son moi, est inculquée avec une fermeté intransigeante
dans les écrits canoniques du christianisme, de l'hindouisme, du
bouddhisme et de la plupart des autres religions majeures ou mineures du monde,
comme par tous les saints théocentriques » (24).
En effet, la parole initiatique de notre auteur remonte des
profondeurs de cette mortification de la pensée profane et s'adresse
à tous « ceux qui ont un coeur, ou prêtent l'oreille
et voient ».( H.I.Yp.17)
Il ne s'agit pas, pour lui, de la vue mais de la clairvoyance,
non plus de l'écoute mais de l'entendement, ni de vivre pour la simple
raison de se satisfaire le corps et l'esprit, mais plutôt pour
connaître sa véritable nature originelle et principielle.
L'idéologie de sa parole initiatique rejoint celle de William Law (25)
lorsqu'il dit que:
« les facultés intellectuelles de
l'homme sont, en raison de la chute, dans un état pire que ses
états animaux et exigent un renoncement beaucoup plus
considérable. Et quand la volonté propre, la compréhension
propre et l'imagination propre se voient donner libre cours et satisfaction, et
devenir apparemment riches et honorables au moyen des trésors acquis par
l'étude des belles lettres, elles aideront tout autant le pauvre homme
déchu à avoir l'esprit semblable à celui du
Christ » (20).
La mort, dans le cas de notre récit
initiatique, est en fait l'absence du pouvoir d'écrire comme l'a
montré Chantal Robin dans l'imaginaire du « temps
retrouvé » de Proust.(27)
En effet, après la mortification du discours
stérile, c'est la parole ressuscitée des profondeurs de
l'âme qui constituera le « je » de la deuxième
instance narrative. Elle est, comme l'a souligné William Law,
l'expression de cette richesse des trésors « acquis par
l'étude des belles lettres » et, comme l'affirme notre
auteur, « la vérité par la voie de l'investigation
spéculative » (p.16) qui permettra au futur initié
d'acquérir « ce léger goût par l'intuition
extatique » (p.16).
C'est donc la parole qui illumine le lecteur, lui fait suivre
les chemins les « plus droits, les plus exempts d'accidents et de
dommages » (p.17). C'est aussi la parole qui surgit à
l'horizon d'attente du lecteur prisonnier de son angoisse existentielle et qui
demeure en quête de quelques lectures suggestives et libératrices
des emprises d'un moi tourmenté peut être par d'autres lectures.
Ainsi la parole de l'auteur exhorte celle de son contractant en lui disant :
« Ne crois pas que la philosophie qui nous est parvenue dans les
écrits d'Aristote, d'Abou Naçr El-Fârâbi, et dans le
livre de la guérison, satisfasse au désir qui est le
tien » puis renforce sa détermination à
acquérir la vraie science en lui disant à l'entrée de la
troisième instance, celle de l'initiation littéraire,
« si tu prends sincèrement cette détermination, si
tu as la ferme résolution de te mettre activement à l'oeuvre pour
atteindre ce but, quand viendra le matin, tu te loueras de ton voyage nocturne
(28), tu recevras la récompense de tes efforts, tu auras
satisfait ton Seigneur et il t'aura satisfait »H.I.Y.P.17.
L'engagement de la parole initiatique met le contractant au
degré zéro de la connaissance puisqu'il n'a plus de repère
dans les discours qui ont précédé; son seul repère
est celui de la langue car c'est en elle et par elle que se fera son
initiation. Tous les parcours initiatiques se feront dans les unités de
sens que développe le récit et non comme l'ont vu les
études qui ont abordé cette oeuvre, dans la doctrine elle
même.
Nous dirons enfin que la parole morte du contractant est
l'équivalente du degré zéro de
l'écriture ; sa mort engage la parole ressuscitée de
l'auteur qui répond à la demande mais sans aucune garantie
explicite de sa part: « ce que je
pourrais »(P.1), « mais nous nous sommes
écartés du sujet que tu nous invitais à
traiter » (P.9), « c'est pour moi une
affliction que les sciences humaines soient au nombre de deux, pas
d'avantage: une vraie, impossible à acquérir, et une
vaine, dont l'acquisition est sans profit » (P.10),
« alors, il nous parut que nous étions en
état de dire quelque chose d'appréciable » (P.16),
« quoique présentement il ne m'ait été
donné d'apercevoir qu'une faible lueur, à titre de
stimulation et d'encouragement à entrer dans la voie »
(P.17).
Sur ces aveux de l'auteur à ne rien garantir à
son contractant quant à l'acquisition du goût extatique,
l'engagement de la parole se propose d'être seulement dans
l'espace littéraire.
Le récit autopsychégraphique est
engagé donc par cette parole qui remonte avons-nous dit des profondeurs
de l'âme de l'écrivain. Sa nature est complexe
puisqu'elle provient d'un univers où la langue n'existe pas
ou et ne se réalise pas de la même manière qu'elle
réalise le discours. Sa fonction n'est pas
référentielle mais seulement suggestive. Les unités de
sens qu'elle distribue sont, soit allégoriques, soit symboliques comme
l'a dit le maître Sidi Benaouda (29): «Notre science se suffit
par les seuls signes « ichârât » qu'elle
développe » en arabe, « ilmûna bil'icharati
yakfina ».
3-2 La descente en enfer.
La véritable descente en enfer dans le cas du
récit initiatique est celle qui se fait dans la substance des mots et
l'univers du sens; mais puisque nous étudions le contrat
fiduciaire que nous avons expliqué comme étant le contrat de
confiance entre un narrateur initié et un narrataire à initier,
cet espace sera étudié pour le moment à partir dû
hors texte, c'est à dire de l'expérience mystique de notre
auteur.
Cette descente en enfer équivaut, dans la tradition
théosophique de l'islam, aux épreuves que subit le futur
initié en présence et assistance de son maître ou guide
spirituel. Lorsqu'un «mûrid » accepte le
« taslim », la soumission aux règles de la
secte, il traverse bon nombre d'épreuves aussi bien physiques que
métaphysiques.
Cependant les tourouq (pluriel de tariqua), les voies
mystiques soufies, diffèrent dans leur pédagogie des
épreuves; certains soumettent le disciple à l'abstinence et
l'austérité afin que le corps lâche sa prise sur l'esprit;
d'autres le soumettent à des crises d'angoisse
existentielle. Les uns pratiquent le soufisme sunnite, les autres,
philosophique (30).
Concernant le Soufisme de notre auteur, nous le situons dans
le tassawûf «essùnni». Les épreuves auxquels est
soumis le « mûrid » sont celles de la connaissance et
non celles de l'abstinence (crise de son récit). Les raisons qui nous
font avancer ces affirmations sont les suivantes: Ibn thophaïl avait
toujours fréquenté la cour du roi Abou-Youçouf en
développant un discours plus sunnite que philosophique, il laissait le
soin à Averroès d'entreprendre ce genre de spéculations;
nous avons déjà étudié cette question dans notre
premier chapitre lorsque nous avons rapporté les propos tenus par Ibn
Rochd en présence du roi. Ensuite, notre auteur revient et reprend les
références coraniques pour authentifier son dire dans son
récit : nous avons répertorié plus de trente-six citations
coraniques dans son oeuvre, mais un seul «
hadith » (parole du prophète): «Dieu a
créé Adam à son image » (p.25).
Soulignons que la parole coranique dans les
récits initiatiques est un argument d'autorité utilisé par
tous les soufis musulmans.
Nous verrons cet aspect lorsque nous étudierons le
récit de Hamidou Kane, l'aventure ambiguë. (31)
L'initiation de son héros Samba Diallo commence dans la parole du Livre
( Coran).
L'enfer vécu par notre auteur est initialement le
discours des philosophes puisqu'il en a fait le procès de l'histoire de
la philosophie. Son introduction est incontestablement un véritable
document historique. Le procès le plus sévère, a
été celui développé à l'encontre d'Al
Ghazali; Ibn thophaïl accuse ce plus grand penseur
« philosophe » orthodoxe de l'islam de tenir des
affirmations très graves dont les conséquences sont
« propres à le précipiter dans un abîme dont
rien ne pourrait le sauver » (p.15) du moins, ce sont les
confusions et les contradictions de sa pensée qui sont
sévèrement critiquées dans son introduction :
« quant aux livres du maître Abou
Hâmid El-Ghazali, cet auteur, en tant qu'il s'adresse aux vulgaires, lie
dans un endroit et délie dans l'autre, taxe d'infidélité
certaines opinions, puis les déclare licites. Parmi toutes les
accusations d'infidélité qu'il porte contre les falâssifa
dans le livre de « l'effondrement des falassifa » (32), il
leur reproche de nier la résurrection des corps et d'affirmer que la
récompense et le châtiment concernent exclusivement les
âmes, puis il dit, au début du livre de la « balance des
actions » (33), que cette opinion est formellement professée
par les docteurs soufis H.I.Y.P. 13.
L'enfer, c'est les autres, et la descente dans leur
géhenne pour l'initié consiste à détruire les
monstres qui incarnent leur discours.
Le cheikh Ahmed El-Allaoui (34) qui a traversé ces
épreuves nous a laissé une poésie dans laquelle il
répond aux accusations des philosophes professées contre les
soufis. Elle exprime toute cette défensive que manifeste l'initié
à l'égard de ceux qui n'ont vu dans le discours des soufis que sa
« marginalisation » et ses
« hérésies » :
mais toi, as-tu senti quelque chose de ce qu'ils
perçoivent, et si tu leur es semblable, tu as autorité.
Mais si tu trouves en toi-même rien de ce qui est
leur, exige de ton âme un équitable jugement; écoute cette
description :
D'un seul regard as-tu réduit le monde à
disparaître?
As-tu en sa manifestation, reconnu le
tout-miséricordieux?
D'un coup d'oeil as-tu effacé l'humain de ta vue,
t'éloignant de toute limite, par-delà les hauteurs des cieux et
des profondeurs de la terre? L'univers, l'as-tu en pèlerin, parcouru
tout entier, de ce même univers, t'es tu fait sanctuaire, axe
sacré de sa révérencielle orbite?
As-tu vu les écrans, pour toi s'évanouir
?
A-t-on quitté les vêtements et
écarté le voile?
Et t'a- t-il été dit « approche-toi
: voici notre beauté : tu es le bienvenu, jouis-en comme tienne,
à ton intime convenance »?
As-tu perçu l'appel de celui qui appelle, à
son ordre t'es-tu livré?
As-tu retiré les sandales comme ceux qui sont
imprégnés de la courtoisie de la voie? L'infini s'est-il
refermé autour de toi de toute part? Et venu l'instant de l'union, d'un
seul élan t'es-tu précipité?
De Dieu as-tu fidèlement gardé le secret
après sa révélation, en ses qualités te
déroulant toi-même? De ta proximité tout cela serait
preuve.
A défaut il est des secrets qu'on ne livre pas au
grand nombre.
Si tu réponds à cette description, honneur
à toi : Sinon, tu es alors éloigné de la présence
du Seigneur. Reste à l'écart de la science des gens : car tu n'es
pas des leurs.
(...) revois ton discours; tu peux parler comme eux, mais
c'est cire de guêpe et non point miel d'abeille.(35).
La parole de l'initié remonte du discours infernal des
autres et Ibn thophaïl, dans son contrat fiduciaire, engage sa parole au
terme de son ascension et lui donne la fonction initiatique. Il semble dire
à son contractant :
« je t'épargne l'épreuve des
discours stériles et sans valeur gnostique si tu consens à
accepter mon récit comme guide dans la voie de la
vérité ».
En échange, il (notre auteur) réalisera sa
résurrection dans la littérature en contractant avec la
troisième instance narrative : la littérature et
l'engagement de l'écriture autopsychégraphique.
4- L'ENGAGEMENT DE L'ECRITURE
AUTOPSYCHEGRAPHIQUE
Traditionnellement, c'est l'autobiographie qui est l'objet
d'études littéraires puisque la cause la plus évidente
d'une oeuvre d'art est incontestablement son créateur, l'auteur. Les
investigations littéraires se faisaient en fonction de la
personnalité et de la vie de l'écrivain. Cette méthode est
toujours considérée comme la plus érudite et la plus
appropriée. Certes, les nouvelles approches méthodologiques
structuralistes et sémiotiques ont forgé de nouveaux concepts et
ont permis aux études littéraires d'aborder leur objet sans
« avoir recours » à d'autres sciences. Mais cela ne
nous a pas conforté puisque ces méthodes évacuent, pour
les besoins de leur cause, le premier concerné :l'auteur.
Les sémioticiens examinent les racines du sens dans un
jeu de déconstruction du texte; ils investissent la signification du
texte et du discours en essayant de répondre à la question
sémiotique : Comment le texte ou le discours dit ce qu'il dit? Ils
reposent la question des linguistes à leur manière : comment la
langue dit ce qu'elle dit? Est-ce que le sens véhicule le mot ou c'est
le mot qui donne le sens? Comment se réalise le sens, est-ce par
convention ou par contiguïté?
Quant aux structuralistes, depuis les fameuses dichotomies de
Saussure, ils considèrent que le texte est un ensemble de structures que
les uns analysent dans leur distribution et les autres dans leur construction.
On parlera de littérature récurrente « où tout
texte contient, explicitement ou implicitement des structures d'engendrement
qui invitent le lecteur à poursuivre la production de textes à
l'infini ou jusqu'à épuisement de l'intérêt ou de
l'attention:
« Le texte A contient une règle
d'engendrement du texte B, le texte B est le résultat de
l'exécution des instructions données par le texte A. Si les
règles d'engendrement et le texte B ont été convenablement
choisis, il se pourra que le texte B soit lui même de la forme (Q C) et
ainsi, on se représentera la puissance et la profondeur d'une telle
approche en réfléchissant au comportement du texte le plus
élémentaire construit dans cet esprit » expliquent
Jacques Bens, Claude Berge et Paul Braffort dans leur formule de
littérature potentielle. (36).
Nous avons choisi cet exemple d'analyse pour montrer que la
critique structuraliste anthropomorphise les concepts qu'elle utilise
tout en évacuant les phénomènes de la création.
Dans cette seule citation qui tend à définir les
procédés d'engendrement des textes à partir des structures
potentielles, l'analyse a utilisé trois concepts
anthropomorphisés: l'exécution des instructions
données, convenablement choisis , comportement du
texte .
Nous nous demandons où est l'auteur dans tous ces
procédés de lecture--écriture-réécriture.
Nous ne prétendons pas ici construire une nouvelle théorie de la
littérature, mais notre seul souci, c'est la recherche de la
méthode la plus appropriée pour l'étude de ce genre
littéraire: le récit initiatique et l'écriture de la
foi.
Quant à l'analyse autobiographique, nous ne pensons pas
non plus qu'elle réponde à notre démarche puisque notre
auteur exprime ses seuls états d'âme et les itinéraires
spirituels qu'il a parcourus.
C'est pour cette raison que nous avons introduit le concept
d'autopsychégraphie.
C'est donc la troisième instance, celle de la
littérature qui contracte avec l'auteur afin de lui permettre
d'écrire son âme et par la même ses
expériences spirituelles.
Par la mise en place de ces trois instances narratives,
l'auteur, avons-nous dit, vise à produire les garanties de
l'authenticité de son dire, en faisant référence à
un hors-texte et en masquant le caractère fictif de son geste
initial.
Quant à mettre la fiction en train et instaurer les
différents sujets-opérateurs du programme narratif, Ibn
thophaïl introduit son héros Hayy Ibn Yaqdhân dans un
espace-temps mythique et fictionnel.
Mythique, puisque ce personnage remonte des contes les plus
lointains, et fictionnel puisqu'il engage le récit du
« il », « autrefois » et
« là-bas ». L'écriture de l'âme prend
ses sources dans le mythe puisque c'est l'espace- temps de toute
écriture et de toute oralité.
5- LE MYTHE, SOURCE DE L'ECRITURE.
Franz Boas (37) nous conforte dans notre appréhension
du mythe lorsqu'il nous dit que: « les univers mythologiques sont
destinés à être pulvérisés à peine
formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs
débris ».
Par conséquent, nous dirons à la suite de Boas
que l'éclatement du mythe engendre une multitude de récits dont
la somme est égale au discours principiel. Claude-Lévis-Strauss
en étudiant cet aspect nous dit que: « le mythe fait
partie intégrante de la langue; c'est par la parole qu'on le
reconnaît, il relève du discours » (38), puis il
explique plus loin que « le mythe se définit aussi par un
système temporel (...), il se rapporte toujours à des
événements passés avant la création du
monde », ou, « pendant les premiers âges »,
en tout cas, « il y a longtemps ». La valeur
intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les
événements, censés se dérouler à un moment
du temps, forment aussi une structure permanente » (39).
Pour notre part, dans ce même ordre d'idée, nous
définissons le mythe comme étant une instance narrative
matérialisée dans un « je-duel »
soumis à une tension discursive entre le discours originel et la parole
appropriée. Son lieu ou topos se réalise dans l'espace du dire
où coexistent le Sacré et le Profane, la parole d'un Dieu, la
parole d'un livre et la parole d'un écrivain. Il est aussi bien le
postulat ontologique que la substance du discours. La parole qui se l'approprie
déplace son lieu du dire du présent de la fiction que nous
appelons le présent énonciatif fictionnel, c'est à dire
« il était une fois (que je transpose ici et
maintenant) » vers le présent atemporel que nous nommons
présent platonicien puisqu'il renvoie à l'idée du temps et
non à sa manifestation chronologique.
C'est dans cette tension discursive entre le discours originel
et la parole appropriée qu'émerge le récit
autospychégraphique de notre auteur. C'est cette double structure,
à la fois historique et anti-historique, dira Claude Lévi-Strauss
(40) qui explique que « le mythe puisse simultanément
relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel)
et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant,
à un troisième niveau, le même caractère d'objet
absolu ».
Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi bien de la parole
appropriée que du discours originel puisque le nom de Hayy Ibn
Yaqdhân signifie le Vivant fils du Vigilant. L'allégorie à
laquelle renvoie cette patronymie est polysémique :
le vivant serait l'homme; le vigilant serait Dieu . Ou
encore, le vivant serait la langue puisqu'elle est la matérialisation de
l'âme; le vigilant serait le discours originel puisqu'il veille
éternellement sur l'humanité par opposition à
l'animalité.
Hayy Ibn Yaqdhân émerge aussi du mythe du
personnage fabuleux comme nous l'avions souligné lorsque nous avions
étudié la genèse du récit dans notre premier
chapitre.
Ces trois émergences, du discours originel, de la
parole appropriée et de l'univers fabuleux sont les manifestations de
l'âme dans l'écriture. Cette question de la perfection de
l'âme par l'écriture, nous l'avions déjà
soulignée dans notre premier chapitre lorsque nous avions cité
Avicenne qui explique que:
« l'âme a besoin du corps pour s'y
enrichir d'abord, le dépasser ensuite. Le corps est son
instrument » (41).
Nous concevons que le corps concerne toute
corporéité et l'écriture en est une. L'acte de
l'écriture est pour nous l'expression matérielle des fonctions du
corps et de ses composants. Toutes les structures vitales du corps sont mises
en action dans l'acte de l'écriture : la mémoire, l'intelligence,
les sentiments, la langue, les mains, l'oeil, etc... ainsi que tous les
processus internes et externes au corps qui soutiennent ou engendrent cet acte
.
Par conséquent, comme le souligne toujours Avicenne:
« l'âme et le corps ont donc entre eux
des liens forts étroits. Ils s'aiment et se rendent de mutuels
services ».
A sa suite, nous dirons que l'âme et
l'écriture se rendent de mutuels services; l'une permet à l'autre
de se réaliser tout d'abord et se perfectionner ensuite.
Cependant, est-ce-que toute écriture est l'expression
de l'âme? Quelle différence peut-il avoir entre écrire sa
vie (autobiographie), écrire ses sentiments par l'expression du moi
(romantisme), écrire la réalité extérieure à
soi (réalisme), écrire l'histoire de ses semblables (roman
historique), écrire ses appréhensions personnelles de la vie
(lyrisme) et écrire son âme (autospychégraphie)?
Pour répondre à toutes ces questions, il
convient tout d'abord de dire qu'est-ce-que la
littérature?
René Wellek et Austin Warren (42), dans leur
théorie de la littérature, introduisent leur étude en
disant : »aussi simple que paraissent ces
question : qu'est-ce-que la littérature? Qu'est-ce-qui n'est pas
littérature? Quelle est la nature de la littérature?
II est rare d'y répondre clairement »
(43).
Ces théoriciens de la littérature commencent
tout d'abord par évacuer de son champ l'histoire de la civilisation en
disant:
« identifier la littérature avec
l'histoire de la civilisation équivaut à nier le champ et les
méthodes propres aux études littéraires »
(44).
Une autre manière de définir la
littérature selon eux, c'est de la circonscrire aux
« grandes oeuvres » dont les
caractéristiques sont la forme ou l'expression. Leur seul critère
serait la valeur esthétique qu'elles développent. Ce sont ces
seuls critères, l'expression en force et l'esthétique, en
présence dans la poésie, le drame, le roman ou toute forme
d'écriture expressive, qui sont l'objet des études
littéraires. D'autres oeuvres se caractérisent par leurs forces
intellectuelles, leur style, leur force de représentation et leur
composition. Mais la majeure partie de l'histoire littéraire
étudie aussi bien les philosophes, les historiens, les
théologiens, les moralistes que les politiciens; ce qui rend difficile
de spécifier l'objet réel de la littérature puisque les
mêmes jugements de valeur que l'on porte sur les écrits
littéraires sont aussi appliqués sur les livres d'histoire, de
philosophie ou de science; ils font partie dit-on de la sphère de la
littérature.
Cependant, il est plus approprié d'utiliser le terme
littérature s'agissant de l'art qui interpelle toutes les fonctions
symboliques et imaginatives, tout l'univers du fantastique et du merveilleux.
L'inconvénient dans le concept de littérature c'est qu'il
restreint son domaine à celui des « belles
lettres », des « bonnes lettres » et ainsi
évacue la littérature orale. Mais puisque le dénominateur
commun entre les deux littératures orale et écrite, c'est le
langage, c'est à ce dernier que toute étude littéraire
doit se soumettre ou se confier.
Or, selon Claude Lévi-Strauss, les anciens philosophes
« raisonnaient sur le langage comme nous faisions aujourd'hui
sur la mythologie." Ils constataient que dans chaque langue, certains groupes
de sons correspondaient à des sens déterminés, et ils
cherchaient désespérément à comprendre quelle
nécessité interne unissait ces sens et ces sons »
(45). C.L.Strauss tranche sur ce rapport langage/mythe en disant comme nous
l'avons souligné plus haut que « le mythe fait partie du
langage, c'est par la parole qu'on le reconnaît, il relève du
discours ». Nous dirons à sa suite que l'écriture
trouve ses sources dans le mythe, du moins en ce qui concerne l'écriture
initiatique soutenue par l'autopsychégraphie.
Ce rapport mythe / langage est introduit dans notre
récit par le déplacement du lieu du dire mythique de son univers
atemporel: « nos vertueux prédécesseurs rapportent
(Dieu soit satisfait d'eux) que parmi les îles de l'Inde situées
sous l'équateur, il y en a une où l'homme naît sans
père ni mère » (P.18) vers un espace romanesque
contracté par l'instance de la littérature avec l'accord des deux
instances, le « je »de l'histoire et le
« je » de l'auteur (46).
La source mythique de l'écriture de ce récit est
donc cette île sous l'équateur où l'homme naît sans
père ni mère; dans une autre traduction (47), elle ajoute que
dans cette île il « s'y trouve un arbre qui, en guise de
fruits, produit des femmes », c'est d'elles que parle
El-Maç'oudi(48) sous le nom de « filles du Waq
wâq ».
Hayy Ibn Yaqdhân provient de cette île; il est
né spontanément, selon une des deux versions rapportées
par le narrateur, soit à partir de l'argile en fermentation,
« certains tranchent la question et décident que Hayy ibn
Yaqdhân est un de ceux qui sont nés, dans cette région,
sans mère ni père » H.I.Y.P.21 . La
version de sa naissance par génération spontanée semble
pour l'auteur la plus conforme à son attitude narrative puisque son
intention est de transposer son lecteur dans un univers plus mythique que
topique.
Nous constatons dans ses longues explications sur cette
naissance spontanée que le narrateur est omniscient, omniprésent
et omnipotent; la description qu'il fait du processus de la création
lui donnerait le statut de créateur : « on dirait qu'il a
participé à sa création », surtout au
moment où il dit : « cette argile fermentée
était en grande masse, et certaines parties l'emportaient sur les autres
humeurs séminales » (P.23) puis plus loin :
« lorsque l'âme s'y fut jointe, et que sa chaleur fut
devenue ardente, prit la figure du feu, la conique; le corps épais qui
l'entourait prit à son tout, en se modelant sur lui, la même
figure, et devint une masse de chair dure, par dessus laquelle il se forma une
enveloppe protectrice membraneuse. L'ensemble de cet organe a reçu le
nom de coeur. (....) Celui qui se chargeait de l'entretien, c'était le
foie. L'un et l'autre d'ailleurs avaient besoin du coeur pour leur fournir sa
chaleur et les facultés propres à chacun d'eux mais qui tiraient
du coeur leur origine » H.I.Y.P.27.
Cet aspect du mythe, source de l'écriture, permet d'une
part au récit de renaître de son éclatement et d'autre part
au narrateur de libérer sa fiction. Cette île de l'Inde, lieu
mythique d'où émerge Hayy ibn Yaqdhân n'existe nulle part
bien que Léon Gauthier nous renvoie à sa légende en se
référant aux travaux de Gabriel Ferrand (49). Cette île de
Waqwaq serait le Japon (50). Pour notre part, nous avons étudié
cette question de savoir si El-Waqwaq est un lieu réellement mythique et
fictionnel ou , a bel et bien existé.
6- L'ILE DU VIVANT FILS DU VIGILANT
L'île du Waqwaq sur laquelle a échoué Hayy
Yaqdhân alors qu'il était encore nouveau né selon la
version rapportée par l'auteur; celle qui fait naître ce
personnage à partir d'un père et d'une mère; ou selon la
version toujours rapportée par ibn thophaïl; celle qui le fait
naître à partir de l'argile en fermentation , est dans les deux
cas l'île où a vécu Hayy en solitaire jusqu'à sa
découverte par Açal qui y était venu pour se recueillir
et adorer Dieu en quête d'un quiétisme gnostique.
Selon certains auteurs qui ont essayé d'étudier
la question, cette île n'est pas de la création de l'auteur (51)
puisqu'elle a figuré dans plusieurs récits selon les dires de
Farouk Saad (52). Ce même auteur rapporte qu'elle est située dans
la mer de chine en se référant aux travaux de Abdallah ben
khardadaba dans son livre intitulé al-massalik wal
mahalik (53).
Soulignons aussi que El-Idrissi (54) dans son livre
intitulé
« nûzhatû'l-muchtak'fil-afak »
a mentionné plusieurs fois l'existence de cette île, el
Waqwaq; et en particulier, le fameux mythe de l'arbre qui en guise de fruits
produit des femmes comme ibn thophaïl lui même l'a mentionné
dans son introduction (voire note (49) . On rapporte au sujet de ces
femmes mystérieuses qu'elles vivent attachées aux branches de ces
arbres par leurs cheveux et qu'elles respirent en laissant échapper une
mélodie de sons, waq..waq..waq..waq..waq.. d'où le nom
donné à cette île.
Cependant, aucune étude n'a confirmé l'existence
de cette île sauf qu'elle apparaît dans certains contes
racontés en Inde; et là aussi, il ne s'agit que de la tradition
orale et du mythe.
La question reste à savoir pourquoi ibn thophaïl a
mis son personnage Hayy dans cet espace mythique pour ensuite lui faire
traverser un itinéraire spirituel et mystique dont le but est d'arriver
à l'union parfaite avec Dieu?
L'île de Waqwaq serait-elle un simple prétexte
pour amorcer sa fiction ou alors l'auteur introduit le mythe comme lieu de dire
afin de contracter avec l'instance de la littérature et ainsi trouver
refuge contre les orthodoxes persécuteurs?
Ce qui est certain, c'est que notre auteur, après avoir
installé son héros dans cette île, n'en reparle plus.
Toute la narration qui suivra développera le seul itinéraire
initiatique de Hayy.
Le problème posé par ce genre d'écriture
de la foi est le suivant :
Prendre comme postulat topique le mythe pour arriver à
proposer des vérités supérieures sur la divinité
émanant des textes sacrés mène à la confusion entre
mythe et religion. Vouloir ainsi authentifier la connaissance gnostique et
stoïque par la fiction littéraire équivaut à
détruire une thèse doctrinale édifiée sur des
dogmes par le simple fait littéraire.
Par conséquent, pour ne pas tomber dans le piège
de la spéculation extra-littéraire, il convient de
considérer que ce récit est uniquement une oeuvre
littéraire qui accepte généreusement la présence en
elle des différents discours qui inévitablement ont un
rapport avec le langage.
De ce point de vue là, l'île du Waqwaq est une
belle métaphore qui est utilisée pour le besoin de la cause du
discours soufi et dont la fonction est l'appropriation de la parole qui
émerge de l'enfer du discours des philosophes.
Cette métaphore introduit l'espace propre
aux soufis:
Le merveilleux, le fantastique, le beau et le sublime. Ainsi
l'expriment les mots utilisés par l'auteur : « il comprit
donc que ce qu'il possède dans son essence est plus grand que
tout cela, plus parfait, plus achevé, plus beau, plus
éclatant, plus durable, sans proportion avec tout le reste.
Il ne cessa de chercher toutes les formes de
perfection » H.I.Y.P. 67.
Le récit initiatique dans le cas d'ibn thophaïl
est un éclatement des unités esthétiques et
sémantiques du mythe de la création, l'arbre qui produit des
femmes dans l'île, la naissance spontanée de Hayy à partir
de l'argile en fermentation et la naissance tragique (deuxième version)
de Hayy traversant la mort (les flots redoutables de la mer) pour
accéder à la vie cyclique et atteindre son essence divine.
L'île du vivant fils du vigilant est donc une belle
métaphore du lieu originel de la création. La tradition
théosophique nous rapporte que seuls les soufis peuvent dans leurs
contemplations extatiques percevoir les vérités
supérieures de ce lieu. Après avoir anéanti leur
corporéité tel que l'a fait Hayy dans le troisième cycle
que nous avions étudié dans notre premier chapitre, les soufis
traversent les voiles de la connaissance sensible pour atteindre leur propre
âme qui les mènera ensuite vers ce lieu originel où toute
âme garde son souvenir puisque c'est là qu'a eu lieu la
première rencontre avec le créateur et où la
première question qui leur a été posée est :
« ne suis-je pas votre Dieu? Et elles répondirent : que
oui ».(Coran)
Ainsi, ceux dont les âmes répondirent
« oui » le reconnaîtront toujours et seront
les âmes élues et ceux qui auraient nié sa divinité
seraient les « damnés » sur terre.
C'est ainsi que le mythe de l'île du Waqwaq, lieu du
dire fictionnel du récit, nous renvoie au mythe de la création
dont la fonction est déterminante dans l'univers de l'initiation de Hayy
ibn Yaqdhân.
7-- LE MYTHE DE LA CREATION.
Dans la tradition théosophique de l'islam, on rapporte
que Dieu dans son éternité et son omnipotence se suffisait
à lui même et n'avait nul besoin de la création puisqu'il
était dans l'autosuffisance la plus parfaite et la plus
éternelle.
Il entendait dans son essence les langues qui existaient
virtuellement et potentiellement, Il voyait toute la création en lui
sans avoir le besoin de la manifester en dehors de son Etre, Il parlait et se
communiquer dans un monologue absolu et indifférencié sans avoir
la nécessité de trouver un interlocuteur, Il ne sentait ni le
besoin de dormir, de se reposer, de manger, de boire ou de procréer.
Un jour (temps mythique), l'ouïe lui demanda un
réceptacle afin d'entendre, la vue aussi, le langage de même, et
ainsi toutes ses facultés virtuelles lui demandèrent un corps
afin de réaliser son essence par les sens. Il considéra dans sa
majesté ces demandes et trouva sage et utile de satisfaire à leur
demande. Il décida ainsi son projet de création sans que rien ne
soit diminué de sa plénitude ni de son être éternel,
omnipotent, omniscient et omniprésent. De son essence éternelle,
il convoqua l'âme supérieure et lui donna toutes les
facultés, les attributs et les aspects contenus en lui avant le contrat
principiel établi avec ses attributs.
L'âme supérieure se chargea de réaliser le
projet de la création et convoqua à son tour les âmes
inférieures en leur donnant à chacune une fonction bien
déterminée:
Les unes formèrent les cieux, les autres, les terres,
d'autres les anges, d'autres les intelligences, certaines les corps, et
d'autres les substances. L'unité de Dieu qui demeurait, avant le
contrat, dans sa plénitude est devenue sujette à la
pluralité conventionnelle. Ainsi, son essence principielle fut
voilée par les sens réceptacles et toute connaissance
de l'être véritable doit désormais entreprendre le chemin
des réceptacles.
L'homme doit se connaître soi-même avant de
connaître son Dieu, puis percer les voiles des sens pour atteindre
l'essence et prétendre à l'unité avec Dieu et ainsi
rejoindre son statut d'élu tel qui l'a été
décidé lorsque Dieu, avant la création avait
regroupé les âmes et leur a posé la question de la
soumission: « ne suis-je pas votre Dieu? » et les
élus de répondre ,« que oui ».
C'est dans cet espace mythique et mystique qu'a eu lieu la
création selon la tradition théosophique de l'islam; et pourtant,
il n'y a que le langage pour l'exprimer. Ainsi, depuis que l'homme tente de
trouver une explication de son existence sur terre, il n'a trouvé que le
langage pour exprimer cette angoisse existentielle. Chaque communauté
religieuse ou primitive, monothéiste ou totémique, païenne
ou animiste développe sa propre cosmogonie ou cosmogenèse en
fonction de ce que son langage possède comme univers sémantique
ou symbolique. Mais toutes les communautés prennent leur postulat
ontologique à partir d'un mythe dont les seules explications ne peuvent
être fournies que par le langage. Par conséquent il lui
appartient à lui et à lui seul d'être le détendeur
de la vérité ontologique et même
métaphysique.
Hayy ibn Yaqdhân est toute la problématique du
langage et son rapport avec le mythe de la création. Ibn thophaïl
engage son récit initiatique dans cet espace mythique où mythe,
création et langage constituent le lieu privilégié de la
littérature puisque l'écriture est son objet et l'homme est son
sujet (ou l'inverse...)
Retenons que l'écrivain qui tente d'écrire son
âme se heurte fondamentalement à trois univers complexes : le
mythe, la création et le langage car l'âme qui est de nature
très subtile ne peut être appréhendée qu'à
partir de ces trois espaces.
C'est pour cette raison qu'ibn thophaïl avait pris soin
de nous dire dans l'ouverture de son roman que:
« le seul rapport que cet état ait au
langage c'est que, par la suite de la joie, du contentement, de la
volupté qu'il inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu
à l'un de ses degrés, ne peut se taire à son sujet et en
cacher le secret : il est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une
exubérance d'une allégresse qui le portent à communiquer
le secret de cet état en gros et d'une façon
indistincte » H.I.Y.P.2.
Nous voyons clairement dans ce passage qu'il s'agit des
relations fiduciaires dont nous avons parlé plus haut et que le groupe
d'entreverne (55) avait défini comme le rapport entre la manifestation
et l'immanence et que nous avons spécifié comme un aspect de la
manipulation où l'auteur fait croire à son lecteur que son
récit lui permettra d'accéder à la lumière des
vérités supérieures.
Pour reprendre la définition du groupe d'entreverne,
nous ajoutons qu'en plus de la manipulation, le rapport entre la manifestation
de l'âme et l'immanence de son écriture dans le récit est
tantôt conjoint et donc c'est le discours théosophique qui
apparaît, tantôt disjoint et par conséquent, c'est la
création littéraire qui apparaît.
8- L'ETAT CONJOINT.
Le discours théosophique dans le récit
initiatique d'ibn thophail est introduit par l'argument d'autorité
professé par les philosophes et les grands médecins selon
lesquels l'île de Hayy bénéficie du quatrième climat
(56), lieu idéal où l'âme peut générer des
corps qui s'y trouvent et ainsi permettre la création par
génération spontanée à partir de l'argile en
fermentation. Ibn thophaïl nous rapporte qu' « il y avait
dans cette île une dépression du sol renfermant une argile qui,
sous l'action des ans, y était entrée en fermentation, de sorte
que « le chaud s'y trouvait mêlé au froid et l'humide au
sec, par parties égales dont les forces se faisaient équilibre
. Cette argile fermentée était en grande masse, et
certaines parties l'emportaient sur les autres par la juste proportion du
mélange et par l'aptitude à former les humeurs
séminales » H.I.Y.P.23.
Nous retrouvons ici la substance argileuse qui constitue le
point de départ de toutes les religions monothéistes : Adam est
fait d'argile pétrifiée par la main de Dieu. De cette action
principielle vont générer les quatre éléments
constitutifs de l'univers : le chaud, le froid, l'humide et le sec.
Sur la question des quatre éléments, les
ikhuan çâfa (57) ont développé leur
thèse hellénistique de la façon suivante :
Ils développent que les quatre éléments
qu'ils nomment « umahât »c'est à dire matrices
essentielles ou encore substances divines furent postérieurs à la
création de l'univers et des corps célestes.
Hiérarchisés de par le projet initial, ils agissent sur les corps
en fonction de leur nature et de leur fonction. Ils créent le mouvement
ou l'immobilité, l'ascendance ou la descendance, la liquidité ou
la solidité. Ils sont les substances génératives de la
vie. Leur matérialisation a pour corollaire la terre, l'eau, l'air et le
feu.
Ives Marquet (58) développe la thèse des Ikhwan
en expliquant :
« il y a entre les quatre natures un antagonisme
et une antipathie mutuelles, elles cherchent à se dominer l'une l'autre,
et pourtant, elles sont unies et couplées deux à deux dans chacun
des éléments, parce que par un savant dosage dû à
« un artisan, indubitablement sage », elles sont
harmonisées entre elles comme les notes de musique, et comme sont
accordées les quatre cordes d'un luth),(...) le feu est chaud et sec
(toutes particules en mouvement); l'air humide (les unes mobiles et les autres
immobiles) et chaud (davantage de mobiles); l'eau est humide et froide
(davantage d'immobiles) la terre est froide et sèche (toutes
immobiles).
Le feu et la terre se ressemblent donc par le sec, mais
ce n'est pas le même sec dans l'un et l'autre cas. Ainsi les
éléments se ressemblent par certaines natures (ce qui provoque la
proximité de leurs emplacements), et diffèrent par d'autres (ce
qui provoque l'éloignement de leurs
emplacements) . »
L'état conjoint permet l'intégration du discours
théosophique dans le récit initiatique. Les unités de sens
que l'écriture reprend à son compte sont celles
distribuées par la présence de ces quatre éléments.
La dynamique du récit qui interpelle l'autopsychégraphie dans le
cas de Hayy est la conjonction entre les concepts développés par
la théosophie musulmane et les possibilités du langage
imaginatif.
La pensée spéculative suit
l'itinéraire parcouru par les quatre éléments
:
« puis il examina soigneusement tous ces corps,
vivants ou inanimés, dans lesquels il voyait tantôt une seule
chose, tantôt une multiplicité infinie; et il s'aperçut que
chacun d'entre eux est indéfectiblement pourvu et l'une des deux
tendances suivantes : ou bien il tend vers le haut, tels sont la fumée,
la flamme, l'air quand il se trouve sous l'eau; ou bien il tend vers la
direction contraire, c'est à dire vers le bas, tels sont l'eau, des
fragments de terre, des fragments de végétal ou d'animal. Aucun
de ces corps ne peut être exempt à la fois de l'un et
l'autre de ces deux mouvements, et aucun n'est en repos, à moins qu'il
ne soit arrêté par quelque obstacle qui l'empêche de suivre
sa voie, comme par exemple une pierre rencontrant dans sa chute un sol
résistant qu'elle ne peut traverser. (...) De même la
fumée, dans son mouvement ascensionnel, va toujours son chemin, à
moins qu'elle ne rencontre par exemple une voûte résistante, qu'il
l'arrête, alors, elle s'infléchit à droite et à
gauche, et dès qu'elle n'est plus retenue par la voûte, elle monte
à travers l'air, parce que l'air ne peut l'arrêter. (...). Il
chercha s'il trouverait un corps dépourvu , à un moment
quelconque, de l'un et de l'autre de ces deux mouvements ou en cas de repos de
la tendance à les réaliser. Mais il ne trouva rien de tel dans
les corps qui se trouvaient autour de lui « H.I.Y.P.49.
Concernant l'écriture de l'âme et prenant en
considération que les mots sont aussi des corps; leurs mouvements sont
soit ascendants, soit descendants. Ils suivent le mouvement de la pensée
que libèrent les états de l'âme de l'auteur. C'est ainsi
que nous voyons que l'itinéraire initiatique va du bas vers le haut, de
la terre vers le ciel, des corps terrestres vers les corps célestes.
C'est dans cette stratégie d'écriture que se
réalise la jonction entre la théosophie et le récit
initiatique.
Par contre, s'agissant de l'instance de la littérature,
le récit tend vers l'écart et la disjonction entre l'état
et l'immanence pour permettre à la fiction de garder son
statut dans la narration.
9- L'ETAT DISJOINT
Il est l'émergence même de la création
littéraire où l'écriture prend naissance du mythe que seul
le langage peut dévoiler. Le récit de Hayy émerge tout
d'abord du lieu mythique, l'île de Waqwaq. La naissance de Hayy ibn
Yaqdhân fait partie de l'univers du fabuleux, même si l'auteur
voulait lui donner un caractère ésotérique. Les femmes qui
naissent de ces arbres mythologiques sont là pour aggraver le
caractère merveilleux de l'histoire et s'affranchir du discours
dogmatique ou trop philosophique.
Ibn thophaïl par son imagination contracte avec la
littérature en se réservant le droit de spéculer sur
l'existence et l'ordre de l'univers. Son héros Hayy ibn Yaqdhân
qui est un opérateur de la pensée intuitive de l'auteur qui
comprit que:
« tout est en réalité comme un
seul individu, lorsqu'il eut saisi dans leur unité ses multiples parties
en se plaçant à un point de vue semblable à celui
d'où il avait saisi dans leur unité les corps situés dans
le monde de la génération et de la corruption, il se demanda si
le monde, dans son ensemble, est une chose qui ait commencé d'être
après quelle n'était point, et qui, du néant, ait surgit
à l'existence, ou bien une chose qui n'ait jamais laissé
d'exister dans le passé et qui n'ait été aucunement
précédé du néant »H.I.Y.P.61
.
Cette réflexion fondamentale, que nous
considérons comme la charpente du récit initiatique, nous
mène à réfléchir sur l'écriture elle
même puisque, nous avons dit que nous la considérons, elle aussi,
parmi les corps par lequel se matérialisent les reflets de
l'âme.
Nous dirons à la suite d'ibn Thophaïl que
l'écriture est en réalité comme un seul individu; qu'il
faut la saisir dans son unité, en dépassant ses multiples parties
et en se plaçant à un point de vue semblable à celui
d'où l'on saisit l'unité des corps situés dans le monde de
la génération et de la corruption.
Toutefois, l'écriture considérée comme un
corps régi par des attributs qui lui donnent la vie puisqu'elle permet
de faire vivre ou de faire mourir d'autres corps, n'est pas celle que la
tradition linguistique définit comme une représentation de la
pensée par des caractères conventionnels. Elle a un statut tout
autre dans la tradition théosophique de l'islam car elle est la forme
la plus proche de l'essence divine; sans elle, l'univers des hommes serait
purement tautologique.
L'écriture est avant tout un acte divin. Dieu a
écrit sa propre histoire dans un livre préservé,
« fi kitâb maknûn » dont la bible, le
Coran et la thorat (l'ancien testament) n'en sont que la représentation
symbolique et imagée. L'écriture qui a suivi celle des
révélations n'est qu'une mimésis contingente de l'acte
principiel de la première communication de Dieu avec ses Attributs.
L'homme apprend à communiquer avec son semblable d'abord par geste,
ensuite par les sons que sa voix pouvait produire et enfin par les signes et
graphes qu'il dessinait sur les pierres, les peaux, pour arriver enfin aux
parchemins que les temps modernes ont développés et que nous
connaissons sous les formes actuelles.
L'écriture de l'homme est initialement un
acte religieux où il essaye de se rapprocher le
plus de son créateur en imitant l'image de la création et ainsi
retrouver l'image de Dieu; les traditions monothéistes ne disent-elles
pas que Dieu a créé Adam à son image?
La seule faculté que l'homme possède pour tenter
cette jonction entre l'écriture de Dieu et celle de l'homme c'est
l'imagination. Mais qu'est-ce-que l'imagination? Le petit Larousse la
définit comme étant la faculté de se représenter
des objets par la pensée; de se représenter quelque chose par
l'esprit, d'inventer, de créer, de concevoir.
André Breton exalte cette faculté en disant :
« chère imagination, ce que j'aime surtout en toi, c'est
que tu ne pardonnes pas » et il conforte davantage en ajoutant
que « l'imagination est peut-être sur le point de reprendre
ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent
d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de
lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à
les capter, à les capter d'abord, pour les soumettre ensuite, s'il y a
lieu, au contrôle de la raison » (59).
Qu'en est-il du statut de l'imagination dans la
tradition théosophique de l'islam?
Il convient d'abord de dire que le mot imagination n'a pas la
même signification en arabe. Le substantif « el
khayal » du verbe
»takhayala » désigne aussi bien
l'ombre « el khayal » que l'action d'imaginer;
cela pourrait signifier les zones obscures de la pensée.
Quant à cette faculté de l'esprit de rendre en
image verbale ou iconique ce que perçoit la pensée dans son
propre univers, la théosophie musulmane le désigne sous le nom de
« mûchahada ». On le traduit
généralement par contemplation mais il s'agit plutôt du
regard de l'âme, sa vision des corps et des idées tels qu'ils sont
dans leur réalité originelle.
Certains soufis parlent de la contemplation de Dieu; d'autres,
de son essence et certains encore, dans leur vision extatique du
« corps » de Dieu
« eddâth »
A la question posée à Sidi Benaouda (Saint soufi
de Tlemcen, mort en 1983) : « vous prétendez contempler le
corps de Dieu. Comment cela? Il répondit: « Nous ne
contemplons pas son corps (eddath) mais son unité
(wihdathûhû) ».
Le concept d'imagination demeure très ambigu s'agissant
de se représenter l'image, les attributs et les aspects de Dieu: C'est
pour cela que les théosophes préfèrent employer les termes
d'intellect agent, « el akl el-faâl »,
d'intellect possible, « el akl el-mûmkin »,
de « suwar », infusion de formes
préexistantes dans l'intellect agent et de
« hûdûr »,présence
anthropromorphisée de Dieu.
La théosophie évacue de son discours les termes
qui prêtent à confusion, tels que
« awham », les illusions,
« khawathir », les pensées furtives et les
« awhal », égocentrisme
métaphysique de la pensée.
Quant à notre auteur, il symbolise les
différents degrés de l'imagination par des miroirs qui
réfléchissent la lumière reflétée par
d'autres miroirs qui à leur tour réfléchissent, et ainsi
de suite...
La théorie des miroirs développée dans le
récit de Hayy ibn Yaqdhân rend compte des différentes
perceptions de l'imagination s'agissant de donner au langage la
possibilité d'exprimer ce que perçoit l'âme imaginative. Le
narrateur rapporte que Hayy ibn Yaqdhân ne pouvant quantifier l'essence
du véritable puisqu'il « vit que la sphère des
étoiles fixes, possède une essence exempte de matière
également, et qui n'est pas l'essence de l'unique, du
véritable »H.I.Y.P.93.
Il s'en remet donc aux procédés de la
comparaison et de la métaphore puis comprend que ce que perçoit
l'imagination est: « comme l'image du soleil
reflétée dans un miroir qui réfléchit l'image
reflétée par un troisième miroir tourné vers le
soleil »H.I.Y.P.93.
Le procédé de l'imagination dans le récit
initiatique à contenu théosophique n'obéit pas aux
règles traditionnelles de la création littéraire puisque
l'univers du narrateur initié n'est pas celui du narrateur
traditionnel.
En effet, le récit initiatique est purement
idéologique à la recherche de l'idée pure et originelle;
il est loin d'être l'objet d'une sociologie quelconque ou d'une
psychologie scolastique. La quête du sujet est tout simplement Dieu; le
regard du narrateur est profondément obsédé par
l'idée de connaître l'essence de sa propre existence.
C'est pour cela que notre auteur préfère le
coeur à la raison humaine; il décrit ce que perçoit le
coeur et ce que la pensée peut décrire soit par comparaison soit
par pure métaphore. A ce sujet, il avertit son contractant en disant :
« n'attache donc pas ton coeur à la
description d'une chose que ne peut se représenter un coeur humain. Car
beaucoup de choses que se représente le coeur des humains sont
difficiles à décrire; mais combien l'est
davantage une chose que le coeur, par aucune voie, ne saurait arriver à
se représenter, qui n'appartient pas au même monde qui lui, qui
n'est pas du même ordre. Par contre le mot coeur, je n'entends point
l'organe corporel, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme
de cet esprit, forme qui, par ces facultés, se répand dans le
corps de l'homme.(...) Ecoute donc maintenant avec les oreilles de ton coeur,
regarde avec les yeux de ton intellect, ce que je vais t'indiquer:
peut être y trouveras-tu une direction qui te mettra dans le droit
chemin H.I.Y.P. 88.
Dans ce passage, le narrateur tente de décrire le
procédé de l'imagination opératrice du récit
initiatique. Nous voyons là que ce n'est pas une représentation
des formes et des images conventionnelles que tout profane peut percevoir mais
un univers purement introspectif et stoïque que seul l'initié dans
la voie des soufis peut appréhender. Ibn thophaïl par la bouche de
son narrateur utilise les concepts d'intellect et d'intelligible au lieu
d'imagination. Il avertit encore son contractant en lui disant ;
« si tu es de ceux qui se contentent de ce
genre d'illusion et d'indication en ce qui concerne les choses du monde divin,
et si tu n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles
la signification que l'usage courant leur attribue, nous te dirons encore
quelque chose de ce que perçut Hayy ibn Yaqdhân dans la station,
mentionnée précédemment , de ceux qui possèdent
la vérité »H.I.Y.P.91
Afin de comprendre ce que veut dire l'auteur par l'expression
conditionnelle « si tu n'attribues pas aux expressions que nous
appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur
attribue ...» voyons ce que nous dit Moise de Narbonne dans son
commentaire, à propos des intellects séparés:
« Moise dit : attendu que cette question est une
des plus difficiles, à savoir si l'on doit dire des entités
spirituelles qu'elles sont une entité unique ou plurielle ou si aucune
de ces deux qualifications n'est opérante, attendu qu'ibn thophaïl
a été très concis en disant que le monde divin ne saurait
être décrit en terme d'unité ou de multiplicité,
attendu que ceci est difficile à concevoir au point que l'auteur (ibn
thophaïl) en a fait l'apanage exclusif de celui qui parvient à la
conjonction (ha-mamsshikh de hamshakha), qui a dit que seul celui qui le voit
le connaît, que ceci concorde avec l'opinion d'Averroès, mais
s'écarte de celle d'Avicenne et d'Abu-hamid (al-Ghazali), et
qu'Averroès a déjà expliqué ce sujet (= la
conjonction) d'un point de vue spéculatif.(...) Ibn thophaïl a
représenté l'intellection des essences séparées par
la parabole des miroirs qui font face au soleil, qui est le premier luminaire,
par la réflexion d'un miroir dans l'autre, mais qui n'est pas du niveau
de la lumière solaire qui est essentiellement une dans tous les corps
des récepteurs, ainsi qu'il l'avait cru auparavant, que la
miséricorde de Dieu repose sur lui; il est au niveau du soleil lui
même qui se projette dans un miroir et se réfléchit d'un
miroir à un autre, car cette image n'est pas la réelle
lumière solaire ni autre chose, mais elle en est l'apparence et la
figuration.(...) L'homme participe lui aussi de ce niveau ontologique
supérieur, en prenant un soin particulier de son intellect qui est la
partie immortelle de son âme. C'est par celle-ci que s'effectue
l'intellection des intelligibles et, par suite, la conjonction avec
l'intellect agent » (60).
Dans cette citation nous avons essayé de comprendre
comment fonctionne le principe de l'imagination qu'aussi bien Averroès,
Ibn Sina, Ibn thophaïl et Moise de Narbonne nomment intellect ou encore
intelligible. Pour notre part nous allons essayer d'étudier cette
question de l'imagination dans le récit initiatique afin de mieux
comprendre cette fonction dans tous les récits initiatiques que nous
allons étudier dans les chapitres suivants.
IO-LA FONCTION
HEURISTIQUE DE L'IMAGINATION .
Afin de comprendre le procédé de l'imagination
dans le récit initiatique, il convient de souligner qu'entre
intelligible et imagination il n'y a pas de frontière comme l'a
souligné Jacques Derrida « ce que nous appelons beau est
où l'intelligence est au service de l'imagination et non celle-ci au
service de l'intelligence (...) l'imagination en tant que faculté de
connaître productive a en effet, une grande puissance pour créer
en quelque sorte une seconde nature avec la matière que lui fournit la
nature réelle » (61).
Il s'agissait pour notre auteur de représenter en
images métaphoriques ou allégoriques l'idée de
l'unité de l'existence. Pour ce faire, il mit au service de son
imagination son intelligence puis chargea son narrateur d'opérer dans
l'univers fictif de l'initiation et ainsi de contracter avec la
troisième instance, celle de la littérature.
Le rapport entre l'univers sensible et celui de l'initiation
est établi sur la base des images mentales du narrateur qui expose ses
intuitions en cherchant dans le langage le support linguistique le plus
adéquat. Toutefois, nous le soulignons encore, il ne s'agit pas d'images
iconiques ou encore plastiques mais de l'essence des formes des corps pour ne
pas dire de l'essence même de l'acte de l'imagination.
Nous allons voir que les corps ainsi que la
spatio-temporalité ne fonctionnent dans le récit que comme un
simple support linguistique; notre auteur a déjà pris la peine
d'en avertir le lecteur dans sa formule d'envoi que nous avons
étudiée dans la rhétorique de l'ouverture. Mais puisque le
récit de Hayy ibn Yaqdhân fonctionne structurellement comme le
conte, il nous a paru intéressant d'en chercher quelques fonctions dans
l'analyse de la morphologie du conte de Vladimir Propp (62). Notons aussi que
Propp définit la fonction par l'action des personnages du point de vue
de sa signification dans le déroulement de l'intrigue. Propp dit
à ce sujet :
« les éléments constants,
permanents du conte sont les fonctions des personnages, quels que soient ces
personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont
remplies. Les fonctions sont les parties constitutives fondamentales du
conte » (63).
Aussi pour le besoin de notre cause, nous
définissons l'imagination comme une fonction représentatrice de
l'univers des personnages du récit initiatique. Si les fonctions sont
les parties constitutives fondamentales du récit, l'imagination et
l'intellect agent sont les substances de toutes les formes linguistiques
quelles que soient leurs fonctions dans le récit.
IO-I L'éloignement
Dans le récit initiatique à contenu
théosophique, l'éloignement du héros du monde des hommes
fonctionne dans la diégèse comme une absence métaphysique.
Hayy Ibn Yaqdhân évolue dans le total régime du solitaire.
L'imagination du narrateur ne peut donc s'alimenter du réel des hommes,
de leurs référents, de leurs signifiés ou de leurs images
mentales mais plutôt des seules idées intuitives qu'il (le
narrateur) puise de la réflexion pure issue du discours mystique des
prédécesseurs de notre auteur.
Par conséquent, le lieu du dire fictionnel ne peut
émerger que de cet univers vide socialement mais plein
idéologiquement. Dans la tradition théosophique de l'islam,
l'éloignement que l'on nomme dans le jargon soufi « la
khalwa » c'est à dire le dépouillement, permet au
futur initié de se vider du monde sensible pour permettre à son
âme de se refléter, dans sa pureté, dans son intellect qui
doit être un réceptacle poli comme un miroir immaculé qui
réfléchit la lumière du soleil .
« il est manifeste que cette âme, sans
cesse, émane abondamment du Dieu puissant et grand. Elle est comparable
à la lumière du soleil, qui sans cesse est répandue sur le
monde en abondance. Il y a un corps qui ne réfléchit point cette
lumière », c'est l'air extrêmement transparent.
D'autres la réfléchissent en partie : ce sont les corps opaques
non polis; et les diverses façons dont ils la
réfléchissent résulte la diversité de leurs
couleurs.
D'autres, enfin, la réfléchissent au plus
haut degré : ce sont les corps polis, comme les miroirs ou autres du
même genre; et si les miroirs présentent une concavité
d'une certaine figure donnée, la concentration des rayons
lumineux y produit du feu. De même l'âme, qui émane de Dieu,
se répand abondamment sur tous les êtres. Mais il en est
qui ne manifeste point son influence, faute de disposition : ce sont
les corps inorganiques, dépourvus de vie; ils correspondent à
l'air dans l'exemple précédent. D'autres, ce sont les diverses
espèces de plantes, en manifestent l'influence selon leurs dispositions;
ils correspondent aux corps opaques dans l'exemple en question. D'autres la
manifestent à un haut degré: ce sont les diverses espèces
d'animaux, qui correspondent aux corps polis dans notre exemple. Enfin, parmi
ces corps polis, certains, outre leur pouvoir éminent de
réfléchir les rayons solaires, reproduisent l'image ressemblante
du soleil.
De même aussi, parmi les animaux, il en est qui,
outre leur faculté éminente de recevoir l'âme et de la
manifester, la reflète, et prenne sa forme: ce sont proprement les
hommes; et c'est à l'homme que le prophète a fait allusion en
disant :Dieu a créé Adam à sa image »
H.I.Y.P.25.
L'action de l'imagination que la théosophie nomme
intellect est métaphoriquement décrite dans ce passage que nous
venons de souligner. Pour comprendre ce que voulait dire le narrateur par
l'expression : « si tu n'attribues pas aux expressions que nous
appliquons aux intelligibles la signification que l'usage courant leur
attribue.... » (88), il suffit de substituer au mot
« âme » le mot imagination, nous aurons ainsi : il
est manifeste que l'imagination, sans cesse, émane abondamment de Dieu.
Elle est comparable à la lumière du soleil, qui sans cesse est
répandue sur le monde en abondance... Ainsi le véritable sens du
mot imagination comme processus de réflexion des images se met en
évidence. Par conséquent, l'éloignement dont nous avons
parlé consiste à se rapprocher le plus possible du premier miroir
ou du miroir principiel qui nous réfléchit la lumière et
avec, la substance des formes originelles.
Sur le plan de la littérature, le lieu du dire prend
son topos dans l'île du Waqwaq dont nous avions déjà
parlé lorsque nous avions abordé l'aspect mythologique de
l'île du vivant fils du vigilant. Quant au personnage Hayy, il est
l'agent opérateur de l'intellect. Son nom est une allégorie de
l'homme Archétype et il fonctionne dans l'univers fictif du narrateur
comme un actant duel puisqu'il permet à l'instance de l'histoire et
à celle de la littérature de coexister dans la
diégèse.
Nous verrons dans tous les récits initiatiques que nous
allons étudier que les personnages initiatiques proviennent aussi bien
de l'histoire que de la littérature et y reviennent
inévitablement lorsque l'écriture passe du récit au
discours ou inversement.
De toutes les fonctions de Propp, nous n'avons pu retenir que
celle de l'éloignement puisque c'est la plus déterminante
étant donné que l'imagination puise ses sujets dans
l'écart spatio-temporel non dans les images conventionnelles du langage
pour ne prendre que l'exemple du lieu du dire et du personnage actant-duel.
