Le chehabisme ou les limites d'une expérience de modernisation politique au Liban( Télécharger le fichier original )par Harb MARWAN Université Saint-Joseph de Beyrouth - DEA en sciences politiques 2007 |
Chapitre II :Le chéhabisme ou la construction de l'Etat de l'indépendanceSection É : - La naissance, la philosophie et la stratégie nationale du chéhabisme.1- La naissance du chéhabisme1,1-La crise de 1958 En 1958, le Liban fut plus que jamais concerné par son contexte régional (constante historico-géographique) : en accord avec le projet d'aide américaine et situé entre deux unions (Egypte-Syrie, Irak-Jordanie), il fut un enjeu régional disputé. La R.A.U. trouvant nécessaire de briser l'entente pro-occidentale qui l'étouffait, aurait trouvé doublement bénéfique de briser cette entente et de gagner pour commencer le Liban à l'union. Pour cela il fallut préparer le terrain. Ainsi, prit naissance « une guerre civile » qui rappela celles du XÉXe siècle. La guerre de Suez a été la charnière de la politique nassérienne celle de la rupture avec l'Occident. Le président Chamoun ne s'est pas rallié à côté de l'Egypte en refusant de rompre les relations diplomatiques avec la France et l'Angleterre. Il avait déclaré : « Je retire les ambassadeurs, mais je ne romps pas les relations diplomatiques. Je ne pars pas en guerre97(*). » Dès les premières semaines de 1958, il apparaît que le problème de l'échéance présidentielle va se situer au centre du débat politique, avec pour toile de fond le conflit sur les options pro-occidentales du gouvernement et le bouleversement du statu quo régional résultant de la création de la République Arabe Unie. Les Libanais étaient divisés politiquement entre les adhérents à la politique du président Chamoun et de Charles Malik98(*) qui était en harmonie avec l'alliance de l'Occident contre le communisme et avec les alliances militaires occidentales au Proche-Orient et les opposants à cette politique qui supportaient le nassérisme et son alliance avec les pays socialistes. Pour les masses arabes qui avaient vécu le rêve manqué à Versailles en 1918, le rêve de la révolte et du royaume de Faysal, c'était Nasser qui, après la débâcle de 1948, allait ramener, pour ainsi dire, l'Empire égaré. Georges Naccache écrit le 5 avril 1958 : « Chaque fois qu'a surgi un prince ou un soldat en qui les masses ont cru voir le fédérateur des terres arabes, il a cristallisé sur son nom toutes les espérances de l'islam proche-oriental. Cet « ultra-montanisme » de l'Islam sunnite est un fait. »99(*) De même le pays était divisé confessionnellement car la plupart des chrétiens étaient pro-chamounistes et la plupart des opposants étaient des musulmans. Jacques Nantet rapporte que 60 %100(*) de la communauté maronite (les Phalanges constituaient l'ossature de la masse des loyalistes) était favorable à la politique de Chamoun. On peut nuancer, en disant non pas « les chrétiens » et « les musulmans », mais les vocal christians et les vocal muslims, autrement dit les ténors de part et d'autre. Car même à ce moment-là, dans la fièvre de 1956-1958, il y avait un parti de la raison, « la Troisième force»101(*), ceux qui refusaient de s'aligner sur les positions extrémistes.102(*) Contre les deux politiques extrêmes, la Troisième force a fini par se constituer en groupement politique à majorité chrétienne, mais avec des musulmans modérés qui croyaient désamorcer la crise en s'opposant à l'union du Liban avec la République Arabe Unie. Face au refus du président Chamoun qui ne voyait pas dans l'intérêt du Liban de rompre avec l'Occident, l'Egypte a encouragé ses sympathisants musulmans pour former une opposition farouche contre le pouvoir au Liban. Par le fait le président Nasser mettait