Par conséquent, c'est dans cette vision de
l'imagination et en fonction de ce que nous venons d'expliquer que nous devrons
aborder l'étude de l'itinéraire initiatique de Hayy ibn
Yaqdhân.
Cette étude nous permettra la compréhension du
processus de la pensée mystique au moment de sa naissance dans l'univers
de la littérature, car nous concevons l'oeuvre de Hayy Ibn Yaqdhân
comme le modèle précurseur du genre initiatique . Nous verrons
dans notre deuxième partie de notre travail avec le cas de
l'Aventure ambiguë de Hamidou Kane, et aussi dans
cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib que
l'itinéraire initiatique de Samba Diallo et celui de Iven Zohar a subi
une perte considérable par rapport à l'itinéraire de Hayy,
leur prédécesseur. Nous verrons aussi que la cause de cet
écart et de toutes les pertes de valeurs initiatiques est du
inévitablement à la langue de
«l' autre » qui récupère fatalement
son oralité au profit de l'écriture.
Notes.
(1) Wird : Substantif arabe dérivé du
verbe warada. Il signifie émaner de Dieu ou de la grâce
de Dieu. Dans la tradition théosophique le wird est l'ensemble
des récitations religieuses qui donnent accès à
l'initiation; ces chapelets sont transmis de maître en maître afin
de perpétuer la voie mystique. Remarquons que chaque tariqua a
son propre wird et ne peut en aucun cas être
récité par d'autres confrères d'une autre tariqua
(voie des soufis). Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect
d'allégeance lorsque nous étudierons le conflit mortel ( les
adeptes des douze grains et ceux des onze grains) qui opposa les peuls du
Macina, adeptes de la confrérie tidjaniya aux thials et qui provoqua
l'intervention de l'administration coloniale française.(2) Cette
technique narrative a fait l'objet d'une remarquable étude faite par
Jacques Dubois « une écriture à
saturation. Les présupposés idéologiques dans
l'incipit du nabab ». Etudes littéraires, Québec,
presse de l'université Laval, vol.4, n°3,1971. Cité par J.P
Goldenstein « pour lire le roman », Ed.A.De Boeck DUCULOT.
Paris 1995. P.74.(3) J. Goldenstein.Op Cité.P.74(4) Cette invocation
est pour l'orthodoxie musulmane obligatoire à chaque ouverture d'un
récit ou d'un acte quelconque, sans quoi, il est
considéré comme douteux. Remarquons que cette tradition oratoire
fut utilisée par les quoraîchites (habitants de la Mecque) avant
même l'islam.(5) Léon Gauthier H.I.Y. OP.Cité
texte arabe p.3.(6) Son nom est Taîfour ben iça ben adam ben
serouchan, et sobriquet « sultan el arifin », le sultan des
connaissants. Il mourut en 875 ap.J (7) Cité par Farid-ud-din-attar,
le mémorial des saints. Ed.Du Seuil 1976, p.178.(8) Ibid. P. 179(9)
Cet état de familiarité avec Dieu que la tradition soufie nomme
« Ahlullah », (famille de Dieu) fut l'objet d'une
terrible controverse entre les orthodoxes et les
« ach'arites » : adeptes de la doctrine qui permet la
réflexion sur l'essence divine. Les uns soutiennent que Dieu ne peut
être familier aux hommes tandis que les autres prétendent que
c'est par la connaissance que l'essence divine s'anthropomorphise.(10) Cette
idée du contenant qui ne peut être contenu est
développée par Avicenne Goichon. Introduction à
Avicenne, son épître des définitions. Paris, de Brouwer et
C, 1933. P.143.(11) « al-kibrit-al ahmar » ou pierre
philosophale. Cette expression est souvent répétée par le
maître soufi lorsqu'il fait allusion à la science des Qutbs c'est
à dire des grands maîtres tels que abid yazid al bastami et
abdelkader el djilani al baghdadi. Sur la rareté du souffre rouge, voire
l'oeuvre de Miguel Asin, los caracteres y la conducta... por abenhazam (ibn
hazm). Madrid, 1916. P.99, N.I Cité Léon Gauthier. Op.
Cité page 9, N. (2).(12) Il s'agit ici de l'Espagne(13) C'est
à dire un homme par génération. A ce sujet et concernant
l'héritage mystique « wirathatu'arifin », la
tradition théosophique rapporte que seul un homme par siècle peut
atteindre les sphères supérieures de la connaissance de l'Etre.
Voire Ives Marquet, la philosophie des Ikhuan al-safa. Op. Cité, le
chapitre des cycles de manifestation et de clandestinité : les sept
imams.(14) Bien qu'à l'époque de l'Andalousie musulmane, les
doctes de l'islam avaient tranché sur la question d'interdire ou de
permettre la réflexion sur l'essence de Dieu en faveur de l'orthodoxie;
les Ulemas sunnites avaient toléré le seul
« tawhid » c'est à dire la théologie
non spéculative qui se base uniquement sur la révélation
et la tradition prophétique. Remarquons que c'est l'occident par le
travail des orientalistes qui a développé davantage le
débat sur le soufisme (voire les travaux d'Eva de Vitray, de Louis
Massignon et de Jacques Berque à ce sujet).(15) Le conflit entre les
orthodoxes et les soufis est de très longue date. Concernant la sentence
de mort proclamée contre Mansour hallaj, Farid-ud-Din'Attar
(Op.Cité) nous rapporte que le jour où l'on traîna Mansour
au gibet, tous les oulemas rédigèrent un acte juridique qui
proclamait la nécessité de le mettre à mort. Le khalife
allait obliger même son maître El-djunîd à
rédiger la sentence. « Mansour
méritait la mort, il possédait intérieurement la
connaissance du Seigneur très haut » P. 303 du
Mémorial des Saints.O.P.Cité(16) La voie des philosophes.(17)
Nous empruntons ces concepts au groupe d'entreverne, analyse sémiotique
des textes, les éditions toubkal, Casablanca, 1987. Mais nous
les rendons fonctionnels dans notre propre étude.(18)
Ibid. . P.47(19) Cette citation signifie que les sciences humaines dont parle
l'auteur étaient beaucoup plus axés sur la philosophie
spéculative; il ne faut pas comprendre qu'il s'agit des sciences
humaines dont l'étude est positive.(20) Maurice Blanchot,
OP.Cité.P.32(21) Ibid.P.32 et 54(22) Kitab Al-shifa.
Première traduction latine faite en 1508. Cf Trad.latine, éd. Des
chanoines réguliers de Saint-Augustin, Venise 1508.(23) E. Husserl,
la structure de détermination d'une oeuvre littéraire,
Paris 1931. P. 181.(24) Aldous huxley. OP. Cité (philosophia
perrenis) P.120.(25) Aldous Huxley. La philosophie
éternelle. Op. Cité, P.34. Citons aussi cette affirmation
d'Aldous huxley qui rejoint notre vision sur l'initiation à la
théosophie : « les biens de l'intellect, les
émotions et l'imagination, sont des biens réels, mais ils ne sont
pas le bien final, et quand nous les traitons comme des bien en soi, nous
tombons dans l'idolâtrie. La mortification de la volonté, du
désir et de l'action, ne suffit pas; il faut qu'il y ait aussi
mortification dans les domaines de la connaissance, de la pensée, du
sentiment et de l'imagination » Ibid. P.134.(26) Ibid.
P.134.(27) Cité par Bernard GROS dans « profil d'une
oeuvre » de « Swan » au « temps
retrouvé ». Hatier, Paris 1981. P.59. Il rapporte aussi que
Chantal Robin a admirablement montré que le narrateur, sans toujours
l'exprimer clairement, a accès au mystère, et
finalement au sacré, après avoir eu le sentiment d'être
mort au monde, soit par absence de dons littéraires, soit par des
échecs amoureux. (Ibid.).(28) Il s'agit ici de la véritable
descente en enfer; la nuit étant les profondes obstrues de l'âme
humaine.(29) Grand maître de la confrérie soufie à
obédience « chadouliya » de Tlemcen. Le discours
théosophique qu'a développé ce maître mystique a
alimenté toute l'oralité initiatique dans laquelle Mohammed Dib a
puisé toute la symbolique de sa quête ontologique dans
l'écriture de ses romans post-trilogie. Nous développerons cette
étude lorsque nous aborderons notre chapitre sur le récit
métamorphosé de Dib (deuxième partie de notre travail)
(30) Notons que cette notion de soufisme philosophique n'est
apparue que vers la fin de ce siècle avec les adeptes des Ulémas
d'Al-Azhar où l'on a tenté en vain de réconcilier
philosophie et soufisme.Pour notre part nous ne sommes pas partisans de cette
école car le soufisme obéit à un univers extra-langagier
comme l'a souligné Ibn thophaïl dans son introduction de
l'épître, Hayy ibn Yaqdhân.
3I) Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë, Julliard,
1961.(32) « L'effondrement des philosophes » ou
plus exactement traduit, « l'insignifiance des
philosophes ». Notons que cette oeuvre a provoqué une
grande polémique au XI siècle a propos de la fonction
heuristique de la philosophie musulmane; ce qui a poussé Ibn Rochd
à répondre sévèrement par son
« Insignifiance de l'insignifiance » ou comme
l'ont traduit les orientalistes, » effondrement de
l'effondrement » en arabe « tahafôt
el-tahafôt » (Cf. trd. latine dans aristotel, opera
....cum Aver. Comment., fol.21 M à fol.22, Cité par Léon
Gauthier, théorie d'ibn Rochd. Op. Cité P.22 note (3).(33)
« Mizan el'a'mal ». Dans cet ouvrage dont nous
n'avons pas pu trouver les références exactes en langue
française, Al Ghazali, toujours fidèle à sa pensée
eschatologique, tente de montrer que seules les actions de l'homme peuvent le
sauver ou le damner.(34) Cf. Martin Lings, « un saint musulman
du vingtième siècle » op. Cité.(35) IBID.
P.248.(36) Jacques Bens, Claude Berge et Paul Braffort, formule de
littérature potentielle, Gallimard, 1981. P.89.(37) Frans
Boas, introduction à « James Teit, tradition of the
thompson River Judian of British. Columbia Memoirs of the American folklor
société, VI (1898). P.18. Cité par C.L. Strauss,
Anthropologie structurale; Plon, 1958 et 1974. P.227.(38) C.L.Strauss; Op.
Cité P. 230.(39) Ibid. P.231(40) Ibid. P.231(41) Louis Gardet,
la pensée religieuse d'Avicenne. Op. Cité P. 90.(42)
René Wellek et Austin Warren. Théorie de la
littérature. Ed.Gredos Madrid, 1985.(43) Ibid. P.24.(44) Ibid.
P.25.(45) C.L.Strauss. Op. Cité P.229.(46) Nous soulignons que le
« je » dans le récit initiatique est un actant duel,
il incarne aussi bien l'histoire que le narrateur. Cependant, le statut de
cet actant duel dans la narration est mis en place par un autoritarisme
théologique puisque le narrateur initié émane de l'univers
inaccessible de Dieu.(47) Une des traductions de H.I.Y. Cf.Léon
Gauthier, H.I.Y. OP. Cité note (13) page 18. Il rapporte que dans
cette île « s'y trouve un arbre qui, en guise de fruits,
produit des femmes ».C'est d'elles que parle El Maçoudi
sous le nom de « filles du Waqwaq ». Sur cette
légende du Waqwaq, Léon Gauthier nous renvoie à Gabriel
Ferrand, journ. Asiatique, 1904. « Madagascar et les îles
uâq-uâq »; géographes arabes et Madagascar .
pp.483 et suivre.
(48) Léon Gauthier; H.I.Y. Op. Cité
P.18 Note 3.
(49) Ibid. P.188. N.3(50) Nos lectures ne nous ont pas
permis de confirmer cette hypothèse mais ce lieu mythique
évoqué par notre auteur est à notre sens le lieu
d'émergence de la fiction.(51) Farouk Saad H.I.Y. (texte en
arabe) Op. Cité, P.26.(52) Ibidem(53) Ibidem(54) Ibidem(55)
Groupe d'Entreverne, analyse sémiotique des textes. Op.
Cité. P.47.(56) Cf. Notre note 50 de notre premier chapitre.(57)
Yves Marquet, la philosophie des Ihwân Al-Safâ. Op. Cité.Ch
I P.41 (58) Ibid. P.157.(59) André Breton, Manifeste de
surréalisme, Gallimard, 1944. P. 19.(60) Hayoun Mr, le
commentaire de Moise de Narbonne. OP.Cité, P. 67.(61) Jacques
Derrida, l'écriture et la différence.Op. Cité. P.
157.(62) Vladimir Propp, morphologie du conte, Ed. Du Seuil.(63)
Ibid. P.31
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE TROIS:
ITINERAIRE INITIATIQUE DE HAYY
INTRODUCTION
L'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdnân dans
le récit d'Ibn thophaïl est en fait, nous l'annonçons
déjà, l'itinéraire de la pensée mystique de
l'auteur. Certes, les analyses récentes du récit, surtout celles
qui évacuent le premier concerné dans une oeuvre: l'auteur, ont
tendance à déstructurer et à déconstruire le texte
pour ne laisser apparaître que la signifiance de l'oeuvre sinon le sens
immanent.
Mais nous savons que le processus de l'écriture
obéit inévitablement à l'acte de la création
littéraire. Le contexte historique dans lequel cette oeuvre a
émergé ( qui a déjà été
étudiée dans notre premier et second chapitre) était la
synthèse des débats philosophiques et théosophiques qui
parfois avaient pris l'ampleur d'une polémique sur les questions de
l'adventicité ou de l'éternité du monde (cf. le
désengagement rhétorique dans notre chapitre
précédent).
Quant au personnage Hayy Ibn Yaqdhân, nous avions aussi
montré qu'il représente allégoriquement l'homme en
quête de son être (angoisse existentielle) mais, soumis au dilemme
de sa cosmogonie, sa genèse et son destin métaphysique. De ce
fait, l'itinéraire de Hayy Ibn Yaqdnân dans cet espace de
l'écriture initiatique est, nous le verrons, l'itinéraire de
l'homme à travers les âges de la connaissance gnostique tout
d'abord, discursive et rationnelle ensuite.
Rappelons que Hayy Ibn Yaqdnân se traduit
latéralement par « le vivant fils du
Vigilant » et par allégorie mystique, «
l'être éphémère fils de l'Etre
éternel ». Cette allégorie dont la signification
de surface fut considérée comme hérétique par les
orthodoxes musulmans trouve par contre un terrain de signification dans la
théologie chrétienne qui accepte certaines formes
d'anthropomorphisme dans sa foi.
Nous ne voulons pas aborder une étude comparative entre
les caractéristiques de la foi musulmane et celle chrétienne car
cela empiétera dans une autre spécialité: la
théologie comparée. Nous avons toutefois souligné cet
aspect anthropomorphique de la foi chrétienne parce que nous avons
retrouvé ce débat dans un de notre corpus d'analyse,
« l'Aventure ambiguë » de Cheikh
Hamidou Kane.
C'est par la bouche du missionnaire chrétien que
l'auteur de ce récit initiatique soulève le problème de la
confrontation des fois sinon leur complémentarité:
« Notre tâche était
d'évangéliser, j'eusse évité d'emporter jusqu'au
médicament le moins encombrant et le plus utile. Je voulais que la
révélation dont nous aurions été les missionnaires
ne dût rien qu'à elle même, et fût
littéralement pour nous, une imitation de Jésus-Christ. Du reste,
je n'en attendais pas seulement l'édification de ceux que nous aurions
convertis. J'escomptais avec l'aide de Dieu, l'exemple de votre foi eut
ravivé la nôtre »(1).
Ainsi, ce rapprochement entre les fois monothéistes
trouvera aussi sa fonction dans le récit initiatique à partir de
notre grille de lecture.
Concernant l'itinéraire de notre premier personnage,
nous le situons tout d'abord, dans son parcours initial, au degré
zéro de la connaissance. Cet état de non connaissance dans lequel
notre auteur a mis son personnage équivaut pour l'anti-personnage
à un état d'érudition parfaite. Tout le premier chapitre
dans lequel nous avions étudié le désengagement
rhétorique de notre auteur exprime cette érudition à
laquelle l'homme est arrivé depuis la pensée grecque
jusqu'à l'apparition des péripatéticiens dont Ibn
thophaïl en fait partie.
Ce premier stade de l'initiation chez les soufis est
qualifié par la tradition théosophique comme étant le
degré zéro de la connaissance puisqu'ils (les soufis) disent
« la fin de votre science vous permet de faire les premier pas
dans notre science ».
Il convient, par conséquent, dans un but
méthodologique, de définir le concept de personnage dans le
récit initiatique à contenu théosophique, par opposition
à l'anti-personnage.
I-Personnage vs
anti-personnage.
La tradition littéraire définissait le
personnage comme étant l'ensemble des caractérisations que lui
donne son auteur ou son créateur. Caroline Masseron et Brigitte Petit
Jean (2) nous disent que:
«caractériser un personnage de roman, c'est
lui donner, bien que dans la fiction, les attributs que la personne qu'il est
sensé représenter posséderait dans la vie réelle.
L'élaboration de tout un système de signes qui font le sens
s'appuie sur une certaine conception de l'homme qui suppose que l'on tienne
implicitement pour fondés les présupposés humanistes
garant de la vérité humaine: personne morale et personne
physique, corps conçu comme manifestation de l'être, de son
caractère, etc ». (3)
Qu'en est-il de notre
personnage ?
2-La caractérisation
La caractérisation de Hayy Ibn Yaqdnân est celle
de l'être primitif, l'archétypique, celui dont la nature est
« adamique ». C'est un être nu, primitif,
vulnérable et sans défense. Il est « Adam »
confronté à une nature impitoyable, l'esprit
éveillé dans un corps débile, l'inné, l'instinctif
et le symbole de la vie pure et incorruptible. Il ressent mais ne juge pas,
comprend mais ne parle pas, vertueux, sans connaissance du vice et, en parfaite
harmonie avec la nature d'où il provient. Il est donc
« l'homme biologique » par excellence, puisque
notre auteur le fait naître dans une région où la
création est spontanée, où l'homme naît sans
père ni mère.
Notre auteur approuve cette théorie de la
naissance spontanée puisqu'il affirme que «nos vertueux
prédécesseurs rapportent que parmi les îles de l'Inde
situées sous l'équateur, il y en a une qui est l'île
où l'homme naît sans mère ni père. C'est qu'elle
jouit de la température la plus égale qu'il soit à la
surface de la terre, et la plus parfaite, parce qu'elle reçoit la
lumière de la région du ciel la plus élevée
possible. »
Puis, par un long exposé, il démontre la
possibilité de ce phénomène (pp.19/ 21) et approuve:
" cette théorie exigerait un exposé plus long, que ne
comporte pas notre présent objet. Nous ne l'avons signalé
à ton intention que parce qu'elle contribue à confirmer la
légitimé de l'allégation énoncée, à
savoir que, dans cette contrée, l'homme peut naître sans
mère ni père » H.I.Y.P.21.
Par cette affirmation , nous pouvons avancer
l'hypothèse que le statut que l'auteur donne à son personnage est
celui de l'homme biologique (4) et non celui de
l'homme-cité (5). De ce fait, son parcours initiatique
débutera dans la recherche de son identité biologique puisque,
dépassant son animalité, il va à la recherche de son
humanité sans prétention d'étaler (pour l'auteur) ses
connaissances doctrinales.
L'anti-personnage que nous concevons comme la négation
du personnage évolutif dans cet univers d'initiation, est l'ensemble des
caractérisations de l'homme-cité; celui qui émane des
profondeurs de la cité grecque ou romaine, arabe ou juif, celui qui sait
parler le langage des philosophes pour persuader l'autre que la seule
vérité c'est lui et que la seule vie possible est dans sa
cité, que les valeurs qu'il a forgées depuis la nuit des temps
sont celles qui sont écrites dans ses livres, que la religion qu'il
professe est la seule vraie, véridique et authentique.
L'initiation de notre personnage va se faire dans la
négation de l'homme-cité par le procédé du
désengagement rhétorique « accepte ce que tu vois
et laisse là ce que tu as entendu dire » dira Ibn
Thophail en reprenant les propos d'Al Ghazali: " Ces paroles
n'eussent-elles d'autres effets que de te faire douter de ce que tu crois par
une tradition héréditaire, ce serait suffisant; car celui qui ne
doute pas n'examine pas, celui qui n'examine pas n'aperçoit pas et celui
qui n'aperçoit pas demeure dans l'aveuglement et dans la stupeur
« H.I.Y.P.14.
Le degré zéro de l'initiation de notre
personnage Hayy, équivaut à la mort de l'anti-personnage. Sa
véritable initiation débutera avec la mort de la gazelle qui l'a
adopté, la quête de Hayy à la recherche de ce «
quelque chose » qui a quitté le corps de sa
mère adoptive la laissant inerte.
Le corps subtil qui donne la vie correspondra pour
l'initiation religieuse grecque à la descente en enfer. Elle
s'opérera dans les profondeurs des entrailles de ce corps animal qui,
bientôt deviendra une dépouille repoussante et sans
intérêt.
N'est-ce pas là la quête de tout homme à
vouloir découvrir le secret de la vie. Toutes les sciences que l'homme a
entreprises ne sont-elles pas cette descente en enfer dans le but de s'initier
à la vraie vie; celle où la mort est totalement
démystifiée, sinon quantifiée.
Qui n'a pas connu cet état de stupeur face à la
mort d'un être très cher, cet état ou notre auteur
décrit ce sentiment d'impuissance: « Il désirait
ardemment découvrir la place du mal pour l'en délivrer, afin
qu'elle revint à l'état où elle se trouvait auparavant;
mais rien de tel ne s'offrait à lui, et il était impuissant
à lui porter secours » H.I.Y.P.31 .
Le récit initiatique, à ce niveau là,
fonctionne comme une super structure tautologique où la structure
matricielle ne cesse de se répéter sous d'autres formes
syntaxiques. La structure matricielle étant la quête de l'absence
comme la soulignera Todorov dans poétique de la
prose :
« Le récit (...) s'appuie
toujours sur la quête d'une cause absolue et absente. (...) L'effet de
cette cause est le récit. L'histoire qui nous est racontée.
Absolue, car tout dans ce récit doit finalement sa présence
à cette cause. Mais la cause est absente et l'on part à sa
recherche; elle est non seulement absente mais la plupart du temps
ignorée; tout ce que l'on soupçonne, c'est son existence,
non sa nature. On la quête: l'histoire consiste en la
recherche, la poursuite de cette cause initiale, de cette essence
première. Le récit s'arrête si l'on parvient à
l'atteindre. Il y a d'une part une absence ( de la cause , de l'essence de la
vérité) mais cette absence détermine tout; de l'autre, une
présence ( de la quête) qui n'est pas la recherche de l'absence.
(6).
le récit de Hayy est donc précisément
l'existence d'un secret essentiel, d'un non nommé, d'une force absente
et superpuissante, qui met en marche toute la machine présente de la
narration . Nous dirons à la suite de Todorov que le mouvement du
récit initiatique est double, et, en apparence contradictoire, ce qui
lui permet de recommencer sans cesse. D'une part, il déploie toute ses
forces pour atteindre l'essence cachée, pour dévoiler l'objet
secret; de l'autre, il s'éloigne sans cesse, le protège
jusqu'à la fin de l'histoire, sinon, au-delà. L'absence de cette
cause, ou de la vérité, est présente dans le texte, plus,
elle est l'origine logique et la raison d'être. La cause est ce qui, par
son absence, fait surgir le texte. L'essentiel est absent, l'absence est
essentielle. La mort de la gazelle est une structure déterminante
puisqu'elle sera la cause essentielle de cette absence. Toutes les
transformations narratives découleront de cette structure
matricielle.
Selon le modèle quinaire (7) cette structure sera
l'étape de transformation de ce récit qui débouchera sur
une dynamique de l'action afin de retrouver l'équilibre du récit.
Soulignons que cette dynamique n'est pas comme dans le récit
traditionnel une suite d 'événements - ce qui n'est pas le
cas de notre récit - ces événements n'ont lieu que dans
l'univers mental de notre personnage, Hayy. C'est là, un des aspects du
récit initiatique dans la tradition théosophique de l'Islam. Nous
avions déjà abordé cette question lorsque nous avions
étudié l'influence de Yayy sur le Robinson
Crusoé.
Le personnage de Hayy Ibn Yaqdhân est donc une
simple allégorie de l'Idée en quête de ses
idées afin de retrouver l'essence de l'idée de la
création, tout d'abord, de Dieu, ensuite.
Ce personnage allégorique va essayer de remonter le
courant de sa propre genèse en descendant dans les profondeurs de sa
propre corporéité.
Cette descente en enfer sera opérée par la
quête de l 'absence dont nous avons parlé plus haut.
3-La descente en enfer.
« Lorsqu'il eut décidé que
l'organe lésé ne pouvait être que dans la poitrine de la
gazelle, il résolut de chercher à l'atteindre et à
l'examiner, espérant peut-être qu'il parviendrait à trouver
la lésion et à la faire disparaître. Puis, il craignit que
ce qu'il allait faire là ne fût plus dangereux pour la gazelle que
le dommage primitivement survenu, et que son zèle ne lui fût
nuisible. Il chercha à se rappeler s'il avait vu alors quelques
bêtes fauves ou quelque autre animal tomber dans un état pareil et
en revenir. Mais n'en trouvant aucun exemple, il désespéra de la
voir revenir à son état normal s'il s'abandonnait; tandis qu'il
lui restait quelque espoir s'il trouvait l'organe en question et le
débarrassait de son mal. Il se décida donc à lui ouvrir la
poitrine afin de voir ce qui s'y
trouvait. »H.I.Y.P.34.
L'itinéraire initiatique va donc prendre son point de
départ avec la mort de la gazelle. Toutes les transformations narratives
avons-nous dit, découlerons de cette quête de l'absence dont a
parlé Todorov et que nous avons citée plus haut.
Dans la tradition théosophique de l'islam, le corps est
le micro- univers où se conjuguent toutes les forces de la nature.
Chaque organe correspondra à une sphère céleste. Nous
retrouvons cette Doctrine de l'homme universel dans la théosophie des
«Ikhuan eçafa », « les frères
de la pureté ».
A ce sujet Yves Marquet explique leur doctrine en disant
que:
« les trois dimensions, dont est doué le
corps dans son ensemble, constituent «la première forme du
corps », c'est à dire qu'aucun corps particulier ne peut
exister, sans être passé par là, autrement dit sans
être une partie du Corps Absolu. Et c'est pourquoi il est dit aussi que
le « Corps Absolu est une forme de la matière
première »; c'est la seule que celle-ci puisse recevoir
directement. Bien qu'informé une première fois par l'âme,
ce corps a hérité tous les caractères d'imperfection de la
matière première; il est d'une substance épaisse,
grossière, inanimée (« mortelle »),
ignorante, passive (ou gaie) (c'est pourquoi ultérieurement,
« les figures s'amoncelleront et se presseront sur lui de
façon très maladroite, et nous verrons que tous les corps
garderont l'imperfection qui est marqué de leur origine. Pour l'instant
le corps n'a rien d'autre que les trois dimensions: il est « vide de
formes, de dessins et de vie » bien que, par nature, apte à
les recevoir. La seule noblesse, si l'on peut dire, du corps, dont Dieu
« donnera possession à l'âme », c'est qu'il
est destiné a être le corps du monde entier, de même que
l'âme universelle sera l'âme du monde, et que par là,
tous les corps seront un seul et même corps , de même que
toutes les âmes seront une seule et même
âme. »(8)
S'agissant du corps de la gazelle que le narrateur de Hayy a
pris comme point de départ de la quête initiatique du personnage
opérateur du récit, il intervient avons-nous dit comme une
structure de transformation d'où découleront toutes les
séquences narratives de surface; ce sera le récit-logique
régi par le principe de la causalité. Toutefois, cette
quête de l'absence déterminera les structures profondes du
récit et par la même, permettra la mise en place de deux
récits inter-dépendants dans leur sémantique narrative
mais tout a fait autonomes, puisque le premier, le récit
littéraire, obéira aux règles de la fiction donc à
la création littéraire; et le deuxième, le récit
initiatique dans la tradition théosophique, obéira au discours
théosophique.
Entreprendre l'analyse du récit du seul point de vue
littéraire, c'est ignorer les véritables aspects du récit
initiatique puisqu'il se veut donner la fonction du récit de conversion.
C'est pourquoi, pour le besoin de notre cause méthodologique, nous
étudierons cette ascension de l'âme initiée dans la
« descente en enfer » en nous
référant à chaque fois à la doctrine soufie qui,
comme nous l'avions dit, alimente le récit et oriente même les
structures narratives dans une espèce de contrainte
sémantique.
La quête de l'absence étant donc la structure
matricielle; le narrateur introduit le niveau supérieur que nous
appellerons la présence de l'absence.
4-La présence de l'absence.
Ce niveau est engagé par la séquence où
le narrateur explique:
« après qu'il eut examiné
tous les corps organiques externes de la gazelle sans y rencontrer aucun
empêchement apparent, se trouvant d'autre part en présence d'un
arrêt total, qui n'affectait point exclusivement tel ou tel organe,
l'idée lui vint que le mal qui l'avait assaillie devait être dans
un organe indispensable à chacun des organes externes pour l'exercice
de ses fonctions; et que lorsque le dommage l'atteint, le mal se
généralise, et il en résulte un arrêt
total.H.I.Y.P.32.
Cette présence de l'absence, étant une structure
matricielle et atemporelle résorbera l'ordre de la succession
chronologique comme le souligne C.Levi-strauss: « l'ordre de
succession chronologique se résorbe dans une structure
atemporelle » (9)
Elle est définie dans notre conceptualisation comme
étant le procédé par lequel tout écrivain tente de
réaliser son projet narratif, d'une part parce que les structures de
surfaces auront la fonction de « masquer » le
temps, d'autre part, tant que le lecteur sent l'absence du temps
social, l'acte de lecteur sera justifié.
Dans le cas du récit initiatique, l'acte de la lecture
est une quête de la présence tandis que l'acte de
l'écriture est une quête de l'absence puisque
l'objet de la narration est simplement cette absence dont parlait Todorov et
que notre auteur engage dans la séquence où le héros se
met à la recherche de ce quelque chose qui a quitté sa
mère adoptive.
Dans la tradition théosophique de l'islam, l'aventure
mystique se résume dans cette sagesse: « Ce que tu
cherches restera toujours devant toi », « Ina ladi
tatlûbûhù amâmaq ». Ce qui nous
conforte à dire que le récit initiatique n'est jamais clos.
Pourtant le sens que donne la tradition théosophique à cette
sagesse est que celui qui cherche à connaître les
vérités éternelles ne peut les trouver que devant lui;
elle va même à dire que celui qui recherche Dieu ne peut le
trouver que devant lui sinon en lui sans recours à l'histoire ni aux
religions.
Mais pourquoi la nécessité d'un récit
initiatique puisqu'il suffit d'une simple introspection mystique et le but est
atteint? La réponse à cette question est en fait toute la
problématique de la théorie de la littérature puisqu'elle
est la vie elle même, il suffit de la vivre sans avoir besoin de
l'écrire; et pourtant l'homme ne peut s'empêcher d'écrire
sinon c'est la mort de quelque chose en lui, si ce n'est la vie même qui
en pâti.
C'est ici le cas du récit initiatique, Ibn
thophaïl nous dit dans son introduction que ceux qui n'ont pas
écrit leur expérience mystique n'ont en réalité pas
eu de faveur divine car selon lui, la plus grande faveur que peut accorder Dieu
est l'Ecriture. Dieu ne s'est pas contenté de parler avec ses
prophètes, il leur a révélé les Livres: L'Ancien
Testament, les Evangiles et le Coran.
Le récit initiatique est une continuité
de la révélation que l'homme a reçue de Dieu.
Pour notre part, nous dirons qu'écrire c'est rechercher
cette absence dont nous connaissons l'existence mais dont nous ignorons la
nature. Par conséquent, la quête du récit est cette
quête de l'absence; aussi longtemps que dure cette absence, le
récit ne cessera de se répéter, de se redire sans cesse,
autant que dure le langage et l'écriture.
Dans le récit initiatique, l'étape finale
proprement dite n'existe pas car elle est en fait l'annonce d'une nouvelle
étape. La quête se poursuivant toujours:
« Je ne puis m'empêcher de croire que
l'objet de mes recherches s'y trouvait, mais qu'il l'a abandonné, le
laissant vide ( le coeur); et c'est alors qu'est survenu dans cet organisme
l'arrêt en question, qu'il a perdu la perception et le mouvement. Ainsi,
l'habitant de ce logement en avait déménagé avant qu'il
eût subi aucune dégradation, et l'avait quitté lorsqu'il
était encore intact: il était donc probable qu'il n'y
reviendrait pas, maintenant qu'il était ainsi ravagé et
béant » H.I.Y.P.37
Pour ne prendre que ce passage, nous pouvons ainsi affirmer
que la quête du récit se poursuit et fonctionne de la même
manière que ce micro-récit cité. L'objet de la quête
étant l'âme qui se détacha du corps de la gazelle, tout le
récit de Hayy Ibn Yaqdnân ne sera que tautologique.
La présence de l'absence est donc continuellement
réinstallée au moment où l'équilibre du
récit semble atteint: « alors, le corps entier lui parut
vil et sans valeur auprès de cette chose qui, selon sa conviction,
demeurait un temps et le quittait ensuite. » (P.37).
Ensuite le récit est relancé par une
série de questions qui annoncent les différents niveaux du
programme narratif:
« il concentra donc uniquement ses
réflexions sur cette chose, se demandant ce que c'était, comment
elle était, qu'est ce qui l'avait arrachée à ce corps,
où elle s'en était allée, par quelle issue elle
était passée quand elle était sortie du corps, quelle
cause l'avait chassée, au cas ou son départ avait eu lieu par
contrainte, ou bien quelle cause lui avait rendu le corps assez odieux pour
qu'elle s'en séparât, au cas où son départ avait
été volontaire. Il se répandit en réflexions sur
toutes ses questions, oubliant le corps et l'écartant de sa
pensée. H.I.Y.P.37.
Nous voyons dans ce passage que la quête de l'absence
est en fait la quête de l'âme. Dans la tradition
théosophique de l'Islam l'objet de l'initiation n'est pas
foncièrement la quête de l'âme mais la quête de Dieu;
cela n'empêchent pas certains soufis de spéculer sur l'âme
bien que cette question reste ambiguë pour bon nombre de
théosophes.
Seuls les « frères de la
pureté » « Ikhûan essafa »
ont pu, dans leur doctrine, apporter de la lumière sur ce sujet, bien
que contestés par d'autres. Surtout, lorsque les Ikhwân
donnent de l'âme plusieurs définitions qui diffèrent
quelquefois par quelques termes, le plus souvent par quelques qualificatifs en
plus ou en moins. Elle est dite « un influx émané de
l'intellect » (III 232), « la lumière de l'intellect
et son influx que Dieu a répandu à partir de l'intellect (III
352).Une faculté jaillie et répandue de l'intellect
universel » (III 342) ou une « faculté spirituelle
émanée (fadât) de l'intellect » (III 189). Mais
le plus souvent elle est qualifiée de « substance »
(jawhar) et avec l'ensemble des qualificatifs qui y sont accolés:
substance simple (c'est à dire non composée), spirituelle par
essence, savante en puissance, active par nature, et aussi puissante et
fabriquante par accident, réceptive, émanée de l'intellect
(I 294, III 36, 184, 186, 197, 237, 240, 386, 466) (10).
Quant à l'écriture de l'âme dans le
récit initiatique de notre auteur, elle s'éloigne du
traité proprement dit et s'engage dans la narration pure; celle qui
obéit aux règles de la création littéraire et non
aux règles de la doctrine puisque le narrateur nous met dans un espace
temps fictif, lieu mythique (l'île du Waqwaq) et temps mythique, les
âges absolus de l'Homme et les différents cycles de son
évolution. L'âme est une « présence-
absente » et le narrateur part à sa recherche et, dans cette
quête, le récit se réalise. Tantôt il prend l'allure
d'un conte, tantôt c'est le discours théosophique qui prend le
relais. Le mot cherche sa véritable essence, sa substance originelle et
son lieu idéal d'énonciation. Pour ce faire, il remontera le
courant de son histoire à travers le mythe; celui de ses premiers pas
dans la nature qui l'a vu naître. Le mot est source de vie mais
explique la vie avant que celle-ci ne lui donne d'autres
attributs, ceux de masquer la vie.
Le récit initiatique est avant tout, une
initiation à la lecture originelle. Hayy Ibn Yaqdhân ne
connaît pas le mot mais fait découvrir au lecteur les mots qu'il
est sensé connaître tout en leur donnant le pouvoir de quitter le
sens vers l'univers de l'essence. Le texte initiatique est un prétexte
car l'initié n'a besoin que d'un seul mot pour faire son initiation, sa
descente en enfer, sa remontée et sa résurrection.
Rappelons que dans la tradition soufie, le
« mûrid », c'est à dire le futur
initié est mis en situation de solitaire et doit prononcer infiniment le
nom d'Allah jusqu'à perdre l'haleine; il ne doit entendre que ce mot
jusqu'à ce qu'il fasse corps avec lui; tout autre mot doit
disparaître et se fondre dans « le
Mot ». Alors s'opère une sorte de
cristallisation et l'initié, de voir par l'essence du Mot, tous les
textes de l'existence. Il se dispensera du livre et par la même des
livres. Ainsi le langage des hommes n'aura plus de sens.
C'est ainsi que s'achève l'histoire de notre
héros Hayy. Ayant été découvert par Açal
dans on île déserte, il apprit le langage des hommes et raconta
son histoire et aussi toutes les vérités métaphysiques
qu'il a découvertes par l'observation et la méditation
intuitive.
Lorsqu'il fut amené à enseigner aux hommes de
l'île voisine les vérités supérieures, il
découvrit que « la plupart d'entre eux sont au rang des
animaux dépourvus de raison, il reconnu que toute sagesse, toute
direction, toute assistance, résident dans la parole des Envoyés,
dans les enseignements apportés par la loi religieuse, que rien d'autre
n'est possible, qu'on n'y peut rien ajouter; qu'il y a des hommes pour chaque
fonction, que chacun est apte à ce en vue de quoi il a été
créé » telle a été la conduite de Dieu
à l'égard de ceux qui ne sont plus. Tu ne sauras dans la conduite
de Dieu trouver aucun changement» (Coran)
« Il se rendit donc auprès de Salaman et
de ses compagnons, leur présenta ses excuses pour le discours qu'il
avait tenu et s'en rétracta. » H.I.Y. P.II2.
Nous pouvons donc affirmer que le récit ou le texte
initiatique n'est qu'un prétexte, puisque l'initiation se fait en dehors
du langage et de l'écriture. La seule initiation que nous retenons est
celle des mots, donc de la lecture. Chaque mot aura la fonction d'initier le
lecteur à pénétrer dans des micro-univers initiatiques,
dont la somme équivaut à une seule vérité: celle de
l'être éternel et de l'éternité du monde. Par
conséquent, l'absence de ce quelque chose qui donne la vie est la vie
elle-même. Elle est comblée par la recherche des mots d'où
la notion de la vacuité pleine.
5-La vacuité pleine.
Le corps est un des actants à la fois opposant et
adjuvant dans la quête initiatique. Ne pouvant pas être l'objet de
la quête, puisque c'est l'âme qui est le but à atteindre, la
corporéité des signifiants n'est perçue que dans les
rapports de sens qu'ils entretiennent entre eux. Les signifiés demeurent
extra-linguistiques et participent à l'image mentale non du corps de
l'objet-sujet mais de l'idée de la quête. Les signifiants
n'expriment rien mais permettent seulement la dynamique du récit:
« il examina de même tous les corps, soit
inanimés soit vivants, et vit que l'essence des uns et des autres est
complexe et composé de l'attribut corporéité et de quelque
chose qui s'ajoute à la corporéité, que cette autre chose
soit unique; et ainsi les formes des corps lui apparurent dans leur
diversité. « H.I.Y.P.76.
Tous les corps sont vides ou se vident; et dans leur
corruption le récit se remplit de mots, par la même, de sa propre
substance éternelle (Eons). Le narrateur initie les narrataires
désirables à se vider du réel des
« autres » afin de rejoindre l'initié dans
chaque station de contemplation.
6-La mort ou le crime originel.
Cette structure narrative possède deux fonctions: La
première enchâsse le récit par isotopie puisque la plus
petite unité de sens, la corruption du corps, permettra l'accession
à un deuxième niveau narratif, celui de la quête de
l'âme. La deuxième est catalysante puisqu'elle renvoie au crime
des fils d'Adam, Cain et Abel:
« Sur ces entrefaites, le corps commença
à se corrompre et à exhaler des odeurs repoussantes.
L'éloignement qu'il éprouvait pour lui s'en accrut, et il
souhaita de plus la voir. Alors s'offrit à ses regards deux corbeaux qui
se battaient. L'un d'eux finit par étendre mort son adversaire. Sur quoi
celui qui est resté vivant se mit à gratter le sol jusqu'à
ce qu'il eut creusé un trou, y déposa l'oiseau mort, et le
couvrit de terre. « Combien est louable se dit l'enfant, l'action de
ce corbeau enterrant le cadavre de son compagnon, bien qu'il ait mal agi en le
tuant; et moi je dois, à plus juste titre, m'acquitter de ce devoir
envers ma mère. « Il creusa une fosse, y déposa le
corps de sa mère, et le couvrit de terre. H.I.Y.P.37.
La descente du corps et sa couverture de terre permet une
transformation narrative du deuxième niveau; celui de la quête de
l'absence. « Puis, il continua de méditer sur cette chose
qui gouvernait le corps » (P.38). Concernant la fonction du
crime originel dans le récit, elle n'est opérée que dans
le but de faire émerger les structures inconscientes du récit. De
la même manière que la libido freudienne détermine
inconsciemment le comportement de l'homme, le crime originel détermine
et provoque même les structures inconscientes du récit.
Tout le procédé littéraire est à
notre sens une plaidoirie, un procès d'intention visant à refaire
le procès de Cain et Abel. C'est en somme le repentir par
l'écriture. A ce sujet, Max Scheler nous dit:
« parmi ces mouvements de la conscience, le
repentir est incontestablement celui qui se comporte en juge, dans son rapport
avec le passé de notre existence. Sa nature, sa signification, son lien
avec notre vie et son but ont été si profondément et si
fréquemment méconnus en raison même de ce désordre
du coeur qui affecte le temps présent, qu'il devient nécessaire
de déblayer le terrain par une critique des théories modernes,
généralement gratuites et superficielles, sur son origine, pour
établir une définition positive de son essence ».
(II)
Définir l'essence de repentir par le procès
littéraire est une action qui vise essentiellement l'Homme. Celui qui
écrit prend la défense de celui qui ne le fait pas. Et le
récit initiatique revient à éclairer le chemin du repentir
puisqu'il remonte des sources de la vie en prenant la faute originelle comme
point de départ de l'itinéraire initiatique.
La mort et le crime sont là deux aspect fondamentaux
qui déterminent les structures inconscientes de tout acte
d'écriture. Concernant notre corpus, elles enchâssent le
récit à deux niveaux:
I- Le niveau
logico-sémantique.
2- Le niveau narratif.
Concernant le niveau logico-sémantique, il manifeste la
pensée rationnelle et son évolution dans l'écriture
initiatique.
Notons que le récit de Hayy Ibn Yaqdnân se veut
être avant tout la récit de la persuasion voir même de la
conversion. de ce fait, il convient de l'étudier plus objectivement en
empruntant certains concepts aux sémioticiens et plus
particulièrement aux analyses sémiotiques des textes
littéraires.
Nous avons déjà introduit certains concepts
empruntés au groupe d'Entreverne lorsque nous avions traité le
chapitre du « contrat fiduciaire ». Concernant la
composante narrative nous ne pouvons parler de la narrativité du
récit que si le sens est fondé sur les différences.
L'analyse sémiotique des textes est essentiellement une description de
ces différences. Nous pouvons les reconnaître en suivant
l'itinéraire initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân et donc la succession
d'états différents de ce personnage.
7-Etats et transformations.
Rappelons que le groupe d'Entreverne insiste sur la
différence entre état et transformation. A la base de l'analyse
narrative, on pose la distinction entre les états et les
transformations, entre ce qui relève de l'être et ce qui
relève du faire. Un état s'énonce avec un verbe du type
« être » ou « avoir »
tandis qu'une transformation s'énonce avec un verbe de type
« faire ».
7-1-Les énoncés
d'état.
Pour définir plus précisément
l'énoncé d'état, on introduit les notions de sujet et
d'objet. l'énoncé d'état correspond à la relation
entre un sujet et un objet.
Notre sujet est Hayy Ibn Yaqdnân, son sujet est cette
quête de l'âme qu'il entreprend. Chaque fois que le sujet rejoint
une station itinérante, nous dirons que c'est un énoncé
d'état conjoint . Mais lorsque le sujet n'atteint pas son objet, nous
dirons que l'état est disjoint.
Il importe de relever les différents
énoncés d'état conjoints afin de faire apparaître la
narrativité du récit initiatique. Le premier énoncé
d'état conjoint que nous prenons comme point de départ pour notre
analyse de la narrativité du récit initiatique est le suivant:
« Lorsqu'il eut reconnu que l'essence de cet
« esprit » animal, qui avait toujours été
pour lui un objet de prédilection , et composé de l'attribut
corporéité et d'un autre attribut surajouté à la
corporéité, et que l'attribut corporéité lui est
commun avec tous les autres corps, tandis que par l'autre attribut,
ajouté au premier, il se singularise est s'isole, il se
désintéressa de l'attribut corporéité et
l'écarta, pour s'attacher au second attribut: c'est à lui qu'on
donne le nom d'âme. »(p.51)
Nous aurons donc le rapport suivant:
Enoncé d'état conjoint
« pour s'attacher au second attribut »,
alors qu'il est arrivé à se détacher du
premier attribut: la corporéité.
Nous aurons, par la même, dépassé une
transformation narrative par le fait de la disjonction :« il se
désintéressa de l'attribut corporéité et
l'écarta ».
Cette disjonction qui aura enclenché une conjonction,
c'est à dire un pouvoir-faire-identifier l'âme aboutira à
l'état de disjonction qui va suivre:
« il conclut de ces considérations que
le corps en tant que corps est composé essentiellement de deux notions,
dont l'un y joue le rôle de l'argile dans la sphère de l'exemple
précédent, et l'autre le rôle de la longueur, de la largeur
et de la profondeur de la sphère, du cube ou de tout autre figure que
peut affecter cette argile: on ne saurait concevoir un corps qui ne soit
composé de ces deux notions , et aucune des deux ne peut exister dans
l'autre. Celle qui peut changer, prendre maints aspects successifs, et c'est la
notion d'étendue, représente la forme qui se trouve dans tous les
corps doués de formes. Celle qui demeure dans le même état,
et celle qui correspond à l'argile dans cet exemple, est, ce que les
philosophes appellent « matière » et
« hylé »; elle est totalement dénuée
de forme. (P.53)
Cet état conjonctif est l'aboutissement successif de
plusieurs états disjoints du type . En voici quelques
énumérations pour ne citer que ceux là:
Enoncé d'état disjonctif avec le
premier objet conjoncté:
« Tous les corps terreux, tels que la terre,
les pierres, les métaux, les plantes, les animaux, et tous les corps
lourds, forment un seul groupe et possèdent en commun une même
forme d'où émane le mouvement vers le bas, tant qu'aucun obstacle
ne s'oppose à leur descente; et lorsque, après avoir
été mus vers le haut par contrainte, ils sont abandonnés
à eux même, ils se meuvent en vertu de leur forme, vers le bas. (
p 52)
L'opposition bas vs haut donne au récit deux directions
narratives, l'une sur la corporéité et là, elle est
déjà disjonctée par l'énoncé d'état
disjonctif que nous avons étudié plus haut, et l'autre sur la
spiritualité: ce qui va donner au récit toutes les
transformations narratives que nous verrons plus loin.
Enoncé d'état disjonctif avec le
deuxième objet conjoncté:
« Il chercha donc s'il trouverait une
qualité commune à la fois à tous les corps, vivants et
inanimés; et il ne trouva rien qu'il ne fût commun à tous
les corps, sauf la notion qui retrouve en tous, de l'étendue à
trois dimension, auxquelles on applique les noms de longueur, largeur et
profondeur. Il reconnut que cette notion appartient au corps doué de
cette unique propriété, dépourvu de toute notion
surajoutée à l'étendue susdite, et totalement
dénué de toutes les autres formes. » (p.53)
Le procédé par exclusion des objets atteints
nous donnera la formule suivante: S(H.I.Y) V
(corporéité) V (terre vs pierres vs métaux vs
plantes vs animaux vs eau vs air vs longueur vs largeur vs profondeur) V
(forme). L'élimination de ces éléments de la
corporéité débouchera systématiquement sur le
rapport bas vs haut. Et donc les états conjonctifs qui vont se
succéder donneront au récit un axe partant du bas (la
corporéité) vers le haut ( la spiritualité)
puisque le narrateur a pris soin d'exclure les sens « mais les
sens ne lui révélaient l'existence d'aucuns
corps ». ( p.53)
7-2- Bas vs haut:
Cet énoncé d'état conjoint a
déjà été anaphoriquement mis dans la narration par
la mise en place de l'élément feu:
« un jour, il arriva que le feu prit dans les
broussailles de fécule par voie de frottement. Quand il
l'aperçut, ce fut pour lui un spectacle effrayant, un
phénomène de nature inconnue. Il s'arrêta longtemps devant
lui, saisi d'étonnement mais il ne laissa d'en approcher peu à
peu. Il constata la lumière éclatante de feu, son action
irrésistible, par laquelle il se communiquait à tout objet auquel
il s'attachait, et le convertissait à sa propre nature. L'admiration que
le feu lui inspirait, jointe à la hardiesse et à la force de
caractère que Dieu l'avait doué, le portèrent à
étendre la main vers lui pour en prendre. Mais dés qu'il y
toucha, il lui brûla la main, et il ne put s'en emparer. Il eut alors
l'idée de prendre un tison que le feu n'avait gagné en entier, le
saisit par le coté intact pendant que l'autre état incandescent,
il réussit, de la sorte, à l'emporter vers le lieu qui lui
servait d'abri: c'était un antre profond qui lui avait convenu comme
demeure. Il ne cessa d'entretenir ce feu avec l'herbe sèche et du bois
sec. Il était assidu auprès de lui jour et nuit, tant il
l'appréciait et l'admirait, mais c'est surtout la nuit qu'il se plaisait
en sa compagnie, parce qu'il lui remplaçait la lumière et la
chaleur du soleil. Il éprouvait pour lui un grand amour, et le
considérait comme supérieur à toutes les choses qui
l'entouraient. Voyant toujours la flamme se dresser verticalement et tendre
à monter, il acquit la conviction que le feu était du nombre
des substances célestes qu'il apercevait. Il expérimentait
l'action du feu sur toutes les choses en les y jetant, et il le voyait en venir
à bout, tantôt vite tantôt lentement, suivant que le corps
qu'il jetait avait une disposition plus au moins forte à brûler.
(...)
(...) Enfin, ce grand amour que lui inspirait la
merveille de ses effets et la grandeur de sa puissance l'induisait à
penser que la chose disparue du coeur de la gazelle qui l'avait
élevé était de même substance ou quelque
chose du même genre. Il était confirmé dans cette
pensée par cette constatation que les animaux ont de la chaleur pendant
toute leur vie et deviennent froid après leur mort, et cela toujours
sans exception; et aussi par la grande chaleur qu'il constatait en
lui-même dans sa poitrine. »H.I.Y.P.39.
Nous voyons ici que le programme narratif qui est en
réalité cette quête de l'âme se déplace
à un niveau supérieur catalysé par l'élément
feu. En établissant une grille sémique, nous pourrons deviner
toutes les transformations narratives qui vont suivre:
Chaleur vs lumière vs ascendance vs réconfort
vs subtilité vs goût vs supérieur vs transmission vs
destruction vs combustion vs spectacle vs conversion vs brûlure vs
compagnie vs amour vs substance céleste vs grandeur vs puissance vs
noblesse.
Chaque sème relevé aura donné des
séquences correspondantes au champ sémantique de
l'élément feu. La
spatialité. étant toujours dans l'axe
bas VS haut.
7-3-La chaleur.
C'est la première récurrence que le récit
met en place par un système d'observateur-observé. Nous sommes
là renvoyés aux structures anthropologiques:
« Il observait entre temps tous les animaux et
les voyait couverts de poils, laineux, ou de plumes (...) il rencontra un jour
un aigle mort et se trouva en mesure de réaliser son désir. Ne
voyant point de bêtes fauves s'en effaroucher, il profita de l'occasion,
s'approcha de l'oiseau, détacha les deux ailes et la queue,
entières et telles quelles, et en étala les plumes d'une
façon régulière. Il dépouilla ensuite la bête
du reste de sa peau, la partagea en deux parties, et se les attacha l'une sur
le dos, l'autre sur le nombril et au dessous. Enfin, il suspendit la queue
derrière lui, et les deux ailes en haut de ses bras, il eut de la
sorte un vêtement qui le couvrit, lui tint chaud, et le fit craindre de
tous les animaux.(p.31)
Cette structure anthropologique intervient dans le
récit initiatique pour renforcer les aspects anthropomorphes de la
quête puisque l'initiation est en l'Homme par l'Homme est pour
l'Homme.
Rappelons que la tradition théosophique de l'Islam
considère la chaleur physique (du soleil) comme la forme apparente de
l'âme universelle. A ce sujet, « les frères de la
pureté » nous disent:
« les actes et attributs propres au soleil
sont non seulement la lumière, l'éclat et la majesté, la
pureté et la propreté ici-bas, mais aussi le bon ordre
(salâh) et l'équilibre (i'tidâl), l'accomplissement, la
perfection, et la vie. En effet, l'âme universelle a communiqué au
soleil une faculté propre à celui-ci, et c'est à partir du
soleil que se répand la force. »(12).
La chaleur est ici un des aspects de cette âme
universelle puisque notre narrateur fait découvrir à son
héros que l'absence de la chaleur équivaut à la mort; et
sa présence, à la vie:
« il fut certain que cette vapeur chaude
était chez cet animal le principe du mouvement, que dans le corps de
tout autre animal il y en avait une semblable, et qu'aussitôt qu'elle le
quittait, l'animal mourrait. » (p.40) « les
animaux ont de la chaleur pendant toute leur vie et deviennent froid
après leur mort, et cela toujours sans exception.»(p.39).
C'est aussi cette chaleur qui poussa notre héros
à se confectionner des vêtements pour se protéger du froid
et effrayer ses prédateurs . Mais c'est surtout sa fonction initiatique
aux éléments supérieurs de la vie que cette
découverte entraînera. Le récit, partant de cette
observation de la vapeur chaude dans tout corps vivant, se poursuivra jusqu'au
moment où H.I.Y. découvrira que cette substance est
analogue à ce quelque chose qui a quitté sa mère la
laissant morte:
« il connût avec évidence que tout
individu d'entre les animaux, bien que multiple par ses membres et organes, par
la variété de ses sensations et de ses mouvements est un,
grâce à cet esprit.« H.I.Y.P.41.
Da la même façon que le langage prend racine dans
l'onomatopée; le récit initiatique a contenu théosophique
prend racine dans les composants de l'élément feu. Le
goût, sème récurrent de l'élément feu est ici
développé pour initier le demandeur à en acquérir
la saveur spirituelle.
7-4-Le goût.
Dans le récit initiatique, le goût du spirituel
n'est pas et ne doit pas être une fin en soi puisqu'il permet de
récompenser les efforts de mortification et de spiritualité
intensive. L'initié qui en a goûté la saveur mystique se
doit de dépasser cette station afin de persévérer dans la
contemplation. Saint Jean de la Croix rappelait souvent à ses disciples
que « la mouche qui touche au miel ne peut se servir des ailes;
de même, l'âme qui s'attache à la douceur spirituelle ruine
sa liberté et empêche la contemplation ».
Quant à notre auteur, il en a annoncé le projet
dès l'ouverture de son roman en disant que « la demande
que tu m'as adressée m'a inspiré une noble ardeur, qui m'a
conduit (Dieu en soit loué) à l'intuition d'un état
extatique dont je n'avais pas eu l'expérience auparavant, et m'a fait
parvenir à une étape si extraordinaire, que la langue ne saurait
le décrire, ni le discours en rendre compte. » (p.2)
Tout le récit qui suivra dans son roman est en fait
une tentative d'expliquer cette intuition d'un état extatique. Ainsi le
goût de la viande cuite qui a suivi la découverte du feu par Hayy
est une structure inconsciente qui répond au besoin du projet initial de
la quête, le goût de la lecture: « mais
c'était un esprit affiné par l'éducation littéraire
et fortifié par la culture scientifique ».H.I.Y
7-5-le goût du Néant ou Vide
Gnostique:
« il persévéra donc dans ses
efforts pour arriver à l'évanouissement de la conscience de soi,
à l'absorption dans l'intuition de l'Etre Véritable; et il y
réussit enfin: tout disparut de sa mémoire et de sa
pensée: « les cieux, la terre, et ce qui est entre
eux », toutes les formes spirituelles, toutes les facultés
corporelles, toutes les facultés séparées de toute
matière, à savoir les essences qui ont la notion de l'Etre
Véritable; et sa propre essence disparut avec toutes ces essences. Tout
cela s'évanouit, se dissipa comme des atomes
disséminés ».(p.87)
Enfin le goût de la solitude puisque la vie en
société ne permet pas la persévérance dans cette
intuition de l'état extatique:
« quant à la fin de son histoire, je vais
te la raconter. Lorsqu'il revint au monde sensible après l'excursion
qu'il avait faite, il prit en dégoût les soins de la vie
d'ici-bas, il éprouva un vif désir de l'autre vie, et
s'efforça de revenir à cette station par les mêmes moyens
qu'il avait employés
précédemment. »(p.99)
Rappelons que le régime du solitaire fonctionne aussi
dans le récit initiatique comme structure matricielle: tout
initié doit apprendre d'abord à s'éloigner du monde
sensible pour pouvoir pénétrer les sphères de l'âme.
Concernant cet aspect de la « Khalwa » (solitude
mystique), Martin Lings
1(*) nous
rapporte que le cheikh Ahmed el Allaoui de la confrérie de la Allaouiya
avait introduit cette pratique dans sa méthode d'initiation puisqu'il
devait de perpétuer une pratique déjà traditionnelle dans
toutes les voies mystiques qui lui avaient précédé:
« un des motifs de cette décision
était en ce qu'il sentait la nécessité d'introduire, comme
élément de sa méthode, la pratique de la
« Khalwa » c'est à dire de la retraite spirituelle
dans la solitude d'une cellule isolée ou d'un petit ermitage. Il n'y
avait rien là de radicalement nouveau, car, si le souvenir de Dieu est
l'aspect positif ou céleste de tout mystique, son aspect négatif
ou terrestre et le renoncement à tout ce qui est autre que Dieu (...)
Or, une aide des plus puissantes pour acquérir la permanence de cette
retraite intérieur, est l'isolement corporel qui, sous une forme ou une
autre, de façon constante ou temporaire, est une caractéristique
de presque tous les ordres contemplatifs. » (13)
C'est dans cette vision de l'ermitage que notre auteur a mis
son personnage dans le régime du solitaire puisqu'il ne pouvait pas
développer son récit dans un contexte social, les idées
initiatiques ne pouvaient surgir que de la pure spéculation intuitive du
personnage initié. Par conséquent, le goût de la solitude
est une fonction opératrice qui débouchera sur le goût du
néant. Remarquons qu'au niveau sémique, le déploiement du
champ sémantique du goût engendre tout le programme narrative
de H.I.Y: « l'excellence de son intelligence
native » (p.59); « c'est à quoi il
s'appliqua » (p.83); « il se confirma dans cette
pensée en considérant cette vérité dont il avait
l'évidence »(p.89)
Le goût, comme faculté sensitive se transforme en
ivresse mystique dés qu'il peut se détacher du monde sensible.