en cause le traditionnel agencement politico-confessionnel du Liban. Kamal Salibi confirme qu' « il était clair dès le début que l'Egypte était derrière l'insurrection de 1958.103(*) » En effet, les révélations sur les troubles de 1958 et le rôle de la R.A.U. ont été publié par la presse de Damas le 30 août 1962104(*). Cependant Bassem El Jisr dans « Fouad Chéhab, cet inconnu » fait la nuance entre le rôle de Nasser et celui de la Syrie. Il considère que « Nasser ne voulait pas changer les bases de système politique libanais et ne cherchait pas à rallier le Liban à la R.A.U. (...) il voulait empêcher le renouvellement du mandat Chamoun. »105(*) Et accuse clairement les services secrets syriens de transformer les voeux de Nasser en révolte armée. Si l'assassinat de Nassib Metni fut l'étincelle qui déclencha la crise, et la volonté de reconduction du mandat Chamoun son élargissement, le terrain était largement préparé par Nasser, car une étincelle ne déclenche jamais un feu dans une forêt humide où ne souffle aucun vent. Les musulmans libanais dans leur majorité attirés par la R.A.U., se heurtent aux chrétiens, généralement favorables à la politique de Chamoun. Le Liban a été menacé dans son entité et son existence même. Les unionistes qui voulaient réduire le Liban à une étoile sur le drapeau de la R.A.U. étaient dirigés par Saêb Salam, Rachid Karamé (sunnites), Sabri Hamadé et Ahmed el-Assaad (chiites), Kamal Joumblatt (druze) et disposant d'alliés dans le camp chrétien (Sleiman Frangié, le patriarche Méouchi) bénéficiaient de l'aide financière de la R.A.U. qui de plus, leur fournit des armes et même des combattants à travers la frontière syrienne. La propagande égyptienne accusait le président Chamoun de trahir non seulement la cause des Arabes, mais aussi celle du peuple libanais. En cela, Nasser reste fidèle à sa praxis consistant à dresser l'opinion publique contre ses dirigeants dans tous les Etats arabes qui ne s'alignent pas sur le Caire. Carte 2 : les zones insurgées en 1958106(*) Comme il est visible dans la carte qui précède, l'insurrection déclenchée va s'étendre très vite à l'ensemble des villes et régions à population musulmane ou majoritairement musulmane : Saida, Tyr, au Liban-Sud, le Chouf, au Mont-Liban, une grande partie de la Bekaa et du Akkar limitrophes de la Syrie. Les insurgés contrôlent près de deux tiers du territoire libanais. Ils y font la loi et instituent même, comme au Chouf, des tribunaux de campagne qui rendent la justice107(*). Beyrouth se transforme en ville fantôme en raison du couvre-feu nocturne décrété par le commandement de l'armée. Les nuits sont sinistres, ponctuées de déflagrations ou de longs échanges de tirs. Les routes sont désertes, seules des feuilles mortes se laissent balader par le vent. Se ralliant à la doctrine Eisenhower, Camille Chamoun en vint à faire appel à la VIe flotte américaine le 14 mars 1958. Les marines108(*) accostèrent dans le port de Beyrouth109(*) le 15 juin 1958110(*), et des troupes britanniques se posèrent en Jordanie. On a longtemps considéré que les Américains n'étaient intervenus qu'à cause de l'Irak. Selon Irene L. Gendzier dans son livre « Notes from the Minefield » 111(*), qui se fonde sur des archives américaines défend la thèse contraire : les Américains ne sont intervenus que pour appuyer leur politique libanaise mise en place des 1943. De même Edouard de Tinguy affirme que « le rôle des Américains est de protéger le régime légal libanais de toute déstabilisation interne ou externe.»112(*) Heureusement, l'évolution de la politique internationale va contribuer à l'équilibre auquel vont parvenir peu à peu les Libanais. La R.A.U. fut attaquée par une union hachémite entre la monarchie de Jordanie et d'Irak. L'appui de la R.A.U. à la crise de 1958 était entre autre pour contourner cet encerclement dont elle se voit victime. Le coup d'état en Irak le 14 juillet 1958 fit balancer le statu quo en se déclarant favorable à l'Unité arabe. A travers la crise de 1958 au Liban et le coup d'état en Irak, les intérêts des puissances occidentales étaient en péril. La chute de la monarchie hachémite d'Irak avait de quoi inquiéter les Occidentaux... Le pacte de Bagdad113(*) était donc mort, permettant par le fait une poussée du nationalisme arabe. Mais au lieu de rentrer en conflit avec le nationalisme, les Etats-Unis se sont entendus avec le président Nasser pour résoudre la crise du Liban en appuyant le général Chéhab à la première investiture. De manière générale, cet accord symbolise la politique dans le Moyen-Orient depuis la fin des années cinquante jusqu'au milieu des années soixante dix. Cette politique reflétait les intérêts communs des Etats-Unis et des régimes arabes, tous deux veulent en finir avec le colonialisme, le premier pour le remplacer, les seconds pour s'en débarrasser, et tous deux sont anti-communistes. Par conséquent, le régime de Chéhab fut à la fois pro-américain et entretenait de bonne relation avec la R.A.U. même après la séparation en 1961. L'Occident avait besoin de militaires au Liban aussi, d'un militaire de droite, face aux régimes militaires gauchisants et potentiellement tous anti-américains. Chéhab remplissait ces conditions : il tenait l'armée, seule force de stabilité, la milice la plus puissance - disaient certains -, si une confrontation devait intervenir. De plus, bien que de formation française, Chéhab ne pouvait être que pro-américain. Washington a qualifié Chéhab de « meilleur espoir» pour le retour de la paix au Liban. Si les causes affichées de l'insurrection sont l'orientation de la politique étrangère, et la reconduction du mandat du président Camille Chamoun, la crise (révolution, guerre civile) de 1958114(*) fut l'accouchement de causes plus profondes qui remontent à : - la création du Grand-Liban en1920 et la réclamation des populations musulmanes à intégrer la Syrie, - les musulmans ont refusé de participer à la rédaction de la constitution en 1926, - En 1943, tout en affichant leur loyalisme au Liban, les musulmans restèrent nostalgiques de l'union. Pour les musulmans au Liban les masses arabes qui avaient vécu le rêve manqué à Versailles en 1918, le rêve de la révolte et du royaume de Faysal, c'était Nasser qui, après la débâcle de 1948, allait ramener, pour ainsi dire, l'Empire égaré. - Le libéralisme économique a donné naissance à une oligarchie chrétienne qui détenait le pouvoir à l'intérieur de l'Etat. Les musulmans préférèrent donc être dominés par un leader arabe et musulman que par une oligarchie libanaise chrétienne. - La corruption et l'inefficacité de l'Administration publique qui reste une des principales tares de l'Etat libanais. * 97 - Cité par Ghassan TUENI dans, Un siecle pour rien.... op.cit. p.129 * 98 - Charles Malek (1906 - 1987) était le ministre des Affaires étrangères. Il a présidé l'Assemblée générale des Nations unies et a joué un rôle important dans la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. * 99 - Georges NACCACHE, article publié le 5 avril 1958 «un rêve Libanais 1943-1972» op.cit. * 100 - Jacques NANTET, Histoire du Liban, préface de François Mauriac, Editions de Minuit, Paris 1962, p. 314. . (342 pages) * 101 - La troisième force était crée et dirigée par Henri Pharaon. Georges Naccache, un des principaux membre de la troisième force écrit le 17 janvier 1958 : « Des Libanais venus de tous les bords (et pas de mauvais chrétiens en somme) (la parenthèse est de l'auteur), ont vu les périls