Cela prend la spatialité dans le vecteur bas vs haut et est du seul
domaine de l'Homme, c'est l'Homme qui réalise ce désir de
l'inconnu en prenant comme support les choses puis les idées. Par
contre, concernant la lumière, il demeure passif devant son champ de
manifestations: il la reçoit plutôt qu'il ne la donne.
7-6-La lumière.
La notion de la lumière a longtemps été
l'objet de réflexion dans toutes les religions et les philosophies sans
que l'on puisse la définir exactement. Nous retrouvons les expressions
telles que « la lumière de Dieu», « l'ange de
la lumière », « la lumière de
l'intelligence », le champ sémantique de cette notion nous
renvoie à l'entendement: on dira « éclaircir une
idée », « faire de la lumière sur cette
affaire », « cet homme est illuminé »,
« son visage est illuminé » ou encore «
son idée est claire »; donc, à chaque fois que l'on
utilise cette notion, elle est synonyme d'entendement, de compréhension
ou encore de clairvoyance.
Par contre, dés que cette notion est utilisée
dans un contexte religieux ou philosophique, nous voyons surgir la
difficulté et la complexité de sens qu'elle donne
. Qu'en est-il dans la tradition
théosophique de l'islam?
Pour les soufis, contempler Dieu équivaut à
contempler le soleil: la lumière vous aveugle, et plus on s'approche du
soleil, plus on risque de se brûler, voir d'être anéanti par
son énergie. Seule la contemplation de la lune, le reflet du soleil, est
possible pour l'initié dans la voie de la connaissance stoïque de
Dieu.
Par conséquent, la notion de lumière n'est
intelligible que dans la sphère métaphysique de la lune: la
théosophie des frères de la pureté nous rapporte que:
« la sphère de la lune est
appelée aussi « ciel du bas du monde » ou
« ciel intérieur », la lune étant aussi elle
même la « petite lumière ».La
faculté spirituelle » qui descends du corps de la
lune » est chargée de régir le monde de la
génération et de la corruption »; autrement
dit,« ses anges sont chargés du monde terrestre ».
(...) les facultés issues de la lune sont intermédiaires entre le
monde immuable des sphères et le monde de la génération et
de la corruption; elles circulent tantôt dans le monde des sphères
et tantôt dans celui des éléments; ou plus exactement,
la lune reçoit des autres sphères leurs influx venus du monde
supérieur, et le répand sur le monde inférieur.
(14)
Concernant les fondements théosophiques de la sagesse
illuminative dont parle notre auteur dans l'ouverture de son roman et sur la
base de la tradition théosophique de l'islam, le concept de
lumière est ici symboliquement développé par la
découverte du feu et sa sémiotique opératrice dans le
programme narratif.
Pour développer d'avantage cette notion
métaphysique de la lumière, il est nécessaire d'expliquer
la notion de « nûr'l'mohammadi » ou
lumière mohammedienne.
7-7-La lumière prophétique
« El nûr'l'mohammadi.
« Dieu est la lumière des cieux et de la
terre. sa lumière est comparable à une niche ou se trouve une
lampe. La lampe est dans un verre; le verre est semblable à une
étoile brillante. Cette lampe est allumée à un arbre
béni, l'olivier, qui ne provient ni de l'orient ni de l'occident, et
dont l'huile est prés d'éclairer sans que le feu la touche.
lumière sur lumière, Dieu guide vers sa lumière qui il
veut. Dieu donne aux hommes des paraboles.Dieu connaît toute
chose » ( qor'an, XXIV,35).
Cette lampe est l'Etre prophétique que l'on appelle
aussi « qûtb ` l'aqtab » c'est à dire
le pôle des pôles. L'huile est son coeur,. nous entendons par
là l'explication qu'ibn Thophaïl a donné en disant à
son correspondant: « par le mot coeur, je n'entends point
l'organe corporel, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme
de cet esprit, forme qui, par ses facultés se répand dans le
corps de l'Homme » (p.87) la lumière divine réside
en ce coeur et s'y attache; son reflet éclaire et vivifie l'existence de
l'univers. La vie réelle appartient à ce pôle qui est
soutenu par la lumière divine.
L'intuition dont parlait Ibn thophaïl dans son
introduction est une appréhension de cette lumière qui surgit de
la mortification dont nous avons parlé plus haut. Cependant, concernant
la lumière véritable de la connaissance parfaite de Dieu, elle
est très difficile à acquérir puisque toutes les
lumières qui l'entourent ont pour rôle de l'occulter.
Le récit initiatique qui traite de la connaissance
parfaite de Dieu ne peut utiliser que des allégories ou des paraboles,
car le sens des mots qu'il utilise est purement interprétatif. Le
langage est donc symbolique. Eva de Vitray nous rapporte une traduction de
Sultan Wallad en disant:
Tout ce que l'on voit dans le monde visible est comme un
reflet du soleil de ce monde. S.Wallad nous explique en disant :
« quand ces mots imagés sont entendus par l'oreille
sensorielle, tout d'abord, ils désignent des objet sensibles. Le monde
spirituel est infini, comment des mots finis peuvent-ils l'atteindre? Comment
les mystères contemplés dans la vision extatique, peuvent-ils
être interprétés par des mots? Quand les mystiques traitent
de ses mystères, ils les traduisent par des images, car les objets de
sens sont comme des ombres de ce monde, et ce monde est comme un enfant
nouveau-né, et celui-là comme la nourrice: Je crois que ces mots
furent d'abords assignés à ses mystères dans leur emploi
originel. Ensuite seulement, ils furent attribués aux objets des sens
par l'usage du vulgaire (car que sait le vulgaire au sujet de ces
mystères?) et quand la raison a tourné son regard vers le monde,
elle a transféré certains termes en provenance de ce lieu.
l'Homme sage considère l'analogie, donc il tourne son esprit vers les
mots et les mystères. Bien qu'on ne puisse atteindre des analogies
parfaites, continue néanmoins à la recherche sans relâche.
En ce domaine nul ne peut te juger, car il n'est point de chef à cette
secte, sauf la « vérité ».(15).
« La lumière du verbe est ici pareil
à des coquillages qui à eux seul tentent d'expliquer la mer,
quelle est cette mer dont la parole est le rivage? »,
« l'âme s'élance comme un éclair soudain, elle
apporte ces lettres à l'oreille attentive, brise donc la coquille,
recueille la perle royale, rejette au loin l'écorce, emporte la douce
amande: Glossaires, étymologie, morphologie, ne sont que ses
enveloppes. »
La lumière au sens dénotatif n'est pas l'objet
de reconnaissance ni de connaissance dans le récit initiatique. Il n'y a
que le développement du champ sémantique de l'entendement
théologique telles que les expressions suivantes: « il se
dit au plus profond de lui même: Quelle perfection dans la
création! »(p.46), « lorsqu'il vit sa
perfection, et sa force fonctionnelle, il comprit que la chose qui a
déménagé du coeur de la gazelle qui l'adopta est de la
même substance que cet existant ou de quelque chose qui lui
ressemble » (p.49) « Et il vit que sa propre essence et ces
essences qui sont au même rang que lui ont, en fait de beauté, de
splendeur, de félicité infinies. « Ce qu'aucun oeil
n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais
présenté au coeur d'un mortel »(p.95)
.
Le regard de l'initié dans son moi illuminé lui
fait découvrir ce que l'oeil ne peut voir ni l'oreille entendre et ainsi
le verbe « voir » devient la récurrence narrative du
récit: « il me semble voir....; il le
voyait un... il vit que l'essence de cette
sphère... il vit aussi que la sphère suivante...
il vit que ce monde... puis il vit...
ect... »
Il ne s'agit pas là de la vision physique mais
plutôt de la vision extatique c'est à dire une succession
d'images mentales associées à l'idée de Dieu. Cette
forme d'obsession de l'idée de Dieu peut aussi provoquer chez certains
initiés de très graves confusions, entre ce que voit son ego
instruit par la mortification, et ce que voit l'ivrogne en état
d'ivresse, c'est à dire, ici, l'ivresse divine. C'est aussi pour
cette raison que certains mystiques, se sont vus infligés la peine de
mort comme ce fut le cas d'al-Hallaj et de shahrawardi. Ils furent
nommés les martyres du soufisme: Ibn thophaïl avait qualifié
ces martyres comme des gens dépourvus de culture scientifique, il dit
que « si c'est des gens dépourvus de culture scientifique,
il en parle sans discernement. L'un, par exemple dira par allusion à cet
état, « louange à moi! Combien ma gloire est
grande: » ; tel autre, « je suis l'être
véritable »: tel autre enfin, « celui qui est sous
ces vêtements n'est autre que Dieu »H.I.Y.P.3
Lorsque nous avions considéré que c'était
là une grave confusion, nous voulions rejoindre le point de vue de notre
auteur sur la question de la lumière divine puisque toutes les visions
extatiques des soufis tendent à associer leur présence à
l'Etre Véritable et c'est ce que notre auteur tente lui aussi de
développer dans son récit initiatique. Sa démarche
emprunte le chemin de la raison et s'écarte méthodologiquement
des erreurs de ses prédécesseurs. A ce sujet, il prévient
son correspondant de ces erreurs et lui dit:
« ne t'ai-je pas averti
précédemment qu'ici le champ de l'expression est étroit,
et que les mots de quelque façon qu'on les emploie, prêtent
à imaginer des choses fausses si tu as été conduit
à imaginer pareille chose, c'est parce que tu as admis que l'objet
auquel on compare sont sur le même pied à tout égard. C'est
ce qu'il ne faut faire jamais dans les propos
ordinaires »(p.98)
Par conséquent, est lumière ce qui reste en
dehors du langage, ce que seul l'initié peut recevoir ou donner; de ce
fait la notion de lumière est ce que le récit initiatique veut
lui donner comme sens dans l'entendement.
Lorsque Hayy Ibn Yaqdhân avait découvert le feu
dans son île, il avait remarqué que son mouvement allait du bas
vers le haut; il avait saisi intuitivement la notion d'élévation,
de noblesse et par la suite de transcendance et c'est dans cette logique
spatiale qu'il commença à s'intéresser au ciel et donc aux
sphères célestes.
7-8-Les sphères:
Lorsque notre auteur aborde la notion de sphère, il
l'explique par ce que seul l'intuition peut donner. il dit au sujet de son
héros que lorsqu'il éleva son esprit en suivant le sens
métaphysique du feu qu'il avait découvert, il était
parvenu à l'absorption pure, au complet anéantissement de
la conscience de soi, à l'union véritable, il vit intuitivement
que la sphère suprême, au delà de laquelle il n'y a point
de corps, possède une essence exempte de matière, qui n'est pas
l'essence de l'unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la
sphère elle-même, ni quelque chose de différent de l'une et
de l'autre. Il vit qu'elle est comme une image du soleil reflétée
dans un miroir poli:
« mais cette image n'est pas le soleil, ni le
miroir, ni quelque chose de différent de l'un et de l'autre. Il vit que
cette essence atteint au plus haut degré de la félicité,
de la joie, du contentement et de l'allégresse, par l'intuition de
l'Essence du Véritable du
Glorieux. »H.I.Y.P.93.
Cette théorie des sphères dans la tradition
théosophique de l'Islam a été aussi
développée par les « frères de la
Pureté »
*(*) Les
explications qu'ils donnent se retrouvent chez Ibn Sina comme le souligne Louis
Gardet en disant que « les intellects, les Ames, et les corps des
sphères célestes représentent pour Ibn Sina les
êtres que les dogmatiques de l'islam appellent
« anges »(...) Etre nécessaire ou premier,
première intelligence séparée, première âme,
on retrouve ainsi chez Ibn Sina comme une équivalence des hypostases
néoplatoniciens. On y trouve encore, à chaque degré
d'émanation, la constante triade: intelligence, Ame et corps de la
sphère céleste. »(16)
C'est ainsi que depuis les frères de la Pureté
jusqu'à Ibn thophaïl, cette notion de sphères a fait son
chemin en conservant le sens que Platon avait développé. Mais le
récit initiatique a pu développer cette triade en lui donnant
d'autres aspects qui coïncident mieux avec la littérature et ses
exigences: l'espace, le temps et le personnage.
8-L'espace du récit
initiatique:
L'espace du récit initiatique, nous l'annonçons
déjà, est celui de la pensée de l'auteur et quête de
la vérité absolue. Cependant, puisqu'il s'agit ici d'un
récit de fiction, nous ne pouvons concevoir cet espace en dehors du
langage et donc de la narration. Ibn thophaïl venait de sortir de l'espace
de sa propre initiation pour rejoindre celui de l'écriture initiatique.
Il s'engage à conduire son lecteur par les chemins qu'il a parcourus
tout en lui laissant la porte ouverte de la spéculation intuitive, il
lui dit: « si nous te présentions les derniers
résultats auxquels nous sommes parvenus dans cette voie sans y assurer
au préalable tes premiers pas, cela ne te sera pas très utile
qu'un précepte traditionnel sommairement énoncé, et il en
sera de même si tu nous donnais, toi, ton approbation à cause de
notre intime amitié, et non parce que notre doctrine mérite
l'attention. Mais nous, nous ne nous contentons pas pour toit de ce niveau, et
nous ne serons satisfaits que si tu t'élèves plus haut; car il
n'assure pas le salut ni, à plus forte raison, l'accès aux
degrés suprêmes. Nous voulons te faire suivre les chemins que nous
avons suivis avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons
déjà traversée, afin que tu arrives où nous sommes
nous-mêmes arrivés, que tu vois ce que nous avons nous-mêmes
vu, que tu constates par toi même tout ce que nous avons constaté,
et que tu puisses te dispenser d'asservir ta connaissance à la
nôtre» H.I.Y.P.17.
C'est donc l'espace de l'expérience mystique que notre
auteur a vécue qui est redéployé dans son récit
mais en prenant comme outil le verbe. Comme dans tous les romans c'est la
description qui permet à l'espace romanesque de surgir du langage. Pour
le romancier, décrire c'est à la fois écrire et choisir.
Parmi les différentes possibilités techniques qui s'offrent
à lui, nous retenons pour le besoin de notre cause le schéma
descriptif étudié par Michel Strogoff (17):
Le type de description de l'espace romanesque requiert un
personnage susceptible de voir quelque chose à partir du lieu du dire
fictionnel. Cet espace sera la conjugaison d'un personnage, d'un lieu du dire
et d'un objet à décrire. Le personnage est Hayy, le lieu du dire
est le mythe et l'objet à décrire est ce « quelque
chose » qui a quitté le corps de la gazelle
(l'âme).
Quant à l'espace où évolue le personnage,
c'est à dire l'île du Waqwaq, nous le considérons comme le
prétexte à l'espace véritable de l'initiation.
Il ne servira à rien de faire toute la description des
espaces ou se meut notre héros puisqu'ils ne rendent pas compte de
l'intention et n'accomplissent pas les clauses du contrat de l'initiation.
Le seul véritable espace qu'il nous faut donc
étudier c'est celui de la tradition théosophique de l'islam car
nous le voyons actualisé dans le récit d'Ibn Thophaïl par
l'intermédiaire de cette nouvelle forme autobiographique que nous avons
nommé autopsychégraphie .
Etudier l'espace de l'âme n'est pas une chose si simple
lorsque l'on veut appliquer quelques méthodes d'analyse
littéraire ( lieux, déplacements, objets à décrire,
verbes de mouvement, cadre de la description etc ...).
Concernant le récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'Islam nous parlerons plutôt de
regards, » nadhra »: regard intérieur,
regard extérieur, syncrétisme, association , dissociation,
endotopie, exotopie et enfin endochronie et exochronie.
8-1. Le regard intérieur.
Toute les traditions théosophiques des religions
monothéistes ou animistes évoquent cette notion de regard
intérieur lorsqu'il s'agit des contemplations de l'âme. Cette
faculté de pouvoir percevoir les lumières de son propre esprit
à été constamment rapportée par toute les
études philosophiques antérieures. A ce sujet, la philosophie
éternelle « philosophia perrennis » nous dit que les
rites, les sacrements, les cérémonies, les liturgies; tout cela
fait partie du culte public. Ce sont des procédés au moyen
desquels les membres individuels d'une assemblée de fidèles se
voient rappeler la véritable nature des choses et leur rapport,
convenables, les uns envers les autres, envers l'univers et Dieu.
Quant à Ibn Thophaïl , son regard
intérieur est celui de son narrateur. L'espace de son champ
d'investigation est aussi bien mental que métaphysique, comme l'a fort
remarqué Roland Bourneuf:
« l'espace dans un roman est plus que la somme
des lieux décrits »(18).
Les lieux décrits dans le récit de Hayy sont
ceux des stations de contemplation du narrateur omnipotent, omniscient et
omniprésent, en fait, le Dieu caché . Tantôt c'est le
regard intérieur, et c'est le monde divin qui surgit dans la narration,
et tantôt, c'est le regard extérieur, et c'est le monde sensible
des choses qui resurgit dans le récit:
« Outre cet essence en proie aux tourments, il
vit d'autres essences apparaître puis s'évanouir, se former puis
se dissoudre. Il s'y arrêta longuement, les considérant avec soin,
et il vit une immense terreur, de vastes choses, une insufflation, production
et destruction. Mais il ne fût pas longtemps sans reprendre ses sens: il
se réveilla de cet état qui était semblable à la
pâmoison, son pied glissa de cette station, le monde sensible lui
apparût et le monde divin disparut; car ils ne peuvent être
réunis dans un même état d'âme. Le monde d'ici bas et
l'autre monde sont comme deux co-épouses: tu ne peux satisfaire l'un
sans irriter l'autre» (.H.I.Y.P.96).
Ce passage que l'étude de Léon Gauthier
considère comme la plus difficile et qui tente d'expliquer en
introduisant la notion de métempsychose est en fait la structure
maîtresse de l'oeuvre. Il fonctionne en métatexte duquel
émanent deux types de phénotextes à deux niveaux: Le
niveau de la diégèse, l'histoire de Hayy Ibn Yaqdnan, sa
naissance, son évolution dans le monde animal, ses perceptions des
fonctions naturelles et surnaturelles; et Le niveau de l'initiation
théosophique et par conséquent les enseignements du soufisme que
l'auteur a hérités de ses prédécesseurs dont Ibn
Sina, Ibn Baja, et Ibn Rochd ( Averroès).
La notion de regard ou focalisation dans l'espace de
l'écriture initiatique dans le récit de Hayy pose une
problématique sérieuse de l'espace-temps du roman. Le narrateur
fait évoluer son personnage Hayy dans un enclos réduit;
l'île de Waqwaq, lieu mythique dans la tradition théosophique,
elle matérialise le lieu idéal d'où émane la vie
et survient la mort. tandis que l'espace de l'initiation va et vient entre
l'oralité et l'écriture.
L'oralité, puisque l'auteur nous raconte ce que ses
prédécesseurs ont rapporté au sujet de la naissance de
Hayy, « Nos vertueux prédécesseurs rapportent (Dieu
soit satisfait d'eux) que parmi les îles de l'Inde situées dans
l'équateur, il y en a une qui est l'île ou l'Homme naît sans
mère ni père. ( P.18). Par cette formule d'envoi du
récit, nous sommes tenté de croire qu'il s'agit d'un conte
émergeant de l'oralité, mais dés que nous avançons
dans la lecture, ce qui apparemment devrait être un conte prend l'allure
d'un roman à thèse:
« cette assertion, à vrais dire, est en
opposition professée par la plupart des philosophes et des grands
médecins. » ( P.18)
Cependant comment soutenir une thèse
théosophique à partir d'un espace mythique?
Todorov nous réconforte en disant que «
tout récit est un mouvement entre des équilibres semblables mais
non identiques ». Il ne s'agit pas ici de l'équilibre
entre l'incipit ( début du texte) et l'explicit (fin du texte) mais
entre deux genres associés ou même enchâssés: le
conte et le récit initiatique. Par conséquent quel espace faut-il
étudier? Celui du conte ou du récit initiatique?
C'est l' espace de la création littéraire au
rythme des contraintes du langage ou « de la recherche d'un lieu
de convergence au fond de l'Homme, d'une source commune, d'une terre
partagée » pour emprunter cette phrase d'André
chedid.
Pour notre part, l'espace du récit initiatique est
celui des mots qui rendent compte du sens de la quête:
« il concentra uniquement ses
réflexions sur cette choses, ce demandait ce qu'elle était,
comment elle était, qu'est-ce qu'il l'avait attachée à ce
corps, où elle s'en était allée, par quelle issue elle
était passée quand elle était sortie du corps, quelle
cause l'avait chassée, au cas ou son départ avait eu lieu par
contrainte, ou bien quelle cause lui avait rendu le corps odieux pour quelle
s'en séparât, au cas ou son départ aurait été
volontaire. il se répandit en réflexion sur toutes ces
questions, oubliant le corps et l'écartant de ses
pensées. H.I.Y.P.37.
Ce passage nous le montre bien, l'espace de la quête ne
peut être que mental et sur le plan lexical nous voyons se
déployer un champ ou les verbes ( prédicats) sont de l'ordre du
savoir et non du faire: « puis il continua de
méditer » (p.36), « il
voyait que ... et croyait qu'il .. »(p.36)
« enfin, ce grand amour que lui inspirait la merveille de ses
effets et la grandeur de sa puissance l'induisait à penser
que ... » (p39) et encore plus loin vers l'explicit,
lorsque le narrateur fait intervenir le deuxième personnage açal
qui découvrit le solitaire dans l'île et lui fait apprendre le
langage des hommes, celui-ci se cantonna dans son espace initial ( le regard
intérieur) faisant récurrence au monde du narrateur de l'incipit.
Açal se mit donc à lui enseigner d'abord le langage. Il
lui montrait les objets même en prononçant leurs noms; il les lui
répétait en l'invitant à les prononcer. Celui-ci les
prononçait à son tour en les montrant. Il arriva de la sorte
à lui enseigner tous les noms, et progressivement, il parvint, en un
temps très court, à le mettre en état de
parler.Açal se mit alors à l'interroger sur lui, sur
l'endroit d'où il était venu. » (p107)
Cet univers de questions ontologiques que l'on retrouve tout
au long du récit, de la quête, est un des aspects le plus
fondamental de la diégèse initiatique.
Ce qui nous laisse croire que la fonction initiale du
récit initiatique est essentiellement cognitive. L'histoire
racontée, comme performance réalisée par le narrateur
s'installe sur trois programmes différents:
1- satisfaire la demande du
« Mourid »,narrataire néophyte
2- obéir aux nécessités de la situation
narrative (tristesse, douleur de la séparation et quête de cette
chose qui quitta le corps de la gazelle)
3- dire la vérité en soutenant la thèse
de l'unicité et l'éternité du monde.
L'exploitation de l' espace intérieur du regard, nous
l'avons vu, releve de la permanence cognitive du narrateur-initié; le
récit prend en compte une des manifestations du comportement de Hayy
dans une situation de quête de l'absence. Il s'agit par conséquent
d'une permanence puisqu'elle aboutit à la communication du savoir
ontologique. Ici la gazelle est le sujet- opérateur de la performance
pragmatique à interpréter ( l'absence de vie) et les narrataires
sont les destinataires du savoir communiqué.
8-2-Le regard extérieur.
Le regard extérieur fonctionne dans le récit
initiatique comme une valeur de vérification c'est à dire que le
narrateur vérifie les états conjoints (découvertes
intuitives) en les confrontant à l'espace des autres: les hommes de
l'île voisine qui découvrirent à leur tour la personne de
Hayy et les enseignements qu'il leur donna afin de les introduire dans son
espace intérieur. lorsque Hayy Ibn Yaqdhân entreprit donc de les
instruire et de leur révéler les secrets de la sagesse il comprit
que leur espace était à un niveau bien différent du sien
car, « à peine s'était-il élevé
quelque peu au-dessus su sens exotérique pour aborder certaines
vérités contraires à leurs préjugés, ils
commencèrent à se retirer de lui: leurs âmes
répugnaient aux doctrines qu'il apportait, et ils s'irritaient en leurs
coeurs contre lui, bien qu'ils fissent bon visage par courtoisie
vis-à-vis d'un étranger et égard de leur ami Açal.
Hayy Ibn Yaqdhan ne cessa d'en bien user avec eux nuit et jour et de leur
découvrir la vérité dans l'intimité et en public.
Il n'aboutissait qu'à les rebuter et à les effaroucher davantage.
Pourtant, ils étaient amis du bien et désireux du vrai; mais par
suite de leur infirmité naturelle, ils ne poursuivaient pas le vrai par
la voie requise, ne le prenant pas du coté qu'il fallait, et au lieu de
s'adresser à la bonne porte, ils cherchaient à la connaître
par la voie des autorités. Il désespéra de les corriger et
perdit tout espoir de les corriger» H.I.Y.P.110.
La confrontation des deux regards (interieur et exterieur)
transforme l'espace narratif en un espace discursif conflictuel. La composante
discursive du récit qui s'organise autour d'un «
je », « ici »; et
« maintenant » et qui a permis au narrateur de
s'éclipser au profit de l'auteur, Ibn Thophaïl ayant
étalé ses connaissances doctrinales sous prétexte de
raconter le mythe de l'Homme solitaire va laisser la place désormais
à l'anti-personnage, celui qui incarne les contrevérités
nécessaires à la survie du récit au-delà de son
achèvement. Notons que l'anti-personnage n'est pas forcément
explicite dans le récit, il est l'ensemble des structures narratives se
posant en contre vérité du discours ésotérique du
narrateur initié.
L'agent opérateur du contre discours est le regard duel
du narrateur. Il est tantôt l'un ( l'ésotérique),
tantôt l'autre (l'exotérique). Il est en fait le dilemme de la
narration dans la narration et c'est un des aspects du récit initiatique
puisque les deux forces opposées sont en perpétuel conflit. Dans
la tradition théosophique de l'islam, Ibn Thophaïl nous dit sous
une forme plus métaphorique que « le monde d'ici bas et
l'autre monde sont comme deux co-épouses: tu ne peux pas satisfaire
l'une sans irriter l'autre » (p.96).
Le regard intérieur et celui extérieur sont les
deux faces d'une même réalité sauf que le récit
initiatique tend à focaliser la quête dans l'espace du 1/3 exclus
puisque le personnage de Hayy Ibn Yaqdnân va revenir à son
état initial loin des hommes:
« ils leur dirent adieu tous les deux, les
quittèrent, et attendirent patiemment l'occasion de retourner dans leur
île. Enfin Dieu, Puissant le Grand, leur facilita la traversée.
Hayy Ibn Yaqdnân s'efforça de revenir à sa station sublime
par les mêmes moyens qu'autrefois. Il ne tarda pas à
réussir; et Açal l'imita si bien qu'il atteignit presque au
même niveau. Et ils adorèrent Dieu tous les deux dans cette
île jusqu'à leur mort. « H.I.Y.P.113
L'espace de l'autre a bien opéré la
véridiction du discours initial ( le regard intérieur) et la
fusion ambiguë des deux regards permettra la réalisation du
syncrétisme dont nous avions parlé plus haut.
8-3-Du syncrétisme.
Cette notion que nous allons étudier est l'étage
terminal à quoi aspire tout initié dans la voie du soufisme. Nous
l'avons appelé syncrétisme puisque il signifie pour le non
initié une perception globale et confuse des vérités
supérieures. Chez l'enfant c'est son regard premier d'où
émergent ensuite des objets distinctement perçus. concernant le
récit initiatique, il est cette fusion entre le regard intérieur
et le regard extérieur que nous avons étudié plus haut.
Dans la tradition théosophique de l'Islam, il rend compte de cet
état de fusion de l'être contingent avec l'idée de Dieu et
de l'Absolu. Nous sommes là renvoyés à la philosophie
panthéiste et néoplatonicienne de l'idée de l'Absolu.
Le commentaire de Moïse de Narbonne sur le Hayy nous
explique que:
« cette question des intellects
séparés est traitée par Averroès dans son grand
commentaire sur la Métaphysique mais aussi, et de façon
significative, dans son « épilobe » du même
livre d'Aristote. Ce thème revêt une importance
particulière puisque pour Narboni que pour son inspirateur musulman,
Averroès, Dieu est le premier des intellects. Et le monde ne serait
qu'une sorte de calque, de fantôme sans vie, si Dieu cessait de le
maintenir dans l'être. C'est d'ailleurs à juste titre que Charles
Touati a écrit que Dieu était, dans la pensée de Narboni,
l'Archétype intelligible du monde.
L'Homme participe lui aussi de ce niveau ontologique
supérieur, en prenant un soin particulier de son intellect qui est la
partie immortelle de son âme. C'est par celle-ci que s'effectue
l'intellection de l'intelligible et, par suite, la conjonction avec l'intellect
agent.»(19)
Concernant notre corpus, notre grille de lecture, et afin
d'étudier nos corpus suivants, les différents récits
initiatiques dans la tradition théosophique de l'Islam, nous devons
mettre en garde notre lecteur que le récit n'initie personne à
l'exception de l'écriture qui se tente dans l'appréhension de la
parole initiatique. Quant à la vérité de Dieu, elle est
beaucoup plus complexe que le récit même.
Ibn thophaïl nous dit: « que
cette vérité dont il avait établi l'évidence, que
l'essence du Véritables Puissant et Grand, n'admet aucune espèce
de multiplicité, que la connaissance qu'il a de l'essence est son
essence même; d'où résulte nécessairement que celui
qui arrive à posséder la connaissance de son essence
possède son essence »H.I.Y.P.89.
Nous voyons que là, dans ce passage, résulte
toute la différence entre l'expérience mystique et le
récit initiatique puisque notre auteur confirme que la seule
connaissance de l'essence donne droit à l'initiation vers des
vérités plus supérieures.
Toute lecture est essentiellement syncrétique avant
d'être différentielle: le lecteur associe son entendement à
celui du narrateur, la signification de son acte de lecture est un
procédé lent et en assimilation et c'est pour cette raison que le
narrateur utilise souvent la fonction conative: « n'attache donc
point ton coeur à la description d'une chose que ne peut se
représenter un coeur humain. Car beaucoup de choses que se
représente le coeur humain sont difficiles à décrire; mais
combien l'est davantage une chose que le coeur, par aucune voie, ne saurait
arriver à se représenter, qui n'appartient pas au même
monde que lui, qui ne s'est jamais représenté au coeur d'un
mortel »(p.8) .
Puis il dit plus loin utilisant cette même fonction:
« si tu es de ceux qui se contentent de ce genre d'allusions et
d'indications en ce qui concerne les choses du monde divin, et si tu
n'attribues pas aux expressions que nous appliquons aux intelligibles la
signification que l'usage courant leur attribue, nous te dirons encore quelque
chose de ce que perçut Hayy Ibn Yaqdhân dans la station,
mentionnée précédemment, de ceux qui possèdent la
vérité »(p.91).
Et c'est ainsi que procède le narrateur à chaque
fois que le sens voulu est ambigu de part les mots ou les significations
conventionnelles.
Ce que l'initié perçoit en syncrétisme,
le narrateur-initiateur se doit de le décrire d'abord dans sa
globalité par fidélité à l'auteur, ensuite le
différencier dans/ par le langage conventionnel. Autrement
l'écriture de l'initiation n'aura plus raison d'être puisque le
récit s'adresse plus particulièrement aux non-initiés qui
n'ont aucune notion de la théosophie musulmane, surtout que
l'expérience de notre auteur est unique dans son genre.
Ibn thophaïl s'engageait par son roman dans le
défi du siècle puisqu'il avait lui même dit que
«ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun
écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des écrits oraux qui
ont cours, il relève de la science cachée que seuls sont capables
de recevoir ceux qui ont la connaissance de Dieu et que seuls ignorent ceux
qui méconnaissent Dieu »(p.113).
Puis précise son statut dans la voie du mysticisme
où il s'est considéré comme ayant entravé les lois
du secret:
« nous nous sommes écartés en le
publiant, de la ligne de conduite suivie par nos prédécesseurs et
nos vertueux ancêtres, qui étaient jaloux d'un tel secret et s'en
montraient avares. »(p.113)
Nous avons dit plus haut que le narrateur-initié se
devait de rentrer dans l'espace des autres pour se transposer du
syncrétique au différentiel. Son regard extérieur est en
fait le regard extérieur de l'autre et là, repose toute
l'ambiguïté du récit initiatique puisqu'il se doit de rendre
compte d'une expérience mystique proprement personnelle donc de type
ésotérique et univoque mais la soumettre au jugement de
l'écriture en utilisant les mots de l'autre. Or les mots de
l'autre n'ont rien d'ésotérique car les sens conventionnels
empêchent les sens ésotériques d'atteindre l'entendement
des narrataires et encore plus des lecteurs demandeurs d'initiation que l'on a
appelé les lecteurs désirables par rapport aux lecteurs non
désirables.
Dans la tradition théosophique de l'Islam, le regard
extérieur est appelé « al
ghaïr » c'est à dire littéralement
« ce qui n'est pas »; on dira « hada
ghaïr haq » c'est à dire « cela n'est pas
une vérité » ou « cela n'est pas
vrai ». Par conséquent le regard extérieur est ce qui
n'est pas par rapport à ce qui est vraiment. Donc la fonction du
récit initiatique est de différencier entre ce qui est
évident dans l'espace de l'initiation selon la manipulation du
narrateur, et ce qui est autre par rapport au 1/3 exclus.
9-La dichotomie être- essentiel/être-
accidentel.
Pour une meilleur compréhension du genre initiatique,
il est nécessaire de souligner cette dichotomie entre l'être
essentiel et l'être accidentel ou contingent. En effet, il y a lieu de
revenir sur cette question fondamentale afin de désambiguiser cette
dualité omniprésente dans quasi tous les récits
initiatiques: Dieu/Homme.
A Dieu, il est unanimement reconnu dans toutes les traditions
monothéistes la primordialité, il est la cause première de
toute cause sans qu'il ne soit soumis à une première cause. De
cette primordialité sans cause découlent toutes les
vérités premières; par conséquent, toute
écriture initiatique tend à rejoindre l'idée de la cause
première point causée. Dans notre corpus, c'est tout d'abord ce
quelque chose qui a quitté la corps de la gazelle qui n'était
pour lui qu'un instrument Ce corps dans son ensemble n'était pour cette
chose-là que comme un instrument, comparable au bâton que lui
même s'était fait pour combattre les bêtes. Alors, son
affection se détourna du corps pour se porter sur le maître et
monteur du corps, et il n'eut plus d'amour que pour lui seul.
Depuis la fin du cycle de la corporéité, le
récit va tendre de cette unité de sens ( la chose) vers une
pluralité lexico-sémantique: Les manifestations internes et
externes. Cette unité sera associée à l'être
essentiel et ses différentes manifestations à l'être
accidentel ou temporel. Les différents champs lexico-sémantiques
qui fonctionnent dans la récit comme des unités transformatives
sont:
L'association vs dissociation, l'endotopie
vs exotopie, et l'endochronie vs exochronie. Nous avons,
pour le besoin de notre cause, installé ces concepts que nous
définirons dans leur contexte puisque nous avons trouvé
nécessaire de leur donner les fonctions disjonctives et conjonctives du
sujet en quête de son obhjet.
Rappelons qu'ici, le sujet c'est Hayy en quête de son
sujet: l'âme. C'est que ce qui nous permettra de tenter la dichotomie
Etre essentiel/ être accidentel ou temporel.
En effet, le récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'islam développe surtout cette dualité
Dieu-Homme et tend en fin de parcours à associer l'idée de la
création à celle de Dieu, à la manière
platonicienne.
Au niveau de l'écriture, la première relation
disjonctive entre le sujet et l'objet est introduite par cette transformation
narrative: « sur ces entrefaites, le corps commença
à se corrompre et à exhaler des odeurs repoussantes.
L'éloignement qu'il éprouvait pour lui s'en accrut, et il
souhaitait de ne plus le voir; » (p.37)
Cette dissociation que nous avons appelé disjonction
pour rejoindre la méthode sémiotique des analyses en
narratologie, va être la point de départ d'une série de
transformations narratives; la quête se déplaçant à
chaque fois d'un niveau à un autre dans une sorte d'entropie
actancielle: les actants opérateurs des transformations narratives: la
corporéité, le feu, les lumières, les sphères
etc...., perdent leur substance au profit d'une substance supérieure
jusqu'à épuisement des mots de la langue: « pour
moi, je prie mes frères qui liront ce traité de recevoir mes
excuses pour ma liberté dans l'exposition et dans la
démonstration. Je ne suis tombé dans ces défauts que parce
que je m'élevais à des hauteurs ou le regard ne saurait
atteindre, et voulais en donner par le langage, des notions
approximatives, afin d'inspirer un ardent désir d'entrer dans la
voie ». (P.114)
Voilà toute la problématique de la dichotomie de
l'Etre essentiel/ l'être accidentel ou temporel. il nous appartient donc
de dire que la véritable problématique réside dans la
dichotomie compétence/performance puisqu'il s'agit d'utiliser les
compétences de la langue, de tendre vers ses performances afin de rendre
compte d'une vision extatique et stoïque de l'univers. N'est-ce pas
là la thèse du récit impossible?
9-1-L'association vs la
dissociation.
Il s'agit là tout d'abord d'étudier
l'association de la langue avec l'idée de la quête de l'âme
et ensuite l'association de la dualité Dieu-Homme avec l'unité
«Dieu-lui-même. »
Concernant l'idée de l'unité et du multiple qui
organise le rapport entre l'essence et l'accident ou le temporaire, la
philosophie des « frères de la pureté » nous
dit que :
« le Un est l'origine, la source, le
début, le principe, le point de départ, la cause du nombre, de
même que Dieu l'est pour les êtres créés .Si Dieu est
autre que l'existence, c'est que c'est lui qui donne l'existence aux choses,
comme le un aux nombres » (20).
Etudiant tout d'abord comment le narrateur est arrivé
par son faire persuasif à développer l'idée de la
dissociation. Nous avons déjà dit que la première
disjonction entre l'objet (la corporéité) et le sujet ( Hayy)
s'est opérée avec la séquence de la mort de la gazelle
puisque le corps exhalait une odeur repoussante et n'intéressait plus
Hayy.
De là, l'idée du périssable va toujours
fonctionner comme un agent opérateur des transformations narratives et
progressivement mettre un nouveau programme narrative, celui de la
dualité unité vs pluralité.
Le passage le plus significatif de cette
dualité est le suivant:
« puis il examina soigneusement tous les corps,
vivants ou inanimés dans lequel il voyait tantôt une seule chose,
tantôt une multiplicité infinie; et il s'aperçoit que
chacun d'entre eux est indéfectiblement pourvu de l'une des deux
tendances suivantes: ou bien il tend vers le haut, tels sont la fumée,
la flamme, l'air quand il se trouve sous l'eau; ou bien il tend vers la
direction contraire, c'est-à-dire vers le bas; tels sont l'eau, des
fragments de terre, des fragment de végétal ou d'animal (....) il
examina de même tous les corps, soit inanimés soit vivants, et
vit que l'essence des uns et des autres est composé de l'attribut
corporéité, que cette autre chose soit unique ou multiple; et
ainsi les formes du corps lui apparurent dans leur diversité. Ce fut
pour lui la première apparition du monde spirituel »
(p.50)
Remarquons que la dualité
unité/multiplicité qui se développe dans notre grille de
lecture, nous allons la retrouver tout au long des différents
récits initiatiques que nous étudierons dans notre
deuxième partie. Soulignons tout d'abord que cette dualité se
manifestera sous forme de dialogues ente les initiés et les autres voix
de l'initiation ( la vérité,Dieu, la Cité
éternelle).
A titre d'exemple, le personnage de Samba Diallo dans le
récit de Hamidou Kane dialogue avec la divinité qu'il a
atteinte:
« tout prés une voix me
parla »;
- Ma présence maintenant te trouble.
Délicieux accueil que fait la vallée desséchée au
flot revenu. je suis prêt.
As-tu la paix?
- Je n'ai pas la paix. Je t'ai attendu longtemps.
- tu sais que je suis l'ombre.
- J'ai choisi. Je t'ai choisi, mon frère d'ombre et
de paix. Je t'attendais. »(21)
Nous verrons que le dialogue dans le récit initiatique
est essentiellement un pur monologue puisque tous les personnage qui agissent
dans le récit sont des manifestations multiples des différentes
voix du narrateur initié. Chacune de ses idées est un actant qui,
soit s'exprime en personnage, soit en séquences narratives.
La matérialisation d'une pensée mystique ne peut
s'exprimer que sous forme de monologue puisque le narrateur s'adresse avant
tout à lui même sachant que le discours du 1/3 exclus
évacue aussi bien le narrataire que le profane. C'est un des aspects qui
font que le récit initiatique est muet sur le plan du discours
exotérique mais significatif sur le plan du discours
ésotérique. Or la signification d'une oeuvre initiatique en
littérature n'est concevable linguistiquement que si elle est
étudiée sur le plan rhétorique ou/et
métaphorique.
Pour cette raison, le concept de dissociation ou de la
dichotomie corps-âme trouve son champ sémantique au fur et
à mesure que la quête du récit résorbe les
substances initiales au profit des substances de l'initiation. Nous trouvons
que le narrateur utilise le champ sémantique de l'entropie:
« s'il arrive, enfin, que cette forme, dans
l'homme, prenne de la force au point que toutes les autres formes
s'évanouissent devant elle, et qu'elle demeure seule,
consumant de son auguste splendeur tout ce qu'elle
atteint(...) »p.25, « la chaleur ayant pour effet pour
effet de décomposer et de détruire les humeurs, cet
organe (le coeur) avait besoin de quelque chose qui l'entretînt, le
nourrît, et lui restituât continuellement ce qui perdait;
sans quoi il ne pouvait subsister. »p.27.
Enfin le passage que nous allons citer nous montre comment le
narrateur parvient à maîtriser ces concepts et à faire
parvenir sa quête à l'idée de l'essence de Dieu:
« En ce qui concerne les attributs affirmatifs
ou positifs, sachant qu'ils reviennent tous à son essence même et
qu'ils ne contiennent aucune espèce de multiplicité, puisque la
multiplicité est un attribut des corps, sachant d'autre part que la
connaissance qu'il a de son essence n'est pas une notion surajoutée
à son essence, mais que son essence est la connaissance qu'il a de son
essence, et que la connaissance qu'il a de son essence est son essence, il
comprit que s'il pouvait lui-même connaître l'essence divine, cette
connaissance par laquelle il connaîtrait l'essence de Dieu ne serait pas
une notion surajoutée à l'essence divine, mais qu'elle serait
lui-même: et il vit que se rendre semblable à lui par les
attributs affirmatifs, cela consistait à ne connaître que lui seul
sans lui associer aucun attribut corporel. C'est à quoi il
s'appliqua » P.85.
Par conséquent, la dissociation est une association de
figures de styles où le narrateur omniprésent et omniscient
utilise le champ sémantique de l'entropie pour faire associer la
connaissance à l'essence de Dieu, le langage se substitue à Dieu
puisque c'est lui qui opère l'initiation: les mots ont cette
fonction angélique d'éterniser le sens de l'acte humain
puisqu'ils sont à Dieu ce que la pensée est à
l'homme.
Revenons à une idée opératrice du
narrateur dans le récit initiatique à contenu
théosophique: « celui qui a la connaissance de l'essence
possède l'essence de Dieu» et soulignons que le principe
fonctionnel de l'initiation par la littérature retient uniquement les
procédés heuristiques de l'énonciation, le récit
évacue l'imagination dans sa fonction de l'Univers et de l'existence.
C'est pour cette raison que la seule lecture du
récit initiatique demeure celle qui rend compte de cette fonction
heuristique du langage.
Dans la tradition de l'initiation, en particulier chez les
grecs, les épreuves de mortification et les descentes en enfer
constituent les procédés fonctionnels pour la libération
de l'âme emprisonnée par l'égocentrisme passionnel. Dans la
tradition théosophique de l'Islam, l'initiation se fait en particulier
par le langage et les secrets des mots sont les clés de la connaissance
puisque même les textes sacrés sont considérés comme
le miracle du prophète qui nous dit que « tous les
prophètes de Dieu ont leur miracle, le mien, c'est le
Coran ».(hadith)
Par ce « hadith », tradition
prophétique didactique orale, l'Islam entend redonner au langage sa
fonction initiale: rendre compte des Vérités intuitives par la
force des mots et la magie des métaphores. Soulignons ici que la
métaphore est une image intuitive du sens ésotérique de la
quête de Dieu, elle est sens générique d'où
le langage puise sa détermination à s'imposer comme
étant l'unique représentant de la vérité sur
terre.
Nous savons que la fonction symbolique du langage est la seule
capable de sauver l'écriture de la tautologie stérile puisque
c'est elle qui donne à l'écriture cette évasion
nécessaire et vitale. Faire venir
« l'absent » dans une image mentale est là, tout
l'art de la parole.
Le récit initiatique ne pourrait pas
être si cette fonction n'existait pas. L'idée de l'âme trop
abstraite et trop confuse ne serait pas exploitée par le narrateur si
les outils métaphoriques opérateurs étaient
absents.
Aussi la notion d'association Homme-Dieu est ici
étroitement liée à la notion de l'espace initiatique; le
topos, lieu de rencontre de l'idée de l'absolu avec celle du temporaire
est une structure à deux face perpétuellement ensemble:
l'endotopie et l'exotopie.
9-2-L'endotopie vs exotopie.
Nous avons délibérément installé
ces deux concepts puisqu'ils répondent à notre démarche
dans l'analyse du récit initiatique dans la tradition
théosophique de l'Islam. Nous définissons le concept d'endotopie
comme étant la manifestation de l'espace dans le langage et par le
langage. L'initié perçoit le lieu du dire dans une structure
d'énonciation où il en est la provenance et la destination, il
est le point de départ et le point d'arrivée; la pensée
est alors ésotérique. Par contre, la notion d'exotopie
conçoit le lieu du dire comme étant extérieur à
l'initié. C'est le monde des autres, leur lieu de
référence, il en a besoin afin de conduire le narrataire par les
chemins conventionnels du langage sinon l'exclusion est totale et le
récit n'aura plus raison d'être.
Voici un passage où la structure narrative est
endotopique:
« il comprit alors que s'il s'était
mépris, il le devait à un reste de l'obscurité du corps,
à une confusion venant des choses sensibles: car le beaucoup et le peu,
l'un, l'unité et la pluralité, la réunion et la
séparation sont autant de déterminations des corps: et ses
essences séparées, qui connaissent l'essence du Véritable,
Puissant et Grand, étant exemple de matière, on ne doit dire ni
qu'elles sont plusieurs ni qu'elles sont un, parce que la pluralité ne
vient que de la séparation numérique des essences l'une d'avec
l'autre, l'unité, de même, n'existe que part la réunion, et
rien de tout cela ne se comprend que dans les notions composées,
mêlées de matières. Mais il devient ici très
difficile de s'exprimer. Car si tu parles de ces essences
séparées sous la forme du pluriel, comme nous le faisons en ce
moment, cela donne à penser qu'elle ne font qu'un »
H.I.Y.P.90.
Nous voyons donc dans ce passage que tout converge vers le
corps et en est l'émanation. Ce jeu de l'un et du multiple est une
stratégie narrative qui fait que le récit prend l'allure d'une
quête de l'Absolu. Toutes les autres séquences ne sont que la
récurrence de cette idée matricielle: Le temps et l'espace ne
sont que dans le langage.
Ce dernier est le seul opérateur en état de
possession du sens des perceptions du monde des images théosophiques.
Mais le narrateur dit que « l'essence de cette sphère,
essence séparée, a une perfection, une splendeur, une
beauté trop grandes pour que la langue puisse les
exprimer, trop subtiles pour revêtir la forme des lettres ou du
son ».
Cette difficulté annoncée, cette
impossibilité d'exprimer les images théosophiques pose ainsi,
nous l'avions déjà souligné, toute la problématique
de la valeur du récit initiatique puisqu'il n'initie pas à
l'expérience mystique mais au langage des mystiques; or ce langage est
purement allégorique et métaphorique, ce qui nous laisse croire
que le récit a aussi une fonction subversive du langage puisqu'il
déroute le sens conventionnel.
Nous avons relevé dans la tradition théosophique
ces manifestations métaphoriques et allégoriques de l'endotopie;
les poésies mystiques en sont les expressions les plus
récurrentes:
« Dans la lune de l'obscurité brille la
lumière du soleil.
Je suis de ses branches et il est de ma racine.
Nos intelligences, de l'amour enivrées,
nous feraient croire fous, pourtant fous nous ne
sommes,
tu nous vois parmi les hommes, mais nous ne sommes pas ce
que tu vois. Car par-delà les cimes les plus hautes, resplendissent nos
esprits une intelligence nous est propre, joyau sans défaut.
Ne serait-ce qu'une lueur, c'est le lien qui
relie. »(22).
Notons que dans ces vers mystiques, le topos de l'aimé
se confond avec celui de l'amant « je suis de ses branches et il
est de ma racine ». Cette structure narcissique énonce
clairement le jeu de cette dualité que l'on retrouve dans tous les
récit initiatiques à contenu théosophiques, l'objet de la
quête devient le sujet et vice versa, on ne sait plus où est
réellement le lieu du dire puisque le temps et l'essence se confondent
dans l'acte de l'énonciation.
Cette manipulation du verbe intensif rejoint toute
manipulation par les sectes des discours suggestifs de conversion. En effet, la
magie des mots et le charisme des gourous donnent au langage une autre
fonction, celle de la marginalisation surtout lorsqu'elle prétend
libérer l'homme de ce monde d'ici-bas et de l'emporter dans une
dimension où il se considère comme supérieur au commun des
mortels.
Certes, nous ne pouvons pas ici faire une analogie entre le
récit initiatique et l'initiation dans les sectes puisque les
procédés sont différents: les uns manipulent les esprits,
les autres le langage mais dans le fond, la démarche est similaire; elle
interpelle l'angoisse existentielle comme le souligne J.Chevrier dans la
couverture de l'oeuvre de Cheikh Hamidou KANE, « l'Aventure
Ambiguë »
« L'aventure ambiguë, histoire d'un
itinéraire spirituel, porte un sous-titre récit.Ce qui frappe le
lecteur de ce livre, c'est le classicisme dû autant à la retenue
du ton qu'à la portée universelle de la réflexion
philosophique. Sans doute l'auteur oppose-t-il à la pensée
technique de l'occident, essentiellement tournée vers l'action, la
pensée de l'Islam, repliée sur elle même, mais
au-delà de cette confrontation c'est finalement le problème de
l'existence qui est posé. On voit par là comment Cheikh Hamidou
Kane, échappant à la donnée temporelle et politique de son
sujet, l'angoisse d'être noir, débouche sue une
réflexion qui nous concerne tous: l'angoisse d'être
homme ».(23).
Par conséquent, l'aspect endotopique du dire
possède une fonction spécifique dans le récit initiatique:
celle de valoriser l'angoisse existentielle et de lui donner une fonction
didactique: la peur est protectrice et salvatrice. Que seront les sciences des
hommes et toutes les découvertes de l'humanité si cette angoisse
n'avait pas joué son rôle dans la conservation de espèce
humaine. Il appartient donc aussi au langage de permettre à l'homme de
connaître la valeur des mots afin d'exorciser cette peur de l'absolu, le
récit initiatique en est l'expression la plus complète et la plus
complexe.
Si L'angoisse est existentielle c'est parce que le narrateur
initié ressent en lui tout l'espace de l'existence de la même
manière de celui qui dit « je sens le monde en
moi » comme s'il voulait avouer qu'il ressent la lourde
responsabilité des hommes. Ce fût aussi le cas de tous les
prophètes de Dieu et en particulier les Saints-initiés qui
ressentent leur corporéité spirituelle contenir toute l'existence
puisqu'ils ont libéré leur âme et qu'elle s'est confondue
avec celle de Dieu.
La tradition théosophique nous raconte que Bayezid
avait accédé à cette station sublime de l'endotopie
principielle où l'espace de Dieu est devenu son lieu du dire et sa
convergence:
- Voici le récit initiatique de Bayezid rapporté
par Farid-ud-Din'Attar Bayezid dit:(24)
« Lorsque le seigneur très haut, dans sa
munificence et sa générosité, m'eut fait grand entre tous
et m'eut élevé au rangs supérieur, il éclaira de
ses rayons tous mon être extérieur et intérieur, me
dévoila tous ses mystères et manifesta dans ma personne toute sa
grandeur. Alors, venant à le contempler avec ses yeux mêmes, je
vis que ma lumière, comparée à la sienne, n'était
que ténèbres et obscurité. De même ma grandeur et ma
gloire n'étaient que néant devant sa grandeur et sa gloire. Puis,
examinant avec l'oeil de la vérité tant d'actes de
piétés et de fidélités à son service que
j'avais accomplis, je reconnus que tous provenait de lui et non pas de moi -
Mon Dieu, m'écriais-je, que signifie cela? - O Bayazid! me
répondit-il, celui qui a accompli les actes de piété,
celui qui m'a servi fidèlement, c'est bien toi; mais c'est moi qui t'ai
accordé mon assistance, sans laquelle aucun de vous ne serait capable de
me servir dignement. »
« quand le Seigneur très haut,
anéantissant mon être périssable, m'eut fait
participé à sa durée impérissable, la
perspicacité de mon oeil infaillible se trouva accrue,
considérant Dieu par l'oeil de Dieu, c'est par Dieu que je vis Dieu, et,
me cantonnant dans la vérité, je demeurai calme et paisible. Je
bouchai l'orifice de mon oreille, je rentrai ma langue dans ma bouche
impuissante et je laissai là la science d'acquit que j'avais apprise des
créatures.
Grâce à l'assistance du Seigneur très
haut, j'éloignais de moi ma personne sensuelle, coutumière de
frivolité, et le Seigneur, par une nouvelle faveur, me fit don de la
science qui n'a pas eu de commencement. Par sa
générosité il a placé dans ma bouche une langue
capable de parler et il m'a donné un oeil émanant de sa
lumière. Avec cet oeil j'ai pu discerner tous les êtres qui ont
été créés. A l'aide de cette langue qui a
poussé dans ma bouche par la munificence du Seigneur, lorsque j'ai
parlé avec lui dans toute la ferveur d'un entretien secret, il m'est
échu une part de sa science souveraine. »
« Lorsque j'ai regardé Dieu avec l'oeil
que lui même m'a donné, un ordre suprême m'a
été adressé: O Bayezid! nous venons de te donner ce
degré sublime; mais n'abandonne jamais la loi écrite et n'en
éloigne pas ton pied. Quant à nous, nous ne laisserons pas
périr ta peine et nous tenons à te témoigner notre
satisfaction. Puis, m'éclairant de sa lumière, il me
débarrassa des ténèbres de ma personne sensuelle et me
dit: « Demande ce que tu voudras. Mon Dieu, m'écriais-je, de
toi je ne veux que toi; enlève de mon coeur ce qui n'est pas toi: alors
le Seigneur posa sur ma tête le couronne du don des miracles; il me
revêtit lui-même des habits de la grandeur suprême; m'ouvrit
la porte de la proclamation de l'unité et me concéda le rang le
plus élevé. Puis me faisant avaler le breuvage de sa grâce
et de sa libéralité, il me donna une nouvelle vie.(...) voila
comment ma langue procède de sa grâce, pourquoi mon oeil et mon
coeur procèdent de sa lumière. Tout ce que je dis, je le dis avec
son assistance; tout ce que je vois, c'est grâce à sa force que je
le vois. C'est par lui que je suis vivant et que je ne serais jamais assujetti
à la mort. Quelque chose que je dise, ce n'est pas de moi que je le dis,
c'est lui qui fait tourner ma langue vers n'importe quelles paroles il
veut. »
Bayezid disait: « Durant trente mille
années je volais dans les espaces de l'unité de Dieu . Durant
trente mille autres années je volais dans les espaces de son être.
Durant trente mille autres années je volais dans les espaces de sa
grandeur et de sa majesté. Quand j'eus volé de cette
manière durant quatre- vingt- dix mille années, je me vis dans la
première station des prophètes et j'y pris un essor qui ne
pourrait se décrire. En ce moment je me dis: personne n'est
arrivé plus haut que cela.(...) Ensuite mon âme traversa le monde
invisible. On me montra le paradis et l'enfer; mais je ne fis attention
à aucun des deux, et, de tout ce qu'on me fit voir, je n'eus la force de
rien examiner. Chaque fois que j'arrivais à l'âme d'un
prophète, je le saluais. Quand j'arrivais prés de l'âme de
l'Envoyé, sur lui soit le salut! je vis cent mille mers de feu et mille
portières de feu aux rideaux suspendus à la lumière. Si
j'avais posé le pied sur une de ces mers j'aurais été
entièrement consumé. Je restais frappé de terreur.Jusqu'
à quand y aura-t-il entre toi et moi le « moi » et
le « toi »? Supprime entre nous mon
« moi »; fais qu'il devienne tout entier ton
« toi » et ne soit plus mon « moi ».
Mon Dieu, ajouta-t-il, si je suis avec toi, je vaux mieux que tous, et si je
suis avec moi, je vaux moins que tous (...) ».
Nous avons rapporté ce récit et cette oraison de
Bayezid presque dans sa totalité parce que cette attitude qu'a
l'initié vis à vis de son moi et ses différentes
mortifications sont récurrentes dans tous les récits initiatiques
du moins dans la tradition théosophique de l'Islam.
Le rapport du « moi » et de
«l' en soi sartrien » crée dans la
littérature mystique et particulièrement dans le genre
initiatique des possibilités narratives dont les transformations sont
soumises à des contraintes sémantiques complexes. A titre
d'exemple et en citant un passage du récit de Cheikh Hamidou Kane,
l'Aventure ambiguë que nous prendrons comme corpus de vérification,
nous verrons qu'il n'échappe pas à cette contrainte
sémantique où le « moi » se perd dans le
labyrinthe de » l' en soi
sartrien »:
« L'instant est le lit du fleuve de ma
pensée. Les pulsations des instants ont le rythme des pulsations de la
pensée; le souffle de la pensée se coule dans la sarbacane de
l'instant. Dans la mer du temps, l'instant porte l'image du profil de l'homme,
comme le reflet du kaïlcédrat sur la surface brillante de la
lagune. Dans la forteresse de l'instant, l'homme, en vérité, est
roi, car sa pensée est toute puissante, quand elle est. Où elle a
passé, le pur azur cristal en formes. Vie de l'instant, vie sans
âge de l'instant qui dure, dans l'envolée de ton élan
indéfiniment l'homme se crée. Au coeur de l'instant voici que
l'homme est immortel, car l'instant est infini, quand il est. La pureté
de l'instant est faite de l'absence du temps. Vie de l'instant, vie sans
âge de l'instant qui règne, dans l'arène lumineuse de ta
durée, infiniment l'homme se déploie. La mer! Voici la mer! Salut
à toi, sagesse retrouvée, ma victoire! la limpidité de ton
flot est attente de mon regard. Je te regarde et du durcis dans l'être.
Je n'ai pas de limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon
regard. Je te regarde, et tu reluis, sans limites. Je te veux pour
l'éternité, l'Aventure ambiguë P.190-191.
Nous voyons clairement dans se passage comment la notion
d'endotopie et d'endochronie où le temps et l'espace se confondent dans
un topos et où le narrateur initié réduit
l'éternité au seul instant de cette fusion mystique.
Voici donc l'itinéraire initiatique de notre personnage
matriciel Hayy. Nous n'avons pas épuisé toutes ses stations car
elles sont multiples mais nous avons relevé, pour le besoin de notre
cause, les plus importantes et les plus significatives. Celles qui nous
permettrons dans un deuxième lieu, de mieux comprendre
l'évolution de ce genre, le récit initiatique, dans la
littérature africaine d'expression française et plus
particulièrement d'auteurs à obédience soufi:
Mohammed Dib et Cheikh Hamidou Kane. Le premier a tenté
ses récits initiatiques sous les contraintes de la langue
française et le second, dans l'univers mystique de l'oralité
peule-africaine.
Nous étudierons la transformation de ce genre où
la tradition théosophique de l'Islam s'est remise à la
pensée anthropomorphique de l'Occident et où la Cité se
substitue au mythe de la création.
Nous conclurons ce chapitre en disant que l'itinéraire
initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân provenant de cette angoisse existentielle
provoquée par la mort de la gazelle qui l'avait adopté est
multidimensionnel: Les différents parcours que la quête entreprend
de la connaissance stoïque vont du statut primitif et animal de l'homme en
passant par les différentes étapes de différenciation par
rapport à l'animalité.
Rappelons que ce récit évolue dans la
négation de l'anti-personnage: l'homme-cité. Cette
thématique de l'homme-cité; nous allons la retrouver dans un des
corpus de vérification que nous étudierons dans notre
deuxième partie: Cours sur la rive sauvage de Mohammed
Dib, un des volets de la « trilogie
initiatique » : cours sur la rive
sauvage (1964) la danse du roi (1968) et
Dieu en Barbarie (1970)
Les valeurs religieuses vont subir une mutation
linguistique où la création littéraire se substitue aux
valeurs sacrées du verbe et le personnag matriciel subit une
métamorphose aux emprises de l'homme-cité.Notes:
(1) Cheikh Hamidou Kane: l'Aventure ambiguë. Op,
cité P.46
Nous soulignons que le récit initiatique dans la
tradition théosophique de l'Islam intègre dans son discours
plusieurs voix monothéistes. C'est ce qui fait son universalité
ainsi que sa perméabilité religieuse. Le cas de Hayy Ibn
Yaqdhân est unique dans son genre à s'intégrer dans
l'espace judéo-chrétien. Nous en avions déjà
parlé lorsque nous avions abordé les influences qui a pu exercer
sur les quakers et sur la pensée de Narbonne dans son commentaire.
(2) Pour une définition du Personnage: l'exemple
de Germinal cité par J.P. Goldenstein, pour lire le roman. OP.
cité, P.46
Nous soulignons que le personnage du récit initiatique
est caractérisé, non pas par la description que lui donne le
narrateur, mais par le type de réflexion qu'il développe dans sa
quête.
(3) Le concept d'homme biologique, nous le définissons
ici par opposition à l'homme-cité. C'est l'être qui ne
connaît pas encore la cité et qui n'a de rapport qu'avec son corps
et ses intuitions naturelles.
(4) Dans la tradition théosophique de l'Islam, l'homme
biologique correspond à la « fitra » c'est
à dire la première essence de l'être. On peut aussi
l'appeler Nature, la philosophie des « frères de la
pureté » (ikhûan aç-çafâ) la
définissent comme étant « la nature de la
génération et de la corruption »,
« faculté naturelle qui agit sur le corps avec la
permission de Dieu » « Ame
universelle » c'est ainsi que les philosophes nomment la Nature,
remarquent les « frères de la pureté », qui,
eux-mêmes l'appellent une fois « la nature
active ». La loi religieuse , elle, l'appelle
« ange », l'un des anges
soutenus », »l'un de ses serviteurs
obéissants qui font ce qu'ils reçoivent d'ordre de le faire, qui
ne désobéissent pas aux ordres de Dieu et le
craignent ». Mais plus simplement, la Nature est
« l'acte de l'Ame » comme l'intellect est l'acte
de Dieu, et comme l'Ame est l'acte de l'intellect et l'âme est sa cause
efficiente. Cité par Yves Marquet la philosophie des ikhuan
aç-çafâ. OP. Cité, P.160.
(5) L'homme-cité est l'être qui est
conditionné par les règles de la cité et non par la nature
de son corps et des intuitions naturelles; c'est l'homo-économicus.
C'est l'incarnation de l'esprit des lois qui régissent et partagent le
pouvoir entre les hommes. C'est aussi l'homme-politique, celui qui pour des
raisons idéologiques redéfinit le concept de la création
en rendant ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à
l'homme.
Dans la littérature mystique moderne et en particulier
le récit initiatique, c'est le personnage qui descend dans l'enfer de la
cité pour faire son initiation et en remonter illuminé par le
besoin d'écrire car la seule lumière qu'il découvre est
celle du langage.
(6) Tzvetan Todorov, poétique de la prose,
nouvelles recherches sur le récit. OP. Cité, P.83
(7) Modèle établi par Jean-Michel ADAM, avec la
collaboration de J.P. GOLDENSTEIN. Pour lire le roman. OP. Cité
P.69.
(8) Ives Marquet, la philosophie des ikhuan
aç-çafa. OP. Cité. P.85
(9) C.L. Strauss. Cité par Todorov, poétique
de la prose. OP.Cité P.122.
(10) Ives Marquet, la philosophie de Ikhuân
aç-çafa. OP. Cité P.73
(11) Max Scheler, le sens de la souffrance. Ed.
Montaigne. Pari 1936. P.76
(12) Ives Marquet, la philosophie des Ikhuân
aç-çafa; OP. Cité P.115
(13) Ibidem. P.115
(14) Ibidem. P.123
(15) Eva de Vitray Meyerovitch, anthologie du Soufisme.
Col. Sindbad. Paris, 1978.P. 134
(16) Louis Gardet, la pensée religieuse
d'Avicenne. Paris, J.Vrin 1951. P.35
(17) J.P. Goldeinstein, pour lire le roman. OP.
Cité P.94
(18) Bourneuf Roland « l'organisation de l'espace
dans le roman » études littéraires. Québec,
les presses de l'université. Laval. 1970 pp. 77-94 cité par J.P.
Goldeinstein, pour lire le roman; OP. Cité P.101
(19) Hayoun. Le commentaire de Moïse de Narbonne.
OP. Cité P.68
(20) Ives Marquet, la philosophie des Ikhuân
aç-çafa. OP. Cité P.61
(21) Cheikh Hamidou Kane, l'Aventure Ambiguë
(roman) OP. Cité P.187
(22) Martin Lings, un saint musulman du vingtième
siècle. OP. Cité P.247
(23) Cheikh Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë. OP.
Cité couverture du roman, texte de J. Chevrier.
(24) Farid-Ud-din Attar, le mémorial des saints.
OP. Cité P.178.
Conclusion
Nous concluons cette première partie de notre
étude des aspects et fonctions du récit initiatique dans la
tradition théosophique de l'Islam en soulignant tout d'abord que
notre grille de lecture, Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn Thophaïl
est le genre initiatique par excellence puisqu'il rend compte des
différentes stations de contemplation du narrateur-initié.
Rappelons que nous avions choisi ce corpus parce que la tradition
théosophique de l'Islam ne connaît que cette oeuvre écrite
qui a survécu aux inquisitions menées contre les Soufis et que la
religion orthodoxe a condamnées pour hérésie et
blasphème. Nous avions déjà évoqué les
sentences de mort prononcées contre El-Hallaj et El-Schahrawardi sans
omettre ceux qui se sont vus exilés par la Doxa religieuse. Même
Ibn thophaïl, notre auteur dût s'exiler à Marrakech où
il mourût.
La pensée néoplatonicienne dans le
discours mystique a survécu elle aussi et ceci grâce à
l'écriture des expériences mystiques de notre auteur et plus tard
du grand maître de l'ésotérisme Muhyî al-dîn
Ibn Arabî né à Murcie le 2ème ramadan 560/7,
Août 1165 et mort à Damas le 28 rabî' 11, 638/16
novembre 1240.
Quant à notre intention de considérer cette
oeuvre comme une grille de lecture du récit initiatique, elle nous a
été dictée par notre souci de
désambiguiser l'écriture initiatique de certains auteurs
musulmans d'expression française. L'univers discursif dans
lequel évoluent les personnages respectifs de Mohammed Dib et Cheikh
Hamidou Kane en l'occurrence Iven Zohar et
Samba Diallo est le même univers
théosophique de Hayy Ibn Yaqdhân mais l'écriture s'est
transposée du mythe de la création à la seule
création littéraire. L'instance narrative de la
tradition théosophique conserve son statut dans
l'écriture moderne de l'initiation mais le « je » du
Narrateur-auteur émerge d'une histoire récente où la
langue française va opérer une véritable
métamorphose des personnages en quête de la
même vérité ontologique développée dans notre
premier corpus.
Concernant Mohammed Dib, il déclara lui-même dans
une interview accordée à Eric Sellin que son cheminement l'a
mené vers « autre chose ».
« L'écriture vous transforme », dit-il.
« Pendant que vous écrivez vous devenez un
autre. », « Je suis passé d'une attitude
rationaliste, positive ». Faisant référence
à ses premiers romans et en particulier sa première trilogie,
« à une attitude progressivement relativiste (...) J'ai
choisi le caractère aléatoire de toute chose »
cela suppose dit Mohammed Dib, « une évolution
spirituelle ».
Or la spiritualité d'un chrétien de foi
catholique n'est pas la même que chez un musulman sunnite. Mohammed Dib
dont nous connaissons l'enfance à Tlemcen, notre ville natale et dont
les liens de parenté nous rapprochent puisqu'il est de la famille de
notre défunte mère ne pouvait pas ne pas s'abreuver des sources
de la tradition tlemcenienne; tradition essentiellement soufie. Nous ne
connaissons pas un seul « derb » (ruelle) qui
n'eut pas et n'a pas encore son « wali »
(marabout). Tous les petits enfants de Tlemcen devaient aller à
l'école coranique mise sous la tutelle du
« wali ». Les sciences enseignées
étaient surtout mystiques car le « wali »
était avant tout « l'incarnation » de Dieu
sur terre; il avait le pouvoir de guérir, d'initier à la
connaissance Stoïque de Dieu et se caractérisait par les
« quaramat » dont il avait le pouvoir
(miracles).
Inévitablement, DIB en avait science mais par
syncrétisme, il ne pouvait discerner cette vision qu'au moment où
il découvrit la langue française. Il l'utilisa dans un premier
lieu dans sa littérature de combat, l'indépendance de
l'Algérie acquise, cette évolution de la langue le mena
inéluctablement à la découverte de cette
spiritualité qui ne pouvait évoluer que dans cet univers mystique
de son enfance.
Déjà en 1985 Jean DEJEU affirmait à
propos du personnage de Iven Zohar de cours sur la rive
sauvage que son héros subit des épreuves
symboliques au cours de son itinéraire initiatique pour parvenir
à une individuation personnalisante. Tout se dédouble:
Héllé-Radia, mère-soeur, terre algérienne-terre
étrangère, mère-épouse étrangère. Il
faut de la mer/mère pour renaître de nouveau reconnaître
l'épouse, « l'autre » à part entière,
mourir à soi pour devenir « autrement » .
«Le fils de la lumière » (Iven Zohar descend jusque dans
la grotte matricielle pour se ressourcer mais pour percer aussi les secrets de
l'identité et de la différence. Mohammed DIB a lu les oeuvres de
Jung et de Gérard de Nerval; Jung lui apporte l'animus et
l'anima; Nerval, le voyage initiatique et le dédoublement
féminin. Porté à l'introspection, le Romancier retrouve
ses préoccupations profondes, essayant de « traduire une
vision » de creuser le sens de la condition humaine, de
l'altérité, de la mort, de la double culture, du
« même » et de « l'autre ».
(Hommage à Mohammed DIB dans KALIM n°6, OP.U. Alger
(1985.P.246).
Certes, Jean DEJEU avait vu juste en parlant du récit
initiatique (voyage initiatique du héros Iven Zohar) cependant attribuer
à l'oeuvre de DIB le statut de roman psychologique c'est à notre
sens ignorer la portée africaine de la pensée musulmane,
d'ailleurs au cours de l'apparition en 1964 de cours sur la rive
sauvage, Jean DEJEU nous rapporte dans le même hommage cité
supra (p.245) que M.DIB déclare qu'il a été
« Africain quand il fallait l'être ». Il est
rendu à « ses propres problèmes personnels »
il va donc tenter son «Aventure littéraire ».
C'est une des raisons qui nous a mené à prendre
l'oeuvre de DIB pour corpus de vérification. Quant à la filiation
entre l'oeuvre d'Ibn thophaïl et nos deux corpus de vérification,
cours sur la rive sauvage de DIB et l'Aventure Ambiguë de
KANE, nous l'étudierons dans l'introduction de notre deuxième
partie. Nous pouvons déjà annoncer que c'est le
discours théosophique introduit par l'oralité initiatique qui a
relié toutes les Zaouiat » (lieux ésotériques du
maraboutisme) de l'Afrique du nord et de l'Afrique noire
musulmane.
Cette oralité initiatique s'est transmise par la
chaîne spirituelle des maîtres mystiques qui ont vécu
successivement soit en Espagne, dans sa période musulmane, soit en
Afrique du Nord, soit en Afrique noire. Nous verrons comment les mêmes
enseignements soufis étaient dispensés dans les Zaouiat qui ont
toutes versé dans le soufisme philosophique, après avoir
développé durant des siècles le discours sunnite dans les
Zaouiat.
Tous ces enseignements ont constitué pour nos
écrivains musulmans d'expression française la matéria
prima de leur écriture, sauf que les contraintes de l'histoire et
de la langue française ont métamorphosé cette même
écriture la rendant soit hermétique à l'analyse
autobiographique, soit complexe dans son propre statut.
Généralement les études
littéraires ont tendance à étudier le roman en prenant
comme outil méthodologique les concepts développés par
les différentes écoles américaines, européenne ou
soviétique : le fonctionnalisme ou le structuralisme.
Mais l'étude de l'écriture de la foi ne peut pas
négliger les croyances et les symboles développés par les
communautés monothéistes qui ont vu naître leur
écrivain même si celui-ci a adopté la langue de
« l'autre » pour exprimer son sentiment de la vie
ainsi que sa vision de la différence.
Concernant le genre initiatique, dans la tradition
théosophique de l'Islam, écrit dans la langue de
« l'autre », Mohammed DIB et Hamidou KANE sont ici
les deux exemples les plus marquants de la littérature africaine
d'expression française.
deuxième partie
LA VERIFICATION
Chapitre Deux DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE
PREMIER
L'ORALITE
INITIATIQUE
INTRODUCTION
Depuis l'oeuvre magistrale de Hayy Ibn Yaqdhân d'Ibn
Thophaïl, la tradition théosophique de l'islam est sortie de son
statisme religieux et a introduit dans son univers initiatique un nouveau mode
d'initiation: L'ORALITE INITIATIQUE.
La persécution des maîtres soufis, leur
exécution par la doxa religieuse, ainsi que la condamnation de leurs
ouvrages ont fait que, les initiés au soufisme ont du vivre dans la
totale marginalisation.
Leur espace d'expression fut limité à la
Zaouia, lieu ésotérique où les disciples s'initient aux
valeurs et symboles de ce nouveau mode. C'est la naissance de la poésie
chantée « sama' » et sa transmission de
génération en génération qui permettra la
continuité de la chaîne spirituelle où chaque école
mystique développera son champ métaphorique et marquera les
frontières de son univers verbal.
Tout d'abord ce furent les soufis d'Andalousie qui
créèrent une tradition de communication avec les mystiques de
l'Afrique du Nord. Tous les symboles forgés par Ibn Thophaïl
trouvèrent leur terrain d'application dans l'oralité initiatique.
C'est ainsi que le concept de l'unité de
l'existence a développé une symbolique aussi bien
verbale (prose) que poétique.
Du maître au disciple, la chaîne spirituelle s'est
transmise par l'oralité prosaïque et
poétique. Chaque disciple se devait d'apprendre les vers de
son maître et de ceux qui ont précédé. Lorsque la
poésie était chantée dans la Zaouia, elle servait de
support à la mise en transe mais lorsqu'elle était reprise par
les profanes, elle avait une toute autre fonction: entretenir une
éthique dans la vie des membres de la communauté ( l'amour
platonique, l'amour d'autrui, la modestie, la sincérité, la
charité etc...).
C'est dans ce terroir que certains écrivains
africains d'expression française sont nés et ont
développé leur sensibilité
esthétique.
Nous dirons tout de suite que la transition
entre le discours sacré et le discoure littéraire s'est
opérée grâce à cette oralité et en
particulier à cette symbolique poétique chargée de toute
la sémantique ésotérique.
Comment s'est opérée sur le terrain cette
transition entre le discours sacré qui alimenta le
récit initiatique de Hayy Yaqdhân et l'oralité initiatique
qui va alimenter les récits initiatiques de certains écrivains
africains d'expression française?
Peut-on parler d'une évidente filiation entre l'oeuvre
d'Ibn thophaïl, et nos corpus de vérification: cours sur
la rive sauvage de Mohammed DIB et l'Aventure
Ambiguë de C. Hamidou Kane?
Tout d'abord sur le plan de l'histoire, Tlemcen, la ville
natale de Mohammed DIB connut tous les enseignements mystiques
développés en Andalousie musulmane à l'époque d'Ibn
Thophaïl. Ce fut le Cheikh Moulay Abdel Qader Djilani qui propagea ces
enseignements par l'intermédiaire de Sidi Boumédiène mort
à Tlemcen (1). En Afrique Noire, plus particulièrement au
Sénégal, l'ordre de la Tidjaniya (2) dominait et organisait
même le mode de vie et de pensée aussi bien dans la
diversité ethnique que les luttes politiques pour le pouvoir. Cette
présence mystique était d'une telle ampleur que la
littérature n'en put s'échapper:
On racontait les miracles des maîtres, on chantait
leur poésie on allait même ne jurer que par leur nom. Le
Général P.J. André nous rapporte que « le
tidjanisme qui supprime tous les échelons mystiques des autres
congrégations, rattache directement la Baraka de ses chefs au
prophète Mohammed, ordre de la paix et de la science par excellence, il
devint en Afrique noire un ordre guerrier, en raison du caractère de ses
chefs locaux. L'ordre s'est développé de la Mauritanie au
Kordofan. »(3).
Il faut comprendre que sur le plan de l'histoire, que
toute l'oralité africaine avait un contenu théosophique,
même s'agissant de l'organisation politique des tribus et des
ethnies.
Du discours sacré à l'oralité
initiatique, le même auteur cité supra nous explique qu'au
« saint visionnaire, à l'ascète, à
l'école des « qadrias » conduisant à l'extase
hystérique, à celle des « khalouatïas »
provoquant des éclats extatiques par des méthodes
différentes d'entraînement physiologique, succède la
philosophie qui revient aux principes substantiels du soufisme, et sans
pratiques bruyantes parvient aussi à l'anéantissement de
l'individualité et à l'absorption de l'âme dans l'essence
de Dieu »(4).
Sur le plan de la littérature, DIB, qui aura
tenté son récit initiatique à contenu théosophique
nous rend compte de cette extase dans l'écriture, par la bouche de son
narrateur-témoin :
« mais la vie n'est pas toujours notre vie,
elle est sommeil succinct dans les schistes, dissolution dans les eaux;
immobilité et écoulement; nuit. Il doit en être ainsi, de
toute nécessité. En sécurité pourtant, me voici en
sécurité. Aspergé de ce sang qui s'écoule de ma
poitrine, de mes lèvres, de mes yeux, sang dont j'ai le goût
à la bouche, l'odeur aux narines, je t'appelle parfois, Hellé, et
ne reçois jamais de réponses: » Cours sur la
rive sauvage.P. 158 (5).
En abordant l'étude du récit de DIB, nous
permettons à l'analyse littéraire de se libérer d'un
préjugé longtemps entretenu par certains auteurs qui ont cru que
l'écriture de DIB relève soit de l'utopie, de la science fiction
ou encore du surréalisme. Se cantonner dans ces orientations de lecture,
c'est priver la littérature maghrébine d'expression
française d'un de ses aspects les plus fondamentaux:
l'écriture initiatique à contenu
théosophique.
Concernant le roman de Kane, l'Aventure
ambiguë, il exprime aussi cette littérature mystique
qui ne réussit pas à dire son nom puisque la langue
française empêche cette oralité initiatique
d'apparaître au grand jour. Kane s'en remet à l'autobiographie,
mais charge son écriture de toutes les questions ontologiques de son
peuple confronté à l'occident qui menace son identité
séculaire.
Par conséquent, il s'agit dans cette étude de
comprendre comment cette oralité africaine a pu conditionner tous les
écrits littéraires africains. Concernant notre genre, le
récit initiatique, c'est à partir de la parole du
maître que toutes les possibilités de
l'écriture vont se concrétiser mais sur le terrain du conflit
entre le « même » et
« l'autre », entre la vision du monde d'un peuple
enraciné dans sa culture ancestrale et celle de
« l'autre » qui se voyait donner la mission de
civilisateur (l'homme occidental).
Inévitablement, l'oralité
africaine qui initialement avait pour seule fonction de
transmettre un patrimoine culturel se devait maintenant d'initier
l'homme africain à se réconcilier avec sa
divinité. La mission est d'autant plus difficile car l'homme
africain a trouvé un autre modèle:
l'Occident. Sur le terrain du choix conflictuel, les
littératures africaines témoignent de cette lutte du
modèle et notre genre initiatique ne put en échapper.
A ce sujet, Mohammadou Kane nous dit que » la
prééminence du thème de l'échec s'explique par la
convergence du manichéisme et du pessimisme, elle permet de se demander
si le progrès est possible et à quelles conditions, s'il est
concevable sans la tradition. Elle légitime la considération
attentive des tensions et conflits dans l'univers romanesque qui semblent
inhérents à la situation de confrontation entre la tradition et
le progrès et qui constituent, au regard de la création
littéraire, autant de techniques de dramatisation. »
(6)
Cette confrontation des deux cultures, l'une dominante par son
fait historique et non parce qu'elle est le substitut civilisationnel, l'autre,
dominée aussi par le fait colonial et non pas parce qu'elle ne
répond plus aux besoins du progrès, crée le dynamisme
même de l'écriture et marque la spécificité du roman
africain où les personnages sont en réalité les
types-actants de ce conflit et non les modèles de personnage
représentatifs de l'africanité stéréotypés
par l'homme blanc.
Le modèle le plus significatif de cette oralité
initiatique à contenu théosophique est pour l'Afrique noire,
Tierno BOKAR (7) et pour l'Afrique du nord, CHEIKH AHMED EL ALLAOUI (8). Ces
deux maîtres mystiques musulmans ont synthétisé tous les
enseignements de la tradition théosophique de l'islam et ont
créé deux écoles qui se rejoignent sur le fond mais
diffèrent sur la forme.
Nous avons pris ces deux oeuvres pour l'étude de
cette oralité initiatique parce que ces deux maîtres de la parole
ont permis à la littérature africaine d'expression
française de puiser leurs référents aussi bien sur le plan
esthético-verbal que sur le plan symbolique.
Rappelons que le Sénégal et le nord de
l'Afrique ont été marqués par cette culture orale
mystique depuis plusieurs siècles. Une étude de l'administration
coloniale française nous rapporte que:
«Les confréries religieuses musulmanes en
Afrique noire de même qu'en Afrique du nord, filiales des grands ordres
religieux du monde islamique issus du soufisme, se sont adaptées
à la mentalité et au particularisme des africains. Il semble
même, qu'à l'instar des conquérants toucouleurs d'autrefois
certains affiliés songent, de même que le tentent les darqaoua,
à réaliser un jour l'union des diverses congrégations.
Cette union spirituelle et temporelle, notamment celle des qadria et des
Tidjaniya pourrait remplacer sur un autre plan l'ancien empire musulman dont
rêvaient les peuhls et les toucouleurs.
Le cheikh Si Ahmed El Tidjani d'Algérie a en
1953-54 fait une tournée en Afrique Noire pour essayer de renouer les
liens disparus entre les deux rives du Sahara » (9).
Nous ne voulons pas ici faire toute l'histoire du soufisme en
Afrique car ce n'est pas ici l'objet de notre étude mais nous renvoyons
par les deux notes citées supra, aux études qui ont
été faites à ce sujet.
Notre intention est de montrer que la filiation dont nous
avions parlé entre le discours théosophique d'Ibn Thophaïl
et l'oralité initiatique ne peut être que confirmée. Quant
à l'africanité de Dib, c'est en 1964, date d'apparition de
Cours sur la rive sauvage qu'il déclare lui-même
« être Africain quand il fallait
l'être » il est « rendu à ses
propres problèmes personnels »; il va donc tenter
« l'Aventure littéraire » comme le fera
Hamidou Kane en tentant pour sa part « l'Aventure
ambiguë ». Ces deux auteurs vont laisser surgir leur
oralité en contrat de quête spirituelle.
Il convient maintenant d'étudier cette oralité
initiatique afin de découvrir les espaces symboliques et
référentiels d'où surgiront les écritures de ces
deux auteurs africains d'expression française.
1-EMERGENCE DE L'ORALITE
INITIATIQUE.
Tout d'abord qu'entendons-nous par oralité
initiatique?
C'est la parole du Maître qui remonte des profondeurs de
son âme, c'est encore la parole des Maîtres du soufisme qui font
part de leurs intuitions extatiques et les confient à leurs disciples,
jaloux des secrets de la sagesse illuminative.
C'est ensuite la parole qui exorcise et qui
dénoue cette angoisse existentielle en réconciliant l'homme avec
sa divinité.
C'est encore la parole principielle chargée de la
Mémoire de l'Etre et que l'homme doit toujours répéter au
risque de l'anéantissement absolu. Cette parole, Hamidou Kane lui donne
la fonction de mortificatrice et, par la bouche de son personnage, le
maître des Diallobé, la fait répéter sans cesse au
jeune initié Samba Diallo:
« Sois précis en répétant
la parole de ton Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre son Verbe
jusqu'à toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a
véritablement prononcées. Et toi, misérable moisissure de
la terre, quand tu as l'honneur de les répéter après lui,
tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu'on te
coupe mille fois la langue... « L'Aventure Ambiguë
P.14
L'oralité initiatique est enfin la parole
que les maîtres de l'Afrique ont enseignée durant des
siècles afin de préserver le patrimoine de
l'Humanité.
Dans la tradition théosophique de l'Islam, le
Maître est l'intermédiaire entre la parole principielle et celle
contingente. L'oralité initiatique doit avant tout émerger de la
bouche du maître de la parole. Dans sa littérature mystique, le
Cheikh Ahmed El Allaoui nous explique la fonction du maître dans
l'univers mystique de cette oralité:
« Si celui qui appelle vient à offrir son
aide, en faisant allusion
à la Vérité qu'il a
réalisée, à la station suprême.
garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses
paroles.
Interroge-le sur l'Union et vois s'il la
reflète.
S'il dit qu'elle est lointaine, il en est lui-même
éloigné.
Mais s'il affirme proche, tiens-le pour le plus digne
d'être suivi;
pour toi, il aplanira le chemin vers la
vérité
par laquelle tu pourras rechercher la face de Dieu
.
Dés la première rencontre, sur-le-champ, il
s'emparera de toi
et sur le sentier du Seigneur il placera ton pied,
fixe dans l'oeil de ton âme les lettres du
Nom,
par la grâce du maître, sur les horizons tu
verras resplendir
ces lettres qui ne sont ailleurs que dans ton
coeur,
et le Nom devenu tien, toute distraction
s'évanouira.
Alors, agrandis ces lettres autant que tu pourras,
sur toutes choses, grandes ou humbles, trace-les.
en fixant en ton oeil le Nom, tu t'élèveras
par sa lumière
jusqu'au point ou les mondes en néant
s'évaporent.
Cela à l'ordre du seul Cheikh, non au tien
toutefois.
Il est l'index de Dieu .
Aussi fais-lui confiance pour t'enlever aux liens qui
t'emprisonnent
t'emmenant vers la liberté des libertés, vers
le premier,
vers celui qui précède tous les
commencements,
En l'essence duquel, comme rien, tu vois l'univers tout
entier.
Moins que rien dans l'infinité du Seigneur.
tu t'évanouis dés que l 'infini
apparaît,
parce que « tu » n'as jamais
été, pas même un seul instant.
tu ne vois pas qui tu es, car tu es, mais non
« toi ».
Tu subsistes, mais non comme toi même; il n'est
puissance que de Dieu .
Après ton extinction, à
l'éternité tu dois naître,
à l'éternité de
l'éternité.
Au sommet de toute altitude; et voici que nos cavaliers
s'arrêtent face à face avec la Vérité ».
(10)
La fonction de la parole du Maître de la parole est,
avons-nous dit, de réconcilier l'homme avec sa divinité
tout en lui redonnant la parole puisqu'il se doit lui même être
créateur de sa propre parole. Il est à considérer que
l'univers référentiel de l'Afrique est avant tout celui
du maître de la parole car les enseignements ne sortent ni du
livre ni de l'école tels qu'on les conçoit dans le monde
occidental. Amadou Ampâté Bâ nous dit que «
lorsqu'un vieillard meurt en Afrique, c'est une bibliothèque qui
brûle . »
Pourquoi donner une si grande importance au Maître en
Afrique? C'est parce que la notion de personne en Afrique est paradoxalement
différente de celle donnée en occident:
La parole est extrêmement liée à la
catégorie de personne qui la donne. Amadou Ampâté Bâ
nous explique encore que la « parole, (Kuma) permet
d'extérioriser le génie des grands esprits. C'est par elle que la
haute pensée prend un beau corps. Quelle que soit la qualité ou
la rudesse d'un esprit, si « Kuma » n'intervenait, il
passerait inaperçu. C'est grâce à
« Kuma » que la pensée prend corps et devient
langage. »
La tradition peule (11), de son côté, enseigne
qu'il existe 9 catégories de personnes, en relation avec les 9
ouvertures symboliques du corps, les 9 os du crâne et les 9
nombres-mères fondamentaux
Ces 9 catégories se subdivisent en trois parties, de
trois fractions chacune.
«La partie le plus élevée correspond aux
sages, aux êtres supérieurs, élevés par la
qualité de leur être et de leur intelligence. Ce sont ceux que
« Gueno » (Dieu) a envoyés et qui se
dévouent pour le bien des hommes ». (12)
Nous voyons par ces explications données par
Ampâté Bâ, que la notion de personne en Afrique Noire est
identique à la vision mystique que lui donne le Cheikh al-Alaoui
« garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses
paroles », « il est l'index de Dieu»,
« aussi fais-lui confiance pour t'enlever aux liens qui
t'emprisonnent ».
Ces mêmes paroles sont devenues source de
réflexion sur l'univers des hommes. Le narrateur du récit
initiatique conçoit donc ces paroles comme le méta-texte
d'où émergera le phénotexte. Seule une lecture
qui arrive à décoder ce méta-texte pourra effectivement
comprendre les référents du texte initiatique. Nous allons voir
donc comment s'opère la narration à partir de cette poésie
citée de Cheikh al-Allaoui.
2-LA NARRATION DANS LA NARRATION..
Lorsque nous avions étudié le récit de
Hayy Ibn Yaqdhân, nous avions traité la question de la narration
en soulignant la notion d'instance narrative. Nous avions dit que le
récit de Hayy mettait en place les trois instances narratives: le
« je » du discours de la théosophie musulmane, le
« je » de l'auteur qui écrit son
autopsychégraphie et le
« je » du narrateur qui se soumet aux contraintes de la
langue avec laquelle il traduit les états de contemplation du narrateur
initié.
Concernant l'écriture de l'oralité
initiatique, le « je » du discours de la
théosophie devient authentique par la symbolique poétique,
puisqu'il connaît les sentences de mort qui ont été
exécutées à l'encontre de ses prédécesseurs.
Sa parole doit être donc métaphorique voire
allégorique. L'univers de la parole doit aussi
être soutenu par un ésotérisme
déroutant.
Dans cette oralité initiatique, le narrateur du
récit initiatique va lui aussi masquer les
vérités du Maître de la parole pour ne faire
apparaître que l'aspect esthétique. La
poésie de Cheikh al-Allaoui est l'exemple de ce jeu des
« je » des instances narratives. Par conséquent, un
contrat de confiance doit s'installer entre le maître et son disciple. Il
doit informer son contractant, du moins du code de lecture et de la
connaissance du registre des mots et symboles utilisés.
3-LE CONTRAT DE LA PAROLE.
Nous avions vu dans le récit de Hayy Ibn
Yaqdhân que le contrat fiduciaire mettait en situation de contrat un
demandeur d'initiation et un initiateur, « tu m'as
demandé, frère généreux et sincère (...) de
te révéler ce que je pourrais des secrets de la philosophie
illuminative communiqués par le Maître, le prince des philosophes,
Abou Ali Ibn Sina (Avicenne). Sache le bien: celui qui veut la
vérité pure doit chercher ces secrets et travailler à en
obtenir la connaissance. » H.I.Y.P.2
Cette formule d'envoi du récit initiatique d'Ibn
Thophail supposait un demandeur que nous avions conceptualisé comme
étant le premier opérateur du récit.
Concernant l'oralité initiatique exprimée
poétiquement dans les vers chantés de cheikh al-Allaoui, c'est le
Maître qui convoque l'initiation « si celui qui appelle
vient à offrir son aide, en faisant allusion à la
vérité qu'il a réalisée, à la station
suprême, garde-toi d'insouciance et considère avec soin ses
paroles ».
Le chant ou le champ de l'oralité initiatique sont
l'expression de ce « kuma » africain qui devient
un contrat implicite entre le maître de l'oralité et le demandeur
de l'initiation. Il devient l'interprète de cette oralité dans la
langue de « l'autre » et doit traduire cette union
entre l'initié et Dieu sans réveiller les
soupçons de la doxa religieuse qui ne trouve aucun répit à
harceler les mystiques musulmans.
Le lieu du dire de la Parole qui initie provient
indiscutablement de cet espace contractuel entre le Maître de la parole
et le disciple, demandeur d'initiation. L'univers de l'oralité en
Afrique est semblable à celui de l'instance narrative
développée par les mystiques de l'Andalousie musulmane. La seule
différence réside dans l'écriture du discours
théosophique. Nous avions déjà pris le soin d'expliquer ce
transfert des valeurs initiatiques, opéré par la mise en place
d'un discours ésotérique, transposé de la prose vers la
poésie. L'initié doit décoder toute la
sémantique poétique de ses maîtres et en garder
jalousement les secrets:
« par la grâce du maître, sur les
horizons tu verras resplendir ces lettres (comprendre ces mots) qui ne sont
ailleurs que dans ton coeur, et le Nom devenu tien, toute distraction
s'évanouira. » (poésie citée supra).
Le contrat fiduciaire change ainsi son statut et son registre
de lecture, il se transpose au registre de la parole: « fixe dans
l'oeil de ton âme (ici, il s'agit de l'écoute) les
lettres du nom (ici les sons de la Parole) ». Tandis que dans la
tradition initiatique orale développée par le discours
théosophique de H.I.Y , il se confie plutôt à
l'écriture: « accepte ce que tu vois et laisse
là, ce que tu as entendu dire. »
« Quand le soleil se lève, il te permet de te passer de
Saturne. » H.I.Y.P.14 « cette sagesse peut
servir d'exemple pour ceux qui savent comprendre et d'avertissement pour
tout homme qui a un coeur, ou prête l'oreille et
voit » (Coran L.36 cité par Ibn
thophaïl.P.18..
Rappelons, pour le besoin de notre cause, une note de
l'histoire de la littérature en Afrique coloniale: Nous savons que les
écrivains africains d'expression française étaient
interdits d'écriture sinon pour glorifier les nations colonisatrices, en
développant le discours de l'assimilation ou de l'intégration.
Durant toute la période de colonisation, les Maîtres africains ont
préservé leur culture grâce à cette oralité
qui a pu sauver la culture africaine. L'exemple des griots est
très significatif.
La force et la fonction de cette oralité africaine sont
plus pertinentes dans la littérature orale. Lorsque Amadou
Ampâté Bâ viendra à témoigner de ses
mémoires, il nous dira que « dès l'enfance, nous
étions entraînés à observer, à regarder,
à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait
dans notre mémoire comme dans une cire vierge. Tout y était: le
décor, les personnages, les paroles, jusqu'à leurs costumes dans
les moindres détails. Quand je décris le costume du premier
commandant de cercle que j'ai vu de près dans mon enfance, par exemple,
je n'ai pas besoin de me « souvenir », je le vois sur une
sorte d'écran intérieur, et je n'ai plus qu'à
décrire ce que je vois. Pour décrire une scène, je n'ai
qu'à la revivre. Et si un récit m'a été
apporté par quelqu'un, ce n'est pas seulement le récit que ma
mémoire a enregistré, mais toute la scène: l'attitude du
narrateur, son costume, ses gestes, ses mimiques, les bruits ambiants, par
exemple les sons de guitare dont jouait le griot Diêli Maadi tandis que
Wangrin me racontait sa vie, et que j'entends encore... » et
plus loin il généralise cette grande faculté de
mémorisation à tous les africains, « c'est pourquoi
il est très difficile à un africain de ma
génération de « résumer ». On raconte
en totalité ou on ne raconte pas. On ne se lasse jamais d'entendre et de
réentendre la même histoire, La répétition pour nous
n'est pas un défaut. » (Amkoullel, l'enfant peul;
mémoires, actes sud, 1991. P.13)
Par ce témoignage d'autorité de la grande
mémoire africaine, nous ne devons plus douter de la force de cette
oralité.
Transposant cette faculté caractérielle
africaine sur le plan de l'oralité initiatique, Amadou ampate Bâ
nous rapporte les enseignements de son vénéré
maître, le Sage de Bandiagara, Tierno Bokar:
« La parole est un fruit dont l'écorce
s'appelle « bavardage », la chair
« éloquence » et le noyau « bon
sens ».Dés l'instant où un être est doué
du verbe, quel que soit son degré d'évolution il compte dans la
classe des grands privilégiés, car le verbe est le don le plus
merveilleux que Dieu ait fait à sa créature.
Le verbe est un attribut divin, aussi éternel que
Dieu lui-même. C'est par la puissance du verbe que tout a
été créé émanant à l'homme; le verbe,
Dieu lui a délégué une part de sa puissance
créatrice. C'est par la puissance du verbe que l'homme, lui aussi,
créé. Il crée non seulement pour assurer les relations
indispensables à son existence matérielle, mais aussi pour
assurer le viatique qui ouvre pour lui les portes de la béatitude. Une
chose devient ce que le verbe lui dit d'être. Dieu dit:
« soit » et la créature répond « je
suis ».(13)
Nous voyons ici que la notion de parole est distincte de celle
que les occidentaux lui donnent. Le mot est « un attribut
divin », la tradition théosophique de l'islam lui donne
la fonction de créateur « une chose devient ce que le
verbe lui dit d'être ». Au plan de la littérature
orale, il garde la même fonction puisque le verbe transmis dans l'espace
de l'initiation doit permettre à l'initié de se reproduire dans
le langage et d'accéder à la station de contemplation
destinée. Les mots vivent l'histoire de la
création, ils ne racontent pas mais transforment le
sens en essence. Celui qui parle, reproduit la création, et celui qui
écoute y participe.
Dans la littérature initiatique africaine, la force du
verbe met l'écriture en situation conflictuelle
puisqu'elle doit rendre compte d'un état d'âme et
respecter les normes de la diégèse; ce qui lui donne un
style tout différent. Pour l'auteur de l'Aventure ambiguë,
Mohammadou Kane nous dit « qu'il tient bien peu compte du milieu
naturel, comme chez bon nombre de romanciers africains, il restreint son
attention au milieu humain. La réussite d'un passage comme celui de
« la nuit du Coran » reste inséparable de
l'attention au milieu culturel (p.91) ». L'auteur y unit la
majesté du verbe à la profondeur de la nuit et au scintillement
des étoiles.(...) On comprend l'impatience de Pierre Henri Simon (in le
Monde, 26 juillet 1961) qui devant ce manque de sensibilité,
l'éclat du style et la densité des propos, reproche à
l'auteur de « faire parler ses personnages comme à un
congrès de philosophes ». (14)
L'oralité africaine, par conséquent, est plus
chargée de communiquer une culture, une vision du monde et des
vérités que d'identifier la communauté linguistique par le
simple langage. Hampaté Bâ conforte nos propos concernant cette
parole créatrice en nous disant que « dans ce pays
où, pendant des millénaires, seuls les sages eurent le droit de
parler, dans ce pays où la tradition orale a eu la rigueur des
écrits les plus sacrés, la parole est devenue sacrée. Dans
la mesure où l'Afrique noire a été dépourvue d'un
système d'écriture pratique, elle a entretenu le culte de la
parole, du « verbe fécondant ».(15).
Pour notre part et, concernant l'étude de cette
oralité initiatique qui va permettre, durant des siècles,
à l'écriture initiatique de se conserver puis de se
métamorphoser en écriture symbolique, nous avions dit que
c'était seulement l'espace des zaouiat qui a entretenu les
discours théosophiques en le confiant jalousement à la
poésie mystique et en le transmettant d'un maître de la parole
à son successeur.
Afin d'être plus explicite dans nos arguments, il est
nécessaire de passer en revue la chaîne spirituelle depuis Ibn
thophaïl, notre grille de lecture, jusqu'aux maîtres de la Parole
contemporains à nos écrivains africains d'expression
française. Nous renvoyons nos commentaires à la
note,« la chaîne spirituelle », en fin
de chapitre.
Martin Lings nous explique que « cet arbre de la
généalogie spirituelle des Alawiyyah a été
tiré principalement de Irshâd al-Raghibin par Hassan Ibn-Abd
al-Aziz, disciple du Cheikh et complétée à partir d'un
manuscrit appartenant à un autre disciple, et de l'ouvrage
Al-Anwâr al-Qudsiyya, pp. 15 à 42. Muhammad Zâfir
al-Madani. »(16).
Pour comprendre le mode de transmission de la chaîne
spirituelle, il serait intéressant de lire comment un maître de la
parole mystique recevait le « Idn »,
l'autorisation de créer une école mystique; en voici un exemple,
celui du Maître de la Parole initiatique qui alimenta le discours
théosophique en Afrique du Nord, le Cheikh Ahmed El-Alaoui de
Mostaganem.Il dit:
« Quand j'eus recueilli le fruit du dhikr
(17)-- et sont fruit n'est rien de moins que la connaissance de Dieu par la
voie de la contemplation-- je vis clairement la minceur de tout ce que j'ai
appris sur la doctrine de l'Unicité Divine et je compris le sens des
paroles de mon Maître à ce sujet (18). Il me dit alors d'assister
une fois encore aux enseignements que j'avais suivis antérieurement, et,
lorsque je le fis, je me trouvais doué d'une compréhension
totalement différente de ce qu'elle était avant. Je comprenais
maintenant les choses par anticipation, avant que le Cheikh qui nous enseignait
eût fini de les exposer.(...) Pour en revenir à ce que je disais,
lorsque après de longs jours, je fus libéré de
l'obligation de me consacrer exclusivement au Nom Divin, mon Maître me
dit: « Maintenant, il te faut parler et guider les hommes vers
cette voie; puisque maintenant tu sais avec certitude où tu te trouves.
« Je dis: »Crois-tu qu'ils me comprendront? » et
il répondit: « Tu seras comme un lion: tout ce sur quoi tu
mettras la main, tu en seras le maître. « il en fut comme il
l'avait affirmé: chaque fois que je parlais à quelqu'un
dans l'intention de le conduire vers la voie, il était
guidé par mes paroles et suivait le chemin que je lui
indiquais; ainsi grâce à Dieu cette confrérie
s'accrût. »
Ailleurs il dit: « Notre maître Sidi
Muhammad Al-Bûzîdî, nous pressait toujours de visiter la
tombe du Cheikh shùaîb abù medien (19) à Tlemcen. Il
parlait de lui avec grande vénération, affirmait que les
prières faites sur sa tombe étaient exaucées.
(20)
Depuis la naissance du soufisme ou théosophie
musulmane, les modes de transmission de la chaîne furent ainsi: Un Cheikh
fait la formation de son disciple et lui recommande de s'en remettre à
un autre de rang plus élevé comme ce fut le cas d'al-Alaoui de
Mostaganem et de Tierno Bokar du Sénégal ( le sage de
Bandiagara).
Quant au contenu de cette oralité initiatique, il est
étonnant de constater que partout dans les sphères de
l'initiation, les mêmes signes et symboles sont utilisés aussi
bien dans les zaouiat que les verbes poétiques chantés dans les
mises en transe.
4-LE VERBE INITIATIQUE .
Nous définissons le verbe initiatique comme
étant l'acte de parole par lequel le disciple accomplit son
initiation. Il est tenu pour vrai et non contradictoire. Ne peut faire l'objet
de spéculation ou de remise en cause. C'est le
« Wird » par excellence (21). La
parole devient souffle. Nous retrouvons là l'ouverture du récit
de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque Ibn Thophail dit: « tu m'as
demandé, frère généreux et sincère de
t'insuffler « abûthû » ce que je pourrais des
secrets de la sagesse illuminative. « H.I.Y.P.I
Nous comprenons par là que le verbe initiatique est
injonctif dans le sens ou il rétablit l'ordre dans le désordre de
la pensée profane. Pour ce faire, le maître de la parole doit en
respecter les degrés d'initiation,
« maquamat » et respecter les stations dans le
parcours initiatique: la mortification, la descente en enfer et enfin la
résurrection.
5-LA MORTIFICATION DANS/PAR LA
PAROLE.
Tout d'abord, il convient de construire le schéma de la
parole en parodiant le schéma de la communication:
a) l'émetteur: Le
Maître de la parole ou l'incarnation de Dieu sur terre. C'est la
théophanie du Verbe, le « Wird » par
essence, le « soit » de la création.
b) Le Récepteur: Le
« murid », le demandeur d'initiation, celui qui
doit tuer sa propre parole et revivre par la seule parole du Maître.
c) Le Canal: les images
métaphoriques de la langue arabe.
d) Le Code: Les signes et symboles,
les mythes et rites de la culture du terroir.
e) Le bruit: La raison des autres ou
le I/3 exclus: la raison et la connaissance des profanes sont des
empêchements « awarid » à
l'acquisition des sciences ésotériques.
Par conséquent, La mortification dans/ par la parole
doit être le procédé par lequel les mots conventionnels
doivent disparaître douloureusement au profit du Verbe
initiatique. Pour Tierno Bokar, La puissance du Verbe créateur, comme
d'ailleurs, de toute parole professée, était liée aux
vibrations.
Il dit: « Dans l'univers, et à tous
les niveaux, tout est vibrations. Seules les différences de vitesse de
ces vibrations nous empêchent de percevoir les réalités que
nous appelons invisibles. » Tierno Bokar donnait, pour
illustrer cette puissance du verbe, l'exemple de l'hélice d'un avion
qui, à partir d'une vitesse de rotation, devient invisible mais explique
que dès que la parole créatrice est écrite, son
mystère peut être approché à travers la science
traditionnelle des lettres et des nombres.
Nous comprenons par là que chaque parole a sa propre
vibration en fonction de la puissance de son contenu. Ainsi par ces forces
vibratoires, la doctrine soufie ou théosophie a pu développer son
propre discours dans la poétique mystique qui sert de relais initiatique
entre l'écriture et l'oralité puis revenir à
l'écriture lorsque les conditions de la littérature
libre se voient réunies.
Cette dialectique entre l'écriture et l'oralité
demeure en perpétuel mouvement de submersion et d'émergence tant
que les pouvoirs politico - religieux n'assurent pas cette liberté de
culte dans le respect des croyances. Mais grâce à la poésie
mystique (oralité initiatique), la Doctrine théosophique a pu se
perpétuer sans altérations majeures. Elle a fonctionné
comme un véritable relais initiatique.
6-LES RELAIS INITIATIQUES
Par cette oralité
poétique, la littérature initiatique à pu
s'enrichir de métaphores et de
symboles. Voici à titre d'exemple une
poésie générique de toute la
sémantique initiatique développée
aussi bien dans l'oeuvre de Mohammed Dib que dans celle de Hamidou Kane.
6.1. Le Vin,
« Khamra »
Douceur de la boisson des gens: La saveur dont je
parle
ne saurait désigner ni le vin ni le miel.
Mais un breuvage antique surpassant tout ce que j'en puis
dire;
car toujours les mots manquent à celui qui
décrit la beauté.
la coupe est comme le Nectar, elle peut aussi être
bue,
quelle soit elle-même suffisante, je
l'affirme.
Coupe merveilleuse par elle seule étanchant toute
soif,
et faisant d'elle même ,à la ronde le tour
des amoureux.
Parmi ses qualités, se trouve sur son bord une
inscription magique.
Qui regarde ce sceau, toute force le quitte.
O Merveille, je n'ai point divulgué son
secret.
Un autre que moi, l'ayant bue n'eût plus
jeûné ni prié.
L'imam apercevant l'éclat de sa
beauté
S'inclinerait vers elle plutôt que vers la
Mecque.
Venant, en leur leçon, à sentir son
parfum
les docteurs sur-le-champ, cesseraient
d'enseigner.
Le pèlerin courant de safâ à
Marwah
s'arrêterait s'il voyait sa splendeur et ne
reviendrait pas
faire le tour de l'antique demeure ni baiser la Pierre
noire.
Bien plus, bord de cette coupe ordonne à chacun
qu'il la baise
là ou il voit, en son propre reflet
le but de sa recherche, comment donc se
contiendrait-il
celui qui s'était cru vil et d'honneur se trouve
comblé?
Du triomphe et d'allégresse, il lui faut briser les
limites
ce vin très vieux, le plus rare qu'il soit,
N'incite pas au mal et tu n'as pas à vaincre
d'être troublé par lui.
En lui, chaleur ni froid,
il ne fait point faillir les esprits par ses
brumes.
ce vin subtil, insaisissable, échappe à ce
que j'en puis dire
car toujours les mots manquent à celui qui
décrit la beauté. (23)
C'est, par conséquent, cette oralité
poétique qui a libéré la littérature
des mains de la doctrine puriste. L'écrivain,
reprenant l'univers de la métaphore et
l'allégorie rejoint les registres d'Ibn Thophail
et manifeste son incapacité à décrire par les mots
dénotés les images mentales qui rendent compte du parcours
initiatique de son personnage: « quant à la condition dont
nous avons parlé, elle est autre; mais elle est la même en ce sens
que rien ne s'y révèle qui diffère de ce qui
révélé, de celle-ci. Elle s'en distingue seulement par une
plus grande clarté, et parce que l'intuition s'y produit avec une
qualité que nous appelons force par pure métaphore, faute
de trouver, soit dans la langue générale, soit dans la
terminologie technique, des mots propres à rendre la qualité avec
laquelle se produit cette sorte d'intuition »H.I.Y.P.4
C'est dans cette descente en enfer (l'enfer des mots)que le
verbe du néophyte doit périr pour ne laisser que
l'image métaphorique créée par la
parole du maître de la parole. C'est l'unique relais
initiatique contracté dans cette relation fiduciaire dont nous avions
parlé dans notre première partie.
Quant à cet univers métaphorique, nous
énumérons à titre d'exemple les sèmes
récurrents dans cette oralité poétique initiatique
à partir de la poésie mystique du Maître soufi de la
confrérie allaouite citée supra.
6.2.Le Goût sublime.
« Mais dans un breuvage antique
surpassant tout ce que j'en puis dire » : il s'agit ici
du regard de l'âme polie et tournée vers son essence. Cette
âme qui après la descente en enfer se mire et se reconnaît
dans la face de Dieu qu'elle contemple. Nous retrouvons ici la correspondance
avec un passage de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque le narrateur dit:
« parvenu à l'absorption pure, au
complet anéantissement de la conscience de soi, à l'Union
véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême,
possède une essence de matière, qui n'est pas l'essence de
l'unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle
même, ni quelque chose de différent de l'une ou de l'autre, mais
qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli:
cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose
différent de l'un ou de l'autre. Il vit que l'essence de cette
sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur,
une beauté trop grande pour que la langue puisse les exprimer, trop
subtile, pour revêtir la forme de lettres ou de sons. Il vit que cette
essence atteint au plus haut degré de félicité, de la
joie, du contentement et de l'allégresse, par l'intuition de l'Essence
du Véritable, du Glorieux. « H.I.Y.P.93
Nous voyons par cette étude comparative qu'une seule
métaphore pourra remplacer tout un discours théosophique. Par
conséquent nous serons crédibles de poser cette fonction:
La métaphore dans le récit initiatique à
contenu théosophique remplace tout un discours théosophique
doctrinal.
Nous situons, à ce niveau d'expression, les
débuts de la métamorphose du récit
initiatique. Cela nous permettra plus loin de comprendre le
récit impossible engagé par Mohammed Dib, « cours
sur la rive sauvage ».L'expression métaphorique
irradie sur la diégèse et lui donne cet aspect que l'on avait
qualifié d'utopie ou de surréalisme.
6.3.L'inscription magique.
« Coupe merveilleuse, par elle seule
étanchant toute soif,
et faisant d'elle même, à la
ronde, le tour des amoureux »
« parmi ses qualités, se trouve sur
son bord une inscription magique . » :
L'allusion est faite ici aux initiés qui se trouvent
dans leur union extatique autour de la même flamme qui les
anime: l'amour de Dieu dans son sens platonicien et
panthéique. Quant à l'inscription magique dont parle
le poète mystique, ce sont les lettres qui commencent certains versets
du Coran: « alif » « alif-lam »,
« alif » « lam »
« -mim »,
« Kaf-ha-ain-çad » etc... Ce sont certaines
voyelles et consonnes de l'alphabet arabe qu'aucun exégète n'a pu
déchiffrer et qui demeurent le plus grand mystère des textes
coraniques. Les soufis prétendent en connaître les significations
par intuition extatique. Certains soufis prétendent aussi que c'est
l'anagramme du nom véritable de Dieu, d'autre spéculent enfin
que ce sont les clés des cieux et des secrets du monde sublunaire dont
parlait le maître Ibn Sina (Avicenne). et qu'Ibn Thophail a repris dans
son récit, Hayy, (page 93).
De part cette hypothèse et connaissant la valeur des
mots et des lettres, la tradition théosophique de l'islam a
développé un des niveaux de son discours ésotérique
en réutilisant la magie de ces mots. Ce qui a permis plus tard à
la littérature mystique d'investir les signes et symboles (nous
renvoyons à ce sujet au commentaire de Moise de Narbonne (1300-1362) sur
le Hayy Ibn Yaqdhân) (24).
Transposant ces valeurs initiatiques sur le plan de
la littérature africaine d'expression française et en particulier
son genre initiatique on parlera plutôt de transcription d'un état
d'âme, de matérialisation d'une pensée mythique et/ou
mystique dans un univers romanesque livré aux contraintes de la langue
française.
A partir des inscriptions magiques de ces valeurs religieuses
se sont développés d'autres transcriptions magiques dans
l'univers de l'esthétique littéraire où le secret mystique
et l'intrigue romanesque se laissent combiner dans une texture très
complexe.
6.4.Le secret mystique.
« qui regarde ce sceau, toute force le
quitte
Ô Merveille! je n'ai point divulgué son
secret:
Un autre que moi, l'ayant bue, n'eût plus
jeûné ni prié »:
Ces vers que la littérature mystique a investi dans la
poésie d'initiation rendent compte de tout un discours
théosophique entrepris à l'époque d'Ibn Thophail lorsqu'il
nous affirme dans son épître: « voilà
l'histoire de Hayy Ibn Yaqdhân, Açal et Salàman. Ce
récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans aucun
écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui
ont cours. Il relève de la science cachée (...) en le
publiant, nous nous sommes écartés de la conduite suivie par nos
vertueux prédécesseurs, qui étaient jaloux d'un
tel secret et s'en montraient avares.
H.I.Y.P.113.
La métamorphose du récit initiatique dans
l'oeuvre de Dib, Cours sur la rive sauvage, réactualise la notion
de secret initiatique par le procédé de la quête
de l'absence dont nous avions parlé en citant Todorov dans
notre étude de la problématique du Contrat Fiduciaire.
Nous annonçons déjà que le secret dans
les récents récits initiatiques fonctionne comme un
système où les structures narratives subissent des
transformations en fonction de l'évolution de la quête du
récit. Cet aspect est la substance même du récit, car le
concept d'énigme se voit manipulé sous forme de
mutation narrative: La structure matricielle du
récit étant la recherche de cette absence et sa protection
continue.
L'intuition de ce secret qui demeure la quête
perpétuelle de l'initié dans la voie des soufis va
développer toute une littérature où tout est permis.
« L'Amoureux » rejette toutes les thèses
théosophiques allant même à l'hérésie
gnostique et stoïque. le poète mystique
récite ces vers extatiques:
« L'imam apercevant l'éclat de sa
beauté
s'inclinerait vers elle plutôt que vers la
Mecque »
Il rejoint l'état de Hayy Ibn Yaqdhân lorsque le
narrateur nous dit que « lorsqu'il vit que le tourbillon du
châtiment les enveloppait, que les ténèbres de la
séparation les couvraient, que tous, à peu d'exception
prés, ne saisissaient de leur religion que ce qui regarde ce monde (...)
il comprit, avec une certitude absolue, que les entretenir de la
vérité pure était chose vaine, qu'arriver à leur
imposer dans leur conduite un niveau plus élevé était
chose irréalisable ». H.I.Y.P.III
Nous comprenons que depuis l'écriture du récit
initiatique de Hayy, neuf siècles plus tard, jusqu'à la
réécriture du genre, le contenu théosophique n'a pas
changé mais ce qui a changé ce sont seulement les mots
qui rendent compte de ces expériences mystiques: ce qui était dit
et énoncé clairement revient sur la scène
littéraire mais métaphoriquement.
Nous verrons plus tard avec l'analyse du récit de
Dib, « cours sur la rive sauvage », que le narrateur
s'ingénie à occulter ces secrets dans une trame narrative encore
plus complexe. Le lecteur se voit dérouté mais subjugué
par les structures oniriques puisqu'il a lui aussi besoin de fuir la
réalité et de se désengager des contraintes de ses
croyances souvent récupérées par la doxa dominante.
C'est l'horizon d'attente du lecteur potentiel, La
contre littérature sauve le lectorat des schémas du
roman traditionnel où le héros ne suggère plus rien mais
ne fait que rendre compte de l'homme à l'homme sans poser la question
ontologique: Qui suis-je? Où vais-je? Et quelle sera ma
destinée? c'est à partir de ce questionnement que le
récit initiatique à contenu théosophique tente de proposer
des réponses en se faisant accoucheur de rêve, ce n'est plus le
discours puriste que propose la raison religieuse.
De se fait, et sans nous éloigner de notre étude
de cette oralité initiatique qui a maintenu le relais entre le
récit initiatique authentique et les récits éclatés
de Mohammed Dib, nous retenons que cet espace a développé
des paroles génériques de provenance mythique et a
destination mystique et il nous importe, pour le besoin de notre
cause, d'en énumérer les matrices; ce qui nous permettra
d'établir notre grille de lecture des récits que nous
étudierons à titre de corpus de vérification.
7. LES PAROLES GENERATIVES.
Nous définissons la parole générative
comme un élan de l'âme de l'initié vers des stations de
contemplation de la vérité divine. Chaque mot est un
terme générique de tout un univers sémantique. Il rend
compte d'un degré d'initiation comme l'affirment les Soufis:
« likouli maqâm maquâl » c'est
à dire à chaque station, son verbe. Ces paroles dans leur
énonciation initiale n'ont point subi d'altération. On
les retrouve clairement énoncées depuis la naissance de la
théosophie musulmane jusqu'à l'ésotérisme verbal
qui alimente le discours des confréries mystiques jusqu'à nos
jours.
La mystique avicennienne nous explique que:
« l'ascension mystique va se présenter
avant tout comme une dialectique ascendante. Les principales étapes nous
en sont décrites, sous mode mythique dans la « risâla
de Hayy Ibn Yaqdhân par exemple, et sous mode psychologique dans
l'avant-dernier chapitre des
« Ichârât »(25).