auxquelles on nous fait courir. Ils ont vu que la reconduction présidentielle, présentée comme une nécessite de salut public, peut être une machine à faire éclater le Liban. Et ils ont décidé d'associer leurs efforts, s'il en est encore temps, pour empêcher cet éclatement. » «Un rêve Libanais 1943-1972»op.cit. p. 151 * 102 - Actuellement, par un mouvement cyclique de la crise du système politique libanais, le pays est divisé entre les parties du 14 mars et du 8 mars et une troisième force présidée par l'ancien premier ministre libanais Salim El Hoss. * 103 - Kamal SALIBI, «Lebanon under Fuad Chehab. 1958-1964», In Middle Eastern Studies 2, n°3,1966. p. 1 ( It was clear from the start of the 1958 crisis that the Egyptians were behind it.) * 104 - Les journaux syriens multiplient les articles, preuves à l'appui, sur le rôle de Nasser et de Sarraj dans l'insurrection de 1958 ; sur celui de ses leaders aux ordres de Nasser ; sur les hommes, armes et fonds qui leur furent envoyés, sur les versements à des journaux de Beyrouth. La presse de Damas révèle notamment que l'attentat manqué contre Michel Abou Jaoudé fut perpétré parce qu'il refusa, comme le voulait l'ambassadeur de la RAU Ghaleb et malgré une forte rémunération, de quitter An Nahar pour rejoindre Al Anwar. Que ce sont des agents Libanais de Sarraj, Akram Safadi, Abdo Hakim et Abdel-Jawad Aabara, qui, aidés de Rachid Chehabeddine et de Mahmoud Wehbé, ont assassiné le 8 mai 1958 Nassib Metni, pour déclencher l'insurrection. Dans un rapport à Nasser, Sarraj lui affirmait qu'un mois après son début, il haranguera les foules place des Canons. Que 700 volontaires syriens et palestiniens furent envoyés pour aider Joumblatt dans son offensive contre I'AIB... * 105- Bassem EL JISR, Fouad Chéhab, cet inconnu (en arabe), Chariqat al matbou'at lil tawzi' wal nashr, Beyrouth, 1988. p. 22. * 106 - Michael HUDSON, The Precarious Republic, op.cit p.112 * 107 - A Beyrouth également,à Basta, des tribunaux populaires sont mis en place. * 108 - Le capitaine de l'armée U.S. Alfred HALIM Mohamad Chéhab, cousin né en Amérique du G. Chéhab, fait partie du commandement des troupes américaines débarquées au Liban. - L'Orient 23 août 1958 p.7 * 109 - Opération Blue Bat. * 110 - Le 25 juillet, les forces de débarquement américaines atteignent au moins 16.000 hommes, dont 4.000 soldats d'infanterie et 6.600 fusiliers marins : plus que I'armée Libanaise tout entière. Robert MURPHY, Un diplomate parmi les guerriers , Robert Laffont, Paris, 1965, p. 421. Les chiffres des effectifs américains débarqués à Beyrouth cités par Eisenhower sont toutefois légèrement différents de ceux donnés par Murphy : 14.357, dont 8.515 relevant de 1'infanterie et 5.842 marines (Cf. The White House Years, Waging Peace, Op.cit. p. 286,) * 111 - Irene L. GENDZIER Notes from the Minefield, United States intervention in Lebanon and Middle East 1945-1958 New York, 1997. * 112 - Edward DE TINGUY, Les Etats-Unis et le Liban (1957 - 1961) : Réflexion sur une diplomatie américaine dans le monde arabe , Mémoire de Mastère de recherche en Histoire des Relations Internationales, présenté à Sciences Poilitiques Paris en juillet 2005, s.d. * 113 - le Pacte de Bagdad, a été signé le 24 février 1955 par l'Irak, la Turquie, le Pakistan, l'Iran, et le Royaume-Uni. Il sera rebaptisé Traité d'Organisation Centrale (Central Treaty Organisation) ou CenTO, après le retrait irakien le 21 août 1959. * 114 -Voir M.S.AGWANI, The Lebanese crisis 1958, a documentary study, Asia Publishing House, London, 1965. (405 pages.) Et Nawaf SALAM, L'insurrection de 1958 au Liban, Thèse de Doctorat en Histoire, 3ème cycle, Université de Paris, 1979 s.d. |
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