On peut dire qu'elles sont le fruit d'une double
purification: morale, intellectuelle, la première étant, comme
chez Plotin, la condition de la seconde, mais sans fin en soi. L'ascèse
n'a pas chez Ibn Sîna de valeur autonome; elle est nécessaire
à la réussite intellectuelle en laquelle se consomme l'union, qui
est vision (non transformante). Il faut que l'âme ait dominé, puis
éliminé tout attrait sensible, ne gardant avec son corps que la
stricte attache « indispensable » pour qu'elle puisse vivre
de sa vraie nature de substance intelligible. « Alors, elle n'est
pas loin de ressembler à l'âme universelle, encore que celle-ci
lui soit, sous un aspect, supérieure ». L'homme qui
s'écarte des biens de ce monde est l'ascète, le renoncé
(zâhid).(26)
Sur le plan de littérature mystique, l'expression de ce
renoncement consiste tout d'abord à renoncer aux mots des
« autres », à détruire leur
schéma conventionnel, à dérouter le
profane et intéresser le néophyte. Le renoncement du
monde des « autres »; Mohammed DIB, l'engage dés le
début de son roman, « cours sur la rive
sauvage » par l'unité prédicative:
« nous partîmes »(p.7). Nous
étudierons l'écart des deux discours, théosophique et
littéraire, lorsque nous aborderons l'étude proprement dite du
récit impossible de Dib.
Nous retrouvons cette idée du renoncement chez un Saint
musulman du vingtième siècle, Cheikh al-Alaoui lorsqu'il dit dans
sa poésie:
A nul autre que Dieu n'accorde ton amour.
Hors de lui, toutes choses ne sont que pures
mirages.
Si tu peux recevoir quelques conseils, voici le
notre.
toujours en leur bien-aimé sont absorbés les
Gens du Souvenir. »
En effet, dans l'oralité initiatique, l'idée du
renoncement a pris une place considérable puisqu'elle a
développé un champ lexical très dense dans l'univers des
Zaouiat. Certains Soufis ont donné à cet état des
exercices de renoncement; ils partent en exil à la recherche d'un
état second, prennent l'allure de mendiant ou de fou, se mortifient dans
l'abstinence et le jeûne ou encore se taisent à jamais dans un
mutisme pareil à celui de Hayy Ibn Yaqdhân dans son île
déserte. (nous renvoyons aux différents récits de
renoncement rapportés par Farid-ud-Din Attar, le mémorial
des saints.O.P.Cité.
Nous concevons donc que c'est de la parole
générique d'où émergeront des champs lexicaux ainsi
que des structures narratives complexes, le narrateur détruit le
réel, brise la logique du sens et enracine une tension sémantique
de type « Dragons remuant le fond de l'avenue »
DIB, cours sur la rive sauvage, p.7.
8. LA TENSION SEMANTIQUE.
C'est le procédé de sens par lequel le
maître de la parole met en tension les sèmes pertinents d'une
unité de sens; le choc du langage, l'exorcisme du verbe par le
verbe. L'effort de l'entendement que provoque cette tension doit
déclencher la crise existentielle, l'angoisse de
l'être qui ne croit devoir s'identifier qu'au langage conventionnel;
celui où il se sent le plus sécurisé.
La parole se veut être
générative de l'angoisse existentielle. Très
typique du soufisme est cette parole de Hasan al-Baçri(27):
« Celui qui connaît Dieu L'aime et celui qui connaît
le monde s'en détourne. » Ces paroles reflètent
non seulement l'extrême simplicité de certaines formules
coraniques, mais aussi la simplicité de certaines paroles
Mohammédiennes dont la sobre objectivité met chaque chose
à sa vraie place: « sois en ce monde comme un
étranger ou un passant » et « qu'ai-je de
commun avec ce monde? Je suis à l'égard de ce monde comme un
cavalier qui se met à l'abri sous un arbre, puis reprend son chemin et
laisse l'arbre derrière lui ».(28)
Sur ces propos cités par Martin Lings, nous voyons
aussi l'effet de cette tension sémantique à la source de la
théosophie. Quant à sa fonction dans l'univers de la
poésie mystique, elle prend naissance dans l'amour le plus sublime, elle
permet la théophanie du langage puisque sont mélangés des
sentiments de l'Eros avec ceux du sacré théologique comme le
montre cette poésie de Al-Allaoui:
« Entendant son appel, je me suis
rapproché de la demeure de
Laïla
O puisse cette voix si douce ne se taire jamais!
Elle m'accorda sa faveur et m'attirant vers elle,
M'introduisit en son domaine
elle me fit asseoir près d'elle, plus près
encore s'approcha
et retira ses vêtements qui la voilaient à mes
regards,
Me plongeant dans l'éblouissement,
m'émerveillant par sa beauté.
je fus ravi, ébloui.(29)
Lorsque le néophyte entend ces paroles, il est
mentalement soumis à cette tension sémantique et dans l'effort de
l'initiation, se crée le champ notionnel et esthétique de sa
propre quête. C'est l'effet produit par toute lecture du genre
initiatique. On ne décode pas la parole, on la subit telle la boisson
d'un exil miraculeux tout en attendant l'effet que peut produire l'alchimie du
verbe.
Naget KHEDDA, étudiant l'oeuvre de Mohammed DIB, nous
signale cet aspect de l'alchimie du verbe et nous rapporte dans son analyse
d'une des oeuvres de Dib, qui se souvient de la mer , que si
l'Islam apparaît aussi dans son aspect culturel plutôt que
proprement religieux, un mysticisme où l'on repère aussi bien des
traces de l'Ismaélisme que de la kabbale, gagne la plus des
comportements des acteurs et notamment les tribulations du narrateur à
travers la ville apparaissent comme une recherche alchimique de la
vérité. (30)
Pour notre part cette tension sémantique
entraîne le lecteur dans un labyrinthe. D'après le dictionnaire
des symboles de J. Chevalier, il a une fonction magique et serait, à la
fois voie qui mène au centre « où se livre le
combat des deux natures » celle qui tend vers
l'ésotérisme, et l'autre qui tire vers l'exotérique,
chemin que l'adepte doit parcourir pour revenir à la lumière.
Plus le voyage est difficile, plus les obstacles sont nombreux et ardus, plus
l'adepte se transforme, et au cours de cette initiation itinérante il
acquiert un nouveau soi (31).
Si Naget KHADDA investissait le sens de l'oeuvre dans un
rapport étroit avec la mystique ismaélite ou kabbalistique, nous
voyons, pour notre part, que le récit initiatique et les tensions
sémantiques qui provoquent la quête ne peuvent trouver leur
explication dans les seules pratiques mystiques des sectes mais aussi
dans la mystique même du langage car nous
concevons en accord avec la pensée de Nietzsche que
« ce qui a de mystique chez l'homme ce n'est pas sa
pensée mais son langage ». De là, il nous
sera plus facile de comprendre que la tension sémantique est une des
fonctions ésotériques du langage. Lorsque le narrateur
initié dit: « entendant son appel, je me suis
rapproché de la demeure de Laïla », c'est un simple
langage dans la subversion théologique.
Par conséquent, la parole générative a
pour effet de sens de provoquer cette tension sémantique qui fera
éclater le récit où s'enchâsseront des
micro-univers. Chacun tend à rendre compte des différentes
stations de contemplation du narrateur initié; leur interaction
discursive manifeste sur le plan de la langue cette fonction de l'alchimie du
verbe dont nous avions parlé supra.
L'oralité initiatique dans sa fonction de relais a donc
pris en charge toutes les valeurs du récit initiatique mais en les
soumettant au langage. Les paroles génératives seront les lieux
du dire, comme fut le mythe pour le récit de Hayy Ibn Yaqdhân.
Ajoutons que ces paroles fonctionnent elles aussi comme un mythe
générateur pour reprendre cette citation de Franz Boas:
« On dirait que les univers mythologiques sont destinés
à être pulvérisés à peine formés, pour
que de nouveaux univers naissent de leur débris ».
Entre mythe et langage, nous dirons à la suite de
Claude-Lévi-Strauss que le mythe fait partie intégrante du
langage; c'est par la parole qu'on le connaît,
que l'étude des mythes nous amène à des
constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe, il semble que
la succession des événements n'y soit subordonnée à
aucune règle de logique ou de continuité. Tout sujet peut avoir
un quelconque prédicat; toute relation concevable est possible.(32)
La lecture de certains récits initiatiques et en
particuliers de nos corpus de vérification, Mohammed DIB, Cours sur
la Rive Sauvage et Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë nous laisse
croire que leur discours est effectivement cet éclatement du mythe.
Toutefois, précisons que dans la théosophie musulmane, il ne
s'agit pas du simple mythe de la création ou des forces initiales que
l'on retrouve en ethnologie religieuse, mais du mythe de l'Homme-Dieu, de la
pensée unitive, où l'homme est aussi acteur dans la
création: D'où le concept de « wahdat
`el wûjûd », (Unité de l'existence)
développé dans tous les récits initiatiques à
contenu théosophique.
9. L'UNITE DE L'EXISTENCE, LIEU DU DIRE FICTIONNEL.
Tous les récits initiatiques à contenu
théosophique tendent sans exception vers cette unité
existentielle. H.I.Y. en a été le modèle le plus
explicatif. Fidèle à son maître Ibn Sina, il a
transposé tout le contenu doctrinal sur le plan de la
littérature. Son héros, au terme de sa quête est
arrivé « à l'évanouissement de
la conscience de soi, à l'absorption dans l'intuition pure de
l'être Véritable; et il y réussit. Tout disparut de sa
mémoire et de sa pensée, les cieux, la terre, et ce qui est
entre eux , toutes les formes spirituelles, toutes les facultés
corporelles, toutes les facultés séparées de toute
matière, à savoir les essences qui ont la notion de l'être
véritable; et sa propre essence disparut avec toutes ces
essences. » « Tout cela s'évanouit, se dissipa
comme des atomes disséminés . Il ne resta que
l'Unité, le Véritable; l'Etre permanent. »
H.I.Y.P.86
Nous verrons avec l'analyse de nos corpus de
vérification que le mythe éclaté de l'Unité de
l'existence a engendré sur le plan de la littérature une
implosion des valeurs unitives. Le méta-texte est l'unité de
l'existence; le phénotexte est le dire fictionnel où tout sujet
peut avoir un quelconque prédicat et où toute relation concevable
(dans la narration est possible comme l'avait souligné CL. Strauss.)
Cependant, pour le besoin méthodologique de notre
cause, il est important d'étudier cette pensée unitive sur le
plan doctrinal puisqu'elle est inévitablement le lieu du dire fictionnel
de nos romanciers.
Louis Gardet, reprenant les explications d'Ibn Sina (33) nous
explique à son tour qu'au sommet de son ascension, nous disent les
« Ishârât », l'initié ou gnostique
(ârif) atteint un état stable où l'intime de
l'âme (sirr), devient un miroir poli orienté
vers la vérité première . Stade terminal qui comporte
psychologiquement deux degrés. Au premier temps, le gnostique regarde
tantôt son âme (le miroir) où il reconnaît les traces
de la vérité, tantôt Dieu lui même l'objet
reflété), et va ainsi de l'un vers l'autre. Au deuxième
temps, il perd de vue le miroir (son âme, son
« soi »), pour ne plus voir (reflété) que la
Majesté Divine: « Et si même il jette un coup
d'oeil sur son âme, c'est en tant qu'elle est en train de regarder (de
s'offrir à Dieu comme un miroir), et non en tant qu'elle est embellie,
et là se réalise l'union,
« wûssûl ».(34).
Ce va et vient entre le « soi » et le
« miroir » est la dynamique propre du récit de DIB.
le regard intérieur est symbolisé par la quête interminable
de sa femme radia-héllé, et le regard extérieur est
symbolisé par l'apocalypse où la ville-nova consomme la ville des
humains.
Sur le plan de l'oralité initiatique que nous concevons
comme le relais du récit initiatique, voici une des poésie
chantée dans les milieux ésotériques, terroir où
nos romanciers se sont initiés au verbe:
« Brille ma lumière, une est Mon
Essence,
en toute chose, l'on Me voit. Et qui fut jamais vu
si ce n'est Moi? Le voile de la création, j'en ai
fait
un écran pour la vérité, et dans la
création résident
des secrets qui soudain jaillissent comme des
sources.
Celui qui sous mon voile ignore mon essence,
demande où je suis. En vérité,
« je suis sans « où »
car, en mon être nul hiatus que d'un
« où » à un autre
pose seulement le « raïn » le
point du « zaïn »
et regarde: la tache est ornement et, grâce au
point,
le « raïn » devient parfait.
Alors viens à la l'union,
à l'union avec l'éternel. Auprès de
lui est-il aucune chose
qui lui soit opposable?
Non certes, il était seul; il l'est et le
sera.
je suis donc, Absolu en essence, Infini,
mon seul « où » est
« en moi-même je suis »
ignora ce que de me connaître
« ici » ou « là »
nulle cime ne limite l'Au-dessus de tout au-dessus
il n'est de plus profond abîme que le dessous de
tout au-dessous
je suis le secret de l'Essence, l'inscrutable
trésor
Ma largeur est sans fin et sans fin Ma longueur
je fus évident au sein de
l'intérieur
avant qu'il ne fût extérieurement
manifesté, je m'interrogeais
sur moi-même et la réponse fut affirmation
pure,
car dans la vérité de Dieu, autre
que
Dieu pourrait-il apparaître
ayant terrifié il se pencha, ayant
submergé il parla.
Je suis essentiellement Un et Solitaire et sur Moi ne peut
empiéter
le moindre objet, laissais-je quelque faille,
Quelque espace vacant où puisse un autre se loger?
Car je suis l'intérieur de l'essence
elle-même
l'extérieur de la qualité, concentration
diffuse
il n'est de « là » vers lequel
je ne sois tourné
existe-t-il autre que moi, vide de mon attribut?
Mon Essence est l'essence de l'être,
maintenant
et toujours, Mon infinité n'est pas limitée
par le moindre
Grains de moutarde. La création
trouverait-elle où s'introduire dans l'infini de la
vérité?
Quand tout est plein, où serait autre
qu'elle?
Union et séparation sont dans le principe
même chose
et la création est la vérité
même
pour qui l'interprète comme vraiment elle
est
alors, interprète à la lumière de :
il est le proche
pour participer toi-même à cette
proximité.
mais ne prends pas cela pour localisation. Ce sera
impossible
car en aucune place il ne vient résider
exalte d'Essence de Dieu, autre qu'elle
ne peut l'atteindre. Rien ne saurait la porter
elle ne porte aucune chose; en sa manifestation
cachée,
elle apparaît comme voile sur voile
pour recouvrir sa propre Gloire.(35)
Cette poésie unitive de Cheikh
Al-Alaoui de Mostaganem (Algérie) que Martin Lings a intitulée
« l'omniprésente vérité » est
le modèle archétypal de cette pensée unitive qui a
alimenté de nombreuses Zaouiat depuis l'époque almohade de
l'Espagne musulmane jusqu'à nos jours. Elle forgea ses propres concepts
dans l'univers de l'oralité initiatique et son chant
pénétrait les demeures les plus modestes aussi bien en Afrique du
Nord qu'en Afrique Noire; le soufisme s'étant propagé avec
l'avènement du Tidjanisme. (cf.Note 15 de ce chapitre).
Partant de cette parole générative, de ce lieu
du dire fictionnel qui a pris source, comme nous l'avion montré, dans la
doctrine du grand maître Avicenne puis récupérée par
le récit de Hayy Ibn Yaqdhân, la littérature mystique
d'expression française et en particulier le genre initiatique à
contenu théosophique va travailler la langue et, des débris
éclaté du mythe, produire d'autres images verbales. Nous pouvons
dés maintenant faire l'inventaire des mythèmes, sources de
structures narratives potentielles.
Nous adoptons la méthodologie de
Claude-Lévi-Strauss qui nous explique que « pour
reconnaître et isoler les mythèmes sachant qu'elles ne sont
assimilables ni aux phonèmes, ni aux morphèmes, ni aux
sémantèmes, mais se situant à un niveau plus
élevé: sinon le mythe serait indistinct de n'importe quelle forme
du discours. Il faudrait donc les chercher au niveau de la
phase. »(36)
IO. LE MYTHE DU « MOI »
SUBLIME.
En étudiant la poésie citée supra, nous
constatons que le narrateur s'identifie avec l'objet de sa connaissance
gnostique, « brille ma lumière, une est Mon
Essence » le poète voulait dire, brille la lumière
de Dieu, Une et Son Essence. Ce mythème substitue la parole de l'homme
à celle de Dieu. Nous dégageons ici une structure
anthropomorphique d'une divinité, elle engendrera les sèmes
constituants du mythème: la vision, le topos , le secret et
l 'union :
La vision
|
le topos
|
le secret
|
l'Union
|
en toute chose l'on me voit.
|
En vérité je suis sans
« ou »
|
dans la création résident des secrets
|
Une est mon essence.
|
Et qui ne fut jamais vu.
Le voile de la création.
j'en ai fait un écran celui qui sous mon voile.
Et regarde: la tâche est ornement.
|
je suis donc absolu en essence, infini mon seul ou est
« en moi-même je suis » ignorance que de me
connaître « ici » ou
« là »
nulle cime ne limite l'au-dessus de tout au-dessus car je suis
l'intérieur de l'essence elle-même je fut évident au sein
de l'intérieur avant qu'il ne fut extérieurement
manifesté.
|
je suis le secret de l'essence, l'inscru-table
trésor
en sa manifestation cachée
elle apparaît comme voile sur voile pour recouvrir sa
propre gloire.
|
alors vient à l'Union a l'Union avec
l'éternel.
Il était seul, il l'est et le sera.
Je suis essentiellement un et solitaire
Union et séparation sont dans le principe même
chose.
|
Ainsi fonctionnent des structures narratives dont les
mythèmes sont des paroles génératives. Tout récit
initiatique ne peut fonctionner en dehors de ces mythèmes que nous
avions retrouvés dans nos corpus de vérification; la vision, le
topos, le secret et l'Union engendreront par éclatement du mythe
(structures matricielles),des structures narratives de surface.
Quant à la description, elle fonctionne dans le
récit( initiatique comme une sorte de
« verbiage » littéraire pour combler le
vide que laisse l'émergence du mythe dans l'écriture.
J.P.Goldenstein nous conforte dans nos propos lorsqu'il nous dit qu'on
a souvent repproché à de nombreux romanciers leur
goût pour la précision maniaque dans la description qui enlise
véritablement la narration sous une accumulation de détails.
Cette attitude débouche sur un effet littéraire et non sur la
peinture exacte d'un décor extra-littéraire que le roman se
chargerait d'exprimer. (37)
Or, ce qui donne au récit sa structure en labyrinthe,
c'est son ambiguïté de vouloir décrire un mythe qui en
réalité ne peut se dire dans le seul univers de la parole. C'est
pourquoi nous parlerons désormais dans notre chapitre suivant de la
métamorphose du récit initiatique par comparaison au récit
authentique de H.I.Y. dont l'écriture est totalement
dénuée de description.
Par conséquent, la pensée
unitive ou lieu du dire fictionnel est
aussi bien le destinateur que le destinataire de l'écriture initiatique.
Chaque récit se résume en cette phrase:
« c'est moi qui parle à moi-même ici et non
ailleurs, je me cherche et en fin des parcours c'est moi que je trouve
confronté à moi-même ». Pour confronter
notre hypothèse voici un passage du récit initiatique de Hamidou
Kane qui montre clairement cette pensée unitive:
« je suis deux voix simultanées. L'une
s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte: je
déborde où es-tu? qui es-tu?. -Tu entres où n'est pas
ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé.. te
voilà arrivé. Goût retrouvé du lait maternel, mon
frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je te reconnais.
Annonciateur de fin d'exil, je te salue. (...) au coeur de l'instant voici que
l'homme est immortel, car l'instant est infini ». l'Aventure
ambiguë.((Page 190)
Le mythe du moi sublime dans l'oralité
initiatique a libéré l'initiative littéraire comme le
romantisme a libérer la pensée classique.
Si le romantisme est à la littérature
ce qu'est la révolution à la politique, le mythe du
« moi sublime » est à la religion ce qu'est le
panthéisme à l'église catholique. Ces
considérations épistémologiques de la pensée
littéraire doivent être prises en considération dans toute
lecture d'un oeuvre initiatique à contenu
théosophique.
La tradition orale est l'expression de cette révolution
déjà engagée par l'écriture du récit de Hayy
Ibn Yaqdhân: « Nous- nous sommes écartés, en
le publiant, de la ligne de conduite suivie par nos vertueux ancêtres qui
étaient jaloux d'un tel secret et s'en montraient avares (...) Ce qui
nous a décidé à la divulguer et à déchirer
le voile, ce sont centaines opinions malsaines apparues de notre temps, mises
à jour par des philosophes de ce siècle et ouvertement
exposées par eux »H.I.Y.P113.
La ligne de conduite dont parlait Ibn thophaïl dans ce
passage interdisait toute publication ou divulgation des sciences
ésotériques qui demeuraient le discours du 1/3 exclus. La
littérature prit pour son compte l'écart du discours afin
d'éviter à certains auteurs mystiques les sentences graves
prononcées contre eux (nous l'avions déjà souligné
dans notre première partie).
Par conséquent le sacré devient mythe
et le secret devient quête dans l'écriture. C'est
aussi grâce à cette oralité initiatique que les mythes ont
pu être régénérés; successivement au mythe du
« moi sublime » émergera le mythe de la
divinité-femme.
11. LE MYTHE DE LA DIVINITE-FEMME.
L'expression la plus significative de cette théophanie
du langage est son expression poétique. Nous l'avions souligné,
la poésie s'érige en relais afin de transmettre les valeurs
théosophiques de l'Islam-soufi.
Avant de citer cette poésie du grand Maître
mystique de Mostaganem, Cheikh Al-allaoui; nous annonçons que le
récit de DIB, cours de la rive sauvage est structuré, sur
le plan de la quête, comme l'est cette poésie, nous serons
même étonné devant cette similitude.
LAïLA
Entendant son appel, je me suis approché
de la demeure de Laïla.
O puisse cette voix si douce ne se taire jamais;
Elle m'accorda sa faveur et m'attirant vers elle,
m'introduisit en son domaine,
avec des paroles pleines d'intimité,
elle me fit asseoir prés d'elle, plus prés
encore s'approcha
et retirât le vêtement qui la voilait à
mon regard.
Me plongeant dans l'éblouissement,
m'émerveillant dans sa beauté,
je fus ravi, ébloui,
au plus secret d'elle même,
abîmé,
jusqu'à penser qu'elle était moi,
pour rançon, elle prit ma vie,
elle me changea, me transfigura, de son propre sceau me
manqua,
me pressa contre elle, m'accorda un privilège
unique,
me nomma de son Nom.
M'ayant tué et réduit en lambeaux,
elle trempa ces restes dans son sang.
Puis me ressuscita:
Mon astre en son firmament brille.
Où est ma vie? où est mon corps?
où est la volonté de mon âme?
leur vérité pour moi rayonne,
Secrets qui jusqu'alors m'avaient été
caché,
mes yeux n'ont jamais vu qu'elle:
ils ne peuvent que d'elle témoigner.
en elle sont comprises toutes les significations.
Gloire à Dieu qui l'a créée:
Pour moi qui aimerait décrire la
beauté,
de son éclat voilà quelques reflets.
Reçois-le de ma science.
Ne le tiens pas par chose vaine.
Mon coeur n'a pu mentir en révélant
le secret de ma rencontre avec elle.
Même si la proximité s'efface,
en sa substance je subsiste
toujours. »(38)
Laïla, cette femme-divinité que l'on retrouve dans
le récit initiatique de DIB sous le nom de
Radia-Hellé est l'expression allégorique de
l'arrivée du gnostique (arif) dans l'univers de la contemplation sublime
de la vérité unitive ou se confondent sujet et objet de
quête amoureuse. Nous pouvons prématurément recouper les
mythèmes constitutifs entre l'oralité (poésie mystique
chantée) et l'écriture (l'oeuvre de DIB).
11.1. L'Appel.
« entendant son appel, je me suis
approché
de la demeure de Laïla
O puisse cette voix si douce ne se taire
jamais »
Ce mythème de l'appel de l'au-delà, par
éclatement de sens engendre les tensions sémantiques que nous
retrouvons dans cette structures narrative du récit de Mohammed DIB:
« (...) cette voix. Ma peau se hérisse.
Est-ce « elle » qui a parlé? je lève les
jeux. ses contours n'ont pas changé; elle conserve son attitude
absente.
Je l'implore:
- Pourquoi, lorsque nous voyons quelque chose,
faut-il
toujours que...
- Ne confondrez vous pas? celui qui voit
« quelque chose »
doit vouloir de moi; et de ces lumières, de ce
ciel, de
ce décor, et de ces autres...
C'est « elle » qui me répond,
j'en suis sûr. Mais sa voix
provient d'au-delà des choses et, pour cette
raison elle
inquiète.
je me bouche l'oreille pour ne pas entendre la
suite:
ce que j'ai déjà entendu me paraît
suffisamment abominable.
Elle s'est tue (...) elle reprend:
- rien de plus compréhensible, je vous le dis comme
un ami.
Mon chagrin et mon angoisse se muent brusquement en
une
exaltation qui croît et me devient torture
après ces mots.
C'est précisément la déclaration que
je redoutais. Je l'espérais
aussi, je l'avoue, Dés le premier instant, j'avais
tout saisi.
Je pensai toutefois à une fausse impression ne
méritant aucun
crédit. L'espace ou je me suis engagé est
celui de l'épreuve...
« il pourrait devenir aussi celui de la
récompense, de la libération, de l'amour. Il
pourrait... » cours sur la rive sauvage page
61 .
L'écho de cette voix qui provient de la nuit des temps
ne cesse de se faire entendre. Moïse l'a entendu des profondeurs du Mont
de Sinaï, Jésus Christ en fut l'incarnation propre; Mohammed en a
fait le message de la paix. Aussi la littérature en fût l'espace
privilégié puisqu'il lui appartient, à elle aussi, de
prendre le relais des textes sacrés. La conscience du narrateur
initié est au prise avec cet appel tandis que le scripteur se doit d'en
interpréter le sens profond. Chaque scripteur traduira cette voix selon
la voie spirituelle d'où émergera son lieu du dire. La tradition
théosophique de l'Islam marquera le lieu de l'énonciation par les
frontières de la pensée unitive dont nous avions parlé:
« Toi et moi ne sommes qu'une seule image se
regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux ».
« -Tu es venue envers moi, Hellé:
- J'étais en toi, Iven Zohar.
- Ou avais-je pu te rencontrer, ou avais-je pu te
voir?
- Partout: partout ou tu étais. »
cours de la rive sauvage p.154
Il est naïf de croire que le narrateur de
Mohammed DIB ne sait pas d'où provient son dire, ni le but de sa
narration.
La conscience narrative obéit à l'instance
narrative de la théosophie. L'auteur aura tenté son aventure
mystique par/dans la langue de « l'autre ». Aura-t-il
réussi? le narrateur le dévoile « l'espace ou je me
suis engagé est celui de l'épreuve... » il
pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la libération,
de l'amour. Il pourrait... »(p.61.)
Cet aspect de l'interlocution met en évidence
l'Idéologie de l'auteur, le mythème de l'appel interpelle cette
interlocution et permet le fonctionnement de la polyphonie discursive:
plusieurs voix s'enchâssent et rendent ambiguë la voix du narrateur.
Les trois instances narratives: le « JE » de la
théosophie, le »Je » de la parole du maître de
la parole, le « JE » de l'auteur et enfin le
« Je » du narrateur initié constituent
la Parole du récit. La dynamique du récit
initiatique n'est pas comme l'entend la lecture traditionnelle, une suite
d'événements intra-textuels mais plutôt « une
bousculade » de voix narratives où chacune tente
d'émerger comme dans un congrès sans ordre du jour restrictif.
Lorsque le narrateur de Dib dit « c'est elle qui
me répond. J'en suis sûr. Mais sa voix provient d'au-delà
des choses et, et pour cette raison elle
inquiète. »(p.61), il reprend cette parole initiatique du
Maître:
« au plus secret d'elle même,
abîmé
jusqu'à penser, qu'elle était moi
pour rançon, elle prit ma vie.
elle me changea, me transfigura,
de son propre sceau me marqua»
Nous comprenons dés lors qu'il s'agit de l'appel de
cette vérité unitive. L'écriture mystique est
légitimée dans sa filiation. Les images mentales qui actionnent
la main du scripteur sont les mêmes que celles qui ont motivé Ibn
thophaïl à écrire son roman. Serait-il encore
légitime pour notre part de dire que les récits de DIB seraient
une autre manière d'écrire cette oralité initiatique qui
prend source dans la poésie chantée (samâa). Serait-il
encore plus légitime de dire que le récit de DIB est une
poésie en prose. Si nous nous basons sur l'esquisse de cette
étude comparative entre la poésie de Cheikh Al-Allaoui, le saint
musulman du vingtième siècle, nous serons confortés de
dire que le récit initiatique de Mohammed DIB est une
réécriture de cette oralité initiatique puisqu'il prend,
comme lieu du dire, le mythe générateur de
l'écriture: le Moi sublimé par la pensée
unitive.
Rappelons que nous définissons le mythème comme
étant l'unité de sens d'un mythe fondateur de la pensée
théosophique. De l'appel ou s'enchâssent les voix
narratives que nous venons d'étudier supra, correspond sur le plan du
discours théosophique médiéval à ce que Louis
Gardet nomme « l'âme motrice »; il nous
explique dans son essai « la pensée religieuse
d'Avicenne » :
« le mode de connaissance du destinateur de
l'appel doit être envisagé comme corporel, soumis à
mutation et variation, et non dépouillé de matière. Bien
plus, il est dans le même ordre de rapport à la sphère
céleste que notre âme animale par rapport à nous. Il lui
appartient cependant en propre d'intelliger un certain mode d'intellection
mêlé de matière. Et ses fantasmes, ou ce qui en lui,
ressemble à des fantasmes, sont exactes et vrais; et ses imaginations,
ou ce qui est semblable à des imaginations, sont
vrais. »(39).
Par conséquent, le mythème de
l'appel (de la vérité ontologique) et la mystique de l'appel (de
l'âme universelle) se conjuguent dans le récit initiatique dans un
seul unité prédicative: « je suis la
Nature » C.S.R.S. P.62 . Le narrateur
initié explique cet état de conscience de cette unité dans
le mythique et le mystique:
« je m'aperçois que je ne perds pas
conscience. Je continue à recevoir, sensations et images, je jouis de
toutes mes facultés » (CSRS page 61).
N'est-ce pas ici un avertissement de l'auteur par la bouche de
son narrateur que son écriture se fait dans la totale lucidité
spirituelle? Nous comprenons ceux qui ont lu l'oeuvre de DIB, la classant parmi
l'utopie, le surréalisme ou encore le délire onrique.
Nous dirons encore que L'imagination est une valeur trop sûre
pour qu'on la traite de délirante.
L'appel à l'errance, l'appel à l'exil et enfin
l'appel à la résurrection donnent au narrateur initié les
clés d'ouverture de leur récit. Mohammed DIB ouvre son
récit par l'unité prédicative, « nous
partîmes » Hamidou Kane ouvre le sien dans la
mortification par la parole du Maître de la parole, « -
Sois précis en répétant la parole de ton Seigneur...
Il t'as fait la grâce de descendre son verbe jusqu'à toi. Ces
paroles, le Maître du monde les a véritablement prononcées.
Et toi misérable moisissure de la terre, quand tu as l'honneur de les
répéter après lui, tu te négliges au point de les
profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la
langue... » (L'Aventure ambiguë page 14).
Ce deuxième corpus de vérification,
L'Aventure ambiguë de Hamidou Kane répond lui aussi
à cet appel de l'au-delà, d'un ton différent de celui de
DIB mais convergent dans sa recherche de la pensée unitive.
La réception esthétique de l'oeuvre du
sénégalais peul d'obédience Tidjaniya présente tout
d'abord sur le plan de la forme des aspects figuratifs et scripturaux qui
mettent le lecteur dans une situation d'intrigue magique. Fasciné en
premier lieu par l'image représentée sur la couverture du roman:
masque africain au yeux ronds, le lecteur est subjugué par l'expression
profonde de ce visage féminin qui exprime aussi bien la mort que
la sensualité érotique. Nous retrouvons ici le mythe de la
femme-divinité chanté par les poètes mystiques.
Déjà à ce niveau plastique de l'oeuvre se conjuguent les
paradoxes extrêmes mais qui forment cette unité esthétique
ambivalente. L'intention de l'éditeur serait double: s'adressant
à un public français, il tente de chatouiller son goût de
l'exotisme, ce qui situera l'oeuvre dans une littérature exotique, et
s'adressant à un public africain, c'est l'auteur qui tentera de stimuler
sa mémoire collective enracinée dans la tradition
théosophique ( ou cosmogonique) par le choix de deux thèmes
omniprésents dans leur univers ancestral: Eros et Thanatos (mort et
plaisir, jouissance dans l'initiation).
Cette représentation transfigurale de la
réception esthétique du roman annonce déjà le lieu
du dire de l'écriture: l'oralité initiatique dont nous avions
parlé supra. Les peuls ont toujours été
préoccupés par cette idée fondamentale qui constitue leur
croyance: L'angoisse existentielle. ; J.Chevrier le
souligne aussi dans sa critique parue dans « le monde » et
que l'éditeur a citée sur la couverture du roman:
« c'est le problème de l'Existence qui est posé, on
voit là comment cheikh Hamidou Kane, échappant à la
donnée temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être
noir, débouche sur une réflexion qui nous concerne tous:
l'angoisse d'être homme. »
L'Aventure ambiguë échappe totalement
à la donnée temporelle pour ne laisser apparaître que le
débat théosophique issu des enseignements du maître de
Bandiagara: Tierno Bokar, le saint mystique Tidjani. Même si les
orientations de lecture que nous propose V.Monteil dans la préface du
roman, et qui éclairent le lecture selon les préjugés
africanistes en situant le noeud de l'affaire dans la problème scolaire:
« si je leur dis d'aller à l'école, ils iront en
masse, mais apprenant ils oublieront. » s'écrie le chef
des Diallobé; « l'école ou je pousse nos enfants
tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi à
juste prix. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux.
Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous
reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir
en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent
en eux toute la place que nous aurons laissée libre »
déclare aussi la Grande Royale, personnage féminin
allégorique symbolisant l'Afrique profonde. (l'Aventure ambiguë.
page 57).
Le préfacier situe le débat à ce niveau
où s'affrontent la modernité et la tradition. Mais c'est une
plume indigne qui souffre de ne pouvoir écrire dans son autonomie
culturelle sans la tutelle blanche. Pour notre part, nous situons cette oeuvre
dans le projet initial de son auteur «Dieu n'est pas un
parent »,Kane voulait titrer ainsi son roman .
Son projet était de développer un contre
discours à partir des lieux du dire de la théosophie musulmane
confrontée à la pensée philosophique occidentale:
« Pour qu'enfin , chaque heure qui passe
apporte un supplément d'ignition au creuset ou fusionne le monde. Nous
n'avons pas eu le même passé, vous et nous, mais nous aurons le
même avenir, rigoureusement. L'ère des destinées
singulières est révolu. Dans ce sens, la fin du monde est bien
arrivée, pour chacun de nous, car nul ne peut plus vivre de la seule
préservation de soi. Mais, de nos longs mûrissements multiples, il
va naître un fils au monde. Le premier fils de la terre. L'unique
aussi. (L'Aventure ambiguë. P.92).
Si DIB matérialise sa pensée unitive dans ses
oeuvres par le procédé des tensions sémantiques à
la recherche d'un compromis dans la langue de l'autre, Kane lance un appel
à une nouvelle religion, celle de l'unité de la pensée.
L'échec de son appel s'accomplit par la mort suicidaire de son
héros, par la main de l'esprit de son Maître, le fou.
Tout deux auront tenté leur aventure spirituelle dans
la langue de « l'autre » dans le but de faire
fonctionner cette nouvelle foi ontologique qui dépasse les conflits de
paroisse. Leur réalisme intérieur, leur source doctrinale, leur
autopsychégraphie se proposent de guider le lecteur dans la/les voies de
l'initiation à la mystique du langage sans prétention aucune de
se substituer aux grands maîtres de la mystique soufie musulmane, bien
que leur lieu du dire prenne source dans la tradition théosophique
reléguée par l'oralité initiatique du vingtième
siècle.
L'anonymat de la littérature orale est remplacée
par les possibilités offertes par l'écriture. L'autobiographie
permet à l'auteur d'intervenir directement, de prendre le lecteur
à témoin, de rétablir les anciens rapports
privilégiés entre le conteur et son public; le maître de la
parole et ses disciples en milieu traditionnel, elle procède d'un besoin
de se donner en exemple et de conférer à l'expérience
personnelle une perspective collective. Les possibilités de
réécriture du récit initiatique en perpétuelle
transformation sont dues au caractère dynamique de la tradition qui
comme l'explique l'Encyclopédie universalis « ne se borne
pas à la conservation ni à la transmission des acquis
antérieurs, elle intègre au cours de l'histoire des existants
nouveaux en les adaptant aux existants anciens. Sa nature n'est pas seulement
pédagogique, ni purement idéologique; elle apparaît aussi
comme dialectique et ontologique. Elle fait être de nouveau ce qui
été; elle n'est pas limitée au faire savoir d'une culture
car elle s'identifie à la vie même d'une
communauté ».
C'est le type même de la tradition théosophique
de l'islam. Prenant source dans la doctrine de l'unité de l'Existence et
l'éternité du monde, sublimant le « moi »,
elle a fait être de nouveau ce qui a été tout en s'adaptant
à la vie même d'une communauté. Ibn thophaïl aura
tenté le récit authentique, son personnage-néophyte, Hayy
Ibn Yaqdhân traversant toutes les épreuves de la connaissance
subsiste à travers huit siècles pour resurgir dans la
littérature africaine à travers les oeuvres de DIB et de KANE.
Il s'appellera Iven Zohar en quête de
femme-divine et Samba Diallo en quête d'une divinité
asexuée sinon totalement anonyme. L'objet de la quête absolue
s'étant éclaté puisque le mythe s'y étant
interféré.
Nous étudierons dans notre prochain chapitre le
parcours de ces deux personnages à travers les espaces de la
théosophie et du mythe où l'écriture se réalisera
par sa double structure comme le souligne C.L.Strauss « cette
double structure du mythe, à la fois historique et a-historique,
explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la
parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue
(dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un
troisième niveau, le même caractère d'objet absolu.
(40)
A la fois historique , puisque le discours de la
tradition théosophique prend la fonction de Mythe fondateur,
et a-historique, puisque la parole génératrice des
structures narratives prend la fonction de récit étiologique.
Quant à la langue dans laquelle il est formulé, elle exprime
cette appartenance au domaine d'un temps irréversible. L'extinction du
langage dans le mythe et la théosophie donne le caractère absolu
de l'objet. Par conséquent, le mythème de l'appel est une des
unités constitutives du récit initiatique; nous avons
étudié son aspect au niveau de l'oralité initiatique par
la bouche d'un des maître de la parole et par étude comparative,
nous avons retrouvé sa fonction dans nos deux corpus de
vérification. Mais le lieu de rencontre entre l'interpellé et
l'interpellant demeure, nous l'avouons, la grande complexité de l'espace
littéraire du récit initiatique: aucune référence
à l'histoire, aucun réfèrent extra-textuel si ce ne sont
les indications métaphoriques contenus aussi bien dans l'oralité
que dans l'écriture: En revenant aux sèmes constitutifs du
mythème relevé plus haut « brille Ma lumière
une est Mon essence » et duquel nous avons relevé les
quatre paroles génératives des structures narratives
récurrentes: la vision, le topos, le secret et l'Union; nous tenterons
de conceptualiser nos matériaux, outils d'analyse du récit
initiatique. Nous dirons à la suite de C.L. Strauss que l'approche ne
peut être qu'empirique puisqu'elle ne relève pas des sciences
exactes mais de la méthodique spéculation littéraire.
Strauss s'étant posé la question
méthodologique: »comment procédera-t-on pour
reconnaître et isoler ces grosses unités constitutives ou
mythèmes?
Nous savons qu'elles ne sont ni assimilables aux
phonèmes, ni aux morphèmes, aux sémantèmes, mais se
distinguent à un niveau plus élevé: sinon le mythe serait
indistinct de n'importe quelle forme du discours. Il faudra donc les chercher
au niveau de la phrase. Au stade préliminaire de la recherche, on
procédera par approximation, par essais et par erreur, en se guidant sur
les principes qui servent de base à l'analyse structurale sous toutes
ses formes: économie d'explication unité de solution;
possibilité de restituer l'ensemble à partir d'un fragment, et de
prévoir les développements ultérieurs depuis les
données actuelles (41). Concernant notre méthode
spéculative, nous procéderons par recoupements comparatifs des
unités constitutives de la poésie gnostique de Cheikh Al Allaoui
cité supra et les récits initiatiques, corpus de nos
vérification.
12. PROXIMITE vs ELOIGNEMENT .
« Entendant son appel, je me suis
approché
de la demeure de Laïla (..)
elle me fit asseoir prés d'elle, plus prés
encore s'approcha.
et retira le vêtement qui la voilait à mon
regard »
Le sujet métaphorique investi dans ces vers mystiques
rend compte d'un des débats les plus controversés dans la
tradition théosophique de l'Islam. peut on se rapprocher de la
Vérité principielle (Laïla, par allégorie
poétique)? Peut on accéder à sa nudité
théologique (et retire les vêtements qui la voilaient à mon
regard).
Chaque maître de la parole initiatique développe
son propre discours amoureux et décrit ses états de
contemplations à la recherche du sens le plus rapproché de sa
propre station de contemplation. Un autre maître de la parole rapporte la
tradition mystique orale avait déclamé ces vers en disant:
« lorsque, nous avions bu les coupes de sa
Majesté,
mon amant s'est manifesté dans mon lit
sens propre et sens figuré ».
Toute cette littérature érotique, venant de la
bouche de ceux qui ont pour seul souci accéder à l'Union parfaite
avec Dieu, a provoqué de graves polémiques au sein même de
certaines confréries soufis qui accusent certains initiés de
divulguer les secrets mystiques dans la poésie la plus outrageante pour
la foi musulmane.
De là, le discours théosophique va
encore devenir plus hermétique à l'interprétation au
moment où il sera pris en charge par la
littérature.
Ainsi nous voyons Mohammed DIB évoquant cette
même vérité dire par la bouche de son narrateur:
« Soudain, une voix retentit sur la voûte.
Tu peux marcher à présent. La voix de Radia. J'étais en
proie à une illusion sans défaut. Je regardais partout à
l'entoure: il n'y avait personne »(...) « c'est
l'inéluctable suite du choix que j'ai fait à mon insu tout
à l'heure, de poursuivre le voyage, reconnu. J'aurais du m'y
attendre. » (...) Ma liberté m'était de seconde en
seconde plus intolérable à porter. »
(C.S.R.S.P.46)
Ici, nous voyons comment cette crainte et cette angoisse du
narrateur à poursuivre son voyage initiatique à la recherche de
cette vérité incarnée dans le personnage de Radia ( en
arabe, ce nom de femme exprime le
consentement, »Irrad'a » de Dieu à ne plus
jamais éprouver son sujet que dans l'amour).
Dans cette tourmente toujours renouvelée, le narrateur
de DIB met le personnage néophyte, Iven Zohar, dans un espace
étranger où les mouvements de rapprochement et
d'éloignement du but à atteindre: aller de Radia vers
Hellé: « Elle set perdue: « ai-je
pensé. (...) »je me suis perdu: « Ce
n'était pas encore cela; « Hellé est perdue »
(...) j'ai entrevu la vérité: elle existe ailleurs. Un ailleurs
dont les murs, les portes que voici, sont autant de frontières, autant
de remparts infranchissables. (...) combien de temps m'aura-t-il fallu pour
aller de Radia à toi: (C.S.R.S.P.157/159).
La quête du récit engagée dans un
labyrinthe en perpétuel recommencement force la narration impossible
à affirmer le « Je » du narrateur
initié dans la première instance narrative: le
« Je » du discours théosophique
tourmenté maintenant par son propre discours subversif. Se rapprocher de
Radia ( la divinité musulman) met le narrateur dans un conflit du temps,
« -qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps:
(p.159), le temps est par nature irréversible; le cours du temps le
ramène inéluctablement vers Héllé (la
divinité grecque hellénistique) ce va et vient entre la
théosophie musulmane et la divinité grecque est la
thématique doctrinale que l'auteur voulait engager dans son
récit. Mais l'ambiguïté du récit que le lecteur le
plus averti constate, ne sera justifiée que si la critique prend en
considération l'intention de l'auteur: réussir la grande oeuvre,
l'épopée de l'être-ontologique.
Nous voyons comment DIB aura tenté de concentrer toute
l'histoire de l'humanité depuis la nuit des temps dans une oeuvre lourde
de conséquence pour l'auteur lui-même puisqu'il l'affirme
lui-même par la bouche de son narrateur : « l'espace ou je
me suis engagé est celui de l'épreuve... « il pouvait
aussi devenir celui de la récompense, de la libération de
l'amour. il, pourrait... » (p.61).
Entre le récit de Hayy et celui de Dib, il n'y a que le
symbolique qui change puisque nous retrouvons cette dialectique du corps et de
l'esprit dans la narration d'Ibn thophaïl:
« lorsqu'il revint au monde sensible
après l'excursion qu'il avait faite, il prit en dégoût les
soins de la vie d'ici-bas, il éprouva un vif désir de l'autre
vie, et s'efforça de revenir a cette station par les mêmes moyens
qu'il avait employés précédemment. il y parvint, avec
moins de peine que la première fois, et y demeura plus longtemps;
après quoi il revint au monde sensible. Puis de nouveau, il
s'efforça d'arriver à sa station. Cela lui fut plus facile que la
première et la deuxième fois, et il demeura plus longtemps; si
bien qu'enfin il parvenait dés qu'il voulait et n'en sortait que
lorsqu'il voulait. » Hayy.P.99
Nous remarquerons qu'à la différence de
l'initiation grecque ou le héros initié remonte de l'enfer
ressuscité; l'initié soufi redescend en enfer autant de fois et
en remonte à sa guise puisqu'il en connaît les clés.
L'épreuve la plus tragique pour le néophyte étant celle de
la connaissance et non comme dans la mythologie grecque, l'affrontement avec
le monstre aux portes des divinités. Les seuls monstres
à affronter sont ceux des mots ( c'est par la parole que al-hallaj fut
décapité et à cause d'une parole incomprise:
« je suis l'Etre véritable »).
Nous comprenons aussi pourquoi le narrateur du récit
initiatique engage toutes les possibilités de sens de sa quête
dans un monde ou il est le seul maître: sauvé par la
métaphore et l'allégorie il ne craint plus rien à
l'exception du lecteur qui accepte ou refuse son contrat fiduciaire
d'initiation.
La parole met le récit dans un espace-temps
irréversible, sa lecture aggrave davantage le statut de l'initiation
puisque le lecteur interfère son propre texte avec celui qui est
proposé par le narrateur.
Il est encore naïf de croire que la création
littéraire est un processus unilatéral car il est la rencontre de
deux intuitions qui n'obéissent pas forcément aux mêmes
règles: l'intention d'écrire et celle de lire. Par
conséquent, l'appel de l'au-delà implique sur le plan de la
littérature l'appel à la lecture; la lecture de «
l'au-delà » du mot. Le mot est le voile le plus
hermétique qui empêche la vérité de dire son nom.
C'est ce que voulait dire Djalal-eddine Roumi par ces vers :
Le passé et l'avenir voilent Dieu à notre
vue;
consume-les tous les deux avec le feu. Combien
de temps seras-tu cloisonné par ces
segments,
comme un roseau?
Tant qu'un roseau est cloisonné, il ne
reçoit
pas de secrets, et n'est pas sonore en
réponse
à la lèvre et au souffle. (42
« à la lèvre et au
souffle ». Nous retrouvons ici un mythème
récurrent du souffle. La substance de la parole initiatique étant
le souffle. Nous avions déjà souligné cet aspect de l'acte
d'initiation dans/par la parole lorsque nous avions cité certains
enseignements de Tierno Bokar le sage de Bandiagara. Rappelons que ce saint
soufi explique le souffle comme étant des vitesses de vibrations:
« dans l'univers, nous enseignait-il, et à tous les
niveaux, tout est vibrations. Seules les différences de vitesse de ces
vibrations nous empêchent de percevoir les réalités que
nous appelons invisibles. »
Qu'en est-il de la matérialisation de ce souffle dans
le récit initiatique? Est-ce la vitesse de l'entendement ou l'effet de
sens créé par la contiguïté des mots?
13. LE SOUFFLE DE LA PAROLE INITIATIQUE.
Nous avions déjà défini plus haut le
verbe initiatique et nous avions dit que c'est l'acte de parole par lequel le
disciple accomplit son initiation; c'est le
« Wird » par excellence, la parole y devient
souffle. Mais lorsque le souffle devient parole, le processus est
inversé. C'est la parole réversible qui remonte le temps et
impose aux divinités les lois du temps, de l'instant. C'est le disciple
qui initie le maître c'est l'homme qui redéfinit Dieu par le
processus du langage réifié (chosifié).
La chosification du langage rend crédible l'immanence
au détriment de la transcendance. Nous définissons donc le
souffle de la parole comme étant la récurrence des sèmes
constitutifs de la plus petite unité de sens. On les appellera les
méta sèmes. Voici un exemple retenu dans le mythe de la
divinité-femme:
« m'ayant tué et réduit en
lambeaux,
elle trempa ces restes dans son sang
puis me ressuscita. »
La totale deconstruction de l'être suppose la
complète déconstruction de son langage pour ne laisser que le
souffle salutaire qui ressuscite le corps dans l'espace de la pure
vérité.
Nous retrouvons cet aspect apocalyptique réinvesti dans
l'écriture du récit de DIB:
« les destinées se nouent ici. C'est elle
certes, observant la même attitude, mais avec un rien dans son air de
légèrement différent. Sans que ses lèvres bougent,
elle murmure encore ou cela retentit en moi: nous sommes l'esprit des
choses... »Tandis qu'elle scrute la mer, cette
vérité me devient sensible. Tout aux pensée que ces
paroles suscitent en moi, je relève à peine que nous sommes
arrivés au milieu des gens, en tenue de plage aussi, occupés
à ramasser des bras, des jambes, des torses, partout épars sur la
plage. Je les considère avec surprise: ils sont en train de faire des
tas de ces pièces anatomiques. Leurs tâche n'a rien de triste ni
macabre. Les membres et les bustes dispersés, plus grands que naturels
présentent des lignes si parfaites qu'ils paraissent avoir appartenu
à des divinités. C'est sûrement ce qui exclut, de ce
spectacle toute impression de l'horreur. Je me sens moi-même
poussé par le désir d'offrir mon aide à ces personnes.
(M.DIB. cours sur la rive sauvage. P 85).
Ces méta sèmes qui constituent le souffle de la
parole ne sont pas repérables sur le plan du discours mais uniquement
sur le plan de la signification au préalable annoncée par
l'identification du lieu du dire. Iven Zohar en décrit l'état
d'appréhension sans pouvoir l'expliquer:
« les terribles et joyeuses vibrations me
traversent et, j'en ai la nette sensation, me purifient, il y a quelque chose
d'inexprimable dans la simplicité avec laquelle Radia m'est
rendue. » (p.66)
.
Le narrateur du récit initiatique (ou de
l'oralité initiatique) se doit de déconstruire les composants du
corps ou de la corporéité pour laisser apparaître la
divinité; dans le cas du récit de DIB, la vérité
illuminative (Radia) et dans le cas de la poésie mystique chantée
du saint musulman, Cheikh Al-Allaoui, la présence de l'absence c'est
à dire l'objet de la quête du
« arrif » ou gnostique.
Nous pouvons continuer dans cet ordre d'idée et relever
parallèlement dans l'oralité et l'écriture initiatique les
méta sèmes, substance des mots ou verbes initiatiques,
jusqu'à épuisement du texte mais nous nous contentons seulement
de vérifier dans ce chapitre les hypothèses posées plus
haut à savoir que l'oralité initiatique, relais entre
l'écriture du récit authentique et le récit
littéraire, a sauvegardé les valeurs de la théosophie
musulmane en les confiant à la métaphore et
l'allégorie.
Pour conclure ce chapitre dans lequel nous avons
vérifié la filiation du discours théosophique depuis le
récit de Hayy Ibn Yaqdhân jusqu'à nos jours, en particulier
dans l'oeuvre de DIB et celle de Hamidou Kane, nous dirons que le lieu du dire
fictionnel de nos corpus de vérification émerge d'un espace
purement théosophique en passant par sa mise en
littératures, relais de l'oralité initiatique ou champ
notionnel de l'initiation au soufisme.
Nous avions pris soin d'étudier anaphoriquement ces
aspects soulignés dans notre première partie et cataphoriquement
par les stations de contemplation du narrateur de DIB et de Kane.
Contrairement aux présupposés de lecture des
oeuvres de nos deux auteurs cités qui orientent le lecteur en situant la
problématique dans le surréalisme pour le premier (DIB) et dans
le rapport conflictuel de la tradition et la modernité pour le second
(Kane); nous situons légitimement ces deux corpus dans la tradition
théosophique de l'islam. Toute lecture en dehors de ces lieux du dire
fictionnel ne serait que fortuite spéculation bien que soumise à
la rigueur d'une méthodologie d'analyse.
NOTES
(I) Sidi Boumédiene dont les enseignements mystiques
ont marqué toute la communauté tlemcenienne est l'un des
maîtres de la théosophie le plus connu dans le monde musulman. Il
est enterré à El-Ubad, quartier se situant sur le versant
élevé du Sud de Tlemcen. Mohammed DIB était allé
plusieurs fois se recueillir sur sa tombe en étant jeune comme ce fut
l'obligation de toutes les familles tlemceniennes.
(2) Secte mystique très dominante se répandant
de l'extrême nord de l'Afrique au Kordofan. La majorité des
penseurs musulmans noirs de l'Afrique occidentale sont adeptes de la
Zaouïa des Tidjaniyas. H Amadou Hampaté Bâ et Hamidou Kane en
sont des fervents initiés par l'intermédiaire de Tierno Bokar, le
sage de bandiagara sous la domination culturelle et théosophique du
fondateur de l'empire peul du Macina: Cheikh Amadou. Cf.l'ouvrage de A.H.BA et
J.DAGET; l'empire peul du Macina (1818-1853). Les nouvelles Editions
Africaines. 1984. Abidjan.
(3) Général P.J André. contribution
à l'étude des confréries religieuses musulmanes. OP.
cité P. 226
(4) Ibid. P.226
(5) Nous citerons cet ouvrage par les initiales
C.S.R.S.
(6) Mohammadoud Kane, le roman africain.
OP.Cité.p.341
(7) A.A.BA. vie et enseignements de Tierno Bokar, le sage
de Bandiagara. ED. seuil.1980. Parlant des racines de ce chef spirituel,
A.A.BA nous dit que:
« sur le vieux substratum des religions du
terroir, l'empire poullo-musulman du macina s'était édifié
au début du XI siècle. Un homme de génie, chékou
Amadou, avait mis sur pied une construction poétique, sociale et
économique qui encadrait des populations habituées à
voisiner en conservant jalousement leur originalité. Paysans, pasteurs,
artisans et pécheurs étaient unis par des liens religieux dont
l'origine mythique se perdait dans la nuit des temps. (...) Mystique Tidjani,
Amadou Tafsiro Bâ avait initié Tierno Bokar aux secrets de la
pensée du fondateur de l'ordre: si AHMED Tidjani. La perle de la
perfection (Djawharatul-Kamal) oraison particulière
révélée au cheikh Ahmed Tidjani, et le désir des
utilités, commentaire des grands écrits du Maître; avaient
été appris et l'on ne cessait de les commenter dans la case
d'Amadou Tafsirou. Enfin, l'oeuvre religieuse maîtresse d'El Hadj Omar,
Er-Rima'a (les lances), était l'un des ouvrages les plus lus dans le
royaume de Bandiagara. (...)
Son vieux maître Amadou Tafsirou Bâ l'invita
à devenir maître à son tour et à enseigner à
sa place à ses condisciples. « A.A.Bâ. Vie et
enseignement de Tierno Bokar. pp. 15/36.
(8) Héritier et fondateur de la théosophie
musulmane du Maghreb, il fonda aussi la grande confrérie Alaouiya.
(9) P.J.André. contribution à l'étude
des confréries religieuses. OP. cité.p.127.
(10) Martin Lings. un saint musulman du vingtième
siècle; OP cité.p.250
(11) Amadou Hampaté Bâ. L'empire peul du
Macina.O.P.cité.
(12) C.N.R.S. La notion de personne en Afrique
Noire.A.A.Bâ.P 181O.P. cité.
(13) A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar
.O.P.cité.P.126
(14) Cité par Mohammed Kane. Le roman africain
.O.P.cité.P.152
(15) A.A.Bâ. Vie et enseignement de Tierno Bokar
.O.P.cité.P.125
(16) Cette chaîne spirituelle dont Al-allaoui fait
partie a été rapportée par Martin Lings. Un saint musulman
du vingtième siècle, ouvrage précédemment
cité page 226.
(17) Le Dikr est pour le soufi un exercice mystique qui
consiste à se concentrer sur des noms divins afin de permettre à
son âme de se libérer de son enveloppe corporelle. Dans le cas du
récit de Hamidou Kane, l'Aventure ambiguë, il correspond à
l'étape de mortification imposée au jeune Samba Diallo dans le
foyer Ardent de son Maître.
(18) Wihdat'el'Wûjûd ou unité de
l'Existence (dans la doctrine de la philosophie éternelle, cela
correspond à l'éternité du monde).
Cet état de contemplation de l'Existence dans la
théosophie musulmane est le dernier stade de l'initiation.
L'initié doit contempler en toute chose la présence de l'essence
Divine en dehors du temps et de l'espace. cf. Les traités des
« frères de la pureté », «Ikhuan
eçafa » Ives marquet (thèse de
doctorat).O.P.cité.chapitre II: le triade (l'intellect universel,
l'âme universelle, l'âme et la Matière
première).PP.49-82).
(19)SHU'AÏB ABU MADIYAN. Né à Cantillana,
prés de Séville (Espagne) vers 520/1126 sous le règne du
sultan almohade Ali, fils de Youçouf Ibn Tachfine, celui là
même qui acheva de construire la Grande Mosquée de Tlemcen en
avril 1136.
(20) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité.p.71
(21) Wird, littéralement contingence dans
l'illumination. C'est le verbe que reçoit le mystique en transe et qui
traduit le souffle ou l'esprit de Dieu réactualisé à
l'image du contenant.
(22) A.A.Bâ, vie et enseignement de Tierno
Bokar.O.P.Cité.P.129.
(23) Cette poésie mystique chantée dans les
Zaouiat allaouiat a été traduite de l'arabe par Martin Lings, un
saint musulman du vingtième siècle.O.P.Cité.P.257.
(24)Hayoun, le commentaire de Moïse de
Narbonne.O.P.Cité.P.63/69
(25) Louis Gardet, la pensée religieuse
d'Avicenne.O.P.Cité.P.175.
Soulignons que l'auteur de cet ouvrage nous définit
indirectement le statut de la conscience du narrateur du récit
initiatique. Il nous dit que « ce qui distingue en propre le
gnostique, c'est donc le tendre à la vérité
première pour elle même; et sans aucun motif, ni crainte de
châtiment, ni espoir de récompense. Qui recherche la
vérité première non comme un but absolu, mais comme un
moyen pour éviter les souffrances ou jouir des récompenses de
l'autre vie, ne pourra connaître les vrais délices du bonheur
inaccessible. » (P.176)
(26) Ibid.p.175
(27) Farid-Ud-Din Attar. Le mémorial des saints
.O.P.Cité.P.34.
(28) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité.p.55
(29) Ibid.P.258
(30) Naget Khadda. L'oeuvre romanesque de Mohammed DIB
.O.P.U.Alger 1983.P.300
(31) Ibidem.P.302
(32) Claude Lévi Strauss. Anthropologie
structurale. OP.Cité.P.259
(33) Arif- celui qui a la connaissance intellectuelle,
intuitive et savoureuse de Dieu, « le Gnostique ».
(34) Louis Gardet. La pensée religieuse
d'Avicenne.O.P.Cité.P.147
(35) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité.p.252
(36) Claude Lévi Strauss. Anthropologie
structurale.O.P.cité.P.233
(37) J.P.Goldenstein. Pour lire le
roman.O.P.Cité.P.20
(38) Martin Lings. Un saint Musulman du Vingtième
siècle. O. P . Cité. P.268
(39) Louis Gardet. La pensée religieuse
d'Avicenne.O.P.Cité.P.55
(40)Claude Lévi- Strauss. Anthropologie
structurale.O.P.cité.P.231
(41) Ibidem.P.233
(42) Aldous Huxley. La philosophie
éternelle.O.P.Cité.P.226
2ème partie
chapitre II
LE RECIT IMPOSSIBLE
INTRODUCTION
L'étude de nos deux corpus de
vérification, cours sur la rive sauvage de
Mohammed DIB et l'Aventure Ambiguë de
Hamidou Kane permettra de vérifier nos hypothèses sur cette
polyphonie discursive sous-tendue par un hypers-discours à contenu
théosophique profondément enraciné dans la culture
mystique d'essence théocratique et soufie. Ses auteurs ont tenté
par leur attitude narrative de s'intégrer dans la tradition du roman
expérimental à portée initiatique tout en
développant un contre-discours littéraire, celui de la
négation de l'autre dans une sorte de stratégie discursive du 1/3
exclus. Le procédé de narration fera réussir ou
échouer le projet d'écriture engagé aussi bien dans son
intention éthique qu'esthétique.
Nous verrons cohabiter les registres de la fiction
littéraire et ceux des vérités ontologiques où se
confrontent les aspects de la Foi et ceux de la littérature. L'Ecriture
ayant toujours tenté de substituer aux textes sacrés ses propres
textes d'où le conflit entre la Foi et la raison; l'esprit et la
matière, le réel et l'imaginaire.
C'est à travers ce cheminement de la pensée
religieuse sans cesse rénovée par les possibilités de
l'écriture que nos deux auteurs tentent leur propre aventure
littéraire.
Concernant Hamidou Kane, c'est le témoignage
autobiographique sous-tendu par une expérience profondément
mystique qui traite en surface le rapport entre la tradition de la
modernité, le « même » et
« l'autre »: l'Aventure Ambiguë est
l'histoire de l'élite africaine confrontée aux problèmes
d'identité que pose l'Africain à lui-même face à
l'occident. Samba Diallo, le personnage-opérateur du récit,
successivement élève de l'école coranique, disciple d'un
maître mystique de la confrérie Tidjaniya et aussi
élève de l'école française sera l'enjeu d'un
pathétique affrontement entre les deux cultures, Africaine et
Occidentale.
Du « Foyer Ardent »,
« Zaouia soufi, il recevra l'éducation la plus
sévère du Maître des Diallobé. Le cheikh voit en lui
son futur successeur et même le garant des traditions de son peuple.
Membre de l'élite traditionnelle, il doit faire partie de l'élite
nouvelle. Le Maître des Diallobé qui s'y connaît en
individualité forte et prometteuse proclame « qu'il est la
graine dont le pays des Diallobé faisait ses Maîtres...et Les
Maîtres des Diallobé étaient les Maîtres que le tiers
du continent se choisissent pour guide sue la voie de Dieu en même temps
que dans les affaires humaines » .L'A.A.P.22
Ce jeune initié dans la voie de Dieu en quête
d'autres vérités mystiques mais profondément
imprégné par l'aspect le plus eschatologique de l'islam trouble
la conscience des gens du village en ne cessant de leur rappeler la
fatalité de la mort au point de semer l'angoisse:
« Gens de Dieu: songer à votre mort
prochaine, éveillez-vous: Azraël, l'Ange de la mort,
déjà fend la terre sur vous, il va surgir à vos pieds,
gens de Dieu: La mort n'est pas cette sournoise qu'on croit, qui vient quand on
ne l'attend pas, qui se dissimule si bien que lorsqu'elle est venue plus
personne n'est là » l'A.A.P.23
Alertée par ses imprécations, la Grande Royale
qui symbolise la Nouvelle Afrique des temps futurs, fou furieuse s'oppose
radicalement à la manière dont est éduqué le petit
prince des Diallobé, elle dit que « le temps est venu
d'apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire
à un monde de vivants ou les valeurs de morts seront bafouées et
faillies ». L'A.A.P.38.
Cependant au village, le vieux maître mesure chaque fois
son désarroi et son impuissance devant un monde qui ne comprend plus.
Inquiétant et prophétique, un étonnant personnage, celui
du fou qui symbolise le dilemme de l'écriture (la folie d'écrire
dans la langue de l'autre) témoigne de l'impossibilité d'union de
ces deux cultures. Samba Diallo, après un séjour en Europe,
achève ses études de philosophie à Paris, mais le doute
l'habite, revenu au pays, il est possédé par l'ivresse extatique
de sa propre expérience mystique et échoue à concilier les
tendances contraires qui le déchirent et, à
l'ambiguïté, il préfère, sous une forme suicidaire,
mourir des mains du fou.
Cette mort symbolique du héros de l'Aventure
Ambiguë survient en étage terminal du parcourt
initiatique de Samba Diallo, elle exprime sémiotiquement la mort de la
parole du maître de la parole puisqu'elle est incapable de trouver son
statut dans le langage exotérique. Nous retrouvons ici une
caractéristique ancestrale du peul « Bi
Dimo » c'est à dire noble. A.A.Bâ nous rapporte
dans ses mémoires qu'une femme peule avait
délibérément choisi pour lui la mort plutôt que
l'anonymat qui n'est qu' une autre façon de mourir: »je
préfère le voir mort et enterré sous son vrai nom
plutôt que rester en vie sans identité »(I).
Un peul écrit son oralité au risque de son
péril. S'il se met à écrire ce n'est que pour
accéder à des vérités supérieures car
« il n 'abandonne son troupeau de vaches que pour une
tâche plus noble » telles sont les paroles de pâte
poullo devant le fondateur de l'empire toucouleur, el hadj omar, grand
maître de la confrérie tidjaniya; « ...car, à
un peul qui a abandonné ses troupeaux, on ne peut rien demander qui
vaille davantage. Si je te suis, c'est uniquement pour que tu me guides vers la
connaissance de Dieu, Un.(2).
Le programme narratif du récit initiatique de Kane est
essentiellement cette conjonction de deux systèmes de signes; l'un
théosophique et l'autre scriptural (écriture de l'oralité
peule fondamentalement théocratique). Samba Diallo est un personnage
historique qui poursuit une genèse confrontée à la
tradition soufie de la confrérie Tidjaniya et son évolution dans
un univers où l'occident s'érige comme une barrière:
« Le bonheur n'est pas fonction de masse de
réponses, mais de leur répartition. Il faut
équilibrer...Mais l'occident est possédé et le monde
s'occidentalise. Loin qu'ils se débordent au délire de
l'occidentalisation le temps qu'il faut pour trier et choisir, assimiler ou
rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les latitudes; trembler de
convoitises, puis se métamorphose en l'espace d'une
génération, sous l'action de ce nouveau mal des ardents que
l'occident répand »L'Aventure
Ambigue.P81.
Ainsi s'exprima douloureusement le père de Samba Diallo
quand il reçut la lettre de la Grande Royale l'informant de la
décision des chefs des Diallobé d'envoyer son fils à
l'école française appelée La nouvelle école.
en recevant cette lettre, le chevalier sentit comme un coup dans son
coeur « Ainsi la victoire des étrangers était
totale » A.A.P.80
Sur le plan de la théosophie, ce dilemme symbolise le
conflit sanglant qui opposa « les douze grains »
aux « onze grains ».Ce sont les deux sous sectes
de la Tidjaniya du Sénégal qui divisèrent l'empire peul
du Macina par les seuls grains de leur chapelet :
Les « onze grains » manifestent
la transcendance de la Parole divine sans aucun anthropomorphisme intervenant.
Elle permet selon l'essence Tidjaniya le retour de l'être vers son
essence initiale. Sa parfaite solitude dans le verbe se réalise dans une
forme d'amour informel.
Les « douze grains » supposent la
parole divine inachevée qui nécessite l'implication de l'homme
(délégué de Dieu) . Elle permet selon le
« fayd », émanation de la connaissance
gnostique du maître (pôle des pôles), de redynamiser le temps
en le mettant en accord avec l'action et la connaissance du
présent: « l'école ou je pousse nos
enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin,
à juste titre. Peut-être notre souvenir lui même mourra-t-il
en eux. Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous
reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir
en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent
en eux toute la place que nous aurons laissée. »
A.A.P.57.
Cette forme de raisonnement est unique dans la
littérature africaine. Nous avons trouvé qu'il n'était
possible que dans le contexte d'une réflexion théosophique issue
de la confrérie des tidjaniya et dont notre auteur est un fervent
disciple. Le voyage en occident de samba Diallo est un parcours initiatique
dans le temps mystique des « douze grains ».
L'échec du récit n'est pas provoqué par
l'occident mais par le narrateur de vouloir concilier entre les deux cultures.
Le dilemme entre l'authenticité et l'efficacité débouchera
sur cette volonté «de mourir en nos enfants et que les
étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que
nous aurons laissée libre » avec l'unique raison
« d'apprendre à vaincre même lorsqu'on n'a pas
raison ».
Les orientations de lecture de la préface de V.Monteil
du récit de Kane semblent ne situer le noeud du problème que dans
le rapport entre la tradition et la modernité. En effet une lecture
orientée vers cette dualité peut aboutir à une analyse
concluante du roman. Mais pour notre part cela voudrait dire que c'est toujours
une plume indigente qui souffre de son indigence à pouvoir écrire
dans son autonomie culturelle et spirituelle et qui ne peut prétendre
à l'écriture que sous la tutelle de l'homme blanc. Le
récit de Kane est une invitation à la cohabitation des deux
cultures au risque de la mort de l'oralité soumise à l'empire
despotique de l'écriture.
Cependant, Hamidou Kane avait initialement voulu intituler son
roman «Dieu n'est pas un parent ». Il aura tenté
un contre discours théologique en s'adressant à la foi
chrétienne (en réponse aux missionnaires blancs) qui octroie la
paternité à Dieu par le procédé de la
trinité; et aussi à la foi musulmane qui s'approprie la
divinité en développant un discours eschatologique
égocentrique. A ces discours, il oppose celui qui prend pour partie
édifiante, la pensée panthéiste et la théosophie
musulmane. Nous sommes renvoyés ici à la problématique
augustinienne et par- delà platonicienne qui fonde l'individuation de
l'homme dans la pensée divine en tant qu'Idée. Point de
convergence de la théosophie musulmane, de la thèse augustinienne
et de la cosmogonie peule L'Aventure ambiguë fait fonctionner la foi
ontologique de l'être en dépassant les conflits de paroisses.
Nous avons retrouvé cet aspect de la cosmogonie
africaine qui soutient qu'« avant la création, l'homme
était présent dans le « mawazo » (pluriel de
wazo idée, pensée) de Dieu et n'était ni homme ni femme ni
jeune ni vieux, ni blanc ni noir, il était pure forme dirions nous de
l'intelligence divine. C'est pourquoi le « mawazo » devient
une sorte de lien spirituel unissant l'humanité au delà du
tribalisme, en une seule famille, en une unique
« jammaa » (colloque international du C.N.R.S) (3).
Cette conception de l'individuation a investi certaines
littératures africaines et en particulier son genre initiatique.
L'Aventure ambiguë qui se veut être un récit initiatique
à contenu théosophique engage l'initiation de Samba Diallo dans
le cheminement de cette cosmogonie: « il est grand temps
que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est commensurable à
rien, et surtout pas à l'histoire, dont les péripéties ne
peuvent rien à ses attributs. Je sais que l'occident ou j'ai eu le tort
de te pousser, a le dessus, une foi différente, dont je reconnais
l'utilité, mais que nous ne partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il
n'existe pas la moindre consanguinité, ni je ne sais quelle relation
historique...Dieu n'est pas un parent. IL est tout entier en dehors du flot
de chair, de sang et d'histoire qui nous relie. Nous sommes
libres. » l'A.A.P.175.
Ce passage nous conforte dans notre analyse puisque nous
avions annoncé que le projet d'écriture de cette oralité
initiatique soutient le contre discours théosophique à
démarche initiatique. Rappelons que cette autobiographie de Kane
procède d'un besoin de se donner en exemple et de conférer
à l'expérience personnelle une perspective collective (
d'où la fonction du contrat fiduciaire).
C'est l'oeuvre d'Ibn Thophaïl, Hayy Ibn Yaqdhân qui
ouvrit la voie à ce genre se proposant ouvertement comme
guide dans la philosophie illuminative, « falasafat'el
`ichraq. », toute notre première
partie en a cerné les aspects et fonctions. Nous retrouverons tout au
long de l'itinéraire initiatique de Samba Diallo les
« Maqamat » ou stations de contemplations que son
prédécesseur Hayy avait parcourues. Nous verrons que le
récit initiatique a intégré au courant de son histoire des
existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens. Sa nature
nous apparaîtra comme dialectique et ontologique. elle fait être de
nouveau ce qui a été tout en s'identifiant à la vie
même de la communauté peule.
C'est donc spécifiquement l'écriture de la foi
qui est engagé dans ce roman. Ce sont par conséquent deux
systèmes qui se conjuguent et conjuguent le récit de Kane:
religion et roman, deux façons d'écriture, de se lire et de se
commenter, deux « voix » d'auteur dans des textes
en fiction et en vérité. Cela engagera une intention
éthique et esthétique à la fois. Le narrateur comptera sur
les effets de sens et la magie des mots pour se faire un chemin dans l'univers
de la littérature. Le seul danger est que la littérature
n'implique pas forcément la vérité, d'où la notion
de récit impossible que nous aurons à évoquer et qui
concerne ce genre.
L'émergence du récit initiatique dans la
littérature africaine, et spécifiquement, celui à contenu
théosophique, s'est opéré grâce au fondateur de
l'empire peul du Macina: Lorsque en 1862, apparut El Hadj Omar, Grand
maître de l'Ordre Tidjaniya (4). Il conquit l'empire du Macina, cet
empire avait commencé déjà à se
désagréger spirituellement sous le règne de Amadou (ou
« Amadou III »), petit fils du fondateur Chékou
Amadou » (5)
Le récit de Kane débute par glorifier les
fonctions initiatiques du maître du Foyer Ardent qui ne ménage
aucun effort à initier les enfants Diallobé qui lui seront
confiés. Cet aspect autobiographique nous renvoie inévitablement
à l'histoire de la Zaouia de Bandiagara ou le grand Maître Tierno
Bokar enseignait les principes du soufisme à obédience Tidjaniya:
A.A.Bâ nous rapporte que c'est « en 1937 que la vie de
Tierno Bokar entra dans sa phase finale. Le maître s'engagea alors dans
ce que l'on pourrait appeler la voie de la mystique active, qui fut
également pour lui la voie de la souffrance. A soixante-deux ans, Tierno
Bokar était rompu à tous les exercices de l'esprit. Il avait
arpenté les sentiers mystiques qui lui avaient été
révélés, ne s'égarant jamais dans leurs
dédales. Il avait en lui la solide assurance de sa foi orthodoxe, fil
d'Ariane infaillible. Les variations les plus audacieuses sur le thème
de Dieu et de son Unicité lui étaient familières. Il
gardait la tête froide là où d'autres auraient
rencontré le vertige. (6)
Sur les traces de Tierno Bokar et dans l'audace de
l'écriture, l'écrivain Hamidou Kane exprime dans son roman cette
exposition fatale de la pensée mystique confrontée à la
raison discursive de l'occident:
« L'occident est en train de bouleverser ces
idées simples, dont nous sommes partis. Il a commencé, timidement
par reléguer Dieu « entre des guillemets ». Puis
deux siècles après, ayant acquis plus d'assurance, il
décréta «Dieu est mort. « De ce jour là
date l'ère du travail frénétique. Nietzsche est
contemporain de la révolution industrielle.Dieu n'était plus
là pour mesurer et justifier. N'est-ce pas cela l'industrie? L'industrie
était aveugle quoique, finalement il fut encore possible de domicilier
tout le bien qu'elle produisait...Mais déjà cette phase est
dépassée. Après la mort de Dieu voici que s'annonce la
mort de l'homme. L'A.A.P.113
Ce thème de la mort est omniprésent dans le
récit de Kane qui s'achève même par la mort suicidaire de
Samba Diallo, victime de sa propre crise mystique
« peut-être, après tout contraindre Dieu...lui donner le
choix entre son retour dans votre coeur, ou votre mort, au nom de sa
gloire » (p.187) pensa le fou avant d'exécuter sa
sentence qui prit l'aspect d'un sacrifice initiatique.
La mort de l'initié est symboliquement comparable
à la mort de la raison des « autres ». Dans le cas
du récit initiatique de Hayy Ibn Yaqdhân, cette mort est
exprimée sous sa forme métaphorique par le retour de Hayy dans
son île déserte: « lorsqu'il eut compris les
diverses conditions des gens, et que la plupart d'entre eux sont au rang des
animaux dépourvus de raison, il reconnut que toute sagesse, toute
direction toute assistance, résident dans la parole des Envoyés,
dans les enseignements apportés par la loi religieuse, que rien d'autre
n'est possible, qu'on y peut rien ajouter; qu'il y a des hommes pour chaque
fonction, que chacun est plus apte à ce en vue de quoi il a
été crée. « telle a été la
conduite de Dieu à l'égard de ceux qui ne sont plus. Tu ne
saurais dans la conduite de Dieu trouver aucun changement »
H.I.Y.P.112
Concernant notre deuxième corpus de
vérification, cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib, c'est le
type même du récit initiatique métamorphosé puisque
soumis entièrement aux contraintes de la langue de
« l'autre ». C'est le récit
éclaté, et qui procède à l'éclatement des
métaphores développées dans les
« samaa » ou chants amoureux mystiques produits
par l'oralité initiatique(nous avions déjà souligné
cet aspect au début de cette deuxième partie).
Cours sur la rive sauvage est l'histoire d'un personnage
néophyte, Iven Zohar qui provient d'un espace mythique, ne cesse
d'évoluer dans un espace mystique soumis à toutes les
épreuves d'un « au-delà »
fantastique. Il surgit dans la diégèse avec sa fiancée
Radia qui disparaît dans les labyrinthes d'une cité magique (la
cité Nova). En quête perpétuelle de sa fiancée,
c'est une véritable quête de soi que le narrateur entreprend.
Toutes les vérités qui s'offrent à lui ne sont en fait que
des illusions. La femme se métamorphose en cité
(cité-Radia) et son propre être se confond avec une unité
anthropomorphique divine: Héllé. Se substituant l'une pour
l'autre, il croit trouver Radia mais c'est héllé qui surgit au
terme de chaque épreuve douloureuse. Le récit est un
véritable tourbillon où chaque mot doit être
décrypté à la lumière des sciences
ésotériques de l'Islam pour lui redonner sa juste fonction dans
la quête de Dieu qui ne dira jamais son nom puisqu'il s'agit là
d'une poésie mystique en prose du même registre que les
poésies des grands maîtres soufis (cf. notre premier chapitre de
cette partie).
Béida chichi (7) avait vu juste lorsqu'elle nous a
rapporté que « cours sur la rive sauvage » se
présente comme ces créations poétiques hantées par
les rêves, les mythes, les symboles et les images, comme
proposition à déchiffrement qui s'écrivent en dehors de
toute considération contraignante et relativisante et se donnent comme
totales. » (8)
Nous dirons aussi à sa suite que tout comme
Aragon, Dib veut cesser de vivre « par
procuration » et propose son
« moi » comme une forme vide qui s'ouvre aux
révélations de signes jusque là inconnus mais sans
toutefois ignorer le risque qu'il entreprend « l'espace
où je me suis engagé est celui de l'épreuve...
« il pourrait devenir aussi celui de la récompense, de la
libération, de l'amour. Il pourrait... »
C.S.R.S.P.61.
Dib est conscient de son aventure car en engageant son
écriture il engage son « moi » et
là, est une autre forme d'autobiographie que nous avions nommée
« l'autopschégraphie » ou écriture de sa
propre âme.
Entre le récit d'Ibn Thophaïl et celui de
DIB, la quête est la même: l'ascension vers l'unité de
l'Existence est la même, seul le registre des mots a
changé:
« Toutes les essences divines et les âmes
souveraines sont libres de tout corps; elles en sont aussi exemptes que
possible, sans lien avec eux, sans dépendance par rapport à eux.
Que les corps disparaissent, qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas, cela est
différent. Elles n'ont de lien et de dépendance que par rapport
à l'essence de L'Un » H.I.Y.P.98.
___________________________________________________________
« Nous sommes immortels.Ces mots sitôt
émis, un dôme de lumière, bleu vif, adamantin, rompu de
cours éclairs, recouvre la mer et la plage. Il en ruisselle une
fraîcheur perçante. Il est de par le monde des lieux qui
conserveront toujours notre image et les images de ceux que nous aimons,
poursuis-je (...)- Les destinées se nouent ici. Nous sommes l'esprit
des choses... »Cours de la rive sauvage.P.84
Cette dépendance de l'esprit des
choses est le géno-texte commun des deux récits. Ibn
Thophaïl s'en remet à la théosophie pure, DIB s'en remet
à la littérarité du texte dans une intention commune
à force ontologique.
Nous ne sommes pas les premiers à savoir que c'est un
récit initiatique qui obéit forcément au modèle
grec: mort/ténèbres/descente en enfer/résurrection et
lumière, François Desplanques avait lui aussi
appréhendé cette structure du récit de Dib mais en la
réduisant à sa plus simple expression structuraliste. L'allusion
au contenu théosophique n'a été fait que par Mostefa-Kara
Fewzi (Sari) (10).
Voici le schéma global du récit tel qui a
été analysé par François Desplanques et que nous
reconnaissons comme convergent à notre analyse mis à part son
contenu théosophique que nous soutenons dans notre travail:
Structure de Cours sur la rive
sauvage
N° des S
|
Indication sur le contenu
|
Structure gle
|
S/ensemble
|
1-
|
Le trolley (première descente vers le centre)
|
T
E
|
I° mariage
P
|
2-
|
Le mariage étrange
|
N
|
R
|
3-
|
La dislocation de la ville
|
E
|
O
|
4-
|
Don des anneaux: Radia disparaît ville nova
|
B
R
|
L
O
|
5-
|
Ière exploration de la ville: Les vorasques
|
E
S
|
G
U
E
|
6-
|
Réflexions sur la ville nova
|
|
I° entrée ville nova
|
7-
|
Les statues
|
D
E
|
F Q
E U
|
8-
|
Radia-étoile, deux fois retrouvée et perdue
|
S
C
E
|
M E
M T
E E
|
9-
|
Les femmes endormies
|
N
|
/
|
10-
|
L'inconnue de la plage
|
T
E
|
S D
T U
A
|
11-
|
Le vieux sage: les deux descentes aux enfers
|
|
T T
U U
E
|
12-
|
La ville du soleil. Nouvelle apparition. de l'inconnue
|
L
U
M
|
|
13-
|
La ville du feu: les takas
|
I
E
|
QUETE DU « JE
|
14-
|
Nouvelles réflexions sur la ville; les 3
« moi »
|
R
E
|
|
15-
|
Le navire
|
M
|
2° mariage
|
16-
|
HELLE semble vaincue
|
O
|
|
17-
|
HELLE repart triomphante
|
N
|
EPILOGUE
|
= Séquences stratégiquesAbordant l'analyse du
récit sous sa forme purement structuraliste, nous aboutirons
nécessairement à ces conclusions et nous aurons
singulièrement déconstruit le texte en séquences
narratives. Or nous l'avions souligné, l'Instance narrative
première est la théosophie musulmane. Elle en est le
Destinateur, le destinataire étant la quête de
l'âme dans son Unicité; d'où l'unicité close
du récit dans sa pluralité polyphonique. Nous retenons
tout au long de notre analyse les trois structures globales: la
Mort, la descente aux enfers et la résurrection de l'initié dans
la lumière de la connaissance (concernant la littérature, la
résurrection dans l'écriture est par
l'écriture.)« Le discours méta-textuel
fait du narrateur le sujet d'une initiative et propose une définition du
mythe qui suppose une quête de la perfection de l'origine; et proposant
un nouveau commencement, il est tout à la fois mémoire et
création et définit le passé idéalisé qui
à un avenir « il nomme implicitement le projet de l'auteur et
transformer une mythologie en objet littéraire: « Toutes les
mythologies du passé, écrit Aragon, à partir du moment ou
l'on n'y croit plus, se transforment en roman » ( II)Là
où Beida Chikhi parlera du mythème nous parlerons d'Instance
narrative première: la théosophie. Nous concevons que les
symboles dans le mythe s'apparentent à ceux du soufisme. Nous n'avons
pas trouvé jusque là deux méthodologies distinctes. Une
« mythification » n'est pas forcément une
mystification mais tout deux s'identifient dans l'univers de la
littérature. Toutefois, nous dirons, sachant où nous mettons les
pieds, que l'investigation mystique focalise son lieu du Dire dans le mythe de
la création, fil d'Ariane qui remonte vers les Vérités
premières, voire à l'idée platonicienne de
l'être.Mohammed Dib réinvestit les quatre éléments
(feu-lumière, eau-vie, terre-mort et cieux-immortalité) dans son
récit en leur donnant leur fonction principielle, glorifier
l'unicité de la seule vérité qui les conjugue:
le privilège d'un bonheur: « J'eus
instantanément la perception de l'homme de vent en quoi j'avais
été transformé, et de l'être de feu qu'il
était aussi, et je sus de même qu'aucun obstacle ne serait plus
assez fort pour m'arrêter ou me détourner de ma recherche,
désormais.- Nul sortilège, triomphais-je, ni pouvoir:Ce qui
subsistait de moi était inévitablement promis au bonheur. La
circonstance se préparait depuis longtemps en quelque lieu, comment
dire? Privilégié:... » médita Iven
Zohar après avoir réussi les épreuves des quatre
éléments que lui imposa la divine Radia dans cette course folle
dans l'univers des signes. (10) C.S.R.S.P.138) Certes, il
s'agit là d'une cosmogonie poétique puisque nous l'avions dit, le
récit initiatique de Dib est une poésie en prose (Dib
étant poète avant d'être écrivain). D'ailleurs il ne
peut s'empêcher de laisser surgir cette vocation puisque dans l'attente
de la délivrance sublime, du but ultime de
« là-bas » (p.140): « je
murmurais en réponse à la captivante, l'insondable nostalgie de
ces vocalises:Berce mon corps, dissous mon ombreDans une
clairière diurne,Toi qui as rompu mille rêvespour
t'éveiller sous ma poitrineDans une clairière diurne,Un
territoire de hasard,un tremblement léger de feuillesou un feu
dispersé au vent,Et l'autre flamme qui rassembleUne architecture de
brumeLoin sur les vagues de la merM'accueillera peut-être un
jour. » (P.141)Si nous traduisons ces vers en arabe nous serons
étonnés de constater que c'est absolument le même registre
des signes utilisé, par les mystiques soufis voulant évoquer
l'univers de leur contemplation. Nous en avions déjà
souligné les fonctions dans l'espace de l'oralité initiatique
(cf.CH.I. de cette 2°partie). Voici quelques vers de Cheikh Ahmed
El-Allaoui à titre de rappel:« Au plus secret d'elle
même,abimé,jusqu'à penser qu'elle était moi,pour
rançon, elle prit ma vie.Elle me changea, me transfigura,De son propre
sceau me marqua,Me pressa contre elle, elle m'accorda un privilège
uniqueM'ayant tué et réduit en lambeaux,elle trempa ces restes
dans son sang,me nomma de son nom » (12)Nous constatons que
ce sont là deux registres identiques exprimant une quête commune:
la recherche de l'amant sublime dans l'extinction sublime du
« moi ».Il n'y a aucun doute que Mohammed Dib
puisait ses métaphores dans l'univers de la poésie mystique tout
en écrivant dans la langue de « l'autre ».Quant
à Hamidou Kane, l'echec de son récit est provoqué par la
métamorphose inachevée de son personnage Samba Diallo.
D'où l'échec de son itinéraire initiatique dans l'univers
hybride de la philosophie et de la théosophie. ECHEC D'UN
ITINERAIRE. (Cas de Samba Diallo)
1. LA MORTIFICATION.Mourir dans la
parole et ressusciter par la parole, tel est l'incipit du roman de Kane. Tout
un arsenal de la souffrance est déployé dans la rhétorique
de l'ouverture du récit de l'Aventure Ambiguë :
« comme s'il eût marché sur les dalles
incandescentes de la géhenne », « il avait saisi
Samba Diallo au gras de sa cuisse, l'avait pincé.... » ,
« le petit enfant avait haleté sous la douleur »,
« ses ongles s'étaient rejoints à travers le cartilage
du lobe qu'ils avaient traversés »« l'oreille,
déjà blanche de cicatrices à peine
guéries »« Ses yeux étaient implorants, sa
voix mourante, son petit corps était moite de fièvre, son coeur
battait follement ».L'A.A P.14/17Cette ouverture du
récit rejoint les épreuves de l'initiation imposées aux
jeunes néophytes dans quasi tous les rites d'initiation africains. Ces
pratiques païennes et animistes ont gardé leur valeur de
mortification même avec l'avènement de l'Islam( nous n'avons pas
trouvé ces pratiques dans le christianisme noir) ce qui montre que
l'animisme africain a pu garder certaines de ses pratiques en Islam.Cependant,
les pratiques de mortification ont toujours été gardées
dans certaines sectes chrétiennes; seules les méthodes et rites
diffèrent. Il nous est rapporté dans la préface du livre,
« le sens de la souffrance » de Max Scheller,
que « la souffrance est toujours liée au sacrifice , le
sacrifice de la partie pour le tout, de ce qui a une valeur inférieure
au profit de ce qui a une valeur supérieure, qu'elle est
inséparable de la mort et de l'amour: de la mort, puisque si la partie
meurt, c'est pour que le tout soit sauvé, de l`amour puisqu'une valeur
supérieure ne peut nous commander l'immolation d'une valeur
inférieure parce que nous l'aimons davantage. Ainsi la souffrance nous
oblige à subordonner notre vie sensible à une activité
spirituelle de plus en plus haute. Et c'est pour cela qu'elle est
purificatrice. Elle est donc l'amie de l'âme. Le souffrir du
chrétien « épuise jusqu'au fond de la souffrance en
adoucissant l'âme dans une égale piété de
soi-même et d'autrui » (13)Le thème de la
mortification évolue progressivement dans le récit puisqu'il
fonctionne comme un actant opérateur de la diégèse et nous
voyons se construire les transformations narratives dans une sorte de
littérature potentielle:« Le maître lâcha
l'oreille sanglante »(P.15) « Le maître qui tenait
maintenant une bûche ardente tirée du foyer tout proche
... »(P.15) « La bûche ardente lui roussit la peau.
Sous la brûlure, il bondit.. » (P.16). Ainsi le
thème de la mort et de la souffrance se poursuit dans le deuxième
chapitre « Gens de Dieu, songez à votre mort
prochaine...La mort n'est pas cette sournoise... »(P.23).Ce
n'est qu'avec l'émergence de la Grande royale que le thème de la
mort s
2. ubit une transformation isotopique afin de passer à
un niveau supérieur celui de la vie (mort VS vie) elle dit:
« Néanmoins, je suis inquiète, maître. Cet enfant
parle de la mort en terme qui ne sont pas de son âge . Je venais vous
demander, humblement, pour l'amour de ce disciple que vous chérissez, de
vous souvenir de son âge, dans votre oeuvre
d'édification » (P.35).Cette séquence discursive
agira sur la transformation de l'état initial (l'incipit), cette
unité de sens mythique (la souffrance vs mort) va engendrer des
séquences narratives qui feront éclater ce mythe et permettre au
récit de progresser dans l'univers de la mort symbolique; ce qui va
donner des discours de type:« Longtemps, l'enfant, près de
son amie morte, songea à l'éternel mystère de la mort et,
pour son compte rebâtit le paradis de mille manière »
(P.53), « après la mort de Dieu voici que s'annonce la mort de
l'homme »(P.113; « Il me semble qu'au pays des
Diallobé l'homme est plus proche de la mort, par exemple il vit plus
dans sa familiarité. Son existence en acquiert comme un regain
d'authenticité. Là-bas il existait entre elle et moi une
intimité, faite tout à la fois de ma terreur et de mon attente.
Tandis qu'ici, la mort m'est redevenue une étrangère »
(P.62)Cette récurrence du thème de la mort issu de la
mortification (incipit du récit) donnera au récit sa substance
initiatique puisque le néophyte, Samba Diallo, s'aventure sans la
spéculation intuitive de l'au-delà de la même
manière que Hayy Ibn Yaqdhân s'aventure sur ce
« quelque chose » qui a quitté le corps de
sa mère adoptive ( la gazelle) la laissant inerte et sans vie. La seule
différence est que l'univers de Hayy est celui de la théosophie
pure tandis que celui de Samba Diallo, celui de la philosophie discursive
à portée initiatique.La souffrance est messagère de la
mort mais redonne la vie, l'autre vie, Samba Diallo goûtera
l'expérience de la mortification puisqu'elle va prendre d'autres
dimensions encore plus graves et plus conséquentes pour les
Diallobé: « l'école où je pousse nos
enfants tuera en ceux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin
à juste titre. Peut être notre souvenir lui-même mourra t-il
en eux (..) nous acceptons de mourir en nos enfants.. »(P.57)Par
cette vérité avouée douloureusement par la Grande Royale,
le narrateur est convaincu que la tradition théosophique peule ne
répond plus aux exigences des temps modernes. La mort est
salvatrice pour permettre la résurrection dans les nouvelles valeurs
forgées par l'Occident. Mais « il arrive que
nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par
notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de
notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser,
et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne
s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors
nous nous cachons, remplis de honte. » (P.125) Samba Diallo a
conscience de l'Aventure Ambiguë et de l'impossibilité
d'accéder à la connaissance parfaite de Dieu en empruntant la
voie des philosophes: « j'ai choisi l'itinéraire le plus
susceptible de me perdre »(P.125) Nous retrouvons ici la cause
primordiale qui a poussé Ibn Thophaïl à écrire son
roman Hayy Ibn Yaqdhân puisqu'il s'agissait de montrer
l'impossibilité d'accéder à la connaissance stoïque
de Dieu par les voies de la philosophie: » Quant aux livres
d'Abou Narç El-Farabi qui sont arrivés jusqu'à nous, le
plus grand nombre est relatif à la logique. Ceux qui sont parvenus sur
la philosophie sont pleins d'incertitudes.(...)Il conduit ainsi tous les hommes
à désespérer de la miséricorde divine; il met les
bons et les méchants sur le même niveau, puisque, d'après
lui ce qui les attend tous c'est le
néant »H.I.Y.P.12Nous retrouvons dans le
récit que cette idée du néant est rejetée (ou
imposée): « ils disent que l'être est
écartelé de néant, est archipel dont les îles ne se
tiennent pas par en dessous, noyées qu'elles sont de néant. Ils
disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas elle y flotte, c'est
le néant. Ils disent que la vérité, c'est le néant
et l'être avatar multiple. « L'A.A.P.139.C'est
ainsi que Samba Diallo passe de l'épreuve de la souffrance du corps
à celle de la souffrance de l'esprit puisqu'il doit passer par le chemin
de la philosophie (d'où le récit autobiographique de
l'auteur).2. LA TYRANNIE DU « JE »
AUTOBIOGRAPHIQUE.Ecriture autobiographique, cheikh kane le
reconnaît lui même. Dans la famille on l'appelle
« Samba » qui est le nom de rang du
deuxième fils. Samba Diallo le personnage principal du roman s'interpose
entre le récit imaginaire et l'autobiographie. Son expérience
mystique ou plutôt celle de l'auteur laisse sous-entendre un point de vue
moderniste de l'écriture de la foi par la confrontation des
idées: « l'autobiographie permet au romancier de donner
libre cours à sa nostalgie du passé, d'éclairer,
d'expliquer les particularités du monde qu'il décrit, ou tout
simplement de faire prévaloir un point de vue
moderniste. » dira Mohamadou Kane (14).Le cas de notre auteur
est de donner à une expérience personnelle des perspectives
collectives, de se donner en exemple, de tracer un itinéraire
initiatique où le narra taire est invité à en faire le
parcours.Si le maître des Diallobé est dépassé par
les événements qui succèdent et qu'il ne veut pas faire un
choix dont il a la certitude qu'il le dépasse, Cheikh Hamidou Kane prend
la responsabilité de trancher sur la question et soumet son
oralité au dilemme de la confrontation entre les deux cultures,
occidentale et africaine. Il le dit dans son interview recueillie
par B.Kotchy: « Le Maître des Diallobé quant
à lui est un homme de Dieu. Sa caractéristique principale, c'est
d'être un mystique, Tout entier pénètre de Dieu et du Dieu
de l'Islam, du Dieu Unique. Ce Maître des Diallobé, on lui demande
maintenant de sortir de son rôle de pédagogue chargé de
former les enfants pour dire si la société doit accepter de
s'ouvrir ou pas. Très honnêtement, lui aussi, refuse de dire oui
et refuse de dire non. Il dit que son rôle est d'éduquer. Eduquer
sur le plan religieux, mais éduquer la totalité des
élèves, des enfants confiés à sa garde. Il ne veut
pas choisir, il ne veut pas faire un choix dont il a l'impression qu'il le
dépasse un peu. » (15)Kane prend en charge ce dilemme au
risque de l'échec du roman africain comme le souligne Mohamadou
Kane: « La prééminence du thème de
l'échec s'explique par la convergence du manichéisme et du
pessimisme. Elle permet de se demander si le progrès est possible et
à quelle condition, s'il est concevable sans la tradition. Elle
légitime la considération attentive des tensions et conflits dans
l'univers romanesque qui semblent inhérents à la situation de
confrontation entre la tradition et le progrès et qui constituent au
regard de la création littéraire, autant de techniques de
dramatisation » (16).La tyrannie du « je »
autobiographique procède de ce défi. Le narrateur-auteur
s'aventure fatalement d'où le titre du roman: « L'Aventure
Ambiguë ». Les personnages sont ceux de la
réalité historique, le « je » est celui de
l'autobiographie et, « l'histoire de la vie de Samba Diallo est
une histoire sérieuse » (l'.A.A.P.62).Il serait
erroné de dire que la narration à la première personne
suppose uniquement le « je » autobiographique car, c'est
plus complexe que cela. L'autobiographie dans le récit initiatique est
la convergence de trois instances du « je »: 1) l'instance
de la théosophie. 2) l'instance de l'histoire. 3) l'instance de
l'auteur.2.1. Le « je » de la
Théosophie.Cette instance n'apparaît qu'au chapitre
huit du roman avec l'incantation du maître du foyer ardent soumis au
dilemme du choix entre les nouveaux temps et la tradition africaine:
« Mon Dieu, vous avez voulu que vos créatures vivent sur
la coquille solide de l'apparence. La vérité les noierait. Mais
Seigneur de vérité, vous savez que l'apparence prolifère
et durcit. Seigneur, préservez-nous de l'exil derrière
l'apparence » L'A.A.P.95Cette notion d'apparence trouve
son explication dans la tradition théosophique de l'Islam, on la nomme
« dhahir » par rapport à ce qui est
caché ou « bathin ». L'Afrique ancestrale
garde jalousement ses secrets ou la (les) divinité (s) est vécue
dans/par les mythes et récits étiologiques; soumettre ces valeurs
à l'écriture par la langue de « l'autre »
c'est profaner les tombes des anciens qui ont longtemps travaillé
à transmettre leurs enseignements par initiation, et dans le respect des
valeurs authentiques africaines. C'est l'écriture de cette instance qui
provoquera une grave crise dans l'individuation de l'africain:
« Les hommes du Diallobé sentaient le drame et pensaient
à leur maître avec compassion et reconnaissance tout à la
fois » p.95.La nouvelle apparence de l'Etre est maintenant celle
de la technologie, de la science enseignée par l'Occident,
« apprendre à lier le bois au bois »,
« apprendre à vaincre même lorsqu'on a pas
raison » « apprendre à mourir en nos
enfants » comme le dira la Grande Royale.La tradition
théosophique est donc le destinateur du récit, c'est l'instance
profonde (le génotexte, dira Kristeva.j). La théorie
sémanalytique nous définit le génotexte comme étant
« un niveau abstrait du fonctionnement linguistique qui, loin de
refléter les structures de la phrase, et en précédant et
excédant ces structures, fait leur
anathèse. »« Il s'agit donc d'un fonctionnement
signifiant qui, tout en se faisant dans la langue, n'est pas réductible
à la parole manifestée dans la communication (dite normale),
à ses universaux et aux lois de leur combinaison. Le génotype
opère avec des catégories analytico-linguistique (pour lesquels
nous devrions trouver à chaque fois dans le discours théorique
des concepts anlytico-linguistiques) et dont la limite n'est pas de
générer pour le phénotexte une phrase
(sujet-prédicat), mais un signifiant pris à différents
stades du processus du fonctionnement signifiant. Cette séquence peut
être dans le phénotexte un mot, une suite de mots, une phrase
minimale, un paragraphe, un « non sens » etc. »
(17)A notre niveau d'analyse de ce génotexte ( le discours
théosophique) le processus d'engendrement du phénotexte
s'opère par la mise en texte du dialogue dans le récit ( dans le
roman de Kane le dialogue occupe une place prépondérante), cette
forme discursive que certains critiques qualifient de
« congrès de philosophes » constitue la signifiance
de l'oeuvre.2.2. Problématique du style
direct.Le style direct est l'engagement ouvert de la parole, il
prend à témoin directement le lecteur. Il est le
procédé didactique récurrent dans le récit
initiatique aussi bien de Dib que de Kane. Il introduit l'instance de la
théosophie car il permet dans sa forme dialogiste de confronter les
idées. Il a une intention plutôt éthique
qu'esthétique. Le dialogue entre le Maître et le disciple montre
la valeur de la soumission de l'acte de s'initier dans l'humilité. Quant
à la thématique de l'écriture de la foi. elle est
clairement annoncée à la page 19: « les trois
hommes s'étaient longuement entretenus des sujets les plus divers, mais
leurs propos revenaient régulièrement sur un sujet unique: celui
de la foi et la plus grande gloire de Dieu . » (P19).C'est
grâce à la mise en dialogue du récit que nous savons qu'il
s'agit de la confrontation non plus d'idées mais d'écoles:
-(...) l'école apprend aux hommes seulement à lier le bois au
bois... pour faire des édifices de bois... » or le mot
école, « prononcé dans la langue du pays, signifiait
bois. » « les trois hommes sourirent d'un air entendu et
légèrement méprisant à ce jeu de mots classique
à propos de l'école étrangère. »
(P.19)« Apprendre à lier le bois au
bois » sera apprendre à lier une école à une
autre, l'école du « foyer ardent » à
celle de l'étranger. Le style direct engage donc aussi le procès
négociant; que faut-il concéder? Et que faut-il
conserver?« - J'ai mis mon fils à votre école
et j'ai prié Dieu de nous sauver tous, vous et nous.- Il nous sauvera,
s'il existe.- J'ai mis mon fils à l'école parce que
l'extérieur que vous avez arrêté nous envahissait lentement
et nous détruisait.Apprenez-lui à arrêter
l'extérieur.- Nous l'avons arrêté.- l'extérieur est
agressif. Si l'homme ne le vainc pas, il détruit l'homme et fait de lui
une tragédie (...) l'Occident érige la science contre ce chaos
envahissant, il l'érige comme une barricade. (A.A.P.91)Dans la
nouvelle vision du monde les peuls mystiques, l'occident est une des faces de
Dieu, il est le « Dahir » par opposition au
« Bathin » (intérieur), les mystiques
l'ayant compris, ils s'en remettent à son école afin de
« se préserver de Dieu par Dieu » Se
préserver de son apparence par sa connaissance. Dans la tradition
théosophique de l'Islam, à toute descente ontologique (lier le
bois au bois) lui répond une attraction du désir d'amour
nécessaire. Ibn Sina, l'un des fondateurs de la théosophie
musulmane nous explique: «A la descente ontologique du flux
émanateur qui est la lumière, répond donc une attraction
de désir et d'amour nécessaire. Le Bien est diffusif de soi, et
Dieu ne peut pas ne pas épancher son flux émanateur. Et chaque
être ne peut pas ne pas désirer sa perfection dont le principe
suprême est en Dieu. » (17)L'aspect doctrinal à
contenu théosophique dans le récit d'Ibn Thophaïl ne devient
opérant dans le récit de Kane que par le procédé du
discours au style direct. Il ne s'agit donc plus du didactisme autoritariste
(roman à thèse) mais d'une littérature proposée.Par
conséquent, le dialogue devient l'expression scripturale de l'instance
narrative générative ( la théosophie). Loin de
définir l'esprit d'une époque ( Gistesgeschichte), le
récit initiatique à contenu théosophique redéfinit
la notion de foi monothéiste et la soumet naïvement à
l'espace de la parole « il n'y a pas antagoniste entre l'ordre de
ma foi et l'ordre du travail. La mort de Dieu n'est pas une condition
nécessaire à la survie de l'homme »
L'A.A.P.117C'est aussi avec l'anéantissement de l'être
( homme-religion) et par l'émergence de l'écriture ( l'occident
-scriptum) que s'engage le renouveau de l'être ( sans condition
d'idéologie dominante): « c'est au coeur même de
cette présence que naquit la pensée, comme sur l'eau un train
d'ondes autour d'un point de chute. » Dira l'instance narrative
(P.117).Aucun personnage n'incarne totalement l'instance narrative de la
théosophie. On ne peut appréhender cette instance que par
inférence, c'est à dire par déduction sémantique
issue de la signification engendrée par les différents dialogues
entre les différents personnages-actants dans le récit; de
là nous exposons les différents thèmes abordés par
cette instance de la théosophie:2.3. Le
travail.Après le thème prépondérant de
la mort (thème omniprésent), c'est celui du travail qui
émerge dans le récit. Tout le rapport tradition/modernité
est axé sur ce thème qui fera l'objet d'une discussion
passionné entre le chevalier et son fils Samba Diallo.
« Si l'occident ne prie pas c'est parce qu'il
travaille » à ces propos de Samba Diallo, le chevalier
rétorque en redéfinissant le travail en fonction de la
théosophie:« - Veux-tu maintenant que nous
élargissons et examinons ces idées en fonction de Dieu?- Oui,
prenons le cas où le travail vise à conserver la vie.Raisonnons
sur lui, puisqu'il est le cas de rigueur. Mêmedans ce cas, le travail
diminue la place de Dieu dans l'attentionde l'homme. Cette idée me
blesse par quelque côté. Ellem'apparaît contradictoire. La
conservation de la vie - doncle travail qui le rend possible - doit être
pie parexcellence » (L'A.A.P.110)Samba Diallo qui
maintenant fait son initiation à la pensée occidentale en lisant
d'abord Pascal et Descartes se réjouit de savoir que les paroles de son
père et celles des philosophes de l'occident se rejoignent dans les
fondements de la pensée monothéiste: « ainsi, se
dit-il, les maîtres sont d'accord. Descartes, ainsi que le maître
des Diallobé, ainsi que son père, ont tous éprouvé
la dureté irréductible de cette idée. La joie de
Samba Diallo s'accrut de cette convergence; le travail n'est pas une source
nécessaire de conflit entre eux... » (P.116).L'initiation
dans la pensée positiviste occidentale est le parcours de
l'initié en quête d'une foi ontologique réifiée ( ce
que nous avions expliqué lorsque nous avions évoqué la
quête des douze grains) « la perspective mystique
étant toujours et partout essentiellement la même, en dépit
des modifications particulières dues au milieu dans lequel elle
s'épanouit et à la forme religieuse sur laquelle elle s'appuie,
on voit des systèmes éloignés et sans parenté entre
eux, présenter une similitude extraordinairement étroite et
coïncider même en bien des modalités d'expression... Nombres
d'auteurs écrivant sur le soufisme n'ont pas tenu compte de ce principe,
d'où la confusion qui a longtemps régné. »A
la lumière de cette opportune remarque de Nicholson (18) nous serons
à notre tour réconforté de dire que les parcours
initiatiques sont différents dans leur forme mais convergents dans leur
contenu théosophique. Nous voyons donc ce transfert du contenu doctrinal
vers l'univers de la littérature où le voyage initiatique se
réalise en occident.Conjointement au thème du travail, c'est
celui de l'Apocalypse qui à son tour renforce le ton classique de
l'auteur.3. L'APOCALYPSE.«Dieu en qui je
crois, si nous ne devons pas réussir, vienne l'Apocalypse: prive-nous de
cette liberté dont nous n'aurons pas su servir. Que ta main, alors,
s'abatte, lourde, sur la grande inconscience. Que l'arbitraire de Ta
volonté détraque le cours stable de nos lois »
A.A.P.93C'est sur cette incantation que se termine tout un chapitre
(VII) sur la vision apocalypse du narrateur.Ce chapitre évoquant
l'apocalypse suit celui ou le narrateur raconte les derniers instants de Samba
Diallo dans le foyer ardent ou il reçut les vérités des
paroles mystiques de son maître. Il doit maintenant quitter tous ceux qui
ont contribué à son éducation religieuse pour aller
à L. Ville de sa deuxième étape, son deuxième
parcours: l'école étrangère où il doit
apprendre « à lier le bois au bois »,
« à vaincre même lorsqu'on n'a pas
raison ». C'est le départ douloureux puisqu'il doit
abandonner des valeurs qui l'ont vu naître pour des valeurs qui ne
connaît pas encore, « longtemps, dans la nuit, sa voix fut
celle des fantômes aphones de ces ancêtres qu'il avait
suscités. Avec eux, il pleura leur mort; mais aussi longuement, ils
chantèrent sa naissance. A.A.P.85Le thème de
l'apocalypse n'est pas venu fortuitement puisque le narrateur sait ou il va.
Toutes les séquences narratives depuis l'incipit jusqu'à
l'explicit sont engendrées par le rapport Mort/Vie sauf que dans le
récit initiatique, l'apocalypse ne survient que pour les
« autres » car pour le narrateur initié
cela suppose la vraie vie dans un univers ou tout s'effondre. La
première initiation étant l'extinction du
« Moi » sublime par la mortification: tout actant ou acteur
doit périr au profit de l'ultime vérité: Dieu. Par
conséquent, le thème de l'apocalypse engage cataphoriquement la
mort de Samba Diallo: Il a dû mourir dans la parole du maître au
foyer Ardent; mourir dans l'école étrangère et mourir
ensuite par la main du fou qui accomplit la sentence rituelle de la mise
à mort. « puis, après tout. Contraindre Dieu...lui
donner le choix, entre son retour dans votre coeur, ou votre mort, au nom de sa
gloire. » (P.187).La récurrence des sèmes
apocalyptiques est évidente tout au long du récit:
« comment le sauver (Dieu)? Lorsque la main est faible, l'esprit
court de grands risques, car c'est elle qui le défend... »
(P.20), même au prix de son sacrifice? » (P.21),
« gens de Dieu, songez à votre mort prochaine. »
(P23), gens de Dieu, vous êtes avertis, reprit Samba Diallo. On meurt
lucidement, car la mort est violente qui triomphe, négation qui
s'impose. Que la mort dés maintenant soit familière à vos
esprits » (P.24) « Après la mort de Dieu, voici que
s'annonce la mort de l'homme » (P.113) etc..La récurrence
des sèmes apocalyptiques entraîne sémantiquement les
séquences narratives vers l'issue fatale du récit.Sur le plan de
la théosophie et en reprenant l'approche sémanalytique de
Kristeva, les mots ainsi que les séquences narratives du récit ne
sont que l'expression phéno-textuelle d'un géno-texte, un
« engendrement de la formule ». La structure profonde
du récit dans la théosophie, la narration substructurelle trouve
son lieu du dire dans les fondements même de la théosophie. Sur
les traces d'Avicenne, Louis Gardet nous explique que: « Pour
Plotin, L'Un, Pensée pure et indifférenciée,
« ne connaîtra ni les autres ni lui même ».
Pour Aristote au contraire, Dieu se contemple lui-même, dans la
perfection suprême de sa propre essence. Il est le pensée qui se
pense en un acte immanent où est abolie toute dualité de sujet et
d'objet. Mais en cet acte se consomme l'activité parfaite de Dieu. Il
n'a besoin de rien connaître hors de lui, bien plus, il ne le peut, car
toute activité et toute connaissance ad-extra serait incompatible avec
son immutabilité. » (19.Par conséquent, le
récit va vers une unité extra-textuelle. L'affrontement des
idées, le conflit du « même » et de
« l'autre », le parcours dans la pensée occidentale,
le dilemme entre la tradition et la modernité ne sont que des structures
de surface. Le récit doit parvenir a sa propre destruction et de ce
chaos doit émerger « la pensée qui se pense en un
acte immanent ou est abolie toute dualité de sujet et
« d'objet » (plotin).Nous verrons tout au long du
récit cette entropie actancielle opérer en opposant
successivement les actants qui doivent à leur tour périr
dés que le narrateur avance vers l'étage terminal de l'apocalypse
du récit:Chapitre premier:Séquence de
mortification dans la parole du Maître+perte des valeurs traditionnelles
du foyer ardent, lieu séculaire d'initiation au profit de la nouvelle
école « Monsieur le Directeur d'école,
disait le maître, quelle bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des
hommes pour qu'ils désertent nos foyers ardents au profit de vos
écoles. » (19)Chapitre IISéquences
de mortification dans l'univers eschatologique de la mort-
démystification de la mort par le surgissement de la Grande
Royale: « je crois que le temps est venu d'apprendre
à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire à un
monde de vivants où les valeurs de mort seront bafouées et
faillies. » (P.38)Chapitre IIISéquences de
prise de conscience du narrateur qu'à la lourdeur du corps ( de la foi)
doit se substituer le poids de la décision fatale d'envoyer les enfants
des Diallobé à la nouvelle école
(française): « Les hommes du Diallobé
voulaient apprendre à « mieux lier le bois au bois »
ils s'inquiètent de la fragilité de leur demeure, du rachitisme
de leur corps, les Diallobé voulaient plus de poids. »
Ainsi le poids de la tradition séculaire doit laisser la place au
bonheur de la vacuité. L'exemple de la courge est signifiant pour le
maître des Diallobé: « la courge est une nature
drôle, dit enfin le maître. Jeune, elle n'a de vocation que celle
de faire au poids. De désir que celui de se coller amoureusement
à la terre. Elle trouve sa parfaite réalisation dans le poids.
Puis, un jour, tout change. La courge veut s'envoler. Elle se résorbe et
s'évide tant qu'elle peut. Son bonheur est en fonction de sa
vacuité. De la sonorité de sa réponse lorsqu'un souffle
l'émeut. La courge a raison dans les deux cas. »
(14)L'opposition lourdeur/poids vs vacuité/bonheur accentue
l'entropie actancielle aggravée par les propos de cette femme
mystérieuse. La Grande Royale provoque la réponse qui
délivre le récit de ce dilemme: « Si
je ne dis pas aux Diallobé d'aller à l'école nouvelle, ils
n'iront pas. Leurs demeures tomberont en ruine. Leurs enfants mourront ou
seront réduits en esclavage. La misère s'installera chez eux et
leurs coeurs seront pleins de ressentiments... - La misère est, ici-bas,
le principal ennemi de Dieu » . (P.44)Nous voyons que le
programme narrative apocalyptique poursuit son entropie en posant les
dualités puis en les résorbant au profit du récit
initiatique jusqu'à son épuisement sémantique (la mort du
récit = la mort de Samba Diallo).Chapitre IVAnnulation
des oppositions souffrance/bonheur, lourdeur/ vacuité et
émergence des séquences transformatives, corporéité
vs spiritualité. Chez la Grande Royale: « Samba
Diallo se laissait gâter avec apparemment la même profonde
égalité d'âme que lorsqu'il subissait les mauvais
traitements du foyer » (P49)Il est étonnant de constater
que l'émergence de la spiritualité chez le jeune Samba Diallo se
réalise dans la même univers de Hayy Ibn Yaqdhân lorsqu'il
se trouva en face du cadavre de sa mère adoptive ( la gazelle) et se mit
à méditer sur ce quelque chose qui quitta le corps, le laissant
inerte et sans vie jusqu'à découvrir par intuition
spéculative les secrets de l'âme et par extrapolation l'Etre
éternel.(cf notre première partie sur le H.I.Y d'Ibn
Thophaïl).Pour le cas de Samba Diallo, c'est la mort de la vieille Relia,
la douce nourrice protectrice qui le rendit malheureux. Il revint souvent
méditer sur sa tombe en se souvenant de son corps et de son image; mais
il comprit vite que la corporéité n'est que le contenant du
secret de la vie et de l'âme: « cet engloutissement
physique de la vieille Relia par le néant, lorsque le garçonnet
en prit conscience, eut pour effet de la rapprocher davantage de sa silencieuse
amie. Ce qu'il perdait d'elle, de présence matérielle, il lui
sembla qu'il le regagnait d'une autre façon, plus pleine (...)
longtemps, l'enfant, prés de son amie morte, songea à
l'éternel mystère de la mort et, pour en compte, rebâtit le
paradis de mille manières » (A.A.P.53)Le cas de Hayy Ibn
Yaqdhân est identique concernant cette séquence transformative du
récit, prenant comme support d'ascension mystique le corps de sa
mère adoptive alors qu'elle mourut, il se remit à
l'évidence que ce qu'il recherche est d'ailleurs :« alors,
le corps entier lui parut vil et sans valeur auprès de cette chose qui,
selon sa conviction y demeurait un temps et le quittait ensuite. Il concentra
donc uniquement ses réflexions sur cette chose, se demandant ce qu'elle
était et ce que c'était. Qu'est-ce qui l'avait attachée
à ce corps, où elle s'en était allée, par quelle
issue elle était passée quand elle était sortie du corps,
quelle cause l'avait chassée, au cas où son départ avait
eu lieu par contrainte, ou bien quelle cause avait rendu le corps si odieux
pour qu'elle s'en séparât, au cas où son départ
avait été volontaire.(H.I.Y.P.37).Cette analogie des
séquences transformatives n'est pas fortuite car dans la tradition
théosophique de l'Islam, l'amour de l'être physique est un
obstacle ( awarid) dans le parcours initiatique. Le néophyte
doit reconsidérer sa vision des êtres (les plus chers) et ainsi
dépasser l'entendement commun de l'amour. Il doit se passionner pour le
contenu et non pour le contenant (pour la substance et non pour la forme).
L'exposé abordant ce thème dans le récit de Hayy Ibn
Yadqhan est le méta-texte de toutes les séquences transformatives
de la corporéité vs spiritualité:« (...) de
la transformation des uns dans les autres, que de tout ce qui est à la
surface de la terre rien ne conserve sa forme, mais que la
génération et la corruption s'y succèdent
indéfiniment; que la plupart de ces corps sont mélangés,
composés de choses contraires, et c'est pourquoi ils tendent vers la
corruption, qu'il ne s'en trouve aucun de pur, et que ceux qui se rapprochent
de la pureté, de l'absence de mélange et d'adultération,
sont très peu sujets à la corruption, comme l'or et l'hyacinthe.
Or, les corps célestes sont simples, purs; par suite, ils ne sauraient
être sujets à la corruption, et les formes ne s'y succèdent
point » (H.I.Y.P.74). C'est dans cet esprit de
discernement et d'élévation que se poursuit la quête de
tout initié au soufisme mais lorsque le support de l'expression de ces
états d'âme est la littérature par l'écriture,
les champs lexicaux subissent un écart sémantique puisqu'ils
glissent vers l'univers métaphorique et/ou allégorique ( le
cas de cours sur la rive sauvage de Mohammed Dib est plus
édifiant).Continuellement dans cette démarche
apocalyptique, le narrateur de l'Aventure Ambiguë procède par
transformation d'un niveau à un autre tout en aggravant le ton des
dialogues entre les différents personnages actants du récit ainsi
qu'en annulant les paradoxes après les avoir confrontés à
la vision occidentale de l'être ( dans la foi).Le chapitre qui va suivre
est lui aussi cataphorique, il annonce l'histoire troublante de Samba Diallo
qu'il prépare à la fin tragique et pathétique dans la
même stratégie narrative de la mise en opposition des actants
duels.Chapitre VL'ordre nouveau apporté par les
blancs et la mise en scène de deux protagonistes du drame africain: le
fils de Delacroix (par allégorie, le christianisme) et Samba Diallo (par
allégorie, l'Islam noir) et la rencontre de deux religions
monothéistes dans un espace privilégie (l'école des
blancs):« ceux qui n'avaient point d'histoire rencontraient ceux
qui portaient le monde sur leurs épaules. Ce fut un matin de
gésine. Le monde connu s'enrichissait d'une naissance qui se fit dans la
boue et dans le sang. (L'A.A.P.59)Voici un énoncé à
valeur d'antithèse: « l'histoire de la vie de Samba Diallo
est une histoire sérieuse. Si elle avait été histoire
gaie, on vous eut raconté quel fut l'ahurissement des deux enfants
(....) Mais il ne sera rien dit de tout cela, parce que ces souvenirs en
ressusciteraient d'autres, tout aussi joyeux, et égaieraient ce
récit dont la vérité profonde est toute de
tristesse. » (P.62)La récurrence du thème de
l'apocalypse maintient le narrateur en éveil stratégique
d'écriture puisqu'il l'avoue lui-même; il ne peut donner une
tournure gaie du récit même s'il le pouvait. Il doit
procéder par entropie actancielle fidèle à son programme
narratif d'où, nous voyons émerger une de ses structures
profondes (mort vs vie) dans ce petit dialogue entre les deux
représentants de ces deux cultures:« - Regarde, Jean,
comme cette fleur est belle. Elle sent bonIl se tut un instant puis ajouta, de
façon inattendue.- mais elle va mourir...Son regard avait brillé,
les ailes de son nez avaient légèrement frémi quand il
avait dit que la fleur était belle.il avait eu l'air triste l'instant
après.- elle va mourir parce que tu l'as coupée, risqua Jean.-
Oui, sinon, voilà ce qu'elle serait devenue.il ramassa et montra une
espèce de gousse sèche et épineuse. »
(P.69)La vision des choses est différente chez Samba Diallo; elle
est prémonitoire chez le narrateur « cette belle fleur
doit mourir dans tous les cas » la mort de Samba Diallo est
évidente mais il doit avant tout donner un sens à son sacrifice
lorsque tout périt à ses yeux pour ne laisser la place qu'au sens
qu'il veut donner à sa quête ontologique.Il est toujours question
de cette vacuité qu'il doit remplir par la connaissance qu'il a
héritée de ses maîtres. L'Occident travaille les
contenants, l'Africain a science des contenus, Hamidou Kane en fait le parcours
initiatique. Par la bouche de son narrateur, il tue la forme, admire la
substance, démystifie le néant et enfin rejoint l'idée
matricielle de l'Unité de l'Existence enseignée par ses
prédécesseurs dans la voie des mystiques. Il se le rappelle dans
cet énoncé autobiographique par la bouche de son personnage
Samba: « Mon Dieu, Tu ne Te souviens donc pas? Je suis bien cette
âme que tu faisais pleurer en l'emplissant. Je t'en supplie, ne fais pas
que je devienne l'ustensile que je sens qui s'évide déjà
(...) Souviens-toi comme tu nourrissais mon existence de la Tienne. Ainsi le
temps est nourri de la durée. Je te sentais la mer profonde d'où
s'épandait ma pensée et en même temps qu'elle, tout. Par
toi, j'étais le même flot que tout. »
(P.139)Chapitre VIILa raison d'un exil et la parole
ressuscitée. Les séquences narratives de ce chapitre
ne sont plus transformatives dans la dynamique de l'entropie actancielle mais
catalysantes. Le narrateur par la bouche du chevalier justifie l'exil de Samba
Diallo et par la même de son peuple dans l'univers de ceux qui ont su
maîtriser l'extérieur et parfait l'outil. Cependant les signes
précurseurs de l'apocalypse du récit sont toujours
distribués sémiotiquement. La métaphore du fleuve est
là pour catalyser le programme narratif de l'apocalypse engendré
par l'instance de la théosophie:« du fond des âges,
il sentait sourdre en lui et s'exhaler par sa voix un long amour aujourd'hui
menacé. Progressivement se dissolvait, dans le bourdonnement de cette
voix, quelque être qui tout à l'heure encore était Samba
Diallo. Insensiblement, se levant des profondeurs qu'il ne soupçonnait
pas, des fantômes l'envahissaient tout entier et se substituaient
à lui. Il lui semblait que sa voix était devenue innombrable et
sourde comme celle du fleuve certains soirs » (P.84)Dans la
tradition théosophique, la symbolique du fleuve qui emporte tout dans
son passage lorsqu'il est en crue exprime la force destructrice du destin
imprévisible; elle est la constante de l'univers où flottent les
apparences d'un extérieur trop fragile. Nous retrouvons ici un des
précieux enseignements de Tierno Bokar, le Maître de la parole de
Bandiagarra:« La féerie des nuages multicolores qui
saluent le soleil à son lever et à son coucher s'évanouit
quelques instants après l'aurore ou le crépuscule. De même
le charme de la vierge ne tarde pas à se faner. Au cours de ses ans, la
jouvencelle devient une laideronne aux traits ravinés. Et qu'en est-il
des mets délicieux? A peine la bouchée de nourriture a-t-elle
dépassé la luette qu'elle se noie dans les liquides organiques du
corps.O Toi, adepte, encore au seuil de cette Zaouia ou nous souhaitons voir
briller pour nous tous et pour tout ce qui vit la flamme sacrée du bon
conseil, sache que la beauté purement physique est aussi
éphémère que les feux du crépuscule ou le
rougeoiement de l'aurore. Détourne tes efforts de la recherche exclusive
de cette beauté et dirige-les vers l'acquisition de la véritable
et immuable beauté: la beauté intérieure, celle qui
fleurit dans les prairies spirituelles. Cherche en Vérité et
cherche encore: cherche dans les ténèbres de la vie matricielle
et, quand tu l'auras méritée de Dieu, l'étoile brillante
dont il est question dans le livre saint te guidera dans le jardin des
beautés réelles et éternelles. (20Chapitre
VIIRécurrence du thème de
l'Apocalypse:« Paul Lacroix, debout derrière la
vitre fermée, attendait qu'attendait-il? Toute la petite ville attendait
aussi, de la même attente concernée, le regard de l'homme erra sur
le ciel ou de longues barres de rayons rouges joignaient le soleil agonisant
à un Zénith qu'envahissait une ombre insidieuse. « Ils
ont raison, pensa-t-il, je crois bien que c'est le moment. Le monde va finir,
l'instant est fragile. (A.A.P.86)La récurrence du thème de
l'apocalypse n'est pas fortuite, le narrateur consciemment sème
l'angoisse existentielle même chez ses personnages les plus
cartésiens. En fait il est toujours fidèle à son programme
narratif puisqu'il doit sémantiquement entraîner son récit
vers sa propre apocalypse et en méta-texte c'est la vision apocalyptique
de ses maîtres ( Tierno Bokar) qui engendre le discours.
Chapitre VIIILe dilemme d'un choix et la vision de
« l'autre » par le « même »
(vision toujours apocalyptique)« Mon Dieu, vous avez
voulu que vos créatures vivent sur la coquille solide de l'apparence. La
vérité les noierait. Mais, Seigneur de vérité, vous
savez que l'apparence prolifère et durcit. Seigneur,
préservez-nous de l'exil derrière l'apparence »
(A.A.P.95)Cette prière du Maître des Diallobé surgit
du dilemme de son choix décisif pour envoyer les enfants des
Diallobé à l'école des étrangers. Le fou, enfant
des Diallobé connaît déjà « l'autre
monde » où l'enveloppe de la coquille étouffe la
grande vérité du corps, le fou qui avait déjà connu
l'exil au pays des blancs en ayant même participé à une de
leur guerre décrivant la cité des blancs en employant un lexique
issu de sa propre vision du monde( la notion de personne y est totalement
différente):« il n'y avait aucun pied. Sur la carapace
dure, rien que le claquement d'un millier de coques dures. L'homme n'avait-il
plus de pieds de chair? (...) depuis, que j'avais débarqué, je
n'avais pas vu un seul pied.(...) Cette vallée de pierre était
parcourue, dans son axe par un fantastique fleuve de mécanique
engagée (...) Là, devant moi, parmi une agglomération
habitée, sur de grandes longueurs, il m'était donné de
contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d'hommes.
Imagines-tu cela, maître, au coeur même de la cité de
l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux
contacts alternés de ses deux pieds. »
(P.104)Parallèlement au thème de l'apocalypse nous voyons
que le narrateur engage par anticipation le thème de l'exil. C'est le
récit impossible doublement puisque ce qui attend Samba Diallo c'est
l'accomplissement de l'apocalypse ou l'exil dans une métamorphose
inachevée entre sa culture dans la parole du Maître et celle
où l'enveloppe est dominante.Au sujet de cette notion de
personne en Afrique Noire, Roger Bastide nous explique que « pour
l'Africain, on ne peut dire que le principe d'unité soit le corps,
puisqu'il y a plusieurs âmes corporelles; et même s'il existait une
unicité corporelle, le corps ne pourrait communiquer à
l'âme son unité. Car il y a plusieurs âmes spirituelles;
force vitale, ombre, double... et nous devons reconnaître
l'indépendance de ces divers principes. On sait que la pensée
africaine est une pensée par correspondance mystique et non pas, comme
la nôtre par « emboîtement »
logique ». (21)Réconforté par cette approche du
CNRS il nous paraît légitime nous concernant ( sur le plan de la
littérature) de ne concevoir l'étude d'une oeuvre africaine
à contenu théosophique que par le retour aux principes fondateurs
de la pensée africaine.Le récit de Kane voulant engager la
métamorphose du « même » dans
l'univers de « l'autre » déclenche
l'apocalypse du récit qu'il ne peut plus dominer.
« Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos
enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux
toute la place que nous aurons laissée libre » dira la
Grande Royale qui, comme nous l'avions dit symbolise la nouvelle
Afrique.L'Africain a perdu la guerre contre les blancs; la
défaite est totale; il s'agit maintenant de gagner la guerre des mots
sur le champ de bataille qu'est la littérature. Tous les
écrivains africains l'ont compris et notre genre initiatique est celui
de la confrontation des idées ontologiques. Mais là aussi
l'Aventure Ambiguë est le drame de l'échec
évident (puisqu'il faut aussi écrire dans la langue de
« l'autre »).Nous ne négligeons
pas qu'il y a aussi un élan associationniste et assimilationniste dans
le récit de Kane fidèle à la nouvelle éducation
africaine prônée durant la période coloniale par les
mouvements d'assimilation: « une culture Franco-Africaine
s'ébauche qui, puisant son inspiration dans la pure tradition
française, plonge dans la source profonde de la vie
indigène...Notre éducation africaine doit avoir un regard
tourné vers la France pour recevoir la lumière, un regard
tourné vers l'Afrique pour y puiser des énergies d'actions... Il
faut développer une culture africaine qui révélera
à l'indigène son pays et son âme, pour la faire
accéder par degré à cet idéal de la culture
Franco-Africaine qui sera le ciment d'une association féconde et
définitive. »(Education Africaine N° 87. 1934).Mais
le thème de l'échec est aussi présent que celui de
l'association. Lucien Goldman abordant la caractéristique du roman nous
dit que « le roman se caractérise comme l'histoire d'une
rencontre de valeurs authentiques sur un monde dégradé,
dégradation qui, en ce qui concerne le héros, se manifeste
principalement par la médiation, la réduction des valeurs
authentiques au niveau implicite et leur disparition en tant que
réalités manifestées »
(22).Chapitre IX (cf. notre étude sur le thème
étudié supra: Le Travail.)Nous voyons que dans ce
chapitre ce n'est plus l'homme indigène que glorifie son maître
blanc mais c'est l'homme africain qui plaint l'homme blanc de ne pouvoir
percevoir les vérités profondes de la vie et se propose de ne pas
l'abandonner dans la construction commune de la cité
idéale: « la cité future, grâce
à mon fils, ouvrira ses baies sur l'abîme, d'où viendront
de grandes bouffées d'ombre sur nos corps desséchés, sur
nos fronts altérés. Je souhaite cette ouverture de toute mon
âme. Dans la cité naissance, telle doit être notre oeuvre,
à nous. » (P.93).« Nous ne pouvons abandonner nos
frères qui ne croient pas. Le monde leur appartient autant que nous. Le
travail est une loi autant qu'à nous. Ils sont nos frères. Leur
ignorance de Dieu, souvent, elle leur sera advenu comme un accident de travail,
sur les chantiers ou s'édifie notre demeure commune. Pouvons-nous les
abandonner? » (P.117)Par les enseignements de la
théosophie et à la lumière de la parole de Tierno Bokar,
ces énoncés narratifs que nous avons rapportés ne sont pas
fortuits, ils expriment la profondeur de la pensée ontologique ( ainsi
que sa portée universaliste). Voici un extrait du dialogue entre le
Maître et le disciple concernant la relation avec les gens d'une autre
foi:« Tierno, lui demandai-je un jour, est-il bon de converser avec
les gens d'une autre foi pour échanger des idées et mieux
connaître leur Dieu?Pourquoi pas? Je te dirai: il fait causer avec les
étrangers si tu peux rester poli et courtois (...) croire que sa race et
sa religion, est seule détentrice de la vérité est une
erreur. Cela ne saurait être. En effet, la foi est comparable (d'une
nature) à celle de l'air, comme l'air, elle est indispensable à
la vie humaine et l'on ne saurait trouver un seul homme qui ne croie
véritablement et sincèrement à rien. La nature humaine est
telle qu'elle ne peut pas ne pas croire en quelque chose: Dieu ou diable, force
ou fortune, chance ou malchance. »(23)Le narrateur de l'Aventure
Ambiguë aura tout tenté avant l'Apocalypse du récit. Cette
technique de dramatisation du texte tient le rôle d'énigme dans le
récit classique (sujet vs objet, adjuvant vs opposant) la volonté
de communier avec « l'autre » engage le
procédé d'équilibre (mais vite rompu) par le programme
apocalyptique de la narration.La première partie du récit
s'achève dans la mise en texte de cette entropie actancielle où
le thème de l'apocalypse est omniprésent. La deuxième
partie du récit amorce la descente en enfer de l'initié, il doit
maintenant s'initier au projet civilisationnel de l'occident. Le narrateur a
voulu qu'il aille terminer ses études de philosophie en France non pas
dans le cadre de l'assimilation ni celui de l'association mais plutôt
pour aggraver le processus apocalyptique de son récit. Il sait que Samba
Diallo est déjà mort symboliquement, les épreuves de
mortification subies au Foyer Ardent lui ont ôté toute idée
d'intégration ou d'assimilation. La Parole du Maître est
douloureusement incrustée dans le plus intime de son moi:
« Le maître, lui, a un corps fragile qui déjà est
très peu présent. Mais de plus, il a la parole qui n'est faite de
rien, mais qui dure... qui dure. Il a le feu qui embrase les disciples et
éclaire le foyer. La disparition de ce corps peut-elle rien à
tout cela? L'amour mort laisse un souvenir, et l'ardeur morte? Et
l'inquiétude? le Maître, qui était plus riche que la
vieille Rella, mourrait moins complètement qu'elle; Samba Diallo le
savait »(A.A.P.75)Le narrateur a pris soin d'anticiper cette
vérité pour permettre l'aboutissement de son programme narratif
(la mort du récit). Mais avant de livrer son récit totalement
à l'échec, il prend soin d'installer la métamorphose
inachevée qui accomplit le destin fatal. .4. LA METAMORPHOSE
INACHEVEE.« il arrive que nous soyons
capturés au bout de note itinéraire, vaincus par notre aventure
même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre
cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que
nous voila devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne
s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y
laisse » (A.A.P.125)Sur ces propos de l'auteur par la bouche de
son personnage, le lecteur peut lui aussi anticiper l'explicite du récit
surtout lorsque le narrateur fait dire à Samba Diallo cette phrase
fatale » j'ai choisi l'itinéraire le plus susceptible de
me perdre. » (P.125)Samba Diallo savait qu'en quittant le foyer
Ardent, il irait à sa perte mais l'instance de la théosophie est
plus forte que la logique du récit, le méta-texte tyrannise le
texte (phénotexte) car aborder l'initiation dans la tradition
théosophique de l'Islam c'est rompre avec le quotidien des hommes pour
ne percevoir que la pensée qui se pense en dehors de toute
dualité.Si nous faisons une approche comparative entre ce chapitre et
l'ouverture du roman d'Ibn Thophaïl, nous constatons que les deux se
désengagent rhétoriquement de la pensée des philosophes en
s'affranchissant ainsi de la philosophie (bien que Diallo fasse ses
études en philosophie).Cas de Hayy Ibn
Yaqdhân:« Ne crois pas que la philosophie qui
nous est parvenue dans les écrits d'Aristote, d'Abou Naçr
El-Farabi et dans le livre de la Guérison d'Avicenne, satisfasse au
désir qui est le tien; ni qu'aucun des Andalous ait écrit de
suffisant sur cette matière »
H.I.Y.P.10.Cas de Samba
Diallo:« -Il m'a semblé que cette histoire
avait subi un accident qui l'a gauchie et, finalement, sortie de son projet.
Est-ce que vous me comprenez? Au fond, le projet de Socrate ne me paraît
pas différent de Saint Augustin, bien qu'il y ait eu le Christ entre
eux. Ce projet est le même jusqu'à Pascal. C'est encore le projet
de toute la pensée occidentale » (l'A.A.P.125)Le projet
dont parle le narrateur par la bouche de son personnage est celui de la
pensée unitive où s'effondre toute dualité du sujet et de
l'objet. Samba Diallo l'ayant compris, sa descente en enfer se fait dans la
pensée philosophique de « l'autre », le
contre discours d'Ibn Thophaïl est repris dans le récit de Kane
puisqu'il doit lui aussi réfuter la thèse des philosophes en
aggravant le processus de la métamorphose.Dans la tradition
théosophique de l'Islam, la philosophie n'est nullement le lieu du dire
du discours ésotérique mais le lieu éventuel de
vérification des thèses unitives des Soufis de tous les
temps: « Les pensées.. Hum! Pascal. C'est
certainement l'homme d'Occident le plus rassurant, mais méfie-toi de
lui. Il avait douté. Lui aussi a connu l'exil. Il est vrai qu'il est
revenu ensuite, en courant; il sanglotait de s'être égaré,
et en appelait au «Dieu d'Abraham, d'Issac et de Jacob » contre
celui des « philosophes et des savants. Son itinéraire de
retour commença comme un miracle et s'acheva comme une grâce. Les
hommes d'Occident connaissent de moins en moins le miracle et la
grâce. »(P.108)Chapitre II:La mort de la parole
et la tyrannie de l'instant: La parole initiatique doit se
pérenniser au profit de la parole du maître des Diallobé.
La durée l'emporte sur l'instant. C'est dans cet univers
théosophique que le maître des Diallobé remet le
« Turban » de la succession à Demba en
l'absence de Samba Diallo. Dans le rituel de la passation des pouvoirs que lui
avaient conférés ses maîtres, il fit cette réflexion
qui n'est pas sans grande importance dans la métamorphose du
récit initiatique soumis maintenant à la durée et
non à l'instant:« - Je ne suis rien, dit le
maître haletant. Je vous supplie de sentir avec moi, comme moi, que je ne
suis rien. Seulement un écho minuscule qui prétendit, le temps de
sa durée, se gonfler de la parole. Prétention ridicule. Ma
voix est un mince filet, qu'est ce qui n'est pas ma voix? La parole dont
prétendit se gonfler ma voix est l'universel débordement. Ma voix
ne peut pas faire entendre son bruit misérable, que
déjà la durée par deux fois ne l'ait bouchée
et emprisonnée. L'être est là, avant qu'elle
s'élève, qui est intact, après qu'elle s'est tue .
Sentez-vous comme je suis l'écho vain? » (L'A.A.131).La
durée tend vers l'Apocalypse, l'instant construit l'histoire de la
pensée unitive confrontée à l'apparence
(dhahir).Le narrateur est conscient de la trajectoire fatale de la
parole (où la durée l'emporte sur l'instant).En abordant l'aspect
du temps et de la durée nous ne pouvons pas ne pas empiéter dans
un domaine qui vient de se frayer une place dans l'analyse du roman
africain: L'ethnopsychiatrie et l'organisation spatio-temporelle de
la personne en Afrique Noire.Cette approche nous aidera à
cerner l'aspect spatio-temporel du récit initiatique s'agissant de
l'oeuvre de Kane. écoutons tout d'abord l'intervention du groupe du CNRS
(J.Broustra, P.Martino, et M.Simon) :« Dans l'univers mythique,
« les espaces sont toujours de véritables temples et les temps
sont des fêtes » disait M.Mauss, la révélation
entre le temps et le domaine sacré est, nous le savons bien,
évidente. Les rites, qui réactualisent les mythes, abolissent le
temps profane, introduisant au temps primordial restauré,
véritablement revécu et non simplement commémoré.
Il s'agit là d'un temps qualificatif, justement sous-tendu par ces rites
qui font revivre l'univers mythique. Pour reprendre encore M.mauss:
« les qualités du temps ne sont pas autre chose que des
degrés ou des modalités du sacré », (...) le
temps vécu se traduit en une série de temps juxtaposés
(...) A intérieur de ces temps juxtaposés, l'individu peut se
trouver dans chacun d'eux successivement ou simultanément dans plusieurs
à la fois. (...) Ainsi la notion du temps et la notion d'être ne
se distinguent pas l'une de l'autre. Le mythe est véritablement une
manifestation de l'être, il est une parole. » (24)Le
récit de Kane raconte toute une histoire, celle de l'élite
africaine confrontée au temps laïque mais son aspect
autobiographique à contenu théosophique rend l'univers
spatio-temporel du roman encore plus complexe: se conjuguent la durée
mythique de la théosophie, la durée autobiographique et la
durée de la diégèse; c'est ce qui donne cet aspect de
temps juxtaposés où nous sommes encore loin de la
linéarité temporelle (suite d'événements
cohérents régis par le principe de la causalité). Le
narrateur rend compte de ses états de conscience
(autopsychégraphie) et non d'un univers extra-linguisuique. C'est une
des caractéristiques propres à tous les récits
initiatiques (nous avions déjà étudié cette
question dans notre première partie cf. ch. l'oeuvre en
genèse).Disons tout de suite à la lumière de ce que nous
venons de citer plus haut que le narrateur est à l'intérieur
d'une durée où il est successivement ou simultanément dans
plusieurs temps à la fois, temps mythique et temps laïque, temps
des ancêtres et temps de la modernité, temps de la parole et temps
de l'écriture; la mise en opposition de cette ambivalence engage
le temps apocalyptique de roman. Nous concevons le temps apocalyptique
comme étant l'instant ultime où s'arrête la durée.
Avec la mort de la parole du maître s'engage la mort de l'instant des
ancêtres et l'émergence de l'instant de
« l'autre » mais le péril est là, la
parole du maître morte est plus profonde et agissante que lorsqu'elle
était dominante sur les gens des Diallobé. La descente en enfer
de Samba Diallo dans « l'autre parole » ne fera
qu'aggraver la conscience séculaire et au lieu de la véritable
illumination (résurrection) c'est une remontée encore plus
angoissante puisque l'interférence de la pensée occidentale
brouille la lucidité unitive de Samba Diallo: « ils disent
que l'être est écartelé de néant, est un archipel
dont les îles ne tiennent pas par en dessous noyées qu'elle sont
de néant. Ils disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas
elle y flotte c'est le néant. Ils disent que la vérité,
c'est le néant, et l'être avatar
multiple. »(A.A.P.139). Le doute s'installe, non pas dans la foi
de Samba Diallo, mais dans sa connaissance de Dieu. La théosophie
musulmane se voyait en échec avec la réussite de l'apparence:
« c'est avec la mort de Dieu que l'occident immortalise
l'homme, et toi, tu bénis leurs errements. Tu lui attaches le
succès comme l'endroit à l'envers. Sous le flot de leur mensonge
qui s'étend, la richesse cristallise ses gemmes. Ta vérité
ne pèse plus très lourd, mon
Dieu.. »(A.A.P.139)Chapitre III:Emergence de la
conscience africaine face au colonialisme français + alourdissement de
la durée dans les temps laïques.C'est le seul
chapitre du récit où surgit le personnage historique. S'il
s'agissait d'une littérature de combat comme se fut le cas de plusieurs
écrivains contemporains à Kane. Pierre Louis est le combattant
farouche pour la libération du peuple noir mais le narrateur de
l'Aventure Ambiguë le met dans un Univers où « on y
rencontre des objets de chair, ainsi que des objets de fer »
(p.140) « on y rencontre aussi des événements.
« Les consécutions encombrent le temps, comme les objets
encombrent la rue. Le temps est obstrué par leur enchevêtrement
mécanique. On ne perçoit pas le fond du temps et son courant
lent ».(p.140)Si le narrateur a consciemment fait surgir ce
personnage dans cet univers c'est parce que le combat qu'il mène n'est
pas celui de la liberté de l'homme mais de celle de la conscience
universelle. C'est pourquoi J.Chevrier avait vu juste en soulignant cette
analyse: « au-delà de cette confrontation c'est finalement
le problème de l'Existence qui est posé. On voit par là
comment cheikh Hamidou Kane, échappant à la donnée
temporelle et politique de son sujet, l'angoisse d'être noir,
débouche sur une réflexion qui nous concerne tous: l'Angoisse
d'être homme.» (A.A. couverture finale).Concernant l'attitude
romanesque dans la littérature africaine d'expression française,
l'analyse du roman africain ne peut saisir la place centrale du thème
des traditions. Tout semble se déterminer en relation à lui, sur
le plan de la forme commune, celui de la signification, il s'agit toujours
d'évaluer le chemin parcouru d'un processus d'évolution, de
dessiner ou de préciser le visage du roman, mais toujours à
partir d'une situation de départ, d'une tradition. De même qu'on
ne peut analyser le dessein narratif sans référence au discours
traditionnel, de même on ne peut saisir l'angoisse, la détresse de
l'individu déshérité dans le contexte urbain si on ne
garde à l'esprit les formes traditionnelles de la vie en milieu rural.On
peut distinguer trois attitudes des romanciers au regard du problème des
traditions:a-Tradition. On réhabilité la
tradition en développant le sentiment de la spécificité
culturelle africaine (contre le colonialisme).b- Tradition et
progrès: l'intention n'est pas de s'appesantir sur
le divorce entre la tradition et le progrès, mais de montrer leur
interaction, la représentation des personnages de ces deux
réalités, leur mutation, le bouleversement du paysage culturel et
les efforts des uns et des autres soit pour s'identifier à un
passé révolu, soit pour postuler un monde dont on ignore tout
(personnage énigmatique ou/et problématique).C-
Traditions et perspectives: Tout se résume en un conflit
culturel qui remet tout en cause, les romanciers n'ont pas d'ambition d'ouvrir
des voies nouvelles. Ils décrivent les rapports de l'individu au groupe
social, ils les critiquent, ils en proposent le réaménageront.
Presque tous se prononcent dans la conciliation de la tradition et du
modernisme.L'interaction entre la parole du
« même » et celle de
« l'autre » est pertinente dans le récit de
kane; le style direct employé dans la dramatisation des séquences
narratives est là, certes, pour justifier cet aspect mais nous l'avions
dit, la mise en dualité où l'interaction des actants duels n'est
qu'un procédé de l'entropie actancielle. Toute l'opposition doit
périr au profit d'une unité mystique: celle de l'unité de
l'Existence. Le narrateur doit forcément donner l'apparence d'un conflit
entre le « même » et
« l'autre » mais ce n'est que le prétexte
de support du phénotexte puisque tout est régi par l'Instance de
la théosophie.Le romancier tente de réhabiliter la
tradition en développant le sentiment de la spécificité
culturelle africaine mais puisque le « je « de la tradition
théosophique est tyrannique, le récit va vers son
échec.Dans cette catégorisation du roman africain
proposée par Mohammadou Kane (25), notre genre initiatique, de par sa
singularité et le ton classique de son récit, n'obéit
à aucun des types soulignés plus haut; bien que la trame
narrative et l'émergence de certains personnages (Pierre Louis) pourrait
le classer dans le deuxième type (tradition et progrès). Mais
comme nous l'avions souligné ce genre initiatique échappe
à toute donnée temporelle et politique de son temps. Son lieu du
dire est la parole initiatique, et l'espace de sa dynamique est le mythe de la
pensée unitive. C'est pour cette raison qu'en fin de parcours aucune
perspective n'est donnée à cette littérature puisque le
héros accomplit son suicide rituel qui symboliquement entraîne la
mort du récit et l'extinction de ce genre.Nous retrouvons
comparativement cette phrase d'Ibn thophaïl s'agissant de
l'écriture de la théosophie; « la langue ne saurait
le décrire, ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre
et appartient à un autre monde ».
(H.I.Y.P.2)Chapitre IV:Samba Diallo est toujours
confronté aux idées progressistes; Lucienne, personnage
représentatif de cette jeunesse progressiste qui milite dans le parti
communiste n'arrive plus à comprendre l'élan idéologique
de son hôte, étudiant avec elle en philosophie. Leurs combats sont
totalement différents. L'une combat pour la liberté des hommes,
l'autre pour Dieu:« - Lucienne, mon combat déborde le tien
dans tous les sens »(p.125)« - Par là, mon combat
est loin derrière le tien, dans la pénombre de nos
origines. »(P.153)« - Ne nous cachons rien, cependant. De
ton propre aveu, lorsque tu auras libéré le dernier
prolétaire de sa misère, que tu l'auras réinvesti de
dignité, tu considéreras que ton oeuvre est achevée. Tu
dis même que tes outils, devenus inutiles, dépériront, en
sorte que rien ne sépare le corps nu de l'homme de la liberté.
Moi, je ne combats pas pour la liberté, mais pour
Dieu. »(P.154)Le narrateur de l'Aventure Ambiguë aura tout
tenté pour que l'occident ait raison, pour que son récit rejoigne
la catégorie des romans africains confrontés aux problèmes
de la modernité mais l'Instance de la théologie tyrannise le
projet et la parole du maître resurgit :»- Lucienne, ce
décor, c'est du faux: Derrière, il y a mille fois plus beau,
mille fois plus vrai: Mais je ne trouve plus le chemin de ce monde .
» (p.157)Dans la tradition théosophique nous
retrouvons cet état de contemplation où l'initié dans la
voie de Dieu revient toujours à cette euphorie extatique. Hayy Ibn
Yaqdhân avant lui ne cessait de l'évoquer: « Parvenu
à l'absorption pure, au complet anéantissement de la conscience
de soi, l'Union véritable, il vit intuitivement que la sphère
suprême, au-delà de laquelle il n'y a point de corps,
possède une essence exempte de matière, qui n'est pas l'essence
de l'Unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle
même, ni quelque chose de différent de l'une et de l'autre, mais
qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli:
cette image n'est pas le soleil, ni le miroir, ni quelque chose de
différent de l'un et de l'autre. Il vit que l'essence de cette
sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur,
une beauté trop grandes, pour que la langue puisse les exprimer, trop
subtiles pour revêtir la forme de lettres ou de
sons. »(H.I.Y.P.92)Ce passage du récit initiatique
authentique constitue le méta-texte du récit de kane. Le
narrateur sait comme le savait celui de Hayy que le récit est impossible
mais il aura tenté l'écriture au péril de la parole.C'est
surtout le souvenir de ces contemplations extatiques que Samba Diallo
éprouvait alors qu'il était dans l'univers mystique du foyer
ardent qui provoque le désarroi. Comme son prédécesseur
Hayy, il doit retourner dans son île déserte, celle où la
raison même religieuse de l'homme n'a plus le droit de
s'interférer entre l'homme et son «
Amant » . Ainsi, ces séquences narratives
progressent vers l'Apocalypse. Samba Diallo, dans sa descente en enfer, (au
pays de la parole de « l'autre ») prépare
son suicide et avec lui celui du récit:
« Je crois que je préfère Dieu à ma
mère » (p.156).Nous comprenons qu'ici le mot mère
symbolise la France. Cette rhétorique camusienne fonctionne dans ce
chapitre comme le verdict final de la narration; d'ailleurs plus que quelques
pages nous séparent du drame existentiel voulu aussi bien par la
narration impossible que par l'Instance de la Théosophie: le
récit initiatique pur doit périr au profit de l'Ecriture comme
l'ont été les textes sacrés au profit des
littératures.Chapitre V: Le récit
avorté.Voulant être le plus objectif avec sa
narration à la troisième personne, le narrateur introduit son
personnage néophyte dans l'univers vécu de l'immigration. Ce
thème n'est abordé qu'accidentellement dans le parcours de Samba
Diallo. C'est sa rencontre fortuite avec Pierre Louis dans le chapitre
précédent qui engage ce chapitre. Le narrateur s'ingénie,
dans une description soignée du cadre des présentations avec les
membres de la famille de Pierre Louis, à investir le style descriptif
narratif. L'allure du récit allait vers le roman psychologique puisqu'il
tente de mettre en évidence les structures mentales des personnages
immigrés en quête de leur identité africaine.Cependant,
réengager le récit dans le contexte de l'immigration signifierait
que Samba Diallo, personnage néophyte est un actant de dramatisation du
processus d'assimilation ou d'intégration. Il a fallu l'intervention de
la première instance, la théosophie, pour avorter ce programme
narratif et permettre ainsi au premier contrat
« fiduciaire » de poursuivre son
itinéraire:« Il me semble qu'en venant ici, j'ai perdu un
mode de connaissance privilégié. Jadis, le monde m'était
comme la demeure de mon père: toute chose me portant au plus essentiel
d'elle-même, comme si rien ne pouvait être que par moi. Le monde
n'était pas silencieux et neutre. Il vivait. Il était agressif.
Il diluait autour de lui. Aucun savant jamais n'a eu de rien la connaissance
que j'avais alors de l'être» (...) ici, maintenant, le monde est
silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon
crevé, comme un instrument de musique mort, j'ai l'impression que plus
rien ne me touche. »(A.A.P.163)Ce double engagement du narrateur
à vouloir tenter le récit de fiction tout en respectant le
contrat d'initiation ratifié par la première instance de la
théosophie provoquera dans les chapitres suivants la
précipitation de la mise en échec de ce même récit:
La réduction notable de la mise en texte (en moyenne trois pages pour
chaque chapitre contre une moyenne de dix pages pour la première
partie), la déclaration de haine
« nuancée » de Samba Diallo envers ceux qui
l'ont conquis par la force troublante de l'écriture,
« c'est peut-être avec leur alphabet. Avec lui, ils
portèrent le premier coup rude au pays des Diallobé. Longtemps,
je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui
constituent la structure et, la musique de leur langue »(p.172),
le retour de la parole du maître des Diallobé provoqué par
la vision fantasmagorique du maître: « il le vit avec une
intensité presque hallucinante: là, en face de lui, dans la
lumière jaune et parmi la foule entassée, le visage du
maître des Diallobé avait surgi. Samba Diallo ferma les yeux, mais
le visage ne bougeait pas. »(p.174) et la demande de
résurrection (sortir de l'enfer de la parole des
« autres »), « j'implore en grâce ta
clameur dans l'ombre, l'éclat de ta voix, afin de me ressusciter
à la tendresse secrète... » (p.174) font que le
récit va inéluctablement vers son apocalypse. Le narrateur
initié n'a plus rien à espérer dans cette descente en
enfer ni rien à ajouter en transformations narratives. Le retour de
Samba Diallo au pays des Diallobé est imminent: » il est
grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est
commensurable à rien, et surtout pas à l'histoire dont les
péripéties ne peuvent rien à ses attributs. Je sais que
l'occident, où j'ai eu le tort de te pousser, a là-dessus une foi
différente, dont je reconnais l'utilité, mais que nous ne
partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il n'existe pas la moindre
consanguinité, ni je ne sais quelle relation historique. (...)Dieu n'est
pas notre parent. Il est tout entier en dehors du flot de chair, de sang et
d'histoire qui nous relie. Nous sommes libres: (p.175)Ces propos du
chevalier sont l'émergence déclarée du géno-texte,
la victoire du soufisme théologique sur la parole de
« l'autre », la résurrection dans
l'unité de l'Existence, le retour à la parole initiatique
première, celle de Hayy Ibn Yaqdhân où toute dualité
périt au profit de la seule unité existentielle:
l'éternité du monde en dehors de l'histoire des hommes. Le
narrateur a tenté de vaincre même « lorsqu'on a pas
raison » mais en provoquant la mort de l'être hybride
(Samba Diallo) et par la même celle du récit.5. LA
MORT DU RECIT.C'est la mort du maître des Diallobé,
la mort de la parole même ressuscitée, la mort de la foi
eschatologique de Samba Diallo et la mort du rituel religieux qui sont les
conséquences dramatiques de la mise en conflit des deux paroles, du
même et de l'autre; de la modernité et de la
tradition, de l'écriture et de la parole des ancêtres. Le
récit s'arrête, il ne dit plus rien qui vaille pour la narration,
il ne raconte plus rien. Tous les personnages ont disparu comme par
enchantement. Le fou qui incarne maintenant la véritable
ambiguïté exécute sa sentence. Il tue Samba Diallo parce
qu'il ne veut plus aller faire sa prière ni reconnaître qu'il est
le successeur spirituel du maître des Diallobé.C'est la
mort de l'Occident aux yeux des mystiques peuls et qui résume dans cette
simple description: « Maître, ils n'ont plus de
corps, ils n'ont plus de chair, ils ont été mangés par les
objets. Pour se mouvoir, ils chaussent leurs corps de grands objets rapides.
Pour se nourrir, ils mettent entre leurs mains et leur bouche des objets en
fer..., C'est bien vrai, dit Samba Diallo, pensivement »
(P.183)Le récit meurt et dans son apocalypse, il laisse le terrain
totalement à la théosophie. L'instant disparaît
au profit de la Durée. L'Ecriture elle même
périt devant la tyrannie de la parole initiale; celle que Hayy Ibn
Yaqdhân défendait tout au long de sa thèse unitive:Tout le
dernier chapitre du récit manifeste cette mort du récit par la
seule émergence de la seule voix ( le méta-texte). C'est la voix
de la pensée unitive, de la théosophie musulmane qui se
dédouble pour revenir définitivement à son unité
indivisible:« - Je suis deux voix simultanées. L'un
s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte: Je
déborde... Où es tu? Qui est tu?- tu entres où n'est pas
ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé... te
voilà arrivé.- Salut! Goût retrouvé du lait
maternel, mon frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je
te reconnais. Annonciateur de fin d'exil, je te salue.- je te ramène ta
royauté. Voici l'instant, sur lequel tu régnais...- L'instant est
le lit de fleuve de ma pensée. Les pulsations de l'instant ont le rythme
des pulsations de la pensée; le souffle de la pensée se coule
dans la sarbacane de l'instant. Dans la mer du temps, l'instant porte l'image
du profil de l'homme, comme le reflet du Kaïlcédrat sur la surface
brillante de la langue. Dans la forteresse de l'instant, l'homme, en
vérité, est roi, car sa pensée est toute puissante, quand
elle est. Où elle a passé, le pur azur cristallise en formes, Vie
de l'instant, vie sans âge de l'instant qui dure, dans l'envolée
de ton élan indéfiniment l'homme se crée. Au coeur de
l'instant, voici que l'homme est immortel, car l'instant est infini, quand il
est. La pureté de l'instant est faite de l'absence du temps. Vie de
l'instant, Vie sans âge de l'instant qui règne, dans
l'arène lumineuse de ta durée, infiniment l'homme se
déploie. La mer: Voici la mer: salut à toi, sagesse
retrouvée, ma victoire: La limpidité de ton flot est attente de
mon regard. Je te regarde, et tu durcis dans l'être. Je n'ai pas de
limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te
regarde et tu reluis, sans limites, je te veux, pour
l'éternité. » (L'Aventure Ambiguë)... Fin
du récit.Tout l'investissement des images et des métaphores
déployées dans ce chapitre qui clôture l'écriture de
l'initiation dans la tradition théosophique de l'Islam est un retour au
texte initial de Hayy Ibn Yaqdhân. L'instant dont parle le narrateur
initié est celui de l'écriture de cette oralité
initiatique mais la durée appartient à la théosophie. Cela
correspond à la station de contemplation de cette unité
existentielle chez Hayy où l'être devient immortel dans la
durée de l'éternité du monde puisque, selon les soufis, le
temps c'est Dieu lui-même.(cf. l'éternité du monde chez
Avicenne).(26)La mort du récit est la conséquence de
l'entrechoque de deux systèmes: Celui du monde matériel et celui
du monde spirituel. Pour la littérature traditionnelle, le combat doit
se dérouler ou bien dans le monde matériel ou bien dans celui des
idées; il est terrestre ou céleste, mais non les deux à la
fois. Si ce sont deux idées qui se battent, le sang de Samba Diallo ne
peut être versé, son seul esprit est concerné. Maintenant
le contraire, c'est enfreindre une des lois fondamentales de notre logique, qui
est la loi du tiers exclu. Ceci et le contraire ne peuvent pas être vrais
en même temps, dit la logique du discours quotidien. Tout
événement a un sens littéral et un sens
allégorique.Cette conception de la signification est fondamentale pour
le récit initiatique à contenu théosophique
(métamorphosé) et c'est à cause d'elle que nous avons du
mal à comprendre où va la quête de Dieu dans la même
quête du récit, entité à la foi matérielle et
spirituelle.L'intersection impossible des deux contraires est pourtant
sans cesse affirmée: « souviens-toi, comme tu
nourrissais mon existence de la tienne. Ainsi, le temps est nourri de la
durée. Je te sentais la mer profonde d'où s'épandait ma
pensée et en même temps qu'elle, tout par toi, j'étais le
même flot que tout. » (P.139) soupirait Samba Diallo
devant le dilemme du choix entre l'ici-bas et l'au-delà. Le dynamisme du
récit ne repose que sur la fusion des deux en un. C'est pour cela que
nous avions annoncé dés le début que la véritable
quête de Dieu entrave la quête du récit car il est
logiquement impossible d'accomplir les deux en même temps. Le monologue
du dernier chapitre est signifiant: Le récit périt ne
laissant parler que l'instance de la théosophie.Concernant la structure
du récit, il est plus régi par une causalité philosophique
que par une causalité événementielle car son organisation
se situe au niveau des idées et non à celui des
événements.Le récit est d'autant plus
impossible parce que les significations sont plus arbitraires et plus
dangereuses que le langage ordinaire ( récit événementiel
régi par la loi de la causalité). Les
opérateurs de la narration et ceux de la théosophie se servent du
même scripteur pour accomplir leur dessein.La substitution
d'une logique par une autre ne se produit pas sans problèmes. Dans ce
mouvement, la quête du récit et celle de Dieu
révèlent une dichotomie fondamentale, à partir de laquelle
s'élaborent différents mécanismes. Il devient alors
possible d'expliciter certaines catégories générales du
récit.6. LES CATEGORIES GENERALES DU
RECIT.Prenons le cas des épreuves de mortification suivies
de celles subies dans la descente en enfer par Samba Diallo ( voyage dans la
parole de «l'autre», l'Occident)), épreuves des plus
fréquentes dans les récits initiatiques. L'épreuve est
déjà présente dans l'incipit; elle consiste en la
réunion des deux événements, sous la forme logique d'une
phrase conditionnelle: « Si X fait telle ou telle chose, alors il lui
arrivera ceci et cela. » En principe, l'événement de
l'antécédent offre une certaine difficulté, alors que
celui du conséquent est favorable au néophyte, avec leur
variation: épreuves positives; au foyer Ardent, Samba Diallo
réussit à toutes les épreuves de mortification pour
s'initier à la parole de maître; et négative ou tentations
(Samba Diallo réussit à ne pas succomber aux charmes d'un
occident qui « vainc toujours même lorsqu'il n'a pas
raison »; épreuves réussies (celles dans la parole
du Maître au foyer Ardent) et épreuves manquées (celles de
faire soumettre la durée de la théosophie à l'instant de
l'occident) . Nous l'aurions appelée « l'épreuve
des douze grains ».Nous aurons donc deux séries
d'épreuves symétriques:
épreuve-réussite-récompense ou
épreuve-échec-punition.Mais c'est une autre catégorie qui
permet de mieux situer les différentes épreuves. Si l'on compare
les épreuves que subit Samba Diallo au foyer Ardent ( l'incipit), d'une
part, avec celle qui subit dans la parole de l'autre (la descente en enfer dans
la parole de l'occident) de l'autre, on s'aperçoit d'une
différence essentielle. Avant l'épreuve du foyer Ardent, Samba
Diallo n'était pas digne de continuer la Quête de Dieu:
« -sois précis en répétant la Parole de ton
Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre son Verbe jusqu'à
toi. Ces Paroles, le Maître du monde les a véritablement
prononcées. Et toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as
l'honneur de les répéter après lui, tu te négliges
au point de les profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la
langue... »(p.14). Après elle, s'il réussit, il
l'est. Il en est de même en ce qui concerne les épreuves dans la
parole de « l'autre » (l'Occident); dès le
premier chapitre du récit, Samba Diallo est désigné comme
étant l'élu des Diallobé, celui qui est digne de
succéder à tous les maîtres du soufisme:
« votre fils, je le crois, est de la graine dont le pays des
Diallobé faisait ses maîtres... Et les maîtres des
Diallobé étaient aussi les maîtres que le tiers du
continent se choisissait pour guides sur la voie de Dieu en même temps
que dans les affaires humaines (p.22). Il est impensable que Samba Diallo
échoue aux épreuves; la forme conditionnelle de départ
n'est plus respectée. Samba Diallo n'est pas élu parce qu'il
réussit les épreuves mais réussit les épreuves
parce qu'il est élu.De là nous comprendrons mieux
l'impossibilité du récit: l'instance de la théosophie veut
qu'il réussisse aux épreuves parce qu'il est élu tandis
que celle de la narration (le récit logique) provoque l'échec du
récit parce qu'elle ne peut plus assumer son programme de départ,
« la langue ne saurait le décrire ni le discours en rendre
compte » disait Ibn Thophaïl dans l'ouverture de son
récit Hayy Ibn Yaqdhân.La quête du récit est donc
construite sur la tension entre ces deux logiques: la narrative et la
théosophie, ou, si l'on veut, la profane et la sacrée. On peut
les observer toutes les deux: les épreuves, les obstacles (telle
l'opposition de la Grande Royale à maintenir le jeune initié au
foyer ardent afin qu'il accomplisse son initiation au soufisme, et sa
volonté ferme à la remettre à l'école des blancs):
« je viens vous dire ceci: moi, Grande Royale, je n'aime pas
l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est
qu'il faut y envoyer nos enfants cependant... La parole se suspend, mais la
vie, elle, ne se suspend pas. »(p.56) révèle de la
logique narrative, en revanche, l'apparition du Maître -c'est à
dire de l'instance de la théosophie- se rattache à la logique
initiatique. Par conséquent le surgissement du temps sacré dans
les temps laïques est fondamentalement la cause ultime de la mort du
récit.7. TEMPS LAÏQUES ET TEMPS
SACRE.L'articulation de ces deux logiques se fait à partir
de deux conceptions contraires du temps. La logique narrative implique,
idéalement, une temporalité qu'on pourrait qualifier comme
étant celle du « présent
perpétuel ». Le temps est constitué ici par
l'enchaînement d'innombrables instances du discours (de la
théosophie); or celles-ci définissent l'idée même du
présent; il y a parallélisme parfait entre les séries
d'événements dont on parle et la série des instances du
discours: » ainsi, le temps est nourri de la durée. Je te
sentais la mer profonde d'où s'épandait ma pensée et en
même temps qu'elle, tout. Par Toi, j'étais le même flot que
tout » (p.139); « l'instant, comme un radeau, vous
transporte sur la face lumineuse de son disque rond, et vous niez tout
l'abîme qui vous entoure »(p.92) .En fait le discours
n'est jamais en retard, jamais en avance sur ce qu'il évoque à
tout instant, les personnages vivent dans le présent, et dans le
présent seulement.En revanche, la logique théosophique repose,
elle, sur une conception du temps qui est celle de l'éternel
retour » : la parole initiatique revient toujours
pour chasser la parole profane, le discours chasse le récit; le
méta-texte chasse le phénotexte et s'accomplit
l'autopsychégraphie (d'où le vide gnostique dont nous avions
parlé dans notre première partie). Dans les deux cas
(logique narrative et logique de la théosophie) le temps est en quelque
sorte suspendu, mais de manière inverse: la première fois par
l'hypertrophie du présent, la seconde par sa disparition. Mais dans tous
les cas, la seconde logique ainsi que la temporalité du type
«éternel retour » sortent ici (dans le récit
initiatique à contenu théosophique) vainqueurs du conflit entre
les deux.La logique narrative était sans cesse en retrait devant une
autre logique, rituelle et sacrée; le récit est le grand vaincu
de ce conflit parce qu'il se rattache à l'histoire des hommes
plutôt qu'à l'histoire de Dieu (et c'est légitime), les
valeurs traditionnelles sont contestées et mêmes bafouées,
le maître du foyer ardent demeure incapable de retenir les enfants des
Diallobé dans l'univers traditionnel. Le Chevalier admire la parole de
« l ' autre » (l'Occident), au
détriment de la parole du maître, il ne se ressaisit que vers la
fin du récit, mais en vain.Cependant la logique théosophique
refuse précisément la logique narrative: la
contiguïté événementielle, les aventures amoureuses
(Samba Diallo a raté l'occasion d'avoir des relations amoureuses avec
Lucienne, étudiante avec lui en philosophie): « Lucienne a
souvent parlé de vous à la maison. Elle a été
très impressionnée par la passion et le talent avec lesquels vous
menez vos études de philosophie. » l'instance de la
théosophie revient à la charge et empêche le récit
de prendre cette voie sentimentale: « votre fille est trop bonne,
monsieur. Elle aura trouvé cette façon élogieuse pour moi
de vous dire quel mal considérable me donnent ces
études. » (p.124) Mais le récit ne manque pas de
se venger, d'ailleurs, les passages les plus beaux sont ceux où le
narrateur excelle dans la description de la
beauté:« devant lui, souriante, se tenait une jeune fille.
Samba Diallo ne bougea pas, malgré l'invite, comme fasciné par
l'apparition. Elle était grande et bien prise dans un jersey
serré, dont la couleur noire rehaussait le teint chaud de soleil
couchant du cou, du visage et des bras. Une masse pesante de cheveux noirs
auréolait la tête et descendait en un pan lourd jusqu'aux
épaules, où elle se confondait, à ne plus s'en distinguer,
avec le noir brillant du jersey. Le cou était gracile sans être
mince et sa sveltesse soulignait le poids d'une gorge ferme. Sur le soleil
rouge éclatait le jet des yeux immenses, le reflet tout retenu et
offert du sourire timide ». (P.158.) Alors qu'avec Samba Diallo,
il ne peut y avoir à proprement parler de récit. Il est un
aiguillage, le choix d'une voie plutôt que d'une autre, le chemin que
suit Samba Diallo a beau se diviser en deux. Il suivra toujours celui que
l'instance de la théosophie lui a tracé. Le roman est fait pour
raconter des histoires terrestres; or L'Aventure ambiguë tend vers une
entité céleste, d'ailleurs le narrateur fait parler Samba Diallo
même après sa mort (avec sa divinité
retrouvée).L'auteur de l'Aventure ambiguë avait raison de vouloir
intituler initialement son roman «Dieu n'est pas un
parent » car il savait qu'il ne réussirait pas à
écrire le Roman mais plutôt l'essai, le contre discours
théologique mais ce n'est pas Dieu qui est ambigu et polyvalent dans ce
monde, c'est le récit. Il a voulu se servir du récit terrestre
à des buts célestes, et la contradiction est
restée à intérieur du texte. En
définitive, l'Aventure ambiguë est non seulement quête d'un
code et d'un sens, mais aussi d'un récit. Le narrateur aura tenté
sa chance mais l'instance de la théosophie conservera son statut
autoritaire dans la diégèse
NOTESAmadou Hampaté Bâ:
Amkoulel. L'enfant peul. Acte sud 1991. P.37 Ibidem. P.23CNRS
(édition du) n° 544. La notion de personne en Afrique
Noire. Paris 1971Amadou Hampaté Bâ. Vie et enseignement
de Tierno Bokar. OP.Cité P.241.Ibidem. P.15Ibid. P.54Beida Chikhi.
Problématique de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de
Mohammed DIB.L'approche analytique concernant « cours sur la rive
sauvage » faite par Beida CHIKHI nous réconforte dans nos
hypothèses. Mohammed Dib avait construit son récit sur la base
des métaphores poétiques empruntées aux différents
« Samaâ » ou poésies mystiques
chantées dans les zaouiat pour la mise en transe des initiés
avons-nous dit. Pour sa part Beida CHIKHI avait souligné que:
« cette oeuvre, nous l'avons appelée
« récit poétique » parce qu'elle se
présente comme un phénomène de cumul de techniques
romanesques, proposant une relation événements des personnages,
un espace et un temps, et des procédés de narration empruntant au
poème. Ce qui pourrait apparaître comme le lieu « d'un
conflit constant entre la fonction référentielle avec ses
tâches d'évocation et de représentation, et la fonction
poétique qui attire l'attention sur la forme du message (le récit
poétique P.U.F). Hommage à Mohammed Dib .O.P.U. Alger
(1985. P.75Beida Chikhi. Problématique de l'écriture dans
l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP. Cité P.155Mostefa Kara
Fewzia (Sari). Fantastique, mythes et symboles dans cours sur la rive
sauvage de Mohammed Dib. Montpellier, 1971. Beida Chichi.
Problématique.... Ibid. P.185. Martin Lings. Un Saint musulman
du 20ème siècle OP.Cité. P.259 Max Scheller. Le
sens de la souffrance. Ed. Monteil, philosophie de l'esprit. P.511
Mohamadou Kane. La littérature africaine, tradition et
modernité, OP. Cité. P.65. Interview recueillie par B. Kotchi
dans études littéraires, littérature
négro-africaine n° 3.Dec. 1974. P.483.Mohammed Kane. Le roman
africain... OP. Cité. P.341 Julia Kristeva. Recherche pour une
sémanalyse. Ed. Seuil. 1969. P.221 A Literary story of the
Arabs P.384. Cité par Martin Lings, un saint musulman du
20ème siècle OP.Cité P.148. Louis Gardet, la
pensée musulmane religieuse d'Avicenne OP. Cité P.73 Amadou
H.Bâ. vie et enseignement de Tierno Bokar.O.P.Cité.
P.166Roger Bastide. La notion de personne en Afrique Noire.CNRS. OP.
Cité p.40 Lucien Goldman. Pour une sociologie du roman. Paris
Gallimard 1964. P.35 Amadou.H. Bâ. vie et enseignement de Tierno
Bokar.O.P.Cité P.149. C.N.R.S. La notion de personne en Afrique
Noire P.507 Amadou Hampaté Bâ. Roman africain et
tradition OP. Cité. P.30 Louis Gardet. la pensée
religieuse d'Avicenne. OP. Cité P.38DEUXIEME
PARTIEChapitre IIILe Récit Métamorphosé
INTRODUCTION COUR SUR LA RIVE
SAUVAGE « Est un roman qu'on avait
qualifié de récit de science fiction (1), de récit
utopique(2), de récit poétique(3) même de récit au
parcours initiatique (descente en enfer et résurrection)(4).Mis à
part ces axes d'analyse cités, nous n'avons pas rencontré
jusqu'à présent une étude qui intègre le
récit de DIB dans un contexte théosophique. Dans notre premier
chapitre de cette deuxième partie, nous avions expliqué les
raisons de ce choix: Récit initiatique à contenu
théosophique. Nous soulignons à titre de rappel trois raisons
essentielles du choix de ce corpus:A- La raison
historique.Mohammed DIB est foncièrement Tlemcenien. Il
nous paraît légitime d'affirmer, vu notre appartenance à
cette communauté, que tout Tlemcenien de l'époque
pré-coloniale ou coloniale ne pouvait pas ne pas recevoir une
éducation rituelle soufie. Quasi chaque
« derb » ou
« haouma » (quartier) avait sa Zaouia;
l'éducation soufie conditionnait les comportements les plus
élémentaires; les poésies chantées ou
« sammaâ » des saints mystiques
étaient psalmodiées par nos mères et grands-mères
à tout moment et à chaque festivité. Mohammed DIB, enfant
ou adulte ne pouvait pas ne pas être imprégné
« jusque dans ces rêves » de cette culture
fondamentalement théosophique. En aucun cas il n'a fait allusion au
lieu du dire de son écriture: la théosophie musulmane; si ce
n'est l'espace et la structure de certains de ses récits qui l'ont
trahi . Cours sur la rive sauvage est l'expression de cette
autopsychégraphie; c'est le méta-texte par excellence mais
dans l'ambiguïté, il en est aussi l'émergence et
l'étage terminal, le caché et l'apparent, la forme et la
substance, le signifiant et le signifié. Le mérite revient au
narrateur qui a su manipuler la langue de
« l'autre » pour occulter le
« même ».B- La métaphore: Lieu
du dire fictionnel.Radia est l'objet de la quête
d'Iven Zohar. Forme idéale ou divinité, elle demeure le sens
allégorique de la quête de Dieu. Tous les Saints mystiques
implorent son nom, Leïla, Selma ou Hadra
(présence de Dieu), chacun lui donne sa féminité
troublante. Anthropomorphisme ou théophanie, ses Amants subliment sa
description dans leurs poésies mystiques au risque de
l'hérésie. Mohammed Dib à son tour fait évoluer ce
personnage mythique dans un univers mystique. Radia signifie
littéralement « la consentante », celle qui
approuve et sait se faire aimer; c'est aussi un des noms de la divinité
coranique. L'itinéraire d'Iven Zohar de Radia vers Hellé est
celui des épreuves et de l'errance.Hellé est la récompense
des épreuves réussies imposées par Radia. L'univers
théosophique conduit le néophyte vers l'univers
hellénistique. Le choix de ces personnages n'est pas fortuit, le
narrateur est conscient de son projet car lui seul sait où il va alors
que le lecteur naïf croit à la thèse du labyrinthe. Seul
l'univers métaphorique le subjugue, le mot est invitation au spectacle
magique mais le récit n'initie personne à l'exception du
narrateur.C- L'allégorie: le destinataire de la
quête.Le trolley, le mariage, la dislocation de la ville, le
don des anneaux, les vorasques, la ville nova, les statues, les femmes
endormies, l'inconnue de la plage, le vieux sage, la ville du soleil, la ville
de feu, les takas, le navire, Radia et Hellé; tout est
allégorique dans le roman de Dib. L'univers où nous mène
le narrateur n'a aucun référent au hors-texte. Seule une approche
théosophique peut nous permettre de décrypter le sens du
récit. Annonçons que ce sont les fameux
« maquamat » de Hayy Ibn Yaqdhân ou stations
de contemplation lorsque son âme atteint les différents
étages de la vérité.1. LA STRUCTURE DU
RECIT.Cours sur la rive sauvage se présente comme
un récit initiatique itinérant. Le
narrateur engage son personnage Iven Zohar dans un parcours jalonné
d'épreuves. Il part d'un point A qui ne nomme pas (provenance inconnue)
vers un point B au delà de tous les lieux: « je vais
déboucher sur le paysage qui veille derrière tous les autres; il
chemine à travers toi, Hellé » (p.158). Cet
itinéraire qui apparemment se réalise dans un univers
spatio-temporel s'avère être un univers purement Stoïque.
« combien de temps m'aura-t-il fallu pour aller de Radia à
toi! » (p.159). Combien de temps a-t-il fallu au narrateur
initié d'aller de la connaissance mystique musulmane à la
connaissance hellénistique? Toute la structure du récit est
construite sur ce principe. La dynamique est double: celle du récit
formel et celle du récit substantiel, en d'autres termes (dans les
concepts de Kristéva) la dynamique d'un méta-texte et celle d'un
phénotexte.La provenance d'où émerge la dynamique du
récit double ne peut être que mythique « nous
partîmes », le narrateur ne donne aucune indication du
lieu ou de l'événement qui permettra d'ouvrir le récit. Le
passé simple est ici un temps achevé à la
différence du passé composé qui est un temps
inachevé. Cela suppose que le sujet-prédicat de la
rhétorique de l'ouverture du roman est en fait la fermeture d'un
récit préalable ou contigu. Le parcours initiatique avait bien
commencé avant l'écriture mais où? là se pose toute
la problématique de la création littéraire et en
particulier celle de notre genre.Partir (fin d'une aventure épique) pour
déboucher sur un « monde de flammes » ne
peut être que l'éclatement d'une métaphore
« gnostique » qui, de ses débris surgira le
récit. En effet, Radia, femme allégorique et objet sublime de
l'amour de Dieu consent à accompagner le néophyte dans son propre
univers (l'essence de Dieu ) mais sans garantie de ce qui pourrait lui advenir
au terme de ses épreuves. Seul son amour pour lui pourra le sauver ou
simplement le récompenser de son attachement à elle (la
vérité).Au niveau des catégories du récit, elles
sont du type épreuve-réussite-récompense ou
épreuve-échec-pénitence. Le personnage néophyte est
mis en épreuve dans la connaissance théosophique. S'il
réussit, il atteindra la connaissance hellénistique
(Hellé). S'il échoue, il persistera dans on angoisse
existentielle (Radia). Mais dans cette dialectique réussite-échec
c'est le récit qui se construit puis se détruit au gré des
épreuves soumises par Radia. Pourquoi le récit
métamorphosé? Parce que le lecteur de Hayy Ibn Yaqdhân
(notre gille de lecture) est conscient du projet du narrateur. Il est
annoncé clairement (la connaissance stoïque de Dieu). Tandis que
celui de cours sur la rive sauvage est totalement dérouté,
la quête de Dieu se métamorphose en une quête de sens.
Là où le narrateur de Hayy a échoué, celui de cours
sur la rive sauvage tente de réussir: permettre au mot de dire
ce que la foi ne peut exprimer et, sauver ainsi la littérature
mystique.Pour ce faire Mohammed Dib, auteur du roman, a recours
à des types de phrases bien spécifiques à son
écriture: une contiguïté sémantique
ambivalente et paradoxale: « Dragons remuant le fond
de l'avenue, des eaux et des nuées envahies de mouettes attaquaient,
sans l'atteindre, l'or du ciel tendu au-dessus de nous et au-delà
d'arbres, de jardins profonds, mais dévoraient les hauteurs, les villas,
les rares passants qui s'éloignaient ou se rapprochaient sur des lignes
infinies. Nous- nous réfugiâmes dans une forêt où les
chemins s'entrecroiseraient sans trouver d'issue, puis nous revînmes vers
la perspective balayée par la charge des vagues, nous
débouchâmes sur un monde de flammes. »(P.7).Ces
deux phrases formant le premier paragraphe de la rhétorique de
l'ouverture du roman suffisent (incipit) à dévoiler la
stratégie du narrataire (les dragons, l'eau, les mouettes, l'or, le
ciel, le jardin, les arbres, les villas, les passants, les lignes infinies, la
forêt, l'issue, les vagues (la mer), le monde de flammes sont tous des
actants opposants ou adjuvants de la quête itinérante.
Déjà la typologie verbale est annoncée afin de marquer le
caractère itinérant du récit (nous partîmes,
s'éloignaient, se rapprochaient, nous nous réfugiâmes, puis
nous revînmes, nous débouchâmes etc.)Par conséquent,
la stratégie narrative se résume en deux catégories
principales:1- Provenance - destination inconnue- épreuve-
réussite récompense- quête positive (initiation faite).2-
Provenance connue- destination inconnue- épreuve- échec-
pénitence- quête négative (initiation
ratée).Lorsque le néophyte réussit la quête
(épreuves imposées) c'est qu'il est élu (il ne peut pas ne
pas réussir); mais lorsqu'il échoue aux épreuves, c'est
parce qu'il n'est pas prédestiné à telle ou telle station
de contemplation. Exemple: il ne put affronter le dragon puisqu'il n'est pas
prédestiné à être un héros (son initiation se
fait dans l'univers de la connaissance et non celui de la bravoure).Connaissant
maintenant la structure du récit où chaque micro-récit
obéit forcément à la stratégie narrative
annoncée, nous allons étudier successivement les
différentes stations de contemplations à l'issue de chaque
épreuve ( ce qu'on nomme, dans l'initiation grecque, la descente en
enfer).2. LA DESCENTE EN ENFER.2.1. L'épreuve de la
substitution.Dans la tradition théosophique de l'Islam, il
s'agit pour le néophyte de ne pas perdre de vue (clairvoyance) son
premier amour (Dieu) bien que dans ses théophanies il se substitue et
prend forme subversive:« Cette femme perdue n'était pas
Radia. La substitution avait dû être si prompte que personne sur le
moment ne s'en était avisé, et pas plus moi que les
témoins. Je restai un instant recroquevillé et aveuglé.
J'ignorais de quel côté chercher.Avec précaution, je
réfléchis:« Qui la délivrera? Qui affrontera le
mystère? Qui conjurera le malheur? Moi? » (p.11)Le projet
de la théosophie, instance suprême de la narration se confirme par
la bouche d'Iven Zohar, « C'était aussi la manifestation
de l'apparence »(p.12) (...)parviendrais-je, soutenu par mon
amour, à détruire le miroir qui me sépare
d'elle? » « Serais-je détruit
moi-même? »(P12).Rappelons que dans la tradition
théosophique de l'Islam, l'apparence est subversive dans la connaissance
stoïque de Dieu, il faut casser le miroir de l'apparence et donc
détruire son ego pour parvenir à contempler une des
vérités immuables de l'essence divine. Nous renvoyons à la
théorie des miroirs étudiée dans notre première
partie.Cependant, le narrateur de Cours sur la rive sauvage, semble
déjà initié dans l'univers de Hayy Ibn Yaqdhân;
lorsqu'il a évoqué la manifestation de l'apparence ainsi que la
théorie des miroirs, il les conçoit aussi comme lieu du dire
fictionnel, les séquences narratives qu'il construit ne sont que
l'expression phéno-textuelle de ce lieu privilégié de la
théosophie.A chaque fois que Radia fera sa substitution, Iven Zohar doit
réussir à cette épreuve, « je saurai la
retrouver, nous remarcherons côte à côte »
Ainsi le narrateur rejoint avec succès le parcours de tous les
« arifin » ,saints connaissants, dans leur
itinéraire:« brille ma lumière, Une est mon
essence, en toute chose l'on ne me voit. Et qui fut jamais vu si ce n'est moi?
Le voile de la création, j'en ai fait un écran pour la
vérité, et dans la création résident des secrets
qui soudain jaillissent comme des sources. Celui qui sous mon voile ignore mon
Essence.Demande où je suis. En vérité « je
suis » sans
« où ».(5)L'épreuve de la substitution
est réussie non pas par le néophyte mais par le narrateur
déjà initié. Il connaît l'aboutissement de
l'épreuve et fait gagner du temps à son personnage. Le parcours
initiatique est connu d'avance, le récit est achevé, il s'agit
pour le narrateur de tenter la métamorphose puisque c'est dans la langue
de « l'autre » qu'il faut occulter le
« même ». Le sujet de la création
littéraire est conscient de son projet; c'est son objet (le
récit) qu'il faut rénover.Concernant le récit initiatique
authentique de Hayy Ibn Yaqdhân, nous retrouvons cet aspect d'apparition
et de disparition, de production et de destruction du monde sensible dans
l'univers de la connaissance stoïque:« il vit, au même
rang, des essences semblables à la sienne, ayant appartenu à des
corps qui avaient existé puis disparu, et des essences appartenant
à des corps qui existaient dans le monde en même temps que lui; il
vit que la multiplicité de ces essences dépasse toute limite s'il
est permis de leur appliquer le vocable de pluralité, ou que toutes ne
font qu'un s'il est permis de leur appliquer le vocable d'unité. Et il
vit que sa propre essence et ces essences qui sont au même rang que lui
ont, en fait de beauté, de splendeur, de félicité
infinies, « ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a
entendu, qui ne s'est jamais présenté au coeur d'un
mortel » que peuvent décrire que ceux qui savent
décrire, que seuls peuvent comprendre ceux qui sont arrivés
à parvenir à l'Union extatique. Il vit un grand nombre d'essences
séparées de la matière, comparables à des miroirs
rouillés, couverts de saleté, qui, avec cela, tournent le dos aux
miroirs polis où se reflète l'image du soleil, et
détournent d'eux leurs faces. Il vit en ces essences une hideur et une
défectivité dont il ne s'était fait jamais une
idée. Il les vit plongées dans des douleurs sans fin, des
gémissements incessants, enveloppées dans un tourbillon de
tourment, brûlées par le feu du voile de la séparation,
partagées entre la répulsion et l'attraction comme par des
mouvements alternatifs de scie.Outre ces essences en proie aux tourments, il
vit là d'autres essences apparaître puis s'évanouir, se
former puis se dissoudre. Il s'y arrêta longuement, les
considérant avec soin, et il vit une immense terreur, de vastes choses,
une multitude agitée, une sagesse ordonnatrice efficace,
parachèvement et insufflation, production et
destruction ». (Hayy Ibn Yaqdhân p.95).La description de
cette union extatique dont parle le narrateur de Hayy, celui de cours sur la
rive sauvage la réinvestit dans son récit mais en
métamorphosant le champ sémantique du récit originel. Les
essences séparées dont parle le narrateur de Hayy deviennent des
unités de sens assimilables à notre lexique quotidien (le dragon,
les eaux, l'or du ciel, les jardins, les flammes, etc.)C'est pour cette raison
que certains critiques ont qualifié cette oeuvre d'utopie, de
surréaliste ou de récit poétique car ils se sont
arrêtés au mot ou à la contiguïté
sémantique. L'approche du méta-texte a été
évacuée. Or c'est précisément la pluralité
les lectures (littérature comparée) qui nous a permis de relire
certaines oeuvres pour découvrir cette filiation.Il serait aisé
d'étiqueter les romans de DIB, les classant dans telle ou telle
catégorie mais sachant que le genre littéraire n'obéit pas
forcément à tel ou tel courant littéraire et reprenant les
orientations de la théorie de la littérature, écoutons
Blake et Christopher Smart nous dire « des hommes
pénétrés par une conception irrationnelle ou
antirationnelle du monde peuvent transformer la diction poétique ou
retourner vers une phase très primitive d'elle »(6).
Concernant le problème du sens que posent ces genres (ici le
récit initiatique) « peut-on nous permettre de lire un mot
dont le sens nous échappe et ainsi de procéder au
« reconstructionisme » historique de sa possibilité
et de sa convenance »(7).C'est ce que nous tentons de faire, un
reconstructionisme historique d'une oeuvre dont le sens nous échappe
(sens conventionnel). Certes, certains diront que ce n'est que de la
spéculation littéraire mais outre ces appréhensions
épistémologiques, aucune oeuvre ne pourrait être
abordée dans sa pluralité. Faire un reconstructionnisme
historique c'est pour nous restituer l'oeuvre dans l'univers de la
pensée illuminative.2. 2. L'épreuve de
lumière.Il s'agit pour le néophyte d'affronter la
force de la divinité non pas par la raison mais par son seul amour. Dans
l'ascension mystique, cette force se manifeste par l'épreuve de la
lumière. Si l'initié arrive à dépasser le monde de
la lumière c'est qu'il est prédestiné à une
connaissance plus grande et plus subtile:« Elle ébaucha
bientôt un signe de la main à l'un de ses suivants qui
s'approchât aussitôt. Il lui présenta une boîte faite
d'un métal vert dont il souleva lui-même le couvercle. Radia en
retira quelque chose qui vrilla l'air: une aiguille de lumière, eut-on
dit. S'avançant alors vers moi, sans valence mais avec décision,
elle me l'enfonça dans la poitrine. (...) Elle me donna cinq coups
consécutifs. Cinq étoiles de sang s'ouvrirent en cercle sur ma
poitrine (...) je ne comprenais pas le sens de cette aventure »
C.S.R.S. P.18.Iven Zohar, toujours élu par l'Instance de la
théosophie doit réussir à ces épreuves et ainsi le
narrateur lui fait dire cette phrase qui lui permettra de survivre à
l'apocalypse qu'il va provoquer. Lorsqu'il prononcera le nom
« d'Hellé »: « elle m'a
frappé de son arme. Je connais son signe à présent. Je le
reconnaîtrai toujours » (p.18).A partir de cette
séquence rituelle, le récit sera l'enjeu d'une dualité
omniprésente où s'affronteront les paradoxes jusqu'à
l'extinction de toute dualité. La quête unitive aura ainsi
accompli son dessein. L'évocation de la divinité grecque
(Hellé) dans l'univers de la théosophie musulmane (Radia) va
provoquer l'Apocalypse du récit:« Je ne savais quelle
détermination adopter mais me voyais dans la nécessité
d'en prendre une. Je prononçais à haute voix le mot:
« Hellé ».Ces syllabes n'avaient pas plus tôt
effleuré mes lèvres que les murs des salles s'effondrèrent
avec un long grincement. De toutes les gorges, un cri jaillit, remplit l'espace
et ne se répéta plus. L'assistance se trouva dispersée, ou
engloutie par les crevasses qui s'étaient ouvertes autour de
nous. »(p.21)Ce qu'Ibn Thophaïl concevait dans la
théosophie pure, Mohammed DIB le conçoit par/dans la
littérature. L'allégorie et la métaphore se substituent
aux textes sacrés. L'initiation doit se faire ou s'achever dans/par le
mot. La littérature se propose de sauver la religion lorsque
celle-ci n'arrive plus à se justifier dans la cité des
hommes.Les deux cités doivent s'affronter, l'une doit
périr au profit de l'autre, la cité invisible (Hellé)
engloutira celle que les hommes croyaient être leur cité
idéale: « c'en était fait de la ville, de ses
habitants. Et pour ceux qui resteraient allait commencer une vicissitude pire:
l'invasion dont nous venions d'être les victimes n'admettait pas la
mort » (p.24)Nous sommes là renvoyés
à l'idée de l'éternité du monde et donc à la
conception avicenienne de l'Existence et par-delà
augustinienne.
Voici à titre de rappel ces deux conceptions
qui se rejoignent aussi bien dans la mystique chrétienne que celle
musulmane:« Pour Ibn Sîna, les êtres spirituels et
les corps simples (corps célestes) ne peuvent, par nature; être
soumis à l'altération; ils ne peuvent cesser d'être; et
Dieu ne pouvant pas ne pas être créateur en acte de toute
éternité, ils ne peuvent pas ne pas avoir été. Ils
sont les effets contingents et éternels de la cause nécessaire.
Par contre, les êtres composés soumis à la
génération et à la corruption portent en eux-mêmes
le principe de leur non-durée éternelle. Ils commencent et
finissent. Mais ils ne sont pas moins pris par le déterminisme
universel. (...) Leur commencement et leur fin dépendent des grandes
lois qui régissent, l'action convergente de l'intellect agent sublunaire
« donateur des formes » et des sphères
célestes chargées d'amener au degré de préparation
voulue la matière sublunaire. Dès là qu'ils sont, ils ne
pourraient pas dans l'ordre de l'existence, ne pas être.(...) leur
possibilité métaphysique est en somme du même ordre et du
même degré que celle des êtres créés
éternels. Qu'ils aient un commencement ou une fin temporels; est, par
rapport à cette possibilité, un accident. Ou si l'on veut chacun
de ces êtres sujets à l'altération (et parce que tels)
n'est pas vraiment un tout, le tout c'est le monde sublunaire, avec son
intellect agent unique et sa matière première, et qui, est
éternel. » (8)C'est ce que voulait dire Iven Zohar
« l'invasion dont nous venions d'être victimes n'admettait
pas la mort ». Il s'agit maintenant pour le narrateur de Cours
sur la Rive Sauvage de déployer son arsenal sémantique de
l'immortalité, de l'éternité et d'un au-delà
idéal sans sortir pour autant de l'univers des hommes
(anthropomorphiser la divinité dans la cité éternelle):
« la ville-nova se matérialisant autour de nous
était un havre, un lieu de répit. Je me surpris moi-même
murmurant une prière pour qu'il en fît ainsi. Et pour toujours, si
ce n'était pas trop demander. »(P.36)L'épreuve de
lumière doit par conséquent aboutir à l'idée de
l'éternité du monde; la cité-radia doit se laisser
engloutir par la cité-hélle, la dynamique de l'intégration
ou de la fusion est laissée à la stratégie narrative. Les
personnages ne seront plus désormais que des entités spirituelles
accomplissant le projet de l'instance de la théosophie. Ce seront des
apparitions divines ou plutôt des manifestations de la
vérité recherchée par la théosophie.2.3.
L'épiphanie romanesqueA la différence de Hayy Ibn
Yaqdhân et de l'Aventure Ambiguë, cours sur la rive
sauvage est l'unique récit initiatique à contenu
théosophique qui exprime cette épiphanie des
personnages-divinités. Radia exprime cette manifestation de la
connaissance stoïque mais le personnage le plus troublant est celui de
Hellé: « nom mystérieux transmis d'un autre
espace » pensait le narrateur mais l'instance de la
théosophie nous en dévoile les secrets:« j'ai
surpris un secret. Je n'ai pas découvert la clé qui m'en
ouvrirait le sens, et c'est le secret qui m'a pris au
piège. »(P.78) puis d'expliciter son projet en nommant
clairement son objet:« une illumination me vient. Si je
prononçais le nom mystérieux:
« Hellé » qui m'a été transmis d'un
autre espace et que j'ai gardé au fond de ma mémoire? Je me
reproche de n'y avoir pas pensé plus tôt. Je murmure alors, tel un
mot de passe:- Hellé.».« Et une femme flamboyante de se
détacher de l'ensemble des autres, de s'élancer vers moi. Elle
sourit du centre d'un foyer incandescent; son corps détruit en un clin
d'oeil ses factices répliques, les chambres et leurs meubles, les
couloirs. Ces radiations sans frein propagent puissance, mais passions aussi.
Pendant que le souffle inconnu passe sur moi, je l'entends dire:- Ne sois pas
alarmé et sache ce que tu as risqué. Tu as gagné. Il
faudra pourtant en perdre tout savoir et tout
souvenir. »(p.78).Nous voyons que le narrateur-initié est
aussi conscient de l'exigence de l'épiphanie: mourir dans /par son ego
pour ne laisser la place qu'au Bien-Aimé (l'objet de sa quête: ici
Dieu). Cette « blanche incarnation de la
puissance » (p.16) est en fait le substitut de Radia pour ne pas
dire son dédoublement ce qui signifie que c'est une vérité
à deux faces, l'une mythologique, l'autre théosophique. Beida
cheikhi avait vu juste lorsqu'elle nous dit que « le personnage
féminin fortement socialisé dans la situation initiale est
désagrégé au profit de sa mystification: lorsque
Hellé se substitue à Radia, c'est un peu le mythe qui se
substitue à la réalité. L'imaginaire va donc travailler
sur le doublet Radia/Héllé qui apparaît comme le support
des représentations mentales du héros-narrateur (...) la femme,
plus encore que le narrateur, est définie par sa finalité. Elle
est l'intercesseur qui permettra au héros de réaliser sa
quête. Radia-Hellé chargée d'un pouvoir magique
entraîne le héros dominé sur un chemin inconnu.(9). Ce
sera donc l'épreuve du chaos qui sera la plus déterminante pour
l'initiation du personnage. 2.4. L 'épreuve du
chaos.Cours sur la rive sauvage défie toute
spatialité et temporalité, toute matérialisation et toute
forme: suppression des repères spatio-temporels, les êtres et les
formes perdent leur statut privilégié. L'unité est
pluralité et la pluralité est unité. Les limites
sont poussées jusqu'à l'extrême du possible. Aucun contour
n'est stable, le moi et l'univers se confondent dans une unité
indivisible (et stoïque). Hellé se substitue à Radia; la
ville de feu ressemble à la ville du soleil et toutes les deux se
confondent dans la ville-nova. La civilisation connue de nos jours investit les
trois villes tout en se désagrégeant dans le
néant. Le Chaos règne partout sans laisser la place
à la vacuité. Tout est plein et vide en même temps. Tout
est errance et itinéraire conscient à la fois... Et pourtant
c'est un récit qui avance d'un point A vers un point B.Dans
la tradition théosophique de l'Islam, le Chaos est une station de
contemplation; le narrateur doit forcément faire traverser son
personnage dans cet univers chaotique pour permettre à l'entropie
actancielle de progresser vers cette unité existentielle où toute
dualité doit périr.Par ce procédé du chaos, la
signifiance dégagée est corollaire à la non-existence dans
l'existence supposée. Djalal-Eddine Roumi ayant atteint cette station
déclama ces vers mystiques:« Je suis mort minéral,
et suis devenu plante.Je suis mort plante, et me suis relevé animal.Je
suis mort animal, et suis devenu homme.Pourquoi craindrais-je? Quand ai-je
été amoindri en mourant?Pourtant, je mourrai encore une fois,
comme homme pour planerAvec les anges bienheureux; mais même après
l'état d'angeIl faudrait que je passe au-delà. Tout périt,
sauf Dieu.Quand j'aurai sacrifié mon âme-ange,Je deviendrai ce que
nul esprit, jamais, n'a conçuO, laissez-moi ne pas exister; Car la
non-existence proclame:« Nous retournerons en lui » (Roumi
D.E)(10)C'est cet univers en perpétuelle réincarnation que
le narrateur de Cours sur la rive sauvage métamorphose dans la
cité des hommes puisque la fonction onirique est dominante (je suis
accoucheur de rêve avait dit Mohammed DIB dans une interview). Mais il
s'agit, à la lecture de son récit, du rêve transcendant;
celui qui matérialise les images de la connaissance, celui qui
émerge d'un subconscient angoissé par l'existence (angoisse
existentielle). Freud avait expliqué que le rêve était
toujours une réponse à l'angoisse de la mort puisqu'il nous
transpose assez fréquemment dans l'univers de l'immortalité. Iven
Zohar et son narrateur expriment cet aspect récurrent dans le
récit:« Trois hommes en moi viennent d'être
séparés: l'homme d'eau, l'homme de pierre et l'homme de
vent. »J'avançais encore un peu, me promenais parmi les
frustes, quasi minérales figures enfonçant leurs racines dans la
plaine qui fuyait à perte de vue. Le sang de la source arrivait sur mes
talons et me suivait partout. Je m'immobilisais, essayai de
réfléchir. Et moi de pierre demeura là.Le bruit de la
source reprit et s'entendit plus loin. Un ruissellement transparent couvrait
à nouveau des dalles: il venait lécher les pieds de moi de
pierre; et moi d'eau partit avec l'eau.Je ne quittai pourtant pas cet espace
habitué. Moi de vent volait au-dessus de la cité endormie. Il
dessinait des cercles de plus en plus étendus sur son sommeil
dérouté par le soleil déclinant autour de la colonne
chanteuse...Et moi de vent gagna les profondeurs vives du ciel. (C.S.R.S
p.136).Nous voyons comment le narrateur utilise le même
registre de la réincarnation utilisé par Roumi dans sa
poésie mystique mais le chaos n'est pas aussi chaotique dans le
récit initiatique puisque les fonctions sémantiques retrouvent
leur équilibre dans la narrativité:. « Ce qui
subsistait de moi était inévitablement promis au
bonheur » (p.138), et leur l'unité dans la
pluralité (aquatique, minérale et céleste).Sur le
plan doctrinal de cet aspect théosophique (lieu du dire de la
création du genre initiatique, nous renvoyons au traité d'Ibn
Sina (Avicenne), l'un et le multiple. Déterminisme de l'existence.(11)
Avicenne n'a pas eu le privilège à lui seul d'établir des
gnoses de l'éternité du monde nous avons aussi retrouvé
cet aspect dans la philosophie éternelle d'Aldous
Huxley:« Toutes les créatures ont existé
éternellement dans l'essence divine comme en leur exemplaire. Dans la
mesure où ils se conforment à l'idée divine, tous les
êtres étaient, avant la création, une même chose, une
même chose avec l'essence de Dieu (Dieu, en le faisant entrer dans le
temps, ce qui était et est dans l'éternité).
Eternellement, toutes les créatures sont Dieu en Dieu. Dans la mesure
où elles sont en Dieu, elles sont la même vie, la même
essence, la même puissance, le même Un, et rien de
moins. » (12)Il s'agissait donc pour le narrateur
initié de Cours sur la rive sauvage de dramatiser cette
pensée unitive dans une écriture
palimpsestique:« - Toi et moi sommes qu'une seule image
se regardant de part et d'autre du miroir de mes yeux.- Tu es venue vers moi,
Hellé!- J'étais en toi Iven Zohar.- Où avais-je pu te
rencontrer, où avais-je pu te voir?- Partout: Partout où tu
étais!- Quand cela a-t-il commencé?- Le jour de notre mariage.
Et...- Je me suis marié avec Radia!- Mais c'est moi qui ai ouvert les
cinq étoiles dans ta poitrine- C'est Radia qui m'a donné le
double anneau!- Mais la ville-nova, c'est moi.- Radia m'a guidé!- Mais
c'est moi que tu as rencontrée partout.- Là où arrivait
Radia, tu t'effaçais!- Je ne transformais, mais je demeurais autour de
toi, en toutes choses.- Pourquoi cette fascination?- Pour te permettre de
parcourir le labyrinthe au bout duquel tu te retrouveras; pour changer le
labyrinthe en route droite devant tes pas.- Où me retrouverai-je? Dans
quelle contrée?- Dans la ville de lumière.- Je n'y parviendrai
jamais!- Je t'y transporterai.- Mais je ne serai plus.- Hellé souleva sa
chevelure et la fit s'envoler en flammèches incandescentes autour de sa
tête. Tout semblait avoir été dit. » Cours sur
la rive sauvage (p.154).Le même registre des mots à
portée unitive est investi dans le dernier chapitre de l'Aventure
Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et que nous avions étudié
dans notre chapitre précédent; ce qui nous réconforte dans
notre thèse du contenu théosophique des récits
initiatiques dans la tradition soufie. Les deux chapitres des deux
récits initiatiques correspondent sur le plan de l'itinéraire
(ascension mystique) à la troisième étape:
l'arrivée, wûçul ou la résurrection (dans
l'initiation grecque).3.LA RESURRECTION.
(wûçûl).« - sois attentif, car
voici que tu renais à l'être. Il n'y a plus de lumière, il
n'y a plus de poids, l'ombre n'est plus. Sens comme il n'existe pas
d'antagonisme » l'Aventure Ambiguë.
(P.189).« il n'y a pas de réponse. Mais il y
a une autre vie. Au dedans de moi, elle s'étire, tendre pellicule,
recouvrant un printemps en train de reverdir. Je vais déboucher sur le
paysage qui veille sur tous les autres; il chemine à travers toi
Hellé. Je te dédie cette dernière pensée. Combien
de temps n'aura-t-il fallu pour aller de Radia à toi? - Qui sur la rive
sauvage, qui parle de cours du temps!Le rire fou de Hellé s'est
répercuté d'un bord à l'autre du monde. Cours sur
la rive sauvage (p.158)En comparant ces passages des deux récits
initiatiques, nous constatons que les deux sont régis par l'instance
narrative de la théosophie. Le contenu doctrinal se manifeste
explicitement alors que durant tout le récit il ne s'exprimait que par
les forces métaphoriques ou allégoriques à travers les
épreuves subies dans les descentes en enfer.Nous dégagerons donc
les différentes stations de contemplation atteintes par Hayy Ibn
Yaqdhân et évoquées par Ibn Sina dans le traité de
la sagesse illuminative.3.1. L'ascension mystique:Louis
Gardet (13) nous explique que l'ascension mystique va se présenter avant
tout comme une dialectique ascendante. Les principales étapes nous en
sont décrites, sous mode mythique dans la risâla
(épître) de Hayy Ibn Yaqdhân (14) et sous mode psychologique
dans l'avant-dernier chapitre des « ishârât(15). On peut
dire qu'elles sont le fruit d'une double purification: morale, intellectuelle,
la première étant, comme chez Plotin, la condition de la seconde
(16), mais sans fin en soi. L'ascèse n'a pas chez Ibn Sinâ de
valeur autonome; elle est nécessaire à la réussite
intellectuelle en laquelle se consomme l'Union, qui est vision (non
transformante). Il faut que l'âme ait dominé, puis
éliminé tout attrait sensible, ne gardant avec son corps que la
stricte « attache indispensable » pour qu'elle puisse vivre
de sa vraie nature de substance intelligible. « Alors, elle n'est
pas loin de ressembler à l'Ame universelle, encore que celle-ci lui
soit, sous un aspect, supérieur »(17). L'ascension
mystique dans/par la littérature correspond à l'initiation
authentique (ascension spirituelle vécue par l'auteur et transmise au
narrateur qui se chargera de la faire vivre à ses personnages). Le cas
de Cours sur la rive sauvage est d'une singularité troublante. Il
engage directement son néophyte dans la descente en enfer en le
prédestinant à l'élection (il est déjà
élu par l'instance narrative à réussir à toutes les
épreuves de la connaissance): Son initiation avait commencé avec
son mariage avec Radia:« - Quand cela a-t-il commencé?- Le
jour de notre mariage. Et...- Je me suis marié avec Radia!- Mais c'est
moi qui ai ouvert les cinq étoiles dans ta
poitrine.(p.154)Hellé avait choisi son amant Iven Zohar mais c'est
Radia qui se chargera de son initiation, selon la symbolique de
l'allégorie, la divinité hellénistique avait choisi Iven
Zohar mais c'est la connaissance théosophique musulmane qui se chargera
de l'accompagner sur le parcours des épreuves:« - C'est
Radia qui m'a donné le double anneau!- Mais la ville-nova, c'est moi.-
Radia m'a guidé- Mais c'est moi que tu as rencontrée
partout. »(p.154)La station de contemplation la plus
récurrente dans le récit est celle de l'unité
existentielle (Dieu et l'univers ne font qu'un, indivisible):- toi
et moi sommes qu'une image se regardant de part et d'autre du miroir de nos
yeux.(p.154)Le temps est aboli dans l'univers de l'unité
existentielle:« la curiosité me prit de jeter un
coup d'oeil à ma montre. L'unique chiffre que portait le cadran avait
disparu! »(P.27)L'espace aussi disparaît dans la
connaissance stoïque:Là où nous nous trouvions,
ce n'était nulle part, et il n'était guère possible de
deviner où nous émergerions »(p.35)Nous voyons que
le temps mystique dans le récit initiatique est la négation du
temps laïque, aussi l'espace du roman ne peut être que l'espace de
la connaissance unitive: Cours sur la rive sauvage, l'autre versant de
l'Existence où le mythe et la théosophie sont les seuls actants:
« -Qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du
temps! » dira Hellé triomphante sur les préjugés
existentiels des hommes (p.159).Iven Zohar doit pouvoir reconnaître
la vérité partout où la ville de lumière
s'acharnera sur lui (Radia ou Hellé), cité théosophique ou
cité hellénistique; le narrateur brouille sa logique humaine en
jalonnant son parcours par des symboliques anthropomorphiques
(humanité-divinité et cité se confondent et se substituent
l'un pour l'autre). Il s'agit donc pour le lecteur de supprimer les
écarts et d'établir les correspondances entre l'esthétique
du verbe et les stations de contemplation ou vision (non transformante chez Ibn
Sina). Rappelons aussi que ZOHAR est le nom du livre doctrinal de la
Kabbale juive. Dib avait introduit ce nom allégorique
sachant que la Kabbale juive rejoint l'univers initiatique soufi dans plusieurs
de ses aspects. (voire le commentaire de Moïse de Narbonne sur ce sujet
).4. LES CORRESPONDANCES.Théosophie
(visions)Esthétique du
verbeElection (la vérité ta
choisie)Séquences du mariage: « c'est
la première fois que je me marie. Ces anneaux-, je ne les perds
pas » (pp. 7.21)L'ascension nuptiale
(mortification)Agonie de l'EgoAgonie du
temps: « c'était le dernier que l'unique
heure inscrite au cadran aurait permis de prendre »
Transformation de l'univers: « nous
débouchâmes sur un monde de
flammes »Détachement de la réalité
humaine: « j'adressai alors un sourire d'adieu
à des ombres, à une
maison. »Poursuite de la
mortificationet détachement des êtres les plus
chersrupture du cordon ombilical: « mon
père et ma mère se tenaient là près et loin l'un de
l'autre. Pourtant ni l'un ni l'autre n'ouvrait la bouche(...) puis je compris.
Ils avaient déjà parlé. A quel moment? Je ne le savait
pas, je ne le savais plus. Il y avait longtemps, sans
doute. »Naissance du doute
stoïqueIl arrive dans l'itinéraire initiatique que la
doute s'installe ainsi que la peur de continuer dans un univers qui s'annonce
dangereux pour le néophyteLa vérité
brouillée par l'apparence« Parviendrais-je,
soutenu par mon amour, à détruire le miroir qui me sépare
d'elle?(...) Nous retrouverions-nous, passé ce moment?(...) Serais-je
détruit moi-même? »L'accomplissement de
la purification dans la certitude:Louis Gardet, faisant
référence à cette station nous dit que: l'intime, le sirr,
est devenu apte à recevoir les avertissements célestes, nous dit
Ibn Sina, selon le lexique soufi par lui adopté en ces descriptions.
D'un point de vue psychologique et phénoménologique, nous avons
donc passage d'une activité « active » à une
« passivité ».(18)La mort du doute + le
sceau de la lumière: « c'est elle et pas une
autre, je ne m'étais pas trompée, « elle me donna cinq
coups consécutifs. Cinq étoiles de sang s'ouvrirent en cercle sur
ma poitrine »(p.18)(La passivité d'Iven Zohar est concluante).
Il n'agit plus, mais ne fait que subir les visions qui s'imposent à lui
rituellement), « de nombreuses personnes m'entourèrent
et, d'un mouvement concerté, me soulevèrent... tel un
gisant. »(P.20) L'autre versant de la
connaissance: la limite:Louis Gardet nous dit que la
« limite » à laquelle l'ascèse a conduit
l'âme permet à cette dernière, sans rupture de niveau ni
changement de plan, ou, mieux encore: la met inévitablement à
même de recevoir les premières illuminations supérieures.
Ce sont tout d'abord des « vols rapides » comme des
éclairs, des « instants » (waqt) de saisie
illuminée, et selon un rythme alterné de lumière et
d'obscurcissement. L'initié en vient à voir en tout l'image, la
trace de Dieu ; mais ce n'est pas encore pour lui, la paix vraiment stable,
et il reste, sous les « rencontres » (wajd) de Dieu ,
comme accablé et défaillant »(19)Les limites
du premier étage initiatique seront franchies dans un univers
apocalyptique.Iven Zohar prononcera le nom qui lui sera
révélé d'un autre monde: l'autre versant de la rive
sauvage: Hellé: « je prononçais à haute voix le
mot: « Hellé ».Ces syllabes n'avaient pas plus
tôt effleuré mes lèvres que les murs des salles
s'effondrèrent avec un long grincement. De toutes les gorges, un cri
jaillit, remplit l'espace et ne se répéta plus. L'assistance se
trouva dispersée, ou engloutie par les crevasses qui s'étaient
ouvertes autour de nous(...) l'air qu'on respirait n'était pas vivant ni
de ce monde; il soufflait d'un monde invisible qu'on n'eût pas cru tapi
si près du nôtre. » C.S.R.S.P.21Ayant franchi les
limites de la connaissance (du moi sublime) le narrateur engagera le
récit dans un processus de destruction vs construction; lumière
vs obscurité; mort vs vie; monde visible vs monde invisible.
Cela correspond chez l'ascèse à l'instabilité
de l'âme qui ne trouve pas encore la paix: le rythme est alterné
de lumière et d'obscurcissement: « des devantures
échappées par miracle à sa férocité -pour un
bref laps de temps illuminées, brillaient encore... Mais combien
inutiles étaient ces lumières mortes dispensées à
flots à des ruines, à des débris de
vie! »(P.24)La limite n'est pas à la fin du
parcours initiatique mais la mise en épreuve pour un parcours encore
plus éprouvant. Cela permet à l'initié d'exploiter toutes
ses possibilités spirituelles afin d'atteindre une station de
contemplation encore plus sublime: » jusqu'au bout. Jusqu'au
bout. Jusqu'à l'épuisement de la dernière parcelle de feu
jaillissant en moi. »(P.29)Le narrateur trame son récit
dans l'arbitraire des signes et signification, il rejoint le projet d'Ibn
Thophaïl en poussant le mot à l'extrême de ses
significations. Mais comment se retrouver dans cet arbitraire des
significations puisque le langage ordinaire est dépossédé?
Le narrateur de l'instance de la théosophie et celui du récit
événementiel se servent de la même règle
générale « d'identification par le
prédicat ». Voulant caractériser le genre initiatique
(quête de soi = quête de Dieu = quête de l'âme),
Todorov nous explique : «il ne suffira pas que les
signifiants et les signifiés, les récits à
interpréter et les interprétations soient de même nature.
La quête du Graal(20) va plus loin; elle nous dit le signifiant est
signifié, l'intelligible est sensible. Une aventure est à la fois
une aventure réelle et le symbole d'une autre
aventure »Nous serons à notre tour
réconforté de dire que notre récit est polyphonique et
ambivalent au niveau des prédicats mais univoque au niveau du sujet (la
théosophie).En nous permettant de nous substituer à l'analyse de
Todorov du récit du Graal, nous dirons que l'intérêt du
lecteur ne vient pas de l'énigme ni de la contiguïté
événementielle mais de savoir qu'est-ce que Cours sur
la rive sauvage? Qui est Radia/Hellé? Ce
sont là deux types différents d'intérêt, et aussi
deux types de récit. L'un se déroulera sur une ligne horizontale:
on veut savoir ce que chaque événement provoque, ce qu'il fait.
L'autre représente une série de variations qui s'empilent sur
une verticale. Le premier est un récit dans le sens de l'Aventure
littéraire, le second, de substitutions: Hellé se substituant
à Radia, la ville se substituant à l'une ou l'autre
(cité-Radia ou cité Hellé). Ce n'est qu'en comprenant les
univers de la théosophie que le récit devient plus passionnant.
En définitive, Cours sur la rive sauvage est non seulement
quête d'un code et d'un sens ontologique, mais aussi d'un
récit.La « limite » avions-nous dit
fait passer le néophyte dans un état supérieur, s'il
persévère, vient pour lui une nouvelle
« station » ou le vol rapide de l'instant est changé
en un état de « quiétude »
« sakîna », l'éclat rapide de
l'éclair devient étoile (ou flamme) brillante, source de joie qui
ravit le gnostique en extase tant qu'elle dure; mais le plonge encore, en
s'éteignant, dans la tristesse. Et lorsqu'il en jouit, il est comme hors
de soi, comme invisible tout en étant présent:
« -qu'est-ce qui vous manque? Fait à ce moment la voix,
planant dans le ciel.- Tout.- Appréhendez-vous ce qui va se produire?-
Je m'interdis toute crainte. »(p.61)Au sommet de
l'ascension mystique.« Mais ce degré
même doit être dépassé. Il ne suffit plus de dire que
le gnostique s'élève à volonté à une telle
connaissance; elle devient son état conscient et constant,
« son bon plaisir est dépassé ». Il n'est
rien qui ne le sollicite à abandonner le monde des apparences pour se
tourner vers le monde de la vérité. C'est la consommation
où l'âme vit, autant qu'il lui est possible de la vie même
des intelligences et Ames célestes »(22)Au sommet
du mot surgit la poésie:Berce mon corps, dissous mon ombre.
Dans une clairière diurne, toi qui as rompu mille rêves pour
t'éveiller sous ma poitrine; Dans une clairière diurne, un
territoire de hasard, un tremblement léger de feuilles ou un feu
dispersé au vent, et d'autres flammes qui rassemblent à une
architecture de brume loin sur les vagues de la mer m'accueillera
peut-être un jour. » Cours sur la rive...(p.141)Nous
avons pu constater, après avoir établi ces correspondances, que
l'instance narrative de la théosophie manipule le texte à son
gré tout en laissant le soin au narrateur de puiser ses
métaphores de l'univers de la poésie mystique et de construire
ensuite son récit qui avions-nous dit à tout l'air d'une
poésie mystique en prose. Du récit initiatique authentique (Hayy
Ibn Yaqdhân) au récit initiatique métamorphosé, le
relais initiatique (la parole du maître) a fait tout le chemin pour
retomber dans les bras de la littérature qui accomplit sa fonction noble
de « sauveur » des textes sacrés sinon de
« l'Ecriture ».Concernant le concept
d'autopsychégraphie» que nous avons rendu fonctionnel dans notre
étude, il nous appartient maintenant de le redéfinir à la
lumière des correspondances que nous avons établies. Nous dirons
à la suite d'Ibn Sina (Avicenne) que la passivité de l'âme
à l'égard de l'illumination divine reste de soi identique
à sa passivité normale à l'égard de l'intellect
agent (ici, l'Ecriture).Disons seulement que le réceptacle des formes
qu'était l'âme humaine, en est devenue, par purification active
progressive (épurer le mot continuellement), le
« miroir », est un miroir qui peut atteindre un pouvoir si
total de réfléchir les lumières (l'entendement), qu'il en
oublie, mais non supprime, sa propre existence, (l'âme s'éternise
par l'écriture); c'est ce qui lui permet de ne plus seulement recevoir
les formes intelligibles abstraites, mais de refléter directement les
intelligibles subsistants, et de ne plus opposer d'obstacle aux irradiations de
la source suprême (l'Ecriture a devancé d'Essence). Car les
substances intelligibles, et l'Ame humaine qui vit de leur vie, ne cessent en
l'intime d'elles-mêmes, de contempler cette source dont elles
émanent, et, par l'amour nécessaire de nature qu'elles lui
portent, de s'avancer vers sa lumière.Ainsi dans la descente
en enfer des mondes possibles, la résurrection se réalise dans
/par l'Ecriture. Mohammed Dib aura tenté
l'expérience.Notes(1) Hommage à Mohammed DIB.
Kalim. Alger 1986. p.197(2) Ibid. p.49(3) Beida Chikhi. Problématique
de l'écriture dans l'oeuvre romanesque de Mohammed Dib. OP.U. Alger.
1986. p.155(4) Hommage à Mohammed DIB. Kalim. OP. Cité.
p.69(5) Martin Lings, un Saint musulman du 20ème siècle
OP.Cité. p.252(6) R. Wellek et A; Warren, théorie de la
littérature. Madrid. BR.H.I.1985. p.212(7) Ibid. p.212(8) Louis
Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.46(9)
Beida Chikhi, problématique de l'écriture dans l'oeuvre
romanesque de Mohammed Dib. OP.Cité. p.164(10) Aldous Huxley, la
philosophie éternelle.O.P.Cité. p.253(11) Louis Gardet, la
pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité. p.48(12) Aldous
Huxley, la philosophie éternelle.O.P.Cité. p.75(13) Louis
Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité.
p.175(14) Ibid. p.175. Note (1) traité
mystique: «reprise du mythe dans la rissalat al-qadr. La
transposition des personnages de Salâman et d'Absâl (isharat,
p.199): « Sache que Salâman est une allégorie qui te
désigne toi-même, et Absâl une allégorie qui
représente ton degré d'initiation (irfân) »(15)
Ibid. p.175. Note (2)(16) Ibid. p.175. Note (3): «détachement
du monde sensible, se confond avec une « via negativa »,
sorte de théologie discursive, qui permet de passer de la
multiplicité pure du monde sensible au monde
intelligible. »(17) Traité d'Avicenne
« Icharât » p.199, Cité par Louis Gardet.
p.175(18) Ibid. p.178(19) Ibid. p.179(20) Todorov. Poétique de la
prose OP.Cité. p.75. La quête du Graal(21) Ibid. p.66(22)
Louis Gardet, la pensée religieuses d'Avicenne.O.P.Cité.
p.181ConclusionAu terme de notre travail, nous
concluons que le récit initiatique a contenu théosophique
se présente comme un genre littéraire en totale
mutation, depuis son émergence avec l'épître
d'Ibn Thophaïl Hayy Ibn Yaqdhân jusqu'aux nouvelles
écritures. Tenter une expérience mystique par le biais de la
littérature est une tâche non sans grande difficulté; Ibn
Thophaïl lui-même avait avoué dans l'introduction de son
épître que « la langue ne saurait le décrire,
ni le discours en rendre compte; car il est d'un autre ordre et appartient
à un autre monde. Le seul rapport que cet état ait au langage
c'est que, par suite de joie, du contentement, de la volupté qu'il
inspire, celui qui y est arrivé, qui est parvenu à l'un de ses
degrés, ne peut se taire à son sujet et en cacher le secret: il
est saisi d'une émotion, d'une ardeur, d'une exubérance et d'une
allégresse qui le portent à communiquer le secret de cet
état en gros et d'une façon
indistincte.»(P.2)Communiquer le secret de cet
état en gros et d'une façon indistincte, tel fut le cas de
Hamidou kane et Mohammed DIB. Le roman ne peut prendre en charge que la
fonction esthétique du verbe, il ne peut rendre compte des secrets de
l'âme (l'autopsychégraphie) et c'est pour cette cause que le
récit demeure ambigu, il ne peut pas être à la fois
terrestre et dans « l'au-delà » comme
l'avait souligné Todorov.Pour notre part nous avions
tenté d'établir les correspondances entre ces deux registres: la
foi et la fiction littéraire, mais nous ne prétendons pas avoir
cerné totalement cette question de la littérature mystique et
nous laissons le soin à d'autres chercheurs d'approfondir celle-ci
surtout que le phénomène des sectes mystiques s'amplifie
considérablement de nos jours.La vision apocalyptique des
nouvelles générations est-elle une réponse à
l'impuissance de la littérature de ne pouvoir ouvrir des horizons
d'espoir ou y-a-il saturation du temps laïque pour que nous revienne en
force le temps sacré?Nous ne pouvons mieux répondre
à ces questions et nous laissons le soin à la littérature
de terminer son oeuvre de conscience comme le fera le narrateur de l'Aventure
Ambiguë par la bouche de son personnage, le Chevalier:« En
vérité, ce n'est pas d'un regain d'accélération que
le monde a besoin: en ce midi de sa recherche, c'est un lit qu'il lui faut, un
lit sur lequel, s'allongeant, son âme décidera une trêve. Au
nom de son salut: Est-il de civilisation hors l'équilibre de l'homme et
sa disponibilité: l'homme civilisé, n'est-ce pas l'homme
disponible? Disponible pour aimer son semblable, pour aimer Dieu surtout. Mais,
lui objectera une voie en lui-même, l'homme est entouré de
problèmes qui empêchent cette quiétude. Il naît dans
une forêt de questions. La matière dont il participe par son corps
-que tu hais- le harcèle par une cacophonie de demandes auxquelles il
faut qu'il réponde: « je dois manger, fais-moi
manger? » ordonne l'estomac, « Nous reposerons-nous enfin?
Reposons-nous, veux-tu? » lui susurrent les membres. A l'estomac et
aux membres, l'homme répond les réponses qu'il faut, et cet homme
est heureux. « Je suis seule, j'ai peur d'être seule...
cherche-moi qui aimer », implore une voix. J'ai peur, j'ai peur. Quel
est mon pays d'origine? Qui m'a apporté ici? Où me
mène-t-on? » interroge cette voix, particulièrement
plaintive, qui se lamente jour et nuit. L'homme se lève et va chercher
l'homme. Puis, il s'isole et prie. Cet homme est en paix. Il faut que l'homme
réponde à toutes les questions. Toi, tu veux en ignorer
quelques-unes... Non, objecta le chevalier pour lui-même. Non! Je veux
seulement l'harmonie. Les voix les plus criardes tentent de couvrir les autres.
Cela est-il bon? La civilisation est une architecture de réponses. Sa
perfection, comme celle de toute demeure, se mesure au confort que l'homme y
éprouve, à l'appoint de liberté qu'elle lui procure. Mais
précisément les Diallobé ne sont pas libres, et tu
voudrais maintenant cela? Non. Ce n'est pas ce que je veux. Mais l'esclavage
de l'homme parmi une forêt de solutions vaut-il mieux
aussi? ».BibliographieOuvrages
étudiés:- Cheikh Hamidou kane: l'Aventure
Ambiguë, juillard, 1961 (roman)- Dib Mohammed: Cours sur la Rive
Sauvage, Seuil, 1964 (roman)- Ibn Thophaïl: Hayy Ibn
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Beyrouth, imprimerie catholique, 1936 (roman)- Martin Lings: Un Saint
musulman du vingtième siècle, Le Cheikh Ahmed al Alaoui,
Editions traditionnelles, Quai Saint-Michel. Paris V 1978(Héritage et
testament spirituels)- Tierno Bokar : Vie et enseignement de Tierno
Bokar par Amadou Hampaté Bâ, Edition du seuil, 1980,
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Breton: Manifeste du surréalisme, Gaillimard. 1944- André
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Macina, les nouvelles éditions africaines 84. Abidjan- Amadou
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Le problème des attributs divins dans la doctrine d'Al-Asch `ari et
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Titus: Abd Al karîm al -jîlî: de l'homme universel,
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ésotériques de l'Islam, Paris, 1969.- Burchhard, Titus:
Muhyl-d-Dîn Ibn Arabi: la sagesse des prophètes,
(Fuçuc al-Hikam), Paris, 1956.- Corbin, Henry: Histoire de la
philosophie islamique.- Corbin, Henry: L'imagination créatrice
dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris, 1958- Gardet, Louis et anawati, M.:
Introduction à la théologie musulmane, Paris, 1948.-
Guenon, René: Les états multiples de l'être, Paris,
1947.- Laoust, Henri: La classification des sectes dans le Farq
d'al-Baghdadi, Paris, 1961- Massignon, Louis: Recueil de textes
inédits concernant l'histoire de la mystique en pays d'Islam, Paris,
1929.- Massignon, Louis: Essai sur les origines du lexique technique de la
mystique musulmane, Paris, 1954- Al-Qushayri: Al-Risâla
al-qushayriyya, Le Caire, 1939/1940.2- Sur la mystique
Chrétienne:- Augustin, Saint: Confessions, Paris,
Flore, 1947.- Bernard, Saint,: Oeuvres mystiques, Traduction par Albert
Béguin, Paris, Ed. Seuil, 1953.- Jean de la Crois (Saint): Oeuvres
complètes, Traduction de P.Grégoire de Saint-Joseph, Paris,
Ed. Seuil, 1949.3- Sur la mystique en Inde:-
Coomaraswamy Ananda K.,: Hindouisme et Bouddhisme, Traduction par
René Allar et Pierre Ponsoye, Paris, Gallimard, collection
« Idées ».Ouvrages
théoriques:- Baudrillard, Jean: L'échange
symbolique et la mort, Paris, Gaillimard, 1976.- Bourneuf, Roland et
Ouellet, Réal: L'univers du roman, Paris P.U.F., 1972.-
Brémond, Claude: La logique des possibles narratifs, in Analyse
structurale du récit, communication 8, Ed. Seuil, 1981.- Brémond,
Claude: Logique du récit, Paris, Ed. du Seuil, 1973.- Bakhtine,
M.: Esthétique et théorie du roman, Ed. Gallimard, 1978,-
Butor,M: Essais sur le roman, idées, Gallimard, 1964.- Cohen,
J.: Structure du langage poétique, Flammarion, 1966.- Dubois, J.:
Surcodage et protocole de lecture, poétique n°16, Seuil,
1973- Eliade, M.: Aspects du Mythe, Gallimard, 1963.- Genette, Gerard:
Discours du récit, figure III, Seuil, 1972.- Greimas. A.J.:
Eléments pour une théorie de l'interprétation du
récit mythique, communication n°8.- Macherey, P.:pour une
théorie de la production littéraire, Maspéro, Paris
1974.- Mouralis Bernard: Les contre-littératures, PUF.
Collection Supérieure, 1965.- Masseron, Caroline et Petit Jean,
Brigitte: Pour une définition du personnage, L'ensemble de
Germinal, Pratiques, n°22/23, 1979..- Sollers, P.: L'écriture et
l'expérience des limites, Points, Seuil, 1968.- Todorov, Tzvetan: -
Personnages, Dictionnaire encyclopédique des Sciences du langage,
Seuil, 1972.- Théorie de la littérature, textes des
formalistes russes réunis, traduits, collection « tel
quel », Paris, Seuil, 1965- Les catégories du récit
littéraire, communication n°8.- Introduction à la
littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
TABLE DES MATIERES:
SOMMAIRE
..........................................................................................
INTRODUCTION..................................................................................
1Le choix d'un
corpus..........................................................................
7
2 La
doctrine..........................................................................................
9
3. Le
modèle..............................................................................10
NOTES...............................................................................................................14
PREMIERE PARTIE: HAYY IBN
YAQDHAN................15 ( GRILLE DE LECTURE
)CHAPITRE UN: L'OEUVRE EN
GENESE..................................16 1. Le
constat..............................................................................................17
2. Les
traductions......................................................................................27
3. Hayy et Robinson
Crusoé....................................................................33
4. Hayy dans
l'intertextualité..................................................................35
5. Hayy et l'histoire du
Criticon..............................................................38
6. Problématique de la
Traduction.........................................................41 7.
La genèse du
personnage.....................................................................45
8. Le Personnage en
genèse.....................................................................48
8.1. Le cycle de
l'animalité...................................................................48
8.2. Le cycle de la
corporéité...............................................................50
8.3. Le cycle de
l'âme............................................................................52
8.4. La quête de
l'essence.....................................................................55
8.5. Le cycle du
langage......................................................................59
8.6. Le cycle de la
conjonction............................................................62
8.7. Le cycle de
l'echec........................................................................67CONCLUSION................................................................................................70Notes
de
chapitre............................................................................................71CHAPITRE
DEUX: LE CONTRAT
FIDUCIAIRE......................82introduction...................................................................................................
...831. Une rhétorique de
l'ouverture....................................................................832.
Les relations
fiduciaires...............................................................................88
2.1. Le désengagement rhétorique...89 2.2. L'instance de l
'auteur narrateur.........................................................923.
L'engagement de la parole
initiatique........................................................93 3.1.
La mort
symbolique..............................................................................94
3.2. La descente en
enfer..............................................................................974.
L'engagement de l'écriture
autopsychégraphique....................................1005. Le mythe,
source de l'écriture.............................................1026.
L' île du Vivant fils du
Vigilant..................................................................1077.
Le mythe de la
création................................................................................1108.
L'état
conjoint................................................................................................1129.
L'état
disjoint.................................................................................................11510.
La fonction heuristique de
l'imagination.................................................120 10.1.
L'éloignement........................................................................................122notes
de
chapitre...............................................................................................125
CHAPITRE TROIS: ITINERAIRE INITIATIQUE DE
HAYY.129intoduction........................................................................................................1301.
Personnage vs
antipersonnage....................................................................1322.
La
caractérisation..........................................................................................1323.
La descente en
enfer.....................................................................................1364.
La présence de
l'absence.............................................................................1385.
La vacuité
pleine...........................................................................................1436.
La mort ou le crime
originel........................................................................1447.
Etats et
transformations...............................................................................146
7.1. Les énoncés
d'état..................................................................................146
7.2. Bas vs
Haut.............................................................................................149
7.3. La
chaleur...........................................................................150
7.4. Le
goût....................................................................................................152
7.5. Le goût du néant ou vide
gnostique...................................................153 7.6. La
lumière..............................................................................................155
7.7.La lumière
prophétique........................................................................156
7.8. Les
sphères...........................................................................................1598.L'espace
du récit
initiatique.........................................................................161
8.1. Le regard
intérieur..................................................................................162
8.2. Le regard
extérieur.................................................................................166
8.3. Du
synchrétisme....................................................................................1689.La
dichotomie être essentiel vs être
accidentel...........................................172 9.1.L'association vs
dissociation...................................................................174
9.2 l'endotopie vs exotopie177notes de
chapitre..............................................................................................187CONCLUSION
DE LA PREMIERE PARTIE.............................190DEUXIEME
PARTIE: LA VERIFICATION..................194CHAPITRE UN:
L'ORALITE INITIATIQUE.............................195introduction1961.
L'émergence de l'Oralité
Initiatique...........................................................2012. La
narration dans la
narration....................................................................2053.
Le contrat de la
Parole..................................................................................2054.
Le verbe
initiatique.......................................................................................2115.
La mortification dans/par la
parole...........................................................2126.Les
relais
initiatiques.....................................................................................213
6.1. Le
Vin......................................................................................................213
6.2. Le goût
sublime......................................................................................215
6.3. L'inscription
magique............................................................................216
6.4. Le secret
mystique..................................................................................2177.
Les paroles
génératives................................................................................2208.
La tension
sémantique..................................................................................2229.
L'unité de l'existence, lieu du dire
fictionnel.............................................22510. Le mythe du
« moi
»sublimé.....................................................................22911.
Le mythe de la divinité
femme.................................................................232
11.1.
L'appel.................................................................................................23412.
Proximité vs
éloignement...........................................................................24313.
Le souffle de la parole
initiatique..............................................................247Notes
de
chapitre..............................................................................................250CHAPITRE
DEUX: LE RECIT
IMPOSSIBLE..............................255Introduction.......................................................................................................2561.
La
mortification.............................................................................................2712.
La tyrannie du « je »
autobiographique......................................................275
2.1. Le « je » de la
théosophie......................................................................276
2.2. Problématique du style
direct...............................................................278
2.3. Le
travail.................................................................................................2803.
L'Apocalypse.................................................................................................2824.
La métamorphose
inachevée.......................................................................2965.
La mort du
récit............................................................................................3076.
Les catégories du
récit..................................................................................3107.
Temps laïques et temps
sacré......................................................................312notes
de
chapitre...............................................................................................316CHAPITRE
TROIS: LE RECIT METAMORPHOSE..................318
introduction.......................................................................................................3191.
La structure du
récit.....................................................................................3212.
La descente en
enfer.....................................................................................324
2.1. L'épreuve de la substitution
................................................................324 2.2.
L'épreuve de la
lumière........................................................................327
2.3. L'épiphanie
romanesque.......................................................................330
2.4. L'épreuve du
chaos................................................................................3313.
La
résurrection..............................................................................................335
3.1. L'ascension
mystique............................................................................3364.
Les
correspondances.....................................................................................339Notes
de
chapitre..............................................................................................345CONCLUSION...............................................................................347BIBLIOGRAPHIE..........................................................................350
* 1 OP.Cité. couf. Note
(13).
* * Ikwan eç-çafa
ou frères de la sincerité. O.O.cité. Col. Note (16)